manga : le deuxième souffle

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manga : le deuxième souffle
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le manga d’auteur
manga : le deuxième souffle
par Julien Bastide
[avril 2004]
Quinze ans après les débuts de son introduction massive en France, le manga s’est greffé avec
succès sur le marché français de la bande dessinée. Les traductions en nombre croissant, dans un
paysage éditorial en perpétuelle mutation, nous permettent peu à peu de mieux appréhender la
diversité créative de la production nippone.
En janvier 2000, Jean-Paul Jennequin soulignait dans ces pages que le
fait de voir paraître chaque mois en France une vingtaine de titres traduits du japonais tenait du
miracle [1]. Aujourd’hui, ce sont près de 50 mangas qui arrivent mensuellement sur les étagères des
librairies spécialisées. Passée sa (première ?) crise de croissance à la fin des années quatre-vingt-dix,
le marché francophone de la bande dessinée nippone s’est envolé. En 2003, plus de 500 volumes
traduits du japonais ont ainsi été publiés en France (contre 377 l’année précédente [2] ),
représentant à eux seuls les deux tiers des bandes dessinées traduites de l’étranger. Bilan : à l’heure
actuelle, une BD sur cinq publiée en France est un manga, et il n’est plus rare de le voir apparaître
dans le classement des meilleures ventes des titres, comme Kenshin ou Captain Tsubasa, tandis que
certaines séries, comme Yu-Gi-Oh, dépassent le million d’exemplaires en cumul de ventes. [3]
Si ces chiffres sont impressionnants, ils n’en demeurent pas moins dérisoires face à l’immensité de la
production nippone. Celle-ci a connu un net ralentissement durant la dernière décennie, mais il
existe toujours au Japon plus de deux cents revues de prépublication spécialisées, pour un tirage
cumulé dépassant le milliard d’exemplaires [4] . Mais surtout, l’édition française de mangas n’est
guère représentative de la richesse de la littérature dessinée japonaise. A cet égard, le tableau
dressé il y a quatre ans dans ces pages est encore partiellement valable : c’est au public (pré-)
adolescent qu’est destinée l’immense majorité des titres mis sur le marché. Tandis que le patrimoine
de la BD nippone demeure sous-exploité au profit d’œuvres souvent en cours de publication au
Japon. Pourtant, un certain nombre d’évolutions notables sont perceptibles.
Le paradigme Taniguchi
Signalons d’abord l’augmentation continue du nombre d’éditeurs
intégrant des titres traduits du japonais à leur catalogue. Les grands éditeurs - à l’exception de
Dupuis - occupent une place prépondérante, Glénat et Kana/Dargaud en tête. Il faut leur ajouter
J’ai Lu et Génération Comics, respectivement affiliés à Flammarion et Panini. Mais parallèlement, il
existe une myriade de petites structures spécialisées : les déjà vénérables Tonkam, Pika (ex-Manga
Player) et Dynamic Visions, ou les nouveaux venus Asuka et Muteki. Enfin, quelques éditeurs dits «
alternatifs » commencent à prospecter du côté de la bande dessinée d’auteur japonaise. C’est le
cas d’Ego comme x avec Yoshiharu Tsuge (L’Homme sans talent) et Kazuichi Hanawa (Dans la
prison), ou d’un éditeur généraliste comme le Seuil, qui publie Au temps de Botchan, la saga
littéraire de Sekikawa et Taniguchi.
Jirô Taniguchi symbolise d’ailleurs à lui seul cette récente (et toute relative) diversification de l’offre.
Influencé par la BD européenne et travaillant à destination des adultes, il est l’ambassadeur idéal
auprès d’un public jusqu’alors réfractaire aux codes graphiques du manga, ce qu’est venu prouver
le succès de Quartier lointain. De fait, tout le monde se l’arrache : outre le Seuil et Casterman,
Dargaud entame Le Sommet des Dieux, tandis que Génération Comics sort la mini-série le Livre du
vent. Mais Taniguchi ne serait-il que la partie émergée de l’iceberg ? De plus en plus de seinen
manga (« mangas pour jeunes adultes ») nous parviennent en effet, susceptibles de toucher un
public plus mâture. Le bouillant Dominique Véret [5] en a d’ailleurs fait son cheval de bataille,
publiant chez Delcourt plusieurs excellents titres (Ki-itchi ou Coq de combat, entre autres), tandis que
Glénat (Parasite, Niji-iro Tohgarashi) ou Génération Comics (Banana Fish, Planètes) creusent
également ce sillon. S’il est un auteur qui me paraît pouvoir jouer à l’avenir le rôle de « passeur » pour
le seinen manga, c’est sans doute Naoki Urasawa, qui explore avec Monster et 20th Century boys le
feuilleton à suspense, une forme de récit familière à nous autres Occidentaux.
