d`Axel Cécile La Gravière

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d`Axel Cécile La Gravière
La douceur d’Axel
Cécile La Gravière
La douceur d’Axel
La douceur d’Axel
Cécile La Gravière
Mars 2014
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La douceur d’Axel
T
asses, cuillères, confiture, miel, pâte de marron et sucre en poudre… Je crois que je n’ai rien
oublié. Le café a fini de couler. Avec un pincement douloureux que je commence à trop bien
connaître, je réalise que cela fait cinq bonnes minutes que je n’ai pas pensé à Sara. Voilà un
léger progrès à ne pas négliger.
Dehors, c’est le déluge, un superbe déluge d’automne tiède et violent qui s’installe. Il a beau être dix
heures du matin, on a allumé la lumière. Je m’assois à table et j’observe Axel aux fourneaux. Il est
concentré sur ses crêpes, occupé à les faire sauter en l’air. Il a le coup de main. J’aime sa dégaine un
peu fragile, cette manière bien à lui qu’il a d’être féminin. Il est attendrissant. Je me sens bien en sa
présence, presque aussi bien qu’avec une fille douce et belle qui serait aux petits soins pour moi.
Il y a un mois, juste la semaine après que son copain l’ait plaqué, sa sœur, Sara donc, ma Sara, m’a
quitté pour un autre. Voilà comment Axel et moi-même nous sommes retrouvés orphelins de nos
amours respectifs à quelques jours d’intervalle, et, l’un comme l’autre, dans un état moral déplorable,
inutile de le préciser. À croire que c’est la saison qui voulait ça, ou bien la lune, ou le hasard… Allez
savoir. En tant que beaux-frères et amis – je pourrais même dire frères tout court tant nous sommes
proches – nous nous serrons les coudes dans cette épreuve. C’est lui qui a eu l’idée de venir ici, en
Haute-Savoie, à Saint-Gervais, dans ce vieux chalet que lui prête un ami, pour les vacances de la
Toussaint. Deux très bons potes à lui, un garçon et une fille, devaient nous rejoindre mais ils ont eu
un imprévu de dernière minute, un problème de voiture, et ça ne s’est pas fait. On se retrouve donc
tous les deux, mais j’aime autant ça. On a peu envie de sociabiliser quand on a le cœur brisé.
Axel a beau avoir un an de moins que Sara, c’est-à-dire vingt neuf ans, il fait plus mûr qu’elle, il est
plus posé, réfléchi. Pourtant il me la rappelle énormément. Ils ont les mêmes yeux, d’incroyables
yeux de chat vert clair, la même manière de rire aussi. Mais ce n’est pas pour sa ressemblance avec
mon ex que j’apprécie Axel. Je l’aime, ce mec, parce que c’est un ange. Il est attentionné, spirituel, à
l’écoute. Sara aussi est comme ça, mais Sara m’a trahi. Ça ne compte plus. Dire qu’on parlait d’avoir
un enfant elle et moi. Enfin, plus moi qu’elle, à vrai dire, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille.
Sa décision de casser notre lien – et de démissionner de son poste d’assistante de direction – pour
partir faire le tour du monde avec son bellâtre d’australien, m’a assommé. Quand elle m’a annoncé la
nouvelle, qu’elle voulait changer de vie, de mec, de boulot, le plafond du salon aurait pu me tomber
sur le crâne que je n’aurais pas eu plus mal. Je voudrais pouvoir la juger comme une garce mais je n’y
arrive pas. En plus, ça n’a pas été facile pour elle non plus. Puis, après tout, si elle est plus heureuse
avec un autre, qu’est-ce que j’y peux ?
Tout de même, à chaque fois que j’y pense, c’est à dire vingt mille fois par jour, tout se froisse en moi.
Je me sens seul, abandonné, triste comme si j’étais en deuil. Même la mort de papa je n’avais pas
autant affecté. Il n’y a que depuis que je suis ici avec Axel que ça va un peu mieux. Sa présence
m’apaise, et je crois que la réciproque est vraie. On fait de la randonnée même s’il flotte, on se fait des
feux de cheminée monumentaux pour les soirées fraîches, des plats bien caloriques, tartiflette,
raclette et compagnie. Rien n’est trop beau pour nous réconforter. De plus, octobre est magnifique
dans la vallée, et la présence de la nature d’un réel bienfait. Il faut voir les nappes de brume s’élever
lentement dans les mauves, roses, oranges de l’aube. Je me lève tôt rien que pour ne pas rater ça.
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La douceur d’Axel
Axel et moi, en dehors de s’avaler les sentiers, de couper du bois et de préparer à manger pour dix
alors qu’on n’est que deux, on casse du sucre sur le dos des deux odieux sournois qui nous ont piqué
nos conjoints respectifs, et sur nos conjoints respectifs également, tant qu’à faire, qui sont eux aussi
d’odieux sournois. On parle un peu du boulot, moi de ma brocante, des affaires qui ne vont pas fort,
lui des gamins dont il s’occupe. Il est éducateur dans un centre spécialisé pour enfants handicapés de
naissance. Quand il me parle d’eux, il le fait comme s’il s’agissait des siens.
Jusque là, je n’avais jamais vraiment réalisé à quel point nous sommes proches lui et moi. Il n’y a
qu’avec lui que je me confie autant, et en toute confiance. Axel est un garçon dénué de zone d’ombre.
Il irradie de bonté. Il a beau bien connaître la vie, on dirait que rien n’a altéré son innocence. Parfois,
ses réactions me fascinent. Son expression, par exemple, quand il m’écoute parler. Il m’arrive d’en
être intimidé, comme si je ne méritais pas son attention presque religieuse. Il accueille vraiment tout
ce que je lui raconte avec son cœur dans les yeux. Je ne comprends pas comment son ex a pu le laisser tomber. Ça me dépasse. Ce que j’admire le plus chez lui, c’est ce don qu’il a de tout aborder avec
philosophie, même son chagrin. Il aime la vie comme elle vient. En terme de sagesse, je ne lui arrive
pas à la cheville. Il y a comme une forme de sainteté qui émane de lui.
Il vient me rejoindre à table avec son assiette pleine de crêpes dorées, parfumée, fumantes, terriblement appétissantes. Il fallait au moins cela pour nous faire démarrer la journée de manière positive.
Depuis quatre jours que nous sommes ici, il n’a jamais fait si mauvais temps. On entreprend de
s’empiffrer pour conjurer la pluie torrentielle qui opacifie l’espace au dehors.
— On va retrouver notre poids d’avant la rupture, à ce train là, ou même le dépasser, déclare Axel, la
bouche pleine.
— Ah non, pas question ! Je me sens bien mieux avec cinq kilos en moins, dis-je en étalant amoureusement ma pâte de marron.
*
On n’a pas fait grand chose, aujourd’hui, pluie oblige. On s’est rendus au centre ville pour faire
quelques courses et acheter des cartes postales et, pendant la seule semi-éclaircie de la journée, équipés de bottes en caoutchouc et de cirés, on est allés à la cueillette des champignons dans la forêt
voisine. Les pins, l’humus, toute la végétation embaumait. On a trouvé des bolets énormes, des pieds
bleus à profusion et des girolles, de quoi faire une poêlée magnifique. On s’est régalés.
Il est un peu plus de vingt-deux heures quand Axel referme son bouquin. Il me dit qu’il va se coucher.
Axel est un couche-tôt… Je me retrouve seul avec le feu de cheminée moribond. Un orage sévit au
dehors avec force et fracas. J’ai une peur bleue de l’orage. Je sais, à trente quatre ans, c’est un peu la
honte. C’est lié à un traumatisme d’enfance dont je n’arrive pas à guérir. Je sais d’ores et déjà que je
ne vais pas fermer l’œil tant que ça durera. Tiens, je vais en profiter pour faire mon courrier. Je me
pelotonne sur le canapé, le plaid sur les jambes, des coussins dans le dos, m’équipe d’un stylo et de
mes cartes. Un petit mot pour maman, un autre pour mon frère et sa famille, un pour mon pote
Mathieu, un pour la vieille Denise, ma voisine de palier qui m’aime plus que son propre petit-fils, etc.
C’est mon père qui m’a transmis cette manie d’écrire aux gens dès que je suis en vacances. Tout le
monde y passe, les cousins, cousines, les tantes et oncles, les vieux potes, même des gens que je n’ai
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La douceur d’Axel
pas vus de puis dix ans… Ça entretient les liens. Je me rends compte avec effroi, en préparant ma liste
de noms, que je ne serai plus amené à fréquenter pas mal de personnes que j’aimais bien, des amis
de Sara. On n’aura plus d’occasion de se voir… Tant pis, je leur écris quand même. Ça ne coûte rien. Si
elle m’avait donné sa nouvelle adresse, j’aurais aussi écrit à Sara… Voilà que je me remets à penser à
elle. Quelle poisse ! Ras-le-bol de souffrir comme ça. Que faire contre ce mal ? Elle me manque. Ne
plus entendre sa voix me tue. Savoir que l’appartement sera vide quand je rentrerai, me lamine
d’angoisse.
Quand je me mets au lit, il est minuit passé. J’ai griffonné une vingtaine de cartes postales, j’ai
refermé les enveloppes, j’ai tout timbré… Un nouvel orage, pire que le précédent, déchire la nuit
d’éclairs et de coups de tonnerre qui font trembler les murs de bois et ma carcasse. Tétanisé de tristesse et de terreur sous ma couette, je n’ose éteindre la lumière. Aux volets à claire-voie filtre la
blanche violence des éclairs de manière presque ininterrompue. Ils sont en bois, très vieux, et ne ferment plus très bien. Je me demande s’ils vont tenir le coup. La montée de l’anxiété devient insupportable. Je me relève et vais pousser la porte de la chambre d’Axel. Il dort à poings fermés. Je me faufile
à ses côtés, tout doucement pour ne pas le réveiller. Il n’y verra aucun inconvénient. Après tout, on a
déjà dormi sous la même tente de camping, passé bien d’autres vacances sous le même toit. Des
frères vous dis-je…
Au réveil, pendant une seconde, je ne comprends pas où je me trouve. Ah, oui, dans la chambre
d’Axel. Je suis tout seul dans le lit. Au moins, j’ai réussi à dormir. J’ouvre les volets sur un beau soleil.
Le paysage tout étincelant de pluie m’éclabousse de sa grandiose harmonie. L’eau de pluie qui
détrempe encore toutes choses lustre les couleurs d’automne comme d’une sorte de vernis. Les
rayons de neuf heures transpercent les vapeurs qu’exhale la végétation. C’est magnifique. J’en reste
hypnotisé un bon moment.
Quand je pénètre dans la cuisine, Axel est occupé à lire le journal local en buvant son café. Il lève le
nez à mon entrée. On se salue comme chaque matin. Pendant que je remplis ma tasse et que je
m’installe en face de lui, de l’autre côté de la table, il m’observe sans rien dire, avec son éternelle bienveillance. Je le connais, il attend que je me mette à parler. Mais je ne sais pas quoi dire. Je me sens très
bête de m’être comporté comme un petit enfant apeuré, cette nuit. — Ça va, mon Max ? me demande-t-il finalement.
— Bof… Et toi ?
— Non, moi non plus je n’ai pas le moral. J’ai eu Fred au téléphone tout à l’heure, pour des questions
d’ordre matériel sordides. Il a été horriblement froid avec moi. Enfin bref… Je n’ai même pas envie d’en
parler. Dis-moi, ça m’a surpris de me réveiller à tes côtés.
— J’imagine… Désolé. L’orage…
— Oui, je sais.
— Je me suis dis que tu ne m’en voudrais pas.
— Bien sûr que je ne t’en veux pas.
Il continue à me fixer et se met à sourire.
— Quoi ?
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La douceur d’Axel
— Tu étais serré contre moi comme un gosse accroché à sa mère.
— Tu déconnes ?
— Non. C’était très mignon.
— Je ne sais pas quoi dire. J’ai dû te prendre pour Sara dans mon sommeil.
— Quoi qu’il en soit, ça a été un réveil très agréable pour moi. Je t’ai regardé dormir.
— Tu n’as pas fait ça.
— J’allais me gêner ! Je te rappelle que c’est toi qui es venu dans mon lit ! Dire que ma sœur avait droit
à ce charmant spectacle tous les matins.
— Quel charmant spectacle ?
— Toi en train de dormir.
— Tu parles d’un spectacle, dis-je sombrement. Je ne fais pas le poids avec son nouveau mec à ce
niveau là.
En plus, je sais bien que je ne ressemble à rien le matin au réveil, j’ai les cheveux en pagaille, souvent
aplatis d’un côté, comme la barbe d’ailleurs, les yeux gonflés, donc je ne pense pas que ça soit tellement mieux quand je dors…
— C’est vrai qu’il est beau. Je l’admets. Mais tu es très mignon aussi dans ton genre.
— Ouais dans le genre « petit brun ringard à lunettes ».
— Pourquoi « ringard » ? Non. Tu es beau, je t’assure.
— Tu n’es pas objectif.
— Si, je le suis.
On boit une gorgée chacun, on soupire au même moment. J’ai vraiment le moral dans les baskets, ce
matin.
— Je n’ai pas envie de rentrer à Paris, c’est horrible, dis-je.
— Pareil…
— Tu vois, c’est surtout cette idée de me retrouver tout seul chez moi.
— Mm.
Axel fixe le paysage à la fenêtre. Seulement alors, je remarque qu’il est au bord des larmes.
— Hey, ça va ?
Il acquiesce, se lève précipitamment, et part laver sa tasse. On a beau essayer de donner le change,
l’un et l’autre, on n’est pas à la fête. C’est de ma faute. J’ai plombé l’ambiance avec mes lamentations.
Je le rejoins. Il pleure en silence en faisant la vaisselle. Je coupe le robinet et le force à se tourner vers
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moi. Il se laisse aller à mon étreinte et sanglote doucement dans mon cou. C’est la première fois que
je le vois craquer comme ça. Bientôt, il se calme.
— Excuse-moi, fait-il en se détachant de moi et en s’essuyant les joues.
Je lui souris, la gorge plutôt nouée. Il n’y a vraiment pas de quoi s’excuser. On se regarde, frères de
douleur unis dans notre chagrin. Je ne sais pas bien ce qui me prend, pourquoi je fais ça, mais je
l’embrasse sur la bouche. Le geste s’impose à moi comme une évidence. Ça a duré une belle seconde
et on en reste aussi surpris l’un que l’autre. On se jauge – l’instant se tend comme une exquise note
de musique –, on rapproche à nouveau nos visages. Il ferme les yeux, et ce second baiser dure un peu
plus que le précédent, suffisamment, en tout cas, pour que ses lèvres et leur manière de s’abandonner aux miennes me transportent dangereusement. Je sens que, comme moi, il aimerait poursuivre,
mais on se sépare quand même.
— Waouh… Tu as une manière plutôt osée de réconforter les gens, plaisante-t-il pour tenter de masquer son trouble.
Me retenir de l’embrasser encore me fait presque mal. Qu’est-ce qui me prend, à la fin ?
— Ne t’affole pas Max. On est en pleine confusion toi et moi. Ce sont de choses qui arrivent. Ce n’est
pas grave. OK ? me dit Axel en me voyant paniquer un peu.
Mais je reste retourné par la force de mon émotion présente.
*
Il était prévu qu’on reste jusqu’à samedi mais la météo est tellement exécrable que nous avons
avancé notre départ à aujourd’hui, jeudi. Dès que les bagages sont chargés, le ménage terminé, on
décolle. Nous n’avons pas reparlé du baiser d’hier, mais je sais que maintenant c’est là, entre nous. En tous
cas, moi, ça m’obsède. Je ne démêle plus les paquets de nœuds qui font ma tête et mon cœur.
J’attends de voir ce que les heures et les jours qui viennent voudront bien éclaircir, puisque le temps
fait les choses, paraît-il. Axel, lui, semble inchangé. Il est toujours adorable, déprimé et d’un calme à
toute épreuve. Apparemment, il n’a pas donné davantage d’importance à mon geste qu’à une bise
sur la joue. Je ne sais pas si cela me convient ou me déçoit. Je ne sais plus rien du tout.
Sur le trajet du retour, au fur et à mesure que nous nous éloignons des sommets montagneux, mon
malaise grandit. Pour le moment, c’est Axel qui conduit. Comme à l’allé, il a mis sa playlist de blues
qu’on aime tous les deux, mais même la voix de Ray Charles n’arrive pas à m’offrir un peu de son
soleil. Je voudrais lui parler. Je voudrais qu’il m’explique ce qui m’arrive. Je l’observe. Il est concentré
sur la route détrempée. Il pleut moins fort qu’en partant mais la visibilité n’est pas folichonne. Peutêtre parce qu’il a senti mon attention sur lui, il me jette son petit coup d’œil gentil, m’offre son sourire qui dit si bien « tu comptes pour moi » et qui me réconforte toujours d’habitude. C’est bon
d’exister aussi fort dans les yeux de quelqu’un d’autre.
J’échafaude des scénarios en portant mon attention sur le paysage gris et hostile, qui défile sous le
ciel lourd de fin octobre. Je songe au futur. Que vais-je faire de ma vie sans Sara ? Mon optimisme
s’effiloche et mon imagination ne laisse à chaque fois que du vide. Je ne m’imagine pas vivre seul. Je
ne m’imagine pas non plus retourner chez ma mère. L’idée de déménager me rend malade, bien que
je n’aie pas le choix puisque je ne peux subvenir au loyer seul. 6
La douceur d’Axel
— Ça n’a pas l’air d’aller, Max. Tu veux qu’on s’arrête un peu ?
— Non. Sauf si tu en as marre et que tu veux que je prenne le volant.
— Non, ça va, pour le moment.
Je détaille son visage, son beau profile, en essayant de définir qui il est pour moi. La conclusion ne
veut pas se laisser saisir. Ou peut-être ai-je peur de l’atteindre.
— Tu vas faire quoi en arrivant ? dis-je.
— Je ne sais pas… Ouvrir mon courrier, faire une machine… Rien de bien palpitant.
Moi, je vais découvrir l’appartement à moitié vide, je vais noter tout ce que Sara a emporté, tous les
objets qui manquent, toutes les places laissé vacantes, je vais m’asseoir sur le lit et pleurer comme un
minable. Je le sais déjà. J’en ai la nausée. Et après ? Aucune idée. Je vais peut-être me cuiter… Et on
verra demain. J’aurais un bon mal de crâne à soigner, ça m’occupera.
— Et toi ? Tu vas faire quoi ? me demande Axel, plus pour me faire sortir de mon mutisme que par
intérêt, je suppose.
— Rien… Déprimer…
— Max, voyons, tu n’es pas du genre à te laisser couler.
— Ch’ais pas…
— Je ne reprends le boulot que lundi prochain. On pourra se faire une toile ou un resto un soir, si tu
veux ?
— Oui.
— Enfin, je dis ça, ne te sens pas obligé, ajoute-t-il face à mon peu d’enthousiasme.
Et lui, me dis-je, comment voit-il sa vie sans son mec ? Comment va-t-il endurer le célibat ? Pourquoi
ne me dit-il rien ?
— Axel.
— Oui ?
— Tu vas faire comment sans Fred ?
— Je vais faire comment quoi ?
— Et bien, dans les jours qui viennent, tu penses que tu vas supporter d’être tout seul ?
— Oui… Tu sais, j’ai plus souvent vécu seul qu’en couple. Et, comme je te l’ai dit, Fred et moi, ça n’allait
plus très fort depuis quelques temps. Même si son départ et l’échec de notre relation me rend vraiment triste, l’idée de retrouver un semblant de paix ne me déplait pas. C’est un peu comme si les
choses revenaient à la normale.
— Tu as du bol d’être propriétaire… Moi, il va falloir que je cherche un studio.
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La douceur d’Axel
— Le temps de le trouver, viens donc chez moi.
— Alors c’est vrai ? Tu ne disais pas ça en l’air, l’autre jour ?
— Je ne dis jamais rien en l’air, sourit-il. Du moment que tu es prêt à dormir sur un canapé pas trop
inconfortable.
— Je n’ai pas non plus envie de t’envahir alors que tu es content de retrouver ta tranquillité.
— Bha, toi et moi, ce n’est pas comme si on ne savait pas ce que c’est de vivre sous le même toit.
— Sinon, je pensais m’installer provisoirement dans mon arrière-boutique.
— Tu plaisantes ! C’est minuscule.
— Il y a un coin cuisine et la place pour un matelas. Je m’en fous…
— Et pour la douche ? Non, ce n’est pas envisageable.
— Enfin, on verra. J’ai un mois devant moi pour voir venir.
Quand je coupe le moteur au pied de mon immeuble, il est vingt-trois heures. J’ai pris le volant il y a
deux bonnes heures, quand Axel a voulu dormir un peu, puis je l’ai gardé. Concentré à conduire, j’ai
moins pensé à broyer du noir. On reste tous les deux silencieux, immobiles. Les vibrations du moteur
me résonnent dans les tempes et je sais que cette sensation d’être encore en train de rouler va durer
un moment. Je répugne tellement à monter chez moi que j’en ai les jambes coupées. Il va falloir me
faire violence.
— Bon.
On se dévisage. Axel me presse l’épaule avec chaleur.
— Allez, va, ça va aller mon Max. Tu vas surmonter tout ça.
