une histoire problématique, une histoire du temps présent

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une histoire problématique, une histoire du temps présent
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UNE HISTOIRE PROBLÉMATIQUE,
UNE HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT
Robert Frank
écrire l’histoire de l’Europe, puisque les
objets qu’elle situe ne la constituent pas
nécessairement. Bien plus, faire à tout prix
de l’Europe un objet d’histoire risque de
l’ériger en sujet de l’histoire, ou, pis, en fin
de l’histoire, avec la construction européenne comme happy end, c’est-à-dire
comme fin mot de cette histoire. Finalement, construire l’Europe comme objet
d’histoire, n’est-ce pas contribuer involontairement à construire l’Europe tout court ?
Cette opération, civiquement légitime, estelle valide scientifiquement ?
Voilà assurément une histoire à risques.
C’est peut-être ce qui en fait son charme.
Sans doute faut-il oser prendre le taureau
par les cornes et assumer ces risques, tout
d’abord en les analysant et en les mesurant. Puis, pour chercher à les dépasser, il
convient de transformer cette histoire problématique en une histoire problématisée.
En d’autres termes, l’histoire de l’Europe
doit être moins une mise en intrigue, fatalement fallacieuse, qu’une mise à plat sous
la forme d’un « problème » à déchiffrer à
travers une grille de lecture qui aide à
éviter anachronismes et illusions rétrospectives. Enfin, cette chasse aux fausses
concordances de temps peut mettre en
valeur plusieurs histoires de l’Europe, dont
une histoire du temps présent, en plus
grande discordance qu’on ne le croit d’ordinaire avec l’histoire longue de l’Europe.
L’histoire de l’Europe restera problématique tant que l’on ne s’entendra pas sur
son objet. Parlons-nous d’Europe-continent, d’Europe-civilisation, d’Europe-idéal
ou d’Europe-construction ? Quelle quadrature du cercle européen voulons-nous ainsi
apprendre et enseigner ? Pour réduire cette
incertitude, Robert Frank appelle en renfort l’histoire comparée, l’histoire des relations internationales et l’histoire du temps
présent. Il invoque les « forces profondes »
signalées naguère par Pierre Renouvin. Il
montre à très juste titre qu’identité et conscience européenne, pour être des acquis
du 20e siècle, n’en sont pas moins des concepts opératoires ou, plus utilement, de
fortes hypothèses de travail.
L
’histoire de l’Europe n’est pas une
histoire qui va de soi. Dire qu’il est
légitime de l’écrire suppose que l’Europe soit un objet aisément identifiable.
Or, comme l’antique héroïne qui lui a
donné son nom, elle est insaisissable, sauf
pour Zeus métamorphosé pour la bonne
cause en beau taureau blanc. Autant dire
insaisissable pour le commun des mortels.
Faut-il avoir l’impertinence de sortir de sa
condition humaine et tenter de saisir
l’« Europe », tenter de la comprendre historiquement ? Et cette impertinence historique peut-elle aboutir à une histoire
pertinente ? Après tout, écrire l’histoire de
l’Europe, c’est peut-être la forcer une
deuxième fois, la forcer à avoir une unité
de lieu, une fluidité dans le temps et une
homogénéité dans l’action qu’elle n’a pas
eues forcément. Écrire l’histoire d’objets
situés en Europe n’est pas pour autant
UNE HISTOIRE PROBLÉMATIQUE
S’il est difficile de penser l’histoire de
l’Europe ou tout simplement de « penser
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Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 71,
juillet-septembre 2001, p. 79-89.
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Robert Frank
l’Europe » 1, c’est que celle-ci est diaboliquement polysémique. Le mot « Europe » a
plusieurs sens, et chacune de ses acceptions fait problème. Tout d’abord, le mot a
un sens géographique. L’Europe est
d’abord un continent – passons sur le fait
qu’il a fallu des siècles pour que l’« Europe » se construise comme une représentation d’un continent. Mais la difficulté est
là, immédiate : ce continent a des contours
mal définis, car l’Europe est plutôt un morceau de continent à géographie variable,
inclus dans un ensemble plus vaste,
l’Eurasie, et cette géographie a été tributaire d’une complexe construction historique. Précisément – deuxième sens – le
mot « Europe » et son adjectif « européen »
ou « européenne » désigne aussi une civilisation, celle qui, avec sa diversité mais
aussi ses convergences, s’est construite sur
toute cette portion de continent que l’on a
distinguée de l’Asie. On connaît le triptyque conçu et voulu par Paul Valéry : « Il
y a Europe là où les influences de Rome
sur l’administration, de la Grèce sur la
pensée, du christianisme sur la vie intérieure se font sentir toutes les trois. » On
sait aussi la classique litanie des lieux communs de cette culture commune : l’Europe
des églises romanes et des cathédrales
gothiques, l’Europe humaniste de la Renaissance, l’Europe baroque, l’Europe des
Lumières et des révolutions politiques,
l’Europe romantique, l’Europe des chemins de fer et de la première industrialisation, l’Europe dominatrice, coloniale et impérialiste, l’Europe des démocraties parlementaires, etc. Cette « Europe-civilisation »
fait aussi problème : puisque à bien des
égards, elle s’est présentée comme universaliste et conquérante, la civilisation européenne est présente hors d’Europe, ce qui
contribue à rendre celle-ci difficilement
identifiable ou difficile à « définir ». Voilà
encore la question des limites de l’Europe
sans cesse posée, non plus seulement les
frontières du continent mais celles d’une
culture diffuse et diffusée dans le monde
entier. Troisième sens : l’Europe est également une « idée », un « projet » politique,
plus ou moins précis, celui de l’unité européenne. Cette idée n’est pas neuve, puisqu’on la trouve exprimée chez ceux qui
depuis le 15e siècle pensent la paix en Europe, du roi Podiebrad de Bohême – qui
écrit son Tractatus en 1467 – jusqu’au livre
de Kant, Pour la Paix perpétuelle, publié
en 1795, en passant par Sully et Henri IV,
William Penn, l’abbé de Saint-Pierre et
Jean-Jacques Rousseau 2. Cette idée prend
corps chez les Romantiques du 19e siècle,
de Mazzini à Victor Hugo, sans contradiction apparente avec l’essor concomitant de
la réalité des nationalités et des nations. Au
20e siècle, « l’idée » devient un début de
« réalité ». D’où la quatrième acception ou
série d’acceptions du mot Europe : celle-ci
désigne aussi la construction européenne,
voire l’entité caractérisant cette construction, à savoir la Communauté européenne,
puis l’Union européenne. Lorsqu’un Européen se dit pour ou contre l’« Europe », il
ne prend évidemment pas position par
rapport au « continent », ni par rapport à la
civilisation, mais par rapport à l’idée ou à
la construction européenne.
