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Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes (1754)
Séance 2. La méthode Rousseau. L’anthropologie : nécessité et difficulté
Étude proposée par David Chaumat.
Objectifs
Mise en lumière de :
- la démarche méthodique de Rousseau pour brosser un tableau des origines de l’inégalité
parmi les hommes,
- la difficulté de la recherche anthropologique,
- la dimension critique et défensive.
Méthode : une lecture thématique
Support : extrait de la « Préface »
Extrait. « Préface »
« La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle
de l’homme et j’ose dire que la seule inscription du temple de Delphes [1] contenait un
précepte plus important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes. Aussi je
regarde le sujet de ce Discours comme une des questions les plus intéressantes que la
philosophie puisse proposer, et malheureusement pour nous comme une des plus épineuses
que les philosophes puissent résoudre. Car comment connaître la source de l’inégalité parmi
les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? et comment l’homme
viendra-t-il à bout [2] de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements
que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle [3], et
de démêler [4] ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès
ont ajouté ou changé à son état primitif ? Semblable à la statue de Glaucus [5] que le temps, la
mer et les orages avaient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une
bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse
renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les
changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour
ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable ; et l’on n’y retrouve
plus, au lieu d’un être agissant toujours par des principes certains et invariables, au lieu de
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cette céleste et majestueuse simplicité dont son auteur l’avait empreinte, que le difforme
contraste de la passion qui croit raisonner et de l’entendement [6] en délire.
Ce qu’il y a de plus cruel encore, c’est que tous les progrès de l’espèce humaine l’éloignant
sans cesse de son état primitif, plus nous accumulons de nouvelles connaissances, et plus
nous nous ôtons les moyens d’acquérir la plus importante de toutes, et que c’est en un sens à
force d’étudier l’homme que nous nous sommes mis hors d’état de le connaître. »
Questions préparatoires à distribuer en accompagnement de l’extrait
1. De « La plus utile » à « eux-mêmes ? », quel objet d’étude Rousseau estime-t-il nécessaire à
l’étude des origines de l’inégalité ?
2. Dans ce même passage, quelles sont les marques rhétoriques de l’importance de cette
recherche aux yeux de Rousseau ?
3. Recherchez une définition du terme « anthropologie ».
4. Dans la longue comparaison : « Semblable à la statue de [...] presque méconnaissable »,
quels sont le comparant et le comparé ? Recherchez les termes et expliquez-les brièvement.
5. Dans cette même comparaison, l’évolution présentée est-elle une amélioration ou une
dégradation ? Justifiez votre réponse en expliquant le point de départ et l’aboutissement pour
le comparant puis le comparé.
Introduction. Quelle recherche pour quel sujet ?
Faire rappeler aux élèves le sujet du concours donnant lieu au Second Discours : à retrouver
dans cet extrait. Rousseau cherche à connaître l’origine et les fondements de « l’inégalité
parmi les hommes ».
Faire rechercher le domaine d’étude que Rousseau estime nécessaire à l’étude des origines de
l’inégalité :
- « connaissances... celle de l’homme » ;
- conduire les élèves à citer « la seule inscription du temple de Delphes » à partir de la note
de bas de page : « Connais-toi toi-même » ;
- « les hommes, [...] les connaître eux-mêmes ? »
Quelles sont les marques de l’importance de cette recherche ?
- opposition superlative : (la plus utile et la moins avancée) ;
- opposition avec comparatifs de supériorité (« la seule inscription... un précepte plus
important et plus difficile que tous les gros livres des moralistes ») : opposition entre une
unique formule laconique et l’abondance des écrits mettant la formule en valeur ;
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- question rhétorique = affirmation forte : « Car comment connaître la source de l’inégalité
parmi les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? »
Demander quel est le terme signifiant « science de l’homme ». Comment pratique-t-on
l’étude de l’homme : observation et réflexion.