— Toi qui connais ta sœur depuis toujours, dis-moi franchement, tu crois qu’il y a ne serait-ce qu’un
minuscule espoir qu’elle revienne ?
Il me fait non de la tête avec un faible sourire résigné.
— C’est bien ce qui me semblait, dis-je.
J’ai le cœur qui bat trop fort quand je lui fais la bise, mais j’arrive à m’en contenter. Je sors et referme
la portière sur lui alors qu’il reprend la place du conducteur. Une fois mes deux sacs sur le trottoir, je
referme le coffre et retourne à son niveau. Il a déjà abaissé sa vitre.
— Salut, Axel… Merci pour ton soutien et pour ce séjour. Je te dis à bientôt.
— Je voulais qu’on se remonte le moral à la montagne, ça n’a pas été vraiment ça, hein ? me répondt-il avec une moue dépitée.
— Ne pas être resté seul ces jours-ci, pour moi, c’est déjà énorme.
— Ok. C’est cool, alors.
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La douceur d’Axel
— Rentre bien. On s’appelle.
— Ça marche. À plus tard.
Il démarre et je regarde la voiture s’éloigner. Je sors mes clés et, comme le dernier des égarés, je reste
sans bouger sur le trottoir à les fixer au creux de ma main. Je ne peux pas monter chez moi. Je n’en ai
définitivement pas la force. Je m’assois donc sur le pas de la porte de l’entrée de m’immeuble, avec
mes sacs à mes pieds, l’esprit vide. Au moment où j’arrive enfin à rassembler suffisamment mes
idées pour en arriver à la conclusion que je vais peut-être chercher une chambre d’hôtel pour la nuit,
je vois la voiture d’Axel revenir en marche arrière et stopper à mon niveau.
— J’en étais sûr, fait-il sur un ton de reproche attendri en m’observant à sa vitre baissée. Allez, monte.
Je ne me le fais pas dire deux fois. Et, en m’asseyant à côté de lui, le cœur soudain heureux, je réalise
que je l’aime. Ça me saute à la gorge, ça illumine tous mes neurones d’un coup, telle la plus limpide
révélation. J’aime ce mec comme ma vie. Il est unique, généreux. Il est parfait. Je voudrais lui dire la
nouvelle, lui sauter au cou. Je ne sais pas… Qu’il comprenne… Ça me brûle littéralement de lui montrer ce qu’il m’inspire.
— J’en aurais culpabilisé toute la nuit de te laisser, se justifie-t-il.
On se sourit et il appuie sur l’accélérateur.
*
Ce que je suis content de me réveiller chez Axel plutôt que chez moi. Je m’extirpe du canapé où j’ai
dormi comme un loir, grisé, tout énergisé d’une joie dont je ne saurais définir l’objet. Je m’attèle à la
confection du café. Il sent particulièrement bon.
— Salut, lance Axel en entrant dans la cuisine.
— Salut, cher hôte.
— Alors, pas trop mal dormi ?
— Comme un bébé.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Les tasses.
Il en sort deux d’un placard qui m’avait échappé, me tend la mienne.
— Tu as l’air de meilleure humeur, toi, dis-moi.
— C’est toi qui me fais cet effet.
— Flatteur.
— Sérieusement, tu n’imagines pas à quel point ça me soulage que tu aies bien voulu de moi ici.
— J’ai cru comprendre que c’était presque une question de vie ou de mort, hier soir. Et moi aussi, je
suis content que tu sois là, tu sais.
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La douceur d’Axel
Il me sert mon café noir comme il sait que j’aime, et se prépare le sien dans la foulée, sucré, avec du
lait.
— À la nôtre, fait-il en m’invitant à trinquer.
On boit chacun en se regardant, debout dans la cuisine.
— On ne peut plus se passer l’un de l’autre, dis-je.
— À qui le dis-tu ! Ça commence à me préoccuper.
— Tu trouves que je t’envahis, hein ?
— Allons, je plaisante ! Je te le répète, tu es le bienvenu ici. Tu aurais fait pareil pour moi.
— Dis-le moi franchement si tu trouves que j’abuse, mais j’ai encore une faveur à te demander.
— Je t’écoute.
— Je… Je t’autorise même à me taxer de « petite chose fragile » comme adorait faire ta sœur, mais…
Voilà… Est-ce que tu veux bien venir avec moi à l’appartement, tout à l’heure ? Ça paraît bête, je sais,
mais, je ne me sens pas d’y aller seul. Enfin, c’est si tu as le temps, si tu peux, si…
— OK, pas de problème.
— Cool. Tu es top ! J’t’aime trop, mec !
Je pose mon café et lui saute au cou. Je le sais incapable de me résister quand je fais l’enfant. Sa tasse
pleine à la main, il ne peut pas trop se débattre. Je lui claque une énorme bise sur la pommette et je
le garde contre moi au lieu de le libérer. Il se laisse faire, hilare. J’en profite pour le respirer, pour sentir
sa chaleur et son rire, pour écouter sa respiration.
— Max, s’il te plaît…
— Quoi ? On n’est pas bien comme ça ?
— Toi, je ne sais pas, mais moi, je commence à avoir un torticolis.
J’obtempère donc, desserre mon étreinte, mais laisse mes bras à cheval sur ses épaules. Je suis tenté
de réessayer sa bouche. Mais ce n’est pas comme l’autre fois, son regard n’est pas le même et ne m’y
autorise pas.
— Max, je sais que tu es désespéré et que tu as besoin de câlins, moi aussi d’ailleurs, mais… Mais tu
serais gentil de ne pas oublier que les garçons me font de l’effet.
— Je suis ton beauf, pas un garçon.
— Tu es mon ex beauf. Autant dire que tu n’es plus mon beauf… Et il me semble que tu es bien un
garçon. Peut-on savoir pourquoi tu souris comme un âne ? fait-il en déposant sa tasse sur le plan de
travail derrière moi.
— Tu es en train de me dire que je te plais ?
Il soupire, l’air désapprobateur, me fouaille le fond de l’âme de son œil vert et tendre.
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La douceur d’Axel
— Comme si tu ne le savais pas. Qu’est-ce que tu crois ? Que je suis fait en pierre ?
Je n’étais jusque là pas du tout sûr d’être à son goût, et son aveu me met aux anges. La seconde suivante, sa main est sur ma nuque, il me ramène à lui avec une douce autorité. Un contact visuel d’une
fraction de seconde nous accorde. On s’embrasse. Plaisir immense de retrouver ses lèvres. Il est
d’emblée un peu sauvage. Ça me surprend et ça m’enivre. Il me saisit par la taille, me pousse contre
les éléments de cuisine, dans mon dos des couvercles s’entrechoquent et tombent, nos langues se
battent, sous mes mains à ses flancs je devine la chaleur de sa peau sous le tissu. Je suis à deux doigts
de lui arracher son tee-shirt. Le baiser ne veut s’interrompre, se mue en échange plus calme et fervent. Les yeux fermés, le cœur ailé, un goût de café retrouvé sur sa bouche, je plane. Quand, à mon
grand regret, il me lâche, j’en sais un peu plus sur mon désir pour lui.
— Voilà, dit-il. Si tu avais des doutes.
Je rassemble mes esprits, le retiens par les poignets pour qu’il ne s’éloigne pas trop quand même. Les
mots me manquent.
— Ne fais pas cette tête. Tu l’as bien cherché. Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de drôle encore ?
— J’adore que tu m’embrasses.
— Max, pardon de te dire ça, mais tu apprécierais même qu’un chimpanzé te roule un patin tellement l’amour de Sara te manque.
— Mais, non, je…
— Je viens de profiter honteusement de la situation, mais c’est pour te punir de m’allumer sans arrêt.
— Quoi ? Mais…
— Moi aussi je me sens seul en ce moment, ce n’est pas facile, qu’est-ce que tu crois ?
— Axel, tu m’attires.
Ça le stoppe net. Il me dévisage, fronce les sourcils.
— Moi, je t’attire ?
J’acquiesce.
— Je ne cherche pas à t’allumer. Je ne joue pas avec toi. Je… Je ne sais pas, je…
Je voudrais qu’il vienne à mon secours, mais il se tait. Il reprends sa tasse et, tout ouïe, va s’asseoir sur
le radiateur près de la fenêtre, comme il fait toujours pour discuter quand il est dans sa cuisine.
— Je me sens proche de toi. Vraiment très très proche, tu vois, et… Comment dire ? Je me sens bien
quand je suis avec toi. Et j’ai l’impression que toi aussi tu te sens bien avec moi. Je me trompe ? Je… J’ai
l’impression que tout est simple quand on est ensemble. Voilà. Je sais pas… Tu ressens quoi toi ? Tu ne
trouves pas qu’on est super proches ?
— Si. On l’a toujours été, mais je t’ai toujours vu comme un frère.
— Les choses changent.
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La douceur d’Axel
— On dirait, oui.
Je n’ai plus le courage de poursuivre. J’ai besoin qu’il me pose des questions, maintenant. Je suis soudain mort d’angoisse à l’idée d’avoir fait une gaffe. On a peut-être tort de vouloir être honnête,
parfois.
— Un truc m’échappe, mon Max. J’ai toujours cru que tu étais cent pour cent hétérosexuel.
— Ben, je sais… Moi aussi.
— C’est parce que je ressemble à Sara, c’est ça ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— Oui, j’en suis sûr. C’est à Saint-Gervais que j’ai commencé à penser à des trucs…
— Des trucs ?
Ça me blesse un peu que ma maladresse le fasse sourire, même si c’est avec empathie. Comme je ne
sais pas comment lui dire la suite, je m’interromps de nouveau. Si seulement on s’était contentés de
poursuivre ce baiser pour voir où il nous emmenait plutôt que de mettre des mots entre nous. En
plus, j’ai toujours été le pire des nuls quand il s’agit de parler d’amour, ou même de sexe, d’ailleurs. Le
seul fait de m’entendre moi-même m’exprimer comme un enfant de dix ans m’exaspère.
— J’ai un peu de mal à te suivre, Max.
— Je sais, dis-je en me passant les mains sur le visage comme si cela allait me défroisser les
neurones.
— Tu as peut-être envie d’expériences nouvelles.
— Non, je m’en fous complètement des expériences nouvelles. J’aimerais seulement me rapprocher
de toi encore, pour une fois, être bien avec quelqu’un qui me prend comme je suis, qui me
comprend.
— Comment ça « pour une fois » ? Et Sara ? Je croyais…
— Sara est une fille merveilleuse, mais elle trouvait toujours à redire. Toi… Toi, tu n’es pas comme ça
avec moi. Tu n’es pas à vouloir sans arrêt me modeler à ta convenance.
— Sara faisait ça ? Te « modeler à sa convenance » ?
— Bien sûr ! Toutes les femmes font ça.
— Voilà autre chose.
— Tu ne connais pas les femmes. On ne pourra jamais se comprendre vraiment elles et nous.
— Je ne suis pas d’accord.
— Oui, bon, c’est un autre débat. Pour en revenir à moi, je crois que je dois faire un break avec les
femmes.
12
La douceur d’Axel
— Jusqu’au jour où tu vas retomber amoureux…
— Je ne peux pas retomber amoureux.
— Et pourquoi ?
— Je le suis déjà.
— De Sara ?
— Oui, déjà, je l’aime toujours, mais je le suis surtout de toi.
Il manque de s’étouffer avec sa gorgée de café.
— Pardon ? fait-il en me regardant comme si j’étais délirant.
— Je t’adore, mec, c’est vrai. Il faut que tu me croies.
— Viens. Il faut qu’on parle, décrète-t-il en m’entraînant au salon dans son sillage.
Pendant une heure, on s’explique. C’est plus moi qui parle et lui qui écoute, comme d’habitude. Je lui
détaille ce que je ressens pour lui, aussi clairement que me le permet ma perception passablement
confuse des choses. Enfin, mes phrases se libèrent de manière un peu plus élaborée que précédemment. Il se montre un peu plus touché et surpris à chacune de mes révélations. Contrairement à ce
que je croyais, il n’avait rien deviné, même au chalet, mettant mes marques d’affection un peu trop
insistantes sur le compte de ma détresse post-rupture. À mon grand soulagement, il ne remet aucun
de mes aveux en question, ne cherche pas à me freiner ou à me contredire une seule fois. Mis en
confiance, je lui exprime donc aussi, dans la foulée, ma peur de me découvrir amoureux d’un homme
pour la première fois de ma vie, que je ne sais même pas si je saurais être à la hauteur, que pour moi
c’est la grande inconnue, tout ça… Il me rassure de sa douceur, de quelques mots simples, en me rappelant que, de toute façon, puisque nous allons cohabités dans les jours qui viennent, nous verrons
bien, sans rien forcer, où notre promiscuité nous donne envie d’aller. Pendant toute la durée de notre
échange, je redoute qu’il m’annonce ne pas partager mes sentiments, mais non, rien de tel. Comme
toujours, il accueille la situation comme elle se présente, en l’occurrence, ma tendresse et mes
craintes. « Laissons faire, nous verrons bien », dit-il. Je finis ma matinée dans ses bras, soulagé et heureux, à couvrir de baisers son visage riant en le remerciant d’être lui.
*
Le parfum de Sara flotte encore dans la chambre. Il m’a saisi en y entrant, et plus encore quand j’ai
ouvert l’armoire. Il n’y reste maintenant plus que mes vêtements. La moitié des placards est vide, la
moitié des étagères aussi. Elle avait donc tant de bouquins ? Mes yeux restent secs, pourtant je voudrais pleurer. Je m’assois au bout du lit, face à la fenêtre devant laquelle trône, gracieuse dans le
contre jour, l’orchidée blanche en fleurs, symbole de la nouvelle réalité qui est maintenant la mienne.
Je lui avais offerte à l’occasion de notre dernière Saint-Valentin. Elle a refleuri deux fois depuis… Elle
a repris toutes les plantes — elle sait que la main verte me fait défaut — sauf celle-ci. Cette fleur me
nargue comme un regard de mépris, comme un dos aimé qui se tourne. J’essaye de maudire la
cruauté de mon ex, mais toutes mes velléités de colère se noient dans ma tristesse. Que faire de ce
sentiment infect d’avoir été piétiné ? Nous partagions tout elle et moi, et elle a tout repris, mon avenir compris. Notre vie à deux m’était douce et précieuse. Comment a-t-elle pu me faire ça ? Me laisser
ainsi sans elle, seul avec toutes mes vieilleries dérisoires ? Tous ces objets de collection dont j’aimais
lui raconter l’histoire me font soudain horreur. J’avais raison de redouter ce moment.
13
La douceur d’Axel
— Je peux entrer ? me demande Axel qui commence sans doute à se demander ce que je fabrique.
Je tapote la place à côté de moi. Il jette un coup d’œil circulaire, puis me rejoint. On reste prostré tous
les deux devant le phalaneopsis, les mains jointes entre les genoux, moi avec l’envie au cœur de le
piétiner sous mon talon. Je me contenterai de le donner à Denise… J’entends la compassion d’Axel
dans son silence. Sa présence me réconforte.
— Je ne comprends pas où j’ai merdé. Pourquoi c’est arrivé, dis-je.
— Tu n’y es pour rien, va.
— Si. J’y suis forcément pour quelque chose. Quand un couple ne fonctionne plus, il n’y a jamais
qu’un seul coupable.
— Tu n’as pas tort, admet-il. Sara ne t’a rien dit ?
— Si… Dans les grande lignes, elle ma dit que je la faisais chier… Avec ses mots à elle. Des mots élégants. Elle s’ennuyait avec moi.
— Ma sœur a l’âme d’une aventurière. Je l’ai toujours su… Elle va peut-être s’ennuyer aussi avec son
australien.
— Mm. Sauf que je n’ai pas envie de cultiver des espoirs pour rien. Puis, maintenant, de toute façon,
tout est gâché. Elle me méprise. On ne peut pas aimer quelqu’un qui vous méprise.
— Je ne pense pas qu’elle te méprise, Max, tente doucement mon beau-frère.
— Cette plante en est la preuve, dis-je en désignant du menton l’objet du délit.
— C’était un cadeau ?
J’acquiesce et je considère mes mains crispées l’une sur l’autre, soudain étreint d’un sentiment de
honte pesant. Axel me flatte le dos, consolateur, me laisse sa main sur la nuque, et me caresse un peu
les cheveux.
— Essaye de te souvenir des bons moments. Dis-toi qu’ils ont existé et que c’est toujours ça de pris sur
la vie. Moi, c’est ce que je fais.
C’est fou la tendresse immense que m’inspire Axel quand il me regarde de cette manière, avec cette
douceur presque surnaturelle. Sa main glisse jusqu’à ma joue et y reste. Je vois qu’il hésite à m’embrasser, alors je prends les devants. Sa bouche accueille la mienne avec un enthousiasme galvanisant.
Puis, il cherche ma peau. Je l’aide à l’atteindre en sortant ma chemise de mon pantalon. Ses doigts,
immédiatement, se faufilent dans la brèche et partent s’ébattre dans mon dos. J’aimerais me laisser
aller complètement, mais ce n’est ni le moment, ni l’endroit. On reste étreints, joue contre joue.
— J’ai envie de toi, Max, jette Axel dans un souffle.
— Moi aussi… Mais pas ici.
— Bien sûr.
Il me scrute. Le désir le rend très beau.
— Ce n’est pas une blague, alors ? Tu es vraiment tenté de… de…
14
La douceur d’Axel
— Vérifie par toi-même, dis-je en lui plaçant d’autorité la main sous ma ceinture.
Il me palpe, les yeux dans les yeux. Aussi électrisés l’un que l’autre, on se remet à s’embrasser pendant que sa caresse ciblée m’attise. Je m’en vais à mon tour à la découverte de sa peau, sous son pull.
On bascule à l’horizontal. Je me frotte à lui, j’oublie où je me trouve – après tout, réflexion faite, un lit
est un lit –, il me décoiffe, m’abandonne sa bouche sans compter, et son cou, et, je crois bien, tout les
reste. Il faudra qu’il me guide, mais il n’y a aucun doute, j’ai envie de prendre tout ce qu’il est prêt à
m’offrir. J’ai besoin de le voir nu. Je soulève son pull jusqu’à la poitrine… Son épiderme appelle mes
lèvres que j’y appose. Ça sonne à la porte. Merde ! On se redresse en même temps en s’interrogeant
du regard. Il est ébouriffé, rose, tout chaviré, absolument craquant… Je me dis que je lui renvoie peutêtre la même image. Je suis plus soulagé que frustré, au fond, que nous n’ayons pas été plus loin,
c’est à dire jusqu’à je ne sais où. Coucher ici ensemble n’exorcisera pas le fantôme de mon amour
pour Sara, et serait plus malsain qu’autre chose. Je sais que je l’aurais regretté. On a eu chaud.
— Sauvé par le gong, mm ? me lance Axel, tout sourire.
Il m’inquiète parfois. Ce don qu’il possède pour lire en moi confine à la sorcellerie.
— Je… Je vais voir qui c’est, dis-je en remettant ma chemise en place.
À peine lui ai-je ouvert que Denise me prend dans ses bras. « Quel malheur, quel malheur, mon petit
Max », me répète-t-elle. « Vous formiez un couple si charmant ». Puis, elle me remercie pour la carte
postale de Savoie, puis m’explique que Sara lui a laissé un message pour moi avant de partir, à savoir
qu’elle repasserait à Paris courant décembre, sans plus de précision. On discute un peu, bien que je
ne sois pas vraiment dans un état d’esprit propice au bavardage. Je veux lui remettre l’orchidée
blanche. Comme elle refuse – elle sait que c’est un cadeau que j’ai offert à Sara – je la prie de la
prendre au moins en pension pour ne pas qu’elle meurt, et l’informe que je pars vivre chez Axel,
qu’elle connaît bien, pour quelques temps. L’idée que je déménage avant la fin du mois lui fait monter les larmes. Ah, Denise ! Je lui promets que nous resterons amis et que je repasserai souvent, et
que, de toute façon, je compte rester à Paris. Nous déclinons son invitation à un prendre le thé malgré son insistance. Enfin, surtout moi. J’ai trop hâte d’être à nouveau seul avec Axel.
Sans bien savoir pourquoi ni comment, on se retrouve tous les deux à déambuler au jardin du
Luxembourg. Cela doit bien faire une demi-heure qu’on marche ainsi en parlant de Denise, de Sara,
de Fred, de tout, sauf de nous. L’émoi physique qui nous travaille reste invisible, secret. Peut-être voulons-nous en reculer l’issu pour mieux l’apprécier encore. Ou peut-être est-ce simplement l’appréhension. Il ne fait pas chaud, mais un rayon de soleil daigne percer enfin et enlumine les marronniers
rouillés par la saison.
— Tu vas faire quoi de tous tes meubles ? me demande-t-il.
— Je vais tout vendre.
— Sérieusement ?
— Quitte à redémarrer une nouvelle vie, autant ne pas faire les choses à moitié.
— Même ta belle lampe art déco que tu adores ?
— Non, elle je la garde… Il y a quelques babioles auxquelles je tiens et que je vais conserver.
On laisse passer des enfants qui jouent à chat en hurlant, puis on continue notre calme cheminement.
15
La douceur d’Axel
— Tu sais, je dois t’avouer un truc, dis-je soudain, le cœur battant.
