La fille de nulle Part
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La fille de nulle Part
2013 Rencontre et débat avec le réalisateur Jean-Claude BRISSEAU document à consulter sur place Cette compilation de textes a été réalisée par l’équipe documentation de LA MAISON DE L’IMAGE à Aubenas à l’occasion des RENCONTRES DES CINEMAS D’EUROPE 2013 2 Synopsis Michel, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme et occupe ses journées à l’écriture d’un essai sur les croyances qui façonnent la vie quotidienne. Un jour, il recueille Dora, une jeune femme sans domicile fixe, qu’il trouve blessée sur le pas de sa porte et l’héberge le temps de son rétablissement. Sa présence ramène un peu de fraîcheur dans la vie de Michel, mais peu à peu, l’appartement devient le théâtre de phénomènes mystérieux. Réalisation : Jean-Claude Brisseau Scénario : Jean-Claude Brisseau Directeur de la photographie : David Chambille Montage : María Luisa García et Julie Picouleau Producteur : Jean-Claude Brisseau Production : La Sorcière Rouge Distribution : Les Acacias Pays : France Genre : Drame fantastique Durée : 1 h 31 Sortie : 6 février 2013 Interprétation : Virginie Legeay : Dora Jean-Claude Brisseau : Michel Deviliers Claude Morel : Denis, l'ami toubib Lise Bellynck : Lise Veillers, l'ancienne élève Sébastien Bailly : le fou Anne Berry : la mort Emmanuel Noblet : son exécutant 3 4 Virginie Legeay interprète Dora dans le dernier film de Jean-Claude Brisseau. http://lejournaldupeintre.wordpress.com/2013/02/14/la-fille-de-nulle-part-jc-brisseau/ 5 6 Positif n° 624 Février 2013 http://www.fichesducinema.com/spip/spip.php? 7 8 9 10 Le Monde 6 février 2013 11 Studio-Ciné-Live n° 46, Février 2013 12 13 Le Canard Enchainé 6 février 2013 14 15 SYNOPSIS Michel, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme et occupe ses journées à l’écriture d’un essai sur les croyances qui façonnent la vie quotidienne. Un jour, il recueille Dora, une jeune femme sans domicile fixe, qu’il trouve blessée sur le pas de sa porte et l’héberge le temps de son rétablissement. Sa présence ramène un peu de fraîcheur dans la vie de Michel, mais peu à peu, l’appartement devient le théâtre de phénomènes mystérieux. LA CRITIQUE LORS DE LA SORTIE EN SALLE DU 06/02/2013 Woody Allen nous avait déjà fait le coup avec Whatever works : si un vieux bonhomme recueille et héberge une jeune fille, ce n'est pas sa faute à lui : elle est venue demander de l'aide jusque sur son palier. Dans le cas de Jean-Claude Brisseau, qui joue le rôle du saint-bernard, cette visite à domicile est d'autant plus piquante que le cinéaste a longtemps été soupçonné d'aimer un peu trop les jeunes actrices de ses films. Mieux, la tendance des humains à s'illusionner est la grande affaire du veuf solitaire, qui rédige une somme sur ce thème. Quand une cohabitation commence, en tout bien tout honneur, entre lui et sa protégée, les conversations sur la croyance vont donc bon train, et religions, science et art sont convoqués. L'érudition de JeanClaude Brisseau (qui fut prof lui aussi) alimente des dialogues malicieux et lucides : il est rare que le cinéma français se risque à cette altitude. Or la piste érotique est abandonnée d'emblée. Le coup de maître de Brisseau consiste à faire de l'apparition elle-même l'alpha et l'oméga du film. En assumant sa dose de chimères : cette fille de nulle part, blonde et diaphane, douée d'un solide sens de la repartie, qui débarque dans la vie quotidienne du prof de maths à la retraite, « radoteur et partiellement cinglé », n'est peut-être qu'une hallucination, un effet secondaire de la solitude. Jamais le film ne quitte la zone incertaine du songe éveillé, multipliant les péripéties surnaturelles, souvent dans un grand rire sous cape. Une fille qui squatte à la maison, avec son mystère et ses fêlures, c'est aussi un défi à la paupérisation du cinéma d'auteur : peuton faire un vrai film de fiction avec les moyens d'un home movie ? Brisseau prouve que oui. Grand fan de Hitchcock, il fabrique son Vertigo d'appartement, où le veuf n'a de cesse de retrouver dans sa visiteuse providentielle le fantôme de son épouse. Et face à une débutante — Virginie Legeay — filmée comme une star, le cinéaste, ogre en apparence, se révèle, sur le tard, un acteur merveilleux de brusquerie et de timidité. Avec ce film 1 discrètement drôle et touchant, aux accents testamentaires, il livre un best of de son oeuvre. Où l'on retrouve la part fantasmatique de Choses secrètes comme les phénomènes paranormaux de Céline, avec davantage d'humour. Il y a aussi cette scène, a priori inutile : dans la rue, l'ancien prof est abordé par une femme, une de ses anciennes élèves, qui lui dit sa reconnaissance. Comme un écho apaisé, heureux, à Noce blanche, le drame en milieu lycéen qui avait consacré Brisseau. La Fille de nulle part est un film où tous les miracles paraissent possibles, une dernière fois. — Louis Guichard Louis Guichard http://www.telerama.fr/cinema/films/la-fille-de-nulle-part,435623,photos.php_____________ « La fille de nulle part » Article paru dans Politis n° 1239 Une jeune femme, Dora (Virginie Legeay), est agressée sur le palier d’un appartement où habite un veuf, Michel (Jean-Claude Brisseau lui-même), qui lui porte secours et l’héberge. Pour Michel, solitaire reclus chez lui, « protégé » de l’extérieur par des centaines de cassettes de films, l’arrivée de Dora sonne comme le début d’une vie nouvelle. S’instaure entre eux une relation complexe, à la fois paternelle et protectrice, où se mêle aussi de la séduction. Dora, jeune femme sans attache enjouée et mystérieuse, aide Michel à finir la rédaction d’un essai sur les croyances alors que des phénomènes étranges commencent à apparaître dans l’appartement, comme des rugissements de bête féroce dans le débarras. Cette « fille de nulle part » est-elle un ange ou une figure maligne ? Récompensé par le Léopard d’or au dernier Festival de Locarno, la Fille de nulle part est un film que Jean-Claude Brisseau a réalisé sans aucun moyen mais avec une foi renouvelée dans les pouvoirs du cinéma. Autant ceux dont usait déjà Méliès (avec apparitions et phénomènes magiques) que les pouvoirs de révélation d’autres univers accueillants, qui hantent Brisseau. La Fille de nulle part est un film frugal et ensorcelant. http://www.politis.fr/La-fille-de-nulle-part,20898.html_______________________________ 2 Critique Brisseau intérieur 5 février 2013 à 19:06 (Mis à jour: 6 février 2013 à 10:15) Par OLIVIER SÉGURET Home-vidéo. Grand prix à Locarno, «la Fille de nulle part», tourné chez lui, marque le retour en force d’un cinéaste abonné aux controverses. Jean-Claude Brisseau chez lui, à Paris. - Martin Colombet 3 largement, la Fille de nulle part fait écho à une cosmogonie cinéphile où Hitchcock tiendrait la place d’un Zeus redoutable. On a parfois le sentiment que les grands maîtres, les grands films, les grandes peintures, dont les références constellent les murs et bibliothèques de l’appartement, sont ici chez eux, comme des fantômes, et qu’ils peuvent agir à tout moment, prendre le pouvoir sur la mise en scène. Lorsque c’est le cas, on est très loin de la rigolade connivente : la façon dont le spectre de Psychose, au mitan du film, déchire l’écran, est l’occasion de l’un des plans les plus glaçants qu’il nous ait été donné de voir. Tout commence par effraction : la jeune et belle Dora tombe un jour, avec brutalité, sur la vie solitaire mais paisible du vieux Michel, prof retraité et veuf inconsolé. Cet homme à la fois colossal et fragile, poli par les ans et blindé par l’existence mais hébété par le chagrin, fait penser à un énorme bouchon de carafe en cristal, très dur mais très fragile, que la chute de Dora pulvérise : il s’agira dès lors d’en rassembler, fragment après fragment, les éclats. En dépit de son titre, la Fille de nulle part est un film consacré à Michel, que le cinéaste Jean-Claude Brisseau interprète lui-même. A deux ou trois plans près, ni le film ni son héroïne-titre ne quitteront l’appartement très parisien de ce personnage principal, qui se trouve être le domicile du metteur en scène. Et toutes les questions posées par le film concernent Michel, sa vie et ce qu’il en fait. Dora, dans ce contexte, est à la fois une créature projetée par le destin et une partenaire ; elle agit comme personnage externe et agent interne, devient une femme authentiquement providentielle, une sorte d’assistante à la réalisation d’un rêve. C’est aussi pourquoi les frontières du fantastique, du paranormal et à certains égards de l’épouvante, seront très vite évanouies dans le processus où elle et Michel s’engagent. Mystique. Si le hitchcockisme est un ingrédient crucial de la Fille de nulle part, ce n’est pas le seul. Il émane aussi du film cette légèreté presque enfantine qui est la marque des chefs-d’œuvre tardifs et dont les derniers Satyajit Ray ou Akira Kurosawa ont fourni d’illustres exemples. Le cinéma de Brisseau atteint ici à une forme géniale et dreyerienne du prosaïsme, où les seuls effets spéciaux s’appellent langage, corps, lumières, musiques, et suffisent à produire un souffle surnaturel vertigineux. Même le moins mystique des spectateurs se retrouve ainsi partie prenante d’une boucle ardente où Dora et Michel paraissent nous prouver que, oui, l’amour éternel existe peut-être, nous permettant même d’envisager avec sérénité que, oui, après tout, Dora est possiblement le grand amour réincarné de Michel. Zeus. Le fait que Dora soit désignée par le titre comme ne provenant «de nulle part» doit être pris au pied de la lettre : c’est une fille sans endroit, sans autre endroit que cet appartement. C’est pourquoi on est autorisé à penser qu’elle habite surtout le cerveau de Michel, dans les combles incertains du rêve, du fantasme, ou du chagrin. Et ainsi, tout le «film» dans lequel s’est embarqué Jean-Claude/Michel n’est peut-être que l’expression d’une immense mélancolie où l’a enveloppé le deuil. Un chagrin si excédé qu’il se manifeste dans le réel et s’incarne dans une autre femme… Il n’est pas indifférent, par ailleurs, que le modèle économique de cette Fille de nulle part offre une démonstration en actes qu’un très grand film peut naître de très petits moyens. Tourné en vidéo numérique avec l’argent qu’a rapporté une diffusion télé de Noce blanche, un tel film devrait servir de cas d’étude à toute la corporation, actuellement agitée par les angoisses que l’on sait. Comment faire sobre sans faire pauvre ? Demandez sa recette à Brisseau ! La Fille de nulle part est aussi un film que la postérité rangera, jurons-le, sur l’étagère maudite des œuvres qui prennent éternellement feu, vous brûlent les doigts, C’est l’explicite dimension Vertigo du film, dont le chignon à la Kim Novak de Dora offre une métonymie furtive. Plus 4 les rétines, peut-être même la cervelle. Il rejoindra le Flammes d’Arrietta, le Malina de Shroeter et tous les autres grands films brasiers : même si ses plans dégagent une rectitude de retable, ils vibrent dans leur pourtour de la lumière qui les consume, irradiés par des flammes invisibles qui les dévorent majestueusement. échapperait aux lois d’Euclide. Un cinéma de la peinture et de la sismographie. Les ondes et vibrations que le film s’emploie à capter sont certainement de la nature la plus fugitive, liquide et immatérielle. Mais leur amplitude est immense et le cercle de leur influence à la surface du monde de Michel ne cesse de s’élargir, menaçant finalement d’atteindre au plus profond le spectateur, et de l’engloutir à son tour sous sa sphère. Plus que jamais, le cinéma de Brisseau s’affirme ici dans une géométrie qui La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau avec lui-même, Virginie Legeay, Claude Morel, Lie Bellynck… 1 h 31. http://next.liberation.fr/cinema/2013/02/05/brisseau-interieur_879544___________________ Interview «On s’est servis d’une poussette pour les travellings» 5 février 2013 à 19:06 Par JULIEN GESTER Chez Brisseau, hanté, c'est ouvert. - DR. Jean-Claude Brisseau revient sur les raisons qui l’ont poussé à tourner, chez lui, avec des moyens rudimentaires, un home-movie pourtant ambitieux. Bien que ses films continuent de rencontrer un certain succès à l’étranger (notamment aux Etats-Unis), la carrière de Jean-Claude Brisseau, a vu son aura s’essouffler en France ces dernières années, entre déboires judiciaires (condamnation pour harcèlement sexuel en 2005) et insuccès commerciaux. D’où, sans doute, la difficulté à mobiliser des financements, si bien que son nouveau film, la Fille de nulle part, s’est présenté au dernier festival de Locarno comme par surprise, en home-movie bricolé qui se réfère autant aux tables tournantes de 5 Victor Hugo qu’à l’Exorciste 3. Le jury d’Apichatpong Weerasethakul ne s’y est pas trompé et a décerné son léopard d’or à ce cinéaste de «68 ans et demi» qui, «comme Hugo, Tourneur ou Jung», croit aux fantômes. Libération l’a rencontré pour lui faire relater la genèse accidentée d’un singulier retour de flamme. Assurer cela en même temps que la mise en scène, quasiment sans équipe, c’était compliqué. Comment en êtes-vous venu à réaliser la Fille de nulle part chez vous avec des moyens minimaux ? Mon plaisir se trouvait ailleurs : d’abord dans le fait de réaliser un projet atypique qui mélange la vie quotidienne à des éléments fantastiques, comiques et si possible émouvants. Ensuite, je voulais démontrer que l’on pouvait éventuellement faire des choses émouvantes avec rien ou presque, sans dépendre de la technicité, de la qualité de la photographie ou du son. Me libérer de certaines contraintes artistiques mais que le film ait tout de même un impact, et j’ai l’impression que ça fonctionne un peu, puisque lors d’une projection à laquelle j’assistais les 150 personnes qui étaient dans la salle ont hurlé d’effroi… J’avais un projet autour de la bande à Bonnot que je n’arrivais pas à financer, et mon producteur m’a suggéré de travailler à un autre scénario, plus léger, que l’on pourrait tourner en numérique avec peu de moyens. Je l’ai écrit, je me suis fait bouler par l’avance sur recettes du Centre national de la cinématographie en sous-commission et j’ai laissé tomber. Il y a deux ans, j’ai proposé à Virginie Legeay, qui avait été mon élève à la Femis puis mon assistante sur les Anges exterminateurs, et à qui je voulais apprendre la mise en scène, de faire ce film avec moi : d’y jouer tout en m’assistant dans sa réalisation. Pensez-vous que vous auriez pu réaliser un film aussi libre et détaché des genres dans un cadre de fabrication industrielle classique ? En l’absence de fonds autres qu’un peu d’argent que j’avais touché pour le passage d’un de mes films à la télé, j’ai décidé de tourner chez moi, avec des moyens rudimentaires (on s’est, par exemple, servis d’une poussette pour les travellings) : c’était gratuit, pratique, et assez spacieux pour y créer des recoins sombres. Et cela suscitait un contraste intéressant, avec ces étagères couvertes de films en VHS comme cadre à l’histoire d’un personnage qui dénonce les illusions dans lesquelles les hommes vivent. C’est difficile à dire, puisque pour moi la question ne s’est pas posée. Faute de budget, je ne disposais pas tout à fait des moyens techniques de Lawrence d’Arabie… C’est sûr que plus un film coûte cher, plus j’essaie de respecter un minimum de normes narratives, histoire que le public, et donc mon producteur, s’y retrouve : je n’aime pas faire perdre de l’argent à ceux qui me soutiennent. Là, je pouvais me permettre d’essayer des choses, notamment de m’amuser à renouer avec le jeu non conventionnel de films de Renoir ou de la Nouvelle Vague comme Lola ou Tirez sur le pianiste. A une époque, j’avais un contrat avec une grosse société de production qui a malheureusement fait faillite. Il stipulait que j’alternerais grosses productions et petits projets expérimentaux. Ma perspective était de pouvoir à la fois tenter des choses et faire des films qui font rêver, C’est aussi le peu de moyens qui vous a poussé à y incarner vous-même le personnage principal ? A l’origine je devais tenir un petit rôle, et puis, sur l’insistance notamment de Virginie, j’ai fini par remplacer un ami qui ne pouvait se rendre suffisamment disponible. Cela a été très pénible : je n’aime pas être filmé, et j’ai eu du mal à être à l’aise avec les textes à retenir que j’avais certes écrits mais qui étaient longs. 6 sur le contenu idéologique de l’information à la télévision, qui tend de plus en plus vers une forme de propagande. C’est tout de même sidérant de voir, que du JT aux émissions de divertissement ou aux fictions, on ne voit que des juges d’instruction, des flics, des flics et encore des flics ! (il s’exclame) C’est tout ! C’est comme si on préparait des générations entières à un régime un tantinet fascisant, en nous assénant que l’on est submergé de voyous mais qu’heureusement la police est là. comme ceux de la MGM à l’âge d’or hollywoodien. J’avais notamment un projet sur la guerre d’Indochine, ou un autre qui se déroulait au Moyen Age, avec Sean Connery. Mais la boîte s’est écroulée. Pour revenir à votre question, je pense que c’est culturellement compliqué, en France, de mélanger les genres. Même les films de Godard, Truffaut ou Renoir qui s’y sont essayés ont été des échecs. Le fait d’hybrider de la poésie avec des éléments fantastiques ou grotesques, cela n’est pas inscrit dans notre culture, pas conforme. C’est quelque chose de beaucoup plus anglo-saxon, profondément enraciné chez Shakespeare. Par ailleurs, c’est fou le nombre d’informations qui n’apparaissent jamais à la télévision, mais ce n’est pas nouveau. A l’époque de De bruit et de fureur (1988), les gens ne voulaient pas croire ce que je dépeignais de la délinquance [dans une cité de banlieue, ndlr], et il a fallu des années pour qu’avec la médiatisation on me reconnaisse finalement que ce n’était pas des délires de ma part. Je me rappelle que Frédéric Mitterrand, qui est un très gentil garçon par ailleurs, m’a dit à l’époque que ces images de voyous dans les caves ne pouvaient être que des fantasmes. Quand j’ai raconté ça à ceux qui vivaient ces situations dans la réalité, vous imaginez bien qu’ils ont quelque peu déchanté… Dans une scène très brève, on voit apparaître une image de JT sur un écran de télévision, où il est question de la guerre en Afghanistan. Qu’est-ce que cela dit de votre rapport à l’actualité ? Je passe peu de temps devant la télévision, mais, quand je le fais, c’est presque toujours pour les informations, qu’il m’arrive de regarder en boucle pour les analyser. Cela m’intéresse de me pencher http://next.liberation.fr/cinema/2013/02/05/on-s-est-servis-d-une-poussette-pour-les-travellings_879549 7 Jean-Claude Brisseau : "Ce que je demande, c'est de l'authenticité" LE MONDE | 05.02.2013 | Propos recueillis par Jacques Mandelbaum Jean-Claude Brisseau reçoit dans son appartement parisien, sur les lieux mêmes où il a tourné son dixième long-métrage, couronné en août 2012 d'un Léopard d'or au Festival de Locarno. Juste reconnaissance pour ce franc-tireur, né le 17 juillet 1944 à Paris, à temps pour assister à la libération de la ville, sous la botte nazie. Fils d'une femme de ménage opérant dans les cinémas parisiens, ancien professeur de français dans un collège de Seine-Saint-Denis, ce colosse aux affinités communistes se lance de chic dans la carrière cinématographique. Ses relations avec le milieu sont orageux, ses films d'une urgente beauté. Des affaires judiciaires liées aux rapports qu'il entretient avec ses actrices le tenaillent depuis une dizaine d'années. La Fille de nulle part est pourtant un film d'une absolue pureté. producteur, Frédéric Niedermayer, m'a alors proposé de faire quelque chose de plus modeste, en vidéo. Comme je n'avais jamais utilisé ce format, j'ai acheté une caméra et fait des essais, mais j'ai trouvé ça tellement laid que j'ai renoncé. Et puis un jour, Virginie Legeay, une ex-élève de la Femis avec laquelle je suis devenu ami, qui avait également été mon assistante, m'a demandé de faire un film pour elle. Je me suis lancé. Votre dernier film, "A l'aventure", remonte à quatre ans. Tout ce temps a-til été consacré à la préparation de celuici ? Non, je me suis longtemps battu pour un projet qui n'a pas abouti, consacré à la bande à Bonnot. Le film était cher, et puis ce n'était pas facile de trouver des acteurs de 20 ans qui sachent vraiment tenir un flingue tout en étant "bankable". Mon 8 Comment s'est monté le film ? Dora, qui est aussi le nom d'une des plus célèbres patientes de Freud... Voyezvous ainsi les rapports entre metteur en scène et actrice ? Il faut y voir le fait que je lisais Freud en préparant le film, que la phase du scénario est un peu pénible pour moi, et que j'ai pris le premier prénom qui me tombait sous la main... Sans un sou de nulle part. Je venais de toucher 62 000 euros pour le passage de Noce blanche à la télévision ; j'ai utilisé cette somme pour faire mon film, dont le budget est en dépassement de 200 %. Le défi, pour moi, était essentiellement esthétique : je voulais voir s'il était possible de faire un film qui puisse toucher le public sans avoir pour autant la perfection technique nécessaire à cette séduction. Il y avait là un côté franchement expérimental, d'autant que le film est aussi un mélange délibéré entre une veine réaliste, comique, philosophique et fantastique. Le prix à Locarno et la sortie en salles sont pour moi une très agréable surprise. Comment définiriez-vous alors votre conception de ce rapport ? Ce que je demande essentiellement, c'est de l'authenticité. Dans toutes les expressions imaginables, de la tendresse au désir. Les fantômes peuplent votre film, y croyez-vous ? Votre présence dans le film contribue à lui donner une dimension intime, d'autant plus touchante. On pourrait parler, plus exactement, de phénomènes parapsychologiques. Il se trouve qu'un grand nombre de ceux qui figurent dans mes films, je les ai personnellement vécus. J'ai parlé avec mon père au cours d'une séance de spiritisme, je lui ai demandé où il préférait être enterré, s'il voulait reposer aux côtés de sa maîtresse Simone ou de sa femme. Il m'a répondu Simone, mais je l'ai enterré aux côtés de ma mère. Je crois donc aux présences. Je crois que nous avons une vision partielle et partiale du monde. Je crois qu'il y a des choses derrière les choses. Et c'est cela que le cinéma doit montrer Je ne l'ai pas voulue. Un ami s'est désisté, on m'a poussé à le remplacer. J'ai détesté ça. D'abord, je n'aime pas retenir du texte par coeur, ensuite, j'ai horreur de me voir. Et puis on a tellement dit que les rôles masculins de mes films me ressemblaient que je n'y accorde plus d'importance. Ce n'est pas parce que je mets en scène Bruno Cremer en enseignant tombant amoureux d'une de ses élèves dans Noce blanche qu'il me représente, bien au contraire. Au début du film vous êtes plongé dans la lecture de Freud, avant de recueillir . http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/02/05/jean-claude-brisseau-ce-que-je-demande-cest-de-l-authenticite_1827400_3246.html__________________________________________ 9 À chaque film sa genèse, liée le plus souvent à une envie de raconter une histoire, de mettre en scène des personnages dont le réalisateur se tient proche. La Fille de nulle part est née de la demande d’une jeune femme, Virginie Legeay, assistante de Jean-Claude Brisseau sur son film Les Anges exterminateurs. Avec les droits d’auteur empochés lors de la diffusion de Noce Blanche à la télévision, le cinéaste s’est lancé. « Je souhaitais depuis longtemps revenir aux conditions « amateur » de mes débuts. J’ai donc décidé de faire un film avec rien, d’aller à la simplicité absolue. » Sollicité par son entourage, il incarne un des deux principaux rôles avec Virginie Legeay. Une dizaine de personnes seulement figure au générique. L’appartement du réalisateur sert de décor. Les travellings ont été effectués grâce à une poussette… un homme sur son palier. Il la recueille chez lui le temps de sa convalescence. Commence une étrange cohabitation où chacun se dévoile peu à peu. Débutent aussi de mystérieux phénomènes paranormaux. Ne feignons pas de l’ignorer : l’économie de bouts de ficelle qui a prévalu à la réalisation du film se voit à l’écran. Le maquillage de Dora, blessée par son agresseur, ne fait pas illusion une seconde. Si grand soit l’appartement, on en a rapidement fait le tour. Faute de moyens, le fantastique flirte parfois avec le ridicule. Au lieu de céder aux amicales pressions des siens, Jean-Claude Brisseau, acteur sans jeu, aurait dû rester derrière la caméra. Les longs dialogues autour du manuscrit paraissent filandreux. Et pourtant, malgré tous ces défauts patents, le spectateur finit par se trouver happé par le récit et les personnages attachants de ce film austère et poétique, aussi sincère que naïf. Un film dont la sensualité qui affleure n’a que peu à voir avec ce que l’affiche, très suggestive, laisse entendre. Michel, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme vingt-huit ans plus tôt. Il travaille d’arrache-pied sur le grand œuvre de son existence, un manuscrit consacré aux illusions et aux croyances. Un jour, une jeune femme est violemment agressée par CORINNE RENOU-NATIVEL http://www.la-croix.com/Culture/Cinema/La-fille-de-nulle-part-bouts-de-ficelle-et-sincerite-_NG_2013-02-05-907594___________________________________________________________________ 10 Habitué au scandale, Jean-Claude Brisseau frappe une nouvelle fois là où le spectateur ne l'attendait pas : le fantastique. Malgré les premiers instants décevants du film, notre contributeur a aimé cet ovni cinématographique exigeant. CRITIQUE CINÉMA. Jean-Claude Brisseau est un cinéaste dont le nom respire le scandale. Audelà de ses films, ce sont également sa personnalité et sa vie qui amènent à qualifier le réalisateur de, disons, marginal. "La Fille de nulle part" rentre dans cette logique. Pour le pire et pour le meilleur. Le spectateur sait qu'il ne sera pas réconforté et que la démarche de Brisseau va heurter, comme toujours, les sensibilités. Avec son équipe ultra réduite et son budget plus que limité, la technique ne va pas entrer en ligne de compte dans le pur plaisir que le cinéma peut parfois donner à son auditoire. Et cela se ressent directement à la vision. On n'y va pas pour le jeu des comédiens Les comédiens ne proposent pas de jeu d'une extraordinaire qualité. Si cette jeune fille s'en sort avec les honneurs, on ne peut pas en dire autant de Jean-Claude Brisseau qui joue lui-même le personnage principal. Ce n'est, clairement, pas un comédien de métier. Cela se voit, cela s'entend. Il déclame ses tirades de manière très plate, dans un non-sens du rythme qui amène à