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#2 – Madness / La folie – 25 novembre 2005
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ARNULF RAINER ET SA COLLECTION D’ART BRUT
« Arnulf Rainer et sa collection d’art brut » est la nouvelle exposition dans la série que la Maison
Rouge dédie aux collections privées. Après L’intime, le collectionneur derrière la porte, qui
présentait un ensemble de fragments tirés d’une quinzaine de collections privées et Central
Station consacrée à la collection du Hambourgeois Harald Falckenberg, la Maison Rouge invite
cette fois le public à découvrir la collection d’un artiste. L'exposition propose à la fois des œuvres
de Rainer traitant de la représentation de la folie et des pièces de sa collection d'art brut, formant
un exemple de plus de 300 œuvres. Les relations entre les deux activités (artiste-collectionneur)
et entre les deux expressions (Rainer-Outsiders) sont interrogées dans cette exposition.
par Saskia Ooms
Corrigé par Chung-Leng Tran
Une version néerlandaise de cet essai a été publiée dans Kunst Nu, Gand, juillet 2005
L’artiste autrichien Arnulf Rainer (°Baden, 1929) est surtout connu pour ses Ubermalungen. Il a
concentré son travail sur des images existantes: des reproductions, des photos, ses dessins et des
travaux d’autres artistes, y compris les plus grands artistes de l’histoire de l’art. Inspiré par la
littérature du mysticisme, il a voulu effacer tout l’art existant.
Quelques œuvres sont devenues des monochromes, totalement peints en noir et parfois des petits
carrés sont laissés en blanc. Rainer écrit qu’il ne peut pas finaliser des œuvres d’art parce qu’il
découvre tout de suite les erreurs, particulièrement s’il est attiré par l’objet. Ainsi, il a eu l’idée de
repeindre les œuvres, c’est l’origine du projet de la série Ubermalungen. Pour Rainer, repeindre les
œuvres n’est pas seulement un acte destructif mais aussi un acte émotionnel. C’est une recherche
perfectionniste. Ses tableaux changent constamment, ils ne sont pas créés pour être regardés
mais pour être modifiés. Il continue à repeindre ses œuvres comme des arbres qui continuent à
croître1.
Rainer utilise une méthode automatique de dessin, il dessine obsessionnellement avec un crayon
noir jusqu’à recouvrir toute la surface. Sam Francis, Vedda Matthieu et Vasarely lui ont offert des
œuvres d’art qu’il pouvait modifier ou repeindre2.
Dans les années 60, il a vécu l’expérience de la drogue afin d’élargir ses possibilités artistiques.
Durant cette période il a travaillé sur Faces Farces. En 1969, il a été inspiré par les différents
aspects du langage corporel, la façon dont les gens communiquent avec leur corps. Ses
autoportraits prennent plus d’importance, il dessine sur les photos comme dans Faces Farces. La
mort le fascine et en 1977 il peint et dessine sur des photographies de masques funéraires. Après
avoir dessiné pendant 10 ans sur ses tableaux et les tableaux des autres, il s’est intéressé aux
thèmes de la vie et de la souffrance, il peint sur des masques mortuaires, et il s’intéresse à la
physionomie de leurs fronts qui évoque une impression de vie et de souffrance, le sentiment d’une
activité qui appartient au passé. Les masques représentent les visages des personnes ayant
souffert dans le passé mais qui sont arrivés à la fin de cette souffrance.
Dans les années 80, le thème de la religion devient plus important et les tableaux prennent la
forme d’une croix. Il dessine sur des reproductions de crucifixions et sur des sculptures en bois
représentant le Christ. La plupart de ses œuvres se réfèrent à l’expérience d’extase et à celle de la
contemplation, les deux états d’esprit sont souvent très proches de l’expérience religieuse.
Fasciné par la mort, Rainer a crée les séries de Hiroshima, des dessins sur des photographies de la
ville détruite. A la fin des années 80, il a transformé des séries de dessins botaniques et de
serpents des bouquins du XVIIIe et du XIXe siècle.
