Chapitre 22

Transcription

Chapitre 22
Réflexion – tome 1
Tome 1
EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode.1 Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
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Tiré d’un des énoncés de la loi de Murphy.
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Réflexion – tome 1
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Réflexion – tome 1
*22*
Perché sur le toit de l’immeuble, la silhouette du Venator se détachait dans la
nuit, telle une ombre silencieuse, surveillant sa proie. S’il prenait le temps d’étudier son
attitude, il constaterait qu’il était toujours en mode « traqueur ». Son regard écarlate
était rivé sur l’une des fenêtres du deuxième étage du bâtiment d’en face, d’où
s’échappaient des raies de lumière à travers les claires-voies des volets.
Neil n’était toujours pas couché. L’aigreur d’Aedan n’était cependant pas
alimentée par l’état de veille du garçon, mais liée à la présence du dernier fils de l’Alpha
de la harde la plus puissante du Nebraska et des sept États voisins.
Que ce soit dans le Wyoming, au Colorado, à Kansas, dans le Missouri, l’Iowa ou
encore le Dakota du Sud, la troupe de Shemar Freeman l’emportait sur tous les groupes
de Thérianthropes y ayant élu domicile. Le Refuge avait atteint une renommée
internationale, justifiant que la plupart des délégations métamorphes séjournant
brièvement aux U.S.A s’assurent d’y faire un tour.
On ne comptait que deux autres communautés de Thérianthropes quasiment
aussi puissantes aux États Unis : l’une sur la côte pacifique, à San Francisco, et l’autre
dans le golfe du Mexique, à la Nouvelle Orléans. Ce fait légitimait la puissance de
Freeman et avait tendance à lui enfler les chevilles.
Aedan maudit Shemar pour la centième fois.
Comment en était-on arrivé à cette situation ?
Alors qu’il échappait enfin à ses amis pour se lancer à la recherche de Neil, il avait
été convoqué en urgence, pour une connerie d’attaque de Magnus qui aurait pu se régler
sans son intervention !
Les abrutis à la tête du Centre de Commandement avaient décidé que puisqu’il
zonait au Nebraska, il pouvait tout aussi bien se rendre dans l’État voisin refiler un coup
de main aux Venator de Kansas City. Les cons !
Résultat des courses, il avait abandonné Neil à son pauvre sort. Désobéir aux
ordres aurait indubitablement attiré l’attention du Centrium sur le garçon. Une enquête
aurait été ouverte, et il refusait d’imaginer l’ampleur des potentielles conséquences.
Le Venator maudit le Centrium pour ce qui semblait être la millième fois.
Sur ce coup-là, il avait dû laborieusement faire confiance aux talents de pisteur du
jeune Thérianthrope que Deneza avait lancé à la recherche de son valem. Ç’avait été
cuisant d’en venir à prier que Neil s’en sorte sans handicap. Lui qui se reposait toujours
sur ses capacités pour régler ses problèmes, en avait été réduit à supplier une aide
providentielle.
À prier… Absurde !
Neil le ballotait d’émotions étranges en sensations fantasques. Le plus terrible
était ce nouveau sentiment d’être constamment rattaché à un boulet vivant. En théorie,
une semi-imprégnation n’était pas censée produire ce genre d’effet. Du moins, d’après
Waroc et Deneza, qui n’étaient peut-être pas des experts en la matière. Pour couronner
le tout, son cas occupait le rang de « rareté » sur l’échelle du rarissime.
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Toujours était-il que quand le boulet allait mal, il le sentait, le savait. Quand le
boulet était inquiet, il le pressentait, le ressentait. Quand le boulet était surpris, il s’en
doutait, s’y attendait. Quand le boulet souriait, il l’imaginait, le concevait. Voilà
maintenant plusieurs minutes qu’il vivait à travers le filtre de ce gamin en passe de
devenir son fardeau personnel. Un calvaire !
Ce lien était d’un désagréable… C’était dérangeant, démangeant. C’était carrément
dément ! C’était… Diantre, pourquoi devait-il ressentir cela, sur le toit de l’immeuble
voisin, alors que Neil était à portée de main, enfermé dans son cagibi de chambre avec
un autre putain de gosse, qui devrait être chez lui au lieu de tourner autour de son
valem ?!
Du calme, Aedan.
Mais comment ne pas péter une durite, quand ce mioche de Thérianthrope
dépeignait à Neil un portrait peu glorieux de sa personne ? Le lionceau n’avait pas
besoin de le personnifier comme le monstre qu’il était. Neil avait suffisamment de sujets
de cauchemar comme ça pour que Derreck en rajoute !
Au début, Aedan s’était focalisé sur les environs, s’assurant que rien d’alarmant
ne trouble le paysage. Il avait donc ouvert ses sens pour scanner les alentours.
Rassuré par ces bruits qui n’avaient rien d’étrange dans une cité un peu mal
famée – les cris des ados, les pleurs des enfants, les plaintes de victimes de violence
conjugale, d’agressions à l’arme blanche, de bagarre, la musique à fond, les disputes de
bars, de gangs, les conversations dans les commerces et les fast-foods, les transactions
de dealers, les rires et les joies de petites gens –, il s’était coupé de cet univers pour se
centrer sur le sien.
Non que Neil soit le centre de son univers mais… Oh et puis fichtre ! Bref, la
discussion de ce microbe avec l’autre chaton n’était plus une vague mélodie noyée dans
la pollution auditive du quartier. Elle lui parvenait à présent très distinctement. Si
distinctement qu’il ne faisait aucun doute, au froissement des draps, que Derreck se
trouvait dans le lit de Neil.
Foi de Venator, il allait étrangler ce bébé lion !
*
— Tu dis que tu l’as pas reconnu au début, mais de ce que j’ai vu, Aedan donnait
l’air de te connaitre. Il t’a appelé Simba parce que t’es le fils de Mufasa.
Derreck n’apprécia pas la boutade.
— La dernière personne qui a traité Père de Mufasa bouffe les pissenlits par les
racines. Mais je suppose que le Téras Venator peut se le permettre sans risque, fit-il en
haussant les épaules.
— Genre, il l’a vraiment tué ? murmura Neil, livide.
— Ouais. Mais le con l’avait défié en duel. Il n’avait aucune chance, et il a attaqué
Père avec un couteau. Les armes sont interdites lors de ce genre de duels. Dans la nature,
les combats pour la dominance n’impliquent aucune arme, excepté celles dont on
dispose biologiquement. Il en va de même pour nous, sous forme humaine ou en phase
méta. Celui qui enfreint ces lois s’expose non pas au bannissement, mais… Disons que si
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l’autre le tue, aucune charge ne sera retenue contre lui. Ça passe pour de la légitime
défense.
— Il pouvait pas se limiter à le désarmer ?
Fallait-il vraiment que le père de Derreck tue le malheureux ? Ces gens avaient un
rapport à la mort très biaisé ! Ils la donnaient si aisément qu’en parler devenait banal.
— On ne défie pas un Alpha, encore moins son Alpha, en espérant survivre,
avança Derreck, un tantinet exaspéré.