L’histoire de l’Europe est donc problématique, si l’on ne précise pas de quoi on
parle. Il est important de faire les distinctions nécessaires et de dire sur quel registre on se situe : l’Europe-continent, l’Europe-civilisation, l’Europe-idée, ou l’Europe
en construction c’est-à-dire l’Union européenne ? De plus, ces acceptions différentes ne s’inscrivent pas dans le même espace. En particulier, l’Union européenne
ne recouvre pas tout le continent européen. On la désigne malgré tout sous le
nom d’« Europe », comme si elle était toute
l’Europe, ou peut-être comme si elle devait
un jour la devenir tout entière. « L’Europe
est ancienne et future à la fois. Elle a reçu
1. Cf. le titre du livre d’Edgar Morin, Penser l’Europe,
Paris, Gallimard, 1987 et 2e édition en 1990.
2. Élisabeth du Réau, L’idée d’Europe au
Bruxelles, Complexe, 1996, p. 38-40.
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XXe
siècle,
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se fait et se décide en dernière analyse
dans le cadre d’instances nationales, toujours maîtresses de l’histoire. D’où la seconde idée : l’histoire « européenne » n’existe
pas en tant que telle ; toute histoire « européenne » de l’Europe risque d’être une reconstruction téléologique du passé, une
recherche éperdue et fausse d’antécédents
historiques, contournant le fait national et
les aspérités des conflits, un discours idéologique et hagiographique devant démontrer au fil des siècles la marche inéluctable et l’avenir radieux de l’unité européenne. Certains « manuels européens » en
gommant les divisions et les déchirures ont
tenté cette histoire généalogique consistant
à retrouver loin dans la profondeur de
l’histoire les racines de « l’aventure » actuelle de la construction de l’Europe.
L’exemple de l’usage de Charlemagne
peut étayer l’argumentation de Nicolas
Roussellier et de Jean-Pierre Rioux. Sous
prétexte d’un texte épique de l’an 800 qui
le qualifie de pater Europæ, on a voulu en
faire l’ancêtre direct des « pères de
l’Europe » du milieu du 20e siècle, de Jean
Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Paul-Henri Spaak et Alcide De Gasperi. D’ailleurs, depuis 1949, un « prix
Charlemagne » est décerné chaque année
par la ville d’Aix-la-Chapelle à une personne ayant hautement contribué par sa
pensée ou son action à l’unité de l’Europe.
La première fois, il a été attribué à Richard
de Coudenhove-Kalergi, le fondateur du
mouvement Paneurope pendant les années 1920 ; puis Robert Schuman et Jean
Monnet l’ont reçu ; plus récemment François Mitterrand et Vaclav Havel. L’historien
est obligé de se méfier des démarches qui
mêlent anachronismes et téléologie, qui
tracent une ligne droite de onze siècles et
demi entre le couronnement impérial de
Charles à Rome et les traités de mars 1957,
signés dans cette même Ville éternelle. Il
faudrait être très prudent dans la comparaison entre la construction d’un empire
qui s’effectue par le fer et le sang, qui
passe par le massacre des Saxons, et la
son nom il y a vingt-cinq siècles et pourtant elle est encore à l’état de projet » 1. Ces
phrases écrites par Jacques Le Goff montrent comment la polysémie de la notion
s’inscrit non seulement dans l’espace, mais
aussi dans le temps. Aucun autre continent
ne réunit toutes ces significations ni ne lie
aussi fortement le passé et l’avenir. Finalement, l’historien peut en tirer un avantage.
Ainsi, une fois les registres précisés, l’histoire de l’Europe paraît moins problématique et tout à fait faisable. Elle est certes
un espace mal délimité (Europe-continent), mais elle est un « espace de sens » 2,
c’est-à-dire un espace où convergent plusieurs acceptions d’Europe (Europe-civilisation, Europe-idée, Europe-construction),
des significations assignées par les différentes collectivités qui y vivent et donnent
ainsi un « sens » à leur coexistence, voire à
leur vivre-ensemble. De ce point de vue, il
est plus facile de repérer hier et aujourd’hui ce qui est « européen » en Europe
que de cerner ce qu’il y a d’« asiatique » de
Damas à Pékin, ou d’« africain » d’Alger au
Cap.