Récapituler brièvement
Rousseau a besoin d’étudier l’homme : il ne peut se contenter d’aborder la question de
l’inégalité de manière abstraite. Étant un philosophe du progrès, il lui faut aborder depuis les
origines l’homme dans sa totalité afin de comprendre comment est née l’inégalité. Il a donc
une ambition de type anthropologique : « Comment connaître la source de l’inégalité parmi
les hommes, si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? »
Dès sa préface, il met d’ailleurs en avant la lourde tâche qui lui incombe par les deux
superlatifs en opposition dès sa première phrase.
1. Une position entre continuité et rupture
Rechercher avec les élèves les références utilisées pour découvrir la position de Rousseau.
Inspirations de la philosophie antique :
- mention de l’inscription du temple de Delphes : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras le
monde et la vie » ;
- Glaucus, une référence à Platon : cf. note à l’attention des élèves. Cette statue d’un dieu
marin retrouvée après un long séjour au fond de la mer a été utilisée par Platon dans la
République, X, 611, qui comparait déjà l’âme humaine à cette statue. Rousseau réutilise cette
comparaison pour sa démonstration sur l’homme.
Demander quelle peut être l’utilité de citer une source célèbre lors d’une démonstration
(attendre des réponses mettant en avant la justification) : argument d’autorité par une
citation célèbre afin de légitimer sa position. Expliquer que Thalès et Socrate (pour
l’inscription du temple de Delphes), Platon (pour Glaucus), sont des figures exemplaires de
l’histoire de la pensée.
Opposition aux moralistes : faire déduire la modalisation et le sens de « tous les gros livres
des moralistes », par opposition à l’anthropologie et à la connaissance de soi-même :
- modalisation péjorative par la quantité (nombre avec « tous les » ; taille avec « gros ». Les «
gros livres » sous-entend qu’ils sont inutiles) ;
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- faire rechercher un adjectif subjectif qui signifierait le contraire : « grand » ;
- conduire à opposer la démarche scientifique passant par l’observation, le réel, à l’adjectif
« moraliste », connotant la spéculation sans fondement.
Rousseau sait que ce programme est fort ambitieux, voire présomptueux. Mais il est
conscient d’apporter un angle de réflexion différent. Il utilise donc sa culture pour se justifier
ou se démarquer. Rousseau se place par là même en quelque sorte en bout de chaîne d’un
progrès de la recherche philosophique et, pourrait-on dire, scientifique, car s’il se réfère à la
citation antique, il va user de tout ce que le temps a apporté de découvertes, raisonnements,
qu’il va utiliser : qu’il les fasse siens ou les réfute, tous lui seront de quelque utilité.
2. Une recherche difficile : la dégradation de l’homme et du philosophe
Rechercher l’objet du changement qu’a subi l’homme par l’étude de la comparaison
homérique : « Semblable à la statue de [...] presque méconnaissable » :
- définir une comparaison homérique : la comparaison homérique est une comparaison
explicative imagée, elle débute souvent par un outil de comparaison (tel..., comme...) suivi du
comparant imagé, poétique, longuement développé ; vient, après une ponctuation (faible –
une virgule –, semi-forte – point-virgule par exemple –, ou forte), le comparé à son tour
développé. Par exemple, au Chant VI de l’Odyssée, Ulysse parvient affamé sur l’île d’Ithaque
et se présente à Nausicaa : « Tel un lion des monts, qui compte sur sa force, s’en va, les yeux
en feu, par la pluie et le vent, se jeter sur les bœufs et les moutons, ou court forcer les daims
sauvages, c’est le ventre qui parle. Tel, en sa nudité, Ulysse s’avançait vers ces filles bouclées :
le besoin le poussait... » (trad. Victor Bérard) ;
- recherche du comparant et du comparé : statue de Glaucus/âme humaine : expliquer qu’il
s’agit de l’esprit, de la pensée ;
- étude du comparant. Champ lexical de la transformation à compléter ;
- recherche du point de départ et de l’aboutissement : dieu/bête féroce. Faire formuler qu’il y
a dégradation ;
- chercher si la dégradation s’est produite par érosion, perte : faire rechercher qu’au contraire
il y a eu ajout (à mettre en relation à la théorie du progrès : cohérence du propos de
Rousseau) ;
- étude du comparé. À l’opposition dieu/bête féroce, faire rechercher le pendant. Deux
membres opposés qui accumulent chacun des termes appartenant à des champs lexicaux
proches
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Ici, un champ lexical de la raison, connotant perfection et sérénité, proche du divin, avec
l’adverbe et les adjectifs « agissant toujours par des principes certains et invariables »,
« céleste et majestueuse ». Demander ce que signifie « dont son auteur l’avait empreinte » :
référence à la vision chrétienne du monde : l’auteur de l’homme, son créateur est dieu.