En 1993, le Musée Arnulf Rainer a été inauguré à New York. Dans les années 90 il a travaillé sur les
thèmes suivants : les martyres, les anges et les portraits de mime.
1
2
Rudi Fuchs et Arnulf Rainer, Even before Language, Stedelijk Museum, Amsterdam, 2000, p. 6.
Arnulf Rainer, Masqué-Démasqué, Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 1987, p. 130-131.
#2 – Madness / La folie – 25 novembre 2005
Véritable méthode de travail, cette démarche d'appropriation et d'accumulation trouve son
prolongement dans la collection d'œuvres de malades mentaux, médiums ou marginaux, qu'Arnulf
Rainer a commencée à rassembler à partir de 1963. Cette collection d’art brut – que Roger
Cardinel a traduit comme « outsider art »- consiste en plus de 2000 œuvres, la plupart sur papier.
La collection est extraordinaire parce qu’elle a été conçue à une époque récente quand l’art brut
ne recevait pas beaucoup d’attention. Le concept d’art brut existait déjà mais il y avait très peu
d’interaction avec le monde de l’art.
Depuis longtemps des psychiatres se sont intéressés à la création de leurs patients. Dans les
années 20, les docteurs Walter Morgentaler et Hans Prinzhorn ont été les premiers à faire de la
recherche sur la création des patients psychiatriques et ils ont conçu une grande collection. Une
étude monographique de W. Morgentaler sur Adolf Wolf fut publiée en 1921. C’était la première
fois qu’un patient interné était considéré comme un artiste. Une année plus tard, le livre de Hans
Prinzhorn Bildernei der Geisteskranken a été publié. Des artistes comme André Breton, Max Ernst
et Paul Klee étaient fascinés par cette forme d’art. À la fin des années 40, Jean Dubuffet a publié
son pamphlet, dans lequel il a déclaré que cette forme d’art exprimait le véritable processus de
l’imagination. Il a fondé la théorie de l’art brut et en a été l’un des premiers collectionneurs.
Depuis les années cinquante, Rainer a réalisé des recherches sur les institutions psychiatriques. En
1963, en Europe de l’Est, il acquiert une archive psychiatrique qui comporte des textes, des
oeuvres d’art et des photographies. Les dessins qu’il a découverts, pour la plupart des inédits,
prouvent la richesse de cette collection, une des plus grandes collections d’art brut dans le
monde. À Vienne, le Docteur. Leo Navraotil a fondé une organisation « Psychopathologie de
l’expression » dont Rainer fut un des membres. L’institution Guffing établie dans les environs de
Vienne, est devenue fameuse pour ses artistes d’art brut. En 1993, un projet intéressant a eu lieu :
Ils ont invité Rainer à peindre sur des œuvres des patients et vice et versa. Quelques œuvres de
Rainer (über Hauser) et de Hauser (über Rainer) ont été montrées dans l’exposition à la Maison
Rouge. La collection est constituée d’œuvres d’artistes devenus illustres (Louis Soutter, Johann
Hauser, Wolfgang Hueber..) et qui figurent dans les importantes collections du Musée de
Lausanne, du Musée de Villeneuve d’Ascq ou encore dans celle de Bruno Decharme à Paris. La
collection comporte aussi des œuvres d’art naïf comme des œuvres par Max Raffler, Nikifor, et
Alfred Wallis. Rainer était particulièrement intéressé par la production d’art brut d’avant 1945.
Depuis que des neuroleptiques sont administrés aux patients, leur créativité a été réduite. Une
petite sélection d’œuvres de cette collection a été exposée à Vestisches Museum Recklinghausen
en 1994 et en 1996, le Musée de Stadshof à Zwolle en a montré un choix plus étendu3.
