UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Le Soulier de satin et l`art moderne

Transcription

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Le Soulier de satin et l`art moderne
UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE III
Littérature française et comparée
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : Littérature française et comparée
Présentée et soutenue par :
Christèle Barbier
le : 18 décembre 2014
Le Soulier de satin et l’art moderne
Sous la direction de :
M. Denis Guénoun – Professeur, Université de Paris-Sorbonne
Membres du jury :
M. Didier ALEXANDRE – Professeur, Université de Paris-Sorbonne
M. Jean-François CHEVRIER – Professeur, École nationale supérieure des beaux-arts de
Paris
M. Denis GUÉNOUN – Professeur émérite, Université de Paris-Sorbonne
M. Pascal LÉCROART – Professeur, Université de Franche-Comté
1
Penser le rapport du Soulier de satin à l’art moderne articule la dimension
autobiographique de l’œuvre à sa dimension historique, et met en évidence dans cette mise en
scène de son art poétique les liens entre l’image et la représentation du temps, individuel et
collectif, chez Paul Claudel. L’objet de notre étude est de discerner ce qui dans les formes et
les dispositifs employés par Claudel dans Le Soulier de satin ressort de l’art moderne, de nous
interroger sur le lien dialectique entre cette esthétique et son projet autobiographique,
philosophique et métaphysique quand il compose la pièce, enfin de mesurer l’originalité de
l’œuvre dans le paysage artistique qui l’entoure. Notre relecture de l’œuvre montre comment
Claudel s’empare de la pensée poétique de la modernité pour remettre en cause la société dans
laquelle il a été éduqué et livrer le récit d’une vocation poétique destinée à célébrer la fin de
l’académisme et la naissance du nouvel art poétique des rapports. En étudiant les relations
dialectiques du Soulier de satin avec l’art moderne, notre recherche s’attache à réinscrire
l’œuvre en son temps et analyser sans a priori les relations du dramaturge avec ses
contemporains sans oublier qu’il puise aux mêmes sources qu’eux et s’est formé aux mêmes
écoles. La représentation qu’il a forgée de son œuvre comme « aérolithe » ne doit pas
dissuader de rechercher des parentés avec l’art de son temps, ni de restituer un historique de
sa réception moins subjectif que celui qu’il veut bien livrer.
Les sources baroques du Soulier de satin et ses liens possibles avec les années qui
suivent la Première guerre mondiale ont été l’objet de recherches, mais une étude des sources
de l’œuvre recentrée sur une temporalité reliée à la vie de Claudel, notamment à ses années de
formation, fait apparaître les liens profonds de l’œuvre avec la pensée poétique sur la
modernité héritée de Baudelaire et Mallarmé. Nous définissons comme art moderne le courant
esthétique qui couvre la durée de la IIIe République et qui se caractérise par la remise en cause
du système traditionnel de représentation en art, et nous recherchons quels sources,
paradigmes et formes inscrivent l’œuvre dans ce mouvement. Les rapprochements effectués
entre la pièce et l’art moderne dans son acception pour les arts plastiques devaient aussi être
approfondis pour savoir s’ils étaient infondés ou s’ils étaient opérants pour une étude
d’ensemble de l’œuvre. Notre étude revient sur la dimension réflexive et protéiforme de
l’œuvre théâtrale claudélienne : est-ce que ses drames doivent être étudiés en lien avec leurs
cadres historiques ou en regard de toute son œuvre ? Faut-il lire Le Soulier de satin comme un
drame baroque qui met en scène le triomphe momentané de la Contre-réforme ou comme le
laboratoire scénique de Claudel ?