Il prenait sur lui pour ne pas rouler des iris. Un autre que Neil n’aurait pas eu
droit à tant de « clémence », et se serait mangé un sarcasme bien salé.
— Et puis, ce type était un sale porc, cracha-t-il, écœuré. Il avait un gout prononcé
pour les petits garçons, si tu vois ce que je veux dire. Puisque j’étais un petit garçon à
l’époque, Père s’est assuré que sa route ne croise plus la mienne.
Le regard horrifié de Neil aiguilla Derreck sur sa méprise.
— Je n’ai pas été une de ses victimes, le rassura-t-il. Pourtant je le côtoyais. Je
suppose que j’étais protégé par le statut de mon père.
Mais alors, pourquoi ces émotions aussi fielleuses sourdaient de sa personne ?
Derreck ne mentait pas. Il prenait cependant cette histoire très à cœur, à tel point que
Neil jurerait qu’il avait subi les exactions du pédophile. Se pouvait-il qu’il ait
personnellement connu une de ses victimes ?
— Je ressemble suffisamment à mon père pour que le Téras Venator se doute de
notre parenté, souligna Derreck, désireux de changer de sujet. Pour ma part, j’ai entendu
parler de lui un peu comme tout le monde. Disons que dans l’Outre-Monde, c’est une
sorte de célébrité. Mais pas comme une star people. Plutôt façon Grand Méchant Loup,
ou encore la Faucheuse. (Il surjoua à peine son frisson.) On menace les gosses pas sages
de finir entre les paluches du Téras Venator.
Neil fit de gros yeux. À ce point ?!
— Ça me surprend un peu… (De son point de vue, Aedan était trop beau pour être
d’emblée assimilé au croque mitaine par les enfants !) Enfin, je veux dire, il fout les
jetons, c’est clair. Mais de là à être le croque-mitaine de toute une génération… T’as pas
l’air d’être trop intimidé par lui.
— Parce que je ne crois plus au croque-mitaine, pouffa Derreck. (Mais il retrouva
bien vite son sérieux.) Et aussi parce que… si je veux faire partie d’une escouade de
traque, je dois bien me résoudre à finir entre ses paluches.
Cette fois, il ne fit aucun doute, l’appréhension du jeune homme était audible.
Depuis son perchoir, Aedan tendit encore plus l’oreille. Alors comme ça, le petit dernier
de Shemar voulait suivre la voie de ses frères… Pas sûr que Le Roi Lion soit de cet avis.
L’Alpha avait perdu trop de fils dans ce vieux contentieux avec Magno’shabat. Au
point où l’annihilation des Magnus avait fini par le désintéresser complètement. On se
serait attendu à ce qu’il nourrisse un ressentiment encore plus virulent et mène une
vendetta féroce. Mais il en était désormais blasé, désabusé par cette lutte qui semblait
sans fin.
Shemar avait lutté durant cent-cinquante ans et avait baissé les armes.
Aujourd’hui, il employait son énergie à tenir son plus jeune lionceau éloigné de cette
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violence. Malheureusement, ce dernier rêvait de jouer dans la cour des grands. Viendrait
indubitablement un moment où il – Aedan ne saurait dire qui du père ou du fils – s’en
mordrait les doigts.
— Si je veux maximiser mes chances de survie, je dois avoir le meilleur
formateur, disait Derreck. J’ai suivi une vidéo d’une de ses séances d’entrainement.
C’était la première fois que je le voyais, et sans kryptopsis. C’est un tyran. Les nouvelles
recrues font jamais long feu avec lui.
Neil cligna des yeux. Se désistaient-ils, ou… pire : en mouraient-ils ?
Si tu te mets à le diaboliser, on n’est pas sorti de l’auberge !
— Parait qu’on le surnomme carrément l’Épreuve du Feu, poursuivit Derreck, un
brin amusé.
Neil ne trouva pas cela drôle. Il l’avait subie, la fameuse épreuve du feu, lorsqu’un
orbe enflammé lui avait été projeté dans la gueule. Il ne savait même pas à quoi il devait
sa survie !
— Je me demande d’ailleurs si « Aedan » n’est pas son vrai nom, fit Derreck,
songeur. C’est en adéquation avec son élément, après tout. Ça signifie « feu » en celte.
Maintenant qu’on l’y faisait penser, Neil réalisait qu’il était possible que son valem
ne lui ait pas dit son nom réel. Aedan Hélios pouvait être son patronyme d’emprunt :
celui de son kryptopsis. Ce ne serait pas un mensonge, mais il aurait aimé être fixé sur ce
point.
Tout ce que lui disait Derreck était intéressant. Il en découvrait un peu plus à
chaque révélation, mais bizarrement, son esprit n’en était plus aussi friand. Il se
languissait de la présence du Venator. On avait beau lui décrire un tyran, lui avait
volontiers envie de finir dans ses bras.
Pourquoi pas ses draps, tant que tu y es ?
Neil ravala un soupir. Jason avait beau le narguer, il ne se sentait pas moins… en
manque. Voilà. Il n’avait jamais été drogué, ne nourrissait aucune addiction à quoi que ce
soit – sauf au chocolat –, mais il avait le sentiment d’être un camé n’ayant pas eu sa dose
journalière. Il en était fébrile, à en faire trembler ses doigts. Ce n’était pas normal.
Pour en rajouter une couche, la présence de la lune devenait écrasante, et son
shi’valem pulsait à une fréquence de plus en plus entêtante. Ça le rendrait dingue à la
longue. Il avait l’impression d’être en plein syndrome d’on ne savait quoi. De folie
« physique » ? Son corps était en train de dérailler.
Il se violenta pour ne pas se focaliser sur ces nouveautés. Son organisme amorçait
probablement une phase de transition. Qu’allait-il en résulter ? Il refusa de se laisser
submerger par la peur de l’inconnu.
Donc le projet professionnel de Derreck était de traquer d’autres individus et de
les annihiler, comme le faisait Aedan, sur la base d’une différence génétique. Derreck
aspirait à être Traqueur.
Neil se pinça les lèvres, déçu du jeune homme. Il l’avait cru un tant soit peu
sensible à la situation de pauvres Magnus qui, du jour au lendemain, se retrouvaient sur
une liste de personnes à abattre pour avoir eu le malheur d’activer involontairement des
gènes hérités à leur insu de leurs ancêtres. Certes, cela ne concernait pas tous les
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Magnus, mais Neil avait la conviction que ce système bancal et révoltant existait depuis
des lustres. Combien d’innocents avaient péri ?
À quoi s’attendait-il ? Au fond, c’était à lui de ne pas se bercer d’illusion. Il n’avait
pas à les juger, que ce soit Aedan ou Derreck, tant qu’il n’aurait pas vu de ses propres
yeux en quoi consistait réellement la menace Magno’shabat. Ceci dit, mieux valait que sa
route ne croise pas celle d’un partisan de cette organisation dissidente. Rien ne disait
qu’il y survivrait.
