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Collection « Etudes africaines » Sur le même thème au Zaïre - KABAMBA NKAMANY : Pouvoirs et idéologies tribales au Zaïre, préfacé par E. Mbokolo, 134 p. - KABUYA Lumuna Sando: Nord-Katanga 1960-64 - De la sécession à la guerre civile - Le meurtre des chefs,222 p. - KALONDA DJESSA J-G : Du Congo prospère au Zaïre en débâcle, 240 p. - WEISS H. : Radicalisme rural et lutte pour l'indépendance au Congo-Zaïre - Le parti Solidaire Africain 1959-1960, préfacé par I. Wallerstein, 354 p. - WEISS H., VERHAEGEN B. éd. : Rébellions - Révolution au Zaïre 1963-65, préface de C. Coquery-Vidrovitch, 2 tomes. Etc. BAKAJIKA Banjikila Thomas EPURATION ETHNIQUE EN AFRIQUE: LES "KASAÏENS" (Katanga 1961- Shaba 1992) Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'EcolePolytechnique 75005 Paris (France) L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) Canada H2Y lK9 L'auteur Bakajika Banjikila Thomas est né à Mikalayi en 1951. Fils d'un ouvrier de l'Union Minière du Haut-Katanga (UMHK puis Gécamines), il passa sa jeunesse au camp de Kolwezi où Il fit ses études primaires et secondaires. Inscrit à l'Université Lovanium de Léopoldville (Kinshasa) en 1970, il obtint une licence en histoire à l'Université de Lubumbashi, en 1974. Enseigna l'histoire et la philosophie à l'Institut Kilima de la Zone Kenya, jusqu'en 1976, avant de devenir Assistant de recherche au Centre international de sémiologie du campus universitaire de Lubumbashi et Attaché de recherche au Centre zaïrois d'études africaines (1980) de l'Université de Kinshasa. Chef des travaux et secrétaire du département d'histoire à l'Université de Kinshasa (1986) et Attaché de recherche à l'Institut africain d'études prospectives (1990), il a obtenu au Zaïre un diplôme d'études supérieures (D.E.S.), avant d'aller soutenir une thèse de doctorat en histoire à la faculté des lettres de l'Université Laval de Québec (1993), au Canada. Auteur de plusieurs articles dans des revues spécialisées. Couverture: Les. "Kasaïens" attendent en gare de Likasi d'improbables convois qui devraient les emporter "chez eux", au Kasaï (photos de l'auteur en 1993). cgL'Hannattan 1997 ISBN: 2-7384-4564-0 Je dédie cet ouvrage à : Agnès Lubilu, Madeleine Banjikila, Béatrice Mubaka, Mukanya Tshibwabwa, Tantines Misenga et Tshalala, Tontons Pontien Tshishiku, Raphaël Bakajika et Mukadi, Beau-père Eugène Tshibangu Mutshi Mulaj, Amis Claude et Lambert Kapenda Dumba, Beaudouin Tenda Kikuni, Raphaël Kongolo Lupenga et Camille Tshivuila Mukendi, qui ont précédé dans l'Au-delà ; A toutes les victimes des conflits ethniques au Zaïre; A Mimiche et à nos chers enfants: B. Mbombo (Bobo), A. Tshibuyi (Tyty), G. Kabemba (Jimmy), E. Tshibangu ~)tève) et G. Ngalula (Magali) ; je les exhorte à persévérer dans toute entreprise et à toujours dénoncer injustices et mal tout en gardant l'espoir dans l'avenir. Equivalence des Noms Sous le monopartisme, l'utilisation "authentiquement zaïrois" était obligatoire répression. En 1990, l'ouverture démocratique a beaucoup d'anciens noms coloniaux ou poussée fédéraliste a encouragé notamment du passé. 6 des toponymes sous peine de fait réapparaître précoloniaux. La ce resurgissement Monopartisme Ere démocratique Bas-Zaïre Kananga Kinshasa Kisangani Gécamines Haut-Shaba Haut-Zaïre Likasi Lubumbashi Ilebo Malawi Mbandaka Mbujimayi Shaba Shabien (ne) Sous-région Région Zaïre/Zaïrois (e) Zaïrétain Zambie Zone Bas-Congo Luluabourg Léopoldville Stanleyville Union Minière du Haut-Katanga Haut-Katanga Province Orientale Jadotville Elisabethville Port-Francqui Nyassaland Coquilhatville Bakwanga Katanga Katangais (e) District Province Congo/Congolais (e) Géomines Rhodésie du Nord Territoire AVANT-PROPOS Ce travail porte sur l'épuration ethnique des peuples kasaïens dans l'ancien Etat sécessionniste du Katanga en 1961-63 et récemment dans la même région, désormais appelée Shaba, en 1992-95. A ce titre, il fait partie du domaine de la « sociologie des passions » (C. Vidal) en