LA ROUTE ET LES AMÉRICAINS : UNE (CON)QUÊTE IDENTITAIRE

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LA ROUTE ET LES AMÉRICAINS : UNE (CON)QUÊTE IDENTITAIRE
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Caroline TEJEDOR
Directeur du mémoire : Éric JOLIVET
2010-2011
LA ROUTE ET LES AMÉRICAINS :
UNE (CON)QUÊTE IDENTITAIRE
IEP de Toulouse
Mémoire de recherche présenté par Mlle Caroline TEJEDOR
Directeur du mémoire : Éric JOLIVET
2010-2011
LA ROUTE ET LES AMÉRICAINS :
UNE (CON)QUÊTE IDENTITAIRE
Avertissement : L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans
les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur
auteur(e).
SOMMAIRE
Première partie- La marche vers l’Ouest, mouvement fondateur de la nation américaine ....... 5 Chapitre 1- Repousser la frontière: Go West ! ....................................................................... 6 Chapitre 2- L’exaltation de la nature américaine et la quête de soi ..................................... 11 Chapitre 3- L’impact de l’aménagement du territoire et du progrès technique sur les
représentations de la Route .................................................................................................. 30 Deuxième partie- La route, lieu de contestations et d’expériences nouvelles des années 1930
aux années 1980 ....................................................................................................................... 37 Chapitre 1- L’aménagement du territoire des années 1930 au années 1980 ........................ 37 Chapitre 2- Les représentations artistiques de la route de la Grande Dépression à la
deuxième guerre mondiale ................................................................................................... 44 Chapitre 3- La route comme mode de vie et d’expression : la Beat Generation.................. 64 Chapitre 4- Les routes en politique dans les années 60........................................................ 68 Troisième partie- La route, espace de perdition et de disparition ............................................ 72 Chapitre 1- Mémoire des routes passées : l’Amérique inquiète pour son futur ................... 73 Chapitre 2- Les villes et les routes ....................................................................................... 79 Chapitre 3- Les routes de Gus van Sant : road-movie, western et homosexualité ............... 86 Chapitre 4- Vers la disparition ? L’Amérique et le vanishing point .................................... 96 INTRODUCTION
La civilisation américaine a été étudiée sous de nombreux aspects et continue de
fasciner encore aujourd’hui. Pour celui qui s’intéresse à l’histoire de ce pays, de grands
mythes structurants apparaissent à travers les époques comme le culte de la liberté
d’entreprendre par exemple. Étudier l’un de ces axes peut être facile lorsqu’il est connu et
reconnu. Mais ces mythes structurant peuvent demeurer sous-jacents, serpentant entre les
livres, les films, les révolutions musicales et les épopées nationales, sillonnant l’histoire du
pays de part en part au point de devenir capitaux mais toujours implicites. Qui pouvait, au
premier abord, penser que la route fût l’un d’eux ?
Objet géographique par excellence, la route peut se définir comme « une voie terrestre
aménagée pour permettre la circulation de véhicules à roues. » Partout dans le monde, les
individus utilisent des routes mais nulle part elle n’a pris une signification aussi importante
qu’aux États-Unis. On pourrait penser que la taille exceptionnelle du pays est un facteur
explicatif. Que dire alors de la Russie ? Les routes russes n’ont pourtant pas le statut mythique
des routes américaines : le facteur géographique ne suffit pas, à lui seul, pour expliquer ce
phénomène.
C’est donc vers d’autres facteurs qu’il faut se tourner, dans les valeurs même qui constituent
le fondement de la culture américaine. Le statut unique de la route aux États-Unis ne peut se
comprendre qu’en regardant son passé ; aspect historique (conquête de l’ouest, ruée vers l’or,
aménagement du territoire) mais aussi économique (migrations, production de masse des
voitures), social (freedom rides, contestations des années 60) et culturel (littérature, peinture,
photographie, cinéma, musique).
Avant d’aller plus loin, il faut dire de quelle route on parle : certes il y’a « la voie
terrestre aménagée pour permettre la circulation de véhicules à roues » définie plus haut,
mais au fil du temps cette formule a pris un sens plus large que l’on peut retrouver dans les
expressions « On the road again » ou « Hit the road ». Se mettre en route n’implique pas
forcement une route pour marcher dessus, on peut plutôt dire que chaque nouveau pas en
avant crée la route. De même nous serons amenés à étudier les routes métaphoriques. Il faut
être très précis dans cette conception de la route qui s’expliquera mieux au fil des pages et ne
pas la confondre avec d’autres notions proches : nous n’allons par parler ici de voyage ni de
voitures (même si nous ferons appel à ces notions dans notre analyse de la route). La route
1
n’est pas le trajet ennuyeux et nécessaire qui mène d’un point à un autre ; ce n’est pas les
points, c’est la droite. Elle se suffit à elle-même ; c’est ce que l’on écrit sur la route, ce que
l’on en pense et ce que l’on en montre qui sera étudié ici.
Une dernière précision sur l’objet de notre étude : nous n’étudierons pas
systématiquement toutes les occurrences du mot « route » dans un livre ou une chanson, ni la
façon dont la route est filmée dans un film. Nous n’étudierons que les moments où la route a
un sens et que ce sens est mis en avant afin d’être perçu.
Nous voulons donc montrer que la route aux États-Unis, d’objet géographique, s’est
mué en objet culturel. Mais cela n’est qu’un premier pas; ce que nous voulons démontrer,
c’est que la route est porteuse de sens pour les Américains, qu’ils en ont une vision mythique
et qu’ils rattachent leur identité à cette vision. Nous allons donc étudier la relation unique qui
fait que les Américains envisagent la route (consciemment ou non) comme faisant partie de
leur identité nationale, en un mot, nous allons essayer de voir en quoi la route est un vecteur
identitaire propre à cette culture, quelles en sont les manifestations et comment l’on peut
expliquer cette situation.
