Séquence 5 Manon Lescaut textes

Transcription

Séquence 5 Manon Lescaut textes
Le personnage de roman, du XVII° siècle à nos jours
Séquence 5 Manon Lescaut Prévost (1731)
édition GF Flammarion
Problématique Quelles sont les ambiguïtés du personnage de Manon ?
Lectures analytiques (exposé)
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Textes
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Lectures cursives (entretien)
Texte 1 p57 “J’avais marqué le
• La courtisane. Groupement de textes
temps…” p59 “tous ses malheurs et Manon Lescaut (p83-84)
les miens”
La dame aux camélias Alexandre Dumas fils (1848)
Nana Emile Zola (1880)
Texte 2 p67 “je me remplis…” p68
• L’intertexte racinien
“...sans répondre”
Iphigénie Racine (1674)
Phèdre Racine (1677)
Texte 3 p155 “ Nous vîmes
paraître…” p.156 “à son argent”
• Le libertinage. Groupement de textes
Dom Juan (I,2) Molière
Texte 4 p214 « Pardonnez » p216
Les liaisons dangereuses (lettre IV) Laclos
« toucher »
La Nuit et le Moment Crébillon fils
Manon Lescaut (p118-120)
Lecture cursive intégrale au choix : au moins un roman dans la liste ci-dessous
Les classiques
Moyen Age
Anonyme La chanson de Roland XIIème siècle
BEROUL Tristan et Iseut XIIème siècle
XVIIème siècle
LA FAYETTE La Princesse de Clèves 1678
XVIIIème siècle
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE Paul et Virginie 1789
DIDEROT La religieuse 1796
LACLOS Les liaisons dangereuses 1782
MARIVAUX La vie de Marianne 1731-42
XIXème siècle
BALZAC Le père Goriot 1835 La peau de chagrin 1831
FLAUBERT Madame Bovary 1857
MAUPASSANT Bel-Ami 1885
STENDHAL Le Rouge et le Noir 1830
ZOLA Germinal 1885, Nana 1880, L'Oeuvre 1886
Histoire
des Arts
Synthèses et
pistes de
réflexion
XXème siècle
CAMUS L'Etranger 1942, La peste 1947
CELINE Voyage au bout de la nuit 1932
GIONO Le hussard sur le toit 1951
QUENEAU Zazie dans le métro 1959
RADIGUET Le diable au corps 1923
ROBBE-GRILLET Les Gommes 1953
Romans plus contemporains
DUBOIS J-P Le cas Sneidjer 2012
GERMAIN S. Hors Champ 2009
GROSSMAN Une femme fuyant l'annonce 2012
LE CLEZIO Poisson d'Or 1999
MARTINEZ Carole Du domaine des murmures 2013 Le Coeur cousu 2009
MABANCKOU Black Bazar 2010
MURAKAMI H. La fin des temps 2004
OSTUKA J. Certaines n'avaient jamais vu la mer 2013
PENNAC D. Au bonheur des ogres 1997
SMITH Z Sourires de loup 2003
TUILL K. L'invention de nos vies 2014
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La courtisane : Olympia, Manet (1863), son modèle la Vénus d’Urbin Titien (1538)
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La postérité du personnage de Manon : extrait de « Namouna » poème de Musset 1835
Manon (III,7) opéra de Jules Massenet (1884), Manon, chanson de Serge Gainsbourg (1969)
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Manon Lescaut, une tragédie ?
Manon Lescaut, un roman libertin ?
Des Grieux, Manon : des anti-héros
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Activités
Réaliser un abécédaire illustré présentant le personnage principal du roman choisi : à chaque lettre de
personnelles l'alphabet correspond une caractéristique du personnage.
Texte 1 Manon Lescaut Prévost
Première partie (p57-p59)
J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !
j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette
ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et
nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la
5 curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui
s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de
conducteur, s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi,
qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, disje, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup
10 jusqu'au transport. J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin
d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût
encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce qui
l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit ingénument
qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si éclairé, depuis
15 un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes
désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus
expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son
penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens.