traitant du social à partir des conflits où sont engagées des revendications identitaires. Il s'agit de voir comment dans une conjoncture de crise, la conscience ethnique et le sentiment régionaliste peuvent servir de support à des idéologies et comment ils peuvent être mobilIsés par des forces sociales antagonistes dans une lutte politique dont l'enjeu est la conquête ou la conservation du pouvoir d'Etat. Au Zaïre, les passions ethniques ont engendré à partir des années cinquante et soixante des guerres civIles, des massacres et des exodes massifs de populations. Tout en prenant en compte ces passions, nous tenons à souligner la dynamique des classes sociales née sous le triple effet de l'instruction, de la modernisation et de l'Indépendance génératrice de l'Etat moderne. Pourquoi et comment les Kasaïens ont-ils été victimes des épurations successives dans cette région de la République? Nous voulons découvrir les racines de l'ethnicité en tant que phénomène conflictuel contemporain et examiner successivement quelques-uns des éléments propres à la situation zaïroise qUI en ont fait un facteur politique si important de nos jours. Les Kasaïens, qui se sont installés au Katanga au cours de la colonisation, ont bénéficié plus que les originaires de la région des avantages du système social instauré par l'ancienne Union minière du Haut-Katanga (actuel Gécamines). Ils occupaient jusqu'en 1992 des positions importantes dans l'économie de la région et cela a créé des 7 sentiments de frustration qui sont souvent exploités par les leaders politiques en période de crise. Le Kasaïen est alors présenté et considéré comme l'auteur des misères du peuple katangais et celui-ci réagit en déclenchant les hostilités. C'est en 1976, lorsque nous nous proposions de présenter un document d'archives, que nous ressentîmes pour la première fois la nécessité de pratIquer l'histoire immédiate. Le document était un rapport d'inspection rédigé par A. Gille, un commissaire de district, suite aux enquêtes effectuées auprès des populations ouvrières des camps de l'Union minière du Haut-Katanga et de la Compagnie du chemin de fer du Bas-Congo au Katanga (actuel SNCZ). L'enquête entreprise d'octobre à décembre 1945 ne se limitait pas à dénoncer les failles de la politique sociale de ces sociétés coloniales privées, mais l'auteur du rapport proposait aussi des solutions à certains problèmes, et, dans la plupart des cas, ses critiques étaient constructives J?ourl'UMHK et la BCK. Ce qui a retenu notre attention étaIt le fait que l'enquêteur donnaIt aux Africains des camps l'occasion de parler eux-mêmes de leur situation. Dans le souci de retrouver la couleur et l'originalité du groupe étudié dans son individualité, comme dans ses rapports avec d'autres groupes ou avec des milieux différents, et pour avoir (et donner) une image plus ou moins complète de la société minière et industrielle du Katanga, il nous a fallu répéter l'expérience du commissaire de district Gille, en nous rendant sur le terrain afm de faire participer les travailleurs et leurs familles à la rédaction de leur histoire. Depuis nos enquêtes de 1976-1979 et la récolte des récits de vie des ex-enfants UMHK, en 1991-1992, l'histoire immédiate est devenue pour nous, une pratique. Le thème du conflit ethnique katangais/kasaïens qui n'a pas été suffisamment évoqué jusqu'à présent dans la littérature fait aussi partie de notre biographie. Vers les années 1955-1956, notre père abandonna sa parcelle de Nganza à Luluabourg et se rendit au Katanga où il fut engagé comme ouvrier au concentrateur de l'Union minière, à Kolwezi, où nous allâmes, le reste de la famille, le rejoindre deux années plus tard. Il a travaillé à l'UMHK jusqu'à sa retraite en 1976; et c'est à Kolwezi, dans un camp de travailleurs, que nous avons vécu notre enfance et notre adolescence jusqu'à la fm des études secondaires au Collège Jean XXill. Lorsque nous quittâmes le Zaïre en 1992, dans le but de venir soutenir notre thèse de 8 doctorat à l'Université