F. W. Kaiser, directeur du Musée municipal à la Haye, est le commissaire de cette exposition à la
Maison Rouge. Il interroge l’influence de l’art brut sur l’œuvre de Rainer. Comment un artiste
contemporain peut-il s’intéresser à des expressions dénuées d’autocensure et situées hors du
champ de l ‘histoire de l’art et pourquoi décide t-il de les rassembler ? En 1965, quand il a
commencé à collectionner de l’art brut, il travailla sous l’influence des drogues afin d’analyser son
identité plus profonde. Les médecins de la clinique universitaire de Lausanne et de l’institut MaxPlanck de Munich ont commencé des recherches sur les effets psychotiques de la drogue. Ils ont
donc invité des artistes à travailler sous l’influence de la psilocybine et du LSD, en présence d’une
caméra et d’assistants médecins. Rainer a participé à cette expérience et réalisa rapidement que la
dose était trop forte et qu’il ne pourrait pas dessiner. Il a commencé à numéroter frénétiquement
les pages de son cahier, de crainte qu’ils ne lui volent ses dessins. C’est seulement lorsque l’effet
de la drogue s’est atténué qu’il a pu vraiment dessiner. Ses peintures sous influence sont en
majorité d’un format plus petit. En raison de la psychose ou de l’ivresse, tout se rétrécit, pas
seulement le format du papier, mais également la pensée, l’attention aux autres4. Dans cette
période, il a écrit son apologie de l’art des psychopates, Schön and Wahn, dans laquelle il
défendait les valeurs expressives des gestes et grimaces schizophréniques. Il dessine et peint sur
des autoportraits photographiques où on le voit faire des grimaces. La nuit, il allait dans les
photomatons de la gare Wiener Westbahnhof parce que pendant la journée il y avait trop de
monde qui le gênaient. Une certaine tension des muscles et des nerfs était nécessaire afin
d’obtenir ces expressions faciales. Au début, Rainer préférait les photomatons aux services de
photographes professionnels parce qu’il voulait travailler seul et parce qu’il ne cherchait pas
forcément la « meilleure » photo. Mais les photomatons avaient le désavantage qu’il était très
3
Claudia Dichter, Outsider, Die Sammlung Arnulf Rainer, Vestisches Museum Recklinghausen, 1994, p. 1-3.
Conversation avec Arnulf Rainer et Franz W. Kaiser, le 1er novembre 2004 à Vornbach, Arnulf Rainer et sa collection d’art
brut, La Maison Rouge, Paris, 2005, p. 3.
4
#2 – Madness / La folie – 25 novembre 2005
difficile de deviner le moment où la photo serait prise. Finalement il a préféré travailler avec un
photographe professionnelle qui photographiait constamment et très vite. La tension faciale et
l’expression faciale déterminent un changement de personnalité, la tension nerveuse exprime tous
les sentiments refoulés, ce que Rainer appelle les forces psychotiques. Au printemps de l’année
1970, après avoir pris de la mescaline, il a eu une hallucination intense de taches de couleur sur
les dessins et sur les photographies qui étaient répandus partout dans son appartement. Depuis
cette expérience, Rainer a commencé à peindre sur ses photos avec de la peinture jaune, noir et
rouge. Rainer voulait réaliser une reproduction de lui-même dans laquelle il veut exprimer sa
propre transformation symbolique5.
Kaiser signale que les photographies qui ont été utilisées pour Faces Farces montrent un Rainer
qui essaie d’imiter ce qu’il a vu dans les archives psychiatriques des dossiers cliniques des artistes
d’art brut. Ce qu’il n’a pas atteint avec ses expériences sous l’influence des drogues, il espérait le
trouver par le truchement d’une identification mimétique avec les états psychotiques de ce qu’il
appelle ses propres états d’esprit psychotiques .Les Outsiders lui servent de modèles, et non pas
seulement leur art. C’est seulement plus tard qu’il s’intéresse à l’aspect esthétique de leur travail
comme dans Art Brut Hommagen6.
