une histoire problématique, une histoire du temps présent
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une histoire problématique, une histoire du temps présent
VS71-79-90 Page 79 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 UNE HISTOIRE PROBLÉMATIQUE, UNE HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT Robert Frank écrire l’histoire de l’Europe, puisque les objets qu’elle situe ne la constituent pas nécessairement. Bien plus, faire à tout prix de l’Europe un objet d’histoire risque de l’ériger en sujet de l’histoire, ou, pis, en fin de l’histoire, avec la construction européenne comme happy end, c’est-à-dire comme fin mot de cette histoire. Finalement, construire l’Europe comme objet d’histoire, n’est-ce pas contribuer involontairement à construire l’Europe tout court ? Cette opération, civiquement légitime, estelle valide scientifiquement ? Voilà assurément une histoire à risques. C’est peut-être ce qui en fait son charme. Sans doute faut-il oser prendre le taureau par les cornes et assumer ces risques, tout d’abord en les analysant et en les mesurant. Puis, pour chercher à les dépasser, il convient de transformer cette histoire problématique en une histoire problématisée. En d’autres termes, l’histoire de l’Europe doit être moins une mise en intrigue, fatalement fallacieuse, qu’une mise à plat sous la forme d’un « problème » à déchiffrer à travers une grille de lecture qui aide à éviter anachronismes et illusions rétrospectives. Enfin, cette chasse aux fausses concordances de temps peut mettre en valeur plusieurs histoires de l’Europe, dont une histoire du temps présent, en plus grande discordance qu’on ne le croit d’ordinaire avec l’histoire longue de l’Europe. L’histoire de l’Europe restera problématique tant que l’on ne s’entendra pas sur son objet. Parlons-nous d’Europe-continent, d’Europe-civilisation, d’Europe-idéal ou d’Europe-construction ? Quelle quadrature du cercle européen voulons-nous ainsi apprendre et enseigner ? Pour réduire cette incertitude, Robert Frank appelle en renfort l’histoire comparée, l’histoire des relations internationales et l’histoire du temps présent. Il invoque les « forces profondes » signalées naguère par Pierre Renouvin. Il montre à très juste titre qu’identité et conscience européenne, pour être des acquis du 20e siècle, n’en sont pas moins des concepts opératoires ou, plus utilement, de fortes hypothèses de travail. L ’histoire de l’Europe n’est pas une histoire qui va de soi. Dire qu’il est légitime de l’écrire suppose que l’Europe soit un objet aisément identifiable. Or, comme l’antique héroïne qui lui a donné son nom, elle est insaisissable, sauf pour Zeus métamorphosé pour la bonne cause en beau taureau blanc. Autant dire insaisissable pour le commun des mortels. Faut-il avoir l’impertinence de sortir de sa condition humaine et tenter de saisir l’« Europe », tenter de la comprendre historiquement ? Et cette impertinence historique peut-elle aboutir à une histoire pertinente ? Après tout, écrire l’histoire de l’Europe, c’est peut-être la forcer une deuxième fois, la forcer à avoir une unité de lieu, une fluidité dans le temps et une homogénéité dans l’action qu’elle n’a pas eues forcément. Écrire l’histoire d’objets situés en Europe n’est pas pour autant UNE HISTOIRE PROBLÉMATIQUE S’il est difficile de penser l’histoire de l’Europe ou tout simplement de « penser 79 Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 71, juillet-septembre 2001, p. 79-89. VS71-79-90 Page 80 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Robert Frank l’Europe » 1, c’est que celle-ci est diaboliquement polysémique. Le mot « Europe » a plusieurs sens, et chacune de ses acceptions fait problème. Tout d’abord, le mot a un sens géographique. L’Europe est d’abord un continent – passons sur le fait qu’il a fallu des siècles pour que l’« Europe » se construise comme une représentation d’un continent. Mais la difficulté est là, immédiate : ce continent a des contours mal définis, car l’Europe est plutôt un morceau de continent à géographie variable, inclus dans un ensemble plus vaste, l’Eurasie, et cette géographie a été tributaire d’une complexe construction historique. Précisément – deuxième sens – le mot « Europe » et son adjectif « européen » ou « européenne » désigne aussi une civilisation, celle qui, avec sa diversité mais aussi ses convergences, s’est construite sur toute cette portion de continent que l’on a distinguée de l’Asie. On connaît le triptyque conçu et voulu par Paul Valéry : « Il y a Europe là où les influences de Rome sur l’administration, de la Grèce sur la pensée, du christianisme sur la vie intérieure se font sentir toutes les trois. » On sait aussi la classique litanie des lieux communs de cette culture commune : l’Europe des églises romanes et des cathédrales gothiques, l’Europe humaniste de la Renaissance, l’Europe baroque, l’Europe des Lumières et des révolutions politiques, l’Europe romantique, l’Europe des chemins de fer et de la première industrialisation, l’Europe dominatrice, coloniale et impérialiste, l’Europe des démocraties parlementaires, etc. Cette « Europe-civilisation » fait aussi problème : puisque à bien des égards, elle s’est présentée comme universaliste et conquérante, la civilisation européenne est présente hors d’Europe, ce qui contribue à rendre celle-ci difficilement identifiable ou difficile à « définir ». Voilà encore la question des limites de l’Europe sans cesse