Il sentait qu’il avait épuisé son faible quota de chance en échappant à l’estomac
du sin’ystr qui l’avait attaqué cet été. Refreinant les flots de ces souvenirs lugubres, Neil
s’obligea à reprendre le fil de la conversation.
— En gros, Aedan est une sorte de super-soldat haut gradé. Je l’ai comparé à
Vegeta l’autre fois, mais il connait même pas les Supers Guerriers de Dragon Ball,
déplora-t-il.
Derreck peina à réprimer son hilarité.
— Je doute qu’il ait saisi que tu parlais d’un personnage de manga ! Je ne le vois
pas en lire. Et pourquoi Vegeta en particulier ?
— Parce qu’il lance des boules de feu, et ne tue pas que pour manger, maugréa-til.
Lorsque ça rentrait dans la chaine alimentaire, Neil concevait que le « meurtre »
se justifie en tant que loi – certes cruelle – de la nature. D’ailleurs, on ne parlait pas
d’assassinat mais de chasse. Hélas, ce n’était pas sur la question de l’éthique qu’il
obtiendrait gain de cause, dans un monde où toute une race – la sienne en l’occurrence –,
naissait d’office esclave.
L’ironie, ou peut-être le cynisme, voulait que les massacreurs de ces Magnuséveillés se prénomment Traqueurs et Chasseurs, comme s’ils espéraient départir leur
sinistre activité de son caractère meurtrier. Ce n’était que de la « traque », de la
« chasse » ; faisant ainsi de leurs victimes du gibier. Écœurant !
Bien loin de ces considérations séditieuses, un grognement parvint aux oreilles
d’Aedan qui réalisa en être l’auteur. Il ne sut définir ce qui motivait à présent sa
mauvaise humeur. C’était de l’irritation, sans en être ; de la frustration, sans en être ; de
la peine aussi, sans en être. Qu’est-ce que c’était, bon sang ?!
De la jalousie, Aedan. De la jalousie !
Merde… Il n’était quand même pas jaloux d’un idiot de lionceau ?! Eh bien, soit. Ça
les lui brisait sévère de les entendre si complices, avec leurs codes barbares du langage
adolescent du siècle dernier ! Qui était ce foutu Vegeta à la fin ?! Il n’allait pas non plus se
mettre à la BD japonaise pour parvenir à communiquer avec son valem ! Il y avait des
limites aux concessions qu’il pouvait faire, et cette chienne de Destinée lui en demandait
déjà plus qu’il n’en fallait !
— T’as pas l’air de savoir grand-chose de lui, et pourtant vous avez fait « pan
pan », nota Derreck.
Neil avala sa dernière bouchée de pizza de travers. Il se jeta sur sa canette de coca
pour soulager sa fausse route, mais ne fit qu’aggraver son cas. Sa toux malvenue lui fit
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douloureusement recracher la boisson gazeuse par le nez. Il quitta son lit d’un bond
pour ne pas tâcher sa couette, mais se prit les pieds dedans et se vautra au sol.
Du Neil Archer Murphy dans toute sa grandeur !
Au lieu de l’aider à se relever, cet abrutit de Derreck se tint les côtes et se roula
dans ses draps, plié de rire. Ce n’était pas drôle ! Bizarrement, il se laissa gagner par son
rire communicatif.
L’étrangeté vint du fait que c’était la première fois depuis des lustres qu’il riait à
gorge déployée. Le constat était triste – douloureusement triste –, mais ça ne servait à
rien de s’apitoyer sur son sort.
Dehors, le serpent nommé jalousie serrait dans sa gueule à venin le cœur
d’Aedan, qui n’avait pas conscience de grincer des dents. Neil riait. Il n’avait jamais
entendu une telle musique. Il l’avait déjà vu sourire, s’esclaffer un peu, mais pas de
manière aussi détachée. Aussi innocente. Aussi libérée. Aussi lui.
Depuis quand ça m’importe ?
C’était vrai, quoi ! Le rire d’autrui était le cadet de ses soucis. Il préférait qu’on le
craigne. Depuis la perte de ses géniteurs, il ne se souvenait pas avoir guetté le sourire de
quelqu’un comme il le faisait avec Neil. Même celui de son père adoptif ne l’inspirait pas
plus que ça. Au demeurant, il ne s’en était jamais languis, n’avait jamais cherché à le
susciter.
Si Aster Hélios souriait, tant mieux. Sinon, ce n’était même pas tant pis. Or les
états d’âme de Neil n’avaient cessé d’être ses principales préoccupations ces dernières
quarante-huit heures. Cela chamboulait complètement l’ordre de ses priorités, en plus
d’être chronophage. Ça empièterait indubitablement sur sa concentration. Distraction
qui pouvait se révéler fatale sur le terrain.
Le coupable était tout désigné : son maudit shi’valem. Vivement qu’il s’en qu’il
s’en débarrasse !
L’hilarité de Neil prit fin lorsqu’il constata qu’il était bon pour passer un coup de
serpillère sur son lino. Son fond de coca avait repeint le sol. La corvée terminée, il tint à
rétablir la vérité.
— Je t’ai déjà dit qu’on n’a rien fait… Il n’y a rien entre nous, reformula-t-il comme
Derreck lui coulait un regard pis que sceptique. Je veux dire… Aedan n’est pas gay… Euh,
enfin, être bi ne lui pose pas de problème non plus, mais y’a rien de ce que t’imagines,
entre nous.
— Archer, je veux pas tuer tes illusions, mais il n’y a pas 36 façons pour quelqu’un
de ta race de garder aussi intimement l’odeur de l’autre. En fait, y’en a qu’une seule.
— Pense ce que tu veux, mais c’est un malheureux concours de circonstances,
bougonna Neil. J’ai pas couché… On l’a pas fait, c’est tout ! s’empourpra-t-il.
Il n’en revenait pas de discuter de ce sujet-là sous ce toit, sachant sa mère non
loin, avec quelqu’un qui n’était même pas son ami. Mais à les voir tous les deux, on
jurerait qu’ils étaient copains de longue date.
Derreck était complètement décomplexé en évoquant des choses aussi taboues.
Enfin, taboues pour lui, sans doute. Il fallait qu’il cesse de faire son puceau, et profite
pleinement du fait que l’autre n’était pas dégouté par son homosexualité.
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Réflexion – tome 1
Alors qu’il prenait cette résolution, il eut le pressentiment qu’Aedan comptait
bien faire de son pucelage de l’histoire ancienne. Il se figea. Ce n’était pas une intuition.
C’était un dialogue entre leur shi’valem.
« …Quand j’aurai envie de baiser, tu en auras aussi envie. »
C’était à ça qu’Aedan faisait allusion ? À cette envie grandissante de se vautrer
dans la luxure telle une bête en rut, alors que l’instant d’avant on était tout ce qu’il y
avait de rationnel ? Pourquoi Aedan avait-il envie de baiser maintenant ?! Parce que
cette pulsion terriblement sexuelle ne venait certainement pas de lui !
Il pria que ses nouvelles rougeurs se fondent dans les précédentes.