Néanmoins, cet avantage du « sens »
peut transformer l’histoire de l’Europe en
piège. Avec talent, Nicolas Roussellier et
Jean-Pierre Rioux en ont montré les
dangers 3. En premier lieu, les deux historiens montrent la difficulté – ou l’illégitimité – d’écrire une histoire européenne
contemporaine de l’Europe. Les États-nations européens ont tant de force que ce
sont eux qui finalement font l’histoire.
« L’histoire européenne est nationale, nation par nation » 4. Même la construction
européenne, précise Nicolas Roussellier,
1. Deux premières phrases du livre de Jacques Le Goff, La
vieille Europe et la nôtre, Paris, Seuil, 1994.
2. Cf. la problématique lancée par Zaki Laïdi (dir.),
Géopolitique du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, 384
p.
3. Nicolas Roussellier, « Pour une écriture européenne de
l’histoire de l’Europe », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
n° 38, avril-juin 1993, p. 74-89 ; Jean-Pierre Rioux, « Pour
une histoire de l’Europe sans adjectif », Vingtième Siècle.
Revue d’histoire, n° 50, avril-juin 1996, p. 101-110. Cf. aussi
Jean-Clément Martin, « Quelle histoire pour l’Europe ? »,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 53, janvier-mars 1997.
4. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 75.
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Robert Frank
construction de l’Europe dans la deuxième
partie du 20e siècle. Il n’est même pas sûr
qu’il y ait eu un véritable projet d’unité
politique chez celui qui préférait finalement se faire nommer « roi des Francs et
des Lombards » et qui avait déjà envisagé
de partager son immense empire, ce que
fit finalement son fils Louis le Pieux 1.
Nicolas Roussellier propose de déjouer
le piège de l’histoire théologique et téléologique en préférant, à une « histoire
européenne », une « écriture européenne
de l’histoire de l’Europe », une écriture qui
soit complète et ne néglige pas les faits nationaux. Jean-Pierre Rioux, quant à lui,
juge plus sage de faire une histoire de l’Europe sans l’adjectif « européenne ». Les
deux auteurs concluent sur la nécessité de
conjuguer dialectiquement, à propos de
l’Europe, l’un et le multiple 2, de travailler
sur le « chaos génésique » 3. De fait, dans
son livre Penser l’Europe, publié en 1987,
Edgar Morin avait déjà mis l’accent sur
cette unitas multiplex et, inspiré par Hegel
et Denis de Rougemont, il avait explicité la
« dialogique » européenne capable de créer,
dans un grand « tourbillon culturel » permanent, des antagonismes féconds (religion-raison, foi-doute, particulier-universel, tradition-évolution, réaction-révolution,
totalitarisme-démocratie, etc.) : « La culture
européenne ne subit pas seulement ces
oppositions, conflits et crises ; elle en vit
… Ce qui est important dans la culture
européenne, ce ne sont pas seulement les
idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science), ce sont ces idées et
leurs contraires ».
Pour l’historien, ces réflexions doivent
constituer aujourd’hui un point de départ
et non un point d’aboutissement. Il est tout
à fait juste de dire qu’il n’y a pas de prédestination européenne à l’unité de l’Eu-
rope. Écrire l’histoire de l’Europe en braquant les projecteurs sur « l’un » sans analyser le « multiple » et la « diversité », en
privilégiant l’étude des convergences aux
dépens de celle des différences, des différends et des conflits, c’est livrer une histoire
rose, mais mutilée. Il convient cependant
d’aller plus loin dans la critique. La problématique de la « dialogique européenne » est
intellectuellement très stimulante. Mais
n’est-elle pas un lieu commun, sans cesse
répété pour nous faire plaisir à nous
Européens, en flattant l’élan créateur d’une
Europe supérieure, grâce à sa richesse
dialectique ? Il faut veiller à ce que son
usage ne soit pas à son tour un outil de glorification de notre culture sur un mode téléologique. Le passé récent a montré que
les « dialectiques » pouvaient aussi avoir
leur telos. Ne risque-t-on pas de passer de la
légende rose de l’unité européenne au
mythe rouge et noir de l’unité-diversité du
« génie européen » capable d’accoucher
d’une Union européenne alliant harmonieusement les contraires dans la plus parfaite
des subsidiarités ? Edgar Morin dit lui-même
que toute culture a une part de « dialogique » et que l’Europe n’a pas ce monopole. Ce qu’il y a d’« européen » dans l’Europe ne se situe pas nécessairement là.
Mais, d’un autre côté, il est peut-être vite dit
que l’on ne peut pas faire l’histoire de ce qui
est spécifiquement « européen ». Pour cerner cette spécificité, il est nécessaire de
chercher une grille de lecture associant les
méthodes de l’histoire comparée et celles
de l’histoire des relations internationales.
UNE GRILLE DE LECTURE
La méthode comparatiste, classique
depuis le plaidoyer célèbre de Marc Bloch,
mais si difficile à mettre en œuvre, a
permis aux spécialistes d’histoire sociale
de cerner les composantes d’une « société
européenne ». Hartmut Kaelble 4, que Ni-
1. Cf. une intéressante analyse de Dietrich Kurze, « La Respublica Christiana et l’Europe médiévale » dans Klaus Malettke (dir.), Imaginer l’Europe, Paris, Belin, De Boeck, 1998,
p. 14-16.
2. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 89.
3. Jean-Pierre Rioux, art. cité, p. 109.
4. Hartmut Kaelble, Vers une société européenne, Paris,
Belin, 1990.
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l’identité de la « petite patrie » (« pays », village, ville, quartier), ou – pourquoi pas ? –
l’identité européenne. Même l’identité nationale, du fait de cette multiplicité identitaire, a une autonomie par rapport à l’Étatnation, et s’articule à des degrés divers
avec les autres identités collectives.
En outre, lorsque l’on se concentre sur
l’histoire proprement dite des relations internationales en Europe, sur les relations
intereuropéennes elles-mêmes, il est difficile de ne pas rencontrer une « histoire
européenne ». Nicolas Roussellier écarte
un peu trop vite cet horizon de l’histoire de
l’Europe dans une note de son article 1,
préférant exclure de son propos « les histoires de l’Europe fondées sur un point de
vue diplomatique ». Même les « événements de l’histoire de la construction européenne » ont du mal à ses yeux à obtenir le
brevet d’« européen », tant ils résultent de
décisions fondamentalement « nationales »,
car ils « ne sont pas différents par leur
nature des événements constitutifs de l’histoire diplomatique de l’Europe et de la
question européenne » : « Rome ou Maastricht, écrit-il, ne sont pas de nature différente de Westphalie, de Vienne, Versailles
ou Locarno. Ils sont européens par procédure ou par le fait de leur signature, mais
point dans leur caractère de faits historiques. Un événement juridique ne crée
pas un fait historique. » 2
Tout n’est pas faux dans cette analyse,
mais elle tend à nier quarante ans d’historiographie française en réduisant l’histoire
des relations internationales à l’histoire diplomatique et l’histoire diplomatique à une
vision étroite à la fois de l’histoire et du
droit. Certes, Nicolas Roussellier a raison
de dire que les traités qu’il mentionne sont
en définitive des décisions prises par les
États-nations. En soulignant une certaine
continuité entre ces accords, il rejoint
même en partie les réflexions actuelles des
historiens sur la notion d’« ordre euro-
colas Roussellier a raison de citer abondamment, a croisé comparaison interne (à
l’intérieur de l’Europe à travers ses différentes contrées) et comparaison externe
(avec la société extra-européenne la plus
proche de l’Europe : celle de l’Amérique
du Nord) pour repérer des convergences
typiquement européennes construites dans
un temps plus ou moins long : structure de
la famille, âge du mariage, utilisation de
l’espace urbain, culture ouvrière, ÉtatProvidence, etc. Ces phénomènes transnationaux qu’il a pu isoler sont dus en partie
à des facteurs communs endogènes : le
même contexte et les mêmes causes peuvent produire le même type d’effets de part
et d’autre des frontières. Mais une partie de
l’explication tient aussi au poids des relations entre les nations européennes. L’approche internationaliste est donc également
indispensable pour mesurer le rôle des
échanges, des influences réciproques entre
les peuples, des regards croisés, bref les relations intereuropéennes, dans la construction de ces forces transeuropéennes. Les
recherches actuelles mettent l’accent sur la
notion de « transfert » : les transferts idéologiques, culturels, les transferts technologiques et économiques ne passent pas nécessairement par le truchement de l’espace
de l’État-nation, mais par des « réseaux et
des lieux de sociabilité européenne » mettant en relation d’un pays à l’autre, des milieux d’affaires, des milieux intellectuels,
religieux ou politiques ; par exemple, le
microcosme genevois de la Société de Nations entre les deux guerres. Ainsi, rejeter
une histoire « européenne » sous prétexte
que l’histoire est avant tout « nationale »
relève d’une conception trop étroite de
l’histoire politique. Nul doute que les Étatsnations font, à l’époque contemporaine,
l’essentiel des événements et de l’événementiel. Mais l’historien note aussi le degré
d’autonomie des sociétés par rapport à
l’État, par rapport à l’État-nation. De
même, il est confronté dans son étude à la
coexistence de plusieurs identités à l’intérieur de ces sociétés : l’identité familiale,
1. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 76, note 1.
2. Nicolas Roussellier, art. cité, p. 76.
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péen » qui traverse quelques siècles d’histoire de l’Europe. Mais, en limitant cette
continuité à l’ordre juridique, il concentre
le regard sur les mécanismes de décision
nationaux sans voir ce qu’il y a de culturellement et de politiquement « européen »
dans le processus. Précisément, Westphalie, Versailles, Locarno, Rome et Maastricht sont des événements historiques et
des événements européens parce que leur
portée dépasse les questions de procédure
et transcende les simples échos nationaux.