considérer sa performance comme un ersatz d'un mauvais film français tout droit sorti de La Nouvelle Vague. Mi-naturaliste tant on sent le degré personnel, mi-maladroit quand le naturel revient au galop et peutêtre mi-référencé à cette école du cinéma si caractéristique, on ne sait pas trop quoi penser de ces propositions de jeu qui bousculent les interprétations. Cela peut énerver, surtout les détracteurs de ce cinéma très, ou trop, français ; cela peut consterner devant un tel niveau élevé de médiocrité ; cela peut surtout perdre car les impressions, les sensations, les réflexions chahutent, s'entrechoquent, se mêlent les unes aux autres pour finalement ne pas donner quelque chose de cohérent. Un dispositif paresseux Le spectateur a alors bien du mal à entrer dans le scénario, basé sur cette étrange relation de couple qui ne dit pas son nom, qui s'annonçait pourtant passionnant. La mise en scène, dans une pure logique de globalité formelle, se rapproche de cette lecture. La photographie est laide, osons le mot, et ne met pas du tout en valeur les décors ou la dimension naturaliste que Brisseau veut donner au projet ; la caméra est bien trop statique pour élever le film sur les possibilités interprétatives de l'image quand ce n'est pas le matériel qui peut basculer dans les limites de la rupture technique. Un contre-champ est mal utilisé, une image apparaît plusieurs fois à l'écran, la caméra tremble et manque de tomber, les erreurs sont prégnantes, palpables, physiquement présentes et choquent un spectateur habitué à des réglages techniques précis. L'ensemble reste dans un dispositif très plan-plan, pour ne pas dire paresseux et on a bien l'impression que Jean-Claude Brisseau prend les considérations techniques par dessus la jambe. L'économie de moyens n'excusant pas tout, on ne peut pas dire que "La Fille de nulle part" respire le cinéma à plein nez. Bien entendu, ces approches formelles ne doivent pas rebuter le spectateur. Pour apprécier le métrage, il faut creuser, persévérer, aller au delà des clichés, des attentes et de la surface de l'image. On croirait que le réalisateur ne connait rien à la discipline cinématographique. C'est tout le contraire 11 Un film riche "La Fille de nulle part" est un film qui révèle sa richesse sur le tard, presque à la sortie de séance, après un temps de latence. Il n'est pas un objet viscéral, instinctif, sensitif. Tout au contraire, s'il est un film qui prétend parler au cerveau plus qu'au cœur, c'est bien celui-ci. Attention néanmoins, le réalisateur se refuse à tomber dans un enfermement hermétique. Les passerelles existent. Le métrage n'est, en effet, pas totalement dénué d'émotions. La preuve, c'est que "La Fille de nulle part" peut être vu comme un beau discours sur la vieillesse et son corollaire, la jeunesse, sur la nostalgie et la capacité à essayer de vivre correctement le présent. Jean-Claude Brisseau a mis de sa personne dans un film qui respire indéniablement la sincérité. Même s'ils ne sont pas déclamés avec un aisance avérée et professionnelle, les dialogues sont souvent touchants et parfois accompagnés d'une mise en image cohérente. À ce titre, les contre-champs sont symptomatiques. Ces moments correspondent aux séquences shootées à l'extérieur. Comme un symbole, alors que l'on pourrait croire qu'elles permettent une ouverture dans les existences, ces scènes enferment les personnages dans leurs conditions. Le cours de la vie se pare d'une tristesse bien palpable et c'est à ce moment que le spectateur peut se rendre compte que les erreurs techniques premières, visibles et repoussantes ne gênent plus trop. L'humain prend partiellement le pas sur le matériel. "La Fille de nulle part" affiche alors sa richesse. Surtout, la réalisation rend parfaitement hommage à un genre particulier : le fantastique. Un spectateur surpris La chose est quand même incongrue car on ne soupçonnerait pas le métrage d'aller dans une telle direction. Si la caméra ne se promène pas dans les différentes pièces de l'appartement, si l'image est souvent fixe, c'est qu'il y a bien une raison. Cette dernière tient dans une conscience cinématographique de tous les instants. En effet, en refusant de donner des clés géographiques sur l'espace filmique, Jean-Claude Brisseau peut constamment surprendre son spectateur. Il arrive, ainsi, à faire venir son fantastique de la manière à la fois la plus simple et la plus théorique. Les questions techniques s'effacent définitivement. "La Fille de nulle part" est une apologie du champ et du hors champ, de l'arrivée d'un monde dans le nôtre. Alors que le spectateur ne s'y attend pas, le réalisateur se permet de créer des images superbes et littéralement glaçantes avec ces apparitions fugaces et surprenantes ou des compositions très picturales. Brisseau nous flatte Nous ne sommes pas dans la constante démonstration, le réalisateur est un classique parmi les classiques. Il préfère faire les choses simplement, de manière toujours réfléchie et évite d'en mettre plein les yeux par une explication futile, un rapport cause / conséquence qui annihilerait tout effet de surprise. L'intégralité de la démarche est pensé et fait constamment marger les méninges en ouvrant des thématiques sur le langage cinématographique alors que l'on pourrait croire à un bricolage de tous les instants. Brisseau nous prend à contre-pied. Et il va même plus loin. Le cinéaste est un amoureux du septième art, en particulier, et de la culture, en général. Refusant la dictature de l'instantanéité, de la médiocrité et de la faiblesse intellectuel, il ose parler à son spectateur de manière adulte. Le cinéma français n'en est pas toujours capable et recevoir des louanges de la part d'un artiste est non seulement flatteur – personne n'est pris pour un imbécile –, c'est terriblement positif pour notre état mental qui fonctionne alors à 100 %. Merci à Jean-Claude Brisseau pour sa démarche. Le scénario est un outil évident de cette stratégie et pose des fondations solides. Cet homme et cette jeune femme s'allient pour écrire un ouvrage théorique d'une belle complexité thématique, complexité qui va se retrouver dans la mise en scène et dans les épreuves qu'ils vont traverser. 12 Des décors malins De manière plus "légère", il faut noter que les références dans les dialogues sont, de plus, nombreuses. Ces deux personnages permettent de faire lien entre la forme et le fond tant ils investissent ces deux corollaires de la globalité cinématographique. Parallèlement, le réalisateur utilise tout un jeu sur les décors – en plus de bibliothèque ou et de la vidéothèque personnelles de Brisseau, le film étant tourné dans son propre appartement –, sur certains personnages qui convoquent des représentations, des idées mentales, des stéréotypes culturels. Mais tout ceci n'est pas si futile. Cela s'intègre parfaitement dans le processus de "La Fille de nulle part". Nous ne sommes plus dans de la contextualisation spatiale, dans l'arrière plan froid, plat et sans identité. Ces éléments font sens, proposent un réel discours qui corrobore les paroles et les attitudes des protagonistes et ne permettent pas de simplement construire un plan. On dépasse le cadre de la stricte forme filmique et de l'écriture. C'est bel et bien le corps du film qui travaille la notion artistique. Le réalisateur n'a donc peur de rien. Et si son film est truffé d'erreurs, cela ne va pas l'empêcher d'avoir une foi inébranlable envers le cinéma en convoquant les multiples possibilités. Les partis-pris courageux ne démontrent que cela et à y regarder de plus près, ce que l'on pourrait prendre comme des faiblesses sont en fait des forces. Brisseau connaît le cinéma Pas de besoin de gros moyens, de mouvements alambiqués, d'une construction léchée ou d'effets spéciaux numériques plus vrais que nature pour que le métrage tienne débout. Un plan resserré masquera, un drap hantera, des échasses agrandiront, un positionnement corporel reflétera la violence. Champ / hors champ / représentation : voici le tiercé gagnant pour que "La Fille de nulle part" puisse prouver son pouvoir d'illusion. C'est donc bien de cinéma dont il est question. Le cinéaste coupe, là-aussi, court à nos clichés premiers. Cette attitude est payante, surtout qu'il arrive à doser quelques petites apostrophes bien senties. Brisseau connaît le cinéma et il a aussi envie de se faire plaisir en convoquant des outils de faisabilité dignes de ses maîtres. Bresson a été cité par certains, Renoir peut également l'être. Le film se détache, pour le meilleur, de la commande mercantile et de la posture commerciale. "La Fille de nulle part" est un métrage troublant. On pourrait le croire détestable, il n'en est pas moins une réelle œuvre cinématographique à part entière. Il faut, seulement, prendre en compte une singularité qui le fait sortir des sentiers battus de la production française. Nous ne sommes pas habitués à une telle démarche mais cela doit être célébré. http://leplus.nouvelobs.com/contribution/785594-la-fille-de-nulle-part-jean-claudebrisseau-nous-choque-nous-flatte-nous-surprend.html_________________________ 13 « La Fille de nulle part »: un film bouleversant et essentiel Un vieille homme et des fantômes, une jeune femme et une morte : bouleversante épure sur l’amour fou. On a beaucoup parlé du retour de Francis Ford Coppola à un cinéma indé, libre, léger, peu onéreux, quasi estudiantin. Tout est relatif, et les trois derniers Coppola feraient figure de superproductions à côté de La Fille de nulle part, véritable objet artisanal, film maison fait avec trois sous. Jean-Claude Brisseau n’a certes jamais œuvré dans la production lourde, mais ce nouveau film est particulièrement punk dans son mode de fabrication : deux personnages, tournage numérique dans l’appartement du cinéaste sans retouches de décor, avec lui-même et son assistante dans les rôles principaux. Cette fraîcheur de débutant est le premier effet du film, qui continue de transmettre une idée essentielle, d’autant plus forte ici qu’elle est portée par un cinéaste connu et chevronné : nulle obligation d’être riche, réseauté, beau, glamour, insider, dépendant de toute la lourdeur du système, pour faire du cinéma, il reste possible de dégainer un film comme un écrivain pond un livre ou un groupe un single. 14 L’autre effet touchant de La Fille de nulle part consiste à totalement déjouer les attentes éventuelles de spectateurs qui seraient attirés par la réputation de Brisseau, Barbe-Bleue qui croquerait les jeunes actrices innocentes, réalisateur qui ferait du cinéma pour le seul plaisir de filmer des actrices dénudées en quête d’orgasme. Le début de La Fille de nulle part pourrait laisser croire que ces spectateurs-là vont être comblés. Michel, un vieux professeur de maths, solitaire et désenchanté, recueille Dora, une jeune femme qui s’est fait tabasser par un homme. Dora est jolie, s’installe chez Michel le temps de se remettre. Elle prend une douche, porte des tenues légères, se prend d’affection pour son “sauveur”. Parfaitement conscient de ce que cette situation peut éveiller comme attente chez le spectateur qui connaît ses films et/ou sa réputation médiatique, Brisseau s’amuse à esquiver et se déplace ailleurs – Dora l’aguiche, dévoile un sein, Michel repousse gentiment ses avances. La Fille de nulle part sera le film le plus chaste de Brisseau, explorant la métaphysique d’une relation plutôt que sa part physique. Dora rappelle à Michel sa compagne défunte, à tel point qu’il croit voir en elle sa réincarnation. De ce vertige hitchcockien, Michel/Brisseau tire une séduisante et romanesque théorie : les amants séparés par la mort se retrouveraient périodiquement à travers une réincarnation rajeunie, formant ainsi une chaîne ininterrompue à travers le temps. Belle hypothèse de défi à l’inéluctable de la condition humaine. De même que Brisseau mêle le réalisme quotidien et les bouffées de paranormal, il concilie la simplicité et le conceptuel, le brut et le théorique, le cru et le cuit, la prose et la poésie. Par exemple, rien de plus évident et commode que de filmer dans son propre appartement, mais comme le logement est saturé d’objets, livres et affiches de cinéma, on peut interpréter ce lieu comme un tombeau cinéphilo-fétichiste qui rehausse l’histoire et les personnages. Comment faire apparaître le surnaturel dans un endroit aussi banal qu’un appartement parisien? Par le son, par d’étranges et soudains grognements venus du placard à balais. Par manque de moyens comme par inclination personnelle cinéphile, Brisseau apprivoise le fantastique, sympathise avec les fantômes, en fait un objet prosaïque appartenant au quotidien. Le fantastique, c’est chez Brisseau le lieu de la croyance, l’esprit, la voix intérieure de chacun. Jean-Claude Brisseau joue le rôle principal et ça n’est pas rien. D’abord, une façon de s’engager pleinement dans son film, de le signer de son corps. Et ce corps lourd, ce visage marqué rappellent un peu Gérard Depardieu. Brisseau n’a évidemment pas le génie de comédien de Depardieu, mais son amateurisme, sa gaucherie, sa façon de réciter son texte sont fascinants. Chez Brisseau, comme dans son cinéma, existe un mélange unique de sophistication et de primitivisme. Sophistication du discours, du questionnement existentiel, des référents cinématographiques qui hantent son cinéma et ce film, mais primitivisme du do it yourself, du physique de bûcheron de l’acteurcinéaste, de sa diction et de son phrasé non policés. Dans un pays qui souffre tellement de la fracture peuple/élite, Brisseau et son cinéma fusionnent ces deux pôles supposés inconciliables. La Fille de nulle part dit que le cinéma exigeant, la métaphysique, ce n’est pas réservé aux bourgeois, ça peut être pour le peuple et par le peuple. par Serge Kaganski le 05 février 2013 http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/la-fille-de-nulle-part/__________ 15 Jean-Claude Brisseau, cinéaste atypique C’est dans son appartement, donc sur son lieu de tournage, que l’on rencontre Jean-Claude Brisseau, cinéaste atypique et émouvant. Jean-Claude Brisseau est inquiet. Il y a deux semaines, il a fait un malaise et est tombé. Il devrait faire des examens mais il n’a pas vu de médecin depuis très longtemps, il a très peur, il a toujours eu peur des médecins, de toute façon – « je suis hyper-émotif », dit-il. Un jour, l’un d’entre eux lui a déclaré : « Vous avez le corps de John Wayne mais la sensibilité d’une adolescente de 14 ans. » Grand, massif, Jean-Claude a 68 ans et ses cheveux longs ramenés en arrière sont tout blancs. Avec sa peau un peu burinée, il ressemble plus à un vieux chef indien qu’à John Wayne. Dans son bureau, les murs sont couverts de DVD et de VHS bien rangés : des films américains surtout, beaucoup de westerns, quelques vieux films français (la collection René Chateau), tout Bergman mais surtout l’intégrale Hitchcock, bien sûr. Dans la pièce voisine, il a fait installer un grand écran et un rétroprojecteur. C’est là qu’il travaille, qu’il décortique les films qu’il aime plan par plan, pour regarder dans le moteur, pour voir comment ils sont faits. Appuyez sur le « bouton » Hitchcock (il les a tous vus), Brisseau vous en parlera pendant des heures, entrant dans le détail du découpage et l’explication du placement d’un plan à tel moment du film et non à tel autre avec un sens de la précision et de la sensibilité au récit tout à fait étonnant. De la façon dont ces films sont fabriqués, écrits, construits. La seule fois qu’il a rencontré Truffaut, dans les années 70, chez Rohmer, aux Films du Losange dont Brisseau était alors un des réalisateurs maison, ils n’avaient parlé que de cela. « Truffaut, quand il était critique, parlait beaucoup des thèmes des cinéastes, et c’est normal. Mais là, il était réalisateur, et nous n’avons parlé ce jour-là que de construction. On se parlait comme deux techniciens en narratologie. C’était passionnant. » Brisseau était alors un jeune homme. Né dix à quinze années après les cinéastes de la Nouvelle Vague, il avait découvert le cinéma au coin de sa rue, littéralement. Son père, « parti très vite », était ingénieur, et sa mère travailla alors comme femme de ménage. Dans les cinémas du quartier… Au 251 de la rue Marcadet, métro Guy-Môquet, où Jean-Claude et ses frères et soeurs ont vécu toute leur enfance. De la fenêtre de leur HLM, il voyait l’entrée du cinéma. Le cinéma et Brisseau ne firent bientôt plus qu’un. Il ne parle pas de ses camarades de classe, mais beaucoup des jeudis et samedis passés au cinéma, seul ou en famille – le weekend surtout. « Le cinéma ne coûtait pas cher, pas cher du tout. C’est pour cela aussi qu’il était populaire. Et puis il était ‘permanent’. Si on avait aimé un film, on pouvait rester aux séances suivantes. » 16 « Je voyais vraiment tous les films qui sortaient » Brisseau s’était organisé un trajet de onze kilomètres qui lui permettait d’écumer toutes ses salles préférées de la rive droite, et de jeter son dévolu sur les films qui le séduisaient le plus. « Je voyais vraiment le cinéma comme un enfant. Par exemple, j’ai mis un certain temps à comprendre comment un acteur pouvait jouer dans plusieurs salles en même temps. » Un film se jouait au présent pour ce petit spectateur. « Le lundi, en classe, je repensais aux films. Je voyais vraiment tous les films qui sortaient. » De plus, chose très rare à l’époque, il a la télévision dès 1947, puisque son père en a construit une de ses propres mains… Brisseau est plutôt à l’aise en classe. Le jour de l’examen pour passer en 6e, il bâcle l’épreuve de mathématiques pour avoir le temps de filer voir un film. Il est reçu premier de son arrondissement. Le cinéma le poursuit, ou il le poursuit. Il est au lycée Chaptal, aux Batignolles, et commence à lire les Cahiers du cinéma, peut-être le numéro avec Jean Seberg en couverture (au moment de la sortie d’À bout de souffle). Il souhaite entrer à l’Idhec – l’ancêtre de la Fémis, où il sera intervenant – mais n’y parvient pas, des histoires d’emplois du temps incompatibles avec ceux du lycée Voltaire où le grand critique catholique Henri Agel donne des cours de préparation au concours de l’école de cinéma. Alors il « fait » Normale Instit. Puis, en interne, devient prof de français. Il réalise ses premiers films amateurs. Face à la déception de ses amis devant ses films, il se rend compte qu’il n’a pas encore tout compris. Il se penche alors davantage sur le découpage, tel un ingénieur du récit… Brisseau, le prof, découvre la banlieue. Les barres, la misère et la violence sociale. Aubervilliers. Il tente de faire découvrir le cinéma à ses élèves en leur projetant des films avec les premiers magnétoscopes. En super-8 sonore, il réalise La Croisée des chemins en 1975, qui est projeté dans un festival de cinéma amateur. Rohmer le voit, est conquis. Grâce à lui, Brisseau produit un premier film avec l’aide de l’INA, La Vie comme ça, en 1978. Les Films du losange, la boîte de prod fondée par Barbet Schroeder et Rohmer, produit son premier long, Un jeu brutal (1982). Mais Brisseau reste prof, en parallèle, jusqu’au succès de Noce blanche (1989), qui va lui permettre de quitter l’enseignement, les HLM. C’est De bruit et de fureur (1988) qui l’a vraiment lancé. Il y fait jouer pour la seconde fois Bruno Cremer, ce grand bourgeois qui accepte, pour Brisseau, de jouer les prolos déjantés. À l’époque, cette vision noire et violente des cités de banlieue vaut à Brisseau des ennuis avec les syndicats enseignants, ses amis, qui n’acceptent pas de se reconnaître dans ce cinéma réaliste, dont ils jugent qu’il donne une mauvaise image de leur milieu. C’est pourtant la vérité que décrit Brisseau ( » divisée par dix », ajoute-t-il), une vérité qu’il a vue de ses yeux dans les collèges et les quartiers. Le type qui tire des coups de fusil dans son appartement, il l’a connu. Brisseau est en avance d’un train. Noce blanche est un succès, le sommet de sa carrière en matière commerciale. Brisseau sent qu’il peut entrer dans la cour des grands. Mais c’est loin d’être son film préféré, aujourd’hui il y trouve des éléments un peu commerciaux, faciles… Car Brisseau a quelque chose de pur, d’honnête. « Oui, monsieur (il vous appelle souvent comme cela), je suis resté de gauche. Et chrétien. » Sa géniale trilogie sur la sexualité féminine – Choses secrètes (2002), Les Anges exterminateurs (2006) et À l’aventure (2007) – lui a valu quelques mésaventures. Et il n’hésite pas, sur un ton un peu complotiste qui trouble le journaliste, à affirmer que ses problèmes judiciaires de 2006 (il fut condamné pour harcèlement sexuel pour avoir pratiqué des essais un peu trop chauds avec de jeunes actrices de Choses secrètes) ne doivent rien au hasard : la profession lui aurait toujours reproché d’être un fils de pauvre qui refusait de se plier aux lois d’un système économique du cinéma qu’il juge trop souvent gangrené par la corruption, le blanchiment d’argent. Cela, il l’a découvert au fur et à mesure. Il n’en démord pas. 17 Du coup, aujourd’hui, il produit ses films avec trois euros six centimes. Mais réussit toujours à filmer la peau des corps féminins avec un soin qui rappelle à la fois le cinéma hollywoodien et la peinture de la Renaissance. La Fille de nulle part, son nouveau (et somptueux) film, a remporté le Léopard d’or lors du dernier Festival de Locarno. Il l’a tourné chez lui : « C’est pratique, monsieur, parce que j’aime vivre dans les lieux où je tourne. J’aime tourner des petits films comme celui-là – j’en ai d’autres sur la planche. Même si je rêverais de réaliser un blockbuster… Jean-François Rauger, le programmateur de la Cinémathèque française, m’a dit un jour que j’étais un cinéaste hollywoodien classique né à la mauvaise époque. » Un grand chef indien avec la candeur d’un jeune homme fasciné par les femmes. Quel drôle de bonhomme. par Jean-Baptiste Morain le 18 février 2013 http://www.lesinrocks.com/2013/02/18/cinema/jean-claude-brisseau-comme-un-sioux-solitaire-11356676/ Un prof à la retraite recueille une mystérieuse nymphette agressée sur le palier de son immeuble. De cette cohabitation naît un conte foutraque mêlant film noir, débat philosophique et relents fantastiques. Tables qui tournent, anges de la mort saluant le vieux bonhomme (Brisseau himself), fantôme de Léopoldine Hugo planquée dans l’arrière-cuisine, petites vapeurs biographiques… Drôle de cocktail, moins érotisant qu’à l’accoutumée, que concocte là Brisseau, entre compil auteuriste et goguenardise pure – le film, tourné avec des bouts de ficelle dans l’appartement du cinéaste, est bien conscient d’être fauché comme les blés. Il n’en demeure pas moins traversé d’une kyrielle de visions traumatiques qui n’appartiennent qu’à son auteur, fauve blessé dont l’insolente et irréductible singularité palpite encore envers et contre tout http://cinema.nouvelobs.com/articles/23483-critique-critiques-la-fille-de-nulle-part-de-jeanclaude-brisseau______________________________________________________________ 18 La fille de nulle part, Jean-Claude Brisseau dans le vide Par Eric Libiot (L'Express), publié le 06/02/2013 à 12:41 Ennuyeux, et ridicule au bout du compte, puisqu'il est rapidement clair que tout va rester dans les intentions et la posture auteuriste d'un réalisateur qui sait gagnés à sa cause ceux qui se pâment sur ces objets peu identifiés. N'y a-t-il donc personne pour dénoncer ce scandale? Ou, à tout le moins, pointer l'incongruité de la chose? Si l'on s'en tient aux chiffres des salaires des comédiens français publiés ici ou là, et si on les compare au budget de La Fille de nulle part, de Jean-Claude Brisseau, il en ressort que le cinéaste pourrait, grosso modo, réaliser une bonne vingtaine de films avec le cachet d'une seule star. Le grand écart fait mal aux deux parties. Mais si l'une se fait vertement critiquer, l'autre n'est pas forcément vertueuse. Où, précisément, pléthore ou manque d'argent ne sont un gage de rien. Et surtout pas de réussite. Un homme, veuf, accueille chez lui une jeune femme qui pourrait être la réincarnation de son épouse. Deux personnages, un appartement. A peine plus. Et l'envie, chez Brisseau, de traiter du fantastique au quotidien, des rêves et de l'illusion, lui qui, cinéphile averti, sait que le cinéma n'est qu'affaire de croyance. Bon. Soit. Pourquoi pas. Et je dois dire que sa mise en scène minimaliste est parfaitement cohérente avec le projet. Mais que cette singularité, qui finit par trop forcer la sympathie pour un cinéaste qu'on a pourtant aimé (Un jeu brutal, De bruit et de fureur, Noce blanche), ne vienne pas cacher un scénario sans idées et un discours sans fin. Ennuyeux, et ridicule au bout du compte, puisqu'il est rapidement clair que tout va rester dans les intentions et la posture auteuriste d'un réalisateur qui sait gagnés à sa cause ceux qui se pâment sur ces objets peu identifiés. L'entre-soi se regarde malheureusement trop le nombril d'une seule main. Je me permets d'enfoncer le clou, car cette Fille de nulle part ayant obtenu le léopard d'or au Festival de Locarno où la critique pensante l'a parée de toutes les vertus, je ne doute pas de l'agitation d'encensoir qui va accompagner sa sortie en salles. Or, si la singularité du film n'est pas à remettre en question, elle n'a pas à s'ériger en principe critique. Pas plus que le parcours du cinéaste, l'étrangeté du sujet, la radicalité de la forme ou la main de ma soeur. Eric Libiot http://www.lexpress.fr/culture/cinema/la-fille-de-nulle-part-jean-claude-brisseau-dans-levide_1217440.html____________________________________________________________ 19 http://www.premiere.fr/film/La-Fille-de-Nulle-Part-3459178/%28affichage%29/press_______ La fille de nulle part * Un professeur de mathématiques, veuf et retraité, recueille chez lui une jeune SDF qui vient d'être agressée. Très vite, des phénomènes surnaturels surviennent dans son appartement. Le Jean-Claude Brisseau voyeuriste de ces dernières années laisse place à la sincérité et à la naïveté du cinéaste à ses débuts. On peut tout aussi bien être happé par cet univers poéticosensoriel qu'agacé par le non-jeu de Brisseau acteur et le côté fauché de l'ensemble. http://www.lejdd.fr/Culture/Cinema/Actualite/La-fille-de-nulle-part-la-critique-du-film-589372 20 « La fille de nulle part » : Brisseau, la SDF et les fantômes Par Annie Coppermann Quand Jean-Claude Brisseau, le réalisateur de « Noce Blanche », tombé depuis dans le piège d’un érotisme aussi obsessionnel que fatigant, a tourné, avec des bouts de chandelle, cette « Fille de nulle part », il n’était même pas sûr de pouvoir sortir le film en salles. Le sujet, linéaire (la rencontre d’un vieux solitaire, prof de maths en retraite, veuf depuis 29 ans, et d’une jolie SDF qu’il recueille, ensanglantée, dans son escalier, et