— Tu vas bien ? s’inquiéta un peu Derreck.
— Euh… c’est… sûrement un effet secondaire des antalgiques qu’on m’a injectés,
souffla-t-il en s’éventant avec sa main. (Sur ce coup-là, tous les mensonges étaient bons à
pondre !) Il fait chaud ici, tu trouves pas ?
Sans attendre de réponse, il ouvrit les volets et les battants de sa fenêtre. Tant pis
s’il invitait les insectes nocturnes attirés par la lumière, à coloniser sa chambre. Il y en
aurait sûrement moins que dans son ancienne bourgade de cambrousse, mais ça le
distrairait. Bref, il lui fallait occuper ses doigts, pris d’une frénétique envie de caresser
son tatouage magique. Sachant les réactions que cela provoquerait, ce n’était vraiment
pas recommandé.
L’air frais sur son visage lui fit du bien, durant deux secondes chrono. Juste le
temps de river son regard sur la lune quasi-pleine, et de louper un battement cardiaque
sur deux. Son palpitant fit une embardée, et sembla entrer en résonnance avec un chant
venu d’ailleurs. Aussi étrange que cela puisse paraître, l’astre l’appelait.
— Hé... t’es sûr que ça va ? insista Derreck.
Le Thérianthrope avait clairement noté les changements de son rythme
cardiaque, et son regard hagard, perdu dans l’immensité du ciel nocturne, n’était pas
très rassurant.
Neil détacha difficilement ses yeux du satellite naturel de la Terre. Cette masse
inhabitée n’était pas censée émettre un « chant » ! Et à supposer que ce soit le cas –
hypothèse hautement capillotractée –, il ne l’entendrait pas depuis sa chambre !
— Je disais… on se connaissait même pas y’a une semaine, Aedan et moi, insista-til malgré la lenteur de sa voix, dans un état presque second. C’est absurde de croire qu’il
se soit passé ce que tu penses…
Réalisant qu’il discutait de la nature de son intimité avec Aedan, alors que tout
son être se languissait de l’Ombre, Neil tenta de clore le débat. Il était judicieux de ne pas
raviver des souvenirs de sexe, quand sa libido s’agitait tel un animal enchainé,
s’acharnant avec fureur sur ses entraves.
— Pourquoi je t’en parle, d’abord ? C’est pas comme si ça te regardait !
Le sourire de Derreck se fit narquois. Le mystère s’épaississait, pour autant il
n’accordait aucun crédit au déni de Neil. Pour lui, le Venator en chef s’était tapé un
Z’alem noctus qui avait été élevé comme un humain. Aedan avait-il sauté sur l’occasion
d’en avoir un gratuit ? Il fallait dire que les faveurs sexuelles de ces individus étaient
chèrement monnayées…
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Réflexion – tome 1
Il lui vint soudain une idée curieuse. Et si le but du Venator avait été de révéler la
nature non-humaine de Neil ?
— Tu sais, s’il avait un doute sur ce que t’es, te baiser lui aura tout de suite donné
la réponse.
Aedan cilla. Ce gamin était bien présomptueux ! De quel droit se permettait-il de
discuter de sa vie sexuelle ?
Malgré sa gêne monumentale, Neil dut admettre que sa curiosité était stimulée.
— Comment ça ?
— Les Z’alem noctus sont souvent entretenus par leurs maitres pour les plaisirs
charnels. Parait que le sexe avec vous est juste… « waouh », fit Derreck en mimant un feu
d’artifice.
Eh bien, ne t’avise surtout pas de lorgner sur Neil ! pensa Aedan, tandis que Neil
restait sans voix.
— J’ai jamais testé, mais bon, tous ceux qui ont pratiqué sont unanimes. C’est une
source de discorde dans certains couples Elvus, quand ils décident de s’achet…
d’acquérir une servante.
Qu’il se soit repris sur le mot n’enleva rien à l’horreur de la situation. Neil fut
éjecté de son début de transe lunaire bizarroïde, douché par ce rappel. Les siens étaient
des esclaves sexuels.
Aedan s’était gardé de le lui dire. Les Z’alem noctus étaient vendus pour satisfaire
entre autres les envies libidineuses de leurs maîtres… Ce n’était même pas du
proxénétisme, déjà avilissant, c’était pire. Ils étaient des « objets » de luxure ; de
vulgaires sextoys. Imaginer sa mère dans cette configuration manqua de le rendre
dingue. Il ravala plusieurs haut-le-cœur. Plus que jamais, il devait la protéger. L’échec
n’était pas une option !
Fini de fanfaronner, de se laisser distraire par la lune, par Aedan, par son
shi’valem, ou par quoi que ce soit. Il était temps de revenir aux choses sérieuses.
Premièrement, redéfinir les termes de leur contrat.
— Tu veux savoir quoi, en réalité ? relança-t-il. Si je te dis tout ce qu’Aedan m’a
appris, tu dois me jurer de ne rien dire, ou rien faire qui puisse laisser entendre ou sousentendre aux Efraïm que je suis pas humain.
Aedan grogna. C’était quoi ce deal à la mords-moi-le-nœud ? Comment ces gamins
en étaient-ils arrivés à cette transaction ? Le comble était que les deux mioches n’en
mesuraient pas les conséquences. Apparemment, le fils de Shemar avait trouvé le moyen
de contourner la censure paternelle. Et comme par hasard, ça tombait sur son valem !
Certes, Neil n’avait plus à démontrer qu’il était un aimant à problèmes, mais il
était temps que sa loi de Murphy prenne des vacances ! Tel un ange de la mort, Aedan
prit son élan avant de se jeter du haut du toit. Il allait mettre fin à cette discussion.
Dans la chambre, Neil vivait un moment de solitude face au regard interdit de
Derreck. Le Thérianthrope exhala, tant la requête pêchait par son absurdité. C’était triste
et navrant de voir à quel point ce genre de naïveté était dangereux. Dans l’Outre-Monde,
ce que vous ignoriez finissait toujours par vous faire souffrir.
— Archer… En résistant à leur sin’ystr, leur chien…
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Réflexion – tome 1
— Je sais ce qu’est un sin’ystr.
— Visiblement non. Parce qu’en le battant à la course comme t’as fait, tu leur as
déjà prouvé que tu n’étais pas humain !
— Hein ?
En pleine chute, Aedan laissa échapper un juron coloré. Le Venator maudit les
Efraïm. Il les maudit si fort que ses ancêtres durent l’entendre.
— Comment crois-tu qu’ils ont su pour Inès ? révéla Derreck. Ils lui ont envoyé
leur sale « chien » pour la faire flipper et la torturer un peu au passage, mais elle les a
surpris en le mettant au pied. Cette fille, qui devenait de plus en plus timorée et soumise,
a mis leur monstre domestique au pas. Elle l’a changé en toutou obéissant. C’était juste…
inattendu. À part les Elvus…
— Seul les Magnus peuvent y parvenir, termina Neil, malgré la boule de terreur
logée dans sa gorge.
— Et avec Inès, disons qu’ils n’en étaient plus à leur coup d’essai.
