Les Algues

Transcription

Les Algues
Nicolas Bouyssi
Les Algues
Roman
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
Reconnaissance des machines.
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Élisabeth et Pierre sont dans la chambre, ils
ne bougent pas. La salle du restaurant de l’hôtel
Les Coquillages donne sur la Manche. Elle est rectangulaire, et elle contient une douzaine de tables.
À l’heure qu’il est – midi –, les rayons du soleil
n’éclairent qu’un quart du restaurant. Il y a plusieurs clients au fond de la salle, dans la pénombre,
au sein de quoi se repèrent un couple d’octo­génaires,
un soldat d’une cinquante d’années, et la patronne,
derrière le bar. Le couple d’octogénaires mange le
dessert, et le soldat en est à son entrée.
La patronne a environ soixante-dix ans. Elle
est donc née avant le milieu du xx e siècle, et a
grandi pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle a
maintenant des cheveux blancs, une figure pâle de
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forme hexagonale, avec de petits yeux, une bouche
qu’elle mouille régulièrement avec la langue. Elle
a une robe soyeuse et démodée, des chaussures en
plastique noires, garnies de trous, qui font penser à
des sabots. La serveuse qui l’accompagne doit être
quinquagénaire. Elle est beaucoup plus voûtée que
la patronne. Au-dessus d’un tee-shirt rose informe,
elle porte une blouse comme ont souvent les vieilles
à la campagne, et un chignon mal attaché. On peut
deviner à la raideur de sa démarche qu’elle va bientôt
mourir. Du reste, certaines de ses mimiques ont l’air
de le confirmer. Ses paupières tombent sur ses yeux.
Ses joues sont abîmées et plates. Des touffes de poils
sortent de son nez, sa bouche est entrouverte.
Elle se penche vers le soldat et elle dépose maladroitement un pichet de vin en sus de la corbeille à
pain. Elle ne cesse pas de dire « merci » et « s’il vous
plaît » pendant qu’elle sert. Des tortillons de cheveux s’amassent sur son front large. Le type n’est
peut-être pas soldat, mais il fait tout pour y ressembler. Il est vêtu de rangers, d’un pantalon de toile et
d’un tee-shirt kaki. Il a le menton proéminent, des
cheveux poivre coupés en brosse, le nez cassé. Ses
gestes sont secs. Il baisse le crâne au lieu de monter
le poignet pour avaler. Son couteau racle agressivement le fond de son assiette. Et vu qu’il boit son vin
à petites gorgées, il porte inces­samment aux lèvres
son verre à pied.
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En ce qui concerne le couple d’octogénaires,
la communication entre la femme et l’homme se
résume au cliquetis de leur petite cuiller sur les
rebords de chaque coupelle. La femme écrase une
portion de boule de glace et fixe le fond de son récipient. Elle a les cheveux frisés, corbeau mais teints.
Elle a un survêtement marron, trois rayures noires
courent de son col à ses chevilles. Son mari porte
un jean et des Nike vertes. Il est chauve, il soulève
de temps à autre un morceau de pêche vers lui. Il
engloutit la chantilly en trois bouchées. Ses avantbras sont courts, sa peau est flasque ; il tousse et
tremble.
À cause de la pénombre, quelque chose paraît
d’emblée bizarre, voire inquiétant dans la figure de
l’homme. Son regard croise celui de sa femme alors
qu’il mâche sa pêche. Le blanc de son œil est si
luisant qu’on pourrait croire qu’il pleure. Et finalement, il lui sourit. Il déplie sa serviette et se tamponne la bouche et les bajoues. Le vieux renfonce
sa petite cuiller dans sa coupelle avec une telle lenteur, cette fois, que son sourire en devient gênant.
Il y a du vent dehors. Les Coquillages est un
hôtel de Kernevec’h, ville minuscule des Côtesd’Armor. Le centre n’est qu’à cent mètres d’une
plage peu touristique, où je me suis rendu une fois,
il y a longtemps, en colonie de vacances. On nous
avait alors casés plus loin, dans une baraque en bois
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dotée de lits de camp. C’est la première fois que je
séjourne dans cette bourgade en mars. L’hôtel est
calme et bien chauffé. De toute façon, je n’ai pas le
choix. C’est le seul qui soit ouvert à Kernevec’h.