De ces questions découlent deux nécessités dans le traitement du sujet :

Tout d’abord, nous nous attacherons à une étude pluridisciplinaire.
Idéalement, aucun domaine d’étude concernant la route ne devrait être omis car tous
se complètent et sont constitutifs de cette identité. On peut imaginer la civilisation
américaine comme une construction où chaque domaine prendrait appui sur les
autres et viendrait les compléter. La route ne peut être analysée sous un seul angle
mais sous les aspects complémentaires des différents domaines de la culture
américaine : ainsi ne comprendra-t-on pas Kerouac si l’on ne connait pas la musique et
la politique de l’époque. Influences et filiations seront mises en avant ici, comme dans
la constitution de toutes identités.

Nous privilégierons donc (en partie pour ne pas fractionner cette identité) un
traitement chronologique.
Pour reprendre la métaphore de la construction employée plus haut, on ne peut
comprendre les conceptions de la route au sommet si l’on ne s’est d’abord attaquée à
l’étude des fondations. Il serait par exemple absurde d’étudier l’importance de la route
2
dans les films de Gus Van Sant sans avoir auparavant étudié la conquête de l’Ouest, le
western et la Beat Generation puisque ce réalisateur réutilise et détourne les standards
de ces genres.
Un traitement chronologique permettra de rendre compte des événements ayant
structuré différentes visions de la route, et de mettre en avant la mise en place de
« paradigmes » qui ne se remplacent pas les uns les autres (comme ceux de Kuhn)
mais se stratifient, s’influencent et se recomposent par interférences.
Comment allons-nous procéder afin de démontrer l’importance culturelle de la route et
sa forte connotation identitaire pour les Américains ?
Outre l’aménagement du territoire et ses évolutions historiques, l’un des biais privilégié pour
cela est la création culturelle. Celle-ci est à la fois révélatrice d’une époque et parfois celle qui
infléchit les mentalités. Si les livres, films, photos, tableaux, chansons, publicités …révèlent
une certaine vision de la route à un moment donnée, les productions culturelles peuvent aussi
proposer, créer, imposer une nouvelle vision. C’est le cas, notamment, de Kerouac avec son
livre On the road (1957) ou de Robert Frank avec The Americans (1958) pour la
photographie. Il existe des auteurs véritablement « paradigmatiques » (avec la nuance exposée
plus haut selon laquelle les paradigmes ne se remplacent pas ici mais s’accumulent) qu’il nous
faudra étudier.
L’analyse des productions culturelles faisant une place importante à la route nous permettra
ainsi, bien mieux que par la réalisation d’entretiens, de mettre en avant la vision idéalisée,
mythique et identitaire à laquelle tous les Américains sont exposés au quotidien depuis leur
naissance ou naturalisation. Nous voulons en choisissant une période historique très étendue,
mettre en avant le fait que la centralité de la route n’est pas un phénomène récent, et que son
étude en tant que facteur identitaire est donc justifiée. L’ambition que nous avons de mobiliser
de nombreuses disciplines et d’étudier une période historique large contient nécessairement
des faiblesses liées aux contraintes qui nous sont imposées par l’exercice du mémoire : nous
ne pourrons que survoler les points les plus importants, guidés par une volonté de synthèse.
Une autre faiblesse de ce travail est l’absence de travaux de recherches antérieures ayant
étudié la route de façon systématique, à travers toutes les époques et dans tous les domaines.
Ne pouvant nous appuyer sur des recherches préalables, nous avons donc cherché à prouver
avant tout la centralité de la route dans l’identité américaine. Ce travail, conséquent en luimême, nous a laissé peu de place pour les conséquences de cette démonstration. Celles-ci sont
évoquées au fur et à mesure, mais il est vrai qu’elles mériteraient un second travail de
3
recherche, adoptant l’angle des sciences humaines et politiques plutôt que l’optique
pluridisciplinaire retenue ici.
Nous décomposerons notre analyse en trois temps, chacun voyant l’émergence d’une
vision « dominante » de la route, réutilisée et détournée dans la période suivante.
La première période commence avant même la déclaration d’indépendance et propose
une vision assez précise de la route qui symbolise le rêve américain et la soif de conquêtes. A
travers la marche vers l’Ouest, la littérature d’aventure, le western, l’invention de la voiture…
c’est tout un peuple qui est sur la route pour créer une nation.
L’entre-deux-guerres voit se développer la contestation du modèle américain et
l’utilisation de la route va prendre une connotation plus subversive : la route est au centre du
mouvement de la Beat Génération et est parcourue par des individus en marge. L’essor du
road-movie témoigne de cette rupture avec la société américaine et ses valeurs à travers des
films comme Easy riders(1969) ou Vanishing point (1971). La lutte pour les droits civiques,
la protestation face à la guerre du Viêtnam, l’essor du mouvement hippie utilisent tous la
route dans un but de protestation, de rupture.
Après la fin de la guerre du Vietnam et avec l’élection de Reagan à la présidence, c’est
une société résolument matérialiste et individualiste qui s’impose. La route va être utilisée
pour montrer la solitude de l’individu, son isolement, les rues vont remplacer les routes et les
villes étouffantes les grands espaces. C’est dans les impasses de Los Angeles ou en bas d’une
falaise que Bret Easton Ellis entraine ses personnages. C’est les villes modernes enserrant les
« freeways » que peint Wayne Thiebaud. Toute magie, toute poésie disparait des routes et ne
reste que le désespoir et les produits décadents de la société américaine (cf. Natural born
killers, 1994). Celui qui domine la fin de la période avec un travail systématique et original
sur la route est sans aucun doute possible le cinéaste Gus Van Sant. Influencé par les deux
périodes précédentes, il renouvelle le thème de la route en y apportant une réflexion nouvelle.