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Texte 2 Manon Lescaut – Prévost
Première partie (p67-68)
Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je
retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien.
J’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme
certaines ; je me retins, dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir en m’apprenant
tout ce qui s’était passé. On nous servit à souper. Je me mis à table d’un air fort gai ; mais à la lumière de
la chandelle, qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de
ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi
d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la
compassion, quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la
même attention ; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par
mes regards. Nous ne pensions ni à parler ni à manger. Enfin je vis tomber des larmes de ses beaux
yeux : perfides larmes ! « Ah Dieux ! m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon : vous êtes affligée
jusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines ! » Elle ne me répondit que par
quelques soupirs, qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant ; je la conjurai avec tous
les empressements de l’amour de me découvrir le sujet de ses pleurs ; j’en versai moi-même en
essuyant les siens ; j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma
douleur et de ma crainte. Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de
plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un
baiser ; et, s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur
elle. Je me figurais qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient
frappé. J’allai leur ouvrir moi-même. À peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes que
je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence ; mais deux d’entre eux
m’ayant pris par le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau, qui était le seul fer
que j’eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de
respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon père, et que mon frère aîné
m’attendait en bas dans un carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans
répondre.
Texte 3 Manon Lescaut Prévost
Seconde partie (p155-156)
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Nous vîmes paraître son carrosse vers les onze heures. Il nous fit des compliments fort
recherchés sur la liberté qu’il prenait de venir dîner avec nous. Il ne fut pas surpris de trouver M.
de T***, qui lui avait promis la veille de s’y rendre aussi, et qui avait feint quelques affaires pour
se dispenser de venir dans la même voiture. Quoiqu’il n’y eût pas un seul de nous qui ne portât
la trahison dans le cœur, nous nous mîmes à table avec un air de confiance et d’amitié.
G*** M*** trouva aisément l’occasion de déclarer ses sentiments à Manon. Je ne dus pas lui
paraître gênant ; car je m’absentai exprès pendant quelques minutes. Je m’aperçus à mon retour
qu’on ne l’avait pas désespéré par un excès de rigueur. Il était de la meilleure humeur du monde ;
j’affectai de le paraître aussi ; il riait intérieurement de ma simplicité, et moi de la sienne.
Pendant tout l’après-midi, nous fûmes l’un pour l’autre une scène fort agréable. Je lui ménageai
encore, avant son départ, un moment d’entretien particulier avec Manon ; de sorte qu’il eut lieu
de s’applaudir de ma complaisance autant que de la bonne chère.
Aussitôt qu’il fut monté en carrosse avec M. de T***, Manon accourut à moi, les bras ouverts,
et m’embrassa en éclatant de rire. Elle me répéta ses discours et ses propositions, sans y changer
un mot. Ils se réduisaient à ceci : il l’adorait ; il voulait partager avec elle quarante mille livres de
rente dont il jouissait déjà, sans compter ce qu’il attendait après la mort de son père. Elle allait
être maîtresse de son cœur et de sa fortune ; et, pour gage de ses bienfaits, il était prêt à lui
donner un carrosse, un hôtel meublé, une femme de chambre, trois laquais et un cuisinier.
« Voilà un fils, dis-je à Manon, bien autrement généreux que son père. Parlons de bonne foi,
ajoutai-je ; cette offre ne vous tente-t-elle point ?
— Moi ? répondit-elle, en ajustant à sa pensée deux vers de Racine,
Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie ?
Moi ! je pourrais souffrir un visage odieux
Qui rappelle toujours l’Hôpital à mes yeux ?
— Non, repris-je, en continuant la parodie ;
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J’aurais peine à penser que l’Hôpital, Madame,
Fût un trait dont l’Amour l’eût gravé dans votre âme.