J’habite durant l’année à la périphérie de Metz,
près d’un quartier qui se nomme la Maxe, dans
un deux-pièces d’une résidence nouvelle avec parking. Je suis arrivé tôt. Il faisait encore nuit, et je
n’ai pas beaucoup dormi. Je suis ici, je pense, pour
une petite semaine. J’ai pris le temps de changer
la robe d’Élisabeth et de la coiffer différemment
pour l’occasion. En cas de besoin, il y a pour Pierre
une grande poussette pliable rangée dans le coffre
de la voiture, et un paquet de couches acheté à la
va-vite dans une station-service de la périphérie de
Rennes. Je ne crois pas que j’aurai le temps de les
utiliser.
Je suis assis dans la partie la plus retranchée du
restaurant, à l’opposé de fenêtres où le jour pénètre
peu. La serveuse enlève l’assiette qui correspond à
mon entrée. Elle est encore plus ratatinée que tout
à l’heure quand elle se penche. Elle souffle et elle
dépose le plat qu’elle tenait jusqu’à présent au bout
de son bras. L’odeur de son visage évoque la cire et
la lavande. Je plante les pointes de ma fourchette
dans mon poisson, tandis que l’homme que je
considère comme un soldat me dévisage. Il me jette
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plusieurs coups d’œil faussement discrets. Je serais
curieux d’apprendre ce qu’il fait là, et combien de
jours il va rester.
Rien de pire, je trouve, que la pseudomobilité dont le type affecte certains de ses gestes.
Il a remarqué que j’avais pris le soin de l’observer.
Je lui souris de la manière la plus polie que je le
peux. Mieux vaut que je me méfie de lui. Il a une
tête qui me déplaît, et je suppose que la réciproque
est vraie. On m’a appris que moins de dix secondes
suffisent au cerveau de l’homme pour se forger une
petite idée d’un être ou d’un objet qu’il voit pour
la première fois. Et cette idée est conservée quoi
qu’on essaye et pense plus tard afin de la corriger.
De peur que les autres clients préservent une
trace trop malveillante de moi dans leur mémoire, je
tâche de privilégier une sorte d’anonymat. J’achève
silencieusement mon plat dans mon coin sombre,
je ne commande ni dessert ni café. Je ne monte pas
pour autant dans la chambre rejoindre Élisabeth
et Pierre en fin de repas : la serveuse se plaint de
sa santé à la patronne. Elle a le regard fixe et elle
enlève d’un geste brusque son tablier. Elle sort dans
une courette prendre un vélo.
Je file silencieusement derrière l’hôtel et je
rejoins le parking. J’ouvre la portière de ma voiture.
Je démarre en trombe et je retrouve cette femme à
quelques mètres dans la même rue. Puis je la suis
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jusque chez elle. Je chronomètre le temps qu’on
met pour arriver dans son quartier (près de quarante minutes). La serveuse pédale avec lenteur,
elle habite loin et ça me permet d’avoir du temps
pour découvrir le centre du bourg et des aspects de
la région.
Après avoir accompli ma tâche, je bifurque vers
le supermarché du coin. Il est nouveau ; c’est un
Leclerc en forme de pyramide tronquée. Le trajet
qui m’y conduit est jouxté de champs d’endives et
d’épinards, et de ronds-points. Le parking est vaste,
sans trop de voitures. Curieusement, c’est quasi
vide à l’intérieur de la grande surface, bien qu’il
soit à peine 13 h 00. En outre, la moyenne d’âge des
rares personnes qui sont dans les rayons, face aux
étals de viandes ou de produits frais, n’a rien qui la
distingue de celle des gens de l’hôtel.
J’oblique vers les conserves. Une femme en
bermuda moulant sans poches, avec des veines
bleutées et variqueuses sur les mollets, s’avance à
l’aide d’un déambulateur. Ses cheveux longs sont
maintenus par une barrette. Elle peine à avancer,
elle a pourtant des bras musclés. Elle me demande
d’une voix très douce si je pourrais l’aider. J’attrape
une boîte de haricots, et je la lui donne.