leur cohabitation, d’abord méfiante, puis plus chaleureuse, mais toujours chaste), le décor, unique (le propre appartement du cinéaste), la mise en scène, minimaliste, et l’affiche, inexistante (c’est Brisseau luimême qui incarne le veuf, et Virginie Legeay, son élève à la Femis, puis son assistante sur « Les Anges exterminateurs », son encombrante invitée) ne promettaient guère un avenir grandiose. Et pourtant, cet étrange objet cinématographique, bavard, foutraque, avec son incursion dans le fantastique via l’apparition de fantômes au coin du couloir, a obtenu, cet été, le Grand Prix du Festival de Locarno. Une récompense assez stupéfiante, mais que l’on peut comprendre si l’on veut bien entrer dans la logorrhée à la fois pontifiante et émouvante d’un Brisseau au narcissisme revendiqué qui profite, ici, de sa liberté pour nous livrer ses considérations sur la vie, la solitude, la vieillesse, le monde et la stupidité des hommes avec une belle et parfois craquante, bien qu’arrogante, naïveté. En face de lui, sa jeune partenaire, très à l’aise entre provocation et manque d’affection, crève l’écran. Alors, si les objets filmiques non identifiés vous tentent… http://blogs.lesechos.fr/annie-coppermann/la-fille-de-nulle-part-brisseau-la-sdf-et-lesfantomes-a12473.html_________________________________________________________ 21 La fille de nulle part : Un conte philosophique hanté par le spectre de la création « Je puis bien, dans la vie et dans la peinture, me passer du Bon Dieu. Mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie : la puissance de créer. » Dixit Van Gogh que cite Brisseau en épilogue de son nouveau film, auréolé d'un prix à Locarno. Tandis que les personnages dissertent sur les rêves et les mythes, la foi et les croyances, la science et l'inconnu et s'interrogent sur l'importance de l'illusoire dans notre vie à tous, un ange gardien et des anges exterminateurs se font face. Où l'on retrouve parfois le souffle divin du réalisateur de De bruit et de fureur, de Noce blanche. Tourné chez lui, un temple de la cinéphilie, avec lui et une de ses disciples, son douzième film (excessivement verbeux) scelle la rencontre entre un universitaire solitaire et une jeune femme à la dérive. Quelque chose ressemblant fort au souffle de la création va jaillir entre ces deux icônes de la condition humaine. La Fille de nulle part renvoie davantage à la mystique de Céline (l'un de ses plus beaux films) qu'aux libidineuses obsessions de ses productions récentes. Omniprésent devant et derrière la caméra, l'auteur cite Freud et Abraham, Hugo et Genet et ouvre grand les portes de la nuit du fond de laquelle émergent de drôles de phénomènes paranormaux. L'oeuvre eut sans doute été transfigurée, autrement plus troublante, à l'image de la splendide séquence finale On se plaît à imaginer de vrais acteurs, de chair et de sang, Jean-Louis Trintignant et Léa Seydoux par exemple, chassant les « amateurs » en place. . PHL. http://www.lavoixdunord.fr/culture-loisirs/la-fille-de-nulle-part-un-conte-philosophiquehante-par-jna983b0n1012068___________________________________________________ 22 «La fille de nulle part», de Jean-Claude Brisseau, entretien avec le cinéaste 06 février 2013 | Par Quentin Mével « Ça s’appelle la mise en scène, ça… c’est pas compliqué ! » Le nouveau film de Jean-Claude Brisseau, La Fille de nulle part, s’impose avec l’évidence des classiques. Autoproduit, tourné dans son appartement avec une caméra numérique par un jeune cinéaste/acteur de 68 ans qui, avec modestie et à mille lieu des slogans marketing du pseudo « cinéma-guérilla », démontre avec tranquillité que le cinéma c’est d’abord une affaire de mise en scène. vidéo, surgissent, terrifiants, spectres et fantômes. Rarement au cinéma on aura cru à ce point à l’irruption du surnaturel, rarement ce surgissement n’aura semblé si naturel, sa présence si matérielle, sa fonction si évidente. Car s’il est un mot qui s’impose, c’est bien celui d’évidence, celle où la maîtrise se fait invisible pour se mettre au service d’un récit, d’une idée, d’une vision. Rencontre avec un cinéaste prolixe et enthousiaste, surpris par le succès même de son film qu’il croyait promis aux oubliettes à cause de la pauvreté de ses conditions de production. C’est pourtant auréolé d’un Léopard d’or au Festival de Locarno, que le film sort aujourd’hui sur nos écrans. On attend déjà impatiemment son prochain film. Dans un dénuement total, mais avec une grande vitalité et avec une foi indéfectible dans le pouvoir d’évocation (et d’invocation) du cinéma, Brisseau livre une drôle de méditation sur notre besoin aliénant d’illusions à travers le récit d’un conte horrifique où, au cœur de la réalité quotidienne filmée par une banale caméra Par Quentin Mével et Stratis Vouyoucas Comment est né ce film ? De quelle manière s’est déroulé l’écriture ? Y avait-il une corrélation entre l’économie du film et l’écriture ? Il y a eu deux phases : le producteur de mon film précédent voulait produire mon nouveau film sur la bande à Bonnot. Un film cher. Pendant deux ans, nous avons essayé de monter le financement, sans succès. Il m’a dit alors d’écrire un film, pour un tournage en vidéo, dans lequel je mêlerais philosophie et fantastique. Je l’ai écrit, puis nous avons fait des essais avec une caméra vidéo, et l’image était franchement dégueulasse. J’ai envoyé le scénario à l’avance sur recette, il s’est fait 23 bouler, tout le monde détestait. Alors je l’ai abandonné. Il y a deux ans, Virginie Legeay me demande d’écrire un film pour elle. Au même moment, ma société de production reçoit 62000 euros pour la diffusion de Noce blanche à la télévision. J’ai ressorti mon scénario, que l’on pouvait tourner avec peu de moyens : lieu quasiment unique, très peu de personnages… Elle est d’accord, elle jouera le rôle féminin. A l’époque, je ne devais pas jouer le rôle masculin. J’ai repris le scénario et modifié deux séquences à la fin. J’écris toujours mes scénarii seul car je pense dès l’écriture à la mise en scène. Virginie était aussi mon assistante, elle était là tout le temps. Je lui ai appris aussi à jouer la comédie. On a choisi ce lieu (l’appartement de Jean-Claude Brisseau, ndlr) car il était proche géographiquement de chacun d’entre nous et que j’avais du recul car il est grand – il faut toujours du recul pour pouvoir cadrer quelqu’un en pieds. Et puis, sur mes précédents films, j’aimais bien dormir sur les lieux du tournage pour m’imprégner des lieux. Ici, c’est chez moi, je connais bien ! La seule chose un peu nouvelle est que trois semaines avant le tournage, le copain qui devait jouer le rôle masculin principal déclinait car il n’avait pas le temps et les qualités requises pour apprendre le texte. Virginie et Lisa, ma femme, (Lisa Hérédia qui est aussi la monteuse et collaboratrice de Brisseau depuis de longues années, ndlr) ont poussé pour que je joue ce rôle – je déteste me voir à l’image. C’était aussi compliqué d’apprendre les textes et de les dire librement. Je me disais que j’allais parler comme je le fais dans la vie, et que je regardais cette jeune femme, que j’estime beaucoup, de manière parfois plus ou moins filiale et plus ou moins tendre – ce qui correspond à ma manière de la voir dans la vie. Le son a été enregistré de manière sauvage, à partir de micros cravates et de micros branchés sur la caméra. Nous avons eu des soucis d’informatique – une séquence a été perdue sur le tournage. On a failli tout perdre au montage, suite à de mauvais conseils donnés. Je voulais aussi essayer de retrouver les conditions de tournage de mes premiers films en super 8, d’autant que j’avais la nostalgie de l’époque de la Nouvelle Vague, voire du cinéma des années 30, où la perfection technique n’était pas spécifiquement recherchée, voire parfois, on s’en foutait. Les cinq premières minutes du film de Truffaut, Tirez sur le pianiste, on voit deux mecs dans la rue, simplement éclairés par les réverbères, on voit pas grand-chose. A l’heure actuelle, on ne pourrait plus faire ça. Cette mauvaise qualité technique, que l’on retrouve à plusieurs reprises dans le film, on s’en fout. C’était un petit peu ce que je recherchais : essayer de me démerder pour que quoi qu’il se passe l’émotion subsiste. Comment travaillez-vous cela à l’écriture ? J’écris mes scénarios en général en 25 ou 26 jours. Mais je les modifie aussi en fonction des possibilités : une fois j’ai changé le sexe d’un des personnages suite à une rencontre dans la vie. Lorsque j’écris, je pense d’abord à l’intérêt pour les spectateurs : qu’est-ce que je peux faire de ces séquences pour que cela devienne intéressant ? Si les gens s’emmerdent, je suis totalement responsable. J’y pense donc dès l’écriture du script. Et je me demande comment je vais réaliser. Tout dépend en partie du budget, mais là, ce qui m’intéressait était de faire un film qui puisse toucher, un peu atypique, qui mélange différents genres, mais qui puisse être intéressant pour le public. Et lorsqu’il y avait du fantastique, le faire avec rien. J’ai vu hier le dernier Coppola, parce qu’on me disait qu’il y avait des similitudes avec le mien, mais il y a du blé quand même ! Même beaucoup, qu’on ne dise pas de conneries ! Votre découpage, vous le faites au jour le jour ou est-il complètement préétabli quand vous commencez le tournage du film ? Le découpage est déterminé au dernier moment, pendant le tournage du film. Je réfléchis au découpage en pensant au montage, puisque je suis là au montage, même quand c’est Lisa qui manipule. Je filme de telle sorte que je puisse retravailler éventuellement à la salle de montage, en corrigeant les erreurs, en raccourcissant, en donnant du rythme. Moi, j’aime bien qu’une séquence soit tournée et terminée le jour même. Qu’on n’ait pas à la tourner deux jours de suite. Pour ne pas avoir de problèmes de raccords. 24 Souvent le chef opérateur me demande quels vont être les plans du lendemain. Parce qu’il faut décider de la position des lumières. Là, ça n’était pas la peine, puisqu’on décidait au dernier moment. Mais c’est vrai que je commençais toujours la mise en scène par l’éclairage de la fille. L’éclairage de Virginie d’abord et ensuite tout le reste. Mais on décidait ça au dernier moment. Qu’avez-vous modifié dans le scénario ? La fin. Dans la première version, le type sortait dans la rue, content, pour acheter du champagne, comme dans le film, puis une banque se faisait dévaliser et il recevait une balle perdue. On a trouvé à juste titre que c’était un peu tiré par les cheveux, et surtout cela coûtait pas mal d’argent : bloquer la rue, la présence de nombreux figurants, plusieurs voitures. Bref j’ai changé ça pour obtenir quelque chose de plus simple. L’image de la caméra que vous avez finalement utilisée pour le film vous a plu pour quelles raisons ? J’ai fait exactement les mêmes plans que ceux réalisés avec l’autre caméra vidéo (celle que j’avais essayée deux auparavant). C’était le jour et la nuit. Le problème avec la vidéo est qu’elle encaisse mal les différences de diaphragme dans le même plan. Là, il n’y avait aucun problème. Je suis ensuite allé filmer au bord de la seine des plans très larges de manière à voir le ciel. Je m’attendais à voir tout blanc, eh bien non, il était un peu bleu, ce qui m’a définitivement persuadé. Il y a une tension dans le film entre une approche très matérialiste de la mise en scène (portée aussi par le regard du personnage masculin) et le genre fantastique. Effectivement je voulais quelque chose qui soit très proche de la réalité quotidienne puis, un virage vers le fantastique. C’est presque naturel pour moi ce genre de trucs. J’aime le côté tout à fait quotidien dans le fantastique. D’autant que j’ai vécu moi-même des choses comme ça. J’avais fait même tourner des tables, avant de lire Les tables tournantes de Jersey de Victor Hugo. Je ne pratiquais d’ailleurs pas du tout comme lui. Tout le monde me disait qu’il fallait être concentré, que cela devait se passer la nuit… moi, je faisais ça de jour, et quand la table n’allait pas assez vite, je l’engueulais. Parce que vous savez, ça peut être long le texte d’une table. J’ai montré ça à mes collègues profs, quand j’étais encore prof, mais eux avaient la trouille lorsqu’ils voyaient la table se tirer. Moi, cela ne me fait absolument rien. La seule chose est que j’aimerais comprendre, avoir la solution, mais je ne l’ai pas. Le fantastique je le sens très naturellement. J’aime beaucoup le cinéma fantastique, bien que la plupart du temps je sois déçu par la qualité des films. On pense beaucoup à Hitchcock, Vertigo et Psychose, en voyant votre film, mais aussi à Jacques Tourneur, dans cette façon de suggérer la peur. Sauf que Tourneur, d’après ce que j’ai compris, croyait vraiment aux fantômes. Moi un peu, mais pas sous cette forme-là. J’ai eu l’impression parfois de choses qui se baladaient, des craquements… comme Jung, que j’étais en train de relire – il croyait beaucoup aux phénomènes de type parapsychologique - lorsqu’il était un jour avec Freud, il entendit des bruits, comme des fantômes, et lui a dit de ne pas avoir peur que le même bruit allait revenir, ce qui s’est produit. Je suis un peu comme ça. Tourneur l’est beaucoup. J’apprécie le fait qu’il puisse faire peur sans rien montrer, en particulier dans La Féline. Nous discutions beaucoup à l’époque de la sortie de Psychose d’Hitchcock pour savoir la raison philosophique d’un long plan quand Perkins va chercher sa mère, puis il redescend, la caméra est en bas puis monte tout en haut au plafond. Et en fait, c’est une question de logique pure, exactement comme les figures de style dans beaucoup de ses films, comme L’inconnu du NordExpress. Il commençait d’abord par la construction dramatique. Et ensuite seulement il abordait les figures de style. Mais il fallait d’abord tenir le spectateur en haleine. Cette manière d’aborder les films m’a toujours intéressé. 25 Comment procédez-vous pour mettre en scène le suspense, la montée d’une certaine tension, et la peur ? Par exemple dans la séquence où il entend du bruit, se déplace jusqu’au placard et ne trouve rien. Il se déroule alors une série d’évènements à la fois banals et paranormaux. J’ai quand même préparé un peu l’arrivée de cette séquence. Je prépare le spectateur : lorsqu’on entend le bruit, plan sur le mec, puis plan sur le bouton de porte ; c’est une manière de dramatiser le rien. De la même manière, dans une précédente séquence, ils entendent du bruit, elle est dans le canapé, inquiète. Nous nous dirigeons donc vers l’endroit d’où le bruit venait. Il y a un travelling avant. Mais il s’agit d’un travelling avant sur du vide. Je veux dire par là qu’on a filmé la porte telle qu’elle est. C’est au niveau de l’assemblage des plans et du son que l’on peut intriguer ou foutre la trouille. Ça s’appelle la mise en scène, ça… c’est pas compliqué. Et en utilisant des éléments ultra simples, ce qui m’a beaucoup intéressé. Si on fait la récapitulation simple des éléments qui foutent la trouille, il n’y en a pas tellement : soit ils sont liés à la bande sonore, avec les bruits, soit vous laissez entendre aux spectateurs qu’il y a peut-être quelque chose, sans en être certain. Et puisque le non-visible est très important, vous regardez souvent des trucs qui se passent derrière des portes. Ça amène souvent à filmer des lieux vides. Ce qui fait peur. J’ai dramatisé le couloir, dès la première fois. Le type se lève et au fond du couloir, il voit peut-être une sorte de fantôme qui disparaît tout de suite, et il va vérifier que la jeune femme est bien en train de dormir. C’est une première dramatisation du couloir. Une seconde arrive, lorsqu’ils travaillent sur l’écriture d’un livre, et qu’il y a des travellings avant sur la porte. Ce qui me permet, lorsque commence la troisième séquence, que vous évoquez, dans laquelle il y a un long plan-séquence et qu’il ne s’y passe rien, de la dramatiser. On perçoit un sentiment de véritable jubilation de votre part à tourner ce film à la fois modeste et très ambitieux. Vous faites de nombreuses références explicites à d’autres films. Le tournage a été un enfer dans la mesure où je devais jouer et que je n’ai aucun contrôle sur moi. Sinon, oui, il y a un certain nombre d’images de films qui me trottent dans la tête. C’est vrai que je me suis un petit peu amusé. Mais c’est surtout dans le mélange des genres, en me demandant comment ces trucs vont marcher. N’oubliez pas non plus que le film est censé renvoyer à des choses fondamentales de la vie ; c’est pas pour ça que c’est réussi. Mélanger des éléments philosophiques, fantastiques et liés à l’Art n’est pas évident, mais très intéressant. Vous évoquez dans le film les illusions aliénantes et nécessaires. Je pense effectivement que les illusions portent les deux à la fois : on vit dans un monde d’illusions, un monde de croyances – votre femme, une carrière, un drapeau…. Et que se passe-til lorsque ces croyances tombent ? Vous souffrez. Il y a aussi les croyances religieuses, les croyances politiques… Je me souviens que plus jeune, pendant les années électorales, nous discutions beaucoup, on s’engueulait. Ce qui signifie que nous étions tous attachés profondément, puisqu’on s’engueulait. Moi, je suis marxiste, j’ai longtemps été militant proche du PCF : il y a passion et adhésion. C’est pour ça que lorsque les illusions tombent, ça fait mal. Les amis qui partagent les mêmes idées que les miennes, ont connu de nombreuses déceptions lors du dernier tiers du siècle dernier. Je prends l’exemple du parti communiste, j’aurais pu prendre d’autres exemples. Ils ne sont pas les seuls. En tout cas, cela veut dire que nous vivons dans un monde d’illusions. Je me rapproche de mon personnage lorsque je dis à la jeune fille que, plus on adhère à une croyance, plus on se rapproche du délirant, et que, vraisemblablement, plus on a de doute, plus on a du recul, plus on se rapproche du vrai, c’est à dire d’une certaine forme de vide. Et là on peut demander ce qu’est ce vide. Le vide des grands mystiques, pour reprendre une expression qui vient de la philosophie hindoue, selon laquelle « tout est Maïa », c’est à dire « tout est illusion ». Et qu’est-ce qu’il y a derrière ? Aborder ces questions dans un film comme celui-ci m’a beaucoup intéressé, en laissant sous-entendre que peut-être le mec qui dit ça est un peu givré sur les bords, d’autant que le personnage vit franchement dans un monde d’illusions, entouré de DVD. Mon personnage navigue dans un passé illusoire, ne serait-ce que dans un imaginaire lié directement aux films. On voit d’ailleurs régulièrement la jaquette du film Vertigo, mais je n’ai pas fait exprès. Il est dans les illusions mais avec la volonté de ne pas y croire. 26 Oui de se détacher, de les analyser. Et progressivement dans le film, les fantômes avec lesquels il vit, se matérialisent. Et lui, il a besoin de rationaliser le parapsychologique, d’en comprendre la mécanique intellectuelle. Oui, c’est vrai. Le film est d’autant plus touchant qu’il est techniquement rudimentaire. C’est ce qui rend les effets encore plus saisissants. Que ce soit du côté du fantastique ou du côté de l’émotion, le film est très intense. Je veux ajouter que nous sommes tous les trois des comédiens amateurs. Et moi, je me suis dit : je vais parler comme je parle dans la vie. Mais l’une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas d’acteurs professionnels, c’est que j’avais en tête un certain nombre de films Nouvelle Vague (les tout premiers) ou les films de Renoir dans les années trente où le côté amateur ajoutait quelque chose. Je vais vous donner un exemple précis en citant un film qui s’appelle Lola de Jacques Demy. Il y a un moment, où le marin va s’en aller et l’actrice dit : « J’ai comme une grande peine dans le cœur ». Elle joue comme un manche, or elle est touchante comme c’est pas possible ! Comme c’est joué, comme ça, spontanément, avec sa manière à elle de parler, ça devient très très très touchant. Si elle l’avait joué de façon élaborée, disons comme Adjani, ça aurait été beaucoup moins bien… Enfin, tout au moins, c’est ce que je pense. Et l’une des raisons pour lesquelles je m’accepte quand même dans le film (il y a des gens qui me disent « vous êtes bien », « d’autres qui me disent vous jouez comme un manche »), c’est que je voulais garder un ton simple qui est le mien dans la vie. Votre présence dans le film rappelle celle de Bruno Crémer, votre acteur fétiche, qui a aussi joué le commissaire Maigret. Votre personnage est-il aussi un enquêteur ? D’après ce qui m’a été dit, on a choisi Bruno Crémer pour remplacer Jean Richard dans Maigret, entre autres, à la suite de son rôle dans Noce Blanche, ils ont aimé son côté humain, ce qui me fait plutôt plaisir, parce que j’aime beaucoup Simenon. J’ai ses œuvres complètes ici et j’ai lu tous ses romans. Ce que je peux vous dire, c’est qu’on a cru pendant longtemps que Crémer était mon porteparole ce qui n’était pas le cas. Ce qui est vrai, c’est que, comme il n’avait jamais joué de rôle de prof, je lui ai dit « Je vais diriger les figurants, comme si j’étais prof, copie sur moi », parce que moi, j’ai été enseignant pendant vingt ans. On a aussi dit dans mes deux premiers films, (celui où Bruno tue des enfants et celui où il joue un voyou un peu brutal, mais prend une certaine grandeur grâce à son jeu) que c’était moi. Je ne me suis jamais mis en scène dans aucun film sauf un : Les Savates du Bon Dieu, mais moi je sais lire, pas comme le héros ! En dehors de ça on a beaucoup de points communs. Mais c’est vrai que j’ai toujours eu un côté enquêteur, j’essaie de comprendre les gens. Vous dites, le personnage du film, ce n’est pas moi… Mais j’ai parlé comme je parle dans la vie. C’est ce que font tous les comédiens. Regardez Gary Cooper ou John Wayne. John Wayne, il a toujours la même façon de parler, mais c’est un acteur qui fonctionne sur sa présence, ce qui est un gros travail. Ce qui rend aussi votre interprétation touchante, c’est qu’il y a une tension entre vous et le personnage : vous jouez le rôle, c’est tourné chez vous, le personnage est professeur, vous avez été professeur. On ne peut pas ne pas penser à vous, même si vous n’êtes pas veuf, du fait que vous parliez de la solitude, du besoin d’illusions, de la vieillesse, de la mort, de nombreuses questions qui peut-être relient le film à votre histoire… 27 Je suis suffisamment timide et pudique pour ne pas répondre à votre question… La seule chose que je puisse dire quand même, puisque j’ai été obligé de jouer dans ce putain de film : j’ai essayé de le faire le mieux possible et heureusement il y eu le montage pour arriver à couper et à rendre fluide. Il y a des moments où je vois que je sais mal mon texte, mais ça peut passer pour de l’hésitation, une sorte d’émoi devant la présence nouvelle de cette jeune femme et aussi devant le fait qu’on aborde parfois des choses relativement profondes. C’est même très profond. Il y a deux grandes séquences de confessions, est-ce que c’est difficile à écrire ? Et est-ce que c’est difficile à jouer ? Les grands comédiens en ont l’habitude, c’est leur métier. Quand ce n’est pas notre métier, c’est autre chose. La jeune femme a une séquence, dans la pièce à côté, où elle pleure et dit que lorsqu’elle rencontre quelqu’un, elle se fait toujours plaquer. Elle pensait qu’elle serait nulle, mais moi je la trouvais très bien. Elle avait beaucoup moins confiance en elle que moi en elle, parce que je savais que j’avais le matériel qui me permettrait de monter. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis hostile à l’utilisation systématique du plan séquence. En revanche, l’une des choses qui comptent pour moi, c’est de pouvoir jouer en silence, sans dialogue. Quand j’ai dit ça à Virginie, elle s’est foutue de ma gueule, elle m’a dit « tu es en train de me dire que je suis nulle ! » C’est absolument pas ce que je voulais dire. Au contraire. Je vais vous donner un exemple : un jour, j’étais en train de regarder avec Crémer un film qui s’appelle Ariane (Love in the afternoon) de Billy Wilder. Il y a une séquence, à la fin, où sachant la vérité, le personnage de Gary Cooper prend la décision de fuir. Il avance avec Audrey Hepburn sur l’un des quais de la Gare de Lyon. Et elle lui parle, toute malheureuse, mais en essayant de garder le sourire. J’ai dit à Crémer : « tu as vu, elle est bien, la fille ». Il m’a dit « Jean-Claude t’es un con… c’est pas elle qui est bien, c’est lui ! Parce que lui, il n’a pas un mot à placer. Il ne fonctionne qu’avec sa présence et c’est le plus dur pour un comédien parce qu’on ne sait jamais si on en fait trop ou si on n’en fait pas assez. » J’ajoute que dans le film, il est à rude épreuve dans cette séquence, alors qu’on voit qu’il est malade et qu’il fait plus âgé que celui qui est censé être le père de la gamine (Maurice Chevalier), il était déjà rongé par le cancer. Si le spectateur n’a pas envie qu’ils restent ensemble, si le spectateur se dit à propos de la fille, « tu vas souffrir pendant deux jours, mais tant mieux, tu vas pas rester avec un vieux comme ça, tu vas bientôt trouver un jeune et tu seras heureuse », si le spectateur se dit ça, le film s’effondre ! Et ça ne repose que sur ses épaules ! Hier, je regardais Sueurs Froides, la séquence où James Stewart a sauvé la jeune femme de la noyade et lui parle. Je regardais son jeu : il lui parle, mais très peu. Ce qui est intéressant c’est de voir comment il joue la surprise et l’étonnement, en particulier au moment où elle lui dit : « je suis mariée, vous savez ! ». Et il a un très léger mouvement de tristesse dans le regard. Je suis certain que sur le tournage, on ne pouvait pas le voir. C’est trop léger, vous ne voyez ça que sur grand écran. Le fait de jouer discrètement, essentiellement avec son corps ou avec son regard, c’est typiquement américain (Gabin faisait ça aussi), mais il n’y en a pas beaucoup qui savent faire ça. Moi, quand je suis tombé sur des comédiens professionnels, je n’avais pas de grandes explications à leur donner, ils comprenaient vite. J’ai une grande admiration pour Gary Cooper, pour une raison simple, c’est qu’il est capable de déclencher une sorte de tension chez le spectateur, sans bouger ! Quand vous voyez L’homme de l’ouest, dans la séquence où il retrouve son père adoptif, il ne dit pas un mot. Et à la fin, quand il y a l’affrontement dans la ville fantôme, il ne dit pas un mot, hein ! Si, il dit « Hello cousin », ça s’arrête là… On le regarde ! Et encore, même pas en gros plan ! Parfois avec des plans larges ! Or ça, c’est un réel boulot. Tout le monde n’est pas capable de faire ça. Un de ceux qui ont eu conscience du problème, c’est Alain Delon dans le Samouraï. Dans le Samouraï, il ne dit pas grand-chose. Et il faut être capable de le faire et de capter l’attention des gens. A l’heure actuelle, la plupart des comédiens ne pensent qu’au texte. Ce qui pour le cinéma est un peu bêta, pour une raison simple (pas toujours, hein, j’exagère, le texte ça compte…), c’est qu’avec un gros plan, à condition qu’il n’y ait pas que des gros plans, vous 28 pouvez couper une page de texte. Parce que ce que vous voyez dans le regard toute une série d’explications émotionnelles. A la fois mélancolique et apaisé, c’est un film aussi très doux. Vous savez, dans tous mes films, il y a mélange de tendresse, de douceur et parfois de violence. Un journaliste est venu et m’a dit : « Est-ce que ce film n’est pas la cristallisation des plans que vous faites en fonction de votre mort prochaine ? ». Il pousse un peu, là ! Mais ce n’est peut-être pas si faux… Quand j’ai fait le film, je répète, je l’ai fait pour Virginie, il y a un moment où je me suis investi dedans. Par contre, d’une certaine manière, je me suis amusé dans le travail de mise en scène. Exactement comme quand je dis aux comédiens : « Amusez-vous avec votre rôle ». Quand je dis « amusez-vous », ça peut être dans les séquences tristes... Mais essayez de trouver quelque chose qui ne soit pas seulement « Ah ! Qu’est-ce que je vais être bien pour le public ! » Et là, je me suis un peu amusé avec ce film, pensant d’ailleurs qu’il ne sortirait jamais. Je me suis dit « au pire, il sortira dans une salle, pendant deux jours ». Je ne plaisante pas, hein ! Et j’ai été surpris de me retrouver à Locarno. Je peux même vous donner un exemple : l’année dernière, j’ai fait une toute petite projection avec six ou sept personnes et je déteste montrer un film que j’ai tourné en ma présence ! Pourquoi je l’ai fait ? Parce que je me disais, il est possible que j’aie fait une sombre connerie, est-ce que ça vaut le coup que je continue à dépenser de l’argent pour le film ? Vous voyez à quel point j’étais peu sûr ! Celui qui aussi m’a rassuré, c’est Olivier Père. Il est venu le voir et il m’a dit : « Si tu veux, tu vas à Locarno. » Je me suis dit : « Ah !... » (rires) Même si vous parlez de la fragilité dans laquelle vous étiez pendant le tournage, on sent une sorte de jubilation : une économie modeste, un petit groupe, comme une famille. La joie d’un tournage simple… Le plaisir aussi de revenir aux tournages super-8 de vos débuts. Crémer m’avait dit aussi, « Bergman avait sa troupe et toi tu aimes bien travailler avec les mêmes". Et c’est vrai que je me suis bien entendu avec les gens qui ont tourné le film. Enfin, pas toujours… Oui, j’étais content de le faire, comme exemple. D’abord pour la jeune femme, parce que j’espère qu’elle fera des films. Enfin, elle est capable de le faire et maintenant c’est sa voie à elle… Mais aussi comme exemple pour les jeunes qui vont faire des films. Je pense qu’ils ont une certaine tendance à se focaliser sur la technique, à avoir une image magnifique dans chaque plan, ce que permet le numérique : on peut passer beaucoup de temps à retravailler les images, mais je pense que c’est une déviation par rapport au reste. L’important c’est ce qui est vivant dans votre film. Et je suis content de la réaction des gens. Parce que je l’ai fait avec rien. Ça veut dire que d’autres peuvent faire la même chose ! Cela dit, tout le monde a été payé sauf moi… Je me suis payé comme comédien rien que pour avoir l’agrément du CNC. En tant que producteur, scénariste, metteur en scène, je ne suis pas payé. On peut faire des films comme ça. Le tournage n’a pas été si long que ça. On a tourné cinq semaines, mais il y a eu trois interruptions. Pour les horaires de travail, c’était simple : les gens étaient convoqués à 13 heures, ils bouffaient ici, c’est Lisa qui faisait la cuisine, à 14 heure on commençait à tourner et l’on finissait à 18 heures parfois à 17. Une fois, on a tourné jusqu’à 20 heures ! Est-ce que vous avez très vite envie de retourner quelque chose ? Je voulais tourner un peu dans les mêmes conditions, mais cette fois ci, je ne recommencerai plus à assurer la production tout seul. Je suis sur ce terrain-là, un producteur nul. Je sais organiser un film, même si je n’aime pas ça, mais je n’aime pas m’occuper des contrats, etc. J’ai besoin de quelqu’un, surtout que là, j’ai été seul. Cela fait deux ans que ça dure et la dernière année a été particulièrement pénible. J’ai déjà écrit un scénario, un tout petit peu plus compliqué que celui-là que je compte tourner un peu dans les mêmes conditions. Mais, ça va dépendre du succès du film et j’espère qu’il sera acheté par Arte, mais ça dépend aussi des indices d’écoute… 29 Il fut une époque où j’avais signé avec Bouygues, avec CIBI 2000 pour qui je devais faire des gros films et des petits films après… mais ils se sont effondrés ! Je devais faire un gros film sur le Moyen-âge qui ne s’est pas fait. Mais, même si j’avais réalisé ces gros films qui m’intéressaient, j’aurais continué à faire des films expérimentaux. La fille de nulle part est pour moi un film expérimental et je suis plutôt content de voir que les gens ont l’air d’être émus par le film. Vous avez une croyance très forte dans le cinéma Oui. Pas seulement dans le cinéma. Et ce que je trouve très dommage dans le cinéma récent, c’est que la notion de mise en scène telle que l’avaient mise en évidence les gens des Cahiers du Cinéma, période jaune, mais aussi les metteurs en scène, n’est plus valorisée : regardez à quel point le fait de filmer un décor a disparu, la plupart des films sont filmés comme ça (Brisseau mime le gros plan), comme ça, c’est tout !. Et je trouve ça triste, parce que le fait d’avoir des échelles de plans, le fait d’avoir des plans larges, le fait de filmer un décor donne toute une série de renseignements, mais vous pouvez donner aussi une valeur émotionnelle par le décor et vous pouvez renvoyer à des problèmes de classes sociales par le décor. Tout cela a disparu. Je répète : la mise en scène au sens où l’entendaient Hitchcock ou Raoul Walsh, ça a disparu ! Je pousse un peu, mais à peine. Et je trouve que c’est triste. J’exagère délibérément pour mieux me faire comprendre ! http://blogs.mediapart.fr/blog/quentin-mevel/060213/la-fille-de-nulle-part-de-jean-claudebrisseau-entretien-avec-le-cineaste_______________________________________________ 30 (…) La fille de nulle part De Jean-Claude Brisseau Léopard d’or 2012, plus haute récompense du festival de Locarno, manifestation très cinéphilique, La fille de nulle part est un petit joyau. Son auteur, Jean-Claude Brisseau, 70 ans, est une personnalité d’exception dans le cinéma français. Ancien professeur de lettres en banlieue parisienne, il s’est fait connaître avec De bruit et de fureur (1988) et surtout avec Noce Blanche (1989), film dans lequel Vanessa Paradis jouait une élève qui séduisait son professeur, interprété par Bruno Cremer. Le cinéma de Brisseau marie des thèmes sociaux, érotiques et religieux. Son nouveau film remue tout cela avec maestria. Un professeur à la retraite, joué par Brisseau en personne, recueille une jeune fille sans domicile fixe. Elle l’aide à terminer un livre de philosophie centré sur le sens de la vie humaine. Tandis qu’ils travaillent à ce livre, des phénomènes bizarres se produisent dans l’appartement. L’épouse décédée du professeur semble revenir le hanter… Jean Claude Brisseau agite dans son film des questionnements vieux comme le monde et il les régénère. Il aborde avec une fausse simplicité et une vraie intelligence la question des religions, celle de l’existence de Dieu, la réincarnation, toutes choses qui existaient en mineur dans ses films précédents, notamment dans le très beau Céline (1992). La fille de nulle part bénéficie d’une mise en scène dotée d’un solide classicisme qui est la marque d’un grand cinéaste reconnu comme tel au festival de Locarno. (…) http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/Culture/Les-films-de-la-semaine/Default-54-4322.xhtml 31 Festival de Locarno lundi27 août 2012 Un Pardo d’or pour Jean-Claude Brisseau Jean-Claude Brisseau et Virginie Legeay, second rôle dans «La Fille de nulle part». (Keystone) Le doyen des cinéastes en compétition remporte le premier prix avec «La Fille de nulle part», un petit film attachant et bancal Pendant longtemps. A Locarno, ce sont des premières ou deuxièmes œuvres qui s’affrontaient en Compétition nationale. L’homologation du festival en catégorie A (comme Cannes ou Venise) a abrogé cette clause. Mais le jeunesse reste l’apanage du rendez-vous tessinois – cette année encore la plupart des cinéaste sont nés entre 1960 et 1984. Sauf Jean-Claude Brisseau qui, affichant 68 ans au compteur, est le plus âgé des cinéastes ayant jamais concouru. Et il a gagné la Pardo d’or avec La Fille de nulle part. ne sont comédiens, et le film s’en ressent – «Je ne suis pas Alain Delon, ni Brad Pitt», consent, rigolard, le cinéaste. Tournés avec les moyens du bord, ce thriller ésotérique, souvent bavard, véhiculant toutes les obsessions du cinéaste, atteint toutefois son but: prouver qu’un film peut faire peur sans effets spéciaux dispendieux. Inepte et prétentieux, le film le plus odieux de la sélection est Somebody Up There Likes Me, de Bob Byington (États-Unis). Un jeune homme doté d’une irrésistible tête à baffes traverse l’existence en dilettante, mèche pendante, échine molle, bouche hautaine. Il épouse une femme friande de gressins, engendre un binoclard à casquette de base-ball rouge, fonde une chaîne de restaurants servant des pizzas et des glaces, meurt sans avoir pris une ride. Cette série de saynètes fadasses que relève un grain de vulgarité puérile (planter les fleurs qu’une femme a refusée dans le cul d’un chien en peluche...) témoigne de l’inconsistance inquiétante du nouveau cinéma indépendant américain et décroche un Prix spécial du jury au deuxième meilleur film. Curieux choix que ce film sur la vieillesse et la mort. Le président, Apichatpong Weerasethakul, at-il été touché par les fantômes de Brisseau qui rappellent ceux d’Oncle Boonmee? La dame blanche dans son suaire et l’homme singe de la jungle thaïlandaise sont toutefois issus de cultures extrêmement différentes... La Fille de nulle part est de l’avis même de son auteur un «tout petit film». Avec les 67 000 euros que lui a rapportés le passage à la télévision de Noce blanche, Jean-Claude Brisseau a tourné ce huis-clos dans lequel il tient le rôle principal et la scénariste Virginie Legeay, ancienne élève à la FEMIS, celui de sa blonde muse. Ni l’un ni l’autres Antoine Duplan http://www.letemps.ch/Page/Uuid/d2d23b10-e44c-11e1-a8cdc80421c763ab/Un_Pardo_dor_pour_Jean-Claude_Brisseau#.UfTaJqw6Z0U______________ 32 Brisseau en sa demeure CONTE FANTASTIQUE • «LA FILLE DE NULLE PART» DE JEAN-CLAUDE BRISSEAU Film fauché d’un cinéaste en marge et vieillissant (connu du grand public pour Noce blanche avec Vanessa Paradis), La Fille de nulle part a été présenté comme une curiosité incongrue. Une œuvre fragile et quasi condamnée d’avance, qui doit sa sortie à un Léopard d’or surprise accueilli avec scepticisme – reçu à Locarno d’un jury présidé par le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Uncle Boonmee). Difficile d’imaginer carte de visite moins engageante! D’une sincérité absolue (on devine la part autobiographique), grave par ses thèmes mais léger dans la manière de les aborder, érudit et bavard sans être pédant, le film ne manque ni de profondeur ni d’humour, éveillant en prime une réelle émotion malgré ses maladresses assumées. Dans le ton intello-comique, les interrogations métaphysiques et le recours au fantastique, les réflexions sur la condition humaine et la tyrannie du désir, Woody Allen n’est pas loin! Par une grâce mystérieuse, la diction récitée de Brisseau (très Nouvelle Vague par défaut) en devient délicieusement décalée. A la frontière du ridicule, ses tableaux érotico-morbides n’en sont pas moins troublants. Avec trois bouts de ficelle, le cinéaste parvient même un instant à nous ficher une sacrée frousse, et sa Fille de nulle part compte enfin quelques scènes mémorables, telle cette discussion sur le déplacement «surnaturel» d’un mégot de cigarette ou une hilarante séance de spiritisme avec un guéridon volant... Certes, Brisseau a tourné ce film sans budget ni acteurs professionnels et dans son propre appartement, y jouant luimême... comme un pied. Qu’importe, si le charme opère! Et c’est le cas, tant on est vite happé par cette drôle d’aventure d’un ancien prof de math, veuf inconsolable écrivant un essai sur la nature salutaire des croyances illusoires, qui recueille une jolie SDF effrontée. Farouche cartésien bientôt témoin de manifestations paranormales, le vieil homme déprimé verra en la jeune femme une réincarnation de son épouse, dont la compagnie lui redonnera goût à la vie... Mathieu Loewer SAMEDI 27 AVRIL 2013 A l’affiche à Genève, Lausanne et La Chaux-de-Fonds http://www.lecourrier.ch/108093/brisseau_en_sa_demeure?page=1_____________________ 33 La Fille de nulle part de JeanClaude Brisseau Jean-Claude Brisseau et Virginie Legeay au Festival del film Locarno véritable manifeste de cinéma guérilla. Car tournage léger et micro budget ne signifient pas amateurisme sous la direction d’un cinéaste obsédé par le style et la forme. Chez Brisseau tout est question de mise en scène, et La Fille de nulle part est une véritable leçon de cinéma. Si l’on retrouve les préoccupations mystiques, philosophiques et morales du cinéaste, avec de nouveau des incursions du côté du paranormal et du spiritisme, La Fille de nulle part s’enrichit d’une surprenante dimension émotionnelle qui le fait échapper à un simple exposé théorique. Avec le portrait de cet homme vieillissant, solitaire, misanthrope et idéaliste, Brisseau se livre à une étrange confession intime, sacrifiant pour la première fois à l’autobiographie, à son corps défendant, sans renoncer à sa passion pour le romanesque. Le nouveau long métrage de Jean-Claude Brisseau, La Fille de nulle part, est un émouvant retour aux sources. Le film est autoproduit, interprété par Brisseau, et essentiellement tourné dans son propre appartement, un peu à la manière des films amateurs de ses débuts, et le numérique (employé pour la première fois par Brisseau) remplace le super 8. Le film fait penser à ces œuvres de cinéastes qui n’ont plus rien à prouver mais ont toujours soif d’expérimentations. Le confinement du sujet (la relation platonique entre un vieux professeur et une jeune fille sauvage) et la modestie des moyens apparaissent, davantage qu’un aveu de résignation, comme une authentique démonstration de résistance politique et économique, un Olivier Père La Fille de nulle part a obtenu le Léopard d’Or au Festival del film Locarno où il a été présenté en première mondiale en août 2012. Il sort aujourd’hui en salles, distribué par Les Acacias. http://www.arte.tv/sites/fr/olivierpere/2013/02/06/la-fille-de-nulle-part-de-jean-claude-brisseau/_____ 34 retrouveraient périodiquement à travers une réincarnation rajeunie, formant ainsi une chaîne ininterrompue à travers le temps. Ces réincarnations permettraient d'être toujours sensible à l'érotisme et de ne pas tomber dans le désespoir qui est celui de l'ami de Michel. Le présent se trouve ainsi hanté par le passé (photographies d'acteurs et d'actrices en noir et blanc, affiches de cinéma, jaquettes de films classiques) et par l'espoir du futur ; par des fantômes petits et grands noirs ou blancs. La fusion presque incestueuse des âges et des temps est corroborée par la référence à Hugo et Léopoldine. L'économie de moyen va bien au cinéma de Brisseau. A l'aventure (2009) avait déjà un coté rohmérien avec ses grandes scènes de discussions où l'on prend au sérieux peines de cœurs et de l'âme avec l'envie de séduire son interlocuteur. Ici, c'est tout à la fois Dora et le spectateur que Michel et le metteur en scène essaient d'intéresser à leur discours sur les croyances. Celles-ci sont de trois types. Il y a les religions qui fonctionnent pour ceux qui y croient, la science et l'abandon à l'inconnu. C'est cette expérience sensible à laquelle s'abandonne Michel sachant qu'elle le conduit vers la mort comme l'indique le carton introductif : "Oh Dieu, ouvre-moi les portes de la nuit" attribuée à Victor Hugo ou son fantasme de Dora enlaçant la mort, Jean-Luc Lacuve le 15/02/2013 La nuit pourrait ne pas être le néant et être juste une porte vers une nouvelle vie dans laquelle les amants séparés par la mort se http://www.cineclubdecaen.com/realisat/brisseau/filledenullepart.htm___________________ 35 Un professeur de mathématiques retraité recueille une jeune SDF. Dès lors, des phénomènes mystérieux se produisent... SLEEPING WITH GHOSTS « Faire un film avec rien », voilà l’intention première de Jean-Claude Brisseau avec ce dernier long-métrage. Et dès les premières scènes, cela saute effectivement aux yeux : tourné en DV dans son propre appartement, avec une équipe extrêmement réduite, Brisseau et sa collaboratrice artistique s’accordant les deux rôles principaux. Et pourtant l’ambition narrative du réalisateur est inversement proportionnelle à ce coté home-made. Car La Fille de nulle part vise haut: mysticisme, croyances, fantômes et réincarnation. Oui, sous les aspects familiers d’une relation ambiguë entre un homme âgé et une toute jeune fille (même s’il n’y a pas trop d’érotisme cette fois), La Fille de nulle part est aussi, surtout, un film fantastique. Une révolution ? Pas tant que ça, car ce que l’on retrouve accentué dans cette histoire de fantômes de poche, c’est le mystère qui planait déjà dans les précédents films du réalisateurs (Choses secrètes ou plus encore A l’aventure). Ce qui rend La Fille de nulle part aussi singulier, aussi étrange, c’est cette curieuse alliance entre un fantastique qui ne se cache pas et l’illusion d’ultra-réalisme permanent (renforcé par la DV). C’est justement le coté terre à terre et presque trivial de certaines scènes (les sorties au distributeur, pas forcément indispensables à première vue) qui vient paradoxalement mettre en valeur l’émergence brutale du merveilleux en le rendant lui aussi particulièrement tangible. Traités de la même manière que les autres éléments du récit, les mystérieux cris entendus dans le couloir et les visions éroticomystique deviennent aussi réelles que les meubles ou les affiches de films qui tapissent l’appartement. Bien vu. Et ces scènes fantastiques contaminent en retour les scènes les plus quotidiennes : qu’un mégot se retrouve déplacé par le vent et c’est presque un gouffre d’interprétation métaphysique qui s’ouvre. Mais cette stimulante combinaison est à double tranchant, et il est parfois difficile de faire abstraction du coté relativement amateur de l’ensemble. A quel point le film fait-il vraiment exprès d’avoir l’air cheap ? Et au final, ce mélange de discussions théologiques ultra-sérieuses et de jeu d’acteur un peu bancal rappelle moins un éventuel chic Rohmérien (autre cinéaste du pouvoir de la parole) que le System D d’un Jean Rollin. Ce n’est pas une moquerie, car si on a trop réduit la filmographie de Brisseau à des histoires de fesses, il faut rappeler qu’il possède lui aussi une qualité trop rare dans le cinéma français contemporain : il n’a pas peur du ridicule. par Gregory Coutaut http://www.filmdeculte.com/cinema/film/Fille-de-nulle-part-La-4589.html________________ 36 Oui, les travellings de ce film, aux dires de Jean-Claude Brisseau luimême, ont bien été réalisés avec une poussette. Oui, il a fixé dessus une planche horizontale sur laquelle il a placé son optique. Oui, il a quasiment tout fait lui-même, de la prise sonore sauvage au rôle principal, lui qui, il y a quelques mois à peine, n’avait d’ailleurs jamais touché à un appareil numérique. Et c’est ainsi qu’un vieux baroudeur comme Brisseau emporte le Léopard d’or au festival de Locarno, redécouvre l’épure et l’intime qui lui vont si bien, érige Virginie Legeay en féminité contemporaine et montre à tous nos jeunes réalisateurs de qualité française ce que c’est qu’être jeune. Mais on ne comprendra strictement rien au film en le ramenant à ses quelques tremblements involontaires et autres imperfections de facture. En art, le coût de production n’est pas un argument. Il est aussi aberrant de parler de cinéma pauvre ou de bricolage à propos de ce film que de qualifier une esquisse d’Hartung de misérable sous prétexte qu’elle n’a pas réclamé le quart d’une mine de plomb pour naître sur une feuille. Et tout comme les millions de Django ne sont pas parvenus à rendre Tarantino plus intéressant, les pauvres deniers de Brisseau ne l’ont pas empêché de faire une œuvre magnifique. L’histoire de l’art est comme la rue : on y a 37 nous aiguillant au départ sur cette piste morale, va tout bonnement l’évacuer par trois mots, au bout de quelques minutes de film, lorsque à la provocation de Dora qui ouvre son peignoir pour offrir son sein droit, il répond, imperturbable, comme s’il connaissait trop la musique : « Allez, couvrez-vous. » Les jeux de regards de Mort à Venise tendaient à se toucher ; ceux de La Fille de nulle part ne vont chercher qu’à se comprendre. Comme si le subversif explorateur du corps féminin que fut Brisseau au cours des années 2000, du réussi Choses secrètes à À l’aventure en passant par le très lourd Les Anges exterminateurs, avait trop de fois mordu au fantasme. Loin des scènes orgiaques de ses précédentes productions où l’épaisseur luxueuse des étoffes le disputait à la chaleur étouffante des éclairages, Brisseau retrouve l’épure pour nous offrir une vue inédite sur son espace privé, un appartement trop grand pour lui dans lequel cet ascète dit se sentir mal. Jamais, peut-être depuis Soft and Hard de Godard en 1985, un cinéaste aussi renommé n’avait offert son intimité dans une sincérité aussi touchante, dans cette rupture tonale qui n’appartient qu’à lui et par laquelle il ose, une fois encore, mêler le tragique au burlesque, le fantasmagorique à l’anodin. Car La Fille de nulle part est aussi bien une fiction au découpage classique, percée ça et là de visions surnaturelles, qu’un documentaire brut sur les pièces, couloirs et pas de portes de l’appartement où pense, dort et vit un cinéaste. C’est au prix de cette géniale torsion des genres que les magnificences du mysticisme visuel de Brisseau parviennent à s’incarner dans une simple lumière au fond d’un placard. vu tant de splendeurs à la peau nue et tant de laiderons bien maquillés. Parce que Brisseau est un autodidacte formé à même les images des autres, des milliers de films traversent et constituent le sien. Mais ce qui émeut en premier lieu dans La Fille de nulle part, c’est la raison pour laquelle ce film n’est pas Mort à Venise, raison qui se dresse d’abord comme une indécision : de Visconti à Brisseau, même canevas scénaristique, celui d’un croisement de regards et de corps aux âges opposés. Dora (marquante Virginie Legeay), si elle n’a pas l’âge du Tadzio viscontien, de ses formes aussi rondes que retenues à ses répliques mutines, garde la blancheur et l’écarlate des beautés pubères pas encore découvertes. Et Brisseau-Michel, professeur de mathématiques à la retraite travaillant à l’écriture d’un essai sur les croyances du quotidien, découvre la chevelure maculée de sang de cette jeune fille avec la même certitude perceptive que Bogarde-Aschenbach, musicien réputé en mal d’inspiration, découvrait il y a 42 ans celle du Tadzio parcourue par le soleil vénitien. Plus troublant encore, le fait de retrouver dans le film de Brisseau une musique qu’il nous semblait impossible d’arracher à son socle viscontien, le quatrième mouvement de la cinquième symphonie de Mahler. Dans les deux films, son utilisation, placée sous le signe d’une immense lancinance aux multiples reprises, érige son thème en véritable principe de montage où prime une émotion de tête, un affect de la pensée. Car Mahler, c’est mental. De sorte que la seule chose susceptible de distinguer ces deux récits aux fondements intellectualistes ne pouvait être que la manière dont ils choisissent chacun de répondre à la question suivante : que faire du corps et de ses désirs ? Et c’est bien à partir de ce point que le récit de Brisseau, dès le début du film, s’écarte à mille lieux de celui de Visconti pour tout reconstruire sur un fond bien à lui. La suite du récit, au chamanisme aussi « étrange » que « rigolo » – pour reprendre les mots de Michel face à une apparition –, va préférer transmuer Dora en réincarnation d’un amour passé plutôt qu’en porteur d’un désir nouveau. Si, durant le premier quart du récit, la seule présence de Dora dans son appartement rend Michel heureux comme il ne l’avait pas été depuis le temps où sa femme était encore de ce monde, c’est que Dora a le charme que nos regards prêtent aux choses Car si Visconti érigea le corps en un interdit aussi puissant que la tentation était grande pour son personnage de succomber à l’incarnation charnelle de l’harmonie que symbolisait Tadzio, Brisseau, bien que 38 du passé lorsque nous refusons de cligner des yeux de peur de les faire disparaître à jamais. Brisseau évite alors magistralement la figure du corps troublant qu’il connaît bien (au moins depuis les fesses aussi ingénues qu’hypnotiques de Vanessa Paradis dans Noce blanche qui passaient l’air de rien devant le regard dévasté de Bruno Crémer) que celle, douteuse, de la muse en stase devant un créateur en extase. Car si la beauté de La Fille de nulle part, son irréductible originalité, commence dans cette scène du sein recouvert où la logique de l’attraction des corps est éjectée, c’est au profit de la construction d’un lien entre Dora et Michel bien plus fort que le corps et qui naîtra de la nécessité de faire œuvre commune. De la blessée assise qui écoute, passive, les monologues d’un géant que les règles de vie et la solitude ont rendu « radoteur et Matthieu Bareyre partiellement cinglé », Dora se transforme rapidement en conseillère, collaboratrice, jusqu’à finalement, sur la face imprimée du livre fini sur lequel leurs noms respectifs se retrouvent côte à côte, se découvrir coauteure. Ce que le récit passe une heure et demie à construire et à promouvoir, cherchant des agencements possibles d’une relation rare et inédite, c’est une figure féminine qui, tout en préservant les images de ses mystérieuses variables, ne soit pas autre chose pour l’homme qu’un égal, qu’un indispensable et nécessaire semblable. Comme si La Fille de nulle part commençait sur un récit appartenant au canevas révolu des années 1980 et, nourri de son autocritique, parvenait à finir sur une proposition pour les temps qui viennent. Le nouveau cinéma de JeanClaude Brisseau peut commencer. http://www.critikat.com/La-Fille-de-nulle-part.html__________________________________ 