Paul W. Schroeder, Georges-Henri Soutou,
Lucien Bély et d’autres 1 ont montré que
l’« ordre européen » recherche non pas
seulement un équilibre mécanique entre
les puissances et les intérêts étatiques ou
nationaux, mais aussi une légitimité dans
un ensemble organique de valeurs communes et dans le sentiment d’une civilisation partagée. Georges-Henri Soutou va
jusqu’à voir dans les accords de Potsdam
de 1945 une réactivation de cet « ordre
européen », mis entre parenthèses sans
être tout à fait abandonnés pendant le
grand affrontement Est-Ouest, puis servant
de cadre de sortie de guerre froide en 1990
au moment de l’unification de l’Allemagne 2. Dans tous ces processus, les
célèbres « forces profondes » définies par
Pierre Renouvin ont une dimension authentiquement « européenne » et ne sont
pas une simple juxtaposition de forces nationales. Même la problématique de l’ordre
européen ne relève pas exclusivement de
la conception « réaliste » des politologues
en matière de relations internationales,
puisque cet ordre européen met en mouvement non seulement des relations interétatiques, mais aussi des relations intersociétales. De ce point de vue, l’Europe est
en même temps un espace de civilisation(s) et un système de relations, et l’écriture de son histoire doit en tenir compte.
En outre, au-delà des continuités, il faut
repérer les ruptures. La construction européenne de la seconde moitié du 20e siècle
prolonge d’autant plus facilement certains
aspects de l’ordre européen classique que
celui-ci ne se réduisait pas à un système de
rapports de force, puisqu’il se voulait aussi
un projet culturel et politique, changeant
avec le temps. Mais il est crucial de voir
aussi en quoi Rome et Maastricht sont des
faits « européens » radicalement nouveaux,
en rupture avec les traités précédents, et
pas seulement du point de vue du droit : il
y a une « dynamique européenne » d’un
autre type qu’il faut étudier et qui implique
des pratiques sociales « européennes » différentes. Ces deux traités, par leurs articles
relatifs à la supranationalité, bousculent les
cultures politiques et tendent à modifier
l’articulation entre les identités collectives
qui coexistent en Europe. Pour mieux mesurer la part de continuité et de ruptures
dans les différents processus européens, il
est temps maintenant de préciser certaines
notions afin de compléter la grille de lecture permettant de décrypter l’Europe-problème et de se prémunir contre les anachronismes et les démarches téléologiques. 3
Lorsque l’on décèle en Europe des traits
communs d’ordre culturel, économique ou
politique, lorsque l’on repère les éléments
objectifs d’une spécificité, on peut parler
d’identique européen ou d’identicité européenne. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la notion d’ identité européenne, car, comme Julien Benda l’a déjà
écrit dans son Discours à la nation euro-
1. Paul W. Schroeder, The Transformation of European
Politics, 1763-1848, Oxford, Oxford University Press, 1994 ;
Marlis Steinert et Georges-Henri Soutou, « Ordre européen
et construction européenne XIXe-XXe siècles », Relations internationales, n° 90, 1997 ; Jean Bérenger et Georges-Henri
Soutou, L’ordre européen du XVIe au XXe siècle, Paris, PUPS,
1998.
2. Georges-Henri Soutou, La guerre de cinquante ans. Les
relations Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001.
3. Les développements qui suivent s’inspirent largement
d’une longue enquête faite par un réseau d’historiens européens, créé en 1989 par René Girault, coordonné depuis
1995 par Gérard Bossuat et moi-même. Cf. René Girault
(dir.), Identités et conscience européennes au XXe siècle, Paris,
Hachette, 1994. De nombreux autres ouvrages collectifs ont
été publiés. Les actes du colloque tenu à Paris en 1999 « Les
identités européennes au XXe siècle : diversité, convergences
et solidarités » seront publiés en 2001.
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Une histoire problématique, une histoire du temps présent
péenne en 1933, les traits communs entre
Européens ne produisent pas nécessairement de l’identité européenne. L’identité
européenne n’est pas le fait d’être « même »
(idem), mais de le savoir ; elle ne consiste
pas à partager des traits identiques, mais à
en avoir conscience. Parce que l’identité
européenne est une identicité connue, reconnue et assumée, elle est un sentiment
d’appartenance et la conscience d’ être
Européen. Pour qu’il y ait identité, il faut
un processus d’identification. Ce processus, commencé en Europe entre le
Moyen Âge et la Renaissance, a été fondé
essentiellement sur la culture. Long, discontinu et multiséculaire, avec son lot
d’appropriations, de réappropriations (la
Grèce et la Rome antiques), d’emprunts à
l’extérieur, de mythification et d’instrumentalisation, il n’a rien eu de spontané ni
d’automatique. Des traits identiques culturels n’engendrent pas nécessairement une
identité culturelle. Malgré son ancienneté,
celle-ci reste le propre des élites. Voilà
pourquoi Julien Benda préconisait pour le
triomphe de l’idée européenne (le projet
politique d’union) un grand effort de la
part des éducateurs pour promouvoir une
éducation européenne. À ses yeux, au
19e siècle, ce ne fut pas le Zollverein qui
avait fait progresser l’idée d’Allemagne
mais les Discours à la nation allemande de
Fichte. D’où le titre qu’il donne à son
propre écrit en 1933 et son appel aux intellectuels. Il considère que leur engagement
est plus important que tous les projets
d’union économique ou douanière inscrits
dans le défunt projet Briand de 1930. Sans
doute, cette réflexion de Benda est-elle
aujourd’hui d’une actualité impressionnante quand on voit monter les critiques
contre l’Europe strictement économique et
technocratique. Pourtant, là encore, il faut
veiller à ne pas tomber dans l’illusion rétrospective. De même qu’il n’y a pas passage automatique entre l’identicité et l’identité, de même l’identité culturelle européenne ne mène pas tout droit à l’unité de
l’Europe.