À travers l’étude de ces trois périodes, nous verrons donc que la conception de la route
par les Américains a été influencée ou a influencé toutes les grandes étapes de la construction
de la nation. D’objet géographique à objet culturel puis identitaire, nous peindrons un tableau
complet de la route où celle-ci serpentera d’un bout à l’autre de l’histoire du pays, révélant
ainsi un trait fort et profondément original de l’identité américaine.
4
Première partie- La marche vers l’Ouest, mouvement fondateur
de la nation américaine
Le mouvement vers l’Ouest est le mouvement par lequel l’Amérique s’est construite et
par lequel elle a pris possession de son territoire. Les pistes, ancêtres des routes, s’enfoncent
dans une nature sauvage et idéalisée, peuplée d’indiens et de troupeaux de bisons. Ce
mouvement fondateur et unificateur de la nation, que les productions artistiques ont entouré
d’une dimension épique et mythique, semble au premier abord éloigné de notre sujet premier.
Cependant, qu’il s’agisse du mouvement vers le Pacifique, des « trails » et des expéditions, ou
de la nostalgie de la « wilderness », les thèmes de cette conquête originelle sont profondément
ancrés dans le concept de route, au point que l’on peut affirmer qu’ils sont les germes à partir
desquels évolueront tous les autres.
La conquête de l’Ouest est à la fois le symbole de la naissance de la nation dans le sens
géographique et dans le sens politique. Le fait que la base de l’identité américaine soit inscrite
dans un mouvement est extrêmement important1 puisque cela permet à la route de constituer
un biais privilégié en tant qu’objet géographique et vecteur de déplacement. La nostalgie de
l’Ouest, de sa nature sauvage, du passé glorieux des hommes de la frontière et des chercheurs
d’or sera souvent marqué, dans les productions ultérieures concernant la route, par un retour
vers l’Océan Atlantique, sur les traces des premiers pionniers. Les routes se chargeront alors
d’une forte connotation identitaire puisqu’elles permettront, en un double mouvement dans
l’espace (vers l’Ouest) et dans le temps (vers le passé) de revenir à la source de l’identité et du
rêve américain, quand tout restait encore à conquérir.
Dans un premier temps, nous rappellerons les grandes étapes de cette expansion et les
mythes qui se développent autour de l’Ouest. Puis nous analyserons plus particulièrement
l’apport de trois auteurs à la notion de route. Enfin, nous reviendrons sur la façon dont le
progrès technique et l’aménagement du territoire entreprendront de valoriser cette notion à
partir de la fin du XIXe siècle.
1
Ce lien entre mouvement et identité américaine est d’ailleurs souligné par Frederick Jackson Turner dés 1893
dans The Significance of the Frontier in American History: “He would be a rash prophet who should assert that
the expansive character of American life has now entirely ceased. Movement has been its dominant fact (…)”.
5
Chapitre 1- Repousser la frontière: Go West !
Section 1- La route avant la route
« L’Atlantique est semblable au Léthé ; en le traversant, nous avons eu l’occasion
d’oublier l’Ancien Monde et ses institutions »2 déclare Thoreau en 1861. Laissant derrière eux
l’Europe, les hommes qui débarquent sur les côtes américaines sont les premiers pionniers
d’un monde nouveau. Si la frontière désignera plus tard la ligne de peuplement avançant vers
le Pacifique, il ne faut pas oublier que la côte Est a elle-même été au commencement la
première frontière, celle de l’Europe. Le mouvement fondateur vers l’Ouest se décompose
donc en deux temps : de l’Europe à la côte Est, puis de la côte Est au Pacifique. Les migrants
quittent la vieille Europe pour chasser le rêve d’un avenir meilleur, à l’Ouest. Le départ et
l’arrivée sur la terre promise inscrivent déjà dans ce mouvement vers l’ouest les valeurs qui
présideront à la naissance de la nation. « De cet élan vers l’ouest entrant en contact avec la
barrière que constitue l’Atlantique jaillissent le commerce et l’esprit d’entreprise des temps
modernes »3, écrit Thoreau. L’esprit de conquête, le désir de laisser derrière le vieux Monde,
la conviction que l’avenir se trouve à l’Ouest sont autant de thèmes qui marqueront
durablement l’esprit américain, liant, dés l’origine, élan vers l’Ouest et identité américaine.
Section 2- La marche vers l’Ouest
I- Les étapes de l’expansion
Les premières plantations des Anglais sont crées au début du XVIIe siècle. A partir de cette
période, les pionniers s’engagent de plus en plus vers l’ouest, à la recherche de nouvelles
terres et de nouvelles ressources. Dés 1774, Benjamin Franklin, père fondateur de la nation
américaine, affirme que l’avenir est à l’Ouest 4 . Dans Information to Those Who Would
Remove America5, il invite à la conquête des terres vierges. L’ordonnance du Nord-Ouest,
votée par le Congrès en 1787, organise les modalités d’expansions vers l’Ouest pour les
décennies à venir. Avec le départ des puissances européennes et l’abandon des colonies
françaises, l’Amérique va entreprendre de bâtir une identité propre. Pour la nation naissante,
2
Thoreau, (Henri David), Marcher, Editions de l’Herne, 1994, p.92.
Ibidem, p.94.
4
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , Flammarion, 2002, p.10.
5
Franklin, (Benjamin), Information to Those Who Would Remove America, In Franklin, Benjamin. The
Bagatelles from Passy. Ed. Lopez, Claude A. New York: Eakins Press, 1967
3
6
s’affranchir du Vieux Monde est une priorité absolue. Le mouvement vers l’Ouest est alors un
moyen de bâtir cette identité puisqu’il va permettre de prendre possession du territoire et de
ses richesses, de s’éloigner de l’Europe tout en assurant les conditions d’un développement
autonome sur l’ensemble du continent. Ce mouvement vers l’Ouest est aussi constitutif de
nouvelles valeurs, de héros, de mythes et de légendes qui vont représenter le socle d’une
identité américaine en pleine élaboration.