posée, non plus seulement les frontières du continent mais celles d’une culture diffuse et diffusée dans le monde entier. Troisième sens : l’Europe est également une « idée », un « projet » politique, plus ou moins précis, celui de l’unité européenne. Cette idée n’est pas neuve, puisqu’on la trouve exprimée chez ceux qui depuis le 15e siècle pensent la paix en Europe, du roi Podiebrad de Bohême – qui écrit son Tractatus en 1467 – jusqu’au livre de Kant, Pour la Paix perpétuelle, publié en 1795, en passant par Sully et Henri IV, William Penn, l’abbé de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau 2. Cette idée prend corps chez les Romantiques du 19e siècle, de Mazzini à Victor Hugo, sans contradiction apparente avec l’essor concomitant de la réalité des nationalités et des nations. Au 20e siècle, « l’idée » devient un début de « réalité ». D’où la quatrième acception ou série d’acceptions du mot Europe : celle-ci désigne aussi la construction européenne, voire l’entité caractérisant cette construction, à savoir la Communauté européenne, puis l’Union européenne. Lorsqu’un Européen se dit pour ou contre l’« Europe », il ne prend évidemment pas position par rapport au « continent », ni par rapport à la civilisation, mais par rapport à l’idée ou à la construction européenne. L’histoire de l’Europe est donc problématique, si l’on ne précise pas de quoi on parle. Il est important de faire les distinctions nécessaires et de dire sur quel registre on se situe : l’Europe-continent, l’Europe-civilisation, l’Europe-idée, ou l’Europe en construction c’est-à-dire l’Union européenne ? De plus, ces acceptions différentes ne s’inscrivent pas dans le même espace. En particulier, l’Union européenne ne recouvre pas tout le continent européen. On la désigne malgré tout sous le nom d’« Europe », comme si elle était toute l’Europe, ou peut-être comme si elle devait un jour la devenir tout entière. « L’Europe est ancienne et future à la fois. Elle a reçu 1. Cf. le titre du livre d’Edgar Morin, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987 et 2e édition en 1990. 2. Élisabeth du Réau, L’idée d’Europe au Bruxelles, Complexe, 1996, p. 38-40. 80 XXe siècle, VS71-79-90 Page 81 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Une histoire problématique, une histoire du temps présent se fait et se décide en dernière analyse dans le cadre d’instances nationales, toujours maîtresses de l’histoire. D’où la seconde idée : l’histoire « européenne » n’existe pas en tant que telle ; toute histoire « européenne » de l’Europe risque d’être une reconstruction téléologique du passé, une recherche éperdue et fausse d’antécédents historiques, contournant le fait national et les aspérités des conflits, un discours idéologique et hagiographique devant démontrer au fil des siècles la marche inéluctable et l’avenir radieux de l’unité européenne. Certains « manuels européens » en gommant les divisions et les déchirures ont tenté cette histoire généalogique consistant à retrouver loin dans la profondeur de l’histoire les racines de « l’aventure » actuelle de la construction de l’Europe. L’exemple de l’usage de Charlemagne peut étayer l’argumentation de Nicolas Roussellier et de Jean-Pierre Rioux. Sous prétexte d’un texte épique de l’an 800 qui le qualifie de pater Europæ, on a voulu en faire l’ancêtre direct des « pères de l’Europe » du milieu du 20e siècle, de Jean Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak et Alcide De Gasperi. D’ailleurs, depuis 1949, un « prix Charlemagne » est décerné chaque année par la ville d’Aix-la-Chapelle à une personne ayant hautement contribué par sa pensée ou son action à l’unité de l’Europe. La première fois, il a été attribué à Richard de Coudenhove-Kalergi, le fondateur du mouvement Paneurope pendant les années 1920 ; puis Robert Schuman et Jean Monnet l’ont reçu ; plus récemment François Mitterrand et Vaclav Havel. L’historien est obligé de se méfier des démarches qui mêlent anachronismes et téléologie, qui tracent une ligne droite de onze siècles et demi entre le couronnement impérial de Charles à Rome et les traités de mars 1957, signés dans cette même Ville éternelle. Il faudrait être très prudent dans la comparaison entre la construction d’un empire qui s’effectue par le fer et le sang, qui passe par le massacre des Saxons, et la son nom il y a vingt-cinq siècles et pourtant elle est encore à l’état de projet » 1. Ces phrases écrites par Jacques Le Goff montrent comment la polysémie de la notion s’inscrit non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Aucun autre continent ne réunit toutes ces significations ni ne lie aussi fortement le passé et l’avenir. Finalement, l’historien peut en tirer un avantage. Ainsi, une fois les registres précisés, l’histoire de l’Europe paraît moins problématique et tout à fait faisable. Elle est certes un espace mal délimité (Europe-continent), mais elle est un « espace de sens » 2, c’est-à-dire un espace où convergent plusieurs acceptions d’Europe (Europe-civilisation, Europe-idée, Europe-construction), des significations assignées par les différentes collectivités qui y vivent et donnent ainsi un « sens » à leur coexistence, voire à leur vivre-ensemble. De ce point de vue, il est plus facile de repérer hier et aujourd’hui ce qui est « européen » en Europe que de cerner ce qu’il y a d’« asiatique » de Damas à Pékin, ou d’« africain » d’Alger au Cap. Néanmoins, cet avantage du « sens » peut transformer l’histoire de l’Europe en piège. Avec talent, Nicolas Roussellier et Jean-Pierre Rioux en ont montré les dangers 3. En premier lieu, les deux historiens montrent la difficulté – ou l’illégitimité – d’écrire une histoire européenne contemporaine de l’Europe. Les États-nations européens ont tant de force que ce sont eux qui finalement font l’histoire. « L’histoire européenne est nationale, nation par nation » 4. Même la construction européenne, précise Nicolas Roussellier, 1. Deux premières phrases du livre de Jacques Le Goff, La vieille Europe et la nôtre, Paris, Seuil, 1994. 