Pour ce que j’ai pu en découvrir alors que j’étais
en colonie de vacances, il n’y avait déjà pas grand
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monde à Kernevec’h à la fin du siècle dernier. Mais
les vieux n’étaient pas aussi nombreux. La baraque
en bois où nous étions casés donnait sur la plus
belle plage des environs. On y scrutait parfois des
filles en bikini, maillot une pièce, bronzant seins
nus, etc. Je le constate sans éprouver de regrets particuliers. Qu’il y ait maintenant autant de vieux à
Kernevec’h n’est pas une mauvaise chose.
Je change de rayon à plusieurs reprises.
J’achète au passage des petits pots à la courgette,
ainsi qu’un livre pour Pierre. Je le feuillette, il parle
de la vie d’un cheval sur une planète lointaine. Les
illustrations qui accompagnent le texte sont belles.
J’ai hâte de le lui lire. J’ai également envie de serrer
Élisabeth entre mes bras. J’ai trop perdu de temps.
Je ne tarde pas avant de rentrer.
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Du centre Leclerc – apparemment en déshé­
rence aux alentours du déjeuner – à ce qui fait
office de centre à Kernevec’h, il faut compter cinq
kilomètres. On les parcourt sans enthousiasme,
à moins de trouver du charme au paysage, qui se
réduit de part et d’autre de la départementale à des
terre-pleins continûment pelés. Ils sont si hauts, si
montueux, qu’ils cachent la Manche aux conducteurs ; mais se devinent de proche en proche, en
raison de grues, de murs porteurs et de parpaings,
les prémices d’immeubles de trois à quatre étages,
pour l’heure en construction, que des panneaux
d’ordre commercial promettent très confortables et
disponibles par lots avant la fin de l’année qui vient
de s’écouler. Ils sont d’ores et déjà affublés de noms
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de la même famille que celle des Coquillages, tels
que Les Vagues, ou Les Embruns.
Après un autre rond-point, agrémenté d’un
phare multicolore et d’une statue de pêcheur
(vareuse, casquette) grandeur nature, on tourne à
gauche. C’est le quartier résidentiel de Kernevec’h.
Il est constitué d’une suite de maisons d’un étage,
dont les plus vieilles ont cinquante ans. Elles ont
chacune un toit d’ardoises, parfois un nom breton,
ainsi qu’un jardin d’herbes et de gravillons cerné
de thuyas, jardin qui sert de garage à la plupart des
résidents. Presque un cinquième de ces maisons
a les volets fermés et le jardin empli de mauvaises
herbes. Ensuite, on arrive au centre en tant que
tel. Ce n’est guère mieux. Ses rues piétonnes sont
faites de pavés roses, ornées sur les côtés de demisphères de fonte auburn et de lampadaires. Des
haut-parleurs plantés tous les dix mètres au-dessous
des toits, près des gouttières, diffusent lorsqu’ils
fonctionnent quelques flonflons et de vieux hits.
Ce sont toujours les mêmes, j’aurai le temps de le
vérifier d’ici la fin de la semaine.
Les véhicules motorisés ne sont nullement
censés circuler là. Mais on ne se gêne pas plus que
moi pour emprunter cette rue, qui a l’avantage de
desservir toute une partie de la bourgade. On ne
croise personne dans le centre, sinon des bêtes,
et ceux des habitants qui sortent de chez eux à
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cette heure-là. Beaucoup de boutiques sont en
rupture de bail, les vitrines sont badigeonnées de
peinture blanche, à l’exception d’une pharmacie,
d’un magasin de vêtements, d’une pizzeria, d’une
boulangerie, et de quatre bars. Quelques ivrognes
le soir slaloment ou se cassent la gueule entre les
demi-sphères de fonte auburn.