Le désintérêt relatif ou même les critiques de Claudel au sujet l’art moderne au sens
plastique nous ont conduits à privilégier une démarche qui part de sa pensée poétique et à ne
2
pas tenter de démarche comparatiste entre les arts. Des raisons de méthodologie ont conforté
l’idée de ne pas rapprocher abusivement une œuvre littéraire à un mouvement relevant des
arts plastiques. Afin de rechercher les sources de la pensée de la modernité dans Le Soulier de
satin, d’étudier les paradigmes et les formes matricielles de l’art moderne dans l’œuvre, nous
avons cherché à définir les caractéristiques communes de la pensée de la modernité dans les
différentes œuvres de Claudel. L’étude comparée de ses propos sur la modernité, historique
ou artistique, dans son œuvre en prose, son Journal, son œuvre poétique, son œuvre
exégétique, ses entretiens et dans son drame testamentaire, révèle que Le Soulier de satin
constitue une réponse aux défis posés par la société bourgeoise, positiviste et capitaliste de la
IIIe République aux artistes ; réponse personnelle qui s’inscrit néanmoins pleinement dans le
programme esthétique de la modernité. Cette lecture de l’ensemble de l’œuvre de Claudel
permet d’analyser sa pensée de la modernité telle qu’elle s’élabore dans ses œuvres sous
différentes formes : les mêmes idées ou exemples reviennent dans des textes de factures très
différentes, que ce soit pour analyser le monde moderne ou définir la poétique de la
modernité. Cette enquête a fait apparaître deux versants de la pensée claudélienne : un versant
négatif qui condamne sans relâche depuis les premières pages du Journal jusqu’aux œuvres
exégétiques la société moderne qui s’incarne dans la IIIe République et ses valeurs. Le versant
positif de cette pensée voit dans la modernité poétique un espoir de renversement des valeurs
établies et de toutes les formes d’académismes. La lutte entre ces deux tendances est présentée
comme un combat spirituel, relié intimement à l’aspect autobiographique de l’œuvre
claudélienne, dans lequel la modernité du siècle nouveau, incarnée pour Claudel dans son Art
poétique, est donnée gagnante contre le monde ancien, mais sans optimisme triomphant.
Enfin, à partir des indications données par Claudel lui-même lorsqu’il élabore sa pensée de la
modernité en soulignant l’importance pour sa formation intellectuelle, artistique et spirituelle
de Baudelaire, de Mallarmé, de sa sœur Camille, de ses amitiés artistiques, nous avons eu
recours à des documents critiques sur les artistes qui ont marqué le jeune Claudel et sur le
contexte artistique lié aux différentes périodes de l’œuvre claudélienne.
Le poème contemporain du Soulier de satin, La Muraille intérieure de Tokyo, détaille
trois chemins suivis par l’œuvre claudélienne : le premier met en avant le sens analogique de
son œuvre, qui relie les réalités visibles aux réalités invisibles, et instaure intercession et
action de grâces par le poème. En ce sens, Le Soulier de satin se présente comme une œuvre
ex-voto, écrite et offerte pour le sentiment d’apaisement décrit par Claudel suite à ses
retrouvailles avec Rosalie Vetch, mais plus largement pour son chemin vers la conversion. La
réflexion sur la conversion explique sans doute le lien très fort du Soulier de satin avec le
3
monde de la jeunesse de Claudel, la société, ses valeurs, et le milieu particulier dans lequel il
reçut son éducation : la pièce polarise les éléments que Claudel rattache au positivisme et les
éléments perçus comme éclaireurs du spirituel de façon très tranchée, pour en appeler à une
contre-révolution qui remplace une modernité ressentie comme périmée par une modernité
neuve. Ce premier chemin est l’objet de la première partie de notre travail pour déterminer les
sources modernes du Soulier de satin tout en réinsérant l’étude de l’œuvre de Claudel dans
son contexte. Le chemin qui place le rapport de l’image et du temps au cœur de la poétique de
Claudel sert de fil à notre deuxième partie. Cette dialectique de l’image comme figure
d’éternité et figure de la perte invite à lire l’esthétique visuelle du Soulier de satin comme
l’expression originale de cette problématique de la modernité propre aux années 1920 au
théâtre. Le chemin métapoétique et réflexif nous conduit à considérer les formes de la
modernité à l’œuvre dans la pièce dans notre troisième partie, c’est la métaphore de l’éventail,
forme-sens d’une œuvre à la fois ouverte et fermée, qui exprime le mieux la poétique des
rapports qui donne sa structure à la pièce.