Le couperet venait de tomber : c’était trop tard.
La boule dans la gorge de Neil alla se lover dans son estomac et il se sentit
soudain lourd. Lourd et faible. Le plan d’Aedan avait déjà été voué à l’échec avant sa
sortie de labo. Comment le Venator n’avait-il pas vu cela venir ?
En réalité, trop perturbé par le mystère que représentait Neil, Aedan avait passé à
la trappe ce détail ayant pourtant toute son importance. Plus rageant encore, ce n’était
pas faute d’y avoir pensé ! Or il avait fini par se dire qu’Apollon n’avait pas tant été
« battu » à la course, mais plutôt éconduit psychiquement. Raison pour laquelle il se
maudissait lui-même à présent.
Sa colère enfla tel un tsunami. Quiconque en serait le barrage était à plaindre.
Dans la chambrette, Derreck poursuivait ses terribles révélations. Qui aurait cru
qu’il suffisait d’interroger les Thérianthropes du lycée pour découvrir l’envers du
décor ? Un comble, quand on savait qu’Aedan n’avait pas soutiré grand-chose de son
confrère, Jelan. Le Negator était une véritable déception. Il n’était plus simplement à la
botte des rejetons de Thyron, il leur était totalement soumis.
De toute évidence, l’impunité ostentatoire des Elvus était une manière de mettre
aussi bien la population humaine que non-humaine au bâillon. À présent, il comprenait
l’attitude protectrice de la bande de Derreck envers Neil. Le quatuor croyait soustraire
une victime potentiellement Magnus-dormante au jeu sadique des Efraïm, avant que le
Centrium ne s’en mêle.
Derreck et ses amis avaient essayé d’épargner à Neil une fin tragique, quand lui,
Aedan, avait tenté de l’occire le jour même. Il avait été le couperet du Centrium.
— Pour tout te dire, Inès était bien plus qu’une surprise, disait Derreck. J’ai
comme l’impression que c’était une faille dans le système. En général, ils se doutent ou
savent déjà que leur « cible » a des gènes de Magnus. Mais pas avec elle. Ils l’avaient
vraiment prise pour une humaine sur qui assouvir leurs petits penchants sadiques. Je
crois que sa lignée métisse n’était pas répertoriée dans leur base de données.
Première nouvelle ! Et mauvaise nouvelle. En mettant en évidence cette faille, les
Efraïm avaient en quelque sorte doré leur blason malgré leurs actes blâmables. Pour le
11
Réflexion – tome 1
Centre de Commandement, cette découverte d’une lignée non répertoriée effacerait leur
ardoise sur le cas Inès.
— Mais le plus choquant, c’est qu’Inès possédait les aptitudes d’un Contractant,
vu la facilité avec laquelle elle a dompté leur monstre.
Neil branla du chef de manière mécanique, pour dire qu’il suivait toujours.
Derreck n’avait pas à lui expliquer ce terme, employé pour les puissants Magnus
capables de se lier à un familier. Donc cette fille aurait été balèze si elle avait survécu. Du
potentiel étouffé, gâché, piétiné… tué.
Il n’était plus qu’une pelote de dégoût. Les Elvus Efraïm étaient à vomir ! De fait,
le système entier refilait la gerbe, comme vint confirmer la suite.
— De ce que j’ai pu soutirer à Lyn, c’est ce qui a justifié qu’on l’élimine, au lieu de
l’exfiltrer de Magno’shabat. Ces connards l’ont enlevée juste avant que le Centrium ne
fasse une descente chez elle. On l’a jugée trop dangereuse entre leurs mains, on l’a
effacée.
Neil ne trouva pas le mot qui saurait décrire le tumulte de ses émotions. Derreck
en parlait avec la facilité de l’habitude. Ça faisait partie de son quotidien. Il en était
désolé, mais comme on le serait face à l’échec ou la pauvreté d’un parent éloigné. Sans
plus.
« Triste nouvelle, mais la vie continue ; et ne parlons plus de cette histoire ! »
Brusquement, Neil bondit sur ses jambes, alarmé.
— Faut que tu t’en ailles !
Derreck le dévisagea, perplexe. Neil tira sur son T-shirt sans se soucier de le
brusquer. Pouvait-il se montrer plus réactif, nom d’un chien ?!
— Il arrive. Il est très en colère. Ça-va-pas-bien-se-passer-pour-toi-s’il-te-trouveici ! chuchota-t-il à la vitesse de l’éclair.
Désormais sur le qui-vive, Derreck n’en resta pas moins déboussolé. Déjà, Neil le
poussait vers la porte de sa chambre.
— Mais qui, putain ? Qui arrive ?
Neil comprit sa bourde. Ce qui était évident pour lui, pour ses sens anormaux
décuplés par son shi’valem, ne l’était pas pour le Thérianthrope malgré la perception
inhumaine de ce dernier. Il choisit de rendre son propos plus percutant que rationnel :
— Le Téras Venator. (Le titre d’Aedan ferait plus réagir le garçon que son
prénom.) Fais-moi confiance quand je te dis qu’il vaut mieux pas que tu sois là à son
arrivée. On remet notre discussion à plus tard, promis ! ajouta-t-il pour le décider à
partir.
Jugeant que Neil ne surjouait pas, Derreck n’attendit pas son reste et s’éclipsa. Il
était téméraire mais pas con. En déployant ses sens, il détectait quelque chose de plutôt
sinistre à l’approche. Et si elle portait le nom de Téras Venator, se mettre en travers de
sa route alors qu’elle n’était que colère, était purement et simplement suicidaire. Tant
qu’il restait en vie, il aurait tout le loisir de demander à Neil par quelle magie s’y était-il
pris pour identifier la présence de l’Ombre.
La porte d’entrée de l’appartement se refermait tout juste sur le jeune
Thérianthrope, qu’une silhouette drapée de noir se juchait sur le rebord de la fenêtre de
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Réflexion – tome 1
la chambre de Neil. Elle portait un manteau étrange, cette silhouette. Un manteau
d’obscurité, comme fait de « brume de ténèbres ». Malgré l’éclairage artificiel, il était
difficile de discerner la matière du tissu, et encore moins celui qu’il dissimulait.
Cette apparition n’était clairement pas « naturelle » ! Au summum de sa frayeur,
Neil se plaqua contre sa porte, se demandant si son cœur tiendrait la cadence avec
toutes ces perturbations de son rythme sinusal. Le regard carmin de la créature furieuse
qui lui payait une visite nocturne se riva au sien.
Son palpitant, qui tambourinait déjà contre sa cage thoracique, fit un bond
éloquent lorsque, sans crier gare, un bruit d’explosion retentit. Le plafonnier de sa
chambre venait d’éclater en mille morceaux, les plongeant dans une pénombre de nuit
de pleine lune. À en juger par la rumeur qui s’éleva, toutes les ampoules allumées de
l’immeuble avaient subi le même sort.
