Cours:philosophie du plaisir 2008 ©Jean

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Cours:philosophie du plaisir 2008 ©Jean
Cours:philosophie du plaisir 2008 ©Jean­Claude Wolf
PLAISIR ET CULPABILITÉ
«Je n'ai connu aucune joie que je n'aie expiée d'une manière ou d'une autre. (J'ai expié toute joie, j'ai payé pour tout plaisir. Je suis quitte envers le Sort, j'ai réglé tous mes comptes avec Dieu.)» (Cioran 2008, p. 29)
1. Cette citation de Cioran exprime le lien étroit entre le plaisir et le sentiment de culpabilité; les multiples formes d'amendes et d'auto­punitions sont autant de réactions possibles. Une image de la mythologie antique rapporte la jalousie des Dieux envers les hommes qui se portent bien. Pour les dieux, la joie pure est comme un « hybris », c'est­à­dire l'arrogante prétention des hommes à être eux­mêmes des dieux
2. Dans la tradition chrétienne, le plaisir et la joie sont rapportés à la notion de péché, car l'homme qui apprécie l'autarcie (autosuffisance) du plaisir, se détourne de Dieu. Il s'agit ici des plaisirs vulgaires et impurs. La joie pure au contraire, est réservée à Dieu lui­
même, et à ceux qui sont le plus en relation avec lui.
3. La Mettrie (1709­1751) fait une critique détaillée de la «doctrine du regret» qui est à la base de l'éducation chrétienne. Le lien entre plaisir et sentiment de culpabilité est la conséquence d'une mauvaise éducation et de préjugés déraisonnables. Il proclame, par des moyens littéraires et rhétoriques, l'innocence du plaisir. À l'instar de la belle littérature érotique et des écrits des libertins, il utilise des ambiguïtés poétiques, qui ont souvent une connotation pornographique. Il exalte le plaisir et la jouissance, qui constituent selon lui le véritable bonheur terrestre et le sens de la vie.
4. La Mettrie raille la pruderie de ses contemporains et l'hypocrisie et la mauvaise foi des lettrés. Selon lui, la tolérance qu'exprime l'autorisation de la liberté de parole par le roi de Prusse Frédéric le Grand, devrait aussi permettre les satires de la morale sexuelle bourgeoise et les allusions sexuelles. .
5. Pour La Mettrie, la critique de la pruderie et de la «doctrine des regrets» contribue aussi à libérer l'homme de la tyrannie des préjugés et de l'abus de la censure, de la repression et de la délation. À la différence de Wilhelm Reich (1897­1957), La Mettrie ne s'est pourtant pas fait connaître par une révolution sexuelle.
6. Sigmund Freud (1856­1939) a généralisé la relation du plaisir au sentiment de culpabilité, dans le cadre d'une réflexion pessimiste et athée sur la culture. La culture est le résultat d'une renonciation. Il n'y a pas de culture, sans un certain degré de renoncement et d'ajournement de la satisfaction pulsionnelle. La pression excessive – en particulier la pénalisation de la sexualité avant et en dehors du mariage – a pourtant un coût élevé, qui se manifeste par une recrudescence des états dépressifs et des troubles nerveux. 7. Selon Freud, un des mérite des lumières et de la thérapie est peut­être de permettre aux personnes de distinguer entre les sentiments de culpabilité névrotiques et non­névrotiques. Les sentiments de culpabilité névrotiques sont irrationnels, infondés et peuvent être évités, sans aucun dommage pour autrui – p. e. un sentiment de culpabilité pour de simples désirs ou rêves. 8. Maintes formes de plaisir et d'agrément qui ne nuisent à personne sont pourtant dénigrées et qualifiées de «vulgaires» ou «impures». Les «plaisirs secrets» (p. e. les joies d'une petite infidélité, le plaisir de la masturbation, la joie maligne etc.) sont affectés de sanctions internes. Les aspirations au plaisir des hommes sont sévèrement réprimées et censurées par une haute instance (le «sur­moi»). Selon l'interprétation des rêves de Freud, cette censure interne laisse même des traces dans les rêves. 9. Une éducation qui entretient une honte exagérée et un sentiment de culpabilité pour des petits infractions insignifiantes (p. e. un profond sentiment de culpabilité pour tout mensonge), inhibe la satisfaction pulsionnelle et fabrique des aggressions internes ou d'autres perturbations psychiques. 10. Pour Freud, il n'y a pas de retour à la nature: il faut accepter la culture avec ses renonciations, faute de quoi la barbarie de la guerre se déchaîne. Selon lui, la sublimation culturelle permet de profiter indirectement et en partie des pulsions réprimées. 11. La Mettrie, longtemps avant Freud, allait plus loin que lui: il voulait libérer l'homme de tout sentiment de culpabilité. Dans un monde sans sentiment de culpabilité, il y aurait moins de déplaisir. Il est vrai que dans un monde sans sentiment de culpabilité, les criminels n'en auraient pas non plus. Mais l'hédonisme quantitatif affirme qu'il vaut mieux une minorité de criminels, sans mauvaise conscience, qu'une majorité de personnes qui se conforment à la loi et qui souffrent tout de même de sentiments de culpabilité. 12. L'unique raison de punir qui soit légitime, selon La Mettrie, est la nécessité de mettre les dangereux criminels hors d'état de nuire (et ainsi p. e. protéger la société). On est autorisé à les éliminer comme des prédateurs agressifs. Mais la rétribution et la prévention sont vaines. La rétribution est mauvaise, car elle crée de nouveaux déplaisirs, car l'homme, comme les arbres ou les machines , est strictement déterminé (et donc ne peut avoir ni véritable mérite, ni véritable responsabilité), et car les concepts moraux sont relatifs – il n'y a pas de concept absolu de vertu, de vice ou de faute. Ce que la société considère comme un vice, peut apparaître comme une vertu au criminel, ou à un groupe de criminels. 13. La Mettrie insiste à maintes reprises sur les relations problématiques entre la vérité et le plaisir, la vertu et le plaisir, le mérite véritable et l'apparence de mérite (honneur). Son hédonisme quantitatif s'appuie sur une conception médicale de la vie: tout plaisir, qu'il soit mérité ou immérité, fondé sur la vérité ou sur l'erreur (p. e. l'illusion), hétérosexuel ou homosexuel, est toujours bon, car il est un plaisir. Le plaisir est bon per se, indépendamment des circonstances, des conséquences et des moyens de sa réalisation. Le plaisir d'un tyran cruel est aussi un plaisir. On ne peut exclure a priori qu'un tyran cruel puisse avoir une vie heureuse, même s'il doit se garder de ses ennemis. 14. La Mettrie défend une morale aristocratique. L'avarice est la source de tous les vices; il n'y a pas de vertu sans générosité. L'homme riche et noble n'est pas seulement heureux pour lui­même, mais il est aussi heureux d'accomplir son devoir, et de participer au bonheur et à la misère des autres.