Le
chapitre
premier
revient
sur
l’influence
baudelairienne
chez
Claudel,
particulièrement sensible dans Le Soulier de satin. À la suite de Baudelaire, Claudel s’engage
dans l’élaboration dans un art poétique de la modernité qui repose sur une forme de culte des
images et permet de représenter la nostalgie d’un monde d’avant la Chute, l’incomplétude du
présent étant marqué par l’absence et la dissolution. Le « soulier de satin », qui donne son
titre à l’œuvre, manifeste l’héritage baudelairien assumé par Claudel et métaphorise cette
poétique de la discontinuité qui renvoie à une forme d’ailleurs.
Dans le chapitre II, nous étudions l’héritage mallarméen dans la pièce. La composition
de l’œuvre relève de l’esthétique du pli et de l’arabesque, et reprend certaines intuitions
esquissées dans le projet du Livre pour passer d’une représentation mimétique à une
représentation où la composition domine. La réflexivité mallarméenne est transposée chez
Claudel en théâtralité pour faire de sa « propre pièce » la matière de son œuvre théâtrale et de
ses drames un théâtre de la vie intérieure. En reprenant ce qu’il a reçu de son maître, Claudel
fait du Soulier de satin un récit dramatisé de sa vocation poétique.
Dans le chapitre III, nous avons comparé l’univers de création de Rodin, Camille
Claudel et Paul Claudel pour mieux comprendre le rapport de Claudel aux arts de son temps.
L’originalité de la carrière de Camille, coupée de sa génération par son travail avec Rodin, et
son exemplarité – elle symbolise l’artiste de génie réduite à l’autodestruction – s’avèrent des
concepts opérants. La comparaison entre le travail de Camille et de Paul Claudel permet
d’affirmer qu’il ne faut pas cataloguer les œuvres dans des courants mais que les frontières
4
sont toujours perméables. Les contacts de Paul Claudel avec l’art moderne au sens plastique
restent plus ou moins indirects et sont difficiles à avérer puisqu’ils reposent sur des
témoignages ou des recoupements. En revanche, son travail s’inscrit, à la suite de celui de
Rodin et de celui de Camille Claudel, dans les expériences sur la sérialité, le montage, la
diffraction des points de vue, en explorant des thématiques qui font partie aussi de la
modernité plastique : dialectique entre création et destruction, travail du démiurge sur la
matière par exemple, et ces processus de création sont particulièrement vivants dans Le
Soulier de satin.
Dans le chapitre IV, nous étudions la mise en œuvre des formes poétiques de la
modernité pour mettre en récit « sa propre pièce » et sa vocation poétique à travers les liens
qui unissent l’Art poétique, Partage de midi et Le Soulier de satin. Le projet autobiographique
s’accompagne chez Claudel d’un phénomène de distanciation qui le conduit à expérimenter
une forme de théâtre rhapsodique dans Partage de midi, forme qui préfigure le mélange des
registres, la multiplication des intrigues, l’hybridation des genres dans Le Soulier de satin.
Claudel met en scène son processus de création dans ces œuvres, qui sont autant des
manifestes esthétiques que des drames autobiographiques.