L’hôtel Les Coquillages se trouve après le monument aux morts, l’église et la mairie, construite un
siècle plus tôt, au bout de la rue. Celle-ci s’achève
sur une rangée de bancs en bois, une bande podotactile et un parking. Au-delà d’un parapet, un chemin taillé depuis des siècles permet de rejoindre la
plage. Je me gare à droite d’une Peugeot jaune et
d’un conteneur de verre.
Voilà maintenant deux heures que je suis de
retour dans ma chambre. Je suis couché sur le
côté, à moitié nu ; je touche sensuellement le front
bombé, sans rides, d’Élisabeth. Je déplie les doigts
vers une de ses paupières. Puis je l’entrouvre délicatement, et je la referme. En arrivant, j’ai lu son livre
à Pierre. Je l’ai nourri d’un petit pot à la carotte,
vestige de Metz que j’ai retrouvé coincé au fond
de mon sac. J’ai également noté dans un fichier de
mon téléphone ce qui me semblait le plus digne
d’être retenu des lieux et des personnes que je viens
de croiser.
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Ma chambre est la 102. Depuis hier, ma tête est
de temps à autre sujette à des étourdissements. Ma
gorge me brûle et le nez me pique dès que j’éternue.
J’ai peur d’avoir attrapé la crève, à moins que ce soit
une allergie – ou bien l’effet inattendu de mon départ
de Metz. En l’occurrence, ma peau se contracte pour
le moment sur mon squelette comme si un masque
d’argile le recouvrait et l’étouffait. Ce serait dommage qu’une maladie grave ou quel­conque m’oblige
à repartir si vite, voire à rester au lit.
Je m’appuie sur le même coude depuis presque
une demi-heure, et des fourmis picotent mes doigts.
Les jambes me grattent de la même manière. Je
change mes cuisses de position. Une mouette traverse le pan de ciel qu’on entrevoit de la fenêtre que
j’ai ouverte. Je regarde Pierre. Il est dans son couffin. Quelque chose sort de ses lèvres et les noircit.
Je crois d’abord que c’est une ombre, mais il n’y a
pas d’objet qui s’intercale entre dehors et lui. Je me
baisse. Il reste beaucoup de traces de petit pot à la
carotte autour de sa bouche et de son menton. C’est
dégradant, et c’est ma faute, donc je m’en veux.
Depuis que je suis de retour du centre Leclerc, je
flâne au lit sans le prendre vraiment en compte.
J’assois Élisabeth dans un fauteuil et je tourne
son corps vers la fenêtre entrebâillée. Un filet
d’air soulève un peu ses cheveux. Je récupère un
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rouleau d’essuie-tout dans ma valise. Un panel de
sensations physiques inattendues m’affecte tandis
que je reviens m’agenouiller près du couffin.
Conscient que j’ai peut-être affaire à un symptôme
de plus, je m’enfonce les doigts dans les aisselles et
sous la gorge afin de vérifier que je n’ai rien. Je me
concentre ensuite sur le visage de Pierre, et je finis
de lui essuyer les commissures des lèvres et son
menton. Tout en changeant la position de ses bras,
j’enlève les taches de petit pot à la carotte sur le
linoléum. Je froisse l’essuie-tout sale que j’ai utilisé.
Je le jette dans les toilettes et je bois de l’eau
au robinet pour me calmer. Le reflet de mon visage
n’a rien de particulier dans le miroir de la salle
d’eau. Je fais mon âge. Je ne suis pas pâle, je n’ai pas
l’air triste, avec des rides bizarres qui me lacèrent
les joues et le milieu du cou. Mais j’ai des plaques
rouges sur les pommettes et de part et d’autre de
mes sourcils ; et mes gencives paraissent gonflées.
Elles me rappellent celles d’un collègue. Quand il
sourit, au lieu de ses dents, on voit entre ses lèvres
une bande rose violacée.
Je regagne la chambre dans un état de stupeur
pénible et je me rassois sur l’armature du lit. Je
vide la poche extérieure de mon sac à dos. Je pose
mes tournevis, mon chatterton sur l’unique table
de la chambre. Je multiplie les gestes sans intérêt,
qui prouvent que je ne suis pas aussi à l’aise que je
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le souhaite. Je me demande dans quel état j’étais
la première fois que je me suis vu. Et j’ai du mal
à croire que ce que je pense de moi, maintenant,
découle de cet unique instant. J’hésite à me servir de mon téléphone, à faire quelques photos, à
lire mes mails. J’ai besoin de changer d’endroit – de
prendre l’air et j’ouvre la porte d’entrée.