Pour comprendre en effet certaines
évolutions ou certaines ruptures, il faut
faire appel à une autre notion : la conscience européenne. Nous proposons de
désigner par cette expression le sentiment, socialement partagé, d’une nécessité vitale de construire l’Europe. Relevant
plutôt d’une dimension morale et politique, cette conscience de la nécessité ou
de l’urgence de faire l’« Europe » est différente de l’identité européenne. On peut
être Européen, se sentir Européen sans
ressentir la nécessité de faire l’Europe.
Plus récente, la conscience européenne
est un des phénomènes importants du 20e
siècle, façonnée par ses grandes tragédies. Elle ne se réduit pas à l’ancienne
« idée d’Europe », c’est-à-dire au simple
projet d’unité européenne formulé par
quelques prophètes. La « conscience » collective suppose un ancrage social plus
profond de l’idée, ancrage déclenché par
les grands chocs inaugurés par la guerre de
1914-1918 : « S’unir ou mourir », tel était le
titre vigoureux du livre de Gaston Riou
publié en 1929, dix ans après la fin du
grand carnage que la majorité des Européens ne voulait pas revoir (« plus jamais
ça ! »). Nous reviendrons sur la suite de
traumatismes qui ont favorisé l’émergence
de cette conscience. La conscience européenne ne meurt pas avec les débuts de la
construction de l’Europe : elle désigne dès
lors le sentiment de nécessité de poursuivre un mouvement.
Existe-t-il un sentiment européen, phénomène calqué sur la notion d’un autre
sentiment collectif, le « sentiment national » ? Ce sentiment dépasserait la simple
conscience rationnelle d’une nécessité et
désignerait toute l’affectivité investie dans
l’idée européenne, c’est-à-dire l’ensemble
des réflexes, des pulsions, y compris les
forces irrationnelles, au service de la
« cause » de l’Europe. Le sentiment européen supposerait que l’adhésion est non
simplement de raison, mais d’inclination. Il
impliquerait l’acceptation non seulement
des droits qui découlent de l’unité euro85
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péenne ou de l’espoir d’unité, mais aussi
des devoirs qu’implique cette construction.
De fait, l’histoire du sentiment européen
risque de se réduire à l’histoire du mouvement européen et de ceux qui s’y sont engagés – ce qui n’est d’ailleurs pas rien. Si ce
sentiment anime très tôt les militants, en
nombre variable depuis les années 1920, il
est peu répandu dans les sociétés au 20e
siècle, tant il rencontre précisément la
concurrence des sentiments nationaux,
bien plus vifs et plus enracinés. La patrie,
le patriotisme tournent plutôt autour de la
nation, et le patriotisme européen, qui
n’est d’ailleurs pas en contradiction avec le
patriotisme originel, ne concerne qu’une
minorité.
Enfin, existe-t-il une nouvelle identité
européenne, une identité politique européenne, c’est-à-dire un sentiment d’appartenance non seulement à une culture commune, mais à une entité politique : la
Communauté ou l’Union européenne ? Il
est vrai que la construction de l’Europe
depuis 1950 a modifié l’identité européenne traditionnelle, commençant à
créer, timidement, un sentiment d’appartenance, non plus seulement à une aire
culturelle, mais à une communauté en
gestation : la CEE, puis l’UE. Disons-le
nettement : cette identité politique est très
fragmentaire, pesant de peu de poids par
rapport aux identités politiques nationales.
Cette ambition est affichée pour la première fois dans le communiqué final du
sommet européen de Copenhague en
1973, qui lance cette expression d’« identité
européenne » au sens très contemporain
du terme. On retrouve la notion dans l’expression d’« identité européenne de sécurité et de défense », forgée par les grands
accords des années 1990. Cette identité
politique désigne sans doute une « volonté
d’identité » plus qu’une identité réelle.
Quelle dynamique ouvre ou n’ouvre pas
cette potentialité ou cette virtualité ? Il est
difficile de répondre à la question, et tout
le problème est de savoir si l’historien doit
s’intéresser seulement aux « réalités » du
présent ou s’il doit s’attaquer aussi aux
« éventualités » que celui-ci ébauche.
Paul Ricœur avait raison de distinguer
deux types d’histoire du temps présent :
d’une part, l’histoire d’un passé récent
comportant un « point de clôture » (la seconde guerre mondiale, les empires coloniaux, le monde communiste), même si les
effets de mémoire font qu’il n’est pas
révolu (« le passé qui ne passe pas » dont
parlent Éric Conan et Henry Rousso), et,
d’autre part, une histoire du temps présent
non clos et dont on ne connaît pas le mot
de la fin 1. L’histoire de l’Europe fait partie
de cette deuxième catégorie : il faut en assumer l’écriture avec tous ses risques. Au
moins, considérer cette histoire européenne comme essentiellement une histoire du temps présent fournit un avantage.
À travers les notions d’identité, d’idée, de
conscience, etc., nous avons déjà montré
au passage la non-linéarité des processus
européens. L’histoire de l’Europe du temps
présent montre particulièrement bien ces
aspérités et ces ruptures. Elle contribue,
pour reprendre encore une expression de
Paul Ricœur, à « défataliser » le passé européen.