39 LA FILLE DE NULLE PART de Jean-Claude Brisseau Par Hendy Bicaise le 9 février 2013 Le Président du jury de Locarno 2012, Apichatpong Weerasethakul, a décerné le Léopard d’or à La fille de nulle part. A près de 70 ans, Jean-Claude Brisseau reçoit la première récompense majeure de sa carrière. Moins un film-somme – en somme, tous ses films le sont – qu’un parfait aboutissement : une nouvelles histoire de femmes, de chemins intérieurs et de passation. Entre quatre murs, une partition à deux corps : celui de Michel, vieil homme solitaire incarné par Brisseau et celui, d’abord blessé bientôt soigné, de Dora, jeune femme qu’il recueille chez lui. Depuis qu’elle est entrée dans sa vie, Michel s’amuse de nouveau, « comme un enfant ». Quand il confesse le mal-être qui était le sien depuis la mort de sa femme, sans le savoir, il nuance son propos. Heureusement, comme dans A l’aventure (2008) (il faut se remémorer les charmants monologues d’Etienne Chicot), comme dans Les savates du Bon Dieu (2000) (et ses belles répliques à double-sens), l’inconscient prend les devants. Durant cette confession, Brisseau fait s’adosser son personnage contre un poteau, et sur celui-ci est inscrit : « Je ramasse ». Le pauvre Michel est à la ramasse. La mélancolie gagne encore la partie. Le bonheur n’est qu’éphémère chez Brisseau. Déjà, dans Un jeu brutal (1983) et Céline (1992), lorsqu’une jeune fille venait délivrer le personnage principal de ses afflictions, son aide était limitée dans le temps. La fille de nulle part se referme sur le même geste qu’Un jeu brutal, vingt ans plus tôt : le fantôme du protagoniste revient dire adieu à celle qui sut le soulager momentanément de ses tourments. De leurs premiers échanges jusqu’à leurs adieux, la relation qui unit Michel et 40 Dora est séduisante. Mais si le couple occupe tout l’espace, les visages les plus marquants du film ne sont finalement pas les leurs. Deux apparitions furtives attirent l’attention du spectateur. L’une saura stimuler sa compréhension de l’intrigue, quand l’autre semble éclairer les intentions profondes du cinéaste. La première femme. Durant l’une des rares scènes en extérieur, Michel croise une ancienne étudiante (interprétée par Lise Bellnyck, une fidèle du cinéaste). La jeune femme l’embrasse et le trouble. Brisseau a confessé avoir manqué de couper ce passage au montage du fait de sa trop grande résonance avec sa propre vie ; il y est dit que Michel était enseignant et passionné de cinéma américain. Brisseau a finalement gardé la scène, et c’est tant mieux. C’est lorsque l’étudiante réapparait en fantôme, quelques séquences plus tard, que son visage prend une toute autre valeur. Grâce à lui, le spectateur perçoit autrement les spectres qui hantent Michel : ce ne sont pas des oiseaux de mauvais augure, pas plus des anges exterminateurs, ces femmes s’apparentent plutôt à d’anciennes conquêtes du professeur retraité. Reste à savoir pour quelles raisons ces fantômes le persécutent. L’explication se dévoile par une nouvelle apparition. La seconde femme. Quand Michel tend une photo à Dora, sur laquelle est immortalisée son épouse, les inconditionnels de Brisseau reconnaissent une figure bien aimée : María Luisa García. Monteuse, costumière, actrice pour le cinéaste depuis vingt ans, elle prend ici les traits de la femme décédée de Michel. Alors, si lui voit en Dora son premier amour ressuscité, le spectateur peut tout autant supposer que Virginie Legeay, qui incarne Dora à l’écran, soit une réincarnation de María Luisa García. Comme son ainée, l’actrice a déjà été actrice et assistante-réalisatrice pour Brisseau. Une épouse ou sa remplaçante, une collaboratrice ou sa suppléante ; il est bien question ici d’anges gardiens, de passation et de résurrection. Michel les aime autant l’une que l’autre, JeanClaude aussi, suppose-t-on. C’est cet amour, soudainement ravivé, qui provoque la colère de spectres à l’encontre de Michel. Leurs apparitions, inventives et variées, se hissent au niveau de grandes frayeurs du cinéma d’épouvante. Si la fée de De bruit et de fureur (1988) préfigurait celle de Sailor and Lula (David Lynch, 1990), les fantômes de La fille de nulle part s’invitent avec la même indolence glaçante que les visages les plus étranges de Twin Peaks (1992) ou Mulholland Drive (2001). Ce petit jeu des comparaisons n’empêche pas de considérer La fille de nulle part comme une œuvre éminemment « personnelle » dans l’œuvre de son auteur. Or, si Brisseau tient le rôle principal de son dernier film, celui d’un professeur à la retraite doublé d’un passionné de cinéma ; si les décors sont ceux de son propre appartement ; le cinéaste refuse de reconnaitre la part d’autobiographie que chacun serait tenté d’y déceler. Autobio non, mais auto-produit oui. C’est cet autre don de soi qui, paradoxalement, alloue au film ce qualificatif souvent galvaudé : le fameux film « personnel ». Au-delà des comédiens amateurs et des décors réels, l’un des frais de tournage 41 principaux fut l’achat d’une caméra numérique. Et c’est cet objet, pratique et peu onéreux, idéal pour mener à bien des projets limitant infrastructures, soutiens financiers et regards extérieurs, qui permet au créateur de se livrer dans ce qu’il possède de plus intime. Le mode d’enregistrement ne régente plus seulement un régime d’images, mais saisit tout autant les vibrations intérieures de celui qui les ordonne. La révolution numérique est finalement moins esthétique qu’affective. Tout donner, sans réserve, se laisser bercer, se laisser sonder : voilà qui permit à Coppola d’enfanter L’homme sans âge, Tetro et Twixt entre 2007 et 2012, ou à Kim Ki-Duk de façonner Arirang de 2008 à 2011. Le dernier-né de cette illustre famille, c’est La fille de nulle part. Un cadeau inestimable pour les adorateurs de Brisseau. LA FILLE DE NULLE PART (France, 2012), un film de et avec Jean-Claude Brisseau, http://www.accreds.fr/2013/02/09/la-fille-de-nulle-part-de-jean-claude-brisseau.html______ La fille de nulle part À l’heure où se réactive comme jamais la conviction que le cinéma n’est qu’affaire de croyance, et donc de fantômes (il suffit de voir les derniers films d’Apichatpong Weerasethakul, Leos Carax, ou Coppola), La fille de nulle part a tout d’une leçon. Sa morale tient de l’ascèse, quoique le dénuement radical du film lui fût imposé, avant tout, par la situation d’extrême marginalité à quoi l’industrie a condamné Brisseau. Voilà un film tourné à la maison, avec un budget dont beaucoup de courts métrages ne sauraient se contenter, un film fantastique dont les travellings ont été réalisés en fixant la caméra sur une poussette. Brisseau lui-même dit l’avoir fait pour « voir si l’on peut créer de l’émotion à partir de rien ». Très émouvant, traversé par une intense et désarmante mélancolie, La fille de nulle part donne raison à son intuition mais révèle le mensonge derrière la question : sous le « rien » dont parle Brisseau il y a, intact, le talent d’un grand cinéaste. Les habitués de son cinéma reconnaîtront, dans l’histoire de cette relation platonique entre un professeur veuf (Brisseau lui-même) et la jeune fille mystérieuse qu’il recueille, l’étrange alchimie de son cinéma, mélange de philosophie naïve, d’amour du cinéma hollywoodien classique, et de pensée magique (ici on fait tourner les guéridons en s’inspirant de Victor Hugo pour réveiller le spectre des amours défuntes). À la jeune fille, le professeur dit : « Avec vous j’ai l’impression d’être à nouveau un enfant. » C’est bien Brisseau qui parle, livrant le secret de ce film dont la bouleversante innocence lui fait retrouver l’enfance de l’art. Jérôme Momcilovic http://www.revue-etudes.com/Cinema/La_fille_de_nulle_part/7502/15276_______________ 42 On pourrait, bien sûr, s'amuser de l'amateurisme certain avec lequel Brisseau bricole les effets spéciaux de La Fille de nulle part. On le pourrait si Brisseau (lire notre entretien) ne parlait si gravement, si sérieusement, de ce dénuement, s'il n'expliquait qu'il a tourné ce film pour voir « si l'on peut créer de l'émotion avec rien ». Ce ton, propre à Brisseau, c'est aussi celui avec lequel Michel, veuf et ancien prof de mathématiques à la retraite auquel il prête son imposante stature, tente d'expliquer le plus rationnellement du monde à Dora (Virginie Legeay) comment un mégot tombé sur sa terrasse a pu se déplacer tout seul, sans l'aide du vent. Ce ton bouleverse, parce qu'il est plein du sérieux d'un petit garçon qui est sûr de ce qu'il a vu, contre l'avis de tous. C'est aussi le sérieux du magicien, celui qui remet en doute ce que tout le monde avait cru voir. Stanley Cavell disait que, contrairement aux autres arts, le cinéma ne venait pas de la religion mais de la magie. Avec La Fille de nulle part, Brisseau se présente à nous comme un dévot magicien qui aurait fait vœu de pauvreté. Cette pauvreté c'est, de toute façon, le bricolage d'artificier avec lequel Brisseau fait ses films, lui qui aimerait filmer l'absolu avec trois sous en poche. Il faut donc beaucoup suggérer, filmer l'invisible, parler beaucoup (la figure du savant ou du professeur revient toujours), faute de pouvoir tout montrer. Cet art de la suggestion charrie avec lui ses thèmes, filmables sans moyens : la marge, la rébellion et le paranormal, très tourneurien ici, et que Brisseau partage aussi avec Rohmer. Il suffit d'ailleurs de traduire le titre du film en anglais - The Girl from Nowhere - pour redonner au film toute sa dimension de série B. Cette influence 43 eu lieu - à deux pas, le vent (ç'aurait pu être le souffle d'une bouche de métro hollywoodienne) soulève la jupe d'une jeune femme, laissant apercevoir ses cuisses et sa culotte cruelle. Michel, lui, s'amuse comme un fou avec sa sorcière de Dora, écrit son livre sur le rôle des croyances dans la vie quotidienne tout en se laissant croire ironiquement que cette jeune fille est la réincarnation blond cendré de sa femme brune. américaine, qui pousse sur fond de paysage français très marqué, donne à la filmographie de Brisseau un caractère instable et hybride, difficile à identifier, quelque part entre les productions RKO et la série Sous le soleil.La Fille de nulle part assume presque malgré lui cet arrière-plan américain, et il s'agit d'ailleurs littéralement d'un arrière-plan : impossible de regarder le film sans balader son regard le long des piles de DVD et de VHS qui jalonnent les murs de l'appartement de Michel (qui est celui de Brisseau), impossible de ne pas le voir à la lumière de ces titres qui fonctionnent comme des portes entrouvertes laissant passer des courants d'air américain. Il faut voir aussi ces plans douloureux de belles endormies qui jalonnent depuis le début les films de Brisseau, ces plans hallucinés d'un corps de femme nue qui tend la croupe ou bombe le torse. Dora, bien qu'objet d'un amour platonique et paternel, sera elle-même hallucinée, prise dans le rêve balthusien de Michel, projetée nue dans le couloir de l'appartement, sur fond de petites étoiles foncées. Elle-même verra dans ce couloir des phénomènes paranormaux : la jouissance et l'érotisme sont toujours identifiés chez Brisseau à des phénomènes paranormaux. Dans A l'aventure, jouissance féminine et hypnose rejoignaient le même gouffre, expériences interdites filmées comme des mystères dont on ne peut rapporter aucune véritable image, aucune idée précise de l'arrière-monde d'où elles reviennent.Ce poids que traîne La Fille de nulle part tient aussi à cette relation condamnée d'avance entre une jeune fille et un vieux monsieur, relation morte-née, pourrie en ses prémisses, comme dans Noce Blanche. Michel reconduit la figure familière de l'initiateur, du professeur, omniprésente chez Brisseau, figure de celui ou celle qui enseigne à l'autre en frôlant parfois le vampirisme. Ce vampirisme qui cherche à s'étendre rappelle le Ferguson malade de Vertigo et d'ailleurs, sans hasard, le DVD du film trône sur l'une des étagères, pendant que Dora défile devant Michel dans ses nouveaux vêtements, rappelant Madeleine retrouvée défilant dans son tailleur gris. Ferguson et Michel partagent cette même agonie du deuil, ce même regard hébété devant une apparition impossible à figer, et qui glissera toujours du plan pour disparaître. Lorsque Michel recueille Dora qui vient de se faire agresser devant chez lui, commence une sorte de fuite en appartement qui aurait très bien pu prendre les atours du road-trip de bandits amoureux (façon Les Amants de la nuit) puisque l'horizon est le même : les amants traqués tentant de vivre en autarcie, contre le monde et contre la vie. Dora est sans logement, Michel est seul et meurt d'ennui. Dora (qui renvoie sans doute à la Dora de Freud) deviendra sa secrétaire, sa maîtresse désirée, la réincarnation de sa femme, sa fille, son amie. Chacun va ainsi prendre soin de l'autre, à l'image de ce parapluie qui fait canne de fortune pour Dora et qu'elle-même tiendra plus tard sous la pluie, au-dessus de la tête de Michel. Mais cette Dora apparue de nulle part risque de disparaître à tout moment, la moindre escapade hors des murs de l'appartement menace le petit couple - rien ne saurait retenir une jeune fille.Une émotion très forte,une sorte d'angoisse, de nausée existentielle, traverse le film, prend corps avec le peu qu'on voit de Paris, ville triste et ironique, peuplée de filles jolies comme des cœurs. Elle passe aussi par ce regard d'homme vieux et seul porté sur l'éternité des jeunes filles, un regard qui n'a jamais été aussi plein de renoncement. Il faut voir cette très belle scène sur un banc entre Michel et son ami médecin, personnage rothien, qui s'ennuie profondément et constate tristement que le déclin de ses désirs charnels n'a jamais Murielle Joudetle 05 février 2013 http://www.chronicart.com/Article/Entree/Categorie/cinema/Id/la_fille_de_nulle_part-12450.sls 44 Jean-Claude Brisseau : « Les tables tournantes, je les engueule » Jean-Claude Brisseau nous a reçu dans son appartement parisien, où fut presque intégralement tourné La Fille de nulle part. Environnement quotidien du cinéaste, collections diverses, films, livres, photos. Persistance palpable du film, de son climat et de ses scènes. Voix forte de Brisseau. Présence discrète de Lisa Hérédia dans les pièces attenantes. Lieu calme, paisible, propice aux apparitions Chronic’art : D’où est partie l’idée d’intégrer, dans La Fille de nulle part, la forme du dialogue philosophique au genre fantastique ? Jean-Claude Brisseau : Je sortais d’un projet sur la Bande à Bonnot qui n’a pas pu se faire. Frédéric Niedermeyer, producteur d’A l’aventure, m’a alors proposé de faire un petit film qui mélangerait philosophie et ce que je voudrais. J’ai donc écrit le scénario de La Fille de nulle part. Pourtant, si on se place au premier degré, je ne qualifierais pas cette forme de dialogue philosophique - même si de manière générale, tous les films que j’ai pu faire étaient le résultat d’une interrogation sur le sens de la vie. Le personnage que j’incarne écrit un livre sur notre attachement illusoire à un certain nombre de choses qui nous tiennent à cœur (homme, femme, idéologie, religion, carrière). Ce qui est contradictoire, c’est que d’un côté le héros dit qu’il faut dépasser les illusions, quitte à se confronter au vide, et que de l’autre, avec le fantastique, le spiritisme, il se confronte directement à l’inconnu. Il y aurait deux souffrances, deux impasses : d’une part celle de vivre dans l’illusion, de l’autre de se rendre compte que la vérité, c’est la mort. 45 Il y a de ça, oui. C’est un certain sentiment tragique de la vie, qu’il m’arrive en effet de ressentir. Et je ne suis pas le seul. Dans ses grandes lignes, le film parle de la fin d’un deuil, et d’une nouvelle rencontre, d’une amitié. Pourtant vous parlez aussi de meurtre, de mort et de sang. Etant donné l’âge du personnage, la mort ne concerne pas seulement celle de ceux qu’il aime mais la sienne propre. Mais on peut dire aussi que quand on se détache, c’est-à-dire quand on dépasse les illusions, on meurt à soi-même. On trouve le vide. J’évoque ça avec le personnage qui se pend après mai 68. Finalement, si on s’attache à des choses, c’est directement lié au social. Il n’y a pas d’autre raison que le social. On réagit en fonction de l’image que l’autre renvoie de vous. Sartre disait que l’image de l’amour lui avait était donnée par une statue. Statue construite par des hommes. Les attachements sont tous narcissiques du fait qu’on soit tous humains. Aimer, quelque part, ce serait aussi tuer ou se faire tuer. Dans Psychose, le meurtre de Janet Leigh serait l’expression ultime du désir de Norman Bates ? Oui. D’ailleurs, puisqu’on parle de Psychose, si Gus Van Sant a raté son remake c’est en partie parce qu’Anne Heche n’est pas désirable pour deux ronds, notamment dans la séquence de la salle de bain. D’ailleurs je ne sais pas ce que vaut Hitchcock, je ne l’ai pas encore vu Scarlett Johansson me semble plus désirable, quoique trop jeune pour le rôle. Avec La Fille de nulle part, il ne nous semble pas que vous ayez si directement évoqué Psychose, depuis La Croisée des chemins. Ah bon, La Croisée des chemins ? Oui : la grande maison inquiétante, où vit seul votre oncle Lucien Plazanet, qui s’habille en femme et porte des perruques, et puis l’idée d’une menace qui plane… Ah c’est vrai... Mais dans La Croisée des chemins l’atmosphère est moins terrifiante que poétique. Parce que je ne voulais pas foutre la trouille dans ce film. Si La Fille de nulle part contient des éléments fantastiques, ne serait-ce pas, au fond, parce que s’attacher à quelqu’un c’est se laisser hanter par lui, à tout le moins par l’hypothèse de sa disparition ? Oui. J’avais un camarade d’enfance qui est mort soudainement à treize ou quatorze ans, dans une cour de récréation. Sa mère n’a jamais pu supporter, et elle en est morte. Observez Victor Hugo : s’il a commencé à faire tourner les tables, c’était pour retrouver l’âme de sa fille Léopoldine. Dans Demain dès l’aube, c’est comme si la fille était là, présente. Personnellement je crois que nous avons une vision partielle du monde. Je crois en l’existence, non pas forcément de fantômes tels qu’ils se présentent dans le film, mais pour reprendre le mot de Cocteau, « de choses derrière les choses ». Dans vos films, le fantastique vient souvent du fond de l’image : un pan de décor s’ouvre et le fantôme se dévoile dans la profondeur de champ, comme s’il avait toujours été là, caché dans l’image. Si l’irrationnel vient du fond de l’image et non pas, par exemple, du bord du cadre, est-ce qu’on ne pourrait pas dire la même chose des corps, en tant qu’ils renferment toujours, au sein même de leur réalité physique concrète, la grande Inconnue ? Je vais vous livrer le principe de ma raison. Vous remarquerez qu’il y a très peu de gros plans quand je filme des corps nus. Ce qui m’intéresse, à tout le moins dans mes films précédents, 46 c’est le mouvement des corps en général, et de la montée du plaisir et/ou de la jouissance en particulier. Or pour cela il faut les filmer, et donc avoir du recul. Sur Les Anges exterminateurs, je voulais faire une sorte de travelling sur les filles nues, mais le décor qu’on avait prévu ne collait pas, parce qu’on ne pouvait pas mettre les rails. La caméra cognait contre le mur. On a été obligé d’aménager complètement la scène pour la mettre dans un autre décor, dans lequel le travelling était possible. Le principal, c’était d’obtenir le mouvement de certains corps, en particulier ceux des femmes. Vous remarquerez au passage que dans La Fille de nulle part, il y a très peu de nus. Dans mon prochain scénario, qui est fini, il y a une scène érotique - parce que je ne suis pas tout à fait content de ce que j’ai pu faire dans les films précédents, quand ils traitaient de ces questions-là. Cette scène, ce sera pour moi la toute dernière du genre. Pourquoi ? Un producteur m’a dit un jour que tout le monde avait le droit de filmer des scènes érotiques sauf moi. « Parce qu’on peut machiner des trucs contre toi, m’a-t-il dit. Tu es tellement naïf que tu tomberas dans le panneau à chaque fois ». C’est possible. Dans La Fille de nulle part, le travail d’acteur a été très difficile pour vous ? Un enfer. Ce n’est pas moi qui devais jouer le rôle, au début, mais un ami, qui malheureusement était indisponible tous les jours. Déjà, je déteste ma tête. Quand on me demande des photos de moi, je n’en ai pas. Je ne suis jamais photographié, même en privé. Là il fallait en plus que j’apprenne un texte par cœur. Mais l’important c’était Virginie Legeay (actrice dans Les Anges exterminateurs, assistante de Brisseau, ndlr). Moi que je sois moche ou pas, je m’en foutais. Toute la mise en scène est partie d’elle. Le film fait un peu penser, parfois, à Autoportrait de décembre de Godard. Il se filme chez lui, et filme aussi ses collections de VHS, en même temps que des reproductions de tableaux, et des citations. Il filme des accumulations, des stockages, comme s’il avait la volonté de tout posséder, de tout conserver en un seul plan. Derrière le fait de filmer vos collections, pour vous, il y aurait une hantise de la perte ? Non, je ne pense pas. Je ne connaissais pas l’existence de ce film de Godard. Le personnage que je joue est attaché à ces choses, c’est pour ça que j’ai tourné dans cet appartement-là, avec tous ces portraits de comédiens morts depuis plus d’un demi-siècle, des tas de films, des bouquins… En y réfléchissant, on pourrait dire qu’il y a quelque chose de La Chambre verte, dans lequel Truffaut constate que toutes les choses, livres et autres, qui l’entourent, concernent des personnes mortes. Ici, chez moi, c’est pareil, pour la plupart des films et des livres. Mais ce que mon personnage voudrait bien, justement, c’est pouvoir se détacher de ces choses, pas seulement de ce qu’il y a sur ses étagères, mais de se détacher de tout. Donc il y a quand même de la mélancolie chez lui. Il est mélancolique, et lutte pour ne plus l’être. C’est vrai qu’à ce niveau-là, le personnage me ressemble. Je suis un peu mélancolique. La Fille de nulle part, c’était à l’origine pour la petite Virginie… Du fait d’un différend entre nous, je me retrouve à faire la promotion tout seul, alors que le film était fait pour elle, pas pour moi. Et même si elle n’a participé ni au scénario, ni à la mise en scène, elle m’a beaucoup aidé. D’autant que je ne m’attendais pas à un tel accueil du film (Léopard d’or à Locarno 2012, ndlr). Oui, ça me rend triste. Mais même, la plupart des films que j’ai faits, et en particulier La Croisée des chemins, c’est d’une mélancolie assez grande. Presque au sens clinique. 47 On ne s’est jamais vraiment remis du geste du gamin à la fin de De bruit et de fureur, à cause de la noirceur. Vous savez, à propos de La Fille de nulle part (je vous parle de ça parce que c’est pareil dans De bruit et de fureur) on m’a demandé pourquoi les deux filles s’embrassaient. J’ai répondu : 1. que c’était un fantasme du personnage qui les regarde ; 2. que ce dernier était fasciné par l’image de sa mort, de sa propre mort. Dans De bruit et de fureur, le moment où le môme se tire une balle dans la tête, on voit en même temps le corps d’une femme nue. La mort, associée au féminin et à l’érotisme, me taraude, c’est une évidence. On trouve chez vous ces deux tendances : d’un côté la confrontation au mystère du corps, purement physique (en l’occurrence, dans les films précédents, celui de la jouissance féminine) et de l’autre au mystère de l’âme. Les deux éléments sont parfois contradictoires d’ailleurs. Mais si jamais vous trouvez quelqu’un qui a réussi à trouver une réponse au problème complexe de la jouissance féminine, vous me donnerez son nom. Il y a toujours quelque chose d’assez étrange et obscur derrière tout ça. Dans A l’aventure, vous juxtaposez ces deux tendances en mettant deux gestes en parallèle : le spasme sexuel (cambrement) et l’arc hystérique. Ce que je voulais faire avec mon héroïne, dans A l’aventure - sans être parvenu à aller jusqu’au bout - c’est d’aller « voir ce qui se passe ailleurs ». Que la fille arrive à une sorte de jouissance quasi absolue, en tout cas extrêmement grande et violente, en ayant l’impression d’être dans un monde complètement différent. Et que quand elle revient sur terre, elle veut repartir. Pour vous, transgresser c’est transgresser l’ordre établi, mais c’est aussi transgresser les lois physiques ? Tout au moins ça implique la volonté de ne pas vivre dans un monde, y compris physique, qui soit conforme à tout ce qu’on raconte. Le domaine scientifique et les expériences mystiques que certaines personnes ont eues sont extrêmement intéressants à ce sujet. Quand on lit ce que Sainte Thérèse d’Avila raconte de ses extases, c’est assez hallucinant. Ses visions, telles qu’elle les décrit dans son autobiographie, sont parfois très sexuelles… Elle n’était pas dépendante d’un objet humain, ou quel qu’il soit. Alors que nous, nous sommes dépendants de quelque chose. C’est entre autres pour ça que je me suis intéressé au plaisir féminin. On ne jouit pas comme ça, sans bouger. Qu’est-ce que La Fille de nulle part, dans lequel vous jouez, et qui se passe chez vous, aurait à dire de vous, Jean-Claude Brisseau ? Vraiment peu de choses. Ce personnage ce n’est pas moi. Le seul héros masculin qui pourrait être moi, dans mes films, c’est Stanislas Merhar dans Les Savates du bon Dieu. Bien sûr, dans La Fille de nulle part je dis des choses que je pense, par exemple quand je dis que je n’aime pas cet endroit, cet appartement, c’est ce que je pense. J’étais plus heureux dans mon HLM, où je suis né. Dans ce film vous faites passer le spectateur, de manière parfois très brutale, d’un état émotionnel à un autre, chose commune chez vous. Mais dans De bruit et de fureur, par exemple, le mélange des genres appuyait en bout de course une noirceur globale, et croissante. Cette fois, ces mélanges, ces ruptures brutales ne perturbent pas la marche 48 tranquille du film. La Fille de nulle part contient des pics émotionnels très accentués mais le film retrouve toujours un sang-froid, une placidité qu’il garde jusqu’au bout… C’est peut-être pour cela que certains ont qualifié le film comme étant plus apaisé que mes précédents. D’ailleurs même à des endroits du film où les gens ont peur dans la salle, si on regarde bien, il y a encore là quelque chose de comique. Pouvez-vous nous parler de la scène horrifique du fantôme au couteau, qui surgit dans la pièce où nous nous trouvons en ce moment même ? Parmi les plus terrifiantes qu’on ait vues depuis longtemps au cinéma. A ce point-là ? Complètement. J’irais même jusqu’à dire que pour un spectateur jeune, inexpérimenté, cette scène peut avoir quelque chose de traumatisant… (la femme de Jean-Claude Brisseau, Lisa Hérédia, entendant ce qu’on vient de dire, entre dans la pièce en riant, ndlr) Vous riez ? Lisa Hérédia : Oui, parce que quand on l’a tournée c’était très drôle, c’était une petite stagiaire avec un drap sur la tête et deux trous pour les yeux. JCB : Le dispositif était simple. Mais sur la mise en scène, c’était assez préparé. Pour cette scène-là j’ai commencé par accentuer la vie quotidienne, un couloir, des gestes communs, et puis d’un coup j’entends un bruit bizarre. Ce genre d’étrangeté remonte à ma propre enfance de spectateur. Je sentais, sans être capable de me l’exprimer, que si la séquence durait, c’est qu’il se passerait quelque chose. C’est pareil ici. Cette séquence dure, on se demande quand va arriver la chute, et même on commence à douter que cette chute arrivera, puisque nous sommes dans une incertitude - sans doute en partie due au travail sur le mélange des genres. On finit par se persuader que la séquence est finie. Et alors vous nous faites cette blague, féroce, épouvantable : la chute arrive vraiment. Oui, c’est ultra simple sur le fond. Tout le film est comme ça : ultra simple. C’est de la mise en scène, du montage. On peut arriver à foutre la trouille avec rien. Comment est venu le choix de Mahler pour la musique du film ? Par hasard : je me demandais quelle musique utiliser pour mon film, j’avais ce disque, je l’ai écouté. Quand c’est un musicien, il écrit et on regarde ensemble, mais généralement je cherche la musique qui correspond le mieux au film, je me pose devant ma collection de disques, à la campagne, j’en choisis quelques-uns et je les mets en faisant défiler le film, dans la salle de montage. Et là je vois si ça marche ou pas. Jean Musy a signé la musique de beaucoup de vos films, et puis pour Choses secrètes, ce n’est plus lui… En effet, je ne sais plus ce qui s’était passé. En dehors de toutes les musiques baroques qu’on peut entendre dans ce film-là, j’en voulais une autre : l’Adagio qu’on entend dans Platoon. Or c’était trop cher, 360 000 francs, et le musicien du film était incapable d’écrire quelque chose qui ressemblait à ça. Je ne regrette pas la musique religieuse que j’ai finalement choisie, du 49 Vivaldi, qui correspond au sens du film. Mais quand même, l’Adagio de Platoon donnait une tonalité, une force vraiment différente. Comment s’est fait le choix de la Passion selon Saint Jean, qu’on entend au début de Choses secrètes ? Je l’ai choisi parce que Bach donne une dimension beaucoup plus vaste, d’un point de vue historique, au film. Mais dans une version qui n’est plus à la mode, une version plus lyrique, celle de Karl Richter, enregistrée dans les années 60. En général, sur le plan émotionnel, la musique donne quelque chose que l’image ne donne pas. On m’a dit, à propos de Céline, « Pourquoi tu as mis cette musique, à un moment où la poésie passe par l’image ? L’échelle de plan suffit, la musique fait pléonasme ». Or selon moi pas du tout. Elle donne une sorte de grandeur mystique et sidérale que l’image seule ne donne pas. Le fait que Victor Hugo ait fait tourner les tables vous a beaucoup intéressé ? Oui, mais j’ai pratiqué cela bien avant de savoir qu’il l’avait fait lui-même. Dans La Fille de nulle part, à une exception près, on ne sait jamais vraiment si les fantômes sont véritablement à craindre. On m’a fait remarquer qu’il était étrange que les personnages n’aient pas peur pendant les apparitions. Or ayant moi-même eu des expériences avec table en mouvement, je n’ai jamais eu peur. Moi je fais ça en plein jour. Et d’ailleurs, les tables tournantes, je les engueule. Mais il faut faire attention au lieu. Par exemple, ici, dans cette pièce (où a été tournée la séance de la table, dans le film, ndlr), il est impossible de faire tourner les tables. Observez autour de vous et dites-moi pourquoi. (on regarde, on ne voit rien, ndlr). A cause du plancher. Il y a des voisins en dessous, et quand la table bouge, ils gueulent. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté le spiritisme, dans mon HLM : à cause des voisins du dessous. Quelles sont les autres raisons ? On a du mal à imaginer qu’ayant eu des expériences surnaturelles pendant une assez longue période, on s’arrête comme ça, comme par lassitude. C’est vrai que c’est assez extraordinaire. C’est vrai… J’ai vu une table se projeter contre un mur et tout démolir comme dans le film. Je connais des gens qui ont réussi à faire monter un piano d’un étage. Comme ça. Mais vous savez, comme on dit, des gens ont du « fluide », d’autres pas. Ma femme Lisa en a. Mon oncle, l’acteur de La Croisée des chemins, aujourd’hui mort, en avait beaucoup. Et puis oui, je me suis lassé. Avez-vous eu déjà l’idée de filmer une séance ? Non, jamais. Lorsque j’ai fait ça, c’était avant les caméras vidéo. Avec les caméras super 8 vous avez trois minutes d’autonomie. Ça coûte trop cher. Concernant les mélanges sociaux et fantastiques : Les Misérables, que vous évoquez à de nombreuses reprises dans le film, peut aussi se lire comme un roman fantastique, pleins de fantômes, de revenants. Jean Valjean y est même enterré vivant. En outre les personnages sont contraints de se faire illusionnistes pour survivre à la société illusoire. Ils se déguisent, changent de têtes, de noms… On est tous contraints de faire ça. Mon oncle comédien disait qu’on joue tous un rôle dans la vie, qu’on est tous comédiens. Jouer un rôle, je vous avouerais qu’avec le temps, j’en ai marre… C’est une des raisons pour lesquelles je ne me prête plus à des choses trop vaines, relations factices, soirées, toutes ces choses pour se faire connaître. De toute façon on aura 50 tous disparus dans un siècle. Dans quelques millions d’années, qu’est-ce qui restera de nous ? On vit dans une illusion. Se faire reconnaître, ça sert à rien. J’ai été content de faire des films quoique ça m’ait rendu plus souvent malheureux que je n’aurais pensé, notamment sur ce film, à cause des problèmes dont je vous ai parlés. Mais à quoi bon Que vous évoque le ciel étoilé ? C’est une figure récurrente chez vous (La Fille de nulle part, mais aussi Céline, Les Anges exterminateurs, À l’aventure), comme chez Hugo d’ailleurs. C’est pour moi l’énigme de la condition humaine. Et aussi quelque chose de poétique, puisque ça nous renvoie au monde à quatre dimensions. Comme l’étoile la plus proche est à quatre années lumière et demie de nous, il faut quatre années lumière et demie pour que sa lumière nous parvienne. Donc le ciel, c’est également une image illusoire. C’est quelque chose de simple, aussi. Les enfants regardent les étoiles. « J’aurai l’air d’être mort mais ce ne sera pas vrai » : c’est par la fin du Petit Prince que finit De bruit et de fureur… Oui. Et puis vous savez, le ciel étoilé, je le filme souvent sur une toile peinte. Vincent Garreaule 05 février 2013 http://www.chronicart.com/Article/Entree/Categorie/cinema/Id/la_fille_de_nulle_part12450.sls#!Article/Entree/Categorie/webmag/Id/jean_claude_brisseau_____les_tables_tournantes__je _les_engueule___-12449.sls 51 "La fille de nulle part" : trouble érotico-fantastique chez Brisseau par Romain Le Vern le 05 février 2013 CRITIQUE. "La Fille de nulle part", le beau home movie de Jean-Claude Brisseau, explore toutes les angoisses du réalisateur hors-norme. Michel Jean-Claude Brisseau, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme et occupe ses journées à l'écriture d'un essai sur les croyances qui façonnent la vie quotidienne. Un jour, il recueille Dora (Virginie Legeay), une jeune femme sans domicile fixe, qu'il trouve blessée sur le pas de sa porte et l'héberge le temps de son rétablissement. Sa présence ramène un peu de fraîcheur dans la vie de Michel, mais peu à peu, l'appartement devient le théâtre de phénomènes mystérieux. Brisseau et la jeune SDF (Virginie Legeay) qu'il recueille chez lui - un sein exhibé, un refus poli de Brisseau et on n'en parlera plus. Ensuite, Brisseau joue dedans, et ce n'est évidemment pas un hasard : ce mathématicien paranoïaque et fermé à la vie, esprit cartésien confronté à l'irrationnel, a beau être fictif, il pourrait bien lui ressembler comme deux gouttes d'eau. D'autant que la volonté d'expier un traumatisme, la peur du regard des autres sont autant de sujets qui l'obsèdent. Mais "La fille de nulle part" n'a rien d'un film rabougri, c'est un film de fantômes avec des anges et des démons où l'imaginaire, l'effroi comme le merveilleux réveillent et réparent un personnage dormant les yeux ouverts. Lors de son procès en 2005, Jean-Claude Brisseau, accusé d'avoir manipulé deux actrices lors du casting de "Choses Secrètes", se défendait en confessant vouloir faire un film sur le rapport entre le plaisir et l'interdit et filmer la montée du désir comme Hitchcock le faisait avec la peur. A l'époque, tout le monde lui avait ri au nez - ou presque. L'anecdote est bonne à savoir avant de visionner "La fille de nulle part". Après avoir exploré les arcanes du désir féminin ("Les anges exterminateurs", "A l'aventure"), Jean-Claude Brisseau revient en force avec ce beau home movie qui pourrait bien être ce qu'il a réalisé de mieux depuis "Choses Secrètes" (2002). Pour croire à ce cheminement des ténèbres à la lumière jusqu'à l'illumination finale, il faut croire Brisseau. Il faut avoir la foi, comme lui ou comme Apichatpong Weerasethakul (le réalisateur thaïlandais Palmé d'or au Festival de Cannes avec le miraculeux "Oncle Boonmee - celui qui se souvient de ses vies antérieures") qui lui a remis un Léopard d'or au Festival de Locarno l'année dernière. Il faut écouter Brisseau psalmodier des dialogues ésotériques. Et il faut enfin - parce que le film sait être drôle aussi - le voir se disputer avec les fantômes. Au fond, peu importe qu'il ait été réalisé avec rien (la foi, encore, toujours), ce film existe. Envers et contre tous. Brisseau exorcise les démons Deux choses. Déjà, ironiquement, l'érotisme est évacué dès la première rencontre entre http://lci.tf1.fr/cinema/news/la-fille-de-nulle-part-trouble-erotico-fantastique-chez-brisseau-7809757.html 52 La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau Le 28 février 2013 par Michel Bezbakh Alors qu’il mène une vie d’intellectuel solitaire, prof de math à la retraite en pleine rédaction d’un ouvrage philosophique, Michel (Jean-Claude Brisseau) entend des bruits étranges. Sur son palier, un homme passe à tabac une jeune femme. Il s’agit de Dora (Virginie Legeay), que Michel recueille, soigne, et apprend à aimer. Jusqu’à la considérer comme la réincarnation de sa femme, morte il y a vingt-sept ans. L’affiche de Sueurs froides domine régulièrement l’arrière-plan. Jean-Claude Brisseau a voulu faire son propre Vertigo. L’étrange apparition de cette jeune fille blonde naturelle et insaisissable marque le début de phénomènes paranormaux – dont le climax correspond à un instant de pure terreur. La banalité du quotidien est progressivement gagnée par le fantastique jusqu’à ce que l’on ne sache plus distinguer le vrai du faux, ce qui relève de l’imaginaire ou de la réalité. On se demande si toute cette histoire n’est pas le fantasme d’un homme trop seul pour garder la tête froide. Si cette vidéo d’un schizophrène dont Michel s’inspire pour 53 écrire son livre ne correspondrait pas exactement à ce qu’il est en train de vivre. Peut-on placer une confiance aveugle en nos perceptions ? La question mérite d’être posée au spectateur de cinéma, trompé sans cesse par les subterfuges du septième art. Le film amène l’interrogation avec intelligence, en jouant notamment de manière très fine sur le horschamp, et de façon plus grossière mais amusante sur le montage. Dans cet appartement habité par les films, les livres, les morts et les vivants, les boitiers de DVD s’accumulent sur les étagères comme autant de souvenirs, d’illusions, d’histoires que l’on a crues vraies sans jamais vraiment être dupe. La Fille de nulle part raconte cet étrange besoin de l’homme, celui de croire à quelque chose. C’est un film cultivé, cultivant, habité. Mais c’est bien plus la forme de l’objet qui fascine que les idées qu’il véhicule. L’écart entre le jeu de Jean-Claude Brisseau, qui s’évertue à réciter son texte le plus mal possible, et celui de Virginie Legeay, beaucoup plus naturel, est l’une des spécificités du film. On n’est pas surpris d’apprendre que cette dernière, co-auteur de l’œuvre, admire Eric Rohmer. Il n’est pas surprenant, non plus, de savoir qu’elle s’est d’abord intéressée à la dimension sonore du cinéma, tant cet univers du film est extraordinairement matériel, chaleureux, palpable. Mal maîtrisé, certes. Mais à l’image du jeu d’acteur de Jean-Claude Brisseau, volontairement bâclé, le bénéfice que tire un film de sa technique est ici intentionnellement réduit au maximum. L’image numérique n’est pas belle, les prises de son, souvent mauvaises. Comme par magie, l’approximation technique crée une harmonie fascinante. La Fille de nulle part manie un cinéma très proche du spectateur, qui, comme par modestie, élude son infinie complexité pour se livrer tout entier, tel une offrande très personnelle. C’est l’un de ces films « faits à la maison », avec trois francs six sous, qu’on a l’impression de pouvoir réaliser soi-même. Pour faire du cinéma, il suffit parfois d’une caméra, d’une lampe, et d’un micro posé sur une table. Mais tout le monde n’est pas capable de faire du grand cinéma. Tout le monde n’est pas capable de créer ce suspense très particulier, presque inexistant et pourtant si présent, de parler à chacun de nous aussi intimement que le fait Jean-Claude Brisseau. Ce film de nulle part est un joli cadeau. http://www.cadependdesjours.com/Cinema-critique/la-fille-de-nulle-part-de-jean-claude-brisseau/ 54 « Une nuit, en me réveillant et me retrouvant seul, nu, démuni devant le vide de ma condition… pour calmer mon angoisse, je me suis mis à prier Dieu auquel je ne crois pas… » sur les croyances humaines quand un bruit de lutte l'attire dans le couloir de son immeuble. L'agresseur prend la fuite, une fille blonde est affalée dans l'escalier avec du sang partout : c'est ainsi que l'étrange Dora fait irruption dans la vie de Michel. Quand je dis étrange, ce n'est peut-être pas le bon mot, c'est juste pour vous faire signe, vous dire qu'il ne faut pas croire que vous entrez ici dans une histoire banale. C'est bien une rencontre d'exception qui va se produire entre cet homme et cette jeune femme, et par la même occasion entre nous et le film. Ange gardien, sorcière, médium… Dora a une façon d'être là, si simple et si évidente, si attentive, que le dialogue s'établit très vite entre le solitaire jamais consolé de la disparition de sa femme et la fille sans attache surgie de nulle part. Pourquoi, à un moment précis de votre existence, se produit la rencontre qui vous redonne le goût du jeu, ravive votre curiosité, vous interpelle et vous fait bouger… Depuis que Dora est là, le bouquin de Michel trouve un nouveau rythme, les idées affluent mais aussi de curieuses manifestations apparaissent dans cet appartement jusqu'alors tranquille, comme si les interrogations de Michel bousculaient un monde parallèle au nôtre, dérangeaient les fantômes… Des manifestations qui ne semble pas étonner Dora, comme si lui étaient familières « ces mystérieuses rencontres avec l'invraisemblable » dont parle Victor Hugo C'est un gros ours mal léché, solitaire, même plus jeune et même pas beau… Quoique… On pourrait s'interroger sur la relativité de la notion de beauté tant il apparaît ici que ce qui émane de l'être humain et vous attache se situe bien audelà du simple aspect physique. Il y a les apparences et il y a le reste, tout ce qui se trame en filigrane de nos vies, de nos corps, au-delà de ce que l'œil perçoit, audelà de ce qu'on croit savoir de soimême… Et c'est bien le miracle du film de remuer avec une intensité peu commune toutes les formidables interrogations qui traversent nos existences, sur ce qui nous dépasse et nous meut. L'homme, dans un appartement chaleureux aux rayonnages gavés de bouquins et de films, se concentre sur l'écriture d'un essai 55 qui pratiquait abondamment le spiritisme dans sa maison de Jersey… depuis Un jeu brutal, De Bruit et de fureur, Céline… de retrouver le bonhomme investi comme jamais dans un film nourri de son histoire, de ses douleurs, de sa curiosité insatiable. S'il se met lui-même en scène dans le rôle de Michel, Virginie Legeay lui donne la réplique dans une connivence qui dépasse largement le rapport habituel entre acteurs (n'est-ce pas elle qui a eu l'idée originale et a poussé Brisseau, avec Lisa Heredia, son épouse et collaboratrice, à aller au bout de cette histoire ?) : leur duo est extraordinaire et bouleversant. Quand à la 5e symphonie de Malher qui ponctue les images, accompagne en douceur tout le film, elle renforce son mystère, le colore d'une nostalgie sublime et donne envie de le revoir en boucle sitôt les dernières notes tues, les dernières images évanouies… A mille lieues des films qui coûtent des millions d'euros et ne produisent que du vide, le film de Jean-Claude Brisseau, tourné dans son propre appartement, produit avec le cachet perçu pour le dernier passage de Noce blanche à la télé, est une merveille foisonnante de richesse et d'invention, entre réalisme et fantastique, un poil mystique et profondément athée. Le film est si personnel et d'une telle liberté que Brisseau lui-même n'en est pas revenu d'avoir reçu le Léopard d'Or au Festival de Locarno. Cinéaste atypique, un peu en retrait ces dernières années, il est encore plus émouvant pour ceux, dont nous sommes, qui l'ont aimé dès ses débuts, http://www.cinemas-utopia.org/bordeaux/index.php?id=1961&mode=film_________ 56 jouant à domicile, le film courait le risque de rester là où la fille était annoncée, c’est à dire nulle part. Force est de constater qu’il n’en est rien, et c’est tant mieux. Car Brisseau choisit de concentrer son propos sur quelques thèmes qui lui sont chers. Les illusions, les fantômes, le désir comme nécessité de l’existence, tout cela apparaissant comme une déclaration d’amour au cinéma et au pacte faustien qui lie le spectateur au film. Pour cela le cinéaste s’appuie sur une intrigue minimale concernant Michel, prof de math à la retraite et veuf, venant en aide à Dora qu’il découvre tabassée sur le pas de sa porte. Ce qui se joue entre les deux a tout de l’échange immatériel, entre la jeunesse et l’expérience, la liberté de celle qui n’a rien et l’emprisonnement psychique de celui qui n’a plus personne, entre l’ésotérisme érotique de Dora et la rationalité marxiste de Michel. Féconde à la fois pour l’une et pour l’autre, ce qui démarrait comme une confrontation entre deux animaux solitaires se transforme au fur et à mesure en un tandem complice, une couplicité des misfits de la société. Avouons qu’on l’avait un peu volontairement perdu de vue, Brisseau. Très exactement depuis que son nom était apparu plus souvent dans les chroniques judiciaires que dans les pages cinéma des journaux, et pour une histoire de cornecul - un casting auprès de deux comédiennes, poussé jusqu’au harcèlement sexuel, qui lui avait valu une condamnation à un an avec sursis et 15 000 euros d’amende. Une trilogie de films priapiques plus loin, on ne savait donc plus trop à quoi s’attendre de la part de l’auteur de l’indépassable De bruit et de fureur. D’autant qu’en annonçant un huis clos entre une jeune femme recueillie dans une volée d’escaliers et l’ogre Brisseau Cinéaste marxiste, Brisseau profite en outre de cet écart de générations pour transmettre, sans fausse nostalgie, 57 mais avec un désespoir poignant, les rêves brisés de mai 68. Racontant d’une part à Dora le suicide de l’un de ses camarades de révoltes après la reprise en main gaulliste, écoutant d’autre part son plus vieil ami disserter sur le désir qui refuse de se rendre malgré le temps qui passe, le laissant terminer par cette réplique : « le Parti « d’ailleurs économique ». Disposant de 70 000 € provenant de la diffusion télé de l’un de ses précédents films, le metteur en scène a profité de ce régime forcé pour enlever tout le gras qu’on voit dans le cinéma français actuel. Réduisant à l’os son équipe avec un chef opérateur, et trois comédiens plus lui même, son cinéma retrouve en légèreté, en efficacité, comme s’il renouait avec cette nécessité vitale qui fait le sel des films de la nouvelle vague française. Contrairement à Truffaut qui, lorsqu’il tourna La peau douce dans son propre appartement parisien, marqua son arrivée dans le cadre bourgeois d’un cinéma traditionnel, Brisseau fait le chemin inverse et revient à la forme de ses premiers courts métrages, ceux qui avait donné envie à Pialat (et Rohmer) d’aider le jeune prof de français cinéphile à passer la rampe de la réalisation longue. Voir revenir ainsi à la vie un cinéaste qu’on croyait disparu, ou, à tout le moins passé à l’état de spectre ne peut que nous réjouir. Il aura fallu que chez Brisseau le bruit laisse sa place au (presque) silence, pour voir ressurgir une sorte de fureur. Celle du beau geste, celle du cinéma. m’a nommé au conseil municipal. Et pourtant je m’emmerde ». Auraient-ils halluciné leurs jeunesses ? Ce thème de l’illusion d’ailleurs parcours l’ensemble du film, lui donnant une vigueur particulière, sans laquelle peut être la relation entre la belle (Virginie Legeay), et la bête (Jean Claude Brisseau) aurait pu n’être qu’un aimable face à face rohmérien. C’est alors que Brisseau fait intervenir l’un de ses meilleurs motifs, celui du fantastique. On ne pensait pas encore possible de pouvoir surprendre un spectateur avec une prise de son saturée et une paire de draps. C’est pourtant ce qui arrive, révélant par là, toute l’ingéniosité, la précision dans le découpage des scènes de Brisseau. Donnant à voir ce qu’on pourrait se résumer tout simplement par un talent de cinéaste. Talentueux, Brisseau l’est aussi certainement pour avoir réussi à monter son film dans une sorte Thomas Bauder http://www.regards.fr/web/la-fille-de-nulle-part-le-home,6219__________________ 58 Poème d’amour fulgurant envers la Femme, le nouveau Jean-Claude Brisseau est une œuvre austère et fragile qui mérite amplement son Léopard d’Or au festival de Locarno. L’argument : Michel, professeur de mathématiques à la retraite, vit seul depuis la mort de sa femme et occupe ses journées à l’écriture d’un essai sur les croyances qui façonnent la vie quotidienne. Un jour, il recueille Dora, une jeune femme sans domicile fixe, qu’il trouve blessée sur le pas de sa porte et l’héberge le temps de son rétablissement. Sa présence ramène un peu de fraîcheur dans la vie de Michel, mais peu à peu, l’appartement devient le théâtre de phénomènes mystérieux. Notre avis : Si le grand public connait le cinéma de Jean-Claude Brisseau par Noce blanche (1989) avec Vanessa Paradis et Bruno Cremer, ceux qui ont suivi la carrière en dents de scie du réalisateur savent à quel point l’artiste a évolué au cours des décennies, allant vers toujours plus d’épure cinématographique. Si Brisseau n’a pas toujours touché juste (on se rappelle les échecs artistiques des Savates du bon Dieu ou encore de l’amère expérience de A l’aventure en 2009), il a su imposer au cours du temps un style et des thématiques qui en font un auteur incontournable du cinéma français, et ceci même si ses meilleurs films (Céline, 59 Choses secrètes, Les anges exterminateurs) sont toujours reçus avec un certain dédain par les critiques. Les choses ne devraient pas changer avec La fille de nulle part puisque le cinéaste continue ici de tracer sa voie au mépris des modes et des goûts contemporains. Encouragé par l’actrice Virginie Legeay, Brisseau nous revient avec une œuvre intimiste et fragile, tournée avec une petite caméra numérique dans des conditions extrêmement précaires qui rappellent les récentes expériences d’Alain Cavalier. Se situant dans un appartement parisien, le huis clos concerne un ancien professeur de mathématiques solitaire qui recueille une jeune femme perdue et qui converse avec elle au sujet de la religion, du sens de la vie, de l’amour et du temps qui passe. Autant de thèmes qui sont évoqués par le cinéaste – il interprète lui-même le rôle de l’écrivain – avec un sens évident de la formule, doublé d’une gravité qui fait tout le sel de ces conversations métaphysiques. Alors qu’il fait profession de foi d’un athéisme proche du nihilisme, le réalisateur se laisse pourtant une fois de plus tenté par l’évocation des esprits qui finissent par exsuder des murs de l’appartement. Comme dans ses œuvres précédentes, Brisseau nous met en présence de visions fantastiques, tour à tour menaçantes ou bienveillantes. Ces apparitions furtives sur fond de musique classique (la sublime 5ème symphonie de Mahler) nous renvoient alors à un fantastique surréel (et non pas surréaliste) qui évoque le cinéma d’un Cocteau ou encore les poussées mystiques des derniers Bresson. Malgré la précarité du dispositif formel, le cinéaste parvient même à rendre hommage à la peinture de la Renaissance à travers de nombreuses compositions picturales très travaillées. Certes, on pourra lui reprocher de s’être laissé convaincre d’interpréter lui-même le rôle principal. Son jeu maladroit nous laisse d’abord dubitatif, avant de conférer au film une allure Nouvelle vague qui n’est pas pour nous déplaire. Très belle déclaration d’amour envers la femme (ou plutôt toutes les femmes), La fille de nulle part ne fera une fois de plus pas l’unanimité, mais ce poème cinématographique devrait réconcilier une bonne fois pour toutes les déçus de A l’aventure avec un auteur qui n’a pas fini de nous enchanter. Virgile Dumez http://www.avoir-alire.com/la-fille-de-nulle-part-la-critique______________________ 60 Avec La fille de nulle part, Jean-Claude Brisseau nous ouvre une nouvelle page de son journal de fiction intime. Comme un novelliste de l’image, à la lisière du conte et de la fable, il nous invite à la rencontre de Dora, jeune fille désœuvrée, et de Michel, l’écrivain solitaire qui la recueille ensanglantée alors qu’elle vient d’être agressée dans l’escalier. Comme frappés d’une malédiction, ceux qui la côtoient, d’abord séduits par son énigme insondable, semblent pressés de s’en débarrasser. D’un côté cet ancien professeur de mathématiques, intellectuel misanthrope et rationnel s’interrogeant sur les religions et les croyances, de l’autre côté Dora fille des rues, paumée, sans domicile fixe mais au mystère presque surnaturel. Venue « de nulle part », elle semble même communiquer avec les esprits. Brisseau exploite cette sensation de fossé entre générations à travers ces deux personnages symboliques qui prennent chair avec leurs mots. Entre le vieux bougon partagé entre la pitié et la méfiance et la jeune femme le regardant comme un homme d’un autre temps s’installe une curieuse communication, faite de confrontation, de fascination, puis de sentiments ambigus qui sans jamais être vraiment charnels finissent par ressembler à de l’amour, mais un amour qui n’obéit pas aux règles établies. Car si l’arrivée de Dora dans l’appartement semble bouleverser le monde des morts comme celui d’un vivant, si des éléments surnaturels surgissent avec elle, Dora apporte le rêve à celui qui n’en a plus, la présence à celui qui n’était plus habitué qu’à lui-même. Cette irruption est dichotomique, cette ultime source de vie s’affirmant aussi comme le signe d’un au-delà qu’elle ouvre au vieux professeur. 