Mais c’en est un bien séduisant qu’un hôtel meublé, avec une femme de chambre, un
cuisinier, un carrosse et trois laquais ; et l’amour en a peu d’aussi forts. »
Elle me protesta que son cœur était à moi pour toujours, et qu’il ne recevrait jamais d’autres
traits que les miens. « Les promesses qu’il m’a faites, me dit-elle, sont un aiguillon de vengeance
plutôt qu’un trait d’amour. » Je lui demandai si elle était dans le dessein d’accepter l’hôtel et le
carrosse. Elle me répondit qu’elle n’en voulait qu’à son argent.
Texte 4 Manon Lescaut Prévost
Seconde partie (p214-216)
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Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais
d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire,
mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je
n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du
jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour
les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une
voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage
ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses
soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle
continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point
de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis
; je reçus d'elle des marques d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de
vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il
a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener
jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère
Manon. Mon dessein était d’y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son
corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de
l’enterrer et d’attendre la mort sur sa fosse. J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le
jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus
obligé de recourir aux liqueurs que j’avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu’il en fallait
pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre, dans le lieu où je me
trouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m’en servir à creuser, mais
j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole de mon cœur après
avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher
LECTURES CURSIVES
LA COURTISANE
Texte 1 Manon Lescaut (première partie p83-84 )
A. F. Prévost 1731
Où trouver un barbare qu’un repentir si vif et si tendre n’eût pas touché ? Pour moi, je sentis dans ce
moment que j’aurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel
nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu’il fallait sur-le-champ
sortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés
sans réplique. Elle entra dans son carrosse pour aller m’attendre au coin de la rue. Je m’échappai un
moment après sans être aperçu du portier. Je montai avec elle. Nous passâmes à la friperie : je repris
les galons et l’épée. Manon fournit aux frais ; car j’étais sans un sou, et, dans la crainte que je ne
trouvasse de l’obstacle à ma sortie de Saint-Sulpice, elle n’avait pas voulu que je retournasse un
moment à ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor d’ailleurs était médiocre, et elle assez
riche des libéralités de B***pour mépriser ce qu’elle me faisait abandonner. Nous conférâmes chez le
fripier même sur le parti que nous allions prendre.
Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu’elle me faisait de B***, elle résolut de ne pas garder avec
lui le moindre ménagement. « Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui ; mais
j’emporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs que j’ai tirés de lui depuis
deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle : ainsi nous pouvons demeurer sans
crainte à Paris, en prenant une maison commode où nous vivrons heureusement. »
Texte 2 La Dame aux camélias (chapitre XII)
AlexandreDumas fils ( 1848)
La Dame aux camélias raconte l’amour d'un jeune bourgeois, Armand Duval, pour
une courtisane, Marguerite Gautier, atteinte de tuberculose. Devenu l'amant de Marguerite, Armand
obtient d'elle qu'elle renonce à sa vie tapageuse pour se retirer avec lui à la campagne, non loin
de Paris. Mais la liaison est menacée par le père d’Armand.
Être aimé d’une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet étrange mystère de l’amour, certes,
c’est une grande félicité, mais c’est la chose du monde la plus simple. [...]
Mais être réellement aimé d’une courtisane, c’est une victoire bien autrement difficile. Chez
elles, le corps a usé l’âme, les sens ont brûlé le cœur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots
qu’on leur dit, elles les savent depuis longtemps, les moyens que l’on emploie, elles les connaissent,
l’amour même qu’elles inspirent, elles l’ont vendu. Elles aiment par métier et non par entraînement.
Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu’une vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles
inventé le mot caprice pour ces amours sans trafic qu’elles se donnent de temps en temps comme
repos, comme excuse, ou comme consolation ; semblables à ces usuriers qui rançonnent mille
individus, et qui croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque pauvre diable qui meurt
de faim, sans exiger d’intérêt et sans lui demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet l’amour à une courtisane, cet amour, qui semble d’abord un pardon, devient
presque toujours pour elle un châtiment. Il n’y a pas d’absolution sans pénitence. Quand une créature,
qui a tout son passé à se reprocher, se sent tout à coup prise d’un amour profond, sincère, irrésistible,
dont elle ne se fût jamais crue capable; quand elle a avoué cet amour, comme l’homme aimé ainsi la
domine ! Comme il se sent fort avec ce droit cruel de lui dire : « Vous ne faites pas plus pour de l’amour
que vous n’avez fait pour de l’argent. »
Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant, raconte la fable, après s’être longtemps amusé
dans un champ à crier : « Au secours ! » pour déranger des travailleurs, fut dévoré un beau jour par un
ours, sans que ceux qu’il avait trompés si souvent crussent cette fois aux cris réels qu’il poussait. Il en
est de même de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles ont menti tant de fois
qu’on ne veut plus les croire, et elles sont, au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.
De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont quelques-unes ont donné l’exemple.
Mais quand l’homme qui inspire cet amour rédempteur a l’âme assez généreuse pour l’accepter
sans se souvenir du passé, quand il s’y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé, cet homme
épuise d’un coup toutes les émotions terrestres, et après cet amour son cœur sera fermé à tout autre.
Texte 3 Nana (chapitre X)
Emile Zola (1880)
L'ascension de Nana, fille de Gervaise et de Coupeau,, commence avec un rôle de Vénus qu’elle
interprète dans un théâtre parisien : elle ne sait ni parler ni chanter, mais son déhanchement affole tous
les hommes, qui rêvent de la posséder. C’est le cas notamment de Muffat, haut dignitaire de l’Empire,
pourtant homme chaste et d’une grande piété, que Nana ruine et humilie tout au long du roman.
Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l’ordure des mâles, marquise des
hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie,
dans le plein jour des folies de l’argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite
parmi les plus chères. Ses photographies s’étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand
elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l’émotion d’un
peuple saluant sa souveraine ; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait
d’un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge
peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu’elle
voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C’étaient des
souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d’élégance, une distinction
nerveuse de chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en
maîtresse toute-puissante. Elle donnait le ton, de grandes dames l’imitaient.
L’hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l’encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de
luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune
peintre, grisé d’un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de
style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités
modernes dans un cadre d’une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l’hôtel tout
meublé, empli d’un monde de bibelots, de fort belles tentures d’Orient, de vieilles crédences, de
grands fauteuils Louis XIII ; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d’un choix
très fin, dans le tohu-bohu des époques.
HISTOIRE DES ARTS
- Olympia, Edouard Manet (1863)
- Vénus d'Urbin, Titien (1538)
LECTURES CURSIVES
L'INTERTEXTE RACINIEN
Iphigénie Racine (1674)
(II,5 v.670-684)
En arrivant au camp militaire des Grecs, Iphigénie apprend que son mariage avec Achille est repoussé. Humiliée, elle se
trouve face à Eriphile, femme capturée par Achille, qui a justement avoué son amour pour le guerrier à sa servante.
IPHIGÉNIE
Un moment quelquefois éclaircit plus d'un doute.
Mais, Madame, je vois que c'est trop vous presser ;
Je vois ce que jamais je n'ai voulu penser :
Achille... Vous brûlez que je ne sois partie.
ERIPHILE
Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ?
Moi, j'aimerais, Madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux ?
Qui, la flamme à la main et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos...
IPHIGÉNIE
Oui, vous l'aimez, perfide !
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme,
Et loin d'en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m'en entretenir.
Phèdre Racine (1677)
(II,5 v671-711)
Phèdre aime Hippolyte, le fils de son époux Thésée. Elle cherche à dissimuler cette passion interdite, mais finit
par se trahir, et avouer son amour à Hippolyte.
PHÈDRE
Ah ! cruel, tu m'as trop entendue.
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon
flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire; cruelle
De séduire le coeur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé.
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je viens de te faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d'un coeur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon coeur. C'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.
LECTURES CURSIVES
LE LIBERTINAGE
Texte 1 Dom Juan (Acte I, scène 2)
Molière (1665)
Dom Juan a de nouveau séduit et abandonné une jeune femme. Voici ce qu'il répond à son valet
Sgnarelle qui lui reproche sa conduite.