LA SALUTAIRE HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT
C’est sans doute la notion de conscience
européenne qui est la plus utile pour caractériser cette problématique du temps
présent, un temps étalé sur une bonne
partie du 20e siècle, mais un temps non
clos. La naissance de cette conscience
constitue sans doute la plus grande rupture
qui sépare une histoire européenne d’une
autre histoire européenne. Pour l’essentiel,
ce sont des stimuli négatifs, transformés en
syndromes européens, qui ont alimenté
pendant plusieurs décennies ce processus
de conscientisation. Tout commence dans
les années 1920, avec cette peur du retour
1. Paul Ricœur, « Remarques d’un philosophe », dans
Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS Éditions,
IHTP, 1993, p. 38-39.
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Une histoire problématique, une histoire du temps présent
« cycles européens » montre la relation
complexe, conflictuelle et complémentaire
entre identités nationales et conscience
européenne. Chaque phase d’expansion et
de succès finit par susciter des inquiétudes
nationales, à l’origine de nombreuses déconvenues, comme le rejet de la Communauté européenne de défense en 1954, la
crise gaullienne de 1963-1969 ou la dépression thatchérienne de 1979-1983. À
l’inverse, chaque phase de recul ou d’échec
ravive la conscience européenne, ce qui a
permis les différentes « relances », celles de
1955 à Messine, de 1969 à La Haye ou de
1984 à Fontainebleau. La chute du Mur de
Berlin en 1989 a créé un stimulus positif et
une dynamique spectaculaire, en remettant
à l’ordre du jour l’identité européenne de
l’« Autre Europe » et en étendant le phénomène de conscientisation à l’Est. L’unification de l’Allemagne en 1990 a suscité des
inquiétudes, vite dissipées par l’affirmation
renouvelée de la vocation européenne de
ce pays, et le flux des « avancées » de
Maastricht en 1992 a été suivi par le reflux
eurosceptique. Le retour de la guerre en
Europe lors du conflit de Bosnie, l’impuissance de l’UE à y mettre fin ont ranimé une
certaine conscience européenne. L’humiliation de voir les Américains réussir en
1995 les accords de Dayton après les
frappes aériennes de l’OTAN et leur aide
aux Croates et Musulmans a été assez traumatisante. Ce syndrome de Dayton, ainsi
que les leçons de la guerre du Kosovo de
1999 ont contribué à faire progresser le
concept d’identité européenne de sécurité
et de défense, sujet qui paraissait impensable depuis l’échec de la CED.
Cette brève histoire de la conscience
européenne comme produit des syndromes et des échecs du 20e siècle est bien
une « histoire européenne » du temps présent et elle nous prémunit contre toute
vision téléologique. De même qu’il n’y
avait pas, on l’a dit, passage automatique
entre identicité et identité, de même il n’y
a ni linéarité ni gradation progressive entre
identité et conscience. À la fin du 19e et au
de la guerre ou le syndrome de Verdun,
qui génère le pacifisme, terreau des premières prises de conscience, du développement du premier mouvement européen
et du premier débat sur un projet d’union
européenne, le plan Briand. Puis une
deuxième phase de conscientisation est
ouverte par le second conflit mondial. Le
syndrome de 1940 pour les Français ou,
d’une façon plus générale, la hantise du
déclin, confirmée par la décolonisation de
l’après-guerre, persuade nombre de pays
européens, selon une chronologie heurtée
et complexe, de la nécessité de s’unir :
l’enjeu est de garder un minimum d’influence dans un nouveau système international désormais dominé par deux superpuissances extra-européennes. La menace
soviétique (ou le syndrome du coup de
Prague) renforce ce sentiment de nécessité
en limitant le besoin d’union à l’ouest du
continent. Avec la lutte contre le nazisme,
puis dans la guerre froide contre l’URSS, la
conscience européenne se modifie dans la
mesure où elle affirme nettement la démocratie comme fondement et condition de
l’unité. L’affirmation est plus claire que
pendant l’entre-deux-guerres où l’on se
serait accommodé d’une Europe politique
comprenant des régimes autoritaires et certains petits États orientaux alliés de la
France. Bref, la conscience européenne se
forge et se transforme essentiellement
contre des adversaires (Hitler, Staline) ou
des fléaux (la guerre, le déclin, la barbarie). Lorsque la construction européenne
proprement dite commence en 1950, les
stimuli restent extérieurs et négatifs, mais
ils perdent leur dimension dramatique.
Ce constat pousse certains à se demander paradoxalement s’il n’y a pas eu
diminution de la conscience européenne
depuis que l’Europe se construit. Denis de
Rougemont s’inquiétait pendant les années
1970 de voir le chantier piétiner depuis
que l’Europe « n’était plus une question de
vie ou de mort ». En réalité, il y a bien réactivation périodique à l’occasion des échecs
de l’« Europe ». L’observation de véritables
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début du 20e siècle, l’ancienne identité européenne, essentiellement culturelle, n’était
en rien incompatible avec les identités nationales, fondamentalement politiques. Ni
même avec leurs versions exacerbées, les
nationalismes. Le sentiment d’appartenance à la culture européenne engendrait
un immense complexe de supériorité qui,
derrière les rivalités politiques coloniales,
créait une solidarité européenne pour
« civiliser » les peuples colonisés. De ce
point de vue, l’identité culturelle européenne se satisfaisait des divisions politiques de l’Europe. À partir de 1918, au fil
des catastrophes du 20 e siècle, la conscience du déclin de l’Europe en arrive à
transformer progressivement et profondément l’identité européenne et à dévitaliser
le complexe de supériorité qui la caractérisait. Depuis que les Européens ne dominent plus le monde et qu’ils ne se prennent
plus pour l’univers, ils se persuadent de la
nécessité de s’unir. De Verdun à Auschwitz, l’angoisse du retour de la barbarie
a favorisé ce changement identitaire. En
d’autres termes, c’est moins la vieille identité culturelle qui a naturellement débouché sur la nouvelle conscience politique, que le mouvement inverse : c’est la
conscience qui a modifié l’identité. Les
continuités du temps long ont moins
poussé à l’unité que les ruptures du
20e siècle. Charlemagne, Kant et Hugo ont
moins compté que Hitler et Staline.