2. Cf. la problématique lancée par Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 384 p. 3. Nicolas Roussellier, « Pour une écriture européenne de l’histoire de l’Europe », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 38, avril-juin 1993, p. 74-89 ; Jean-Pierre Rioux, « Pour une histoire de l’Europe sans adjectif », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 50, avril-juin 1996, p. 101-110. Cf. aussi Jean-Clément Martin, « Quelle histoire pour l’Europe ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 53, janvier-mars 1997. 4. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 75. 81 VS71-79-90 Page 82 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Robert Frank construction de l’Europe dans la deuxième partie du 20e siècle. Il n’est même pas sûr qu’il y ait eu un véritable projet d’unité politique chez celui qui préférait finalement se faire nommer « roi des Francs et des Lombards » et qui avait déjà envisagé de partager son immense empire, ce que fit finalement son fils Louis le Pieux 1. Nicolas Roussellier propose de déjouer le piège de l’histoire théologique et téléologique en préférant, à une « histoire européenne », une « écriture européenne de l’histoire de l’Europe », une écriture qui soit complète et ne néglige pas les faits nationaux. Jean-Pierre Rioux, quant à lui, juge plus sage de faire une histoire de l’Europe sans l’adjectif « européenne ». Les deux auteurs concluent sur la nécessité de conjuguer dialectiquement, à propos de l’Europe, l’un et le multiple 2, de travailler sur le « chaos génésique » 3. De fait, dans son livre Penser l’Europe, publié en 1987, Edgar Morin avait déjà mis l’accent sur cette unitas multiplex et, inspiré par Hegel et Denis de Rougemont, il avait explicité la « dialogique » européenne capable de créer, dans un grand « tourbillon culturel » permanent, des antagonismes féconds (religion-raison, foi-doute, particulier-universel, tradition-évolution, réaction-révolution, totalitarisme-démocratie, etc.) : « La culture européenne ne subit pas seulement ces oppositions, conflits et crises ; elle en vit … Ce qui est important dans la culture européenne, ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science), ce sont ces idées et leurs contraires ». Pour l’historien, ces réflexions doivent constituer aujourd’hui un point de départ et non un point d’aboutissement. Il est tout à fait juste de dire qu’il n’y a pas de prédestination européenne à l’unité de l’Eu- rope. Écrire l’histoire de l’Europe en braquant les projecteurs sur « l’un » sans analyser le « multiple » et la « diversité », en privilégiant l’étude des convergences aux dépens de celle des différences, des différends et des conflits, c’est livrer une histoire rose, mais mutilée. Il convient cependant d’aller plus loin dans la critique. La problématique de la « dialogique européenne » est intellectuellement très stimulante. Mais n’est-elle pas un lieu commun, sans cesse répété pour nous faire plaisir à nous Européens, en flattant l’élan créateur d’une Europe supérieure, grâce à sa richesse dialectique ? Il faut veiller à ce que son usage ne soit pas à son tour un outil de glorification de notre culture sur un mode téléologique. Le passé récent a montré que les « dialectiques » pouvaient aussi avoir leur telos. Ne risque-t-on pas de passer de la légende rose de l’unité européenne au mythe rouge et noir de l’unité-diversité du « génie européen » capable d’accoucher d’une Union européenne alliant harmonieusement les contraires dans la plus parfaite des subsidiarités ? Edgar Morin dit lui-même que toute culture a une part de « dialogique » et que l’Europe n’a pas ce monopole. Ce qu’il y a d’« européen » dans l’Europe ne se situe pas nécessairement là. Mais, d’un autre côté, il est peut-être vite dit que l’on ne peut pas faire l’histoire de ce qui est spécifiquement « européen ». Pour cerner cette spécificité, il est nécessaire de chercher une grille de lecture associant les méthodes de l’histoire comparée et celles de l’histoire des relations internationales. UNE GRILLE DE LECTURE La méthode comparatiste, classique depuis le plaidoyer célèbre de Marc Bloch, mais si difficile à mettre en œuvre, a permis aux spécialistes d’histoire sociale de cerner les composantes d’une « société européenne ». Hartmut Kaelble 4, que Ni- 1. Cf. une intéressante analyse de Dietrich Kurze, « La Respublica Christiana et l’Europe médiévale » dans Klaus Malettke (dir.), Imaginer l’Europe, Paris, Belin, De Boeck, 1998, p. 14-16. 2. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 89. 3. Jean-Pierre Rioux, art. cité, p. 109. 4. Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, Paris, Belin, 1990. 