Mais j’ai peur de ne pas bien me faire comprendre. J’hésite. Il patiente.
— J’ai un peu la trouille, tu sais ?
— Tu es à l’aube d’un nouveau départ, c’est normal.
— Non. Je parle de toi et moi, de… Je parle de ce qui se passe.
— Je comprends ça. Crois-moi, si demain il m’arrivait tout à coup de tomber amoureux d’une femme
et de me sentir attiré par elle, je n’en mènerais pas large.
— Tu trouves toujours les mots, toi, dis-je, soulagé qu’il m’ait compris si vite.
— Je me mets à ta place. Moi aussi, ça m’intimide un peu, tu sais ?
On s’arrête près du bassin et, chacun perdu dans ses pensées, on observe les enfants jouer avec les
maquettes de bateaux à voile multicolores.
— Tu ne m’as pas encore vraiment dit ce que tu ressentais pour moi.
Il verrouille son regard dans le mien avec une intensité captivante, un peu comme quand il va
m’embrasser.
— Si, je te l’ai dit. Je t’ai dit que tu étais comme un frère, je t’ai dit que j’étais heureux de t’avoir chez
moi, je t’ai dit que j’avais envie de toi… Maintenant, ce que j’aimerais, c’est pouvoir te le montrer.
Voilà qui ne saurait être plus clair. J’en reste coi, aussi penaud qu’un gamin qui s’apprête à se rendre
à son premier rendez-vous amoureux. Sans se consulter, ni d’ailleurs prononcer un mot supplémentaire, nous quittons le jardin pour regagner son deux-pièces de la rue de l’Arbalète. Chaque pas qui
nous en rapproche fait enfler un feu de joie et d’anxiété mêlés dans ma cage thoracique. Lorsqu’on
pousse la porte d’entrée, la tension est tellement intenable que je me jette sur lui pour ne pas avoir à
la supporter une seconde de plus. Il m’enlace avec la même urgence et sa sincérité me rend à mon
calme naturel. Je vais enfin savoir ce que c’est que de l’aimer, enfin, je vais découvrir son amour.
— Je suis super ému, lui dis-je.
— Moi aussi, me répond-t-il en ôtant son manteau, puis le mien.
Et je le crois, il est fébrile. Il déboucle ma ceinture, déboutonne ma chemise. Ses baisers sur mon
visage et mon torse me gardent captif et consentant contre le mur. Je le palpe et le pétris, ses reins,
sa taille, ses épaules, pour me familiariser à sa géographie masculine. J’ai hâte de sentir le plaisir, de
découvrir le sien. Il s’agenouille à mes pieds pour m’aider à retirer mes chaussures, mais ne se relève
pas. Son intention est claire et mon cœur emballé. Attentif à mes réactions, son beau visage levé vers
moi, il me baisse le pantalon jusqu’aux chevilles se met à me semer des baisers sur le ventre, puis un
peu partout aux alentours… Quand il me libère de mon boxer, je défaille d’impatience. Il me fait un
bien fou pendant d’exquises minutes. Je lui caresse les cheveux. L’impérieuse envie de lui rendre la
pareille s’impose à moi, même si je ne sais pas si je saurai m’y prendre. Avant d’être trop tenté par la
jouissance, je le relève.
— Moi aussi j’ai envie de te faire du bien, lui dis-je, en me débarrassant de ma chemise.
16
La douceur d’Axel
— C’est déjà le cas, sourit-il d’un air déluré que je ne lui connaissais pas.
Et, à voir dans quel état triomphant il se trouve, il dit vrai ! Le corps d’un homme ne saurait dissimuler
certains émois… On va s’allonger nus dans la chambre pour nous y enlacer enfin. On est tellement
émus de se toucher que la recherche du plaisir passe au second plan. Il me dit que je suis beau, me
répète, « laisse-toi aller, ne t’oblige à rien », alors je fais selon mon cœur. Sa peau est douce, son corps
gracieux. Il me dit que j’ai l’air heureux. Bien sûr que je le suis. Comment pourrais-je ne pas l’être sous
des mains et des regards aussi aimants ? J’ai tant besoin d’avoir son visage près du mien que finalement on se donne du plaisir en s’embrassant, sans presque jamais se lâcher des yeux. Chacun trouve
une jouissance progressive et suave dans la main de l’autre et dans nos soupirs embrassés.
*
Après toute cette joyeuse énergie, cette musique, cette foule, quel contraste de se retrouver à marcher dans les rues parisiennes nocturnes et humides. J’avais sommeil, mais le froid me ranime d’un
coup. Axel semble nettement plus détendu que lorsque nous sommes arrivés. Son travail l’obsède
beaucoup, en particulier Tristan, l’un des enfants dont il s’occupe. Il a dix ans et malgré son handicap
moteur, Axel est convaincu que ce petit est promis à un avenir beaucoup plus excitant que celui
auquel ses parents et les autres éducateurs voudraient le cantonner. Il ne tarit pas d’éloge sur cet
enfant selon lui d’une curiosité intellectuelle exceptionnelle, assoiffé d’apprentissage et d’action. Il s’y
est beaucoup attaché et se bat pour lui. Il ne me parle pour ainsi dire que de ce gamin depuis trois
jours. Au moins, cette sortie nous aura-t-elle permis de nous changer les idées.
— J’ai passé une super soirée, dis-je.
— Oui, moi aussi. Quel trio d’artistes, hein ?
— Oui. Ton pote Pierrot est génial, il est fait pour la scène.
— Il est né pour ça, c’est clair ! Il me répète souvent que c’est là qu’il est le mieux.
— Et le pianiste, ce qu’il est doué !
— Matteo ? Oui, c’est un virtuose. Et ce qu’il est beau aussi, soupire Axel avec un sourire rêveur.
— Il a l’air très sympa en plus.
— Il l’est.
— Tu le connais bien ?
— Un peu, par Pierrot. Tu sais qu’il est gay ?
— Pierrot ?
— Non, Matteo.
— Ah, bon ? Je croyais qu’il était avec la chanteuse.
— Non, Ludmila et lui sont amis et partenaires de scène.
Je le regarde avec malice.
— Tu as été amoureux de lui ?
17
La douceur d’Axel
— Plus ou moins, comme tout le monde, hé, hé ! Non, il m’impressionne trop, et il est casé, de toute
façon.
— Ça veut dire que moi je ne t’impressionne pas, alors ?
Il me considère amusé, m’enveloppe les épaules de son bras.
— Toi ? Tu me plais et tu me rassures.
— Ça me va.
On chemine, bras dessus, bras dessous. Cela fait maintenant un peu plus de trois semaines que nous
vivons sous le même toit et que nous tissons tranquillement notre histoire. On est bien ensemble. De
mieux en mieux, même, je crois bien. Axel est un être si attentionné, si délicat, c’est un bonheur de
chaque instant de vivre à ses côtés.
— Je me sens bien avec toi, Axel, mon tendre Axel, dis-je en lui déposant une bise sur la joue.
— C’est gentil de me le dire, sourit-il. Moi aussi, tu sais. Même si je n’en reviens pas encore de sortir
avec un hétéro.
— Et moi avec un mec !
On décide de rentrer à pieds plutôt que de s’enfoncer dans les couloirs du métro. On quitte les rues
animées du Marais en direction du Pont Marie. J’ai rarement trouver Paris aussi belle dans sa robe
d’asphalte mouillé. Soudain épris de romantisme, une fois au-dessus de la Seine, je stoppe notre
marche et j’étreins Axel. Je le sens un peu réticent, mais mon élan force le sien, et il se laisse embrasser longuement. Je le garde ensuite serré dans mes bras afin de contempler le paysage de son visage.
Je suis complètement amoureux. En cette seconde précise, cela n’a jamais été plus limpide, et dans
mon cœur, et dans ma tête.
— Je sais que je n’assure pas encore vraiment avec toi, mais je t’aime. Je t’aime, c’est dingue comme
je t’aime.
— Tu es trop mignon, fond Axel. Mais de quoi tu parles quand tu dis que tu n’assures pas ?
— Je parle de sexe, dis-je, étonné qu’il n’ai pas compris.
Il me scrute, interrogatif, et sa perplexité me trouble.
— Tu… Tu sais bien, je… Je ne te donne pas encore ce que tu attends.
— Voyez-vous ça. Et j’attends quoi, selon toi ?
— Je ne vais pas te faire un dessin, tout de même.
Il me noue ses mains derrière la nuque, un miel de tendresse sur les traits et, à son tour,
m’embrasse.
— Tout es parfait, me rassure-t-il. Qu’est-ce que tu vas imaginer ?
— On n’en a pas parlé, encore, mais tu sais, ça me travaille de réussir à te rendre heureux aussi à ce
niveau là.
18
La douceur d’Axel
— Max… Je suis tout à fait heureux. J’adore ta tendresse et ce qu’on partage. Je n’ai pas besoin de plus.
— Dis plutôt que tu te contentes de ce que je te donne.
— Et alors ? C’est un crime ?
— Non… Mais, j’ai des yeux pour voir. Je sais ce que tu aimerais.
On reprend notre marche. Il me prend la main, comme ça, spontanément, au milieu des badauds
encore nombreux malgré l’heure tardive. C’est la première fois.
— Tu n’aimes pas parler de ça, hein ? insisté-je.
— Ce qu’on partage est génial. Ce que tu m’offres m’étonne et m’enchante assez pour que je n’aie pas
l’idée de te réclamer plus, c’est tout. Je t’assure que ça ne m’a pas effleuré.
— Moi, je sens que ça ne suffit pas.
— Tu parles toujours de sexe, rassure-moi ?
— Oui, je parle toujours de ça.
— Écoute, Max, c’est un détail, le sexe. On se découvre, on n’est pas pressés, et pour ma part ce qu’on
partage déjà, je te le répète, me rend très heureux.
— Moi aussi, mais…
Je n’ose aller jusqu’au bout de mon propos. De toute façon, il a compris. Quand on sera rentrés, je
braverai mes craintes et je lui ferai l’amour comme je sais qu’il le désire. J’ai envie de le combler et j’ai
de moins en moins de doute sur le fait que j’en suis capable.
— Ne t’angoisse pas. Ce qui est vraiment important c’est la tendresse, c’est de s’entendre, de se parler,
d’avoir des projets. Je n’avais plus rien de tout ça avec Fred. Avec lui, il ne restait justement que le sexe
et quand il n y a plus que ça, je t’assure que la relation n’a plus le moindre intérêt. En tout cas, moi, ça
ne me suffit pas.
— Il devait assurer de ce côté là, non ?
— Je n’ai vraiment, mais alors vraiment pas envie de parler de ça.
— Je suis indiscret, pardon…
— Je me sens mille fois mieux avec toi qu’avec lui. Il n’y a que ça à retenir, conclue-t-il en me caressant
les cheveux.
Il me faut quelques secondes pour comprendre que les deux individus que nous venons de croiser
ont craché à nos pieds, le temps de réceptionner en pleine face un « Sales pédés ! » prononcé haut et
fort. Mon sang ne fait qu’un tour et mon cerveau reptilien me fait piler sur place. Je me retourne.
— Qu’est-ce que t’as dit ? Répète un peu ?
Le gars me fait face, un lourdaud en bombers, sans âge, crâne rasé et gueule de brute. Un beau spécimen de bas du front FN ou assimilé, vraisemblablement. Il est accompagné d’un autre mec, un
maigrichon au regard vide, apparemment saoul. Axel me tire par la manche.
19
La douceur d’Axel
— Laisse tomber, Max.
Mais l’adrénaline a remplacé la raison. Je me dégage de cette poigne qui me veut me retenir et m’approche du gros con.
— Vas y, répète. Tu as dit quoi ?
— Sales pédés. Vous me dégoûtez.
— Tu t’es regardé, gros porc ? C’est toi qui me dégoûtes. Vas y approche. T’as peur ? T’as peut-être
raison, parce que je vais pas me contenter de te cracher dessus, moi.
Toute insulte me provoque l’envie d’en découdre. C’est plus fort que moi, je deviens agressif. J’ai toujours été comme ça du plus loin que je me souvienne, il m’est impossible de me maîtriser face à l’insulte gratuite. Je ne compte plus le nombre de fois où je suis descendu de la voiture pour me battre
avec des cons. Ça m’a tout de même valu, en dix ans et à peu près autant de bagarres, une nuit au
poste, une dent cassée et des points de suture à l’arcade sourcilière. Sara me détestait dans ces
moments là. Heureusement que, neuf fois sur dix, les gens se dégonflent, sinon j’aurais fini à l’hôpital plus d’une fois… Les insulteurs sont tous des lâches de toutes façons. Le freluquet ricane et le gros,
les mains dans les poches, arbore un sourire goguenard qui rend sa face encore plus laide.
— Regarde ça, Nono, cette tapette veut me frapper.
Je me rue sur lui et le déséquilibre avec une prise de judo, art martial que j’ai pratiqué assidûment
lorsque j’étais adolescent et dont il me reste de solides bases. Le mec se retrouve étalé par terre en moins
d’une seconde, l’air encore plus décérébré si c’est possible. L’autre cesse de rigoler aussitôt et me fixe avec
un air mauvais. À peine son comparse humilié s’est-il remis sur ses jambes, que les voilà tous les deux sur
moi. Pendant que le gros me paralyse les bras par derrière, le maigre me frappe au ventre et au visage.
L’arrivée des flics, qui pullulent en ce lieu hautement touristique, les fait heureusement détaler. Ce Nono
a une sacrée droite. Un peu sonné, je m’adosse à un réverbère en massant ma mâchoire douloureuse et
en les regardant se faire coincer par deux agents quelques dizaines de mètres plus loin.
Je cherche des yeux Axel, dans le petit attroupement qui s’est formé durant les quelques secondes
qu’a duré l’échauffourée. Il n’est plus là. Plus loin non plus. Il m’a laissé. Je fais ma déposition vite fait,
parce que le troisième flic ne me laisse pas le choix, et renonce à déposer plainte, anxieux et pressé de
rattraper mon amoureux.
*
Il est injoignable. Je remets mon téléphone à sa place, dans ma poche de blouson… Depuis le temps,
de toute façon, il a dû rentrer. Je traverse l’île Saint-Louis en courant vite, trop vite pour tenir longtemps. Je maintiens le rythme tout le long de la rue du Cardinal Lemoine, jusqu’à la place de la
Contrescarpe. Arrivé là, je fais une pause pour reprendre mon souffle et je marche la suite du chemin. Je me demande ce qui lui a pris de me laisser comme ça. Je ne sais pas si je dois être déçu,
inquiet ou les deux. Je suis surtout inquiet, en réalité. S’il est comme sa sœur, il va me passer un
savon terrible. Sara aussi m’abandonnait à mon sort d’énervé quand il m’arrivait de m’impliquer
dans une bagarre. Il faudrait vraiment que j’apprenne à me contrôler. Reprendre l’apprentissage d’un
art martial ne serait peut-être pas une mauvaise idée. À remuer mes idées ainsi sans un regard pour
le spectacle des ruelles animées, j’arrive devant chez lui plus vite que je n’aurais cru.
Lorsqu’il m’ouvre, je prends son regard froid et ses lèvres serrées comme une claque. Il s’assoit sur le
canapé et me considère, muet, bras croisés. Je reste là, pas fier, debout au milieu du salon.
20
La douceur d’Axel
— Vraiment, je suis désolé, dis-je.
— Viens là, fait-il en m’indiquant la place à côté de lui.
Je m’empresse d’obéir comme le gamin que je suis… Il est clair que ma bête impulsivité va modifier le
programme de la nuit dont je m’étais déjà fait un joli film.
— Vas y, Max, explique-moi un peu ce qui te passe par la tête quand tu bascules comme ça soudainement du côté obscur de la stupidité.
— Je t’ai dit que j’étais désolé.
— Non, mais explique-moi. Je veux comprendre.
— Je n’en sais rien. Je ne supporte pas qu’on m’agresse gratuitement. Je réagis mal quand ça arrive.
C’est tout.
— Il va falloir que toi et moi on se passe de marques d’affection dans la rue, alors.
— Je les emmerde tous ces abrutis ! Il n’est pas né celui qui m’empêchera d’embrasser qui je veux, où
je veux !
La sincérité de ma révolte le touche apparemment, et voir son air s’attendrir me rassérène.
— Tu me rappelles moi quand j’avais dix-huit ans. Bon… Il va falloir que je t’explique deux trois choses
dont tu n’as pas l’air d’avoir conscience. Déjà, il faut que tu gardes en tête que beaucoup de gens
n’aiment pas voir deux hommes ensemble.
— Mais, je m’en tape ! Et qu’est-ce que ça peut leur foutre ?
— Vaste, passionnante et très usante question, soupire-t-il. Ecoute-moi, s’il-te-plaît. Le fait est que
c’est comme ça et que tu ne peux pas l’ignorer. Si tu veux qu’on continue à ne pas se cacher, ce qui
me va tout à fait, tu vas devoir apprendre à te contrôler. Ça ne va pas être possible que tu réagisses
comme un homme des cavernes à chaque insulte reçue.
— Quand même, ça n’arrive pas si souvent ce genre de chose, si ?
— Si, me répond-t-il, laconique et résigné.
— Vraiment ?
— Ta naïveté est très touchante, murmure-t-il en me considérant d’un air rêveur. Tu parles comme
moi avant mon agression.
Si Axel lui-même ne m’a jamais parlé de ce triste événement qu’à demi-mots, Sara m’a raconté plus
en détail. C’est une histoire affreusement banale qui aurait pu très mal se terminer pour lui. Il avait
dix-neuf ans, c’était lors d’un été en Vendée, il sortait de boîte pour prendre un peu l’air. Il ne se souvient que d’insultes homophobes et de son réveil à l’hôpital le visage tuméfié et de la douleur aigüe
d’une côte cassée.
— C’est-à-dire ?
— Je faisais systématiquement front quand on m’insultait. À l’époque, je m’affichais ouvertement,
j’étais fier, très fier. Et plus efféminé qu’aujourd’hui. J’aimais assez provoquer, tu vois ? Donc évidem-
21
La douceur d’Axel
ment, les insultes, ça faisait partie de mon quotidien. Comme j’étais plutôt d’un tempérament
effronté, je prenais ça comme un jeu. Et, le but du jeu c’était de réussir à provoquer la discussion avec
mon agresseur, lui donner une chance de devenir un peu moins con. J’avais l’impression d’ouvrir
l’esprit des gens quand j’y parvenais. Je crois que ça me faisait du bien. Je me disais qu’il n’y a qu’en
faisant face courageusement, en éduquant les gens par la parole, que les choses changeraient. Mais,
un jour, tu réalises que tu peux tomber sur des individus vraiment dangereux. Et là, tu te calmes, tu
apprends à te méfier, à te faire discret, voire invisible.
— Je n’ai pas envie d’être invisible.
— Moi non plus, Max, moi non plus… Simplement, il faut faire attention. Ces deux gars, tout à
l’heure, auraient très bien pu être armés, ou dingues… Tu ne sais jamais sur qui tu tombes.
— Ça m’a fait bizarre que tu te barres, dis-je.
— Je suis parti quand les flics sont intervenus. C’est moi qui les ai prévenus. Tu croyais quoi, que je
t’avais abandonné à ton sort comme le dernier des lâches ?
— Ben…
— Il faut bien que tu comprennes que je ne supporte pas la violence. Ça me fait fuir, c’est comme ça.
— OK. Je le saurais… Tu es comme Sara.
— Oui, je suis comme elle. Elle et moi, on a été élevés dans la tendresse et le respect des autres. Toute
forme de violence est quelque chose d’intolérable pour nous.
— Je sais.
— Promets-moi de ne jamais me refaire un plan comme ça.
— J’essaierai de mieux me maîtriser.
— Promets-le moi, Max. Je suis très sérieux.
— Pour toi, je peux bien me contenir, je pense. Je te le promets.
— Il est trois heures du matin. Je vais prendre une douche et me coucher, dit-il en se levant.
Je reste assis à réfléchir. Repenser à ce qui vient de nous arriver Pont Marie suscite encore en moi des
bouffées de haine. Tant de bêtise me dégoûte et m’enrage. Comment apprendre à l’encaisser calmement sans en devenir malade de haine ? Je me demande si j’aurais la force de le supporter si cela doit
souvent se reproduire. Je me répète en boucle « Qu’est-ce que ça peut leur foutre ? » et le fait qu’aucune réponse rationnelle ne me vienne me met encore plus en colère. Je rumine et rumine encore
mon indignation.
— Tu ne viens pas te coucher ? me demande Axel.
Il se tient dans l’encadrement de la porte en caleçon et tee-shirt, l’air fragile et fatigué. Son apparition, là, maintenant, me bouleverse. Je ne sais même pas pourquoi. C’est comme si un mystère en lui
réveillait le meilleur de moi-même. Voilà également quelque chose de totalement hors de mon
contrôle.
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La douceur d’Axel
— Ça va ? s’enquiert-il, sans doute inquiet de me voir ainsi figé.
Je le rejoins et lui inflige un énorme câlin auquel toute sa sensible réceptivité répond.
— J’ai été stupide, ce soir. Je suis désolé de t’avoir imposé ça.