Ces manwhas que l’on n’attendait pas
De la même manière que les mangas ont fait irruption sur notre sol au début des années quatrevingt-dix, l’année dernière a vu l’arrivée des manwhas coréens, favorisée par l’invitation de la Corée
au 30ème Festival d’Angoulême, et pour l’instant limitée à un seul éditeur : Tokebi [6].
Malheureusement, la douzaine de titres disponibles s’apparentent plutôt à du « sous-manga ». Mais il
n’est pas impossible que des œuvres de qualité, explorant une voie plus spécifiquement coréenne,
nous parviennent à l’avenir.
Par ailleurs, deux tendances laissent espérer une meilleure appréhension de la BD japonaise dans
son ensemble. De plus en plus de titres permettent, en effet, d’entrevoir son formidable patrimoine :
outre les rééditions proposées par Vertige Graphic
[7] , on peut lire
aujourd’hui le classique Lone Wolf and Cub (Génération Comics), tandis que Delcourt et Asuka
poursuivent le travail de découverte de l’œuvre de Osamu Tezuka, avec Ayako et Black Jack [8].
D’autre part, les revues de prépublication « à la japonaise » se multiplient. Après Shônen, chez Pika,
Tonkam a lancé Magnolia . Cette excellente initiative (qui devrait trouver un écho chez d’autres
éditeurs) permet au lecteur de découvrir simultanément plusieurs séries à suivre, et replace le manga
dans son support d’origine.
Pourtant, de nombreuses voies restent à défricher. On ne connaît notamment toujours rien au
manga pour enfants. Espérons que l’invitation du japon au Salon du livre de jeunesse de Montreuil,
en novembre 2003, aura déclenché des vocations éditoriales. Plus étonnant, en dehors de
Matsumoto Taiyô (Ping Pong), la frange la plus novatrice de la jeune génération d’auteurs japonais l’équivalent de nos Sfar, David B., Guibert et C - est ignorée. Enfin, en dehors de celles initiées par
Frédéric Boilet, peu de véritables collaborations créatives franco japonaises ont vu le jour. Si la
distance qui nous séparait des œuvres est peu à peu abolie, ce qui sépare leurs créateurs semble
toujours difficile à franchir.
Cet article est paru dans le numéro 10 de 9e Art en avril 2004.
iconacheter les livres de Jirô Taniguchi.
iconacheter les livres d’Osamu Tezuka.
iconacheter les livres de la série de Keiji Nakazawa : Gen d’Hiroshima Vertige Graphic.
iconacheter les livres de la série de Goseki Kojima et Kazuo Koike : Lone wolf & cub Panini.
Notes
[1] Jean-Paul Jennequin, « Ces mangas que l’on n’attendait pas », 9ème Art n°5, janvier 2000.
[2] Source : Gilles Ratier, « L’Année 2002 de la BD : le bilan »
[3] Source : Fabrice Piault, « Kana ou la percée inattendue », Livres Hebdo n°520, juin 2003.
[4] Frederik Schodt, Dreamland , Japan, Stone Bridge Press,1996, p. 82.
[5] Fondateur des éditions Tonkam, il est passé chez Delcourt en 2001, via son label Akata.
[6] On excepte Island et Le Nouvel An yo Onshi, respectivement publiés chez Génération comics
et Pika, conçus par des auteurs coréens mais destinés au marché nippon.
[7] Cet éditeur reprend ainsi Gen d’Hiroshima (interrompu à deux reprises par le passé) et les
histoires courtes de Yoshihiro Tatsumi, aperçues au début des années quatre-vingt dans la revue
pionnière Le Cri qui tue.
[8] Cette série avait été interrompue en 2000 par Glénat, tout comme Astro Boy.