Neil en mettrait sa main à couper, la surcharge électrique avait été provoquée par
le Venator. Il déglutit, avec une forte envie de pleurer. Qu’avait-il encore fait qui méritait
que l’Ombre se présentât à lui en mode berserk ? Il réalisait qu’il n’avait pas la moindre
idée du concentré de monstruosité qu’était cet être : Aedan Hélios.
Aedan toisa de manière oblique la petite créature aplatie contre le panneau de
bois. Pourquoi ne fuyait-elle pas ? Pourquoi lui faisait-elle face ? Pourquoi le défiait-elle ?
— J’ai enfin confirmation que ton courage n’est que de l’inconscience, marmonnat-il.
De toute façon, Neil ne pouvait pas bouger. Ses jambes refusaient de lui obéir. Et
c’était tant mieux. Ainsi, la porte de sa chambre ne serait pas le seul rempart entre
Aedan et sa mère. Il faudrait d’abord lui passer sur le corps. Non qu’il comptait faire le
poids, mais ses cris de douleur serviraient au moins d’alarme.
Il tendit l’oreille. La respiration lente et régulière de Sully indiquait qu’elle s’était
endormie. Elle était si profondément plongée dans son sommeil que l’explosion des
ampoules ne l’avait même pas troublée. Elle devait vraiment accumuler de la fatigue.
« Vous autres, les zalnochas, êtes presque aussi sourds que les taupes sont
aveugles », avait dit Trish, la caissière. Il y avait peut-être de ça...
— Qu’est-ce que tu veux, Aedan ? parvint-il à demander, malgré sa voix vacillante.
Bonne question. Que voulait-il ?
Seulement te protéger…
Mais cette réponse sonnerait creuse. Ce serait carrément un non-sens face à son
attitude menaçante. Il ne savait même pas pourquoi il se comportait comme un tel trou
du cul, aurait dit Waroc. Il avait ses émotions à fleur de peau depuis que L’laid exerçait
cette pression sur son mental.
L’astre lunaire était quasiment plein. Après demain ce serait la nouvelle lune.
Dans vingt-quatre heures, sa perturbation hormonale et mentale atteindrait son apex. Et
il était déjà dans un tel état lamentable. Il n’osait même pas imaginer comment se
déroulerait son dimanche.
C’est un peu facile de rejeter la faute de tes actes sur le dos de cette chose…
13
Réflexion – tome 1
Malheureusement, il ne voyait pas d’autre explication. Ça n’était pas lui, d’agir
aussi inconsidérément ! Tout ce qu’il savait, c’est qu’il avait frisé la folie furieuse en
comprenant dans quel pétrin se trouvait réellement Neil.
Pris en grippe par l’Alpha de la harde Freeman ; dans le collimateur des âmesdoubles Efraïm ; mais tout cela restait un euphémisme. Maintenant que les jumeaux
savaient que Neil n’était pas humain, le Centrium s’y intéresserait indubitablement.
Parce que quand Aedan intimerait aux gosses de Thyron de ne pas toucher au garçon, ils
se rebifferaient de façon totalement prévisible, et pour contourner son autorité, ils en
parleraient au Centre de Commandement.
À défaut de martyriser Neil, Thaïs et Phyllis passeraient leur frustration en le
contrariant, lui. Ils se réjouiraient de le voir pieds et poings liés une fois que le Centrium
aurait créé un dossier au nom de Neil Murphy. Le Venator n’avait plus d’autre choix que
de les faire chanter pour qu’ils tiennent leur langue, conscient que la menace frontale
serait inefficace.
Ces imbéciles d’Elvus bénéficiaient de l’immunité de leur noblesse. Aussi Aedan
se servirait de leurs infractions à la Charte de Protection des Humains, pour qu’ils se
tiennent à carreau le temps qu’il y voie plus clair.
L’une des directives de cette charte stipulait que les Magnus-dormants étaient à
considérer comme des humains, jusqu’à preuve du contraire. Ils bénéficiaient de facto
du même traitement.
Thaïs, Phyllis et Eliam n’avaient pas saisi que leurs brimades activaient la levée
de dormance de l’ADN Magnus. C’était parce qu’ils avaient tellement « bien » bizuté cette
malheureuse Inès qu’elle avait été si puissante dès ses premières heures d’éveil. Il
s’agissait d’une réaction instinctive de survie. Plus le choc déclencheur était grand, plus
le Flux était maximal d’entrée de jeu.
Mais Aedan était plus enclin à croire que ces imbéciles l’avaient fait à dessein.
Que les Efraïm ne soient pas à leur coup d’essai, impliquait qu’ils avaient sciemment
brimé des Magnus-dormants afin de forcer leur transition. Le but était certainement de
les éliminer une fois leurs pouvoirs éveillés, sur la base de la menace internationale
qu’ils représentaient une fois éveillés.
Conclusion : le nouveau jeu de ces ados elviques trop vieux à l’échelle humaine
était de se faire un trip de chasse au Magnus pour tromper la morosité de leur quotidien.
N’ayant pas l’autorisation d’aller à la traque, car encore mineurs, ils « créaient » leur
propres proies. Et leur prochaine cible était Neil Archer Murphy. Son valem.
Effectivement, ce constat remplissait toutes les conditions pour rendre Aedan fou.
Fou de rage. Personne ne toucherait à Neil.
— Tu es à moi ! gronda-t-il, comme pour dire au monde sa revendication.
Malgré sa peur viscérale, ou peut-être à cause d’elle, le sang de Neil ne fit qu’un
tour. Plus ça allait, plus il intégrait que sa frayeur était intimement liée à cette chose, cet
« être », dont il ne soupçonnait même pas l’existence, tapi dans ses entrailles. À chaque
fois qu’il avait eu des fulgurances de colère, ç’avait été alimenté par sa peur.
— Ne me chosifie pas !
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Réflexion – tome 1
Le plus fascinant fut de transmettre toute son ire dans son murmure. Le repos de
sa mère ne devait en aucun cas être perturbé. Neil serra les poings, se décolla de la porte,
et marcha droit sur Aedan. Tout à son indignation, il en oublia le sol jonché de tessons
brûlants. Ceux-ci, étrangers à la magnanimité, n’épargnèrent pas son pied.
Il siffla de douleur. Ça lui apprendrait à ne pas mettre de chaussons ! Il n’y était
pas allé de main morte. Ou devait-il dire de « pied mort » ? Note à la Meute des Nœuds :
marteler le sol de ses pas, quand y traînaient des bris de verre, n’était pas une bonne
idée. Même sous l’emprise de la colère.
Sa meute neuronale renvoya la faute à Jason. C’était ce dernier qui détenait les
clés de son outrage ! Il se souvint alors qu’il était ulcéré, indigné, révolté, bref, vénère
que l’Ombre persiste dans son discours le réduisant au rang de propriété physique. Il
croyait pourtant avoir été clair.
— Je ne suis pas ta propriété, Aedan ! revint-il au bellâtre.
Mais sa conviction s’était émoussée à cause de la douleur lancinante à son pied.