— N’y pense plus, va. On ne va pas laisser des abrutis nous gâcher la vie. Et si tu me regardes avec des
yeux pareils à chaque fois que ça arrive, finalement, c’est peut-être un mal pour un bien !
plaisante-t-il.
On se met au lit dans le noir. Je me coule contre son dos et l’allume de quelques tâtonnements
délicats.
— J’ai sommeil, Max…
— Moi aussi, mais pas que, dis-je en me pressant contre lui.
Il se retourne pour me faire face et nous échangeons un baiser chargé d’étonnantes promesses, des
caresses pressantes. Il n’a pas aussi sommeil qu’il semble, dirait-on. Il allume la lampe de chevet.
— On est trop beaux pour faire l’amour dans le noir, qu’est-ce que tu en penses ?
Je suis un peu intimidé par la remarque, mais j’en pense qu’il a raison, et je lui souris.
*
Incroyable. Axel est déjà debout. Depuis que nous dormons ensemble, pas une seule fois je n’ai réussi
à me réveiller avant lui. Pas une seule… Même après une nuit aussi merveilleuse que celle que nous
venons de passer. C’est fou.
— Axel !
Un « oui ? » me répond de la cuisine.
— Tu viens faire un câlin ?
— Je ne peux pas, j’ai les mains dans la pâte !
Les mains dans la pâte ? Voilà autre chose… Il a toujours une bonne excuse. Je referme les yeux et
souris pour moi seul en me souvenant de nos gestes avant le sommeil, de nouvelles sensations renversantes, de l’émotion sur son visage, reflet de la mienne. Jamais je n’aurais imaginé prendre un tel
plaisir avec un garçon. Je me demande si cela a été aussi magnifique pour lui que pour moi. Nous
nous sommes endormis trop vite pour en parler. Allons nous assurer de cela. Je me lève, m’étire,
enfile tee-shirt et caleçon, et vais me rafraîchir le visage à la salle de bain. J’ai une faim de loup, mais
en pénétrant dans la cuisine, je me rends compte que c’est surtout d’Axel, de son corps charmant, de
son bonheur, dont j’ai une envie folle. Je l’observe sans signaler ma présence de suite. Il est de dos,
chantonne en étalant la pâte à tarte à l’aide d’un rouleau à pâtisserie. Les pommes sont déjà
coupées.
— Salut.
Il sursaute.
— Ah, tu es là ? Salut. Tu as bien dormi ?
23
La douceur d’Axel
— Oui. Mais j’aimerais bien, un matin, connaître le bonheur de me réveiller auprès de toi.
— J’ai une sainte horreur de traîner au lit. Ça me fait démarrer la journée de mauvais poil.
Il m’accorde un bisou sur les lèvres et retourne à son activité pâtissière. Hors de question que je me
contente de si peu.
— Sauf qu’avec moi, on ne ferait pas que traîner, dis-je en lui coulant des bras tendres autour de la
taille.
Je me colle à lui afin qu’il ne puisse ignorer l’effet qu’il me fait. Le menton sur son épaule, je le regarde
placer la pâte au fond du moule. Il joue les imperturbables. Puisqu’il en est ainsi, passons à l’étape
supérieure. Je lui dispense de délicats baisers sur la nuque, faufile une main sous son haut, jusqu’à
son sein.
— Max… Aide-moi plutôt à placer les quartiers de pommes au lieu de m’embêter.
Il ne cherche pas à se dégager, et je suis trop en forme, ce matin, pour rester sage. Je l’enlace de ma
passion, balade mes mains sur son torse dont j’aime de plus en plus palper la fermeté, et attarde avec
plus d’insistance mes lèvres sur son cou. S’amollirait-il légèrement ? Il lâche un soupir, mais comme je
ne vois pas son visage, je ne sais s’il s’agit d’agacement ou d’abandon. La question m’effleure à peine
que j’ai déjà la réponse. Il se vrille soudain, m’attrape la joue d’une main enfarinée et me prend la
bouche avec feu, tout cela en prenant soin que nos bassins demeurent en contact. Il recule même
pour accentuer la pression entre nous. Ce mouvement, autant que ce baiser exigeant m’enflamment
violemment. Fébrile, je lui ôte le bas pendant qu’il s’occupe du haut.
— Si on allait au lit ? dis-je ne me dénudant à mon tour en trois gestes.
Mais, il reste immobile à m’attendre, en appui sur plan de travail. J’ai trop envie de lui pour insister. Il
est beau, nu dans la lumière. Sa peau douce et pâle parsemée de quelques grains de beauté appelle
mes paumes. Je sens ses frissons sous mes caresses. Quand je me décide à lui saisir les hanches, il
m’embrasse à nouveau comme un dingue. Il s’offre avec une joie égale à celle que je ressens à le posséder. J’ignore par quel miracle, mais je comprends son plaisir. Je sens tout, je le devine. Je regrette de
ne pouvoir me délecter de son visage de face, mais c’est très excitant aussi d’être là tous les deux
debout dans le matin clair. Voir son corps réagir au mien me comble, me porte. L’onde souple de ses
muscles dorsaux sollicités par l’effort me captive. J’écoute son souffle défaillir… Quand il se met à
gémir doucement, en rythme, ça me donne des ailes. Comme cette nuit, l’osmose se renouvelle et se
prolonge.
Une demi heure plus tard, on rigole sous la douche pendant que la tarte aux pommes cuit. Moi qui
avais tellement de questions à lui poser, finalement c’est inutile. L’élan qui nous a emporté dans la
cuisine m’a fourni les réponses que j’espérais. On attaque la tarte encore chaude avec un bon café.
On dévore en se dévorant des yeux, heureux. Il a beau dire, Axel, le stade que vient d’atteindre notre
intimité le fait rayonner. Je savais que c’était important de lui offrir l’épanouissement complet de
notre entente sensuelle. Je le savais. Ce que j’ignorais c’est à quel point cela le serait aussi pour moi.
— Ce n’était pas le genre de ta sœur de faire l’amour dans la cuisine.
— Ah, non, ne commence pas à me parler pas de ta vie sexuelle avec Sara. Ça ne me regarde pas.
24
La douceur d’Axel
— Pardon… Tu as raison.
Il me fixe avec malice. Je suis presque sûr qu’il se remémore déjà ce que nous venons de partager.
— Tu n’as plus la trouille, hein, maintenant ?
— Je n’avais pas la trouille. De l’appréhension plutôt, c’est normal.
— Mais oui, c’est normal, fait-il tendrement. Moi aussi je stressais un peu.
— Ah oui ?
— Pour être tout à fait honnête, j’avais peur que ça ne fonctionne pas, que ça ne te plaise pas, que tu
me compares à une fille.
— Non, ce n’est pas comparable.
— C’est aussi bien ? me demande-t-il avec une lueur d’appréhension dans le regard.
— J’ai trouvé ça… Pffff… Je n’ai pas les mots… Tu m’as trop ému, quoi.
Il lève les sourcils, apparemment surpris par ma remarque.
— Même la première fois que j’ai fait jouir une fille – et je peux te dire que je m’en souviens bien – ça
ne m’avait pas bouleversé comme ça, ajouté-je. Cette nuit, c’était… Ton visage m’a… Tu m’as conquis.
J’ai adoré te voir prendre ton pied. Tu étais trop beau. Et physiquement, j’ai rarement ressenti un tel
plaisir.
Il boit mes paroles. Il me semble même qu’il en a les larmes aux yeux.
— Moi aussi ton émotion m’a fait beaucoup d’effet, murmure-t-il, tout chose.
— Ça confirme qu’on est sur la même longueur d’onde toi et moi.
— Amoureux, tu veux dire ?
— Amoureux, oui, c’est plus juste.
— Donne-moi tes mains.
J’obéis, il me les enveloppe des siennes avec solennité.
— Je dois t’avouer que jusqu’à cette nuit, j’avais des doutes sur nous deux. J’avais peur de n’être pour
toi qu’une consolation, à cause de ma ressemblance physique avec Sara… Je n’osais pas trop…
Comment dire ? M’emballer…
— J’avais un peu remarqué.
— Ces doutes et cette peur se sont envolés. Voilà. Je suis très amoureux de toi.
Il me presse les doigts pendant que je m’oublie dans le vert clair de ses prunelles.
— Moi aussi, je t’aime, dis-je.
Il me contemple comme si j’étais fascinant et adorable, me caresse le visage.
25
La douceur d’Axel
— Quand on va dire ça à ma sœur.
— J’y pensais, l’autre jour. Elle va être verte.
— Oui…
— Et je pensais aussi à mon pote Mathieu et à Marie-Aimée, sa femme. Je ne sais pas comment je
vais leur annoncer ça.
— Invite-les à déjeuner ici. On se connait, en plus, eux et moi.
— Ce n’est pas une mauvaise idée.
— Dis-leur de venir vendredi soir, je finis tôt.
— OK, je vais les appeler. Ça va être cool ! dis-je en m’emparant déjà du téléphone.
— Dis-leur que je ferai un couscous.
*
Auxiliaire de vie scolaire en école primaire, Marie-Aimée travaille elle aussi avec des enfants. Cette
année, elle accompagne une fillette de cours moyen première année malvoyante. Lorsque Axel et elle
se retrouvent, la conversation se centre autour de l’enfance, du handicap, des difficultés et des les
joies de leurs missions respectives au quotidien, autant de sujets inépuisables pour nos deux passionnés. Mathieu et moi, dépassés par leur ferveur, finissons par discuter de notre côté. On est
contents de se retrouver. Il me narre leur séjour récent en Chine, évoque avec autant d’anxiété que de
joie l’arrivée prochaine du bébé. Moi je lui confie un peu les affres par lesquelles le départ de Sara m’a
fait passer et le précieux soutien d’Axel. Par contre, pour ce qui est de lui avouer que lui et moi
sommes devenus davantage que de simples colocataires, je bloque complètement. Je pensais que ça
me viendrait naturellement, que je serais heureux de lui annoncer, mais rien à faire… Je n’arrive
même pas à bien déterminer de quoi j’ai peur exactement. C’est plutôt perturbant.
Il est temps de passer à table. Nous laissons nos invités s’installer, et j’accompagne Axel à la cuisine
pour l’aider à ramener les plats qui composent notre couscous : semoule, merguez, légumes, poulet.
— Regardez-moi ça, vous avez l’air d’un parfait petit couple, plaisante Marie-Aimée en nous voyant
revenir côté à côte chargés de notre festin.
Axel ne relève pas, moi je me sens rougir violemment, une véritable flambée. Elle ne peut avoir lancé
cela au hasard. En s’asseyant, mon amoureux me jette un coup d’œil, l’air de dire « vas-y, dis-leur »,
mais je m’en sens définitivement incapable. Il n’insiste pas. Je fuis à la cuisine me remettre de mes
émotions et, accessoirement, chercher la bouteille de Guerrouane. Je respire à fond afin de retrouver
mon calme, me recompose un visage détendu avant de retourner sur le ring.
Les conversations s’entrecroisent, les sujets valsent, meurent et renaissent, les rires fusent, comme
dans toute banales retrouvailles amicales. Pour notre plus grande fierté, nos deux amis ne tarissent
pas d’éloges sur le contenu de leur assiette que nous avons passé une bonne partie de notre vendredi
soir à préparer. Mais, malgré l’atmosphère chaleureuse, je garde une boule au ventre. J’ai l’impression
de sonner faux à chaque fois que j’ouvre la bouche. J’ai peur de lire du reproche dans le regard d’Axel,
mais non, il demeure imperturbable et serein. Je devine même qu’il sent mon anxiété et que, s’il le
pouvait, il me réconforterait.
26
La douceur d’Axel
À un moment, détendu par la satiété, les fous-rires et le vin, je m’attarde sur le tendre regard qu’il
m’adresse. J’y puise une soudaine et belle force et j’en oublie une seconde nos invités. Je lui caresse
l’épaule en me levant.
— Qui voudra du fromage ? dis-je en ramassant assiettes vides et couverts.
— Moi, j’en veux bien un peu pour finir mon vin, dit Mathieu.
Marie-Aimée, elle, me fixe. Elle a compris. Un seul geste a suffi.
— Moi, je suis repue, répond-t-elle en se levant. Reste assis, Axel, je m’en charge, décrète-t-elle en lui
prenant des mains la soupière où ne surnage plus le moindre légume.
Elle m’accompagne à la cuisine, m’aide à remplir le lave-vaisselle. La tâche terminée, elle reste bras
croisés à me dévisager.
— Tu n’as rien à me dire, Max ?
— Je… Je ne sais pas. De quoi tu veux parler ? me dégonflé-je
— Vous êtes ensemble, Axel et toi, ou c’est moi qui délire ?
Une drôle de bouffée de joie m’emplit la poitrine.
— Tu ne délires pas.
Je la vois analyser l’information à la vitesse grand « v », et consommer sa surprise.
— Ça pour une nouvelle…
— Je sais, c’est assez dingue. Ça s’est fait tout seul…
— Mais… Et Sara. Elle sait ?
La question à peine prononcée, elle l’efface d’un geste nerveux dans l’air.
— Laisse tomber. Ça ne me regarde pas !
— Je n’ai aucune nouvelle de Sara depuis des semaines. Je lui annoncerais bien, encore faudrait-il
qu’elle daigne nous donner signe de vie.
Marie-Aimée me sourit, une main sur la hanche, l’autre en appui sur le plan de travail encombré de
vaisselle sale. Je me remets à rougir. Je ne sais pas vraiment comment interpréter son expression à la
fois malicieuse et réjouie. Je me sens intimidé. Il faut que je rompe ce silence un peu oppressant
— Je n’ai jamais été aussi amoureux, dis-je.
Là-dessus, elle m’étreint avec fougue en murmurant : « Veinard ! »
— Tu crois que Mathieu a compris aussi ?
— Non. Mathieu, tu le connais, si tu ne lui dis pas les choses…
— Contrairement à toi.
27
La douceur d’Axel
— Oui, fait-elle, mutine. Crois-le si tu veux, j’ai senti qu’il y avait quelque chose entre vous dès que je
vous ai vus ensemble.
On retourne au salon avec le plateau de fromage et une seconde bouteille. Il est seize heures et le jour
tombe. Axel allume des bougies. L’après-midi se poursuit en douceur du côté canapé, autour d’un
café. Bien que je n’aie que cela en tête, je ne trouve aucun moment opportun pour dire les choses à
Mathieu et, lorsqu’ils s’en vont vers 19 heures, je ne suis pas vraiment fier de moi. J’en fais part à Axel
dès que nous nous retrouvons seuls.
— Tu le diras quand tu te sentiras prêt, c’est tout, me rassure-t-il simplement.
Le lendemain, dimanche, en fin de matinée, je reçois un coup de fil de Mathieu, outré, qui m’engueule.
Il m’accuse de l’avoir fait passer pour un imbécile auprès de Marie-Aimée en me cachant l’incroyable
nouvelle. Plutôt tétanisé, je balbutie n’importe quoi et il éclate de rire. Il plaisantait, cet imbécile !
Comme d’habitude, je suis tombé dans le panneau… Malgré notre ancienne et indéniable complicité,
lui et moi n’avons jamais vraiment partagé le même sens de l’humour… Il veut qu’on se retrouve
autour d’une bière pour que je lui raconte tout. Sa curiosité me met vaguement mal à l’aise, mais
après tout, c’est l’occasion de me rattraper, alors j’accepte. Comme il habite à Pantin, on se retrouve
dans un café à mi-chemin, à Belleville. J’arrive avant lui et, bizarrement, je stresse comme si j’allais
passer un examen, comme si j’allais, d’une manière ou d’une autre, être mis à l’épreuve. Pourtant,
Matthieu est un mec tout ce qu’il y a de plus gentil. Mon anxiété s’atténue dès qu’il entre. Il insiste
pour m’offrir une coupe de champagne et on trinque sans discrétion au milieu d’une clientèle bigarrée qui s’en tient au café et à la bière… Et l’interrogatoire commence comme je m’y attendais.
— Alors, mec ! Sans déconner, c’est quoi cette histoire ? Qu’est-ce qui se passe ? Raconte-moi.
— Il se passe qu’Axel et moi on a décidé de vivre ensemble.
— C’est un sacré changement, tout de même !
— Oui, débuter une nouvelle relation, c’est toujours un grand bouleversement, non ?
— Certes…
Je sais bien que ce n’est pas à cela qu’il fait allusion, mais je refuse de le suivre sur le terrain où il veut
m’entraîner.
— Il s’est fait plaquer au même moment que moi. On s’est soutenus, on s’est rapprochés, et voilà… Je
suis bien avec lui. Je suis heureux.
— Pourquoi tu fais cette tronche, alors ?
— Quelle tronche ?
— Tu as l’air contrarié.
— Non… C’est seulement que… Je crois que j’ai un peu la trouille du jugement des gens. De ton
jugement.
— Ce n’est pas moi qui tu jugerais, voyons ! Depuis le temps qu’on est potes. Ça t’a rendu chatouilleux
de devenir gay.
28
La douceur d’Axel
— Je ne suis pas devenu gay. Pourquoi tu dis ça ?
— Ben…
— Je suis bi.
— Oui, ok, bon. C’est pareil.
— Pas du tout, non.
Il m’observe avec un petit sourire condescendant qui me déplaît fort, prend le temps de siroter trois
gorgées du mauvais champagne. Je regrette d’être venu.
— C’est lui qui fait la femme ?
— Pardon ? m’étranglé-je.
— Je suis curieux. Vas y, raconte-moi comment ça se passe au pieu.
— Putain, Mathieu, tu aimerais ça que je te demande comment tu fais l’amour à ta nana ?
— Hey, relax ! La pudeur t’étouffait moins quand tu me racontais tes exploits avec Sara.
— Arrête, les rares fois où c’est arrivé c’est parce qu’on avait trop bu, ça ne compte pas.
— Donc, il faut que je te saoule pour que tu acceptes de me parler ?
— Je n’ai aucune envie de satisfaire ta curiosité malsaine.
— Pourquoi malsaine ? Je ne sais pas trop comment ça se passe entre deux mecs. Je comptais sur toi
pour éclairer ma lanterne.
— Mate-toi un porno et fous-moi la paix, dis-je en me levant.
Il me rattrape par la manche.
— Voyons, Max, ne t’en va pas. Je ne voulais pas te blesser. Je suis désolé. Reste.
Je me rassois de mauvaise grâce.
— Ne me regarde pas comme ça. On dirait que tu as envie de me tuer ! Détends-toi un peu. C’est quoi
ton problème ?
— Je n’ai pas de problème, seulement je ne comprends pas pourquoi tu m’as fait venir ici ni ce que tu
attends de moi.
— Tu a peut-être raison… C’est peut-être de la curiosité malsaine, après tout. Je… Je pensais que tu
aurais envie de me raconter les choses… Ce changement… Je ne sais pas… J’ai imaginé que tu voulais
un peu te venger de Sara en te tapant son frère, que c’était un caprice bizarre, mais je vois que non…
— Jamais je ne me suis senti aussi bien avec quelqu’un. Et ça n’a strictement rien à voir avec Sara.
— OK, OK, d’accord ! Tu peux quand même comprendre que ça me surprenne. Je te connais depuis le
lycée et jamais je ne t’aurais imaginé un jour avec un mec.
29
La douceur d’Axel
— Moi non plus.
— Ah, tu vois, toi-même tu le reconnais.
Je me remémore les semaines qui viennent de s’écouler, la naissance de mes sentiments et de mon
attirance pour Axel, la douceur de son amour et la paix magnifique que je ressens quand je me
trouve auprès de lui.
— On voulait simplement se remonter le moral mutuellement au départ. On a commencé à pas mal
se voir. On s’est beaucoup parlé… Puis, on est partis à la montagne ensemble quelques jours en
octobre pour se changer les idées. Un couple d’amis à lui devait nous rejoindre mais au dernier
moment ils n’ont pas pu venir. Du coup, on s’est retrouvés tous les deux en tête à tête.
Mathieu se tait enfin. Il est suspendu à mes lèvres.
— Un matin, il était triste. Il venait de recevoir un coup de fil de ce connard de Fred. Moi aussi j’étais
déprimé… En plus, il pleuvait… Je ne sais pas, j’ai eu envie de le réconforter. Je l’ai embrassé.
— Carrément ?
— Oui…
— Et après ? Vous avez…
— Non. On était super mal tous les deux. On a mis ça sur le compte de notre moral à zéro et on a repris
le cours de notre cohabitation amicale. Mais moi, les jours suivants, je ne faisais que d’y repenser.
— Ça t’a fait quoi de l’embrasser ?
— Ça m’a procuré une émotion similaire à celle que j’ai ressenti à chaque fois que j’ai embrassé pour
la première fois une fille qui m’attirait. Cette envie d’aller plus loin, tu vois.
— C’est dingue.
— Oui…
— Ça ne t’était jamais arrivé avant qu’un mec te fasse cet effet ?
— Non. En même temps, je ne m’étais jamais autant rapproché de quelqu’un.
— C’est à dire ?
— Je me sens plus proche d’Axel que je ne l’ai jamais été de qui que ce soit, ni d’aucune fille.
— Je pourrais mal le prendre, ce que tu me dis là !
— Jaloux ? dis-je en riant.