15. Il considère son rôle de philosophe comme celui d'un philosophe des lumières [Aufklärer], attaché à la vérité et au véritable mérite. En même temps, il considère ce rôle avec une certaine distance ironique, car il pense d'une part que la philosophie a très peu ou pas du tout d'effet dans le monde, et d'autre part que même les philosophes doivent parfois se comporter comme des imbéciles. 16. Chaque catégorie sociale (nobles, artisans, commerçants, paysans) a ses vertus et ses vices, ses joies et ses peines. La Mettrie ne remet pas en cause l'ordre social (hiérarchisée). La vertu peut être un concept, qui définit ce qui est utile à une société hiérarchisée. Le conservatisme (par rapport à l'ordre social hiérarchisée) s'appuie sur les avis et préférences des puissants; il peut bénéficier à la plupart des membres de la société. 17. La Mettrie recommande l'épicurisme, envers toutes les occasions de plaisir (carpe diem), et le stoïcisme contre les souffrances inévitables. En regard des conditions changeantes des circonstances extérieures, il est donc possible d'apprendre des auteurs épicuriens et stoïciens. Toutefois, l'indifférence stoïque envers les occasions de plaisir et de joie est déraisonnable et artificielle. 18. La Mettrie critique l'idée de Descartes selon laquelle les animaux ne sont que des machines insensibles. Les animaux aussi ont du plaisir et de la joie, et ce plaisir n'est pas méprisable ou vulgaire. Toutefois les humains sont sensibles à de plus nombreuses occasions et sources de plaisir que les animaux. Le plaisir sexuel n'est pas plus vulgaire ou moins important que le plaisir des études. Ces deux genres de plaisirs sont épuisants à la longue, et exigent une certaine diversité. La Mettrie aime les comparaisons frivoles entre les joies sexuelles et les autres plaisirs. L'hédonisme quantitatif renonce à une hiérarchie entre les plaisirs élevés et bas. 19. Même le plaisir de la piété est susceptible d'une explication matérialiste – elle est par exemple, chez les personnes âgés, un moyen contre la solitude et l'ennui. Comme la douleur, l'ennui est une forme de souffrance qui est mauvaise en soi. 20. Pour La Mettrie, il y a une étonnante diversité des manières de vivre heureux – même les pauvres trouvent à se divertir, à rire, et à prendre plaisir dans le mépris des puissants et des riches. Bien que La Mettrie présuppose une axiologie hédoniste, dans laquelle le plaisir et uniquement le plaisir est bon en soi, et la douleur mauvaise en soi, il conçoit pourtant l'art de vivre, selon un certain pluralisme des manière de vivre heureux. Le trait le plus important de ce pluralisme, est que la manière de vivre des philosophes n'est pas élevée au rang de meilleure ou «universellement valable» manière de vivre. 21. Selon Wilhelm Reich (1897­1957), une libération sexuelle conséquente peut conduire à faire sauter en conscience les entraves de la famille bourgeoise et du capitalisme, par les communes socialistes. Ces idées ont trouvé echo chez Herbert Marcus et dans le mouvement de 68. La commune était un lieu, sans droit de propriété, et où la promiscuité régnait. Le partenaire sexuel n'est pas une propriété; la jalousie est tout autant déraisonnable que le désir de propriété privée. 22. La dîtes révolution sexuelle s'est imposée dans de nombreux pays de l'ouest; mais son potentiel révolutionnaire à été absorbé (ou récupéré) par la publicité et la pornographie commerciale. 23. Certes la révolution sexuelle n'a pas changé toute la société, mais elle a énormément simplifiée le problème normatif de la sexualité. La sexualité aujourd' hui – à l'exception de la sexualité des adultes avec des mineurs – n'est largement plus taboue. Elle est devenue une affaire privée, entre individus consentants. Littérature
Cioran, E.M. (2000): Cahier de Talamenca, Gallimard. Mercure de France.
Freud, Sigmund (1908): Die „kulturelle“ Sexualmoral und die moderne Nervosität, abgedruckt in GW VII, 141­167.
La Mettrie (2004): Oeuvres philosophiques, Vendôme: coda.
Marcuse, Herbert (1955): Eros and Civilisation, dtsch.: Triebstruktur und Gesellschaft. Ein philosophischer Beitrag zu Sigmund Freud, Frankfurt a.M. 1970.
Reich, Wilhelm (2004): Die sexuelle Revolution, 14. Auflage [EA 1936]