Se blesser avec du verre était une chose, mais quand ce verre venait d’une ampoule
chaude, c’était autre chose ! C’était douloureux, putain ! Il en avait royalement marre de
collectionner les coupures. En plus, la plante du pied était l’un des pires endroits pour
une blessure. Le sol poisseux lui annonça que ça pissait le sang.
Fais chier !
— Tu ne l’es pas…, commença Aedan, complètement déstabilisé par le bouquet
d’émotions qui lui parvenait à travers le tatouage runique.
Il semblait qu’au plus fort de L’laid, le wifi entre les shi’valem était de très haut
débit. Mais alors… pourquoi Neil mésinterprétait-il ses propos ? Ne percevait-il pas, à
travers leur lien, la véritable nature de ses sentiments ?
Parce que tu as des « sentiments » pour lui ?
Pas dans ce sens, merde à la fin ! Mais là n’était point le sujet. Le gamin souffrait.
— Laisse-moi regarder.
Neil le repoussa, hérissé.
— La faute à qui ? Qui a eu la brillante idée de faire péter les ampoules ?
De son humble avis, le côté lunatique de l’Ombre survolait des cimes encore
jamais atteintes. L’instant d’avant il avait un démon en face de lui, et il suffisait d’un
battement de cil pour le voir soudain préoccupé par sa condition de gourde un peu
cabossée, ayant une fuite d’hémoglobine.
— Je suis nyctalope, Neil, grogna Aedan.
— Ça me fait une belle jambe ! s’agaça-t-il.
Et vu l’état de sa fameuse jambe, c’était un pieu mensonge. En revanche, la bonne
nouvelle était que lui aussi, par un fait très étrange de sa rétine, parvenait à voir dans le
noir. Chouette ! Et une autre bizarrerie à ajouter au tableau ; une !
Pour autant, cela ne lui permit pas de voir Aedan venir. Avec une vélocité toute
inhumaine, sans doute « ombresque », le Venator le saisit par la taille et l’arracha du sol.
Neil glapit, puis referma la bouche, se souvenant qu’un autre habitant se trouvait dans
l’appartement.
— Pose-moi !
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Réflexion – tome 1
— Arrête de me combattre ! s’impatienta Aedan en lui emprisonnant les poignets.
Je ne suis pas ton ennemi !
Il le savait bien… Il essayait d’y croire, mais Neil n’arrivait pas – n’arrivait plus – à
accorder sa confiance au jeune homme.
Chien du Centrium.
Il avait beau tenter de voir les choses autrement, il restait convaincu que c’était
de la faute de ce fichu Centrium si Inès avait trouvé la mort. Il ne la connaissait pas, cette
pauvre fille, mais il se sentait proche d’elle pour avoir failli partager la même fin.
Comme lui, elle ne devait pas avoir 20 ans. Et il était fort possible qu’elle n’ait
même pas compris pourquoi le sort s’était acharné sur elle, jusqu’au tombé de rideau
final. Il n’était pas dit que quelqu’un lui avait expliqué ses origines, ni le pourquoi de son
funeste destin.
Toutes les cellules de Neil se rebiffaient à l’idée d’appartenir, d’être associé de
près ou de loin, à un tel monde. Et dans sa chambre, Aedan était la personnification de
« ce monde ». Alors non, il n’appartiendrait pas à Aedan. Jamais ! Peu importait la
connotation que pouvait prendre cette expression.
— Pourquoi es-tu si en colère ? murmura Aedan à son oreille.
L’Ombre était largué. Pour changer, tiens ! Le garçon était tendu comme un arc,
muscles bandés, comme s’il refusait de se laisser apprivoiser. De se soumettre. Or à cet
instant, Aedan ne voulait que son bien.
Certes, il avait fait une entrée fracassante et lamentable, mais sa colère n’était pas
dirigée contre Neil. Il s’en voulait. Il en voulait aux Efraïm et au Centrium. Il en voulait au
système. Et il n’avait jamais autant remis en cause les bases de la société qui l’avait
façonné jusqu’ici. Mais en aucun cas, il n’était fâché contre son valem. Cet état de fait le
terrifiait, pour être honnête.
— Je ne suis pas à toi, martela faiblement Neil.
— C’est ce qui te met autant en rogne ? s’étonna-t-il.
Il les obligea à s’asseoir dans le lit, Neil toujours prisonnier de ses bras, dos collé à
son buste. Il avait l’étrange sentiment que le garçon se sauverait loin, très loin de lui, s’il
le libérait. Il plissa soudain du nez, agacé par une nouveauté dans le paysage olfactif du
jeune homme. Une odeur de Thérianthrope.
Sans explication, Neil se vit retirer le large T-shirt dans lequel il se noyait. Le
vêtement de Derreck finit en boule dans un coin de sa chambre. Aedan s’en était
débarrassé avec une certaine hargne.
Neil ne sut s’il devait en rire ou s’en lamenter. Était-ce à mettre sur le compte de
la possessivité ou de la stupidité ? Sûrement des deux.
— Je ne… voulais pas te chosifier, reprit Aedan après une légère hésitation. Une
objectification de ta personne ne figure pas dans mes intentions, dit-il en choisissant ses
mots avec soin. Tu le sens pourtant à mes émotions, non ? Ou est-ce qu’il y a une panne
de courant ?
— Très drôle, maugréa Neil.
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Réflexion – tome 1
En effet, ça ne sentait pas le mensonge. Ç’aurait été encore mieux si l’odeur de la
sincérité figurait carrément dans sa banque olfactive. Mais pour une raison qui lui
échappait toujours, il ne sentait que les remugles des émotions négatives.
Le cheminement de ses pensées ne fit que mettre en évidence à quel point il
n’était plus humain. Le pire, c’est qu’il commençait à s’en accommoder. D’ailleurs, c’est à
peine s’il fut surpris lorsqu’Aedan dégrafa son étrange manteau, et retira dans la foulée
son sweet-shirt et son débardeur. Il avait compris que le transfert de régénération se
faisait peau contre peau. Et apparemment, plus grande était la surface de contact, plus
vite cela s’opérait.
L’impression de n’être qu’une pelote de douleur tua sa timidité. Il voulait se sentir
mieux. Aussi retira-t-il son débardeur sans trop éprouver de gêne, et se laissa aller
contre le buste aux muscles si fermes qu’ils en étaient quasiment individualisés.
Tu m’étonnes que les nanas de sa race lui courent après ! Avec un tel physique,
forcément qu’il ferait fantasmer !
Ravalant un grommellement, Neil se laissa aller à savourer la douce chaleur qui
irradia bientôt dans tout son corps, avant de se concentrer sur les endroits « abîmés ».
Ce pouvoir était merveilleux. Ça accomplissait des miracles. Il eut subitement le
sentiment de se coltiner un méga conflit intérieur, vu qu’il rejetait en bloc la légitimité de
l’Outre-Monde tout en jouissant de ses avantages.
Pour éviter d’être trop écartelé, il lui faudrait fixer les limites du tolérable et de
l’acceptable, de l’inadmissible et de l’impardonnable… Bref, il devait dire ses positions
très clairement, afin que l’autre parti sache à quoi s’en tenir. Il débuterait bien entendu
avec Aedan, puis il prêcherait son discours à tous les autres s’il le fallait, sans distinction
de race et de putain de génome !