Elle donne à gauche sur un escalier de secours,
et sur un ascenseur à droite. Le couloir n’a pas de
fenêtres, le papier peint est bariolé, et il figure des
mouettes, des ancres, des bouées. L’éclairage est
assuré par six ampoules vissées à six torchères.
J’appelle l’ascenseur, je fixe en l’attendant l’espèce
d’applique qui en surplombe les portes. Les chiffres
qui en surgissent sont en cristaux liquides. Ils
s’estompent de droite à gauche et ils m’informent
que l’hôtel a deux étages. On compte dix portes au
mien ; le lieu doit contenir en tout vingt chambres.
Qui donc peut se charger de mettre de l’ordre et
de nettoyer tous les matins ? À y regarder de plus
près, je m’aperçois que les cloisons de l’ascenseur
sont poussiéreuses, ce qui veut dire que celui ou
celle qui s’en occupe n’est pas plus compétent que
la serveuse, ou ne passe pas régulièrement.
Quinze jours avant de partir, j’ai réservé par
téléphone. Une condition de mon séjour était que
la patronne donne son accord pour que personne
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n’entre dans ma chambre pendant la semaine.
Elle a d’abord voulu savoir pourquoi avec un ton
méfiant. Ça ne me plaît pas qu’on me dérange, et
encore moins qu’on modifie la place de mes affaires
quand je m’absente, même si c’est juste un gant de
toilette ou une serviette que j’ai laissé traîner.
J’ai répondu sans trop y croire que je préférais faire le ménage moi-même. La patronne s’est
alors mise à rire d’une voix sans force, et elle m’a
dit que je n’étais pas le premier à lui soumettre ce
genre de demande. Elle m’a parlé d’un homme qui
venait souvent chez elle, trente ans plus tôt. Le type
était un peu maniaque, réglé comme une horloge.
Il tenait comme moi à tout superviser lui-même.
Elle a voulu savoir si on était de la même famille.
J’ai dit que non, et la patronne m’a répondu que
c’était sans importance. Elle acceptait ma demande
d’autant plus volontiers que son ancien client avait
toujours été courtois et sa conduite irréprochable.
Déconcerté par ma capacité à la convaincre sans
argument, j’ai presque cru qu’il s’agissait d’un
piège. À présent que je découvre le degré de saleté
dans l’ascenseur, je comprends mieux que tout se
soit passé si facilement.
J’arrive au rez-de-chaussée. Je traverse le hall
et je m’arrête devant la réception. La tête de la
patronne est inclinée vers un écran d’ordinateur.
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Ses yeux écarquillés sont gros derrière des verres
épais. Je lui confie ma clé. Elle la saisit d’une main
osseuse et bleue, avec des doigts aux articulations
saillantes, et elle la pend à un crochet. Elle me laisse
entendre de l’autre main qu’elle ne tient pas à me
parler. On est lundi. Il est déjà plus de 16 h 30. Ce
qu’elle regarde (un homme qui court et sue en franchissant des haies) captive son attention. Quand on
a peur de rater sa vie, regarder des gens en forme est
une technique pour s’occuper à laquelle je recours
aussi de temps en temps.
La patronne est peut-être indisponible chaque
jour à la même heure. Pour éviter de la gêner ou
de l’intriguer par mes questions inutilement, je ne
prends pas la peine de lui demander de me prêter son registre. De toute façon, j’en ai déjà appris
pas mal en quelques heures. J’aime bien glaner le
maximum d’informations sur les inconnus sans
qu’ils le sachent. C’est un moyen de remettre en
cause le fonctionnement merdeux et arbitraire de
mon cerveau. Chaque fois que j’y pense, j’en tire
la conclusion que c’est impossible : on ne peut
pas juger de manière irréversible les hommes, les
choses, et encore moins les paysages en moins de
dix secondes.