*
Deux heures que j’essaie de retrouver le sommeil, et rien à faire. Il va être six heures du matin, c’est
trop tard maintenant… Peut-être ai-je peur de louper le départ d’Axel. Il a son train pour Bruxelles à
neuf heures. Connaissant sa prévoyance, il va quitter l’appartement dix ans à l’avance pour être certain de ne pas le rater. Il va s’éclipser en douce à huit heures, et donc se lever à sept…
30
La douceur d’Axel
La vue accoutumée à l’obscurité, j’écoute mon désir grandir en contemplant l’une de ces parcelles
nues de lui qui m’attirent avec constance, la courbe située entre le cou et la naissance de l’épaule que
le drap ne recouvre pas. J’écarte la bretelle de son débardeur et dépose un baiser sur l’un de ses grains
de beauté. Je promène mes lèvres jusqu’au point chaud où palpite le pouls, me moule à son dos, respire sa nuque. Sa nuque est mon nouveau chez-moi, mon refuge idéal. C’est ma bouche collée là,
mon nez dans ses cheveux, que je me sens le plus heureux. Mais je voudrais aussi sa peau contre ma
poitrine, contre mon ventre, sa chaleur tout contre ma joie. Je résiste avec difficulté à l’envie de le
déshabiller. Il s’est couché tôt, hier, épuisé par sa journée, et maintenant, il s’en va trois jours en séminaire. Je veux l’aimer une fois encore avant son départ. Je ne vais plus mettre longtemps à céder à la
nécessité de le réveiller.
— Axel ? tenté-je d’un murmure.
Je me presse contre lui. Il a le sommeil plutôt léger, il va bien finir par réagir.
— Mmm… Tu m’excites, grogne-t-il d’une voix ensommeillée.
— Tu m’en vois ravi.
Je remue un peu, qu’il mesure de manière plus concrète à quel point mon anatomie et moi-même
sommes effectivement ravis de la nouvelle. En quelques gestes lents empreints de sommeil, il ôte son
haut et son caleçon. Il m’exauce. Mon cœur bat fort. La vie n’est que joie lorsqu’il a envie de moi.
J’apprends à lui donner plus et mieux chaque jour qui nous voit nous étreindre, et, chaque fois, son
regard sur moi et son visage heureux me disent mes progrès.
Ses huit heures de repos l’ont rendu disponible à mourir, tellement malléable. Le délicieux constat
accentue encore ma faim de lui. J’en ai la chair de poule. Puisqu’il est tôt, je vais prendre mon temps,
ne rien bousculer de sa paix délassée, me délecter de lui. Je nous attise avec une économie de gestes
que je m’échine à ciseler délicats et brûlants. Je l’enlace en m’enivrant de son odeur, lui lèche l’oreille,
le touche partout. Son souffle change, se charge de notes de satisfaction. Il me laisse faire de longues
minutes tissées de confiance. Un instant, je me demande s’il ne se rendort pas, mais je comprends
que non quand il retient ma main baladeuse là où il la désire insistante. Je la fais docile, habile et
douce, autant qu’il m’est possible. Derrière nos soupirs qui s’approfondissent s’efface le silence. Mes
attouchements amoureux et la pression de mon désir contre ses reins aiguisent son attente, sa réactivité tendue et frémissante aiguise la mienne. Muet mais impérieux, il me réclame, me veut chevillé
à lui, comme je l’espérais. Puisque nos volontés concordent, nos corps qui savent se comprendre loin
des mots font de même. Possessif, je me régale de lui. Offert, il me savoure. Chacun prend ce que
l’autre lui donne sans se hâter, jusqu’à en être couvert de sueur, jusqu’à en expirer exclamations et
plaintes irrépressibles. Unis dans la nuit qui s’achève, nous nous oublions dans un slow qui nous
porte aux étoiles.
Quand le plaisir et l’effort de le garder sous contrôle finissent par nous faire haleter, le besoin d’avoir
ses yeux, son front et ses joues sous mes baisers, même si c’est dans la pénombre de ce matin de
décembre, s’impose à moi. Nous ne prenons que le temps d’une caresse pour changer de position et
lier notre fièvre face à face plus passionnément encore. Je sais, maintenant, à quel moment précis le
plaisir d’Axel se mue en une jouissance plus agressive, plus dangereuse, cette jouissance à laquelle la
volonté finit toujours par céder. C’est à la seconde où il se met à m’embrasser comme un dieu.
Envoûté, alors, captivé par ce don absolu qu’il parvient à me faire, à ce stade de notre partage, je
freine malgré moi mes mouvements, m’interromps même parfois brièvement. Il m’accuse de le torturer, ce qui ne l’empêche pas de goûter l’épreuve avec un bonheur indécent. Entre deux baisers, il me
murmure quelques suppliques exquises, tellement exquises que j’en perds mon calme. Alors, il ne me
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La douceur d’Axel
reste plus qu’à me plier à notre besoin de nous délivrer de l’extase, d’accueillir ce désir d’osmose qui
nous nargue depuis la première caresse. La passion de ses doigts qui m’agrippent m’exige avec autorité, me signale qu’il ne tient plus, alors je lâche prise et je le suis où il part.
À l’issue de ce cheminement houleux à l’équilibre fragile qui nous mène à la joie de la jouissance commune, je ressens toujours le même étonnement, un étonnement profond et heureux. J’adorai faire
l’amour à Sara, la mener à l’orgasme sans me presser, lui faire pousser ses petits cris délicats comme
des miaulements de chaton… Mais je n’arrivais jamais à mesurer précisément ses sensations. Il y avait
toujours une distance gênante. Je ne le réalise que maintenant, maintenant que je vis une complicité
incomparable avec son frère. Tout me semble plus limpide et intense avec lui. Le plaisir de mon ex
m’est demeuré un beau mystère frustrant, celui d’Axel est lumineux et me comble. Et, à l’inverse de sa
sœur, j’en ressors à chaque fois mieux renseigné sur lui… Et sur moi. Je n’arrive pas à savoir si j’aurais
pu me rapprocher d’une autre femme comme j’ai pu me rapprocher de lui. Est-ce parce qu’il est lui ou
est-ce parce que c’est un homme ? De même, cette distance irréductible avec Sara, malgré nos cinq ans
de vie commune, existait-elle parce que c’était Sara ou parce qu’elle est une femme ? Je ne sais pas.
— Je ne vais pas tarder à me lever, dit Axel, en me dégageant doucement de lui pour allumer la lampe
de chevet.
Mais il ne se lève pas. Il cale la tête sous son bras plié, et reste là, immobile, à me contempler.
— Je t’aime, dit-il solennellement.
— Je sais.
Je lui souris, lui caresse le visage, le scrute moi aussi, cherchant en vain à deviner ses pensées. C’est
toujours dans ces moments où il semble démuni, où son assurance sereine habituelle fait place à la
fragilité, qu’il m’inspire une tendresse océanique. Jamais Sara ne se montrait aussi vulnérable.
— Je me demandais… Quand les femmes vont te manquer, on fera quoi nous deux ?
Je hausse les sourcils, surpris, non pas par la question elle-même, après tout légitime, mais plutôt par
le moment choisi pour la poser.
— J’y ai réfléchi moi aussi… Et j’en suis arrivé à la conclusion que c’est un faux problème.
— Un faux problème ?
— Oui. Tant qu’on s’aimera comme on s’aime, aucune femme, aussi belle et désirable soit-elle, ne
pourra me détourner de toi.
— Tu en es sûr ?
— C’est un fait. Les femmes ne me manquent pas, Axel. Je t’assure.
— Pourvu que ça dure, alors, dit-il sans que s’éteigne l’inquiétude qui fait luire ses prunelles claires.
— Depuis le temps qu’on se connait, tu sais bien que je suis un amoureux fidèle. Quand je suis bien
avec quelqu’un je ne vais pas voir ailleurs. Et si j’aimerai toujours regarder les femmes, ce n’est pas
pour autant que j’aurai envie d’elles. Pas plus, en tout cas, que j’ai pu avoir envie d’elles quand je
vivais avec ta sœur.
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La douceur d’Axel
— Je sais tout ça, Max… Seulement… Ça me travaille que tu tournes le dos à ta véritable nature pour
moi. Je me dis qu’il y aura forcément des conséquences à un moment donné. Tu ne crois pas ?
— Franchement non. Tu me combles. Quand je vois ce plaisir que j’ai avec toi, je me dis que ma véritable nature c’est d’être bisexuel. Et après ce qu’on vient de faire ensemble, tu ne devrais pas avoir ce
type d’inquiétude.
— Justement, l’idée que ça change un jour me terrifie.
Je me rapproche de lui en le tenant par la taille, pour le câliner, l’embrasser. Il prend le relais avec une
flamme qui me surprend, me bascule sous lui. Cet élan pressant fait affluer de nouveau le désir avec
brutalité. Il garde mon visage entre ses mains comme pour me tenir à l’œil de plus près.
— Si ça doit changer entre nous, ça changera en mieux encore, dis-je avec malice.
— Tu crois que c’est possible ça ?
— Tu n’as pas beaucoup d’imagination, dis-je en me positionnant de manière à ce qu’il puisse mieux
se caler entre mes jambes.
Il me fouaille l’âme d’un regard perçant que je soutiens sans ciller.
— Qu’est-ce que je suis censé comprendre exactement ?
— Tu es censé comprendre que je suis prêt à changer beaucoup d’habitudes pour toi.
— Ah, oui ?
— Oui.
Le duel de regard se poursuit. Je sais qu’il a compris, mais qu’il n’ose encore y croire.
— Lesquelles, par exemple ? me demande-t-il.
— Voyons voir… Je ne sais pas…
Mon abandon et mes mains invitantes sur ses reins précisent suffisamment la réponse pour que je
n’aie à me contenter que d’un sourire.
— Tu es sérieux ?
— Absolument.
— Maintenant ?
— Si tu le veux toi aussi.
L’air terriblement tenté, il jette un coup d’œil au réveil. Il n’est pas encore sept heures. Nous avons le
temps.
*
Pour tromper l’attente, je me suis encore une fois plongé dans mes ventes eBay. Je suis content, la
moitié des objets d’antiquité que j’ai proposés ont trouvé preneur dans un délai plus court que je
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La douceur d’Axel
n’aurais cru. Pour la cinquantième fois depuis une heure, je jette un coup d’œil en haut à droite de
mon écran d’ordinateur. Il n’est que cinq minutes de plus que tout à l’heure… Le train d’Axel arrive
dans une petite heure. Il sera donc à la maison vers dix-neuf heures trente. La hâte de le serrer dans
mes bras me vrille le ventre.
La sonnette retentit. J’ai sursauté si fort que j’ai failli faire valser mon portable par terre. Il arrive plus
tôt que prévu. Il a dû prendre le train précédent. Génial ! Je me précipite à la porte, le cœur en joie,
l’ouvre toute grande, et me fige de surprise.
— Ça alors…
Sara est là devant moi, toute belle sous son joli bonnet rose à pompon.
— Max ? Je… Heu… Salut.
— Salut.
Elle est aussi étonnée moi. Nom d’un chien, elle est radieuse, une véritable apparition. Une constellation de taches de rousseur s’éparpillent sur son nez de gamine et sur ses joues roses de santé, l’extrémité de ses cheveux mi longs brille d’une nouvelle blondeur comme si elle venait de voguer des
semaines sur l’océan. Ses yeux… Que dire de ses yeux ? Ils sont comme agrandis, comme étoilés
d’horizons magnifiques. Est-ce la splendeur de la nature australienne, de ses paysages, qui en a
comme approfondi la clarté verte et l’éclat ? Quoi qu’il en soit, ils irradient dans son teint mat. Elle
profite de ma stupeur pour passer en revue, elle aussi, toute ma personne. Heureusement que je me
suis préparé pour le retour de mon amoureux. Je suis donc assez pimpant moi aussi. Si elle était passée un peu plus tôt, elle m’aurait vu pas rasé, la tignasse en pétard, traînant en bas de survêtement
dans mon gros pull fétiche, à coup sûr, je lui aurais fait peur ou elle m’aurait cru dépressif.
— Ce que tu es bronzée, dis-je bêtement.
— Je… Je ne m’attendais pas à tomber sur toi. Je passais voir mon frère. Je voulais lui faire la surprise.
Il est là ?
— Non… Il est… Il n’est pas là… Mais, il ne va pas tarder.
On se dévisage avec, je pense, un mélange équivalent d’émotion et de surprise.
— Je peux entrer ?
La question me fait sortir de ma fascination.
— Oui, bien sûr.
Elle passe devant moi avant que je ne referme. Elle sent bon le soleil, la noix de coco, les îles
lointaines.
— Comment ça va toi ? me demande-t-elle en jetant un coup d’œil autour d’elle et en ôtant doudoune, bonnet et écharpe.
— Ça… Ça va bien. Ça va très bien. Et toi ?
— Moi aussi, me répond-t-elle avec un grand sourire heureux qui me le prouve mieux qu’un long
discours.
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La douceur d’Axel
— Tu es… Tu es vraiment très belle.
— Merci. Toi aussi. Tu as l’air comme rajeuni.
— Ha ? Tu trouves ? C’est gentil.
Elle m’observe plus attentivement, remarque mes pieds nus, fixe une seconde son attention sur la
fameuse orchidée blanche que j’ai fini par rapatrier de chez Denise la dernière fois que je suis passé
la voir. Je réalise qu’un tas d’autres objets m’appartenant sont disséminés dans la pièce, et une subite
angoisse accélère mon rythme cardiaque.
— Laisse-moi deviner : mon frère a un nouveau copain, il s’est installé chez lui quelque temps pour
voir si ça colle, et il te prête son appartement pendant ce temps. J’ai bon ?
— Non, non, Axel n’a pas de nouveau copain. Enfin si, mais… – Je déglutis. Ça se confirme : je me
trouve à deux doigts de boire la tasse. – Quelle heure est-il ?
— Dix-huit heures trente, fait-elle aussi calme que je suis nerveux.
— Ton frère devrait arriver dans une heure environ. Il était à Bruxelles pour un séminaire, et… Et…
Enfin, voilà… Voilà, voilà… Il te racontera. Et sinon… Et toi ? Qu’est-ce que tu deviens ? Pourquoi tu
reviens à Paris ?
— C’est Noël dans trois jours.
— Oui… Bien sûr. Retrouvailles familiales.
Elle s’installe sur le canapé, droite et fière, telle une reine. Face à elle, debout au milieu du salon, les
bras ballants, j’ai la conscience nette d’avoir l’air d’un parfait ahuri. Il faut absolument que je comble
le silence, que je la détourne de ses interrogations. Un rire tragique et silencieux s’élève en moi :
comme si j’avais ce pouvoir sur elle !
— Tout va bien Max ?
— Oui ! Oui, oui. Tout va super bien, hé, hé ! Je suis seulement super ému de te revoir. Pour une surprise… Tu veux un truc à boire, un thé peut-être ? Ou si tu as faim, dis-moi, je…
— Viens-là, me coupe-t-elle en tapotant la place vacante à sa droite. Raconte-moi tout.
Et merde ! Voilà, j’en étais sûr. Elle ne va plus lâcher tant qu’elle ne m’aura pas tiré les vers du nez.
Quelle poisse !
— Il y a eu pas mal de changements… Pourquoi tu n’as pas appelé de temps en temps ? On aurait pu
se raconter un peu nos vies au fur et à mesure, échanger quelques nouvelles.
— Non. Toi et moi, on avait besoin d’une coupure nette et sans bavure. C’était mieux comme ça.
— Comme d’habitude, tu sais mieux que tout le monde ce dont j’ai besoin, dis-je, amer
— Allez, quoi, ne commence pas, Max. Tu sais que j’ai raison.
— Ouais… Et Axel ? Et tes parents ? Tu ne leur as pas donné signe de vie à eux non plus.
— Si, j’ai écrit à papa et maman une fois, au début. Sinon, de toute façon, j’étais toujours au fin fond
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La douceur d’Axel
du désert ou des montagnes, ou en mer. On a baroudé comme des malades. Scott voulait me faire
connaître tous ses coins préférés.
— Ouais, répété-je, dubitatif.
Je m’assois finalement auprès d’elle, extrêmement mal à l’aise. Je n’ai pas le moins du monde envie
de lui parler de moi. Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’elle peut débarquer comme ça, dans mon intimité ?
Bon, je sais bien qu’elle ne s’attendait pas à tomber sur moi, mais tout de même, quel sans-gêne ! Je
déteste être pris au dépourvu. Je vais lui parler boulot, ça sera déjà bien.
— Pour les gros changements, donc… Comme tu sais, je me suis retrouvé sans logement.
— C’est bon, Max ! Tu n’arriveras pas à me faire culpabiliser. Tu es un grand garçon. Je savais que tu
te débrouillerais très bien pour rebondir.
— Ce que la vie doit être facile quand on s’embarrasse d’aussi peu de mauvaise conscience. Vraiment,
je t’envie ce don, ironisé-je sans sourire.
— Arrête…
— Bref… Heureusement que ton frère m’a dépanné en m’accueillant ici… Pour la boutique, je me suis
enfin décidé, j’en ai laissé la gérance complète à Francis. Lui qui rêvait d’être maître à bord depuis des
siècles, il est ravi. Et moi, je suis soulagé de ne plus me fader la clientèle en direct. J’ai fini par
admettre que ce n’est pas mon truc.
— Mais, du coup, tu fais quoi maintenant ?
— Toujours pareil, pour le moment, je continue dans la vente d’antiquités, mais via Internet. Je réfléchis à mon propre site… Enfin, c’est en court. On verra.
— Et côté cœur ? Quoi de neuf ?
Je reste muet comme une carpe en soutenant la curiosité de ses yeux félins avec, je le sais, une hostilité impossible à dissimuler. J’ai dû prendre un air assez farouche parce qu’elle se détourne sans insister. Je quitte déjà le canapé, bien déterminé à ne plus baisser ma garde une seule fois avant le retour
d’Axel. Je la connais, à la moindre brèche, elle va me prendre en traître.
— Je vais me faire un apéro. Tu en veux un aussi ?
— Non, merci. Je ne bois plus d’alcool.
— OK.
Je pars à la cuisine et en reviens muni d’un verre de martini blanc.
— Tu aurais dû appeler avant de passer. Tu n’aurais pas raté Axel.
— Je ne l’ai pas raté puisque tu me dis qu’il arrive dans peu de temps. Et ça n’aurait plus été une surprise. Tu as peur de rester seul avec moi, ou quoi ?
— Ce n’est pas ça, mais au moins, j’aurais pu ranger un peu…
— Tu ranges le bordel de mon frère, toi, maintenant ?
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La douceur d’Axel
— Non, le mien. Lui est très ordonné… Bon, à ton tour, raconte-moi l’Australie. C’est comment la vie
là-bas, alors ?
— On n’a posé nos valises qu’au début du mois. Du coup, ça ne fait que trois semaines que je
découvre la vie sédentaire avec mon mari.
— Tu as bien dit ton « mari » ?
— Heu, oui… On s’est mariés à Canberra, début novembre, dit-elle en se grattant l’oreille. C’était surtout pour les papiers, tout ça…
La nouvelle me porte comme un violent coup à l’estomac. Combien de fois l’ai-je demandée en
mariage sans obtenir l’ombre du début de l’espoir d’un « oui » ? Bien que je ne la sente pas vraiment
fière de me l’annoncer comme ça, elle ne s’appesantit pas sur l’émotion qui a dû changer mon visage.
J’ai du mal à reconnaître la femme que j’aimais. C’est à croire que sa nouvelle vie l’a comme dépouillée de son empathie. Ou c’est peut-être l’influence de son mec… Quoi qu’il en soit, son absence d’émotion à se retrouver en face de moi finit par me faire froid dans le dos.
— Enfin voilà, tout va bien. Il vient de reprendre le boulot, et moi je pense commencer à chercher un
poste à mon retour. Si je ne trouve pas, il me prendra dans son entreprise. Je préférerais trouver par
moi-même, mais bon… Je ne sais plus si je t’ai dit, il est PDG d’un complexe sportif assez important…
— Super, dis-je, de plus en plus indifférent à ce qu’elle me raconte.
— Sinon, j’ai bien progressé en anglais. Je me sens presque bilingue, c’est génial ! Je t’assure, Max, la
vie là-bas, c’est le paradis ! C’est sain, sportif, la nature est partout, s’extasie-t-elle. Tu verrais notre
baraque. Une pure merveille ! Il y a une piscine dans le jardin, le matin, quand je me lève, je vois des
perroquets dans les arbres, tous les week-end on fait un barbecue dans la rue avec une bonne dizaine
de voisins. On vit constamment dehors, là-bas. Les nuits sont sublimes. Je n’avais jamais vue autant
d’étoiles de toute ma vie ! C’est le pied in-té-gral ! Tu veux voir des photos ?
— Je… Oui, pourquoi pas ? dis-je d’un ton morne qu’elle fait mine d’ignorer.