Le chapitre V montre comment Claudel partage le rejet des valeurs de la société de sa
jeunesse et des mouvements artistiques qui s’y rattachent avec nombre d’artistes de son
temps. Ce rejet se manifeste dans cette génération par un fort désir de rénovation, qui intègre
une dimension cathartique. La lecture de sources secondaires comme les témoignages des
collaborateurs artistiques de Claudel, de leurs correspondances, des jugements d’artistes sur le
dramaturge fait apparaître que Claudel était beaucoup moins isolé et méconnu que ce qu’il
déclare dans ses interviews, et que son œuvre fut saluée, dès ses premières pièces, comme
l’avènement de la modernité poétique. Ces sources permettent aussi de constater que Claudel
n’a pas été en contact direct avec les avant-gardes mais qu’il a fréquenté des collectionneurs
et amateurs au fait de l’art de son temps et collaboré avec des artistes en contact direct avec
les mouvements d’avant-garde.
Le chapitre VI étudie les liens du Soulier de satin à la pensée historique, politique,
scientifique et religieuse de Claudel sur son temps, qui forme dans la pièce une constellation
unissant la critique du positivisme et du naturalisme, l’espoir de nouveaux horizons grâce à
l’ouverture du monde, le deuil d’une victoire du spirituel. Le Soulier n’est donc ni une œuvre
baroque, ni une œuvre à clef sur l’après-guerre, mais plutôt la réponse aux questions
lancinantes posées par la société de sa jeunesse à Claudel sur la place du poète dans la cité.
Cette réponse renvoie en dernier lieu chez Claudel à sa poétique, comme le montre notre
5
analyse des métaphores de la société moderne. Dans Le Soulier de satin, la veine
autobiographique du théâtre claudélien fusionne avec la veine historique, et Claudel se donne
pour programme de faire le récit d’une vocation poétique en saisissant le monde dans sa
diversité.
La deuxième partie de notre travail consiste à étudier le changement de paradigme
dans les relations entre les arts à l’œuvre dans Le Soulier de satin, marqué par la
prédominance des arts plastiques. À partir d’un relevé de tous les effets picturaux de la pièce,
cette étude revient sur la conception de l’image chez Claudel, informée par la pensée thomiste
et par sa conception de l’image comme matrice du souvenir. Dans le chapitre VII, l’étude du
rôle de l’image dans Le Soulier de satin vérifie la concordance entre les centres d’intérêts de
Claudel et ceux des artistes de sa génération, tout en montrant l’originalité du dramaturge.
L’inspiration chrétienne et thomiste de la pensée de l’image, fondée sur la notion
d’Incarnation, conduit Claudel à utiliser l’image dans l’économie du Salut de son œuvre tout
en remettant en cause le concept de vraisemblance dans l’imitation. Le modèle plastique
sature cette œuvre qui renouvelle l’esthétique du tableau, depuis les allusions aux arts
plastiques jusqu’aux œuvres représentées sur scène, en passant par les citations et les effetstableaux. Les arts plastiques sont dans Le Soulier de satin une force dialectique, qui remet en
cause le sens établi, et une force d’unification du drame grâce au retour des formes et des
motifs.
Le chapitre VIII analyse comment le recours à toutes les formes d’intégration des arts
plastiques au sein du drame permet à Claudel de mettre en scène une réflexion sur sa
poétique, de dialectiser la relation à l’histoire et à l’époque qui sert de cadre à l’action, de
renvoyer par-delà les images concrètes au modèle invisible, comme dans l’Incarnation.
Les modèles esthétiques qu’il choisit dans Le Soulier de satin témoignent eux aussi de
la parenté de Claudel avec son temps, et de la force de son individualité. Le chapitre IX
revient sur la peinture espagnole ou flamande dans la pièce et constate qu’elle est médiatisée
par sa réception moderne, l’inspiration orientale de la pièce s’inscrit aussi dans le rapport au
XIXe siècle. La réception claudélienne de la peinture de maîtres est comparée ensuite à celle
de Picasso et met en évidence des points de ressemblance comme le travail sur les couleurs, le
cadre ou le point de vue. Le chapitre X analyse les arts et la philosophie d’Extrême-Orient et
l’art baroque dans la pièce comme des contre-modèles, laissés de côté par le triomphe du
classicisme puis de l’académisme, et redécouverts par la modernité. En les choisissant,
Claudel se place volontairement du côté de la remise en cause de la tradition néoclassique
pour créer à partir de formes mises de côté. La perspective isométrique chinoise, l’importance
6
du vide dans la composition et le rapport entre texte et peinture dans l’esthétique extrêmeorientale, les formes plastiques de l’Europe baroque servent à l’expression de ces questions de
poétique pour représenter ensemble des éléments séparés. L’ensemble des œuvres plastiques
citées ou mises en scène dans Le Soulier de satin constitue un manifeste de l’esthétique
claudélienne, et les arts plastiques relient intimement le projet poétique au projet
autobiographique dans ce drame en forme d’ex-voto, et participent à mettre en avant le
processus de création de l’œuvre comme sujet de la pièce.