DOM JUAN. –Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on
renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de
vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une
passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper
les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont
droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux
autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit
partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne.
J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice
aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les
hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon
coeur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais
dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes
inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur
extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les
petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs,
l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les
petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et
la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une
fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous
nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient
réveiller nos désirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d’une conquête à faire.
Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur
ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne
peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de
mes désirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais
qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
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Texte 2 La Nuit et le Moment (édition GF p48-49)
Crébillon fils (1755)
La Nuit et le Moment est un dialogue. Clitandre, libertin, s'est introduit dans la chambre de Cidalise
pour la séduire. Il lui explique pourquoi il a eu une liaison avec une femme qu'il n'aimait pas.
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CLITANDRE - [...] Jamais les femmes n’ont mis moins de grimaces dans la société ; jamais l’on
n’a moins affecté la vertu. On se plaît, on se prend. S'ennuie-t-on l’un avec l’autre ? on se
quitte avec tout aussi peu de cérémonie que l’on s’est pris. Revient-on à se plaire ? on se
reprend avec autant de vivacité que si c’était la première fois qu’on s’engageât ensemble. On
se quitte encore, et jamais on ne se brouille. Il est vrai que l’amour n’est entré pour rien dans
tout cela ; mais l’amour, qu’était-il, qu’un désir que l’on se plaisait à s’exagérer, un
mouvement des sens, dont il avait plu à la vanité des hommes de faire une vertu ? On sait
aujourd’hui que le goût seul existe ; et si l’on se dit encore qu’on s’aime, c’est bien moins
parce qu’on le croit, que parce que c’est une façon plus polie de se demander
10 réciproquement ce dont on sent qu’on a besoin. Comme on s’est pris sans s’aimer, on se
sépare sans se haïr, et l’on retire du moins, du faible goût que l’on s’est mutuellement
inspiré, l’avantage d’être toujours prêts à s’obliger. L’inconstance imprévue d’un amant
accable-t-elle une femme ? à peine lui laisse-t-on le temps de la sentir. Des raisons
de bienséance ou d’intérêt ne lui permettent-elles pas de quitter un amant ennuyeux, ou qui
15 a cessé de paraître aimable ? tous ses amis se relayent pour l’étourdir sur le malheur de sa
situation. Lui prend-t-il un caprice, dans la minute il est satisfait. Sommes-nous dans tous les
cas dont je viens de faire l’énumération, nous trouvons les mêmes ressources dans la
reconnaissance des femmes avec qui nous avons un peu intimement vécu ; et je crois, à tout
prendre, qu’il y a bien de la sagesse à sacrifier à tant de plaisirs quelques vieux préjugés qui
rapportent assez peu d’estime, et beaucoup d’ennui à ceux qui en font encore la règle de
leur conduite.
Texte 3 Les Liaisons Dangereuses (Première Partie)
Chloderlos de Laclos (1782)
Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire qui comprend la correspondance entre deux amis
libertins, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Pour se venger de son amant Gercourt, la
Marquise ordonne à Valmont de séduire Cécile, fiancée de ce dernier, jeune fille tout juste sortie du
couvent. Dans cette lettre, Valmont refuse, et expose les raisons de ce refus.
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LETTRE IV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL
à Paris
[...]Ne vous fâchez pas, et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vois
vous confier le plus grand projet que j'aie jamais formé. Que me proposez-vous ? de séduire
une jeune fille qui n’a rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans
défense ; qu’un premier hommage ne manquera pas d’enivrer, et que la curiosité mènera
peut-être plus vite que l’amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il n’en est pas
ainsi de l’entreprise qui m’occupe ; son succès m’assure autant de gloire que de plaisir.