Elle sort sa tablette de son sac-à-main et me fait défiler une multitude de clichés tous plus ensoleillés
et édéniques les uns que les autres : Sara avec un koala dans les bras, Scott en pleine brousse, allongé
dans les hautes herbes en train de photographier des kangourous ou des dingos, Sara dans la piscine
riant aux éclats, la maison sous toutes les coutures, sa véranda ultra moderne, son design de goût,
les plantes partout, le jardin immense et regorgeant de fleurs, le voyage en bateau à voile, un beau
dix mètres blanc appartenant à la famille de monsieur… C’est clair, face au paradis, je ne fais définitivement pas le poids. Ça dure une bonne demi-heure. Elle me décrit tout par le menu, jusqu’au nom
de personnes que j’aurai oubliées aussitôt l’appareil éteint. Tout ce qui compte, c’est qu’elle ne me
pose plus de questions personnelles. Il faut absolument qu’Axel arrive avant qu’elle ne se remette à
me cuisiner. Je fais traîner les choses autant que je peux en lui posant des questions dont les
réponses me sont intégralement égales. Malgré tout, le sujet finit par s’épuiser. Et, Sara n’est pas
dupe de mon manège. Voilà ce que c’est de parler avec quelqu’un qui vous connaît par cœur.
Finalement elle veut bien un verre. Pas étonnant, après avoir usé autant de salive… Je lui sers une
orangeade parce que je n’ai rien d’autre.
— Revenons à toi. Alors, c’est quoi l’histoire ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu n’as pas trouvé un truc à
louer qui te convienne ?
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La douceur d’Axel
Et voilà… Le répit aura été de courte durée.
— C’est quoi cet interrogatoire ? me défends-je maladroitement.
— Comment ça un interrogatoire ? Je veux seulement des nouvelles de toi, Max ! Puisqu’on est là,
tous les deux…
— Et pourquoi je t’en donnerais, des nouvelles, hein ? Ça t’intéresse vraiment ou c’est seulement pour
meubler ?
— Tu… Tu m’en veux tant que ça ? s’inquiète-t-elle avec cette candeur qui, jusqu’à maintenant, avait
toujours si bien su me désarmer.
— Je te rappelle tout de même que tu m’as laissé choir comme on jette un mouchoir jetable dans le
caniveau, ma belle.
— Oh, Max… Tu en es encore là ?
— Qu’est ce que tu crois ? Que ça se digère en cinq minutes un truc pareil ? C’était il y a seulement
quatre mois, autant dire hier, et je commence tout juste à m’en remettre. Tu m’as mis devant le fait
accompli sans même me laisser l’occasion d’émettre une objection. Je me suis même demandé ce que
j’avais réellement représenté pour toi pour que tu oses me traiter avec cette… Avec ce… Pour que tu
me traites comme ça. Je ne te souhaite pas que ton Scott te tourne le dos de cette manière là, un jour,
parce que je ne sais pas si tu réalises, mais c’est comme un putain de deuil de devoir remballer sa
tendresse et mettre à la poubelle tous ses projets d’avenir du jour au lendemain.
Je serre les dents, ravale difficilement le flot de colère et de reproches qui me montent aux lèvres.
Mieux vaut que je m’arrête là avant de la faire pleurer. À quoi bon ? Elle me fait déjà une mine toute
déconfite, et baisse le nez, sans rien trouver à dire pour sa défense. Inutile de lui rappeler l’incroyable
désinvolture dont elle a fait preuve à mon égard pour tourner sans encombre une nouvelle page de
sa vie. Elle a parfaitement conscience de l’incroyable mépris dont elle m’a gratifié. Un gros soupir
m’échappe.
— Écoute, Sara. Ne m’en veux pas de ne pas mieux réagir, mais de t’avoir là, devant moi, ça remue
trop de trucs, ça me prend au dépourvu. Je ne m’attendais pas du tout à ta visite. Ce n’est pas évident
pour moi. Et puis tu m’apprends que tu t’es mariée. Tu me dis ça, comme ça, comme une fleur. Tu
imagines ce que je peux ressentir ?
— Tu veux que je m’en aille ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Moi non plus, je ne pensais pas tomber sur toi… Et je constate que tu as envie de régler tes
comptes avec moi, or, je ne suis pas du tout venue ici dans cet état d’esprit.
— Ça, c’est un peu facile.
— Bon. Il vaut mieux que je repasse plus tard, décrète-t-elle en se saisissant déjà de son écharpe sur
l’accoudoir juste à côté d’elle.
— Allons, reste, dis-je en la lui reprenant des mains avec douceur. J’arrête de t’emmerder. Tu as raison,
ce n’est pas le moment… Tu es venue pour voir ton frère et il ne va plus tarder. Je ne voulais pas me
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La douceur d’Axel
disputer avec toi, ni régler mes comptes, comme tu dis, seulement, j’ai un peu de mal à discuter
comme si on était de vieux potes toi et moi. C’est trop… Trop bizarre. Je ne peux pas. Il me faudra du
temps pour te pardonner.
— Très bien, murmure-t-elle avec une jovialité nettement amoindrie. Et des nouvelles d’Axel, tu veux
bien m’en donner ou on se tait jusqu’à ce qu’il rentre ?
— Axel va très bien. Son boulot l’éclate et l’épuise toujours autant…
— C’est bien fini lui et ce connard de Fred ?
— Oui. C’est bien fini.
— Et, maintenant ?
Voilà qu’elle remet ça. Elle insiste, c’est plus fort qu’elle. Et comment lui parler de son frère sans lui
parler de moi ? Je suis coincé. Je m’accorde une courte réflexion. Après tout, pourquoi est-ce que je
m’inquiète comme ça ? Elle saura la vérité tôt ou tard. Et, au fond, qu’ai-je à perdre ? Je risque d’y
mettre moins de précaution qu’Axel ne l’aurait fait, mais, puisqu’elle a débarqué à l’improviste, tant
pis pour elle.
— Et bien, comme je t’ai dit, on vit ensemble ici, tous les deux.
— Vous n’êtes pas à l’étroit ?
— Ça va. On se serre.
— Vous dépliez le canapé tous les soirs ? Ça doit être l’enfer !
— Non, on ne déplie pas le canapé.
Plus je la sens perplexe, plus mon assurance semble vouloir s’affirmer.
— Tu dors par terre, à la japonaise, alors ?
— Non plus.
— Axel te prête la moitié de son lit, c’est ça ?
L’idée lui semble apparemment tellement comique qu’elle en retrouve aussitôt le sourire jusqu’aux
oreilles.
— Bingo.
Elle fait des yeux ronds et se met à rire pour de bon.
— Vous dormez ensemble ? Tu me fais marcher ?
Mais son rire s’éteint et son sourire s’efface. Je la regarde cogiter. Cette dernière information saugrenue, mes pieds nus, mes affaires partout autour de nous mélangées à celles d’Axel, tous ces indices
s’emboîtent dans sa petite tête. Elle en sait maintenant suffisamment pour faire les bonnes déductions. Inutile d’ajouter quoi que ce soit. — Tu es en train… Tu ne veux quand même pas dire que vous sortez ensemble ?
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La douceur d’Axel
— On comptait t’en parler le moment venu, mais, puisque tu poses la question, si, c’est exactement
ce que je veux dire.
Je me sens soulagé, tout d’un coup, d’avoir su m’exprimer avec cette simplicité, sans bafouiller. J’ai
l’impression de m’être subitement allégé de quinze kilos. Cependant, encore plus dubitative qu’étonnée, elle me passe au rayon X de son instinct, sourcils froncés.
— Si c’est pour te venger que tu essayes de me faire avaler un truc pareil, c’est vraiment minable,
Max.
— Si tu ne me crois pas, demande à ton frère quand il rentre.
— Ça voudrait dire que tu es devenu pédé. C’est ridicule !
Comme ce mot me semble moche dans sa bouche. Aucune envie de m’abaisser au niveau de son
indélicatesse. J’élude donc sa réflexion et enchaîne, sans plus ressentir la moindre crainte.
— Après ton départ j’étais effondré, comme tu peux l’imaginer… Ou pas, d’ailleurs (à ces mots, elle
lève les yeux au ciel). Axel aussi, puisqu’il venait de rompre avec Fred. On s’est remonté le moral…
— En baisant ?
— Quoi ? Mais, enfin, non ! Bien sûr que non ! Qu’est-ce que tu crois ? Tu nous prends pour quoi, ma
parole ? Pour des bêtes ?
— Je… Non, voyons ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Oh, pardon ! s’exclame-t-elle en levant les
mains devant elle. Ce que tu es susceptible, ma parole !
— C’est toi qui es insultante.
— Désolée, ce n’était pas le but. Continue.
— Non, on n’a pas « baisé », pfff… On s’est mis à traîner ensemble, à sortir au resto ou au cinoche
pour se changer les idées, comme les potes qu’on a toujours été, quoi. Puis, on a parlé… On a beaucoup, beaucoup parlé…
Comme à chaque fois que j’évoque cette période à la fois douloureuse et exaltante où je faisais le
deuil d’un amour pour en tisser un autre, voilà que je me mets à la revivre. Je me reporte en moimême et me souviens de cette joie nouvelle à côtoyer Axel, à goûter sa proximité, à entendre le son
de sa voix, puis, peu à peu, de la découverte anxieuse de mon plaisir à le toucher, à l’embrasser… Je
me surprends à sourire.
— On a passé de plus en plus de temps ensemble. Il m’a aidé à vider l’appartement. Il m’a hébergé…
On est devenus beaucoup plus proches pendant cette période, si proches qu’on a fini par ne plus
pouvoir se passer l’un de l’autre. Autrement dit, on est tombés amoureux. Voilà. Tout simplement.
— Tombés amoureux ? Toi et Axel ? fait-elle, éberluée.
— Oui : « tombés amoureux ». Comme deux personnes peuvent tomber amoureuses quand elles se
découvrent mieux. Je ne peux pas être plus clair.
— Ben merde, alors, murmure-t-elle.
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La douceur d’Axel
Elle se met à fixer le vide, troublée comme je ne me souviens pas de l’avoir vue un jour. À peu près
aussi troublée, à vrai dire, que j’ai pu l’être moi-même quand j’ai réalisé ce que je ressentais pour Axel.
— Je savais que je t’avais fait souffrir en rompant, mais pas au point que ça te détourne des femmes.
Ça, je ne l’avais pas vu venir. C’est… C’est de ma faute.
— C’est un peu tard pour culpabiliser, Sara. Et c’est l’amour d’Axel qui m’en a détourné, pas toi.
— Tu essaies de convaincre qui, là ?
— Je n’essaye pas de convaincre qui que ce soit. Je suis sincère. Je vais même te dire : tout ça, c’est un
mal pour un bien, parce que jamais je n’ai été plus heureux qu’avec lui, et jamais je ne l’aurais su si tu
n’avais pas disparue de mon horizon.
— Désolée, je ne te crois pas. C’est du délire total. Tu es en plein déni de la réalité.
— De la réalité ? De quelle réalité ?
— De la tienne, voyons ! Tu n’es pas homosexuel, Max, enfin ! Je ne t’apprends rien. Et te mettre avec
Axel n’est qu’un moyen de prolonger ta relation avec moi d’une manière malsaine. En plus, c’est stupide, parce que tu vas le blesser en lui faisant croire des choses, et…
— Arrête ! m’exclamé-je en posant mon verre bruyamment sur la table. Tu peux te les garder tes
jugements à la con. Tu ne sais absolument rien de ce qui se passe entre nous.
— Ne t’énerve pas. Reconnais seulement qu’elle est bancale ton histoire.
J’essaye de réunir assez de calme pour faire refluer ma colère.
— Ne t’en déplaise, nous deux, c’est tout le contraire d’une histoire bancale. On est heureux
ensemble. Ça fait plus de deux mois que ça dure. Qu’est-ce qu’il y a de bancal là-dedans ? Dis plutôt
que ça te perturbe.
— C’est peu de le dire que ça me perturbe !
Là-dessus, je focalise soudain mon attention sur des sons familiers provenant de la cage d’escalier.
Des sons adorés. C’est le bruit des pas d’Axel derrière la porte d’entrée, je l’entends sortir son trousseau de clés avec un tintement que je reconnaîtrais entre mille. Cette fois, c’est bien lui ! Je laisse Sara
en plan et, en deux enjambées, j’atteins la porte pour lui ouvrir avant même qu’il ait pu glisser sa clé
dans la serrure. Il entre en me souriant, l’air amoureux comme j’aime. Il veut mes bras et ma bouche,
ne prend le temps ni d’ôter son manteau ni de prononcer un mot. Il me garde prisonnier de son baiser
sans que j’aie pu le prévenir de la présence de sa sœur. Aucune importance. J’y réponds, sensuel et
gourmand, et on fait durer. Quand il se détache enfin de moi, c’est pour s’exclamer avec bonheur « Ce
que j’ai envie de toi, mon Max ! ».
— Heu, Axel… Sara est là.
Il n’a qu’à tourner la tête pour vérifier mes dires. Elle est toujours assise à la même place, bouche bée,
ses yeux ronds comme de soucoupe rivés sur notre couple. Elle est obligée de me croire maintenant.
*
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La douceur d’Axel
Quinze jours plus tard…
C’est Sara qui m’ouvre. J’avais complètement oublié que c’est chez nous qu’elle passait sa dernière
nuit en France. Elle a son avion demain à treize heures, je crois. Moi qui croyais me retrouver tranquille avec Axel après cette journée de merde, je ne ferai aucun effort pour me montrer agréable
avec elle. Ça sent le poulet indien sauce tandoori-crème fraîche qu’Axel sait si bien préparer. Il vient
m’embrasser en souriant comme j’aime. Sa tendresse et cette bonne odeur de cuisine me réconfortent un peu. Sara détourne les yeux quand nos lèvres se touchent. On s’est vu trop peu, tous les
trois, durant son séjour parisien, pour qu’elle ait eu le temps de se faire à la nouvelle nature des rapports que son frère et moi entretenons…
— Alors, ça a été ton dimanche à la boutique ?
— Non, c’était l’enfer. Francis m’a demandé d’aller livrer un putain de fauteuil à Neuilly. J’ai passé
mon après-midi dans les embouteillages à éviter ces milliers de crétins couleurs layette. Une pauvre
livraison qui aurait dû me prendre deux heures maxi ! Je hais ces connards.
— C’est quoi cette histoire de layette ? me demande Sara.
— Il parle de la manif pour tous, répond son frère à ma place.
— Ah… Ça…
— Aller, mon loup, on va se faire un petit apéro pour se détendre et fêter le départ de Sara, me dit
Axel en me posant sa main douce sur la nuque.
— « Mon loup » ! Vous êtes trop mignons, s’esclaffe mon ex un peu trop nerveusement.
La situation me semble tellement bizarre dès qu’elle est se trouve en notre présence. J’ai hâte qu’elle
s’en aille. Quand je pense à ma détresse d’il y a trois mois, j’ai du mal à me souvenir pourquoi j’étais
aussi triste. C’est bien, finalement, qu’on se soit revus elle et moi. Cela a comme achevé de me guérir
d’elle tant je n’ai pas retrouvé la fille que j’aimais.
Je me laisse piloter jusqu’au canapé par mon amoureux. J’ai les nerfs en pelotes et le moral dans les
chaussettes.
— Aller, va, ne fait pas la tête. Tu peux te détendre maintenant. Et, tu sais, on n’en entendra bientôt
plus parler de ces quelques passéistes.
— « Ces quelques passéistes » ? On voit que tu n’es pas sorti de la journée ! Ils étaient nombreux ! Et
tu aurais vu les slogans qu’ils exhibent ! Je n’aurais jamais cru lire ce type de messages haineux à
notre époque. C’est flippant.
— Je suis bien contente de ne plus vivre en France…
— Merci pour cette réflexion constructive et réconfortante, Sara, dis-je, navré.
— Quoi ? Je n’ai qu’une vie ! Je ne vais pas me faire des cheveux blancs pour ces ploucs dont l’histoire
ne retiendra que la stupidité. Se rendre malade pour eux, c’est vraiment leur donner trop
d’importance.
42
La douceur d’Axel
— Et toi, Axel, tu penses comme elle ?
— Tu sais que non. Moi aussi je suis inquiet, dit-il en fixant le fond de son verre.
— C’est tout ? Inquiet ?
Il soupire et me calme de son regard sage et pénétrant.
— Tu sais, j’en ai tellement vu et entendu depuis ma puberté, je me suis si souvent révolté, que je
crois que j’ai épuisé mon stock… Je n’ai pas une énergie illimitée, et je préfère la réserver à toi, à
l’amour, aux enfants…
— Et que cette crasse commence à tout envahir et à faire peur au gouvernement, tu ne trouves pas
ça gravissime ?
— On a déjà parlé de ça, Max, tu le sais, quand bien même je sais regarder les choses en face, je me
suis toujours refusé à vivre dans la peur malgré… Malgré les trucs durs que j’ai pu vivre, et très franchement, je n’ai pas envie de commencer pour ces ignorants.
— Tu n’as pas envie de lutter contre eux ? De les faire taire, au moins ?
— Et comment ? De toute façon, c’est inutile…
— Inutile ? Je ne suis pas d’accord, là !
— Fais-moi confiance, ils vont se ridiculiser tous seuls.
— Ça je veux bien te croire ! Le seul problème c’est que le ridicule est érigé en valeur sacrée dans ce
putain de pays ! Ces gens là nous polluent la vie depuis plus d’un an et ça prend de l’ampleur.
— Ne leur donne pas trop de crédit, Max, je t’assure. Là-dessus, Sara à raison.
Je sens que tout se ferme en moi. Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce que j’ai entendu, respiré, m’a effaré. Ce
que Francis m’a appris aussi… Une rage noire m’oppresse, mais je la contiens. Je ne vais tout de même
pas me défouler sur Axel. Il n’y a plus qu’à serrer les dents et à tenter de tourner mes pensées ailleurs.
Quand je relève le nez, je me rends compte que Sara et Axel me dévisagent avec la même inquiétude.
— Je connais ce regard… Il n’y a pas que ça, Max, n’est-ce pas ? tente doucement Sara.
On a beau ne plus être ensemble, il n’en demeure pas moins qu’elle me connaît par cœur et n’a pas
perdu son aisance à me percer à jour dès que je garde trop en moi.
— Non, il n’y pas que ce déferlement de haine… Je… Il y a que…
Axel me ressert un porto pour m’encourager.
— J’ai appris par Francis que maman y était aussi.
— Y était ? À la manif des cons, tu veux dire ?
— Oui.
— Tu es sûr ? s’étonne Sara.
J’acquiesce.
43
La douceur d’Axel
— Ta mère au milieu de ces gens ? J’ai du mal à le croire, murmure Axel.
— La dernière fois que je l’ai eu téléphone… Je… Je lui ai appris qu’on s’était pacsés toi et moi, et… Elle
a pété un plomb. On s’est engueulés.
— Max… Je t’avais dit d’attendre le bon moment, de lui laisser du temps. Elle n’était pas prête. Elle
avait déjà réagi à ton coming out comme si tu lui avais annoncé un caprice passager. Elle ne t’a pas
pris au sérieux… De ce que tu m’en as dit, en tout cas, moi j’ai compris qu’elle était dans le déni.
Avoue que ce n’était pas bon signe.
— J’étais content de lui annoncer, j’avais hâte, dis-je faiblement.
Une brusque envie de pleurer me coupe la parole. Impossible de poursuivre. Je sens mes yeux rougir,
mais je ravale mes larmes. Axel et Sara échange un regard que je ne sais interpréter.
— Et vous n’avez pas reparlé depuis, elle et toi ?
Je fais non de la tête. Axel soupire, ennuyé, se met à réfléchir.
— J’irais la voir, si tu veux. Elle m’adore, elle m’écoutera.
— Elle ne t’adore plus du tout, dis-je. Crois-moi !
— Ta mère se prétend ouverte d’esprit, mais au fond, elle est quand mêmes super réac sur plein de
sujets, déclare Sara. Réflexion faite, sa réaction n’est pas si surprenante. Elle t’a dit quoi exactement
quand tu lui as annoncé pour le pacs ?
— Elle a cru que je lui faisais une blague, et quand elle a compris que non elle m’a hurlé dessus, m’a
traité de fou, que j’aurais aussi bien fait de me suicider quand tu m’as quitté, ce genre de douceurs…
— Sérieux ? font mes interlocuteurs stupéfaits d’une seule voix.
— Elle était incohérente. Je ne pouvais plus en placer une. Je lui ai raccroché au nez. C’était mardi
dernier. Depuis, je n’ai plus de nouvelles.
— Tu aurais dû m’en parler avant… Tu as essayé de la rappeler ?
— Oui. Elle ne décroche pas.
— La vache, murmure Axel.
— Tu vas faire quoi ? me demande sa sœur.
— Après ce que je viens d’apprendre aujourd’hui, qu’elle a frayé avec ces fachos, je vais aller la voir
dans sa banlieue chic à la con et lui expliquer que c’est elle qui délire, pas moi. Elle ne me laissera pas
dehors si je sonne chez elle. Je lui expliquerai simplement, avec des mots simples, que je suis heureux… Elle ne peut pas être contre ça…
Axel me presse l’épaule avec une expression à la fois grave et chaleureuse.
— Ça risque de ne pas être facile, mon Max. Tu voudras que je vienne avec toi ?
— Non, merci, tu es gentil. C’est entre elle et moi.
44
La douceur d’Axel
*
J’avance sous la pluie battante. Je suis déjà dans sa rue. Je stresse tellement que j’en ai mal à la tête.