"We shall delineate with correctness the great arteries of this great country: those who come
after us will . . . fill up the canvas we begin"6, déclare Thomas Jefferson en 1805. La nécessité
pour l’Etat fédéral de maîtriser l’expansion lui permet de se consolider et d’affirmer son
autorité. Cette volonté s’exprime dés la présidence de Jefferson, en 1800. Désirant trouver la
voie la plus courte vers le Pacifique et souhaitant nouer des contacts avec les tribus indiennes,
le président charge Miriwether Lewis et William Clark de monter une expédition. Celle-ci
part de Louisville en 1803 et reviendra trois ans plus tard. Au cours de ce voyage resté célèbre,
les explorateurs rencontrent les tribus indiennes, cartographient, selon les mots de Jefferson,
« the face of the country », et répertorient un grand nombre d’espèces animales et végétales.
Le retour triomphant de Lewis et Clark et la publication de leur journal en 1814 enflamment
les imaginations et contribuent à faire de l’Ouest une terre merveilleuse à l’attrait considérable.
D’autres équipes d’exploration sont montées, comme celle de Zebulon Pike ou Stephen H.
Long, qui explorent le Sud-Ouest et les déserts7. Dans les années 1810-1830, le gouvernement
accorde une place importante à la politique d’exploration en créant plusieurs organisations tel
que le Coast and Geodetic Survey (1807) ou le Corps of Topographical Engineers (1813). Le
sénateur Thomas Hart Benton se bat au Sénat pour la colonisation des nouveaux territoires et
la construction d’un chemin de fer jusqu’à l’océan Pacifique. Les traceurs de pistes se
multiplient, et en 1823, la future « Oregon trail » est découverte par Jerediah Smith, à partir
d’indications données par les indiens. La « Grande Migration » par la piste de l’Oregon qui
ouvre la route de la Californie se poursuivra jusqu’à l’arrivée du train, en 1869.
A partir de 1850, les projets de chemin de fer transcontinental font s’accélérer le mouvement
de reconnaissance. En 1853, le journaliste Horace Greeley lance une phrase qui restera
célèbre: « Go west, young man, and grow up with the country! ». Les convoitises de terre et
d’or poussent de plus en plus de pionniers à prendre la route de l’Ouest. Entre 1840 et 1860,
environ 360 000 personnes suivent les grandes pistes de l’Ouest ; 200 000 pour se rendre en
6
The library of Congress, Exhibitions Online Survey, 7 juillet 2005,
http://www.loc.gov/exhibits/lewisandclark/lewis-after.html
7
Pour plus de détail sur les différentes expéditions avant et après Lewis et Clark, voir les expositions en ligne sur
le site de la librairie du Congrès, http://www.loc.gov/exhibits/lewisandclark/lewis-after.html
7
Californie, dont 120 000 lors de la ruée vers l’or, et 43 000 dans l’Utah8 . Les migrations
donnent naissances à un important tissu urbain de petites et moyennes villes dont le chemin de
fer permet l’industrialisation. Les colonnes de chariots bâchées marquent les imaginations et
transforment le paysage qui se modifie lentement sous le passage de milliers de convois. La
fascination qu’exerce la « wilderness » et les indiens va de pair avec leur destruction
progressive. La déportation des tribus débute en 1830 et donnera lieu à la tristement fameuse
« Trail of tears ».
II- La construction de la légende de l’Ouest
L’Ouest est d’abord conquis par l’imagination. Le thème de l’homme en proie à une
nature sauvage devient un thème récurent dans les romans de l’époque. Les indiens, les bisons,
les trappeurs et les pionniers deviennent les héros d’une nation avide d’aventures et de mythes.
L’idée d’une destinée manifeste vient conférer à la conquête de l’Ouest une dimension épique.
Le roman et le « dime novel » (roman de quatre sous) s’emploient les premiers à bâtir le
mythe de l’Ouest. Fenimore Cooper écrit plusieurs livres ayant pour thème l’Ouest tels que
Les pionniers (1823), Le dernier des Mohicans (1826) et La prairie (1827). Ces trois romans
très célèbres font parti du « Roman de Bas de Cuir » qui relate la conquête de l’Ouest pendant
la seconde moitié du XVIIIe siècle. D’autres auteurs, à la suite de Cooper, rédigent des récits
de qualité variables ayant l’Ouest pour thème. Ils reprennent dans leurs histoires les aventures
de personnages célèbres tels que Daniel Boone, David Crockett ou Buffalo Bill. En 1883, ce
dernier crée le « Wild West Show », spectacle relatant l’épopée nationale dans l’Ouest où les
pionniers font face au péril indien. L’industrie naissante du cinéma s’inspirera de ces clichés
populaires de l’Ouest, véhiculés par les « dime novels » et les spectacles, lorsqu’elle créera le
western.
La peinture s’inspire aussi de la littérature, comme en témoigne le tableau de Thomas
Cole, Le dernier des Mohicans. La nature, sous le pinceau du peintre, devient un décor
grandiose marqué de l’empreinte divine. Inspiré par le poème de Berkeley intitulé
« Westward the Course of Empire Takes its Way », Emanuel Leutze crée en 1861 un tableau
du même nom, où les pionniers auréolés de toute la légitimité que leur confère leur « Destinée
manifeste » dominent les indiens, réduit à l’état de décoration périphérique encadrant la
peinture. Le motif de l’indien revient fréquemment et inspire des sentiments qui vont, selon,
les peintres, de la majesté à la crainte. Ainsi les indiens apparaissent-ils comme une menace
8
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , Flammarion, 2002, p. 124.