La discontinuité existe donc à tous les
niveaux. Il n’y a aucun processus fatal et irréversible qui va de l’identité à la conscience, de la conscience à la construction
européenne, et de l’intégration à la naissance d’un sentiment et d’un patriotisme
européens. Au contraire, les recherches récentes ont décelé des exemples de recul
du sentiment européen, voire de la conscience européenne dans certains milieux :
nombre d’intellectuels français aujourd’hui
ont moins l’Europe comme espace de référence que leurs prédécesseurs des années
1920 1.
L’histoire de l’Europe du temps présent
ne peut pas non plus s’écrire sans mettre
en perspective les relations complexes
entre identités nationales et conscience
européenne. Il y a souvent confrontation,
mais il n’y a pas nécessairement exclusion,
car ces sentiments collectifs s’insèrent aussi
dans un système d’ambivalences et de tensions complémentaires. À bien des égards,
la conscience européenne est une conscience de l’intérêt national bien compris.
Alan Milward 2 a montré comment la construction européenne a été souvent le produit de stratégies nationales et le meilleur
moyen de sauver les États-nations dans
l’Europe de la seconde moitié du 20 e
siècle. À l’inverse néanmoins, la construction européenne a changé les identités nationales et modifié leurs rapports avec les
autres identités collectives, assurant la promotion d’une double ou d’une triple
identité 3, avec trois étagements : région,
nation et Europe.
Au total, si les identités nationales restent prégnantes et si cette prégnance laisse
un bel avenir aux histoires nationales, elle
ne gomme pas pour autant la possibilité
d’écrire une histoire de l’Europe et, n’ayons
pas peur de l’adjectif, une « histoire européenne » de l’Europe. Jean-Pierre Rioux
pense que la difficulté de l’Europe technocratique de Bruxelles à susciter l’enthousiasme des opinions, restées très nationales, induit la preuve a fortiori qu’il n’y a
pas ou presque pas de place pour une histoire européenne. S’il entend par là une
histoire « militante » et « bruxelloise » de
l’Europe, il a raison. Mais il ne faut pas
confondre pour autant sentiment et iden1. Cf. Andrée Bachoud, Josefina Cuesta, Michel Trebitsch,
Les intellectuels et l’Europe de 1945 à nos jours, Paris, Publications universitaires, Denis Diderot, 2000. Cf. aussi Robert
Frank, « Les contretemps de l’aventure européenne », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 60, octobre-décembre 1998,
p. 82-101.
2. Alan Milward, The European Rescue of the Nation-State,
Londres, Routledge, 2e édition, 2000.
3. Hartmut Kaelble, « La double identité. Identités nationales et identité européenne », dans « Les identités européennes au XXe siècle : diversité, convergences et
solidarités », actes à paraître.
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Une histoire problématique, une histoire du temps présent
du fait de la construction européenne, les
Français ne sont pas Français de la même
manière en 2000 qu’en 1950 – sans parler
des périodes antérieures –, et de même
pour les Allemands, les Italiens ou les
Britanniques, etc. Comprendre l’histoire de
ces modifications culturelles, politiques et
sociales des identités nationales, peut aider
à mesurer jusqu’où va le processus déjà
entamé de « familiarisation » et d’appropriation transnationale, à apprécier les
dynamiques et les résistances. En vérité,
l’histoire de l’Europe n’est en aucune façon
une histoire de certitudes ; elle est l’histoire de la question européenne, l’histoire
d’un questionnement que l’historien doit
constamment renouveler.
tité : ce n’est pas parce que le sentiment
européen est particulièrement faible face
aux sentiments nationaux que l’identité
européenne n’existe pas. Les Européens se
sentent malgré tout Européens à des titres
et des sens divers, et on peut faire l’histoire
de cette identité, une histoire européenne.
Il ne faut pas confondre non plus sentiment et conscience : ce n’est pas parce que
les masses ont du mal à se passionner pour
l’idée européenne que la conscience européenne est inexistante. Elle existe comme
« consensus mou », un objet d’histoire
assurément bien difficile à vendre sur le
plan éditorial, mais qui n’en est pas moins
une « force profonde » pour reprendre l’expression de Pierre Renouvin. Une force
discrète, mais socialement enracinée et largement diffuse, peut avoir plus de poids
que bien des enthousiasmes spectaculaires
et circonscrits. Assurément, dans cette histoire du temps présent les histoires des nations en Europe doivent avoir toute leur
place, et on peut même oser une histoire
européenne de ces nations. La nécessité
est scientifique, pédagogique et civique à
la fois. Il est important de savoir comment,
Membre du Comité de rédaction de cette revue,
Robert Frank est professeur à l’université Paris 1
Panthéon-Sorbonne et directeur du Centre d’histoire des relations internationales contemporaines
(Institut Pierre-Renouvin). Il y dirige depuis 1995
le projet international sur « Les identités européennes au 20 e siècle ».
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