L’amour qui prépare ma couronne, hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il
les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie d’un
saint respect, et vous direz avec enthousiasme : « Voilà l’homme selon mon cœur. »
Vous connaissez la présidente Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses
principes austères. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je
prétends atteindre ;
Et si de l’obtenir je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.
On peut citer de mauvais vers, quand ils sont d’un grand poète*.
Vous saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite d’un grand procès
(j’espère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout
le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du
canton, des prières du matin au soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma
vieille tante, et quelquefois un triste wisk, devaient être ses seules distractions. Je lui en
prépare de plus efficaces. Mon bon Ange m’a conduit ici, pour son bonheur et pour le mien.
Insensé ! je regrettais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards d’usage. Combien on
me punirait en me forçant de retourner à Paris ! Heureusement il faut être quatre pour
jouer au wisk ; et , comme il n’y a ici que le Curé du lieu, mon éternelle tante m’a beaucoup
pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que j’ai consenti. Vous n’imaginez pas
combien elle me cajole depuis ce moment, combien sur-tout elle est édifiée de me voir
régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que j’y adore.
Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire
vivement, si je dévore les obstacles : mais ce que vous ignorez, c’est combien la solitude
30 ajoute à l’ardeur du désir. Je n’ai plus qu’une idée ; j’y pense le jour, et j’y rêve la nuit. J’ai
bien besoin d’avoir cette femme, pour me sauver du ridicule d’en être amoureux : car où ne
mène pas un désir contrarié ! O délicieuse jouissance ! Je t’implore pour mon bonheur et
surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal !
nous ne serions auprès d’elles que de timides esclaves. J’ai dans ce moment un sentiment
35 de reconnaissance pour les femmes faciles, qui m’amène naturellement à vos pieds. Je m’y
prosterne pour obtenir mon pardon, et j’y finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle
amie : sans rancune.
Du Château de . . ., ce 5 Août 17**.
* La Fontaine
Texte 4 Manon Lescaut (Première Partie p118-120)
Prévost (1731)
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Tiberge, repris-je, qu’il vous est aisé de vaincre lorsqu’on n’oppose rien à vos armes !
Laissez-moi raisonner à mon tour. Pouvez-vous prétendre que ce que vous appelez le
bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses et d’inquiétudes ? Quel nom
donnerez-vous à la prison, aux croix, aux supplices et aux tortures des tyrans ? Direz-vous,
comme font les mystiques, que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l’âme ?
Vous n’oseriez le dire ; c’est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant
est donc mêlé de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n’est qu’un tissu de malheurs
au travers desquels on tend à la félicité. Or, si la force de l’imagination fait trouver du plaisir
dans ces maux mêmes, parce qu’ils peuvent conduire à un terme heureux qu’on espère,
pourquoi traitez-vous de contradictoire et d’insensée dans ma conduite une disposition
toute semblable ? J’aime Manon ; je tends, au travers de mille douleurs, à vivre heureux et
tranquille auprès d’elle. La voie par où je marche est malheureuse ; mais l’espérance
d’arriver à son terme y répand toujours de la douceur, et je me croirai trop bien payé par
un moment passé avec elle de tous les chagrins que j’essuie pour l’obtenir. Toutes choses
me paraissent donc égales de votre côté et du mien, ou, s’il y a quelque différence, elle est
encore à mon avantage ; car le bonheur que j’espère est proche, et l’autre est éloigné : le
mien est de la nature des peines, c’est-à-dire sensible au corps ; et l’autre est d’une nature
inconnue, qui n’est certaine que par la foi.
Tiberge parut effrayé de ce raisonnement. Il recula de deux pas en me disant, de
l’air le plus sérieux, que non-seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais
que c’était un malheureux sophisme d’impiété et d’irréligion ; car cette comparaison,
ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est proposé par la religion, est une idée
des plus libertines et des plus monstrueuses.