8
dans le tableau de John Vanderlyn, « The Murder of Jayne McRaea ». Les travaux de Frederic
Remington, font également une large place aux indiens et aux cow-boys. La vie trépidante du
Far-West y est dépeinte sous tous ses aspects les plus pittoresques : attaque de diligence, cowboys encadrant leurs troupeaux, villes de l’Ouest, nature sauvage, camps de l’armée. Les
tableaux de Charles Russell offrent également plusieurs vignettes typiques de la vie de
l’Ouest : « A Disputed Trail » montre l’affrontement d’un homme à cheval et d’un grizzli
alors que « Sun Workshippers » offre une image paisible des indiens en adoration devant le
soleil. Les photographes sont eux aussi nombreux à s’intéresser à l’Ouest et aux Indiens,
comme en témoignent les travaux d’Alexander Gardner et d’Edward Curtis. Le western sera,
lui aussi, influencé par les représentations picturales de l’Ouest comme en témoignent par
exemple La charge héroïque (1949) de John Ford ou Les Aventures du capitaine Wyatt (1951)
de Raoul Walsh qui feront tous deux explicitement référence aux tableaux de Frederic
Remington. De très nombreux artistes vont ainsi contribuer à construire une image de l’Ouest
qui va s’ancrer dans les esprits.
Section 3- L’importance de la notion de frontière
La notion de frontière demeure l’une des images forte de cette époque marquée par
l’esprit de conquête. Elle disparaît en 1890 lorsque le Bureau du recensement constate qu’elle
ne représente plus une ligne de démarcation mais une zone en cours de peuplement. Elle a été
théorisée à la fin du XIXe par Frederick Jackson Turner dans The Significance of the Frontier
in American History. Si cette thèse a suscité des critiques au XXe siècle, son impact n’en
demeure pas moins important. Turner a présenté son travail en 1893 à Chicago. Pour lui, la
grandeur des Etats-Unis est liée à l’expansion vers l’Ouest et la présence d’une frontière,
« meeting point between savagery and civilization » 9 , qui a produit un citoyen nouveau
typiquement américain. En effet, l’avancée vers l’Ouest a permis de se détacher de l’influence
de l’Angleterre, et, en se confrontant à la nature sauvage et aux indiens, de créer de nouvelles
valeurs. Les hommes, vivant sur une frontière de peuplement en perpétuel mouvement vers
l’océan Pacifique, ont permis le développement d’une nouvelle organisation basée sur l’idéal
du self-made man et du self-government. Pour Turner, la frontière est donc véritablement une
ligne d’ « americanisation » et l’on retrouve ici le lien essentiel pour notre travail entre
identité américaine et mouvement. Cette nostalgie de la frontière demeurera présente tout au
9
Turner (Frederick Jackson), The significance of the Frontier in American History, Penguin Books, 2008, p.3.
9
long du XXe siècle et le motif de la frontière sera notamment repris par Kennedy en 1960
dans son discours d’investiture à la Convention du parti démocrate10 où il met en parallèle le
destin passé des pionniers et l’avenir des Américains face à une nouvelle frontière. Ceux-ci se
doivent, à l’image de leurs ancêtres, de relever les défis de leurs temps et d’ouvrir la voie.
La convocation de ce thème comme sujet mobilisateur et unificateur est donc révélateur de
l’importance de la conquête de l’Ouest pour réaffirmer les valeurs et l’identité américaine et
c’est en ce sens que le lien avec notre sujet d’étude est intéressant. L’Ouest et la frontière
représentent la nostalgie d’une époque et d’un territoire idéalisés où l’abondance promettait
un avenir glorieux. C’est pourquoi les road-movies et les livres chasseront souvent ce rêve
d’une époque révolue à l’Ouest en l’utilisant comme point de comparaison avec la période
contemporaine mais aussi comme moyen de rechercher et de s’approprier une identité par un
mouvement que l’histoire et les valeurs ont rendu typiquement américain11.
10
En ligne sur le site American Rhetoric, http://www.americanrhetoric.com/
Ainsi Turner insiste-t-il sur le lien entre identité américaine et mouvement : “He would be a rash prophet who
should assert that the expensive character of American life has now entirely ceased. Movement has been its
dominant fact, and, unless this training has no effect upon a people, the American energy will continually
demand a wider field for its exercise”, Turner (Frederick Jackson), The significance of the Frontier in American
History, op. cit., p.38.
11
10
Chapitre 2- L’exaltation de la nature américaine et la quête de soi
Section 1- Justification du choix des auteurs par rapport au sujet
Comme le souligne Eric Athenot 12 , des auteurs comme Fenimore Cooper et
Washington Irving, dans les années 1820, ne s’étaient pas encore détaché de la « filiation
européenne ». Dans les années 1850 cependant, on assiste à ce qui est aujourd’hui connu sous
le nom de « Renaissance américaine », avec la publication sur une courte période d’ouvrages
fondateurs parmi lesquels on peut citer Hommes représentatifs de Emerson (1850), Moby
Dick de Melville ou encore Walden de Thoreau. En dehors de la littérature évoquée dans la
première partie, largement inspirée par le mouvement vers l’Ouest, quatre auteurs viennent
spontanément à l’esprit lorsque l’on cherche l’apport des écrivains de cette époque à la notion
de route. Il s’agit de Henry David Thoreau (1817-1862) et Walt Whitman (1819-1892) d’une
part, et de Jack London (1876-1916) et Mark Twain (1835-1910) d’autre part. Lorsque l’on
analyse les références des auteurs ou cinéastes ultérieurs par rapport au concept de route, on
retrouve fréquemment ces quatre auteurs comme point d’appui, comme base structurante à
partir desquels les principaux thèmes liés à la route vont évoluer.