61 Avec La fille de nulle part, filmé en HD chez lui avec les moyens du bord et quelques acteurs, dont lui-même dans le rôle principal, Brisseau semble réinventer son cinéma, en redécouvrir les formes. C’est d’une maladroite et précieuse beauté que s’emplit La fille de nulle part dans ses plans parfois approximatifs ou sa prise de son parfois défaillante. Fragilité de l’instant, émotion de l’incertain et de l’accidentel. Ce sont de ces failles même, de ces imperfections que jaillit l’insaisissable magie. Brisseau met toujours en garde dans ses interviews contre le parallélisme du personnage et de l’auteur. Déjà dans A l’aventure, « l’homme sur le banc », cet étrange philosophe errant qui discourait sur le bonheur, les croyances et la vie avec l’héroïne, ne pouvait que nous ramener aux préoccupations du cinéaste. Ce précédent opus constitue un fabuleux prologue à cette ambiguïté autobiographique. Ici l’identification de Brisseau – entre mémoire vécue et fantasmée - à cet ancien professeur solitaire passionné de Ford et d’Hichcock, que ses anciennes élèves n’ont jamais oublié et qui viennent lui faire la bise avant leurs adieux, est plus que jamais tentante, même si Brisseau joue évidemment malicieusement avec son moi. Avec comme décor son appartement, ses livres et ses dvds en évidence (y compris celui de Choses Secrètes), Michel se lance dans des débats métaphysiques et philosophiques, et lorsqu’il s’interroge sur la véracité des Saintes écritures, on ne l’arrête plus, à l’instar de Brisseau en interview partant de digression en digression, que l’on retrouve mot pour mot dans le discours de son héros. Sa vision n’est d’ailleurs pas exempte d’une ironie, d’un sens de l’autodérision, comme lorsque Dora répond face à la satisfaction de Michel d’avoir enfin pu avoir la seule conversation passionnante depuis des années : « vous appelez ça une conversation ? J’aurais plutôt dit monologue ». Car La fille de nulle part n’est pas seulement beau, il est également drôle, entre ses joutes verbales, ces échanges du mûr et du juvénile, et ces sourires spontanés. Rarement l’univers du cinéaste n’avait paru si lumineux, radieux, excepté peut-être les Savates du bon Dieu . Brisseau n’en oublie pas pour autant la séduction du romanesque et du poétique. L’alchimie qui naît progressivement au sein de ce nouveau couple est d’une émotion folle, vraie, palpable. Ce qui fait que Brisseau reste et restera probablement l’un des plus importants cinéastes français vivants tient à sa capacité à exploser les frontières du réel et du rêve. Ni l’un ni l’autre n’existent, il s’agit d’un même monde. Le fantastique appartient au quotidien, 62 les tables tournent, Michel interroge les textes écrits ; le spirituel dialogue avec le spiritisme. Littérature, réalité tangible, fantômes, corps nus déposés sur un autel ne font qu’un. Et même lorsque le spectre apparaît c’est pour être ramené par Michel à une réalité palpable, pour y être désacralisé, débarrassé de ses atours anxiogènes ou fascinatoires. « Si tu crois que tu me fais peur, tu te trompes, descends de là, je veux juste savoir qui tu es ». Alors qu’on aurait pu s’attendre à la traditionnelle apparition bleutée et diaphane telle qu’on la voyait dans De bruit et de fureur ou Céline, et même ses trois dernières œuvres, Brisseau choisit de prendre le contrepied de son inspiration en changeant de ton et de couleurs. La lumière est étrangement rosée et les revenants y montrent leurs visages en plein jour, et en toute simplicité. Malgré cela, les visions spectrales de Brisseau restent superbes, grands corps étirés en lévitation, enveloppés dans des longues robes noires. Une fois n’est pas coutume, ici encore, Brisseau restera un homme qui aimait les femmes. L’érotisme y est visuellement discret (une hallucination saphique sur un autel vient nous rappeler combien Brisseau aime filmer la nudité) mais toujours palpable, instaurant un trouble subtil. Et son actrice, la formidable Virginie Legeay apporte toute la force fragile de la jeunesse au personnage de Dora. De film en film l’univers de Brisseau s’imprègne de la vieillesse et de la mort, évoquant toujours un peu plus distinctement l’approche de la disparition, la vie comme un intervalle avant l’heure dite. Jean-Claude Brisseau, cinéaste-philosophe à la fois passionné et candide, naïf et érudit, s’emporte comme un enfant dans ses raisonnements infinis. Il se laisse glisser en Michel, nous invitant à prendre part à un voyage flottant, galvanisé par cette fusion de l’intime et de l’imagination. Dora et Michel incarnent deux mal-de-vivre, de celui qui commence et de celui qui n’est déjà pas loin de la fin. Le vide métaphysique et le doute, au centre de l’œuvre du réalisateur, n’auront jamais été aussi présents que dans La Fille de Nulle part mais la réponse de Brisseau cinéaste est la même que celle de Brisseau personnage. La raison de vivre dans un monde sans Dieu subsiste dans le désir de créer. La fille de nulle part en apporte la preuve irréfutable. Elle est splendide. On ne l’en remerciera jamais assez. http://www.culturopoing.com/Cinema/Jean+Claude+Brisseau+La+fille+de+nulle+part+-5357 63 La Fille de nulle part 05 fév. 2013 Par Cédric Le Penru Jean Claude Brisseau avec très peu d'argent (la recette d'une rediffusion télé de Noce blanche) se lance dans un exercice de reconquête de la pureté originelle du septième art, filmant un quasi huis clos en son appartement. Bref, un film « fait à la maison », au sens propre. Nous voilà donc face à un objet filmique aux antipodes des productions Europa Corp, de l'idée même que l'on peut se faire de la super production voire de la « nouvelle qualité française » ; façon jeune cinéaste super branchée qui joue de l'OMD en fond sonore. Ici ce sera du Mahler (la cinquième) du début jusqu'à la fin, et c'est sublime ! Combien de films français avons-nous vus l'année dernière où l'excès de moyens semblait n'être là que pour masquer l'indigence du discours et/ou du scénario. La Fille de nulle part en est l'exact contraire : Un manque de moyens au service d'un propos intelligent. l'histoire (un plan façon peinture Renaissance Italienne, un passage très Scary movie). Les digressions de dialogues entre les deux protagonistes (autour de la religion, de la foi, de la Bible) ne sont pas sans rappeler la justesse des longs échanges et apartés chers à Rohmer. Le jeu d'une sincérité redoutable de la jeune et belle Virginie Legeay vient compenser ce qui apparaît comme certainement la plus mauvaise idée de l'oeuvre : J.C. Brisseau joue lui-même le principal rôle masculin (Michel). La fausseté de sa diction (ainsi que d'étranges blancs entre les mots) laisse cependant place, via l'indolence poétique du dispositif, à une acclimatation presque agréable de l'auditeur. Un peu à la manière des réalisateurs de la Nouvelle Vague qui ne s'appesantissaient pas trop sur l'excellence du jeu mais cherchait à tout prix l'authenticité et la « vérité » des situations, le réalisateur de L'ange noir ne s'encombre pas d'un excès de maniérisme qualitatif. Enfin, la beauté des thèmes évoqués et cette déclaration d'amour aux femmes (les présentes et les absentes) que nous offre ici le cinéaste laissent le spectateur sur une impression de vraie et belle complétude cinéphile. L'argument de départ est pourtant simple : Michel recueille Dora (troublante Virgine Legeay) qui vient de se faire tabasser sur le pas de sa porte, mais la jeune femme est étrange. Méprisant l'avis de son meilleur ami (Claude Morel, médecin d'amitié), ce professeur de mathématiques à la retraite et veuf se met à héberger de manière permanente la demoiselle, pourvue visiblement de pouvoirs quasi surnaturels. Et ça tombe bien l'homme est en train d'écrire un livre sur les croyances. Malgré la grande faiblesse des outils de captation visuels (caméra DV « bruitant » les zones sombres et à l'étalonnage des couleurs capricieux) et sonores (souffle à tous les étages et yoyo incessant des niveaux), cet opus sait nous frapper de plusieurs chocs visuels au moment des « escapades » fantastiques de Un long-métrage à voir absolument - ne serait ce que pour prouver à tous les nababs du cinéma français que l'on peut faire beaucoup (et bien)... avec (presque) rien. http://www.ecranlarge.com/movie_review-read-33008-178071.php______________ 64 samedi 2 mars 2013 La Fille de nulle part - Jean Claude Brisseau 4/10 "Fait maison" M. Jean Claude Brisseau ne parvient plus à financer ses films. M. Jean Claude Brisseau a donc la brillante idée, pour son nouveau film, de tourner (et de se mettre en scène) dans son propre appartement. Si un grand souffle mystique non dénué d’intérêt se dégage de ce nouvel opus, La Fille de nulle part est aussi un film d'auteur terriblement prétentieux, laid, et stupide. office L'aspect « poétique fauché » du film de Brisseau est mis à nu dès la première scène : Il recueille Dora, soit disant gravement blessée par son agresseur. L'artifice est parfaitement visible, on en conclut donc que c'est une volonté du réalisateur (l'agression n'est également pas montrée). L'atmosphère du film, peu sérieuse, peut donc plaire aux premiers abords. Malheureusement, elle va se dégrader tout au long de la progression de cette histoire ridicule, et petit à petit, nous commencerons à entrevoir une grande panne d'inspiration du scénariste, Brisseau lui même. Enormément de scènes par la suite apparaissent comme faisant de « bouche trou ». Le lieu de tournage étant son propre appartement, Brisseau n'hésite pas à étaler sa culture et sa passion pour le cinéma (Bergman, John Ford et d'autres seront évoqués), ou même à en faire explicitement référence (scène terrifiante avec la copie conforme de Norman Bates de Psychose d'Hitchcock). Cette scène saugrenue au milieu du film surprend autant que beaucoup d'autres, par ailleurs très en rapport avec la religion, thème omniprésent dans l'oeuvre du cinéaste. La résurrection des morts (en particulier sa femme) est tout de même un thème profondément éculé dans le 65 cinéma fantastique. Si certaines scènettes peuvent nous faire penser au cinéma du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (qui lui est un véritable génie faisant de ce thème autre chose qu'un simple archétype du cinéma fantastique), celles de Brisseau n'apportent strictement rien à son intrigue qui aurait presque pu s'en passer : Surréalisme et onirisme ne sont pas les bienvenus dans cette histoire, pas assez développée, avec des personnages d'une platitude exaspérante. L'aspect autobiographique est lui aussi très désagréable, compte tenu du fait que Brisseau ne prend même pas d'alter ego. Mais le pire dans tout cela est sans conteste la bande son. La symphonie N°5 de Gustave Mahler (nous faisant penser au chef d'oeuvre de Visconti, Mort à Venise, 1971) reviens une dizaine de fois, et accentue l'« effet prétentieux dramatique ridicule » qui nous étouffe au bout d'une longue heure. La Fille de nulle part a quand même le mérite de révéler une jeune diplômé de la FEMIS (département scénario) : Virginie Legeay (Dora). C'est aussi le principal atout (et peut être bien le seul) de ce souffrant et pathétique film d'auteur. Jeremy S. Michel : Jean Claude Brisseau, scène onirique http://artdufilm.blogspot.fr/2013/03/la-fille-de-nulle-part-jean-claude.html________________ 66 fascine parce que sa dimension testamentaire n’échappera à personne. Que fait-on de sa vie, quelles traces laisse-t-on et quels moments ont compté, autant de questions qui taraudent Michel, dans lequel il est rigoureusement impossible de ne pas voir le double du cinéaste, non seulement parce qu’il l’interprète, que l’appartement en question est le sien, mais aussi parce que les deux partagent la même philosophie et un regard convergent sur le monde et la vie. Celui qui a été jusqu’à présent un réalisateur dérangeant et encombrant, abordant les thèmes des violences sociales, du plaisir féminin ou des pratiques mystiques, semble atteindre ici une forme d’apaisement et de sagesse. La douceur du ton, la prévenance paternelle manifestée vis-à-vis de Dora et la bonne humeur désormais recouvrée à savoir que sa fin de vie connaitra une raison d’être, sinon un enchantement fugace et vif, plongent l’homme dans une sérénité sans naïveté ni angélisme qui a bien quelque chose de poignant et touchant. Parfois œuvre fantastique, avec des maladresses confondantes et des représentations d’un autre temps, La Fille de nulle part est aussi un film de fantômes, revisitant le parcours d’un homme au crépuscule de sa vie. Il y a là quelque chose d’infiniment bouleversant, sans aucune tricherie, d’une impudeur totale. Quelque chose aussi d’un homme qui se livre et se met à nu. De prime abord, le dernier film de JeanClaude Brisseau a tout pour faire fuir : une histoire tirée par les cheveux d’un vieil homme solitaire recueillant une jeune fille molestée dans l’entrée de son immeuble, des variations guère limpides et souvent oiseuses sur les croyances et la réincarnation, l’ensemble dans un huis-clos (le vaste appartement labyrinthique et rempli d’objets et de livres) où résonnent les dialogues très littéraires et très mal joués par les deux comédiens : le réalisateur lui-même et la jeune Virgine Legeay. Cela donne un résultat crispant, irritant et ennuyant. Pourtant, contre toute attente et au mépris de la moindre logique, le film suscite l’intérêt, voire subjugue et Patrick Braganti La Fille de nulle part, Drame, fantastique français de Jean-Claude Brisseau Sortie : 6 février 2013, Durée : 01h31 http://www.benzinemag.net/2013/02/11/la-fille-de-nulle-part-jean-claude-brisseau/_________ 67 La fille de nulle part, comme son titre l’indique, témoigne du parachèvement d’un cinéma qui, lui, a bien une provenance. Primé d’un Léopard d’Or au festival de Locarno 2012 décerné par le président du jury, le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, ce dernier opus du sulfureux Jean-Claude Brisseau n’émerge pas de l’insignifiance. Ce cinéaste, anciennement professeur de français dans un collège pour ensuite s’abandonner progressivement à la création, s’intéresse au début de son œuvre au démantèlement des crises socioculturelles, sexuelles et éducatives de l’hexagone. De bruit et de fureur, son deuxième long-métrage réalisé en 1988, sonde le démembrement autodestructeur de l’éducation nationale par le biais d’un naturalisme onirique qui ne porte jamais atteinte à l’actualité frappante de la situation. S’en suit un virage, à partir de son film le plus connu, Noces blanches (avec Vanessa Paradis), où le cinéaste explore les tabous d’une sexualité féminine complexe et oedipienne, dont le très beau Les Anges exterminateurs est le représentant le plus abouti tant au niveau de la mise en scène que de l’emboîtement autobiographique controversé auquel le film se prête. En effet, le cinéaste est condamné en 2005 pour harcèlement sexuel lors de l’audition des deux actrices principales du film Choses secrètes. Cette affaire lui vaut une solide réputation de cinéaste manipulateur, un comble pour cet admirateur du cinéma, entre autres, d’Alfred Hitchcock. intellectuel endeuillé (Brisseau cinéasteacteur) en quête de transmission. Une entreprise qui portera ses fruits lors de la rencontre inopinée avec une jeune femme battue par son amant au pied de sa porte (son actrice fétiche et collaboratrice artistique Virginie Legeay). Ainsi, c’est le naturalisme et le mysticisme, marques de fabrique du cinéaste, qui s’invitent autour d’un objet filmique aux accents testamentaires. Le film expose des contraintes budgétaires qui lui vaudraient l’appellation de film fauché. Sauf qu’un film pauvre n’est pas synonyme d’impossibilité créative, n’en déplaise aux cinéastes et spectateurs formatés de notre laborieuse époque. Le long-métrage se concentre quasi exclusivement au sein d’un appartement parisien bourgeois encombré par un savoir cinématographique, littéraire et scientifique imposant. Un espace clos également habité par des secrets, des blessures non cicatrisées, dont celles du deuil difficile d’un homme ayant cultivée sa solitude à des fins de survie. Dans cette unité de lieu et de temps (trois journées environ), le cinéaste déploie un théâtremonde inauguré par un plan sur un mur étoilé et qui se clôturera par ce même motif. Jean-Claude Brisseau, cinéaste et acteur principal de son film, met en scène une solitude souveraine perturbée par l’arrivée d’une tierce personne, une « fille de nulle part » dont on connaîtra vaguement le profil, à ceci près qu’elle est vagabonde et qu’elle épouse des amours contrariés. L’événement met alors en exergue une relation, un rapport à une altérité radicale au sens où l’entend le philosophe Emmanuel Levinas, c’est-àdire que le sujet seul (Brisseau) ne va plus objectiver autrui pour le ramener à soi Venons-en alors au film à proprement parler. La fille de nulle part est l’histoire minimaliste et profonde d’un vieil 68 acceptée, Jean-Claude Brisseau entame un dialogue avec le sens de l’existence, avec le mode de vie d’hommes condamnés depuis trop longtemps, comme le déclare la fameuse « fille de nulle part » à propos de la réflexion de « Brisseau-acteur », à choisir entre « la croyance, la science ou l’inconnu ». De ce point de vue, qu’est-ce que le cinéma, sinon, une entreprise mêlée de ces trois axes de vie ? La création désespérée, furieusement romantique (Victor Hugo est l’un des grands personnages principaux de ce film), où le rouge des rideaux de la salle à manger tamisant la scène finale du sacrifice est également le fil rouge de la trame narrative, est la pulsation d’un longmétrage qui fait un étrange et fascinant pied-de-nez aux ingrédients types d’un cinéma d’auteur qui, tout comme le cinéma dit « mainstream », souffre parfois d’un mimétisme autosuffisant qui se sclérose sur lui-même. Le cinéma de résistance qu’instaure Brisseau s’installe par la prédominance clairement assumée de l’artifice sur le « naturel », un fait plutôt inédit chez un auteur qui s’était jusque-là maintenu au sein d’un entre-deux. Le naturalisme ne se fait plus autoritaire mais se transmue par-delà cette facticité manifeste dans les faux-raccords, les imperfections sonores ou la théâtralité assumée de la mise en scène. (retrouver la réincarnation de sa femme et la posséder), mais il va se mettre au service total de l’autre (léguer tout son héritage et ainsi se débarrasser de l’égo de l’auteur tout-puissant). C’est ainsi que va se déployer tout au long du film un cinéma du sacrifice, du dernier souffle, dont les choix de montages cut font écho aux audaces de la Nouvelle Vague. A ce titre, on pense fortement au premier long-métrage de Jean-Luc Godard, le bien-nommé A bout de souffle. En effet, ce souffle jusqu’auboutiste mêle alors ciel et terre, constellations insaisissables et aplats angoissés. L’imaginaire et ses représentations sont les axes fondamentaux de cette œuvre où la parole, fragile et mouvante, fait office de motif tranchant. Ayant au départ la forme d’un monologue qui sonne volontairement faux au début du film (un côté « récité » qui agacera à coup sûr les puritains du pseudo-naturalisme), cette parole devient peu à peu, par le biais d’une convocation paranormale flirtant sans cesse avec ce qu’on qualifie communément de « ridicule », une nouvelle proposition esthétique. La forme filmique inédite que nous propose Jean-Claude Brisseau est dépouillée des ressorts propres à un cinéma de genre qui serait celui de la ghost-story. Ainsi, les fantômes n’apparaissent pas dans la pénombre, le visage effrayant, mais sont là, charnels et allégoriques, à peine vêtus de leurs fonctions. En filmant la transformation poussive d’une solitude Porté par un élan déconcertant, La fille de nulle part œuvre à un film-somme des expérimentations d’un cinéaste incompris, affûtant parfois même ce qui pouvait apparaître durant un temps comme un tic boursoufflé (notamment l’érotisme, qui est ici d’une finesse inouïe). En ayant le culot iconoclaste de filmer des fantômes en DV, Jean-Claude Brisseau tente de repousser les limites de la création au sein d’un cinéma français contemporain qui, en ces temps qui courent, ne brille pas par son excédent de prises de risques… http://kusanaki.fr/critiques/la-fille-de-nulle-part-leffronterie-testamentaire/________________ 69 En salles depuis le 6 février dernier, « La fille de nulle part », le nouveau long métrage de Jean-Claude Brisseau, surprend et intrigue. Cet objet cinématographique, presque estudiantin dans la réalisation, entremêle les genres, faisant cohabiter fantastique, drame, littérature et sentiments. La fille de nulle part égare le spectateur pour mieux le prendre par surprise. De passage à Metz, vendredi dernier, La Plume Culturelle a rencontré le réalisateur. critique. « De bruit et de fureur », film réalisé en 1988, vedette du Festival de Cannes alors qu’il ne figure pas sur la sélection officielle, va crédibiliser le réalisateur, et « Noce Blanche » lui apportera le succès commercial en 1989. Jean-Claude Brisseau ne fait pas partie de ces réalisateurs qui savaient qu’ils allaient faire du cinéma. Issu d’une famille populaire, le petit garçon qu’il était aimait déjà beaucoup les salles obscures où sa mère l’emmenait trois ou quatre fois par semaine. « J’adorais cela. Nous pouvions nous le permettre car à cette époque, aller voir un film en salle ne coûtait vraiment pas cher », se souvient le réalisateur. En grandissant, il continue de fréquenter les salles de projection et découvre la revue « Les cahiers du cinéma ». Son parcours professionnel va pourtant l’éloigner du cinéma, et l’homme aux lunettes d’écaille n’entrevoit absolument pas la possibilité d’entrer dans le monde de l’écriture de films. « Je suis devenu enseignant puis professeur. Je dispensais des cours de français et de littérature », explique JeanClaude Brisseau. 1975, l’année qui marque les débuts de l’artiste derrière la caméra. « J’ai acheté une petite caméra Super 8 Sonore et j’ai commencé à tourner quelques films très amateurs. Pourtant mon travail a été remarqué et l’on m’a conseillé de continuer. » Son premier film pour le cinéma, « Jeu Brutal », fait très peu d’entrées, mais attire l’attention de la La fille de nulle part Son dernier film, sorti en salles le 6 février 2013 s’inscrit dans la ligne de ceux qui ne rentrent dans aucune catégorie, de ceux qui ne vous laissent pas indifférents. Le film, tourné quasiment de façon amateur surprend. Sur l’écran, deux personnages, interprétés l'un par Jean-Claude Brisseau lui-même, l’autre par sa jeune assistante Virginie Legeay. Tourné dans l’appartement du cinéaste avec caméra numérique, sans la moindre retouche. « Dans le film, je déclare que je n’ai jamais aimé cet appartement. Eh bien ! c’est tout à fait vrai, je ne me suis jamais senti bien entre ces murs », explique l’artiste. L'acteur laisse habilement transparaître ce malaise, interprétant le rôle d’un exprofesseur de maths perdu. Entre sa vie mise sur pause depuis le décès de sa 70 jeter en sous-commission. Ils ont considéré que mon scénario était nul. » Comme Dora avec le livre de Michel, Virginie pousse l’artiste à ne pas abandonner et à réaliser malgré tout le film. Entièrement autofinancé, ce dernier ne remporte, pour ses premiers jours, qu’un mince succès. « J’ai investi dans ce film tout ce que j’avais gagné avec « Noce Blanche », explique le cinéaste, et pour l’instant, il représente un perte de 150%. » Pourtant la critique, unanime, décrit le film comme intéressant, voire incontournable. Même si le réalisateur n’a pas sa langue dans sa poche et ne se laisse pas déstabiliser par ce manque de succès, il y a bien une question à laquelle il refuse de répondre. « Je ne vous dirai pas ce que représente de film pour moi, déclare Jean Claude Brisseau, énigmatique. Il est encore trop récent et ce n’est pas très clair dans ma tête. Le seul indice que je peux vous fournir sera ce que m’a dit un journaliste : ce film est peut-être une mise en scène de ma mort et la fille en serait l’élément déclencheur en libérant le personnage de Michel et le laissant aller vers sa fin. » A vous de vous forger votre propre opinion en allant voir « La fille de nulle part ». femme et l’écriture d’un essai qui vise à prouver que nous vivons tous dans une vaste illusion, Michel (Jean-Claude Brisseau) recommence à vivre quand le hasard conduit Dora (Virginie Legeay) sur son perron. La gaucherie et l’imperfection du jeu de l'acteur-réalisateur le rendent saisissant, et le jeune Virginie apporte une étonnante touche surréaliste à l’ensemble. Dérouté par le choc des genres, le spectateur ne sait plus s'il doit être angoissé, triste ou heureux. « Il n’y a pas de part autobiographique, assure JeanClaude Brisseau, mais je ne peux parler que de ce que je connais. Sur « Noce Blanche » je disais souvent à Bruno Cremer, 'tu dois jouer comme si tu pensais réellement ce que tu disais' », ajoute-t-il. Un projet audacieux Malgré sa poésie et son intensité, « La fille de nulle part » a failli de ne jamais voir le jour. « Comme je n'avais rien fait depuis deux ans, on m’a proposé de réaliser un film traitant du fantastique et de philosophie. Ce sont des domaines qui me parlent alors je me suis lancé, raconte Jean-Claude Brisseau, mais je me suis fait http://www.laplumeculturelle.com/La-Fille-de-nulle-part-OVNIcinematographique_a3166.html__________________________________________________ 71 Couronné par un léopard d’or au dernier festival de Locarno, Jean-Claude Brisseau continue de briguer l’élégant espace du cinéma du Panthéon avec « La Fille de Nulle part ». Plaidoyer pour un cinéma du bricolage et du questionnement. Alors que sa troublante trilogie sur le plaisir féminin (Choses secrètes, Les anges exterminateurs et A l’aventure) a malheureusement surtout attiré l’attention suite à sa condamnation en justice pour harcèlement sur les castings du premier volet, on croyait Jean-Claude Brisseau, à près de 80 ans, un peu out. Mais près de deux mois après sa sortie, « la fille de nulle part », léopard d’or 2012 (voir notre annonce) est encore complètement dans la course. Fidèle à son esthétique, directe