[...] Ne vous alarmez pas, ajoutai-je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L’unique
chose que je veux conclure ici, c’est qu’il n’y a point de plus mauvaise méthode pour
dégoûter un cœur de l’amour que de lui en décrier les douceurs, et de lui promettre plus
de bonheur dans l’exercice de la vertu. De la manière dont nous sommes faits, il est certain
que notre félicité consiste dans le plaisir. Je défie qu’on s’en forme une autre idée : or le
cœur n’a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de tous les plaisirs les plus
doux sont ceux de l’amour. Il s’aperçoit bientôt qu’on le trompe lorsqu’on lui en promet
ailleurs de plus charmants ; et cette tromperie le dispose à se défier des promesses les plus
solides.
HISTOIRE DES ARTS
La postérité du personnage de Manon
Différentes adaptations du mythe
1) extrait de « Namouna »poème d'Alfred de Musset (Premières poésies, 1829-1835)
LVII
Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène,
Est-elle si vivante et si vraiment humaine,
Qu'il semble qu'on l'a vue et que c'est un portrait ?
Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine,
Qu'on aime sans y croire et que nul ne connaît ?
Ah ! rêveurs, ah, rêveurs, que vous avons-nous fait ?
LIX
Manon ! sphinx étonnant, véritable sirène,
Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers !
Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte Hélène
On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers,
Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène
N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds.
LVIII
Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière
Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil,
Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil,
Et puisque le désir se sent cloué sur terre,
Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière,
L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil ?
LX
Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie,
Comme je crois en toi ! que je t'aime et te hais !
Quelle perversité ! quelle ardeur inouïe
Pour l'or et le plaisir ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es.
Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !
2) Manon : opéra en cinq actes de Jules Massenet (1884)
La scène du parloir Manon Lescaut (Première partie p79-81)
Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint
m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ.
Dieux ! quelle apparition surprenante ! j’y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que
je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut
décrire : c’était un air si fin, si doux, si engageant ! l’air de l’amour même. Toute sa figure me parut un
enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue ; et, ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite,
j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut pendant quelque temps
égal au mien ; mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques
larmes. Elle me dit d’un ton timide qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine ; mais que, s’il était
vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait aussi bien de la dureté à laisser passer deux
ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où
elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme en l’écoutant ne saurait être
exprimé.
Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai
plusieurs fois une réponse que je n’eus pas la force d’achever. Enfin je fis un effort pour m’écrier
douloureusement : « Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! » Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes,
qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. « Que prétendez-vous donc ? m’écriai-je encore. — Je prétends
mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. — Demande
donc ma vie,infidèle, repris-je en versant moi-même des pleurs que je m’efforçai en vain de retenir ; demande
ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. » À peine
eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille
caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives
tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur.
son adaptation : opéra de Massenet
MANON (avec angoisse)
C'est lui! (Manon se détourne,
elle est prête à défaillir. Des
Grieux s'avance.)
DES GRIEUX
Toi! (presque parlé) Vous!
MANON
Oui... c'est moi!... c'est moi!
Oui! c'est moi!
DES GRIEUX
Que viens tu faire ici?
Va-t'en! Va-t'en!
Eloigne-toi!
(Acte III, Scène 7)
DES GRIEUX
Ah! perfide! perfide!
MANON
Est-ce que tu n'aurais pas de pitié?
DES GRIEUX (l'interrompant)
Je ne veux pas vous croire...
Non! Vous êtes sortie enfin de ma
mémoire...
Ainsi que de mon coeur!
MANON (avec des larmes)
Hélas! Hélas! l'oiseau qui fuit
Ce qu'il croit l'esclavage
Le plus souvent la nuit,
D'un vol désespéré revient battre au
vitrage!
Pardonne moi!
MANON
(douloureux et suppliant)
Oui! Je fus cruelle et coupable!
Mais rappelez-vous tant d'amour! DES GRIEUX
Ah! dans ce regard qui m'accable Non!
Lirai-je mon pardon, un jour?
MANON
DES GRIEUX
Je meurs à tes genoux...
Eloigne-toi!
(avec élan et désespoir)
Ah! rends moi ton amour si tu veux que je
MANON
vive!
Oui! Je fus cruelle et coupable!