Laval, certains de nos frères étaient employés dans cette entreprise et certaines de nos soeurs ont épousé des travailleurs. C'est quand notre jeune frère, dans l'une de ses correspondances, nous a parlé de l'épuration ethnique récente que nous avons alors compris l'ampleur des événements qui étaient en train de fondre sur notre famille au Katanga: « L'enfant du grand frère Kabemba [a-t-il écrit), est arrivé à Kinshasa venant de Mweka où ses parents et la famille de la petite soeur Kapinga sont réfugiés aux camps des refoulés du Shaba. Il est venu chercher du secours auprès de nous deux car là où ils sont, ils mènent une vie de misérables. En tout cas, je vous épargne les détails sur leurs conditions de vie car cela risque de vous faire mal au coeur. Toutefois, je vous informe que Kapinga a perdu son enfant cadet à cause de la famine. En ce qui concerne nos parents, ils sont déjà arrivés à Mikalayi où ils sont confrontés aux mêmes conditions de vie. Impayés que nous sommes, nous allons tâcher de nous débrouiller et leur envoyer quelque chose ». Ayant vécu les conflits ethniques durant la sécession au Katanga et notre famille ayant expérimenté de nouveau ces hostilités en 1992-95, nous estimons devoir réfléchir à ce phénomène du tribalisme et de tenter d'apporter notre contribution de chercheur au lieu d'abandonner le présent au sociologue ou au politologue au nom de l'objectivité exigée de l'historien. Nous analysons ici des sources ayant trait aux antagonismes identitaires, lIés à la crise politique de la décolonisation et de la transition au Zaïre et dont le fondement se retrouve dans l'historiographie coloniale, mais aussi dans les documents postcoloniaux. Dans la série des sources orales, nous avons utilisé des souvenirs tirés des récits de vie des personnes qui ont vécu les événements évoqués. Ce faisant, notre bllt a été de recueillir quelques témoignages significatifs sur des états caractéristiques de consciences tribales et de les regrouper en vue de permettre une meilleure compréhension des conditions de formation et d'évolution de ces consciences. A partir du discours d'une branche de la classe politique zaïroise et particulièrement shabienne, de son langage et de ses actes, nous avons recherché des indices de tribalisme. Alors qu'ils se trouvaient à la tête de l'Etat du Katanga, les dirigeants de la Conakat ne se gênaient 9 pas de dire ouvertement leur haine à l'égard des tribus étrangères au Katanga. Lors des événements récents au Shaba au cours de la transition, les dirigeants de l'Uferi et du Mpr, pour s'identifier au peuple, ont présenté les "originaires" de cette région comme une fraction exploitée et opprimée par les Kasaïens. Dans les deux cas, le départ de ces derniers a été présenté comme une condition pour l'amélioration du sort des "originaires" . Nos informateurs appartiennent à la classe montante et nous partageons avec eux un même souci, celui de voir un changement réel se réaliser en république du Zaïre, du moins, en 1991-92, à la lumière de leur vision globale de la illème République. Dans ce sens, leur récit dépasse le vécu individuel pour témoigner de l'engagement du narrateur conscient que le conflit ethnique n'est que le résultat d'une manipulation des politiciens et à travers son histoire personnelle, c'est celle de tout un groupe qui peut être révélée et passer ainsi facilement de l'individuel au collectif comme de l'événementiel à l'Histoire. Nous avons découvert un réel avantage: la possibilité de faire de "l'histoire vivante" en faisant participer les acteurs à sa rédaction et à sa connaissance. C'est ici justement que l'expérience de B. Verhaegen (et l'équipe qu'il anima pendant trois décennies) reste évidente: Il ny a pas [notait-il récemment) d'une part, un savant, seul détenteur d'une capacité de connaissance et de critique exercée sans partage, et de l'autre, des faits et des informations amorphes, soumis aux règles de la critique et de l'interprétation savante et que l'on peut idéalement traiter