Ces auteurs ont des points communs : la référence à Emerson et au transcendantalisme pour
Whitman et Thoreau, la référence aux pères fondateurs de la nation américaine (de façon plus
humoristique ou ironique chez London et Twain que chez les deux premiers), l’exaltation de
la nature américaine dans la double dimension de la nature de l’homme américain et de celle
constituée par les grands espaces, les forêts, les prairies et les fleuves (les deux étant liées
comme nous le verrons). Lorsque l’on dépasse ces premières impressions sur ces quatre
auteurs, on se rend cependant rapidement compte que la présence de Twain par rapport au
concept de route est difficilement justifiable. Twain n’est pas un auteur de la route mais un
auteur du fleuve, et plus particulièrement du Mississipi. Où s’arrête le fleuve et où commence
la route ? Les deux ne peuvent-ils pas se confondre ? La question est délicate. Dans la
littérature ou les films, on s’aperçoit souvent que les deux sont des choses bien distinctes et se
positionnent l’une par rapport à l’autre plus qu’elles ne se superposent. Dans le livre Le
Magicien d’Oz par exemple, les personnages ont pour mission de suivre une « route en
briques jaunes », véritable fil conducteur de l’histoire et au bord de laquelle se nouent
12
Athenot (Eric), Walt Whitman, Belin, 2002, p 18
11
rencontres et péripéties. Une rivière est l’un des obstacles qui brise la ligne jaune de la route
et freine l’avancée des héros. Dans le domaine cinématographique, on pense également au
film Into the Wild où la rivière en crue barrant la route du retour sera l’élément déclencheur
qui mènera à la fin tragique du personnage principal. La distinction est donc difficile et les
fleuves sont souvent considérés comme des obstacles aux routes plus que comme des routes.
Dans le cas de Twain, il est tentant de dire que les bateaux et les radeaux qui descendent ou
remontent le fleuve sont comme des véhicules descendant une route. Mais le fleuve s’impose
avec une personnalité propre et une force telle qu’il est difficile de le réduire à la notion de
route. Les routes sont immobiles et anonymes quand personne ne les parcours, mais le
Mississipi est animé d’une énergie, d’humeurs changeantes, d’une direction et d’odeurs
propres. Là où le fleuve existe sans l’homme, la route, hors celle des animaux migrateurs, ne
peut exister sans lui. C’est pourquoi nous n’analyserons pas l’apport de Twain au concept de
route dans cette partie. Nous garderons cependant en tête pour la suite l’importance de ses
apports sur le plan stylistique (langage parlé et familier) et aux idées d’aventure, de nature,
ainsi que l’importance du Mississipi dans son œuvre. Ces différents éléments resteront en
effet des références importantes par la suite pour les auteurs ou réalisateurs qui travailleront
sur la notion de route.
Voyons à présent plus précisément comment Thoreau, Whitman et London donnent à voir,
dans leurs textes, une image particulière de la nature américaine qui va s’attacher à celle de
route. Nous analyserons dans un deuxième temps les apports particuliers de ces trois auteurs
au concept de route dans le cadre de leur œuvre.
Section 2- L’exaltation de la nature de la race américaine et de
l’artiste américain
Dans sa préface de l’édition de 1855 de Leaves of Grass, Whitman reprend les
revendications d’Emerson sur la nécessité d’un artiste américain qui doit « tout connaître et
tout oser ». Il s’inscrit aussi dans le mouvement « Jeune Amérique » qui tente d’encourager
l’émergence d’une école littéraire nationale lorsqu’il écrit que « les Américains de toutes les
nations quelle que soit l’époque sur la terre ont probablement la nature poétique la plus
entière » et que « l’Amérique est la race des races »13. Selon Whitman, le poète américain doit
se faire le chantre de son époque, de ses aspirations et faire corps avec tout le continent. Ainsi
13
Ibidem, p 23
12
écrit-il : « Lorsque la côte atlantique s’allonge encore et que la côte pacifique s’allonge encore
il s’allonge naturellement avec elles au Nord et au Sud. Il s’étend entre elles aussi d’Est en
Ouest et réfléchit ce qu’il y a entre elles. Sur lui croissent de solides pousses du pin et du
cédre (…) »14. On voit ici apparaitre l’idée d’un « poète-continent » qui incarne et embrasse
tout le territoire. Il est intéressant de noter que pour montrer la fusion du poète et de la nation,
Whitman utilise le biais géographique : dans cette conception, la route (autre objet
géographique) comme moyen de venir à la rencontre du pays, de le parcourir, de se
l’approprier est un vecteur privilégié pour le poète et se change en un objet littéraire à part
entière. London reprend également cette idée, où le territoire, la route et l’acte d’écriture se
confondent en un même objet : comme le souligne Vanessa Gault, « London compare souvent
l’étendue de neige à une page blanche sur laquelle le stylo trace une ligne comme le traineau
se fraie un chemin »15. Par ailleurs, comme Whitman, London proclame aussi « la supériorité
de la race américaine »16. Chez Thoreau, la supériorité de la race se mêle à la supériorité de la
nature américaine. Dans son essai Walking, après avoir démontré la richesse et l’abondance
inédite des espèces végétales et animales américaines, Thoreau en souligne l’impact
inévitable sur l’esprit américain. Ainsi se demande-t-il: « L’homme n’atteindra-t-il pas un
degré plus grand de perfection morale aussi bien que physique en vivant sous de telles
influences ? » avant de poursuivre : « Je suis convaincu que nous serons plus imaginatifs, qui
nos réflexions seront plus fraîches, plus claires et plus éthérées comme le sont nos cieux, que
notre entendement sera plus complet et plus large comme nos plaines, que notre intellect sera,
en général, sur une plus grande échelle, semblable au tonnerre, à l’éclair, aux rivières,
montagnes et forêts de notre pays, que notre cœur lui-même correspondra en taille, en
profondeur et en grandeur à nos mers intérieures. (…) Si ce n’était pas le cas, où irait donc le
monde et pourquoi aurait-on découvert l’Amérique ? »17.
