Le bon dos des cobayes - Le Nouvel Observateur
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Le bon dos des cobayes - Le Nouvel Observateur
« Ce n'est pas nocif et ça peut rendre service au patient, note un spécialiste. En lui signalant qu'en plus des produits responsables de son allergie il en est d'autres qui risquent de le sensibiliser, je lui fournis une information utile. » Le raisonnement est déontologiquement acceptable. Même si, en fait, les intérêts de la firme priment sur ceux du. malade venu consulter, mais il est des méthodes plus expéditives, qui s'embarrassent peu de justifications thérapeutiques. Elles ne se pratiquent pas dans un but curatif mais à titre d'expérience pure. Elles s'appliquent sur des sujets sains et normaux auxquels on tente d'inoculer des -allergies. « C'est une médecine nazie », a dit sur les antennes de France-Inter le Dr G. H., allergologue. Autrement dit, on prend le risque de rendre allergiques des personnes en bonne santé, de provoquer des phénomènes de polysensibilisation, des réactions en chaîne. . LE HULLY GULLY A VINCENNES Depuis 1015 ans SAINTE. Le bon dos des cobayes Comme la cuisine Après les souris blanches, les orphelins : il faut bien tester les produits de beauté Quelques centimètres carrés d'épiderme d'adolescent contre deux cigarettes à la pose dis timbre-test, dix c garettes au retrait et deux en prime pour chaque nouvelle recrue, plus un chèque de cent cinquante francs par séance à la direction. Tel est le marché conclu entre un frère du Saint-Esprit et un médecin dermatologue du XVIP arrondissement : le père Friedrich, directeur de l'orphelinat Saint-Philippe de Meudon, propriété de l'Œuvre des Orphelins Apprentis d'Auteuil, et le Dr Gautard, ancien médecin assistant à la Fondation Rothschild. Un jeudi sur deux, l'assistante du docteur pénètre dans l'établissement, décape le dos d'une quarantaine de « volontaires » recrutés dans les classes par le surveillant général, leur colle une bande adhésive sous laquelle sont fixées cinq à six pastilles enduites des produits à tester: laits, crèmes, savons, algues. Le lendemain le médecin arrache le sparadrap, constate et comptabilise les rougeurs, les boutons, les cloques, les brûlures. Pendant trois mois, le dos des orphelins devient le terrain d'expérimentation des cosmétologues. Le jour où les petits cobayes de Meudon révèlent « l'affaire des pommades », aucun laboratoire n'en_prend ombrage. « Ce sont des affaires privées' qui ne regardent personne », disent-ils. Poussées à bout, certaines maisons reconnaissent néanmoins que la méthode n'était e pas très sympathique ». Les autres se terrent dans un silence complice. e Ce sont des pratiques parfaitement licites et journellement employées », s'était justifié le Dr Gautard. Elles n'ont rien à ajouter_ Le Syndicat de la Parfumerie note seulement que « les conditions d'observation de l'effet du produit n'étaient pas idéales dans un orphelinat » Quels sont les cobayes des cosmétolo- ,(0. 5 t(0 - - - erx, x , gues ? Sur qui testent-ils •donc leurs fards, leurs laques, leurs teintures, leurs poudres, avant de les lancer sur le marché ? « Nous sommes à yotre disposition pour vous faire visiter notre animalerie », répondent les fabriquants de produits de beauté. Et ils insistent sur les yeux roses hypersensibles des lapins albinos, champ de recherches privilégié des testeurs. Mais les shampooings colorants ne sont pas destinés à donner des reflets aux poils des souris, ni les rouges à lèvres à maquiller le bec des poules. 11 arrive un moment où il faut passer en milieu humain. Une médecine nazie? « C'est l'ultime précaution, insiste t on dans un grand laboratoire, une fois que les tests toxicologiques sur les animaux ont été probants, que la parfaite innocuité du produit a été démontrée. » Une formalité, en somme, dont ion s'acquitte discrètement. « En milieu hospitalier », d'abord, - - comme disent les cosmétologues soucieux de rester dans le vague. Dans les services de dermatologie ou d'allergologie de certains hôpitaux, ou dans des cabinets privés de spécialistes de la peau. Le malade débarque avec tous les produits de sa salie de bains et de sa cuisine dans une valise pour faire identifier la substance coupable de son allergie. Le médecin lui colle dans le dos autant de pastilles imprégnées qu'il y a de produits suspects. Plus deux ou trois autres imbibées d'eye - liner ou de dissolvant parfumé. A l'occasion d'une consultation pour repérage d'allergie, le malade prête sa peau à des tests, prospectifs commandités par un :laboratoire. Avec son consentement, ou à son insu, suivant la conscience du dermatologue. « C'est la même chose -avec les médicaments, observe t on chez l'Ores', sauf que nous, on ne fait pas avaler. » - - Terrain tout désigné pour ce type d'expériences-: l'entourage immédiat de l'expérimentateur. Le petit personnel médical ou paramédical, d'abord, depuis l'infirmière bénévole jusqu'à l'étudiant zélé en passant par l'externe dévoué. « S'il y a un accident dans le service, note une aidesoignante cobaye, on se garde bien de l'ébruiter. ». Autre champ d'investigation : le personnel du laboratoire. De la laborantine au chimiste, de l'emballeuse à l'ouvrière. « C'est tout à fait normal, remarque le pharmacien d'une marque de cosmétiques. Quand vous faites la cuisine, vous goûtez vous-même avant de servir. » Ces tests peuvent déborder aussi sur des panels de consommatrices, répertoriées par âge, type de peau, tendances, problèmes. On leur envoie le roitge à lèvres ou la crème aux hormones avec mode d'emploi et questionnaire à retourner dûment rempli. Si elle perd de sa rigueur scientifique, la méthode ne se débarrasse pas de ses risques. D'autant qu'elle échappe ici à tout contrôle médical Aux Etats-Unis, les tests sur la population saine ont fait leurs preuves dans les pénitenciers. Depuis des années, le Dr Kligmal, l'on des plus grands dermatogues américains, poursuit ses tests au vu et au su de tout le monde, sur les condamnés de la prison de Philadelphie. En France, on pratique dans l'ombre des orphelinats. Partout on s'active, de préférence sur le dos des sujets en état de dépendance à l'égard de l'expérimentateur : élèves, détenus, collaborateurs, salariés. Leur état de subordination enlève toute liberté à leur consentement. En l'absence de toute législation sur la fabrication et l'expérimentation de produits cosmétiques, les testeurs ont les coudées franches. Connaissant les lacunes des textes, le Dr Gautard est parfaitement à l'aise pour affirmer que, à Meudon comme ailleurs, e tous les essais pratiques ont suivi la loi de A à Z». - MARIELLA Le Nouvel Observateur 63