comme des choses. Les faits sont des pratiques sociales significatives,. derrière eux, il y a un acteur historique, dépositaire ultime du sens de ces pratiques. L'Histoire immédiate consiste àfaire de cet acteur un partenaire à part entière dans le procès de la connaissance et de la critique historique, c'est-à-dire dans le travail de dévoilement du sens/. Nous nous rendons compte toutefois des obstacles à la réalisation d'une telle entreprIse qui est un véritable défi pour les Zaïrois, car le thème de l'ethnicité est encore resté tabou. Des stéréotypes propres à la période coloniale sont loin d'avoir 1. B. VERHAEGEN, « Principes et pratiques de l'Histoire immédiate en Afrique », Le Zaïre à l'épreuve de l'histoire immédiate, sous la direction de 1. Tsh. Omasombo, éd. Karthala, Paris, 1993, p.282. JO disparu, tandis que de nouveaux mécanismes d'aveuglement ont été mis en place depuis lors. Il y a là des difficultés au niveau de la perception des réalités aussi bien chez l'informateur que chez le chercheur. Les risques de manipulation des sources d'information existent de la part de l'informateur: chiffres amplifiés ou minimisés des statistiques sur les morts ou sur les déplacements massifs selon le parti, adversaires caricaturés et leur cohésion exagérée et positions décrites de manière manichéenne. Les récits de nos informateurs ont été récoltés dans le cadre d'une recherche financée par le Conseil de recherche en sciences sociales et humaines du Canada (CRSHC) et dirigée apr le professeur B. Jewsiewicki Koss. Les personnes interviewées en ont autorisé la publication. Les opinions exprimées dans le cadre de ce livre n'engagent que l'auteur. 11 ~ ve ~) TChad I- V C ';ar/ o o " ...: ~ , ('" ',"',.,'... >, \ \) A"\\~ .~.. CENTRE \\ ~~ _ j :/ ? ~i c ~~ <;, ~-o/ ~ ------l .Ir . :\ : / !OGOm ,~.a ~ çz.~. -~ ===:7 ~ ~If~~"f:/ ~,:;:;::;:::; l (~ ~ ::. ""' ~ \I / I ~: , 1000km :00 I " 1I1(--:-:":~. -Limirenord tf Sud de r;lire han.uphont soo , \ s~mpl"rVir("nfe .,. Limif<.' h;lntu ucciden call" l'CIHil"n r;lle _ BASTU OCCIDENTAL / forêt ~4u;lloriale Lac V.c~~ . a \ " . L. Taf'!ç3nYI/<a - (~ 8.~NTU ~ OR/EST.-lL ~ ~ ~L fvlala','/f \ ~) ---' /- l 1/ " u , '-I '- c c:: 01-0 ~. etA N ~ INDIEN " Cartel: L'expansion bantu Source: J. Vansina, Histoire générale de l'Afrique, UNESCO Paris 1990 (p. 169) 12 INTRODUCTION La genèse des tribus du Kasaï au cours de la Rériode précoloniale permet de montrer l'existence ou non de différends traditionnels entre les groupes humains peuplant cette région. Nous aborderons pour cela le débat consacré à leur origine, à l'itinéraire qu'ils ont parcouru à travers leurs migrations et à la nature des rapports qui existaient entre eux avant la colonisation. Mais disons rapidement un mot sur l'usage des termes tribu et ethnie. Au Zaïre, dans le vocabulaire anthropologique, le terme ethnie englobe un ensemble de tribus faisant partie d'une même aire culturelle. A travers les différentes acceptions qui existent, on retient un certain nombre de critères communs qui sont la langue, un espace de coutumes, de valeurs, un nom, une même descendance et la conscience qu'ont les acteurs sociaux d'appartenir à un même groupe différent des autres!. 1. Cette différence se concrétise par le nom générique que le groupe se donne ou que lui donnent les groupes voisins. Ainsi dans l'histoire de l'empire Luba, avant 1890, il n'existait pas de tribu des Beena Luluwa. Ce sont les émigrants qui, après s'être rendus maîtres du bassin de la rivière Luluwa, s'appelèrent désormais les Beena Luluwa, c'est-à-dire, "ceux du bassin de la rivière Luluwa". Les commerçants Cokwe de l'Angola, qui entrèrent en contact avec eux, les appelaient Bashilange, terme qu'ils ne voulaient pas et qui a fini par disparaître (A. Van Zandjicke, Pages d'histoire du Kasaï, colI. Lavigerie, n050, Paris-Namur, 1953). ~our plus d'informations, cfr. : Au coeur de l'ethnie. Ethnies, tribalisme et Etat en Afrique, sous la direction de J-L. Amselle et E. M'Bokolo, éd. La Découverte, Paris 1985 ; M. Godelier, «Le concept de tribu. Crise d'lU1concept ou crise des fondements empiriques de l'anthropologie? », Horizon, trajets marxistes en anthropologie, Maspéro, Paris, 1973, p. 93-131 ; G. Nicolas, «Fait ethnique et usages du concept d'ethnie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. LIV, 1973. 