La troisième partie de notre travail est consacrée à l’étude de quelques formes
matricielles de l’art moderne à l’œuvre dans Le Soulier de satin et vérifie la symbiose de
l’œuvre avec son temps en mettant en lumière les objectifs propres poursuivis par Claudel
quand il compose son drame. Le chapitre XI analyse le montage, le collage, les jeux sur la
simultanéité dans Le Soulier de satin comme des formes de la modernité qui se substituent à
une représentation de la réalité unifiée, hiérarchisée et vraisemblable. L’étude de la
composition d’ensemble montre un réel travail de montage qui dément la réputation de
« désordre » de l’œuvre. Si Claudel se sert de la poétique des rapports pour renforcer les
réseaux de sens, il emploie aussi les matrices formelles de l’art moderne, comme ses
contemporains, pour dialectiser le sens à donner à l’histoire et à l’intrigue, mais dans une
finalité qui est la sienne, c’est-à-dire celle de la foi, et qui donne une forme providentielle au
montage de l’intrigue. On ne peut réduire Le Soulier de satin à l’un de ses aspects
compositionnels, œuvre ex-voto conçue à partir de sa fin aux deux sens du terme, ou
« laboratoire d’essais et de découvertes » qui représente la veine autobiographique sous un
regard distancié.
Dans le chapitre XII, l’étude des formes plastiques les plus proches des artistes
contemporains de Claudel telles que les formes d’empreintes, la planéité, et le travail sur la
disparition révèle les affinités de la pièce avec ces formes réintroduites par l’art moderne.
L’étude de ces formes confirme qu’elles ne sont pas polarisées selon des sens préétablis dans
Le Soulier de satin. La complexité de l’œuvre fait jouer les dispositifs propres à créer des
effets de polysémie ; même si la disparition de la perspective, l’insertion de lettres dans les
tableaux ou le cubisme sont décrits en termes négatifs dans les œuvres en prose de Claudel,
ces formes lui servent de révélateur dans Le Soulier de satin, au sens photographique, pour
mettre en scène l’intériorité des personnages et concevoir une œuvre théâtrale d’inspiration
autobiographique.
Le chapitre XIII revient sur la réception de l’œuvre claudélienne dans les années qui
précèdent Le Soulier de satin, sur les réponses apportées par Claudel à ses critiques, et sur la
7
réception de l’œuvre elle-même. Beaucoup d’éléments de la pièce sont des réponses à la
réception de son œuvre antérieure, réponses conçues par Claudel comme un manifeste
esthétique et politique destiné à lutter contre ce qu’il perçoit comme un sorte de nébuleuse
positiviste. La réflexion sur les modèles de la traduction, de la faute, de la citation dans la
langue s’inscrit dans une remise en cause générale du langage qui entend démasquer ses fauxsemblants. Le passage en revue des articles parus sur Le Soulier de satin de sa parution à la
mort de Claudel révèle ainsi que de nombreux critiques ont vu dans la pièce la réalisation de
la révolution artistique de l’art moderne au théâtre.