Ces trois auteurs soulignent donc dans leurs œuvres la supériorité de l’ «esprit » et de la
« race » américaine, mais également de la nature dans le sens végétal et animal. Arrêtons-nous
sur ce point un instant.
14
Ibid. p25
Gault (Vanessa), « L’espace du grand nord chez Jack London », Revue Europe n° 844-845, p47-56, aoûtseptembre 1999, p56
16
Chambon (Anne), Wicke (Anne), Jack London, Belin, 2001, p23, p67, p101, p102
17
Thoreau (Henry David), Marcher, Editions de l’Herne, 1994, p95
15
13
Section 3- Nature and Wilderness
On trouve dans l’œuvre de Whitman et dans celle de Thoreau, de nombreuses
références au transcendantalisme et à Emerson. La question transcendentaliste peut paraitre
sans importance dans ce travail qui s’intéresse à la notion de route mais en réalité elle est
centrale et influencera durablement les conceptions ultérieures de la route, notamment le
mouvement de la Beat Generation ou encore de nos jours, ceux qui se sont donné les noms de
« New pioneers » ou « survivalists ». Chez Thoreau, le retour à la nature est un thème
constant18 qui sera notamment exploré dans son célèbre livre Walden ou la vie dans les bois.
Par ailleurs, Thoreau met fréquemment en avant l’extraordinaire diversité de la nature
américaine. Ainsi écrit-il : « Où peut-on trouver sur le globe une superficie aussi vaste que
celle occupée par la masse de nos Etats, aussi fertile, aussi riche, aussi variée dans ses
productions et, dans le même temps, aussi habitable pour une population européenne, sinon
ici ? » 19 . Si Thoreau est souvent considéré comme le disciple d’Emerson, Whitman
revendique aussi son héritage. Ainsi déclare-t-il : « Je mijotais, Emerson m’amena à
ébullition » 20 . Les idées transcendentalistes peuvent se retrouver à plusieurs reprises dans
Leaves of Grass, notamment dans le célèbre poème « Song of myself ». Emerson écrira par
ailleurs à Whitman que selon lui le livre « constitue l’exemple d’intelligence et de sagesse le
plus extraordinaire que l’Amérique ait jamais donné au monde » 21 . La nature décrite par
London est un peu différente. On la décrira mieux avec la notion de « wilderness » qu’à l’aide
des conceptions transcendentalistes. Lorsque l’on parle de London, on pense souvent aux
aventures de chiens, de loups et d’hommes. Dans ces récits du Grand Nord, la nature hostile
fait figure de personnage à part entière, immensité blanche et gelée figeant tout mouvement et
par conséquent toute vie. Ace propos, Vanessa Gault écrit : « Le Wild est (…) un personnage
très particulier, vivant mais pas anthropomorphique, et d’autant plus inquiétant. Il fait de
l’homme son ennemi principal, car il reconnait en lui une forme de vie opposée à la
sienne, ″la vie la plus agitée, en révolte permanente contre l’idée que tout mouvement doit un
jour s’immobiliser″ »22. Dans cette perspective, la route (ou « trail ») tracée par les hommes
18
Dans l’œuvre de Thoreau, la nature est un aspect central et est fréquemment opposée à la culture et à la
civilisation. Comme il l’écrit lui-même : « Je souhaite dire un mot en faveur de la Nature, en ce qu’elle a
d’absolument libre et sauvage par opposition à la liberté et à la culture essentiellement policées, et regarder
l’homme comme un habitant ou comme une partie intégrante de la Nature plutôt que comme un membre de la
société ». Ibidem p84
19
Ibid. p93
20
Athenot (Eric), Walt Whitman, op.cit., p 22
21
Athenot (Eric), Walt Whitman, op.cit., p28
22
Gault (Vanessa), « L’espace du grand nord chez Jack London », op. cit., p50
14
s’oppose à la nature hostile en imposant un mouvement vers l’avant. Comme nous le verrons
à de nombreuses reprises par la suite, le mouvement c’est la vie et la route/trail en est le
vecteur.