13 Origines Si certains auteurs pensent que la recherche des origines est une entreprise inutile parce qu'il n'y a jamais eu d'origine simple, nous estimons avec M. Bloch que les origines sont dignes d'étude, car leur découverte permet de clarifier certains aspects de l'histoirel. Les ressortissants du Kasaï vivant au Shaba ont toujours rappelé les éléments historiques suivants ayant trait à leur orIgine pour expliquer, à ceux qui l'ignorent, leur présence dans cette région: Après analyse des faits, nous affirmons que notre présence au Shaba n'est pas fortuite. D'abord l'histoire situe notre origine ici avant le démembrement de l'Empire Luba et les grandes migrations historiques du J9ème siècle. Ensuite le colonisateur a déporté nos parents du Kasaï pour la mise en valeur de cette région par la construction du chemin de fer et des cités devenues plus tard des villes et par le travail dans des mines qui constituent le Shaba tel que nous le connaissons actuellement. Pour nos parents, venir au Shaba, n'était qu'un retour aux sources2. Bien que disposant d'un certain nombre de données archéologiques, lmguistiques et de la tradition orale, nous n'avons pas la prétention de déterminer les origines des populations du Zaïre. Néanmoins, si nous nous référons aux sites paléolithiques, nous pouvons avancer que l'Afrique centrale est habItée depuis les temps les plus reculés par des populations qui ressemblaient à celles qu'on appelle de nos Jours les pygmées. C'est du moins ce qu'indiquent les traditions orales à travers toute la zone, depuis la Zambie jusqu'au Zaïre, et ce que semble confirmer la présence de pygmées dans la région du lac Bangwelo, ainsi que dans la région qui forme la frontière entre le Zaïre et l'Angola près du Kwango et jusqu'au coeur même de l'Angola3. L'mvasion des hommes de haute 1. M. BLOCH, Apologie pour l'Histoire, Paris, 1971, p. 37. 2. Lettre des ressortissants du Kasaï vivant au Shaba à son Excellence Mgr Laurent Monsengwo Pasinya, Président de la Conférence nationale souveraine, à Kinshasa, Umoja, 20-21 janvier 1992, p. 9. Objet: Haine, spoliation et génocide des Kasaïens au Shaba. 3. B. CRINE MAVAR, «Histoire traditionnelle du Shaba », Cultures au Zaïre et en Afrique, n° 1, ONRD, Kinshasa, 1973, p. 14. 14 stature, les Bantu les aurait contraints à se réfugier dans la forêt. Nous allons passer en revue quelques hypothèses émises sur les origines de ces Bantu avant de suivre leur expansion à travers les migrations d'Afrique centrale. En 1862, W.H.I. Bleek identifia, le premier, le groupe des populations qui utilisaient, en leurs langues, les vocables Motu, Mutu, Ntu, Muntu (au pluriel Batu, Watu, Bantu) qui sont l'équivalent en français du terme homme, être humain, personne humaine1. Il baptisa cette famille du nom de Bantu. Des chercheurs de différentes disciplines se sont penchés sur la question bantu en vue d'explIquer les origines et les mouvements de ces populations. Deux grandes hypothèses visant à expliquer les orIgines des peuples parlant les langues bantu ont été émises par des linguistes2. Hypothèse du Soudan-Bénoué-LacTchad-Nigéria L'étude de H.H. Johnston, publiée en 1919 et 1922, constitue la première tentative pour découvrir les origines des Bantu et pour reconstituer le processus de leur dispersion. En se fondant sur les facteurs linguistiques, Johnston situe les ancêtres des Bantu dans le Bahr al-Ghazal (Soudan), non loin du Bahr al-Djabal, à l'est du Kordofan, au nord, ou des bassins de la Bénoué et du Tchad, à l'ouest. Les Bantu se seraient, selon l'auteur, déplacés d'abord vers l'est en direction du mont Elgon, puis de là vers les rives nord du lac Victoria, la Tanzanie continentale et la forêt du Zaïre, la véritable pénétration en Afrique centrale et méridionale commençant vers -3003. Selon J. Greenberg, les peuples bantu seraient originaires de la zone où les langues bantu sont les plus dIvergentes, notamment au Nigéria, dans la région de la Bénoué moyenne, au nord-ouest du vaste territoire où les langues sont solidement implantées4. 