Tant pis s’il était naïf ou luttait contre des moulins à vents. Il était temps, pour
une fois dans sa vie, qu’il défende ses propres valeurs et ses convictions. Et charité bien
ordonné commençant par soi, il traiterait en premier lieu le cas Z’alem noctus. Le
dossier Magnus serait le prochain.
Non qu’il comptait révolutionner quoi que ce soit. Il n’était pas naïf à ce point.
Mais un homme avait dit que le simple fait de prôner la vérité était un acte
révolutionnaire dans une ère de tromperie universelle. Si personne ne voulait voir
l’ignominie du système de l’Outre-Monde, lui n’enjoliverait pas les choses sous le
prétexte du politiquement correct.
— Je comprends pas qu’un être vivant « pensant et rationnel » puisse appartenir,
comme un objet, à un autre. Posséder un animal est entré dans les mœurs depuis la nuit
des temps parce que ces derniers n’ont jamais été considérés comme les égaux de leurs
possesseurs. Et y’a eu moultes raisons logiques ou peu importe, pour justifier la
domestication animale. Mais j’en vois aucune qui implique que je doive t’appartenir.
Enfin, excepté une seule.
Il se tourna tant bien que mal vers Aedan qui, étonnamment, l’avait écouté avec
attention.
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Réflexion – tome 1
Neil employait à nouveau ce style de langage quasi soutenu qui n’avait de cesse
de troubler l’Ombre, lui donnant l’impression que l’accent campagnard du garçon n’était
qu’un simulacre d’identité. Un simulacre sacrément réaliste.
— Tu ne me considères pas comme ton égal.
Aedan marqua un mouvement de recul.
— Tu ne l’es certainement pas !
Ce microbe voulait être l’égal du Venator en chef… Ridicule ! Toutefois, il eut un
doute quant à la nature ambitieuse de ce vœu. Neil ne savait juste pas de quoi il parlait. Il
était temps de lui inculquer les bases de la pyramide sociale de l’Outre-Monde. Il n’avait
que trop tardé. La sécurité de son valem, sa survie surtout, en dépendait.
— C’est bien ce que je disais ! gigota Neil.
Le voyant s’agiter de plus en plus, Aedan capitula et desserra son entrave. Neil se
dégagea vivement, et s’éloigna de lui, sans quitter le lit cependant. La colère avait à
nouveau élu domicile sur ses traits, tandis qu’il remettait son débardeur en quelques
gestes rageurs. De façon péremptoire, le garçon désigna la fenêtre.
— Dehors !
La semonce fut si inattendue qu’Aedan en perdit son latin durant deux secondes.
— Sors de chez moi. Je veux pas d’un mec qui me considère pas comme une entité
pensante et égale, à part entière.
— Neil… attends, tu m’as mal compris.
— Rien à foutre. Tu dégages !
Cette fois, il avait haussé le ton, oublieux de rester discret.
Aedan se massa une tempe en grognant. Quelque chose n’allait pas. Il se sentait
tout groggy, et la voix de Neil lui refilait des maux de têtes, à la manière d’une gueule de
bois.
— Baisse d’un ton, microbe, se plaignit-il, la bouche soudain pâteuse.
Mais qu’est-ce qu’il lui arrivait à la fin ?! Pourquoi se sentait-il aussi asthénié,
drainé ? Neil resta sourd à son malaise.
— Va-t’en d’ici, je te dis ! De toute façon, tu peux pas rester. Y’a ma daronne dans
sa chambre.
Aedan renifla. Croyait-il vraiment qu’il ne le savait pas ? Premièrement, il ne
comptait pas être mis à la porte comme un malpropre. Deuxièmement… il lui fallait faire
un somme, et les cuisses de Neil feraient un bel oreiller. Il ne réalisa même pas qu’il
mettait à exécution cette seconde résolution, en s’évanouissant.
La vibration permanente du shi’valem de Neil cessa brusquement. Il eut la
désagréable sensation d’avoir « perdu le son », comme si un film particulièrement
intéressant était subitement devenu muet. Il n’avait plus que les images sans les
dialogues.
Il paniqua.
— Aedan… ? Hé… À quoi tu joues ? chuchota-t-il en le secouant.
L’Ombre ne broncha pas. C’est à peine s’il parvint à le déloger de ses cuisses. Le
Venator faisait son poids. Il dut se rendre à l’évidence : Aedan ne s’était pas endormi,
mais avait perdu connaissance sans aucun signe annonciateur.
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Réflexion – tome 1
Il aurait été plus attentif, il aurait sans doute décelé une anomalie. Mais sa propre
ire l’avait fermé aux émotions de l’autre. Il se sentit mal. À son angoisse, s’ajouta sa
culpabilité. Chez Shemar, Aedan avait mentionné une journée « mouvementée ». Il ne
devait certainement pas faire allusion à leur viré de shopping.
Merde. Qu’est-ce qui clochait chez Aedan ? Il se surprit à prier que cet état ne soit
pas permanent. Le jeune homme respirait toujours. Son cœur battait à une vitesse folle,
sans toutefois atteindre un rythme critique de tachycardie. Il ne semblait pas non plus
montrer de signe de souffrance. Sa régénération rapide excluait tout traumatisme
physique dans les causes de cet évanouissement.
Suite à ce bilan approximatif, Neil se passa une main nerveuse dans les cheveux,
complètement désemparé. Putain, il n’avait aucune notion de secourisme Ombre ! Il ne
pouvait compter que sur ce qui lui restait d’un petit stage de 12 heures à la caserne des
pompiers, l’année dernière, et sur les conseils que ne manquait pas de lui glisser de
temps à autre son infirmière de mère.
Il lutta donc avec la masse de muscles quasi inerte d’Aedan pour le retourner sur
le ventre, et le mettre en position latérale de sécurité. Cette bataille-là remportée, il dût
affronter un autre problème. Avec sa grande taille et son gabarit imposant, le Venator
occupait tout son lit. Il avait irrémédiablement perdu tout droit de revendiquer sa
couche.
Mais ce n’était pas cela le plus gros de ses soucis. La porte de sa chambre n’avait
qu’une poignée sans serrure. À tout moment, quelqu’un pourrait y faire irruption et ce
serait l’hécatombe.
Prenant soin de bien regarder où il mettait les pieds, cette fois, il évita les tessons
qui brillaient à la lueur de la lune, et alla caller la porte avec sa chaise de bureau. Voilà
qu’il se barricadait dans sa propre chambre à présent !
Dernièrement, sa vie avait pris une tournure très tragicomique. Et encore, il
n’était pas certain d’en apprécier le comique, le scénariste de son existence ayant une
préférence pour le tragique. En cet instant, Neil s’apprêtait à vivre sa nuit la plus longue.
Les entrailles nouées, il allait devoir veiller sur l’étrange sommeil de son valem.
*o*o*
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