82 VS71-79-90 Page 83 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Une histoire problématique, une histoire du temps présent l’identité de la « petite patrie » (« pays », village, ville, quartier), ou – pourquoi pas ? – l’identité européenne. Même l’identité nationale, du fait de cette multiplicité identitaire, a une autonomie par rapport à l’Étatnation, et s’articule à des degrés divers avec les autres identités collectives. En outre, lorsque l’on se concentre sur l’histoire proprement dite des relations internationales en Europe, sur les relations intereuropéennes elles-mêmes, il est difficile de ne pas rencontrer une « histoire européenne ». Nicolas Roussellier écarte un peu trop vite cet horizon de l’histoire de l’Europe dans une note de son article 1, préférant exclure de son propos « les histoires de l’Europe fondées sur un point de vue diplomatique ». Même les « événements de l’histoire de la construction européenne » ont du mal à ses yeux à obtenir le brevet d’« européen », tant ils résultent de décisions fondamentalement « nationales », car ils « ne sont pas différents par leur nature des événements constitutifs de l’histoire diplomatique de l’Europe et de la question européenne » : « Rome ou Maastricht, écrit-il, ne sont pas de nature différente de Westphalie, de Vienne, Versailles ou Locarno. Ils sont européens par procédure ou par le fait de leur signature, mais point dans leur caractère de faits historiques. Un événement juridique ne crée pas un fait historique. » 2 Tout n’est pas faux dans cette analyse, mais elle tend à nier quarante ans d’historiographie française en réduisant l’histoire des relations internationales à l’histoire diplomatique et l’histoire diplomatique à une vision étroite à la fois de l’histoire et du droit. Certes, Nicolas Roussellier a raison de dire que les traités qu’il mentionne sont en définitive des décisions prises par les États-nations. En soulignant une certaine continuité entre ces accords, il rejoint même en partie les réflexions actuelles des historiens sur la notion d’« ordre euro- colas Roussellier a raison de citer abondamment, a croisé comparaison interne (à l’intérieur de l’Europe à travers ses différentes contrées) et comparaison externe (avec la société extra-européenne la plus proche de l’Europe : celle de l’Amérique du Nord) pour repérer des convergences typiquement européennes construites dans un temps plus ou moins long : structure de la famille, âge du mariage, utilisation de l’espace urbain, culture ouvrière, ÉtatProvidence, etc. Ces phénomènes transnationaux qu’il a pu isoler sont dus en partie à des facteurs communs endogènes : le même contexte et les mêmes causes peuvent produire le même type d’effets de part et d’autre des frontières. Mais une partie de l’explication tient aussi au poids des relations entre les nations européennes. L’approche internationaliste est donc également indispensable pour mesurer le rôle des échanges, des influences réciproques entre les peuples, des regards croisés, bref les relations intereuropéennes, dans la construction de ces forces transeuropéennes. Les recherches actuelles mettent l’accent sur la notion de « transfert » : les transferts idéologiques, culturels, les transferts technologiques et économiques ne passent pas nécessairement par le truchement de l’espace de l’État-nation, mais par des « réseaux et des lieux de sociabilité européenne » mettant en relation d’un pays à l’autre, des milieux d’affaires, des milieux intellectuels, religieux ou politiques ; par exemple, le microcosme genevois de la Société de Nations entre les deux guerres. Ainsi, rejeter une histoire « européenne » sous prétexte que l’histoire est avant tout « nationale » relève d’une conception trop étroite de l’histoire politique. Nul doute que les Étatsnations font, à l’époque contemporaine, l’essentiel des événements et de l’événementiel. Mais l’historien note aussi le degré d’autonomie des sociétés par rapport à l’État, par rapport à l’État-nation. De même, il est confronté dans son étude à la coexistence de plusieurs identités à l’intérieur de ces sociétés : l’identité familiale, 1. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 76, note 1. 2. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 76. 83 VS71-79-90 Page 84 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Robert Frank péen » qui traverse quelques siècles d’histoire de l’Europe. Mais, en limitant cette continuité à l’ordre juridique, il concentre le regard sur les mécanismes de décision nationaux sans voir ce qu’il y a de culturellement et de politiquement « européen » dans le processus. Précisément, Westphalie, Versailles, Locarno, Rome et Maastricht sont des événements historiques et des événements européens parce que leur portée dépasse les questions de procédure et transcende les simples échos nationaux. Paul W. Schroeder, Georges-Henri Soutou, Lucien Bély et d’autres 1 ont montré que l’« ordre européen » recherche non pas seulement un équilibre mécanique entre les puissances et les intérêts étatiques ou nationaux, mais aussi une légitimité dans un ensemble organique de valeurs communes et dans le sentiment d’une civilisation partagée. Georges-Henri Soutou va jusqu’à voir dans les accords de Potsdam de 1945 une réactivation de cet « ordre européen », mis entre parenthèses sans être tout à fait abandonnés pendant le grand affrontement Est-Ouest, puis servant de cadre de sortie de guerre froide en 1990 au moment de l’unification de l’Allemagne 2. Dans tous ces processus, les célèbres « forces profondes » définies par Pierre Renouvin ont une dimension authentiquement « européenne » et ne