L’étude des sources d’inspiration de l’œuvre, de son travail sur les arts plastiques et de
ses formes matricielles révèle que cette veine n’est pas superficielle ou dictée à Claudel par un
certain opportunisme, mais qu’elle est le fonds même de sa poétique. Si Le Soulier de satin
met en scène des formes empruntées à divers arts, et à diverses époques, ce n’est pas pour
effectuer un retour dans un temps primitif idéalisé, comme pourrait l’être la Contre-Réforme
pour un catholique de la IIIe République, mais parce que Claudel se sert de ces formes
artistiques redécouvertes par la modernité en sortant du mode de représentation mimétique
pour mettre en scène son art poétique et sa conversion dans un même itinéraire
autobiographique.
8
Le Soulier de satin et l’art moderne
Le Soulier de satin, tour à tour perçu comme œuvre Dada, drame baroque ou pièce à clef, est
une œuvre dont l’étude de la création et la réception permet de mieux appréhender les liens de
Paul Claudel avec son temps. Dans cette pièce, Claudel effectue la somme de l’héritage
artistique de remise en cause de la société positiviste de sa jeunesse et livre le récit de sa
vocation poétique, enracinée dans la pensée baudelairienne et mallarméenne sur la modernité.
La prégnance du paradigme pictural pour livrer son manifeste esthétique et l’utilisation de
l’image sous toutes ses formes pour entrer en dialogue avec le sens du texte vérifient la
concordance d’intérêts entre Claudel et les artistes de sa génération. L’originalité du
dramaturge réside dans son recours à l’image pour faire de son œuvre un ex-voto qui retrace
l’itinéraire de sa conversion, l’inspiration thomiste le conduisant à privilégier l’image dans
l’économie du salut à l’œuvre dans la pièce. L’œuvre révèle enfin son affinité avec l’art
moderne par son utilisation de procédés et de formes propres à l’art moderne, comme le
collage et le montage, ou redécouverts par la modernité, comme l’empreinte ou la planéité,
procédés et formes que Claudel emploie de manière polysémique et dialectique. En inscrivant
la question de sa vocation poétique, de sa conversion et de la réception de son œuvre par ses
contemporains au cœur de la pièce, avec Le Soulier de satin, Claudel donne une œuvre qui
s’inscrit pleinement dans le programme de la modernité tout en révélant son originalité
propre.
Mots clefs
Paul Claudel ; Soulier de satin ; art moderne ; scène ; empreinte ; modernité ; autobiographie ;
hybridation ; image ; ex-voto ; montage ; collage ; réception ; citation ; effet tableau ;
peinture.
The Satin Slipper and modern art
The Satin Slipper has been received alternately as a Dada work, a Baroque drama or a ‘pièce à
clé’, and studying both its first production and its reception allows one to grasp better
Claudel’s relationships with his days. In this work, Claudel adds up together the artistic
legacy of his questioning the positivist society of his youth and gives the narrative of his
poetic vocation, which is rooted in the Baudelairean and Mallarméan thoughts on modernity.
Claudel delivers his aesthetic manifesto through the primacy of the pictural paradigm and
makes the reader establish a dialogue with the meaning of the text, and all this makes him
meet the concerns of the artists of his generation. The playwright’s originality lies in his
resorting to the image to make his work into an ex voto that traces the itinerary of his
conversion, as the Thomistic inspiration drives him to favour the image, in God’s plan at
work in the play. Ultimately, the work discloses its closeness to modern art through the use of
devices and forms that are proper to modern art, such as collages and montages, or that were
rediscovered by modernity, like the imprint or the planeness, that Claudel uses in a
polysemous and dialectical way. As he includes the questions of his poetic vocation, his
conversion and the reception of his work by his contemporaries in the heart of the play,
Claudel thrusts The Satin Slipper deeply into the programme of modernity, original though it
may be revealed.
Paul Claudel ; The Satin Slipper ; modern art ; stage ; imprint ; modernity ; autobiography ;
hybridization ; image ; ex-voto ; montage ; collage ; reception ; quotation ; painting effect ;
painting.
9