1. E.N. MUJYNY A, L'homme dans l'Univers 'des' Bantu, PUZ, Kinshasa, 1972. 2. S. LWANGA-LUNYIIGO et 1. VANSINA, « Les peuples bantuphones et leur expansion », Histoire générale de l'Afrique, tome III L'Afrique du VIle au XIe siècle, UnescolNEA, 1990, pp. 165-187. 3. H. JOHNSTON, A Comparative study of the Bantu and semi-Bantu Languages, Oxford Clarendon Press, 1919 et 1922. 4. 1. GREENBERG, The Languages of Africa, Bloomington, Indiana 15 J. Van Keerberghen donne des précisions suivantes: Les connaisseurs de I 'histoire des peuples d'Afrique pensent que, aux temps les plus reculés, les Bantu habitaient la région qui s'appelle maintenant le Nigéria. Partis en migration, ils auraient franchi les régions actuelles du Cameroun et de Centrafique et atteint le fleuve Zaïre, pour s'installer ensuite dans la Cuvette Centrale. Leurs migrations ne s'arrêtèrent pas là. Une partie de la population Bantu descendit vers le sud de l'actuel Zaïre et l'Angola,. une autre partie bifurqua vers le Kivu et de là descendit vers le sud et l'est africain. En résumé nous pouvons dire, pour ce qui concerne les populations Bantu: il y a eu d'abord des migrations du nord vers le sud et le sud-ouest, et ensuite du sud vers l'est et le sud-estl. Hypothèse du Katanga/Shaba Pour M. Guthrie, les origines des 'Proto-Bantu' devaient se situer dans la région où les langues bantu sont les plus convergentes, soit autour des bassins des rivières CongoZambèze, le noyau se trouvant dans la province du Shaba au Zaïre 2. Cette idée a été renforcée par S. Lwanga-Lunyiigoen ces termes: En appuyant mes conclusions sur des preuves archéologiques, j'ai récemment émis I 'hypothèse que les populations des langues bantu occupaient depuis des temps très anciens une large bande de territoire allant de la région des Grands Lacs d'Afrique orientale au littoral atlantique du Zaïre, et que leur prétendue migration depuis l'Afrique occidentale vers l'Afrique centrale, orientale et méridionale n 'ajamais eu lieu3. En 1957, une campagne de fouilles fut menée à Sanga, sur la rive occidentale du lac Kisale, sous les auspices du Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren et de l'ancienne Université officielle du Congo. J. Nenquin a publié en 1963 une étude University, 1966 (1ère éd. En 1963 dans l'International Journal of American Linguistics, voI.29, n° 1). 1. 1. VAN KEERBERGHEN, Origine des populations du Kasaï, éd. de l'archidiocèse de Kananga (Zaïre), ColI. 'Ponts', n° 15, 1990, p.6. 2. M. GUTHRIE, »Some Development in the Prehistory of the Bantu Languages », Journal of African History, III, 2, 1962, pp. 273-282. 3. S. LWANGA-LUNYIIGO et 1. VANSINA, art. cit., p. 186. 16 détaillée de cette fouille et des objets exhumésI. Le site consistait en un immense cimetière, dont une faible part seulement avait été excavée. Les tombes fouillées en 1957 ont fourni, en abondance, de la poterie, du cuivre et du fer. Des ossements provenant de deux d'entre elles ont été datés au carbone 14 ; et leur âge serait de A.D. 720 + 120 (B-26) et A.D. 890 + 200 (B-264). Ces fouilles ont permis de découvrir les traces multiples d'une civilisation ancienne du fer, particulièrement à Sanga sur le lac Kisale et à Katoto dans la région du Haut-Lualaba. Une deuxième campagne de fouilles fut menée en 1958 dans le même cimetière de Sanga à l'initiative de la même université. A la lumière de ces fouilles, les archéologues ont avancé qu'un commerce du cuivre en direction de la côte orientale remonterait, si l'on en croit les datations recueillies sur les sites précités, au Villème ou IXème siècle. En nous appuyant sur la tradition orale, signalons que tous ceux qui ethnologiquement