S’oppose à la laideur (« difforme ») et aux erreurs (« passion », « croit raisonner »,
« entendement en délire »).
Enfin, demander quelles sont les causes de ce changement : dans le comparant comme dans
le comparé, elles sont soit extérieures, soit dues à l’accumulation par le progrès.
Étudier ensuite la question « et comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir [...] changé à
son état primitif ? », quelle est la difficulté mise en avant ? Étudier les champs lexicaux du
changement / nature humaine et aider les élèves à comprendre cette difficulté pour imaginer
l’homme des origines.
Récapituler
Partir en quête de l’homme primitif, de l’homme à l’état de nature, « natif » donc ou « naïf »
étymologiquement, pose une difficulté apparemment insurmontable. Le seul homme qui
nous soit abordable est l’homme moderne, civilisé, au sens d’« homme vivant en société,
d’homme civil ». Tels face à un miroir, nous ne pouvons nous renvoyer que notre propre
image.
Chez Rousseau, l’homme actuel, civil, dénaturé au sens propre, c’est-à-dire « qui a perdu sa
nature », est la statue « défigurée [...] au point d’être presque méconnaissable ».
Comment retrouver la belle figure originelle ? Non seulement l’objet d’étude a été
transformé, mais le sujet de cette étude, le philosophe, est lui-même un homme dénaturé !
Toutefois, il ne faut pas imaginer que cette « altération » est due à une perte : l’esprit humain
ne s’est pas érodé, ni d’ailleurs cette statue. La théorie du progrès implique une altération par
« l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs ». Le philosophe, produit de la
société, devra distinguer ce que l’homme a acquis de ce qu’il est originellement ; or, il n’a
pour tout outil que son esprit altéré par le progrès, comme si l’on cherchait à définir un mètre
avec pour seul outil un autre mètre connu pour être mal étalonné. À travers le prisme d’un
esprit tout entier le produit de la société, Rousseau met en question la possibilité de «
démêler ce qu’il tient de son propre fonds d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont
ajouté ou changé à son état primitif. »
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Bilan/transition
Pourquoi s’interroger sur l’homme à l’état de nature ?
Rousseau ne peut que rechercher le point d’origine pour compléter et rendre cohérente
l’évolution qu’il propose jusqu’au tableau de l’homme actuel ; imaginer l’homme d’origine
avant tout progrès et avant toute société lui permettra ainsi d’étudier comment, par étapes
successives, est née l’inégalité.
Ce point d’origine, ce « point zéro », à la fois fascinant et base de son système.
NOTES
[1] « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras le monde et la vie. »
[2] « viendra-t-il à bout de » : réussira-t-il à.
[3] « dans sa constitution originelle » : dans ce que l’homme était à l’origine.
[4] « démêler » : distinguer.
[5] Platon, République, X, 611 : « Cependant, nous l’avons vue dans un état comparable à
celui où on verrait le Glaucos de la mer, quand on ne pourrait pas d encore voir facilement sa
nature primitive, du fait que les parties anciennes de son corps seraient les unes brisées et
arrachées, les autres usées et complètement mutilées par les vagues, tandis que d’autres
parties se seraient incorporées à lui, coquillages, algues et pierres, de sorte qu’il ressemblerait
plutôt à une bête qu’à ce qu’il était par nature ; c’est ainsi que nous regardons l’âme, elle
aussi, quand sa disposition est modifiée par l’action de dix mille maux. »
[6] « entendement » : raisonnement, esprit.
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