sont pas une simple juxtaposition de forces nationales. Même la problématique de l’ordre européen ne relève pas exclusivement de la conception « réaliste » des politologues en matière de relations internationales, puisque cet ordre européen met en mouvement non seulement des relations interétatiques, mais aussi des relations intersociétales. De ce point de vue, l’Europe est en même temps un espace de civilisation(s) et un système de relations, et l’écriture de son histoire doit en tenir compte. En outre, au-delà des continuités, il faut repérer les ruptures. La construction européenne de la seconde moitié du 20e siècle prolonge d’autant plus facilement certains aspects de l’ordre européen classique que celui-ci ne se réduisait pas à un système de rapports de force, puisqu’il se voulait aussi un projet culturel et politique, changeant avec le temps. Mais il est crucial de voir aussi en quoi Rome et Maastricht sont des faits « européens » radicalement nouveaux, en rupture avec les traités précédents, et pas seulement du point de vue du droit : il y a une « dynamique européenne » d’un autre type qu’il faut étudier et qui implique des pratiques sociales « européennes » différentes. Ces deux traités, par leurs articles relatifs à la supranationalité, bousculent les cultures politiques et tendent à modifier l’articulation entre les identités collectives qui coexistent en Europe. Pour mieux mesurer la part de continuité et de ruptures dans les différents processus européens, il est temps maintenant de préciser certaines notions afin de compléter la grille de lecture permettant de décrypter l’Europe-problème et de se prémunir contre les anachronismes et les démarches téléologiques. 3 Lorsque l’on décèle en Europe des traits communs d’ordre culturel, économique ou politique, lorsque l’on repère les éléments objectifs d’une spécificité, on peut parler d’identique européen ou d’identicité européenne. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la notion d’ identité européenne, car, comme Julien Benda l’a déjà écrit dans son Discours à la nation euro- 1. Paul W. Schroeder, The Transformation of European Politics, 1763-1848, Oxford, Oxford University Press, 1994 ; Marlis Steinert et Georges-Henri Soutou, « Ordre européen et construction européenne XIXe-XXe siècles », Relations internationales, n° 90, 1997 ; Jean Bérenger et Georges-Henri Soutou, L’ordre européen du XVIe au XXe siècle, Paris, PUPS, 1998. 2. Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans. Les relations Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001. 3. Les développements qui suivent s’inspirent largement d’une longue enquête faite par un réseau d’historiens européens, créé en 1989 par René Girault, coordonné depuis 1995 par Gérard Bossuat et moi-même. Cf. René Girault (dir.), Identités et conscience européennes au XXe siècle, Paris, Hachette, 1994. De nombreux autres ouvrages collectifs ont été publiés. Les actes du colloque tenu à Paris en 1999 « Les identités européennes au XXe siècle : diversité, convergences et solidarités » seront publiés en 2001. 84 VS71-79-90 Page 85 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Une histoire problématique, une histoire du temps présent péenne en 1933, les traits communs entre Européens ne produisent pas nécessairement de l’identité européenne. L’identité européenne n’est pas le fait d’être « même » (idem), mais de le savoir ; elle ne consiste pas à partager des traits identiques, mais à en avoir conscience. Parce que l’identité européenne est une identicité connue, reconnue et assumée, elle est un sentiment d’appartenance et la conscience d’ être Européen. Pour qu’il y ait identité, il faut un processus d’identification. Ce processus, commencé en Europe entre le Moyen Âge et la Renaissance, a été fondé essentiellement sur la culture. Long, discontinu et multiséculaire, avec son lot d’appropriations, de réappropriations (la Grèce et la Rome antiques), d’emprunts à l’extérieur, de mythification et d’instrumentalisation, il n’a rien eu de spontané ni d’automatique. Des traits identiques culturels n’engendrent pas nécessairement une identité culturelle. Malgré son ancienneté, celle-ci reste le propre des élites. Voilà pourquoi Julien Benda préconisait pour le triomphe de l’idée européenne (le projet politique d’union) un grand effort de la part des éducateurs pour promouvoir une éducation européenne. À ses yeux, au 19e siècle, ce ne fut pas le Zollverein qui avait fait progresser l’idée d’Allemagne mais les Discours à la nation allemande de Fichte. D’où le titre qu’il donne à son propre écrit en 1933 et son appel aux intellectuels. Il considère que leur engagement est plus important que tous les projets d’union économique ou douanière inscrits dans le défunt projet Briand de 1930. Sans doute, cette réflexion de Benda est-elle aujourd’hui d’une actualité impressionnante quand on voit monter les critiques contre l’Europe strictement économique et technocratique. Pourtant, là encore, il faut veiller à ne pas tomber dans l’illusion rétrospective. De même qu’il n’y a pas passage automatique entre l’identicité et l’identité, de même l’identité culturelle européenne ne mène pas tout droit à l’unité de l’Europe. Pour comprendre en effet certaines évolutions ou certaines ruptures, il faut faire appel à une autre notion : la conscience européenne. Nous proposons de désigner par cette expression le sentiment, socialement partagé, d’une nécessité vitale