Ah! rappelez-vous tant d'amour! DES GRIEUX
Rappelez-vous tant d'amour!
Non! il est mort pour vous!
DES GRIEUX
Non! j'avais écrit sur le sable
Ce rêve insensé d'un amour
Que le ciel n'avait fait durable
Que pour un instant,
(avec amertume)
pour un jour!
MANON
L'est il donc à ce point que rien ne le ravive!
Ecoute-moi!
Rappelle-toi!
(avec un grand charme et très caressant)
N'est-ce plus ma main que cette main
presse?
N'est-ce plus ma voix?
MANON
N'est-elle pour toi plus une caresse,
Oui! je fus coupable!
Tout comme autrefois?
Oui! je fus cruelle...
Et ces yeux, jadis pour toi pleins de
charmes,
DES GRIEUX
Ne brillent-ils plus à travers
J'avais écrit sur le sable...
(avec un sanglot) mes larmes?
C'était un rêve
(très ému et haletant)
Que le ciel n'avait fait durable
Ne suis-je plus moi?
Que pour un instant pour un jour! N'ai-je plus mon nom?
Ah! perfide Manon!
Ah! regarde-moi! Regarde-moi!
N'est-ce plus ma main que cette main
MANON (se rapprochant)
presse,
Si je me repentais...
Tout comme autrefois?
N'est-ce plus ma voix?
N'est-ce plus Manon!
Rappelle-toi...
N'est-ce plus ma main? Ecoute-moi:
N'est-ce plus ma voix?
N'ai-je plus mon nom?
N'est-ce plus Manon?
DES GRIEUX
(dans le plus grand trouble)
O Dieu! Soutenez moi dans cet instant
suprême...
MANON
Je t'aime!
DES GRIEUX
Ah! Tais-toi!
Ne parle pas d'amour ici..
C'est un blasphème...
MANON
Je t'aime!
DES GRIEUX
Ah! Tais-toi!
Ne parle pas d'amour!
MANON (enfiévrée)
Je t'aime!
(Cloche lointaine)
DES GRIEUX (écoutant, avec angoisse)
C'est l'heure de prier...
MANON
Non! Je ne te quitte pas!
DES GRIEUX
On m'appelle là-bas...
MANON
Non! Je ne te quitte pas!
Viens! (avec fièvre)
N'est-ce plus ma main que cette main
presse,
Tout comme autrefois?
DES GRIEUX (éperdu peu à peu)
Tout comme autre fois!
MANON
Et ces yeux, jadis, pour toi pleins de
charmes,
N'est-ce plus Manon?
DES GRIEUX
Tout comme autrefois...
Tout comme autrefois...
Ne suis-je plus moi?
N'est-ce plus Manon?
DES GRIEUX (avec élan)
Ah! Manon!
Je ne veux plus lutter contre moi
même!
MANON (avec un cri de joie)
Enfin!
MANON
Ah! Regarde-moi!
DES GRIEUX
Et dussé-je sur moi faire crouler les
cieux...
Ma vie est dans ton coeur,
Ma vie est dans tes yeux...
(avec exaltation et abandon)
Ah! Viens! Manon
Je t'aime!
MANON & DES GRIEUX (avec ardeur)
Je t'aime!
mise en scène de Vincent Paterson (2008) - https://www.youtube.com/watch?v=mXW6iqVTnUU
3) « Manon », chanson de Serge Gainsbourg
Manon
Manon
Non tu ne sais sûrement pas Manon
A quel point je hais
Ce que tu es
Sinon
Manon
Je t'aurais déjà perdue Manon
Perverse Manon
Perfide Manon
Il me faut t'aimer avec un autre
Je le sais Manon
Cruelle Manon
Manon
Manon
Non tu ne sauras jamais Manon
A quel point je hais
Ce que tu es
Au fond
Manon
Je dois avoir perdu la raison
Je t'aime Manon
http://www.dailymotion.com/video/x4tece_serge-gainsbourg-manon_music

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