Un truc a dû se fausser dans le fond de mon
crâne quand j’étais petit. Il faut maintenant que
j’examine longuement les choses pour essayer
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d’être impartial, comme si j’étais anesthésié. Voilà
pourquoi je suis à Kernevec’h : c’est un endroit que
je connais, il m’a marqué. Ou je n’ai pas su quoi en
penser, au point que j’y reviens encore longtemps
après.
Je marche à grandes foulées vers le centre du
bourg. Il bruine légèrement. Le ciel est d’un blanc
sale. Mes pas me conduisent dans une rue adjacente à la rue principale – la rue du Sémaphore –,
où je tombe sur un magasin de souvenirs, d’affaires
de plage et de cartes postales. Il sert aussi de relais
de presse et de papeterie. Une fois à l’intérieur, ça
sent le café moulu et le papier brûlé.
Je ne repère pas la vendeuse tout de suite.
J’attends­ que mes pupilles se dilatent et que mes
yeux s’adaptent au peu de lumière ambiant. Puis
chaque objet retrouve progressivement sa forme. La
vendeuse est assise à droite d’une étagère de seaux,
de pelles et de râteaux. Elle a une robe cintrée,
un tablier en plastique mou et des ballerines. Elle
me rappelle une femme que j’ai entraperçue par la
vitrine d’un magasin de prêt-à-porter, la veille de
mon départ de Metz, et que j’ai sérieusement envisagé de toucher.
Sa peau est belle, duveteuse, très lisse. Son
front est large, son nez retroussé. Elle a du rouge
à lèvres, du rouge aux ongles, des maxillaires bien
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effilés ; ses hauts sourcils ont été redessinés à l’aide
d’un crayon gras, et ses cheveux sont blonds. Je
suppose qu’elle a dû naître au milieu des années
soixante, mais elle fait bien dix ans de moins.
Ses mains, posées sur un canevas qui
représente un goéland et un coucher de soleil,
ont l’air aussi inoffensives et gelées que si j’avais
affaire à une photo. Il n’y a que ses yeux qui sont
mobiles. Ils vont de droite à gauche. Je ne réussis
pas à discerner leur forme exacte ni leur couleur.
Pourtant, un sentiment de paix s’empare de moi le
temps que je la regarde. Elle est plus jeune que tous
les gens que j’ai rencontrés depuis mon arrivée ; ça
nous rap­proche et on pourrait se parler un peu.
Quand deux touristes que tout oppose se rendent
compte qu’ils parlent une langue commune, ça leur
suffit généralement pour s’aborder. Qu’est-ce qui
m’empêche d’en faire autant puisqu’elle m’attire ?
Je cherche une phrase banale mais efficace
pour engager le dialogue. Parallèlement, je pivote
vers le fond du magasin, où je m’arrête devant un
présentoir de livres de poche et de cartes postales.
J’en feuillette un jauni et poussiéreux sans rien
comprendre à ce que je lis. Mon sang afflue autour
de mon cou et de mon menton. Les lettres dansent.
C’est évident : je suis en train de tuer dans l’œuf
le désir qui naît pour cette vendeuse. J’attrape
deux cartes postales de Kernevec’h (son centre, sa
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plage), histoire de justifier ma position dans cette
partie retranchée de la boutique, ainsi qu’un lot de
bougies et un cutter pour mes besoins.
Je réfléchis, devant le comptoir, à ce que je vais
faire. Ce n’est pas l’envie qui me manque de me lancer, de prendre confiance. Je continue de chercher
mes mots pour expliquer à la vendeuse que j’aimerais bien qu’on se parle. Mais comme ce genre de
choses ne se fait pas, je ne la fais pas. Du coup,
je ne fais rien. Ma gorge est sèche pendant que je
déglutis. J’essaie de sourire, mais mon rictus doit
ressembler à une grimace.
Je tends de l’argent – quelques billets –, puis
mes achats à la jeune femme en évitant que nos
regards se croisent. Je frôle exprès, pour compenser, la peau de son épaule avant de m’éloigner. Elle
est légèrement froide.