de construire l’Europe. Relevant plutôt d’une dimension morale et politique, cette conscience de la nécessité ou de l’urgence de faire l’« Europe » est différente de l’identité européenne. On peut être Européen, se sentir Européen sans ressentir la nécessité de faire l’Europe. Plus récente, la conscience européenne est un des phénomènes importants du 20e siècle, façonnée par ses grandes tragédies. Elle ne se réduit pas à l’ancienne « idée d’Europe », c’est-à-dire au simple projet d’unité européenne formulé par quelques prophètes. La « conscience » collective suppose un ancrage social plus profond de l’idée, ancrage déclenché par les grands chocs inaugurés par la guerre de 1914-1918 : « S’unir ou mourir », tel était le titre vigoureux du livre de Gaston Riou publié en 1929, dix ans après la fin du grand carnage que la majorité des Européens ne voulait pas revoir (« plus jamais ça ! »). Nous reviendrons sur la suite de traumatismes qui ont favorisé l’émergence de cette conscience. La conscience européenne ne meurt pas avec les débuts de la construction de l’Europe : elle désigne dès lors le sentiment de nécessité de poursuivre un mouvement. Existe-t-il un sentiment européen, phénomène calqué sur la notion d’un autre sentiment collectif, le « sentiment national » ? Ce sentiment dépasserait la simple conscience rationnelle d’une nécessité et désignerait toute l’affectivité investie dans l’idée européenne, c’est-à-dire l’ensemble des réflexes, des pulsions, y compris les forces irrationnelles, au service de la « cause » de l’Europe. Le sentiment européen supposerait que l’adhésion est non simplement de raison, mais d’inclination. Il impliquerait l’acceptation non seulement des droits qui découlent de l’unité euro85 VS71-79-90 Page 86 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Robert Frank péenne ou de l’espoir d’unité, mais aussi des devoirs qu’implique cette construction. De fait, l’histoire du sentiment européen risque de se réduire à l’histoire du mouvement européen et de ceux qui s’y sont engagés – ce qui n’est d’ailleurs pas rien. Si ce sentiment anime très tôt les militants, en nombre variable depuis les années 1920, il est peu répandu dans les sociétés au 20e siècle, tant il rencontre précisément la concurrence des sentiments nationaux, bien plus vifs et plus enracinés. La patrie, le patriotisme tournent plutôt autour de la nation, et le patriotisme européen, qui n’est d’ailleurs pas en contradiction avec le patriotisme originel, ne concerne qu’une minorité. Enfin, existe-t-il une nouvelle identité européenne, une identité politique européenne, c’est-à-dire un sentiment d’appartenance non seulement à une culture commune, mais à une entité politique : la Communauté ou l’Union européenne ? Il est vrai que la construction de l’Europe depuis 1950 a modifié l’identité européenne traditionnelle, commençant à créer, timidement, un sentiment d’appartenance, non plus seulement à une aire culturelle, mais à une communauté en gestation : la CEE, puis l’UE. Disons-le nettement : cette identité politique est très fragmentaire, pesant de peu de poids par rapport aux identités politiques nationales. Cette ambition est affichée pour la première fois dans le communiqué final du sommet européen de Copenhague en 1973, qui lance cette expression d’« identité européenne » au sens très contemporain du terme. On retrouve la notion dans l’expression d’« identité européenne de sécurité et de défense », forgée par les grands accords des années 1990. Cette identité politique désigne sans doute une « volonté d’identité » plus qu’une identité réelle. Quelle dynamique ouvre ou n’ouvre pas cette potentialité ou cette virtualité ? Il est difficile de répondre à la question, et tout le problème est de savoir si l’historien doit s’intéresser seulement aux « réalités » du présent ou s’il doit s’attaquer aussi aux « éventualités » que celui-ci ébauche. Paul Ricœur avait raison de distinguer deux types d’histoire du temps présent : d’une part, l’histoire d’un passé récent comportant un « point de clôture » (la seconde guerre mondiale, les empires coloniaux, le monde communiste), même si les effets de mémoire font qu’il n’est pas révolu (« le passé qui ne passe pas » dont parlent Éric Conan et Henry Rousso), et, d’autre part, une histoire du temps présent non clos et dont on ne connaît pas le mot de la fin 1. L’histoire de l’Europe fait partie de cette deuxième catégorie : il faut en assumer l’écriture avec tous ses risques. Au moins, considérer cette histoire européenne comme essentiellement une histoire du temps présent fournit un avantage. À travers les notions d’identité, d’idée, de conscience, etc., nous avons déjà montré au passage la non-linéarité des processus européens. L’histoire de l’Europe du temps présent montre particulièrement bien ces aspérités et ces ruptures. Elle contribue, pour reprendre encore une expression de Paul Ricœur, à « défataliser » le passé européen. LA SALUTAIRE HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT C’est sans doute la notion de conscience européenne qui est la plus utile pour caractériser cette problématique du temps présent, un temps étalé sur une bonne partie du 20e siècle, mais un temps non clos. La naissance de cette conscience constitue sans doute la plus grande rupture qui sépare une histoire européenne d’une autre histoire européenne. Pour l’essentiel, ce sont des stimuli négatifs, transformés en syndromes européens, qui ont alimenté pendant plusieurs décennies ce processus de conscientisation. Tout commence dans les années 1920, avec cette peur du retour 1. Paul Ricœur, « Remarques d’un philosophe », dans Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions, IHTP, 1993, p. 38-39. 