et simple, Brisseau continue d’y poser inlassablement les questions qui le hantent : la place du paranormal et de la mystique, le mystère du désir féminin, et la force de nos illusion. Financé avec les droits d’une rediffusion de « Noce blanche », le film est économe jusqu’à forcer un Brisseau pas très à l’aise a endosser en plus de ses rôles de réalisateur, producteur, scénariste, directeur de la photographie, et monteur, celui d’acteur. Il jour le rôle d’un vieux professeur de mathématique cinéphile retrouvant sur son palier parisien, une jeune femme de 26 ans, battue à mort et dont il va s’occuper. Dans le rôle du blond ange peut-être réincarné, l’on trouve son assistante et coscénariste des « Anges exterminateurs », Virginie Leguay. Fable sur la solitude, écrite avec une maladresse aussi poignante que touchante, et tournée quasi-exclusivement dans un appartement, « la fille de nulle part » est d’un dépouillement qui heurtera certains, à voir des grands fantômes caricaturaux sortir des placards et le réalisateur vieillissant se plaignant sans colère de la solitude sur un banc parisien. Et pourtant… Il y a quelque-chose d’irrésistible dans cette « Fille de nulle part ». Quelque chose de vraiment fort : le sens de la nécessité. Fragiles parce que communes, les questions que pose Brisseau sont celles du commun des mortels, et pourtant, malgré le manque de moyens et avec le seul outil qui est à sa disposition : une caméra, le réalisateur poursuit sa quête : tenter de mieux cerner ces questions à travers le cinéma. Devant un tel impératif et une telle force de création on fait fi des lignes mal dites, des cadrages étranges et des ficelles un peu épaisses et l’on se laisse prendre à la comédie tellement humaine et tellement ouverte que Brisseau et sa muse Leguay nous proposent. « La fille de l’après-midi » est plus qu’un film, c’est une réponse authentique à l’absurdité du temps qui passe. http://toutelaculture.com/cinema/a-laffiche/la-fille-de-nulle-part-accroche-jean-claudebrisseau-aux-sommets-du-7eme-art/______________________________________________ 72 La Fille de nulle part publié par Rémi trentaine d'années, plus ou moins reclus dans un appartement bourré à craquer de dvds, de vhs, de livres et d'affiches de films, qui tâche d'écrire un essai sur l'illusoire, le délire et le poids des croyances dans la vie des hommes. Un matin il entend des bruits dans le couloir de son immeuble, sort et surprend un type en train d'agresser une jeune fille qu'il recueille chez lui. Il la soigne, prend soin d'elle et peu à peu une relation se noue entre eux, au point que Dora s'installe chez Michel. Or cette fille "de nulle part", orpheline sans foyer qui refuse que son hôte et protecteur appelle la police ou le médecin, va non seulement aider l'ancien prof dans la rédaction de son ouvrage, sauver son âme comme luimême a sauvé son corps meurtri et ensanglanté, mais transformer malgré elle son appartement en un lieu fantastique frappé d'apparitions. J'ai toujours beaucoup de sympathie pour les cinéastes démunis qui malgré leur pauvreté, voire leur solitude, font des films et les font bien. Je pense par exemple à Abel Ferrara, tout récemment. Mais dites-vous que le budget dont disposait ce dernier pour 4h44 dernier jour sur Terre devait être relativement confortable comparé à celui de Jean-Claude Brisseau, qui a tourné La Fille de nulle part dans son propre appartement et qui l'a non seulement écrit, réalisé et produit mais qui y tient le premier rôle et a mis la main à la patte sur pratiquement chaque étape du projet, avec l'aide quasi unique de sa jeune actrice et productrice, Virgine Legeay. Ces conditions de travail se voient dès le départ à l'écran, dans la simplicité des moyens et le côté "home made" de la caméra numérique frontalement posée face à des acteurs pas vraiment professionnels et sans artifices, mais on ne tombe jamais dans l'amateurisme pour autant. Brisseau va au plus direct sans bâcler son film. Tout est travaillé et maîtrisé, des angles de prise de vue au montage en passant par les (rares mais d'autant plus remarquables) travellings (opérés à l'aide d'une poussette si j'ai bien suivi), sans oublier les effets spéciaux et l'utilisation de la musique. Et en prime c'est ambitieux. On a donc une histoire réaliste très simple et assez minimaliste, celle d'un homme plutôt âgé, seul et déprimé, qui rencontre une jeune femme pour laquelle il va nourrir un amour platonique et multiple (Dora est autant sa fille que la réincarnation de sa femme), à laquelle se mêle un récit fantastique obscur plein de zones d'ombres mystérieuses et vouées à le rester. Et les deux aspects sont aussi réussis que bien mêlés. Quand il filme C'est l'histoire d'un ancien professeur de mathématiques (Brisseau joue un peu son propre rôle), veuf depuis une 73 Avec ce mélange de reprises dans un film unique en son genre et ne ressemblant qu'à son auteur, Brisseau parvient à nous émouvoir (la scène en extérieur où Michel parle des jeunes filles en jupes avec son ami médecin, puis croise par hasard une ancienne élève, est l'une des plus rohmeriennes et des plus touchantes du film), à nous faire peur et à nous faire rire (parfois les deux à la fois), à créer enfin des images saugrenues certes, mais belles et frappantes (dans des séquences qui contiennent par ailleurs les seuls et rares plans érotico-saphiques du film, d'inspiration romantique - le fantôme d'Hugo plane sur le film - et très loin du soupçon de voyeurisme ou de vulgarité qui pesait sur Les Anges Exterminateurs). Les travellings avants sur l'ouverture du couloir ensemencé d'étoiles, qui vaut pour porte des enfers, des songes ou de la mort, sont la preuve qu'on peut réaliser de très belles choses avec trois fois rien. L'ensemble de ce film surprenant, riche et singulier, qui répond au fameux "Lumière contre Méliès" en les réconciliant, le prouve sans cesse. La Fille de nulle part, qui travaille le spectateur que je suis longtemps après-coup, se fait fort d'entremêler beaucoup de formes et de sujets avec peu de moyens sans tomber dans le n'importe quoi ni dans le foutraque. D'une grande tenue et d'une inspiration constante, il me semble en prime que c'est un film très juste sur les hommes de plus de 50 ans. Brisseau lui-même en a presque 70 et ça ne se voit ni sur lui ni dans le courage dont il fait preuve ici. réaliste, Brisseau fait penser à Rohmer, avec ces corps en déplacement dans des espaces physiques et cinématographiques construits et complexes, ces esprits connivents attirés l'un par l'autre et ces dialogues pleins de contenu (Brisseau parle dans le film comme dans la vie, à base de "c'est-à-dire... d'une part... d'autre part...", et ça colle assez bien à son personnage de prof de maths reconverti en penseur philosophe autodidacte), ponctués d'énoncés performatifs aussi grandiloquents que sincères (quand Michel propose par exemple à Dora de devenir son héritière). Quand il filme fantastique, avec une vraie ingéniosité de mise en scène (sauvant certaines scènes du ridicule, et à cet effort participe l'humour de Brisseau, très présent), il évoque autant Shining (avec sa "Redrum" et ses jumelles dressées côte-à-côte dans l'embrasure d'une porte) que le grand Hitchcock (l'assez terrifiante scène du couloir est une reprise à l'horizontale de celle de l'escalier dans Psycho, sans compter que Brisseau, chez qui trône de façon assez ostentatoire le dvd de Vertigo, emprunte aussi au maître le motif de la blonde réincarnation d'une femme aimée, avec essayage de vêtements obligatoire à la clé). Mais ceci vaut principalement pour les séquences fantastiques à tendance "horrifique" même si c'est un bien grand mot - du film, qui en d'autres instants se consacre plutôt à la mise en scène tranquille et toute en puissance, parfois digne d'un Manoel de Oliveira, d'apparitions fantomatiques. Rémi http://ilaose.blogspot.fr/2013/03/la-fille-de-nulle-part.html____________________________ 74 Un professeur de mathématiques à la retraite avait jusqu’alors employé son temps à la rédaction d’un essai. Le sujet en était la part des croyances dans la vie de tous les jours. Il voulait montrer que ces superstitions la gouvernent, qu’on le veuille ou non. Le vieil homme vivait isolé dans un grand appartement parisien, et l’absence de dialogue privait son travail d’une dimension, celle qui lui permît de dépasser le cadre des superstitions vulgaires. Du moins il voulait y croire. accueillit cette nouveauté, toujours avec la même curiosité, le même amusement. Cela ne pouvait-il pas servir d’écho à ce sombre essai qui naissait sur son ordinateur, si éloigné des réalités ? Le nourrir même, ce recueil des radotages d’un vieillard sénile ! Et le vieux professeur n’était pas désabusé, il tomba amoureux de la jolie fille. Il se sentit même sur le point de faire une découverte, celle d’une vérité interdite à la jeunesse, que la jeune fille, parmi ses visions, ne pouvait comprendre. Car elle n’en avait pas l’intelligence. Un jour, une jeune fille se fit agresser devant sa porte. Le vieil homme entendit un bruit, et accourut sur le palier. Il ne sut pas qui était cette mystérieuse jeune femme, mais il lui prodigua les premiers soins et l’installa dans son canapé. Celle-ci ne dit jamais d’où elle venait, ni quelles étaient ses intentions, mais l’homme posa un regard sur cette fille perdue. Cette rencontre impromptue éveillait alors en lui quelque chose de profond, une curiosité mêlée d’inquiétude, la même qui avait motivé la rédaction de son petit essai. Ce dernier avait jusqu’alors été nourri d’obscurs souvenirs. Et l’inconnue, que l’homme hébergeait désormais dans l’ancienne chambre de son épouse, décédée depuis dix ans – cette fille avait des visions. Mais le vieil homme était absolument désintéressé. Il restait serein devant tout, devant son amour pour la jeune fille, en qui il voyait une réincarnation de sa femme, devant les apparitions de fantômes qui se dressaient, immenses, dans son salon. Les tables se soulevaient et se mettaient à danser au milieu des pièces. Car l’homme était animé d’un désir sans objet fixe, qui se portait tantôt sur la jeune fille, tantôt sur ces possibles découvertes d’un audelà, ou encore sur son épouse décédée. Au terme des va-et-vient de son désir, au terme de cette promenade dans l’appartement qui était en réalité une métaphore du monde – il mourut. Elle percevait des phénomènes étranges qui se produisaient au sein même du grand appartement, parmi les vieux livres. L’homme L’objet de nos croyances manque à notre désir. La Fille de nulle part, de Jean-Claude Brisseau Avec : Virginie Legeay, Jean-Claude Brisseau, Claude Morel, http://laregledujeu.org/2013/02/15/12361/lecture-rimbaldienne-de-la-fille-de-nulle-part/_____ 75 tabasser chez Michel, ancien professeur à la retraite. Il y a là une rencontre, évidente, entre deux solitaires pas très bien adaptés à la vie normale. Ils apprennent à se connaître, curieux, sondent leurs traumas respectifs : lui est un veuf inconsolable, elle provoque partout où elle passe le retour des esprits. Une histoire de cinéma tient parfois à bien peu de choses. D’un côté à la persistance créatrice de Jean-Claude Brisseau, échaudé par plusieurs procès, mis au ban de la production française et du « milieu », de l'autre à sa rencontre avec Virginie Legeay, jeune cinéaste de la Fémis, au temps du Enfermé dans son appartement, Brisseau puise la matière onirique du film dans ses obsessions : Michel dévoile à Dora sa passion théorique pour l'au-delà et les phénomènes de réminiscence tandis qu’elle lui en fait partager l’expérience concrète. Duo magique, la jeune blonde hitchcockienne et le vieil ogre en basket apprennent ensemble la possibilité de croyance. Ces considérations magiques n’auraient pas tant de goût si elles ne prenaient pas corps dans l’antre personnelle de Brisseau cinéaste. Sa passion pour les acteurs et son patrimoine cinéphilique, d’affiches de films hollywoodiens en rangées de cassettes vidéos, jusqu’à la confondante similitude des trajectoires de Michel et de JeanClaude (c’est lui qui joue), donnent prises tournage des Anges exterminateurs (2006). L’argent pour réaliser son 13e long métrage n’eut d’importance que par son absence, obligeant le cinéaste à tourner dans son propre appartement, avec une caméra DV. Passé douloureux, mille contraintes et soudain la liberté. La Fille de nulle part est le récit d’un retour à la vie, timoré d’abord, puis de plus en plus éclatant. Une jeune femme blonde, Dora, débarque une nuit après s’être fait 76 aux trouvailles visuelles. Quoi de plus tangible que de convoquer ses mythes dans un environnement familier, peu fictionné ? fatigué, comme une récompense après tant d’efforts déployés pour l’approcher. On comprend sans peine qu’Apichatpong Weerasethakul lui ait décerné le Léopard d’Or lors du Festival international du film de Locarno 2012, tant ils partagent ce goût pour la proximité entre les défunts et les vivants, mais aussi celui de l'artisanat dans la fabrication de films, que Brisseau a, par obligation, depuis longtemps intégré, portant sa sincérité comme bannière. En cela, La Fille de nulle part (quel beau titre !), c’est aussi la compréhension subtile que pour produire l'alchimie d'un cinéaste revenant, le savoir-faire des anciens doit se nourrir de la vigueur de la jeune génération. En deux scènes d’effroi extraordinaires de vitalité, Brisseau filme des fantômes comme un Brian De Palma ferait surgir un tueur de femme au détour d’une scène anodine. Plus tard, la tension dramatique contenue dans un guéridon qui s’envole finit d’emporter le film vers des sommets de fantasmagorie. Bien sûr la mort est omniprésente - douces références à Victor Hugo et à sa défunte Léopoldine jusqu’au tableau mortuaire final autour du corps de Dora -, mais c’est une mort douce, inéluctablement promise à un corps http://www.iletaitunefoislecinema.com/critique/5774/la-fille-de-nulle-part________________ 77 18 février 2013 La Bête, le tyran et l'impossible La fille de nulle part, Jean-Claude Brisseau L'air sérieux de Brisseau dans La fille de nulle part, acteur et metteur en scène, ne demande qu'une réponse adéquate de la part de ceux qui critiquent et commentent son film. Si l'attitude du cinéaste ne fait visiblement guère de cas des difficultés de production, les commentateurs semblent n'avoir pas regardé le film tant ils s'attardent sur celles-ci. Or, nul ne devrait s'étonner de l'irruption aussi aisée du fantastique dans le petit appartement parisien qui sert de cadre quasi-exclusif à La jeune fille de nulle part. En effet, si l'attitude des journalistes était exempte d'un voyeurisme malsain à la hauteur de celui dont ils avaient fait montre en se penchant sur les affaires au cœur desquelles Brisseau s'est trouvé par le passé, elle se passerait de ce qu'elle voit comme une transformation d'un lieu banal, qu'on sait être l'appartement du réalisateur, en un château de conte de fées. l'appartement. Le transport de Dora de l'une à l'autre s'effectue si facilement, en état de quasi-lévitation, qu'elle aurait pu aussi bien traverser les murs au lieu de passer par la porte d'entrée. La nature des (dé)placements des personnages se précise très vite, par le travail sur les raccords entre chaque plan au sein d'un même espace. Brisseau traite de l'assignation d'un personnage à un espace, qui lui pose visiblement problème, à rebours des intenses réflexions journalistiques sur l'incroyable débrouillardise d'un cinéaste qui tourne chez lui. Ainsi, le cinéaste se demande dans quel mesure Dora s'acclimate à l'appartement, et comment Michel se le réapproprie. Si l'appartement de Michel est presque immédiatement donné comme un château de Bête « cheap », les personnages sont moins stéréotypés qu'il ne le paraissent au premier abord. La relation professorale qui aurait pu s'établir entre Michel et Dora est perturbée par la distribution de la parole que le film met en place : chacun n'y accède qu'à être filmé, qu'à être inscrit dans son cadre. Être vu, c'est pouvoir s'exprimer : le lieu auquel on est assigné libère les mots, et on finit par croire plus volontiers à un casting des espaces que des acteurs. Pourtant, Brisseau ne donne jamais le lien a priori nécessaire entre les différents lieux dont la parole surgit : l'appartement lui-même parle et produit des sons, mais ne se laisse pas appréhender comme un ensemble architecturé de manière logique. L'assignation des personnages à des postions géographiques à la fois précises et défiant toute logique évite au film un systématisme et un Michel est un ancien professeur de mathématiques veuf qui travaille désormais à la rédaction d'un ouvrage sur les croyances collectives. Il accueille chez lui la jeune Dora, victime des coups de son ami sur son palier. A la suite de son arrivée, Michel constate l'apparition de phénomènes étranges dans son appartement. Dora finit par lui confesser ses pouvoirs psychiques, et Michel lui propose de l'aider dans la rédaction de son livre, alors que se noue entre eux une relation ambiguë. Ce qui frappe d'emblée, c'est la toute première transition d'un espace à un autre, de la cage d'escalier à l'intérieur de 78 déterminisme de la prise de parole (le professeur qui enseigne à la jeune fille ingénue) et subvertit également ce qu'on pourrait attendre d'un tel système, sa dérive sexuelle par exemple. Dans la deuxième partie, la question de l'utopie et de l'illusion se pose plus franchement. La véritable apparition du logos, donc des discours et des discussions politiques et philosophiques (qui sont aussi des colloques sentimentaux verlainiens que les fantômes de la mort viennent hanter), vient télescoper le jeu des espaces. Le lieu de l'action, à proprement parler, n'existe pas, alors que l'espace des conversations se déporte vers le dialogue des représentations : aucun lieu n'est réel, et les représentations peuvent tout aussi bien trouver leur place sur un écran d'ordinateur qui fait défiler les lieux de mémoire (au sens qu'a donné à l'expression Pierre Nora, c'est-à-dire tous les images, symboles, etc. qui constituent la mémoire d'une communauté donnée) des illusions perdues. La métaphore de Brisseau est un peu littérale, mais s'il en passe par le jeu des écrans, c'est que le cinéma est le seul capable de donner chair à l'illusion, qu'a provoquée la croyance en l'utopie, d'avoir aperçu un lieu où quelques effets bricolés ont rendu possible l'improbable. L'art poétique et politique du cinéaste, c'est de redonner naissance, sous les décombres des contes les plus rabâchés, aux joies du montage le plus simple, celui qui répare le réel en même temps qu'il invente des fantasmes. Jamais on ne pourra se figurer de manière précise le plan de l'appartement, de sorte qu'on ne sait jamais vraiment ni de quel(s) lieu(x) il s'agit dans ce film, ni d'où on voit ce qui s'y déroule. Non seulement les espaces ne sont pas vraiment reliés entre eux, mais le film raccorde lui-même étrangement les personnages aux lieux qu'ils occupent. Le naturalisme premier du conte moderne (« la Belle et la Bête ») est subverti par le fantastique qui s'y installe, comme en témoigne un raccord qui suffit à faire entrer Dora en lévitation au cœur d'une scène de discussion banale : on pense à l'épisode du tyran de Padoue dans Les onze Fioretti de Roberto Rossellini, lorsqu'un des frères se jette sur une échelle de bois et que le simple passage d'un plan à un autre le transforme en avatar de Superman. L'appartement ne peut être habité qu'à condition que l'investissement de celui-ci par les personnages fasse l'objet d'une opération fantastique, merveilleuse, en tout cas qu'il dessine les contours d'une utopie formelle qui ferait toujours échapper ses personnages aux limites d'un pays, d'une contrée, d'un logement, fussent-ils imaginaires. http://cassavetes.canalblog.com/archives/2013/02/18/26443384.html____________________ _ 79 Un film sorti de nulle part Voilà un film qui fera difficilement l’unanimité, même dans sa propre appréciation, et qui au mieux divisera, au pire agacera. Un film que certains pourraient traîner dans la boue mais que d’autres pourraient en partie célébrer. JeanClaude Brisseau le concède lui-même : il a réalisé un tout petit film, comme au temps de ses débuts quand, avec sa première caméra super 8, il a fait « La Croisée des chemins ». Ce sera pourtant l’œuvre que visionneront Pialat et Rohmer dans un festival de films amateurs et qui lancera ce prof de français dans la sphère cinématographique française. rencontre du public et de la profession. C’est donc avec un tout petit budget (en partie l’argent récupéré grâce au passage télé de son film le plus connu « Noces blanches ») que Brisseau se lance derrière la caméra, après quatre ans d’absence et avec un script écrit quelques années plus tôt. Il réalise dans des conditions complètement amateurs, dans son propre appartement et en DV. Devant la caméra, il dirige des comédiens non professionnels, interprétant lui-même le rôle principal, alors qu’il n’a jamais joué la comédie (et que ça se voit !). Son cinéma est épuré au maximum, avec son unité de lieu, de temps et de personnages, ses effets spéciaux basiques et bricolés… Près de quarante ans plus tard, l’histoire se répète. Le Festival de Locarno sélectionne son nouveau métrage et le jury emmené par le réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul lui décerne le Léopard d’or, une récompense que Brisseau lui-même n’avait pas imaginé pouvoir décrocher. Une visibilité qui lui permettra de trouver un distributeur et de renouer avec la D’aucuns trouveront assurément qu’ils n’en auront pas eu pour leur argent. Mieux vaut en avoir conscience avant d’aller voir cette « Fille de nulle part ». Mais tout de même, Brisseau a plus de choses à dire que la moitié des productions actuelles. Son personnage principal, un ancien prof de 80 maths qui écrit sur les mythes et les illusions, ne se rend paradoxalement pas compte qu’il vit lui-même dans une tour d’ivoire remplie de vieilles photos de son épouse décédée et de toute une collection de vieux films de cinéma. Brisseau illustre ainsi comment nous vivons dans une certaine existence fantasmée et illusoire… ce qui l’amène naturellement aux phénomènes paranormaux. Avec ces interrogations qui troublent le cinéaste : comment expliquer qu’ils existent même s’ils ne sont que dans l’esprit de ceux qui les vivent ? Faut-il convoquer sa foi, la science ou l’inconnu ? Et si cette jeune fille de nulle part n’était que le fruit de sa propre imagination pour personnifier la réincarnation de sa femme disparue ? dans la vie du vieux monsieur. Brisseau les sublime à la fois dans une simplicité de moyens qui les imprègne dans le réel, et dans des tableaux qui renvoient à l’onirisme d’un Gustav Klimt et au naturalisme d’un Gustave Courbet. « La Fille de nulle part » surfe enfin sur un ancien courant cinématographique dont Brisseau semble nostalgique : la Nouvelle vague. Et il s’inscrit dans son cinéma de toujours, avec ce plaisir de filmer le corps des femmes, de mixer le fantastique et le social, à la manière notamment de son long-métrage de 1991 « Céline » qui mélange mysticisme et vie quotidienne. Ce Léopard d’or, fait de bric et de broc, interprété approximativement, surprendra, déroutera, mais s’incarne comme un film somme pour Brisseau, réalisé comme à ses 30 printemps, dans une jeunesse cinématographique retrouvée. Le long-métrage prend, ainsi, des airs de film de science-fiction avec ces fantômes, chers d’ailleurs à Weerasethakul, qui surgissent subitement dans l’appartement depuis que la fille de nulle part est entrée Mathieu Payan http://www.abusdecine.com/critique/la-fille-de-nulle-part_____________________________ 81 Le premier problème du film qui saute aux yeux et aux oreilles dès la première scène est malheureusement double. L’écriture et son interprétation. L’écriture des dialogues est très « écrite », manquant totalement de naturel et de réalisme. Cet obstacle se confronte parallèlement à l’absence sidérale d’intention de jeu des deux comédiens principaux (et quasi uniques du film), le résultat en est des plus indigeste. Le texte est en effet (et sans effet) récité comme on lirait un livre que l’on découvre, sans être certain de bien le comprendre. Les virgules, au mauvais endroit, accentuent le malaise de la non-interprétation. s’éloigne, puis revient, poignarde sa victime (poussant des grognements inadéquats), et enfin repart, sans le portefeuille de l’agressé… Brisseau, plus adipeux que jamais nous plonge (une fois de plus) dans sa libidinale obsession d’une relation entre un vieux monsieur instruit et une jeune fille ingénue… Là ou « Noce blanche » avait le mérite de mettre en scène des comédiens qui sauvaient l’histoire (Bruno Cremer et Vanessa Paradis), ici elle tombe dans un ennui et un sentiment général de malaise, dont seule la fascination qu’elle suscite incite à rester jusqu’à la fin de cette non-histoire. Deuxième déception, et pas des moindres : l’histoire. Elle se développe dans la douleur, sans aucuns soucis de cohérence, ni même de crédibilité. Pour ne citer que deux exemples, l’arrivée d’un médecin débarquant les mains dans les poches, où un voyou attaquant l’un des personnages pour son argent, se voyant repousser, Quelques citations d’auteurs classiques, mixées à des envolées (à ras de terre) philosophico-existentialistes et ésotérico-théologiques donnent une indication sur la (probable) volonté du réalisateur de revendiquer son appartenance à un cinéma « intello ». Alors qu’il n’est 82 en réalité qu’un fourre-tout dont la prétention n’a d’égal que l’ennui et le ridicule dont elle est le résultat. promulguées par l’ensemble de la presse à l’égard de cette « Fille (de) nulle (part) »? Là, réside le seul point méritant que cette création engendre. La lourdeur de la réalisation reproduisant par moment, dans un systématisme pénible des champs contre-champs mal synchronisés n’arrivent pas à faire oublier, ni les erreurs de scripte, ni les problèmes de prise de son… Voici donc une histoire qui, ne partant de rien, et en passant par pas grand chose (en tout cas rien de plaisant), arrive tout de même, à renfort de mauvaises idées et de maladresses, absolument nulle part. Et ça, c’est pas rien, puisque ça existe… Alors comment expliquer les louanges d’une seule voix http://www.films-auteur.fr/blog/lire-article-720511-9752981la_fille_de_nulle_part_de_jean_claude_brisseau.html________________________________ 83 Virginie Legeay interprète Dora dans le dernier film de Jean-Claude Brisseau. http://lejournaldupeintre.wordpress.com/2013/02/14/la-fille-de-nulle-part-jc-brisseau/_______ 84 La maison de l’image 9 boulevard de Provence 07200 Aubenas Tel: 04 75 89 04 54 Site : www.maisonimage.eu Mail: [email protected]