forment le groupe luba au Kasaï, affirment qu'ils sont venus de Nsanga a Lubangu, qu'ils désignent du bout de l'index dans la direction sud-est du Kasaï. Selon cette tradition, le Nsanga a Lubangu (l'arbre à entaille appelé Lusanga) se trouverait à Mutombo Mukulu. L'entaille faite dans l'arbre serait ainsi le début de la migration des Baluba vers le Kasaï. Evoquons encore J. Van Keerberghen pour ce que disent les populatIons concernées de leur origine: Quand on interroge des Bena Lulua, des Bakwa Luntu, des Baluba, etc... sur leur origine, les réponses sont toujours assez identiques ils se rappellent quelques expressions qui indiquent que leurs ancêtres viennent de ku nsanga a lubangu (du côté des chênes à entaille), ou ku mukuna (en amont), ou ku miabi (là où se trouvent des arbres-jetiches à écorce blanche), ou ku mpata ya makasa mingi (des plaines à populations denses), ou bien encore ku Mbilashi ibidi (dans la région des 2 rivières LubilanjO, ou ku Tshitandayi (près de l'étang Tshitandayi), ou ku Munkamba (près du Lac Munkamba) ou même d'autres expressions de ce genre2. 1. 1. NENQUIN, Excavation at Sanga, 1957, Annales, n045, Tervuren, 1963 ; 1. HIERNAUX et divers, Fouilles archéologiques dans la vallée du Haut-Lualaha 1 Sanga, 1958, Annales, n073, Tervuren, 1971. 2. 1. VAN KEERBERGHEN, op. cil., pp. 10-11. 17 La version opulaire au Kasaï explique ces dires. Un grand Mulopwe, che de tous les Baluba, avait deux fils. L'âmé était moins intelligent alors que le cadet brillait par sa ruse et son esprit. Avant sa mort, le souverain partagea son empire entre ses deux fils. Mais le cadet, ambitieux, demanda à son frère de lui céder son territoire. Au refus de celui-ci, le cadet monta une armée en vue de s'emparer du territoire de son aîné qui en fit autant pour se défendre. Ce fut le déclenchement de la guerre. L'armée du frère aîné fut vaincue, mais malgré cette défaite, il refusa de se soumettre à son jeune frère. C'est ainsi qu'il décida avec son groupe de quitter la terre des ancêtres et d'aller vivre ailleurs. Pour illustrer leur rupture avec ceux qui restèrent sur place, ceux qui exilaient firent alors des entailles dans un arbre nommé Lusanza. Ce fut le début de leur migration. Ils s'en allèrent par petIts groupes, chacun ayant un chef à sa tête, et ils arrivèrent au Kasaï à des époques différentes. Chaque petit groupe occupa un territoire. Donc, les Baluba qu'ils soient du Katanga ou du Kasaï, et cela est essentiel, se reconnaissent une origine et un passé communs. f Nous estimons qu'en l'état actuel des recherches, il n'est pas encore possible de déterminer de façon précise les origines des Bantu et d'expliquer toutes les raisons qui les ont poussés à parcourir de long en large les terrItoires de l'Afrique subéquatoriale. Les empires luba et lunda tirent leurs origines d'un fonds de populations anonymes, installé au Katanga depuis des temps immémoriaux, et B. Crine Mavar pense qu'il provenait du lent repli que les Noirs sahariens entreprirent vers le sud, dès 1000 av. I.C., pour fuir le dessèchement du Saharal. Si un fonds de populations pré-Iuba s'est manifesté vers 800 ape I.C. au Katanga central, l'état des recherches ne nous permet pas encore de connaître les développements qu'il a connus Jusqu'à la fondation de l'empire. En effet, les traditions historiques des Baluba plafonnent vers 1450 et 1500. Elles déroulent des phases de l'édification des empires et concernent exclusivement le dernier développement d'un fonds de populations jusque-là anonyme. B. Crine Mavar révèle qu'un Songye fut à l'orIgine de l'empire luba, comme l'avait aussi écrit 1. B. CRINE 18 MA V AR, « Histoire traditionnelle... », art. ci!., p.101. A. Merriam en ces termes: ... the 15th century when they were the founders Baluba Empirel. of the first Mais l'origine des Basongye, qui se retrouvent actuellement au Shaba, au Maniema et dans les deux Kasaï, a été elle-même une source intarissable de spéculations parmi les chercheurs. E. Verhulpen dans son travail volumineux