86 VS71-79-90 Page 87 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Une histoire problématique, une histoire du temps présent « cycles européens » montre la relation complexe, conflictuelle et complémentaire entre identités nationales et conscience européenne. Chaque phase d’expansion et de succès finit par susciter des inquiétudes nationales, à l’origine de nombreuses déconvenues, comme le rejet de la Communauté européenne de défense en 1954, la crise gaullienne de 1963-1969 ou la dépression thatchérienne de 1979-1983. À l’inverse, chaque phase de recul ou d’échec ravive la conscience européenne, ce qui a permis les différentes « relances », celles de 1955 à Messine, de 1969 à La Haye ou de 1984 à Fontainebleau. La chute du Mur de Berlin en 1989 a créé un stimulus positif et une dynamique spectaculaire, en remettant à l’ordre du jour l’identité européenne de l’« Autre Europe » et en étendant le phénomène de conscientisation à l’Est. L’unification de l’Allemagne en 1990 a suscité des inquiétudes, vite dissipées par l’affirmation renouvelée de la vocation européenne de ce pays, et le flux des « avancées » de Maastricht en 1992 a été suivi par le reflux eurosceptique. Le retour de la guerre en Europe lors du conflit de Bosnie, l’impuissance de l’UE à y mettre fin ont ranimé une certaine conscience européenne. L’humiliation de voir les Américains réussir en 1995 les accords de Dayton après les frappes aériennes de l’OTAN et leur aide aux Croates et Musulmans a été assez traumatisante. Ce syndrome de Dayton, ainsi que les leçons de la guerre du Kosovo de 1999 ont contribué à faire progresser le concept d’identité européenne de sécurité et de défense, sujet qui paraissait impensable depuis l’échec de la CED. Cette brève histoire de la conscience européenne comme produit des syndromes et des échecs du 20e siècle est bien une « histoire européenne » du temps présent et elle nous prémunit contre toute vision téléologique. De même qu’il n’y avait pas, on l’a dit, passage automatique entre identicité et identité, de même il n’y a ni linéarité ni gradation progressive entre identité et conscience. À la fin du 19e et au de la guerre ou le syndrome de Verdun, qui génère le pacifisme, terreau des premières prises de conscience, du développement du premier mouvement européen et du premier débat sur un projet d’union européenne, le plan Briand. Puis une deuxième phase de conscientisation est ouverte par le second conflit mondial. Le syndrome de 1940 pour les Français ou, d’une façon plus générale, la hantise du déclin, confirmée par la décolonisation de l’après-guerre, persuade nombre de pays européens, selon une chronologie heurtée et complexe, de la nécessité de s’unir : l’enjeu est de garder un minimum d’influence dans un nouveau système international désormais dominé par deux superpuissances extra-européennes. La menace soviétique (ou le syndrome du coup de Prague) renforce ce sentiment de nécessité en limitant le besoin d’union à l’ouest du continent. Avec la lutte contre le nazisme, puis dans la guerre froide contre l’URSS, la conscience européenne se modifie dans la mesure où elle affirme nettement la démocratie comme fondement et condition de l’unité. L’affirmation est plus claire que pendant l’entre-deux-guerres où l’on se serait accommodé d’une Europe politique comprenant des régimes autoritaires et certains petits États orientaux alliés de la France. Bref, la conscience européenne se forge et se transforme essentiellement contre des adversaires (Hitler, Staline) ou des fléaux (la guerre, le déclin, la barbarie). Lorsque la construction européenne proprement dite commence en 1950, les stimuli restent extérieurs et négatifs, mais ils perdent leur dimension dramatique. Ce constat pousse certains à se demander paradoxalement s’il n’y a pas eu diminution de la conscience européenne depuis que l’Europe se construit. Denis de Rougemont s’inquiétait pendant les années 1970 de voir le chantier piétiner depuis que l’Europe « n’était plus une question de vie ou de mort ». En réalité, il y a bien réactivation périodique à l’occasion des échecs de l’« Europe ». L’observation de véritables 87 VS71-79-90 Page 88 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Robert Frank début du 20e siècle, l’ancienne identité européenne, essentiellement culturelle, n’était en rien incompatible avec les identités nationales, fondamentalement politiques. Ni même avec leurs versions exacerbées, les nationalismes. Le sentiment d’appartenance à la culture européenne engendrait un immense complexe de supériorité qui, derrière les rivalités politiques coloniales, créait une solidarité européenne pour « civiliser » les peuples colonisés. De ce point de vue, l’identité culturelle européenne se satisfaisait des divisions politiques de l’Europe. À partir de 1918, au fil des catastrophes du 20 e siècle, la conscience du déclin de l’Europe en arrive à transformer progressivement et profondément l’identité européenne et à dévitaliser le complexe de supériorité qui la caractérisait. Depuis que les Européens ne dominent plus le monde et qu’ils ne se prennent plus pour l’univers, ils se persuadent de la nécessité de s’unir. De Verdun à