Ses peintures aux doigts peuvent être comparées aux oeuvres d’art brut. Un jour en 1973, il était
en train de peindre une photographie de Faces Farces et son pinceau se cassa. Afin de ne pas
perdre sa concentration, il peignit avec ses mains, et il frappa sur la surface et ses poings et leurs
traces sur la photo le fascinèrent et il décida d’en faire une nouvelle méthode. Parce qu’il travaillait
en série, un autre problème apparut, une de ces mains saignait et le sang mêla à la peinture. Pour
ceci il préférait travailler avec un carton lisse et il utilisait seulement de la peinture rouge afin
d’éviter que l’on puisse remarquer d’indésirables traces de sang. Durant l’été 1973, dans une
explosion de colère et de concentration agitée, il frappa, frotta de la peinture sur le carton et jeta
de la peinture sur différents tableaux sur lesquels il travaillait simultanément. Il écrit qu’il a créé
une méthode qui lui a donné la force de faire une meilleure peinture par cette façon agressive et
destructrice de travailler. Il a essayé de représenter son propre état d’esprit ; Rainer a comparé
cette manière de peindre obsessionnellement et frénétiquement avec les grimaces dans les Faces
Farces7.
Dans un de ses écrits daté de 1970 il déclare : « Quand je dessine, je me sens très excitée, je parle
à moi-même, je suis plein de colère et d’agression comme quelqu’un qui est ivre. Je hais le
monde, je condamne tout le monde, et je suis très insatisfait de moi-même. Quand je suis aussi
critique et hostile, je suis alors capable de corriger quelque chose ou de repeindre un tableau8. »
Cette citation montre que l’influence de l’Outsider Art sur l’œuvre de Rainer n’est pas à chercher
dans l’iconographie : sa collection a plutôt été le vecteur de ce monde autre, le fil conducteur de
ses recherches par la voie de la Mimésis, que l’on ne doit pas interpréter au sens de “copie” que lui
donne l’histoire de l’art, mais au sens ancien d’appropriation mimétique9.
L’exposition Arnulf Rainer et sa collection d’art brut a été présentée à la Maison Rouge du 23 juin
2005 au 9 octobre 2005. Cette exposition initiée par la Maison Rouge sera accueillie à l’été 2006
par le Gemeentemuseum à la Haye aux Pays-bas et à l’automne 2006 par le Musée Dhondt
Daenens à Deurle (Belgique) et par le Musée du Doctuer Guislain à Gand (Belgique).
La Maison Rouge a publié un catalogue à l’occasion de l’exposition avec des textes de Roger
Cardinal, Franz Kaiser et Bernard Vouilloux ainsi qu’un entretien avec Arnulf Rainer.
+++
Arnulf Rainer et sa collection d’art brut
Maison Rouge
10, Boulevard de la Bastille
75012 Paris
5
Arnulf Rainer, “Faces Farces” in Arnulf Rainer, Masqué-Démasqué, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles,
p. 50-52.
6
Franz W. Kaiser, Arnulf Rainer, artiste et collectionneur, La Maison Rouge, Paris, p. 1-6.
7
Even before Language, 2000, p. XX. , Arnulf Rainer, “Sur la peinture à la main au pied et aux doigts”in Masqué-Démasqué,
Musées royaux des beaux-arts de Belgique, Bruxelles, 1987, p. 74-75.
8
Even before Language, Stedelijk Museum, Amsterdam, 2000, p. 6.
9
Franz W. Kaiser, Arnulf Rainer, artiste et collectionneur, La Maison Rouge, Paris, p. 1-6.
#2 – Madness / La folie – 25 novembre 2005
www.lamaisonrouge.org
23 juin-9 octobre 2005
Gemeentemuseum , la Haye (Pays-bas), hiver 2005 :
www.gemeentemuseum.nl
Musée du Doctuer Guislain, Gand (Belgique), automne 2006:
www.museumdrguislain.be
Musée Dhondt Daenens, Deurle (Belgique) :
www.museumdd.be

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