Jusqu’ici, entre ma mère et moi c’était l’amour fou, même si notre façon de nous aimer a longtemps été
conflictuelle. Du début de l’adolescence jusqu’à ce que je quitte le cocon familial, à vingt ans, nous
engueuler avec ferveur était notre mode de communication habituel. Ma mère et moi faisions du bruit
pour trois… Je crois même que c’est pour cette raison que mon père, de nature déjà paisible à la base, est
devenu quasiment muet. Il nous laissait nous écharper en rigolant, sans jamais prendre parti. Il était au
spectacle et sa manière de se moquer discrètement de nous désamorçait presque toujours nos conflits.
Parfois, j’ai la nostalgie de cette époque. Pourtant, dieu sait si j’étais pressé de voler de mes propres ailes !
Le froid humide se presse à mes tempes douloureuses. J’ai hâte d’être au chaud tout en redoutant
d’arriver. Je crains le pire. On se ressemble trop elle et moi. J’ai tout pris d’elle : son sale caractère, sa
franchise, son énergie, son entêtement. Pourtant, depuis la mort de papa, il y a cinq ans, on s’était
rapprochés, et apaisés. Elle s’entendait bien avec Sara, appréciait Axel et leur père Martin, puis elle est
devenue amie avec Noémie, leur mère… Tout allait comme sur des roulettes. On se voyait tous
ensemble souvent, durant l’été, aux fêtes de fin d’année, etc. Elle se sentait moins seule, moins déprimée… C’était de très bons moments.
Quand j’actionne la sonnette, je ne sais plus comment je me sens… J’ai la niaque, une envie terrible
d’en découdre, de bien lui mettre les points sur les « i » et, à la fois, j’ai peur de me dégonfler, de me
laisser dominer par elle. Je ne l’ai pas prévenue de ma venue, au risque de me casser le nez. Mais, elle
est là. Elle apparaît sur le perron, à dix mètres de moi, la main en visière au-dessus des yeux, essaye
de distinguer au travers du rideau de pluie qui vient sonner un lundi après-midi.
— Oui ? C’est pourquoi ? Crie-t-elle pour tenter de couvrir le fracas du déluge.
— C’est moi, maman !
Il me semble qu’elle se fige, puis elle retourne à l’intérieur. Je n’arrive pas à voir si elle a refermé la
porte d’entrée derrière elle ou si elle l’a simplement repoussée. Mon cœur bat fort. Va-t-elle nous
laisser dehors moi et mon parapluie ? Va-t-elle laisser cette porte close, la porte de la maison où j’ai
grandi ? Je ne m’en remettrais pas. L’attente me semble interminable avant que le « clic » caractéristique de l’ouverture automatique de la grille ne retentisse enfin. Je me dis qu’elle a dû hésiter. Ça me
fait mal… Alors que je franchis l’allée de graviers qui me séparent de l’entrée, mon inquiétude et ma
colère enflent au point de me retourner l’estomac. Je secoue mon parapluie avant d’entrer en me
concentrant pour calmer la tempête d’émotions qui sévit en moi. Retrouver l’odeur de la maison, ce
mélange intime de cire d’abeille, de cuisine saine et de lavande, me replonge dans des sensations
d’enfance troublantes, comme à chaque fois.
— Tu aurais pu appeler, râle-t-elle déjà en m’infligeant une bise sèche et brève. Donne-moi ça, c’est
trempé, enchaîne-t-elle en me prenant des mains mon imperméable.
Elle l’accroche loin de ses manteaux, sur un porte-manteau isolé. J’ôte mes chaussures avant qu’elle
ne me le demande.
— Tu ne réponds plus au téléphone.
— Tu aurais au moins pu laisser un message, me rétorque-t-elle.
Elle aussi fulmine. Je le comprends rien qu’à son expression fermée et à ses lèvres pincées. Son regard
sombre – ce regard dont j’ai hérité et qui plaît tant à Axel – brille et m’évite.
45
La douceur d’Axel
— J’allais me faire du thé. Tu en veux ?
— Oui. Ça me réchauffera. Tu n’aurais pas des dolipranes ? J’ai mal au crâne.
— Si. Je te ramène ça.
Elle me fait sa tête des mauvais jours, cette tête de grande dame guindée qu’elle n’est pas le moins du
monde. Elle me dit que j’ai une mine de déterré, me parle de la météo déplorable, comme si de rien
n’était, en m’entrainant au salon dans son sillage, puis m’y abandonne pour partir à la cuisine préparer le thé. Je la connais. S’isoler dix minutes va lui laisser le temps de se remettre de la surprise de
mon irruption chez elle. Comme n’importe quelle petite bourgeoise rangée qui se respecte, elle
déteste l’imprévu.
Quand elle revient avec le plateau chargé de la théière, de biscuits, de nos tasses, d’un verre d’eau et
de deux comprimés, elle ne s’est pas déridée. Je n’ai pas encore réuni assez de courage pour amorcer
les hostilités, alors je me tais. J’avale les antalgiques pendant qu’elle nous sert et, ma tasse à peine
remplie, j’y trempe les lèvres. Elle fait pareil. Je me raccroche un instant au plaisir de respirer la
vapeur chaude au puissant parfum de bergamote, mais le silence entre nous, plus lourd que du
plomb, devient d’une teneur insupportable. J’y entends déjà gronder le combat qui s’annonce.
— Tu n’es pas venu pour ne rien me dire, j’imagine, lance-t-elle après la première gorgée avalée.
— Je suis venu pour voir comment tu allais, déjà, parce que j’étais inquiet de ne plus avoir de nouvelles, puis aussi pour savoir si tu étais revenue à la raison.
— Revenue à la raison ? Tu as du toupet ! Je te renvoie la question : et toi, tu y es revenu à la raison ?
— Moi, je vais très bien, maman. Je n’ai jamais été aussi bien, ni aussi clair dans ma tête.
— Si tu es venu pour me raconter ton bonheur homosexuel avec Axel, je te dis d’emblée, tu peux
repartir tout de suite.
— Pourquoi ?
Elle me fixe d’un regard déterminé avec un calme froid qui n’est pas sans m’inquiéter.
— Comment cela « pourquoi » ? Mais parce que.
Elle prend le temps de boire un peu de thé. Sa maîtrise d’elle-même m’humilie et ma colère se
réactive.
— Parce que je ne t’ai pas élevé pour que tu fasses n’importe quoi de ta vie, ni pour que tu suives des
modes stupides.
— Des modes stupides ? De quoi tu parles ?
— Apparemment, il devient très tendance d’être gay, ces temps-ci, au point que c’est encouragé par
le gouvernement et enseigné dans les écoles.
— Hein ? Ne me dis pas que tu as aussi gobé ces fadaises ? Tu y es allée récemment dans les écoles,
peut-être ? Tu es là pour voir ce qui s’y passe ? Arrête de croire tout ce que tu entends !
— On ne va pas polémiquer là-dessus. Pour moi, c’est très clair. Quoi qu’il en soit, je croyais que tu
46
La douceur d’Axel
avais un peu plus de jugeote et que nous t’avions éduqué, ton père et moi, pour que tu ne sois pas
aussi influençable. Je constate que je me suis trompée.
— Attends. Que je comprenne bien ce que tu essayes de me dire : tu crois que je me suis mis en
ménage avec Axel pour suivre une mode ? Que l’homosexualité serait une… « mode » ? C’est bien ça ?
— C’est une évidence. Avec leur propagande, tout le monde commence à être contaminé.
Je dois faire des yeux grands comme des soucoupes.
— Ne te fais pas plus bête que tu n’es, maman, pitié ! Tu ne crois pas vraiment ce que tu dis, j’espère ?
Donc, selon tes sources, l’homosexualité serait et une mode et une maladie contagieuse ? C’est bien
ça ? Même au Moyen-Âge les gens n’étaient pas aussi cons, je t’en prie !
— Tu en es la preuve vivante, Max.
— Tu n’es pas sérieuse ?
— Oh que si, je le suis.
J’en reste bouche bée. Quel dialogue constructif pourrait s’engager face à des convictions aussi
absurdes ?
— Je ne suis la preuve vivante de rien du tout, maman ! Je suis seulement tombé amoureux d’un
garçon. Il n’y a rien de « tendance » ou de maladif là-dedans !
— Je m’en fous complètement que tu sois tombé amoureux, chéri, fait-elle avec une douceur qui me
donne envie de tout casser dans son séjour si bien rangé. Tout ce que je vois, moi, c’est que tu te
condamnes à une vie ratée. Cela me rend extrêmement triste et me met très en colère.
— Mais, c’est horrible ce que tu me dis là. Une vie ratée ? Mais pourquoi ? Pourquoi tu penses ça,
enfin !
— Les homosexuels sont rejetés par la société et c’est bien la dernière chose que je te souhaite.
— Mais, maman, je l’emmerde la société. Et par la même occasion, je vous emmerde toi et ta compassion à deux balles, dis-je en tremblant de rage et en me levant.
— Reste assis Maxime.
Elle peut se la garder son autorité. Je reste debout à la dévisager, les mains crispées sur le dossier de
ma chaise. Je ne sais pas comment j’arrive à réprimer mon envie de la fracasser sur le sol. Il ne faut
pas que m’énerve. Je me mords l’intérieur de la joue et me le répète en boucle : « Il ne faut pas que
m’énerve ». Si je perds mon calme, tout est foutu. Je sais alors que je ressortirai d’ici pour ne plus
jamais y revenir. Je dois éviter cela à tout prix. Ma mère n’a plus que moi. Je suis son fils unique. Elle
ne se rend pas compte du mal qu’elle me fait. Il faut que je lui explique. Il faut que je trouve les mots.
Je vais tenter d’appliquer ce que m’a appris Axel pour éviter qu’un conflit ne dégénère, dire « je » au
lieu de « tu ». Je respire un grand coup.
— J’aime Axel de toutes mes forces, de tout mon cœur. Il me le rend et je suis plus heureux avec lui
qu’avec toutes les femmes que j’ai fréquentées. C’est comme ça, c’est une constatation objective. Et,
je ne t’apprends rien puisque tu le connais très bien, Axel n’est rejeté par personne même en étant
ouvertement homosexuel. Je ne suis moi non plus rejeté par personne. Je te rassure, je vais très bien !
47
La douceur d’Axel
— Mon pauvre garçon, tu ne te rends même pas compte que tu es sous l’emprise des messages subliminaux que le lobby LGBT propage partout ! Ouvre les yeux : tu es hétérosexuel et tu l’as toujours
été.
— Maman ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles. Le lobby LGBT n’existe pas, figure-toi…
— À d’autres !
— … Et, d’après les derniers événements, je suis en mesure de t’affirmer que je ne suis pas exclusivement hétérosexuel, que cela te plaise ou non. Ecoute, maman, ma vie avec Axel me plaît. C’est ça que
je suis venu te dire. Et si je me suis pacsé avec lui, ce n’est pas pour te contrarier, ce n’est pas pour
suivre une mode et ce n’est pas non plus parce que je suis sous une quelconque obscure influence,
c’est seulement parce que je l’aime et que je voulais officialiser ma vie commune avec lui.
— Bon, je constate qu’on ne peut plus dialoguer. « Ils » t’ont lavé le cerveau.
— Pourquoi tu réagis comme ça ? Tu vois bien que je suis heureux, plus heureux que je ne l’ai jamais
été. Tu devrais t’en réjouir, au contraire.
— Me réjouir que tu choisisses une vie de marginal, de… De dépravé ? Tu plaisantes !
— Pourquoi « dépravé » ? Tu es insultante ! Et pourquoi « marginal » ? Je suis exactement le même.
C’est toi qui me perçois différemment.
Un petit espoir pointe le nez quand je la vois un peu perturbée par cette dernière remarque. Battons
le fer tant qu’il est chaud.
— Sois honnête. Dis-moi réellement ce qui te dérange. Tu as toujours adoré Axel, je t’ai toujours entendu
le couvrir d’éloges, tu sais quelle belle personne il est. En plus, tu es super copine avec sa mère. Alors
quoi ? Que tu aies été surprise d’apprendre la nouvelle, ça je veux bien comprendre. Je l’ai été moi aussi
surpris, mais que tu me rejettes, là, je ne te suis plus. Vas y, explique-moi ce que j’ai fait de mal.
— Je ne te rejette pas, se défend-t-elle.
— Ah bon ? Tu me hurles dessus que j’aurais mieux fait de me suicider, tu ne me réponds plus au
téléphone.
— Oui… Bon…
— C’est d’une violence inouïe cette attitude ! Il faut que tu t’en rendes compte. Et si ce n’est pas du
rejet, alors dis-moi ce que c’est.
— Tu es mon fils unique. Je ne te fermerai jamais la porte.
Je ressens tout de même un sacré soulagement à l’entendre prononcer ces mots. Elle considère son
thé refroidi à demi bu. Je vois bien que la confrontation la secoue autant que moi et que des vents
contraires d’une rare intensité se battent en elle. Je me rassois. J’attends qu’elle daigne relever les
yeux. L’avoir fait taire est une grande victoire. Peut-être même ai-je repris le dessus… Je me sens plus
calme. Beaucoup plus calme.
— Dis-moi sincèrement ce qui te chiffonne, toi, au lieu de m’asséner les délires conspirationistes et
paranoïaques de la manif pour tous. Je te sais assez intelligente pour ne pas gober ces conneries et
autres rumeurs aberrantes. Alors parle-moi.
48
La douceur d’Axel
Elle tripote sa tasse, déglutit.
— Je… Je vous imagine… Axel et toi, je vous imagine ensemble… Ça m’est insupportable.
— Tu veux dire que tu nous imagines dans l’intimité ?
Elle acquiesce, pas fière, sans parvenir à soutenir mon regard. Je suis étonné qu’elle admette cette
impudeur qui ne lui ressemble pas.
— Pardonne-moi de te le dire, mais c’est très indiscret de ta part, ça ? Tu t’en rends compte ?
— Je… Je sais bien. C’est déplacé. C’est… C’est seulement que je trouve ça répugnant. Je ne peux pas
m’ôter ça de la tête…
— Maman.
Je lui prends la main, soulagé et reconnaissant de la voir enfin honnête. Mon geste de paix la surprend. Elle ose à nouveau me faire face.
— Si ce n’est que ça, tu sais, ce n’est pas grave. C’est un dégoût que beaucoup de gens qui ne
connaissent rien au sujet ressentent. Ça s’appelle de l’homophobie et ça se soigne facilement quand
on accepte de ne pas rester dans l’ignorance.
— Je ne suis pas homophobe, dit-elle en dégageant sa main de la mienne, gênée.
— Bien sûr que si, tu l’es.
— Je n’ai jamais rien eu contre les homos. Je m’en contrefiche de leur mœurs ou de leurs problèmes.
— Mais que j’en sois te retourne le cœur. Pourquoi à ton avis ?
— Mais parce que c’est… C’est…
— Contre-nature ?
— Oui, déjà ! Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est de la perversité ! Les relations intimes se
font entre un homme et une femme. Il en a toujours été ainsi.
— Tu sais bien que non. Tu connais l’Histoire mieux que moi, et ta réflexion est indigne d’une femme
cultivée comme toi. Pourquoi est-ce qu’imaginer deux hommes ensemble te dégoûte ? Je suis
curieux. Je veux comprendre. Est-ce que tu t’es seulement posé la question ?
— Je te l’ai dit, c’est une perversion, une déviance, quelque chose d’anormal qui te condamne à une
vie marginale.
— Mon dieu… Ça, maman, ce n’est que le point de vue d’une minorité de réactionnaires passéistes
avec lesquels tu n’as rien à voir. Ce sont les mêmes qui ne supportent pas que les femmes travaillent
ou avortent, ce sont les mêmes qui ont peur des valeurs de la république. Tu sais, la liberté, l’égalité et
la fraternité. Ça te dit quelque chose ? Tu es une réactionnaire passéiste ?
— Et bien peut-être, oui, sur ce sujet là.
— C’est bien de l’admettre, dis-je tristement. Pour ma part, je t’avoue que je me demande souvent
quelles images répugnantes peuvent bien s’agiter dans la cervelle des homophobes pour nous haïr à
49
La douceur d’Axel
ce point. Tu sais, ce qui se passe dans la vie intime de deux hommes qui s’aiment n’est pas différent
que ce qui peut se passer dans un couple hétéro.
— Je ne suis pas née de la dernière pluie. Les pratiques entre hommes sont tout de même
particulières.
— Ah bon ? Explique-moi ça ? Qu’entends-tu par « particulières » exactement ?
— Rien que la sodomie…
Elle n’achève pas, apparemment bouleversée d’avoir osé prononcer ce mot.
— Oui, la sodomie ? Hé bien quoi la sodomie ? Je t’écoute, dis-je impitoyable.
— Je ne veux pas parler de ça. C’est tout simplement dégoûtant.
— Non, ce n’est pas dégoûtant du tout la sodomie. C’est même une pratique répandue aussi chez les
couples hétérosexuels, figure-toi.
— Je ne sais pas où tu as été pêcher ça… Et quand bien même, ça n’en reste pas moins répugnant, et
ça ne serait qu’un signe de décadence supplémentaire à mes yeux.
— Non, cette pratique n’est ni répugnante ni décadente. Je te parle en connaissance de cause (à ces
mots elle me considère avec effroi et reproche). Renseigne-toi sur le sujet. Et, au risque de te perturber encore plus, sache que des tas d’homosexuels ne la pratiquent pas tout simplement parce qu’ils
n’aiment pas ça. C’est une question de goût, comme pour le reste.
— Ah ? Tu es sûr de ça ? Alors donc, toi et Axel, vous ne… commence-t-elle, pleine d’espoir.
— Si. Nous on aime ça tous les deux.
— Tous les deux, ha bon ? Mais…
Elle n’ose achever. Sa perplexité me rassérène, mais son ignorance me désole.
— Je ne suis pas certain que ça te regarde ni que ce soit très important. Si ?
— Je…
— Pourquoi est-ce que ce détail te tracasse tant ? Tu ne crois pas que c’est l’amour qui nous lie qui
compte plutôt ? Le soutien qu’on s’apporte, la tendresse quotidienne, nos projets ? Notre vie de tous
les jours ressemble à n’importe quelle vie de n’importe quel petit couple d’amoureux. Si tu es obsédée par la sodomie et que tu as des images sales dans la tête, je n’y suis pour rien, moi – elle prend un
air outré –. À toi de te renseigner sur le sujet. Ça exorcisera tes fausses idées.
— N’inverse pas les rôles, Max. C’est toi le pervers, pas moi !
— Tu t’entends, ma parole ! Tu me traites de pervers ? Moi ? Ton fils unique ?
— Je…
— Et pourquoi ? Parce que j’ai torturé quelqu’un ? Non. Parce que j’ai commis un crime crapuleux ?
Non. Seulement parce que je couche avec le mec que j’aime ! Avoue que c’est démentiel, tout de
même !
50
La douceur d’Axel
J’en ris d’effroi. Puisqu’elle ne cherche plus à m’interrompre, je poursuis sur ma lancée.
— Je le répète, je n’y suis pour rien, moi, si tu as des images bizarres et dégoûtantes dans la tête. La
réalité est tout autre. Sache-le. Ma réalité intime n’est que plaisir, tendresse et complicité. Pour les
autres, je ne sais pas, mais pour moi, l’intimité dans mon couple est incompatible avec la perversité.
Et ce qui se passe au lit entre Axel moi ne regarde que nous. D’ailleurs, jamais tu ne m’aurais pris la
tête sur mes pratiques sexuelles avec Sara. Pourquoi, à ton avis ? C’est ça l’homophobie, maman, c’est
avoir peur de choses qu’on ignore et qu’on se figure de manière délirante ! C’est comme n’importe
quelle phobie. Rester dans cette ignorance délibérément, il est là le crime, et nulle part ailleurs !
Condamner les autres pour des fautes imaginaires, les accuser d’être dangereux quand ils ne font de
mal à personne, les empêcher de vivre, c’est tout ça qui est grave !
Elle ne semble plus savoir quoi m’opposer. Elle a le visage beaucoup moins dur que quand je suis
arrivé. Elle a l’air perdue.
— Maman, regarde-moi.
Elle obtempère.
— Tu sais, je le répète, je peux comprendre que tout ça te bouscule, que tu aies besoin de temps pour
t’habituer à l’idée, tout ça. Par contre, ce que je ne comprends pas, et que je trouve complètement
indigne de toi, c’est que tu choisisses le camp de la haine, que tu me tournes le dos comme si j’étais
devenu un pestiféré. Que tu me juges à travers le regard des obscurantistes qui sévissent ces tempsci, je trouve ça tout simplement… Je ne trouve même pas le mot… Je trouve ça, ahurissant. Pose-moi
toutes les questions que tu veux. Vraiment, j’insiste, même les indiscrètes s’il le faut. Tout ce que je
souhaite, c’est que tu arrêtes d’adhérer aux clichés malsains des homophobes de la manif pour tous
et assimilés. Ces gens là ne sont pilotés que par la peur du changement, la peur de la liberté, et par
l’ignorance la plus crasse. Tu n’es pas comme ça, toi. Entre les écouter eux et m’écouter moi, je sais
que tu feras le bon choix. En tout cas je l’espère. Si je suis venu, c’est aussi pour qu’on s’explique, pour
qu’on reste en bons termes toi et moi. Voilà. C’est tout.
Je crois que nous sommes sauvés. Elle m’a écouté. Elle m’a simplement écouté. Pour une fois, je ne
suis pas peu fier d’avoir trouvé les mots. J’en ai la gorge nouée et les mains moites tant j’y ai mis toute
mon énergie et mon cœur.