Auschwitz, l’angoisse du retour de la barbarie a favorisé ce changement identitaire. En d’autres termes, c’est moins la vieille identité culturelle qui a naturellement débouché sur la nouvelle conscience politique, que le mouvement inverse : c’est la conscience qui a modifié l’identité. Les continuités du temps long ont moins poussé à l’unité que les ruptures du 20e siècle. Charlemagne, Kant et Hugo ont moins compté que Hitler et Staline. La discontinuité existe donc à tous les niveaux. Il n’y a aucun processus fatal et irréversible qui va de l’identité à la conscience, de la conscience à la construction européenne, et de l’intégration à la naissance d’un sentiment et d’un patriotisme européens. Au contraire, les recherches récentes ont décelé des exemples de recul du sentiment européen, voire de la conscience européenne dans certains milieux : nombre d’intellectuels français aujourd’hui ont moins l’Europe comme espace de référence que leurs prédécesseurs des années 1920 1. L’histoire de l’Europe du temps présent ne peut pas non plus s’écrire sans mettre en perspective les relations complexes entre identités nationales et conscience européenne. Il y a souvent confrontation, mais il n’y a pas nécessairement exclusion, car ces sentiments collectifs s’insèrent aussi dans un système d’ambivalences et de tensions complémentaires. À bien des égards, la conscience européenne est une conscience de l’intérêt national bien compris. Alan Milward 2 a montré comment la construction européenne a été souvent le produit de stratégies nationales et le meilleur moyen de sauver les États-nations dans l’Europe de la seconde moitié du 20 e siècle. À l’inverse néanmoins, la construction européenne a changé les identités nationales et modifié leurs rapports avec les autres identités collectives, assurant la promotion d’une double ou d’une triple identité 3, avec trois étagements : région, nation et Europe. Au total, si les identités nationales restent prégnantes et si cette prégnance laisse un bel avenir aux histoires nationales, elle ne gomme pas pour autant la possibilité d’écrire une histoire de l’Europe et, n’ayons pas peur de l’adjectif, une « histoire européenne » de l’Europe. Jean-Pierre Rioux pense que la difficulté de l’Europe technocratique de Bruxelles à susciter l’enthousiasme des opinions, restées très nationales, induit la preuve a fortiori qu’il n’y a pas ou presque pas de place pour une histoire européenne. S’il entend par là une histoire « militante » et « bruxelloise » de l’Europe, il a raison. Mais il ne faut pas confondre pour autant sentiment et iden1. Cf. Andrée Bachoud, Josefina Cuesta, Michel Trebitsch, Les intellectuels et l’Europe de 1945 à nos jours, Paris, Publications universitaires, Denis Diderot, 2000. Cf. aussi Robert Frank, « Les contretemps de l’aventure européenne », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 60, octobre-décembre 1998, p. 82-101. 2. Alan Milward, The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 2e édition, 2000. 3. Hartmut Kaelble, « La double identité. Identités nationales et identité européenne », dans « Les identités européennes au XXe siècle : diversité, convergences et solidarités », actes à paraître. 88 VS71-79-90 Page 89 Mercredi, 26. octobre 2005 6:50 18 Une histoire problématique, une histoire du temps présent du fait de la construction européenne, les Français ne sont pas Français de la même manière en 2000 qu’en 1950 – sans parler des périodes antérieures –, et de même pour les Allemands, les Italiens ou les Britanniques, etc. Comprendre l’histoire de ces modifications culturelles, politiques et sociales des identités nationales, peut aider à mesurer jusqu’où va le processus déjà entamé de « familiarisation » et d’appropriation transnationale, à apprécier les dynamiques et les résistances. En vérité, l’histoire de l’Europe n’est en aucune façon une histoire de certitudes ; elle est l’histoire de la question européenne, l’histoire d’un questionnement que l’historien doit constamment renouveler. tité : ce n’est pas parce que le sentiment européen est particulièrement faible face aux sentiments nationaux que l’identité européenne n’existe pas. Les Européens se sentent malgré tout Européens à des titres et des sens divers, et on peut faire l’histoire de cette identité, une histoire européenne. Il ne faut pas confondre non plus sentiment et conscience : ce n’est pas parce que les masses ont du mal à se passionner pour l’idée européenne que la conscience européenne est inexistante. Elle existe comme « consensus mou », un objet d’histoire assurément bien difficile à vendre sur le plan éditorial, mais qui n’en est pas moins une « force profonde » pour reprendre l’expression de Pierre Renouvin. Une force discrète, mais socialement enracinée et largement diffuse, peut avoir plus de poids que bien des enthousiasmes spectaculaires et circonscrits. Assurément, dans cette histoire du temps présent les histoires des nations en Europe doivent avoir toute leur place, et on peut même oser une histoire européenne de ces nations. La nécessité est scientifique, pédagogique et civique à la fois. Il est important de savoir comment, Membre du Comité de rédaction de cette revue, Robert Frank est professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre d’histoire des relations internationales contemporaines (Institut Pierre-Renouvin). Il y dirige depuis 1995 le projet international sur « Les identités européennes au 20 e siècle ». 89