consacré aux Baluba2 rapporte que certains chercheurs avaient suggéré que les Basongye seraient une branche des Zulu, des Tswana, des Yaga, des Fang et même des' Wanyamwezi. A. Samain situe leur origine aux environs du Lac Samba3. L. Frobenius les considère, tantôt comme ayant migré de leur aire présente à partir de l'est, tantôt comme une branche des Baluba venus du sud, tantôt comme apparentés aux Tsonga. En ce qui le concerne, J. Vansina situe l'origine des Basongye au 13ème siècle dans les sites du sommet sud de l'aire des lacs Kisale et Upemba, près de Bukama au Katanga\ pendant que G. Van der Kerken réfute énergiquement toute idée de relation entre les Baluba et les Basongye, en situant l'origine de ces derniers au nord et à l'est près de Kabambare dans le Maniema5. Dans le même ordre d'idées, B. Crine Mavar avance qu'à une époque très ancienne, antérieure à l'avènement de l'empire luba, c'est-à-dire avant 1400 déjà, les ancêtres des Basongye, venant du nord, auraient séjourné au Katanga central avant de s'installer défmitivement au Kasaï-Maniema. Ainsi est-il vraiment difficile, en présence de toutes ces spéculations, de déterminer avec précision l'origine d'un peuple! 1. «... 15ème siècle quand ils furent les fondateurs du premier Empire Baluba », A.P. MERRIAM, Culture History of the Basongye, Indiana University Bloomington, Indiana, 1975, p. II. 2. E. VERHULPEN, Baluba et Balubaïsés du Katanga, Anvers, 1936. 3. A. SAMAIN, La langue Kisonge. Grammaire-Vocabulaire-Proverbes, Goemaere, Bruxelles, 1923, p. 6. 4. 1. VANSINA, Introduction à l'ethnographie du Congo, Bruxelles, 1966, p. 161. 5. G. VAN DER KERKEN, Les sociétés Bantoues du Congo Belge et les problèmes de la politique indigène, Bruxelles, 1919, p. 29. 19 Afigraûonsetaueculiurelle L'étude de S. Lwanga-Lunyiigo et J. Vansina a retenu deux théories pour expliquer les raIsons de l'expansion des Bantu à partir de leurs territoires d'origine: l'explosion démographique et l'esprit de conquête. Des raisons subjacentes ont pu également motiver les premiers déplacements des peuples bantu: les famines, la recherche de conditions d'existence plus favorables, les épidémies, les guerres et le simple esprit d'aventure. De tous ceux qui se sont occupés de l'histoire des Baluba pendant la période coloniale, E. Verhulpen reste, à notre avis, le seul à aVOIrtenté un travail fouillé à la fois d'analyse et de synthèse. Ses recherches révèlent que les Baluba ont constitué deux empires, avant de connaître l'émiettement politique. Les fondateurs du premier empire (XIV -XVème) étalent des Basongye et ceux du second, des Bakunda. Ce deuxième empire se distinguerait du premier par le fait que les populations actuellement au Kasaï n'en faisaient pas partie. Mais sur ce problème de la scission entre les Baluba du Katanga et ceux du Kasaï, l'auteur ne nous a pas assez instruits. J. Vansina a comblé la lacune en émettant une hypothèse sur la chronologie de la migration des Baluba au Kasaï et en donnant la description des mouvements migratoires dans le temps et dans l'espacel. Il emploie la méthode linguistique qu'il complète avec l'apport des données de la tradition orale recueillies sur le terrain. Son hypothèse comprend quatre parties dictées par les nécessités chronolog!ques autour desquelles gravitent les faits historiques qu'il s'efforce de localiser dans le temps: avant 1700, de 1700 à 1750, de 1750 à 1800 et de 1850 à 1950. 1. J.VANSINA, «Migration dans la province du Kasaï. Une hypothèse », Zaïre, janvier, 1956, pp. 69-85. Pour ceux qui aimeraient approfondir le problème des migrations bantu, cfr. Les peuples Bantu: migrations, expansion et identité culturelle, Actes du Colloque international, Libreville 1er-6 avril 1985, CICIBA Libreville, éd. L'Harmattan, Paris, 1989; Th.OBENGA, Les Bantu. Langues, peuples, civilisations, Présence Africaine, Paris, 1985 ; J.VANSINA, «New Linguistic Evidence and "The Bantu Expansion" », Journal of African History, 36, Cambridge University Press, 1995, pp. 178-195. 20