— Je n’ai qu’une maman… Et je n’ai pas envie qu’on se fasse la gueule, surtout pas pour ça, ajouté-je.
Je sais que c’est gagné quand je vois des larmes lui monter aux yeux.
— Quelle éloquence, quand tu veux, fait-elle en les réprimant dignement.
— Je vais y aller, dis-je. Médite sur tout ça. Fais-le pour moi. Ah, et au fait, avant que j’oublie : tu es
invitée à dîner chez nous vendredi soir qui vient. Si tu veux.
— Je… Je ne sais pas. Je t’appellerai. Tu pars déjà ?
— Oui. Je dois y aller, je retrouve Axel au cinéma à 18 heures.
Mais je ne bouge pas. On reste l’un en face de l’autre, sans doute aussi retournés l’un que l’autre.
— Maman ?
— Oui ?
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La douceur d’Axel
— Tu me promets de réviser ton jugement ?
— Ai-je seulement le choix ? Je vois bien que tu es déterminé à ne pas revenir sur ta décision.
— Ce n’est pas vraiment une décision, tu sais ? Les choses se sont faites d’elles-mêmes.
Elle tripote un sucre avec un regard à l’intérieur. En général, c’est bon signe chez elle.
— J’admets que j’ai réagi sans doute de manière trop impulsive, mais ça m’a fait un choc.
— Je sais. À moi aussi il m’a fallu du temps pour me faire à l’idée. La vie est pleine de surprises, que
veux-tu…
Quand je referme la grille derrière moi pour reprendre le chemin du retour, je me sens allégé du
poids monstrueux de ce sentiment d’injustice qui me pesait depuis des jours. J’ai le sentiment d’avoir
fait gagner la raison contre la bêtise, d’avoir sauvé le peu qu’il reste de ma famille. Et je remercie le
ciel d’avoir une mère assez intelligente malgré tout, pour réfléchir un peu à ses erreurs de
jugement.
*
J’arrive à l’heure dite devant l’Epée de Bois. Il ne pleut plus. Parée de sa multitude de lumières et plus
animée que je ne m’y serais attendu un lundi soir, la rue Mouffetard luit dans la nuit qui débute. Je
repère Axel de loin. Il m’attend devant le cinéma en rêvassant, emmitouflé dans son écharpe rouge
et les mains dans les poches. Il se fend de son franc sourire dès qu’il m’aperçoit. Je récupère aussitôt
quelques forces.
Je lui explique que finalement je n’ai pas du tout la tête à me faire un film. Il ne s’en formalise pas,
m’accroche par le bras et m’entraîne. J’aime Axel pour ça aussi, ce don qu’il a de prendre les choses
comme elles viennent. J’en retire un tel sentiment de liberté. J’aimerais lui ressembler là-dessus. Je
m’empare de sa main, qu’il me laisse volontiers. Que personne ne s’avise de nous insulter ou de nous
regarder de travers. Vu mon état d’esprit, je ne résisterais pas longtemps à l’envie de casser les dents
d’un connard, et ce, malgré le risque de décevoir Axel à nouveau. Mais, dieu merci, la foule indifférente, essentiellement composée de touristes et d’étudiants, nous laisse en paix. On remonte la rue
d’un pas flâneur, puis on décide d’aller boire une pression au pub de la Contrescarpe. On s’installe
dans un coin idéal, près de la fenêtre, moi sur la banquette, dos aux étagères chargées de livres, et
Axel dans un fauteuil de cuir confortable.
— Mon pauvre chéri, tu as l’air défait, me dit-il après m’avoir examiné plus attentivement à la
lumière douce de notre table.
— Ça a été éprouvant.
— Tu veux en parler ?
Je soupire. J’en ai tellement gros sur la patate que je ne sais pas trop par quoi commencer. Un garçon
brun tiré à quatre épingles et à l’air pressé, très charmant au demeurant, vient prendre nos commandes et s’éclipse aussi sec.
— Je n’irais pas jusqu’à dire qu’on a renoué un dialogue constructif elle et moi, mais bon, au moins,
elle m’a ouvert sa porte.
— Tu as pensé à l’inviter pour vendredi prochain ?
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La douceur d’Axel
— Oui… Une chance sur deux qu’elle vienne.
— Bon, c’est plutôt positif, alors, non ?
— Positif ? Bof. Je ne sais pas trop, dis-je, découragé.
Je lui narre l’heure passée chez ma mère, son air de martyre insupportable, la cérémonie du thé et,
dans les grandes lignes, ses propos ahurissants. Au moment précis où Axel me presse et me caresse
le bras pour me réconforter, on nous apporte nos bières et quelques cacahuètes. L’irruption du jeune
homme, qui d’ailleurs ne tique pas, ne lui fait pas ôter sa main. J’en ressens un bonheur inédit. La
douceur d’Axel, sa tendre assurance, possèdent le pouvoir de me consoler de tout, je crois. Même si, à
cause de ma mère, je bouillonne encore de colère et que le dépit m’étrangle, je sais que tout à l’heure,
quand nous ferons l’amour, je saurai lui prouver le sentiment de plénitude que sa présence à mes
côtés me procure. Jamais je ne ressentais des choses aussi intenses et aussi sincères avec Sara. Et je
pense être en droit d’affirmer que jamais elle ne faisait preuve avec moi d’un altruisme comparable
à celui de son frère, cette attention particulière qui vous tire vers le haut et vous fait vous sentir meilleur. Jamais personne ne m’avait encore offert cela et, à vrai dire je n’en attendais pas autant de la
vie… Malheureusement, pour l’heure, je n’arrive même pas à lui décrocher un sourire. Avoir vider
mon sac auprès de maman ne m’a pas soulagé. Comment me débarrasser de ce goût amer
d’injustice ?
Axel porte son verre à ses lèvres. Je le contemple. Je contemple ce garçon heureux dont je suis amoureux, et je vois en lui un noble combattant qui, à même pas trente ans, a déjà vécu nombre de
guerres et de victoires, des épreuves dont il est revenu plus fort et plus sage, épreuves jusqu’ici
inconnues de moi, mais que je découvre peu à peu avec effroi… Depuis que je vis avec lui, je prends
conscience de trop de choses. Il me semble y voir trop clair. Je vois mieux ce qui est beau et grand, je
comprends mieux l’amour, mais je remarque aussi tout ce qui est laid. Avais-je donc un bandeau sur
les yeux avant lui ? Dans quel étrange brouillard naviguais-je ?
— Tu regrettes déjà ta vie d’hétéro, n’est-ce pas ? sourit-il faiblement.
— Non. Absolument pas. Pourquoi tu dis ça ?
— Je comprendrais, tu sais.
— Arrête, Axel. Qu’est-ce que tu essayes de me faire dire ?
— Rien… Seulement, j’imagine ce que tu traverses en ce moment. Je vois bien que c’est dur pour toi.
— Et quoi ? Tu as peur que je m’enfuis en courant ?
— Pas seulement…
Il fait pivoter le pied de son verre entre le pouce et l’index, un regard scrutateur sur moi. Après tout,
je comprends ses craintes. Même si nous nous aimons, il connaît mon impulsivité.
— Je pourrais me sentir vexé que tu ne me fasses pas plus confiance, dis-je.
— Je te fais confiance, mais… On a qu’une vie, et je comprendrais que…
— Arrête, tu sais bien que je ne peux plus me passer de toi, le coupé-je.
Il me gratifie d’un regard ému adorable, sans relever davantage.
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La douceur d’Axel
— J’ai aussi peur que tu souffres trop, ajoute-t-il.
— Toute cette hostilité, c’est vrai que je ne m’y attendais pas, mais si je dois en passer par là, tant pis,
que veux-tu… Les jugements débiles de la part de personnes que je croyais connaître, recevoir de la
haine gratuite en pleine face quand on se balade en ville, tout ça j’admets que ce n’est pas évident à
encaisser, mais, ça m’apprend beaucoup aussi. Après tout, c’est peut-être un mal pour un bien. Il
serait peut-être temps que je me réveille.
— Que tu te réveilles ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Et bien, tout ça c’est l’occasion pour moi de me confronter à la réalité, d’accepter l’idée, par
exemple, que je ne vis pas dans un pays aussi évolué que je croyais, que mes proches ne m’aiment
pas seulement pour ce que je suis… J’étais tellement naïf ! J’en ai honte, je t’assure. — J’aurais dû mieux te prévenir que tu en baverais en décidant de t’afficher avec moi, fait-il, la mine
inquiète. Mais, je ne voulais pas t’effrayer plus que tu ne l’étais déjà par tes sentiments et tes désirs
nouveaux. Je ne voulais pas te faire fuir… ni te perdre…
— Axel.
À défaut de pouvoir l’étreindre tout entier, j’obéis au besoin impérieux de lui presser fort la main.
— Je ne regrette rien. Pas une seconde. Tu vaux un milliard de fois ce que j’endure en ce moment. Je
t’aime, dis-je.
Il sourit, apparemment très ému et soulagé de m’entendre prononcer ces mots ici et maintenant.
Quand je pense combien j’avais du mal à dire ce genre de chose à Sara. Et à chaque fois, j’avais l’impression de sonner faux… Là, ça m’est venu tout seul. D’ailleurs, j’en suis le premier surpris. Tout en
lui m’indique qu’il a autant que moi l’envie d’un baiser. On se le réserve tacitement pour plus tard.
— Si tu m’avais vu chez ma mère, tout à l’heure. J’ai eu envie de tout casser, de massacrer son salon.
Je ne sais pas comment j’ai réussi à me contenir.
— Tu as été courageux d’aller lui parler.
— Courageux, je ne sais pas. C’était nécessaire. Elle m’a tellement déçu ! Dire que j’ai toujours eu
d’elle l’image d’une femme clairvoyante. L’entendre débiter ses inepties à la Boutin, ça m’a tué sur
place. Je me suis vu lui expliquer ce que voulais dire être amoureux, tu imagines ? Je lui ai même
donné un mini cours sur la sexualité…
Je bois trois gorgées de bière en revivant une fois de plus le dialogue aberrant que j’ai eu tout à
l’heure avec la personne que je croyais le mieux connaître au monde, ma propre mère. Et je n’en
reviens toujours pas.
— Tu m’as dit qu’elle s’est quand même calmée sur la fin. Qu’est-ce que tu lui as dit pour la ramener
à la raison ?
— La ramener à la raison, je n’irais pas jusque là… Le truc, c’est qu’elle n’a pas su quoi m’opposer quand
je lui ai dit que je n’avais pas changé d’un pouce, mais que c’est elle, son regard sur moi, qui avait changé.
Là, sa belle logique s’est enrayée d’un coup et elle a tombé le masque. Elle m’a dit la vérité, elle a admis
que c’est elle qui avait un problème avec ce qui se passe au pieu entre deux mecs, que ça l’écœurait de
m’imaginer au lit avec toi, que c’était viscéral. Ça m’a blessé d’entendre ça, tu imagines, mais en même
temps ça m’a soulagé de la voir un peu honnête. Elle n’était pas fière de m’avouer un truc pareil.
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La douceur d’Axel
— C’est fou que tu aies réussi à lui faire admettre ça, s’étonne Axel.
— Elle m’a poussé à bout, alors j’ai fait pareil. — Le délire autour de notre sexualité est ce qui fonde l’homophobie. Tu as fait très fort en l’amenant
à ça dès votre première confrontation là-dessus.
— En y repensant, c’est vrai que pour une fois j’ai presque assuré à l’oral.
— Avoue que c’est plus constructif que de tout casser, me dit-il, l’œil tendre.
— Oui… On dirait que j’apprends la patience avec toi.
Je me remémore le visage effrayé de maman, la sincérité assassine de son dégoût.
— Si on m’avait dit qu’un jour je parlerais sodomie avec ma mère…
— Ah, oui, quand même ! Je ne pensais pas que vous aviez été aussi loin dans les détails.
— Elle l’a cherché. Elle a commencé à me dire que c’était un acte immonde, pervers, etc. Je te jure, ça
m’a fait halluciner de la savoir habitée par des pensées pareilles, aussi moches et aussi déconnectées
de la réalité. En plus, qu’elle ose nous y associer toi et moi, là, ça m’a fait mal. L’ignorance salit tout,
même des sentiments qu’on croyait plus fort que tout.
— Bien dit, soupire mon amoureux.
— C’est peut-être con à dire, mais franchement, les gens de sa génération auraient bien besoin de
cours sur la sexualité.
— Pas uniquement les gens de sa génération, si tu veux mon avis…
Puisqu’on est là, bien installés, on décide de manger sur place. Je dévore mon cheeseburger servit par
notre sémillant serveur qui, lorsqu’il nous apporte nos plats, nous gratifie d’un « Et voilà pour les
amoureux » qui me fait grand plaisir. Cette bienveillance si agréablement banale, l’écoute incomparable d’Axel, et voilà que le moral revient.
— Les homophobes me dépassent. Je ne sais pas quels trucs glauques ils s’imaginent, mais ça doit
vraiment être immonde pour qu’ils en arrivent à ressentir une telle répulsion. Avant de sortir avec
toi, je n’avais jamais vraiment pensé à l’homosexualité. Je m’en foutais, tout simplement. Je n’en finis
pas de me demander pourquoi tous ces gens que ça ne concerne pas focalisent là-dessus.
— Parce qu’ils pensent justement que ça les concerne.
— Mais en quoi, putain ? En quoi ? m’énervé-je.
— Ça relève du fantasme, du délire, comme tu le dis bien, dans le sens où ça ne s’appuie jamais sur
des arguments rationnels. En gros, ils ont peur que les comportements minoritaires pervertissent la
norme, et, par-dessus le marché, que leur reconnaissance par la loi incite leurs enfants les adopter.
Alors quand ça concerne la sexualité, un sujet déjà mal connu à la base, et qui touche à l’intime, en
plus, c’est la levée de boucliers ! Ils nous toléraient tant qu’on restait terrés, invisibles, maintenant
qu’on est légalement autorisés à exister dans la société, à égalité avec eux, les « normaux », pour eux
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La douceur d’Axel
c’est aussi catastrophique que de légaliser une drogue dangereuse ou une forme de crime. Voilà
pourquoi cette histoire de mariage gay a réveillé leur haine.
— Il n’y a rien à faire, je n’arrive pas à concevoir qu’on puisse se complaire dans une logique aussi
absurde.
— Je sais, ce n’est pas facile… Ça remonte aussi sûrement à des règles et des tabous de l’Âge de Pierre.
Difficile à dire… Même quand on a toujours été homo, comme moi, qu’on a bien eu le temps de tourner et de retourner ces questions et d’expérimenter l’incompréhension des gens au quotidien, on
reste perplexe face à toutes ces manifestations de rejet. Il y a beau avoir pleins de théories sur les
causes de l’homophobie, au final personne ne sait exactement pourquoi ça existe.
— Toi tu en as fait les frais. Quand je pense que tu as même fini à l’hôpital… Si j’avais dû subir des
agressions, des insultes ou des moqueries toute ma jeunesse ça m’aurait mis la rage au bide, je peux
te l’affirmer. Je serais devenu le dernier des connards. Je le sais. Comment tu as fait pour devenir le
mec génial que tu es ?
— Tu es mignon Max, mais je ne suis pas génial, je suis seulement équilibré. Tu connais nos parents
à Sara et moi. On a grandi dans l’amour et ça nous a rendu solides, c’est tout. Et pour ce qui est de
l’homophobie ordinaire, si j’ai su m’en protéger la plupart du temps, ou au moins ne pas me laisser
trop affecter, c’est parce que je n’ai jamais laissé qui que ce soit me réduire à ma sexualité. J’ai toujours su remettre ce sujet à la place qui lui revient : une place secondaire, loin derrière l’affectivité, les
qualités de cœur, l’ouverture d’esprit, la créativité, toutes ces choses qui font la beauté d’une personne… Quand tu t’intéresses vraiment aux gens – bon, à moins de tomber amoureux, évidemment
– leur sexualité tu t’en fous, comme tu te fous de la couleur de leurs cheveux, de leur origine raciale
ou de leur genre. Pour moi, rien de tous ces détails ne détermine la valeur de quelqu’un. Tous autant
que nous sommes, on est un ensemble de ces multitudes de détails, un ensemble complexe et
unique. Se définir, ou laisser les autres te définir uniquement pas l’un d’eux est la pire des erreurs.
Quoi ? Tu me regardes d’une manière…
— J’adore quand tu t’enflammes comme ça, dis-je
— Je m’enflamme, tu trouves ?
— MM. 
Le vin et la passion lui font briller le regard et rosir les joues. Je fonds. J’ai de plus en plus envie de lui.
Rien que de l’imaginer bientôt nu dans mes bras, riant sous mes chatouilles, puis soupirant sous les
assauts du plaisir, j’en perds la boule. J’espère qu’il ne va pas vouloir de dessert, qu’on va régler vitefait l’addition… J’espère qu’il est sur la même longueur d’onde que moi. Avec lui, je ne sais pas toujours, il a le désir plus capricieux que moi.
Un quart d’heure plus tard, nous refermons la porte de l’appartement derrière nous, et je suis fixé. Il
balance son écharpe, me pousse contre le mur sans prendre le temps d’ôter son imper, et m’embrasse
comme un dingue. Notre faim est la même. Je m’abandonne, entre rire et vertige, je le laisse me
dévorer de baisers, me dénuder dans le désordre et partiellement pour me toucher partout. Sa
bouche garde la mienne captive et me soumet pendant que sa main me trouve. Sous ses doigts, le
plaisir fleurit trop vite. Je dois me rebeller pour calmer l’emportement. Je lui attrape la nuque pour
reprendre le contrôle du baiser, me dérobe à ses caresses, le coince à mon tour contre le mur. Son
corps, son souffle, son regard, tout en lui m’exige. Je ne veux pas céder trop vite. On est là, dans la
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La douceur d’Axel
pénombre de l’entrée, le souffle court, à moitié déshabillés, nos visages à deux centimètres l’un de
l’autre et nos corps épousés. Je reprends ses lèvres plus doucement. Nous échangeons alors le plus
enivrant baiser qu’il m’ait été donné de connaître, un baiser long et suave, un baiser qui dit tout.
Quand il me dit « Viens, allons dans la chambre », je suis à lui corps et âme. Je lui emboîte le pas sans
toucher terre. Je me trouve dans un tel état second qu’il m’aurait invité à m’envoler par la fenêtre
avec lui qu’il est fort probable que je l’eusse suivi tout aussi docilement…
Ivres l’un de l’autre, nous faisons l’amour avec une fièvre inédite dont je ne cherche pas à comprendre
l’origine, jusqu’à plus soif, jusqu’à nous oublier dans un sommeil profond.
*
Je sursaute, en sueur et en panique. On est mardi matin et, avec ce désir fou qui nous a emportés hier
soir, on a oublié de mettre le réveil. Ouf, tout va bien, il n’est que six heures trente. Axel est déjà
debout à cette heure, d’habitude. Là, il dort à poings fermés. Je savoure le si rare privilège de le
contempler endormi, puis je lui baise l’épaule. Il émerge vaguement, se blottit le nez dans mon cou,
enroule un bras farouche autour de ma taille. Il me demande l’heure, je lui réponds, il soupire, s’arrache à moi à regret, et se lève. Ebouriffé et indécis, il tourne autour du lit à la recherche, j’imagine,
d’un vêtement.
— Ne me regarde pas, je suis affreux au réveil, ronchonne-t-il.
— Au contraire, tu es beau à en crever.
— Mais ouais, c’est ça… T’as pas vu mon slip ?
— Tu veux dire celui-là ? dis-je en brandissant l’objet que je viens de dénicher entre les draps.
Quand il veut s’en saisir, j’en profite pour l’attraper par les poignets et l’attirer dans mes bras. Après
la nuit que nous venons de passer, pour une fois, il peut bien ranger sa mauvaise humeur du réveil.
Je prends le risque. Et j’ai raison de le prendre : il ne m’oppose aucune résistance, s’amollit même en
riant.
— Déjà que je n’ai pas envie d’aller bosser, alors là tu ne m’aides pas du tout.
— Embrasse-moi.
Il obéit. Et il ne fait pas semblant. Il y va de tout son cœur. Je sens immédiatement que, tout comme
moi, il aimerait aller plus loin. À croire que nous sommes encore sur la lancée de notre merveilleuse
nuit. Dommage qu’il faille attendre ce soir…
— Si tu voulais, je t’épouserais, dis-je.
Il me scrute, aussi surpris que moi par la déclaration.
— Tu es sérieux ?
— Oui. Je le suis.
Il me sourit malicieusement, se redresse de façon à pouvoir mieux me regarder en face.
— Tu sais que ça ne se fait pas de demander en mariage une personne complètement à poils.
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La douceur d’Axel
— Non, je ne savais pas. Je m’en fous.
On est plus hilares que des gamins délurés, pourtant c’est vrai que je n’ai jamais été plus sérieux de
toute ma vie.
— Je veux bien, décrète-t-il.
— Tu veux bien… ?
— T’épouser. Je veux bien.
Avant de laisser démarrer la journée qui nous attend au dehors, nous nous enlaçons.
FIN
Photo de couverture : © AndreaUPI
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