Section 4- Apports de Thoreau, Whitman et London à la notion de
route
I- La notion de Route chez Thoreau
Traitement du sujet dans l’ensemble de l’œuvre
Nous l’avons vu, la relation de l’homme avec la nature est un aspect central de l’œuvre
de Thoreau qui suit en cela les principes énoncés par Emerson dans Nature. Les apports de
Thoreau à la notion de route s’articulent donc autour de l’idée d’une communion avec la
nature. Par ailleurs, on pense souvent, lorsque l’on parle de Thoreau, à la « civil
disobedience ». L’idée d’une contestation de l’ordre établi et de la responsabilité de l’homme
face à sa conscience s’est largement attachée au nom de Thoreau. Par la suite, les auteurs de la
route reprendront cet aspect de son œuvre dans un but de contestation face à la société et ses
contraintes. Dans cette perspective, pour Thoreau, la route est aussi un objet abstrait, un
symbole pour représenter les différentes voies qui s’offrent à l’homme et qui sont autant de
façon de concevoir sa vie. Le choix de la bonne route –pas nécessairement la plus arpentéereprésente donc un engagement crucial. Comme Thoreau l’écrit dans La vie sans principes :
« Toutes les fois qu’un homme se sépare de la multitude et va son propre chemin dans une
telle disposition d’esprit, alors il y a un embranchement sur sa route, bien que d’ordinaire les
voyageurs ne voient qu’un trou dans la clôture. Le chemin solitaire qui le mène à travers
champs pourrait bien se révéler être la grand’ route »23. On remarque que Thoreau écrit « dans
une telle disposition d’esprit ». Il se réfère en fait à la lecture d’un récit sur la ruée vers l’or
qui lui a inspiré la réflexion suivante : pourquoi aller si loin pour chercher de l’or alors que la
richesse véritable se trouve si prés de nous ? Ainsi écrit-il : « (…) ma pensée se tourna vers
l’insatisfaction de ma propre existence, qui se consumait à faire comme tous les autres
hommes. Avec encore devant les yeux la vision de ces mines, je me demandai (…) pourquoi
je ne pourrai pas également creuser un puits d’extraction pour atteindre l’or que je recèle en
moi et exploiter ce gisement là. (…) A tout le moins, je pourrais emprunter quelque chemin,
tout solitaire, étroit et tortueux qu’il puisse être, où je pourrais avancer avec amour et
23
Thoreau, (Henri David), La vie sans principes, Editions de l’Herne, 1994, p 116-117
15
respect »24. Ces citations nous permettent d’aborder plusieurs idées nouvelles par rapport au
concept de route. Tout d’abord, la route symbolise souvent dans les travaux de Thoreau le
choix de la voie à suivre et la séparation de la multitude. Cette idée est fortement teintée de la
contestation de l’ordre établi, ce que nous avons exposé plus haut. Par ailleurs, pour Thoreau,
il n’est pas nécessaire d’aller loin pour découvrir beaucoup de choses sur soi-même et le
monde. La plupart des conceptions de la route que nous étudierons par la suite avancent le
contraire. Sur la question de la quête de l’or par exemple, nous avons vu que le mouvement
vers l’Ouest était chargé de cette idée d’une richesse et d’un recommencent possible. La quête
de l’or est rattachée aux mouvements des pionniers vers l’Ouest et la notion de route s’en est
trouvé durablement marqué. Cependant, pour Thoreau « l’exemple de la ruée vers l’or en
Californie et l’attitude adoptée à cet égard, non seulement par les marchands mais également
par tous les prétendus philosophes et prophètes, constituent une réelle disgrâce pour
l’humanité » 25 . Pour Thoreau, le travail manuel est suffisant et supérieur à une sorte de
« loterie » que représente cette recherche de l’or, et il n’est pas besoin d’aller bien loin pour
trouver les richesses véritables. Finalement, on pourrait presque dire que Thoreau est un
écrivain qui écrit contre les routes dans le sens où celles-ci symbolisent un objet de la
civilisation, une voie de la majorité arpentée sans conscience, pour le profit, qui mène aux
villes et éloigne de la nature et des valeurs véritables. Si l’on considère les routes de Thoreau
dans un sens symbolique cependant, la notion s’en trouve réhabilité puisque l’homme est
encouragé à arpenter sa propre route, qui « pourrait bien se révéler être la grand’ route ».
Voyons comment ces différentes idées s’expriment dans son essai Walking et comment il met
en avant l’idée d’un mouvement naturel vers l’Ouest, mouvement largement exploité à travers
les trois époques qui voient la constitution de la notion de route comme objet culturel et
identitaire.
Thoreau, Walking
Il est intéressant de noter dans ce texte de nombreuses références à la mythologie, à la
Grèce, à Rome, à l’Angleterre. Alors que par la suite nous verrons que les auteurs de la route
font référence à ceux qui les ont précédés en traitant de ce thème, il n’y a pas ici de références
antérieures du fait de la naissance récente de la nation américaine, de la lente émergence
d’une littérature nationale, et de liens toujours forts avec l’Europe et l’Angleterre en termes
d’héritage culturel et philosophique. La même remarque s’applique également aux textes de
24
25
Ibidem, p. 116-117.
Ibid. p. 115.
16
Whitman dont on peut avancer qu’il est le premier poète à pouvoir revendiquer une
« américanéité »26.
Walking, publié en 1861, avance différentes idées intéressantes sur les routes. L’auteur
commence par y exposer l’art de la marche qui a pour lui une importance capitale et un sens
bien particulier. Ainsi écrit-il : « La marche dont je veux parler n’a absolument rien à voir
avec le fait de prendre de l’exercice (...), mais elle est en soi toute l’entreprise et l’aventure de
la journée»27. A travers l’étymologie de « sauntering », flâner, il remonte jusqu’au Moyen-âge
et aux mouvements vers la Terre Sainte : « Ceux que leurs marches ne mènent jamais en Terre
Sainte comme ils le prétendent ne sont que des oisifs et des vagabonds, tandis que ceux qui
s’y rendent effectivement sont des flâneurs dans le bon sens du terme, c’est-à-dire celui où je
l’entends »28. Ces sans-terres, concluent-ils, sont l’idéal du marcheur car dans ce mouvement
« (…) on est chez soi partout. Là réside le secret de la réussite en matière de flânerie »29. Il
continue son exposé en montrant que la marche permet de communier avec la nature, de ne
pas être « hors de ses sens » mais de s’inscrire pleinement dans l’instant. Les prés, les clôtures,
les jardins et les routes sont des objets de la société et s’opposent aux bois, forêt, collines et
rivières qui symbolisent la nature, la solitude et la contemplation. Cette communion avec la
nature a un effet positif sur l’homme. Comme il l’écrit : « Le fait de vivre beaucoup à
l’extérieur, exposé au soleil et au vent, engendrera sans aucun doute une certain rudesse de
caractère (…). De la sorte il y aura d’autant plus d’air et de soleil dans nos pensées »30. A
l’inverse, la ville a un effet néfaste sur l’homme tant sur le plan physique (absence d’exercice)
que moral (valeurs)31. Dans cette optique, une image négative est attribuée à la notion de route
puisque celle-ci mène à la ville : « Si vous voulez rejoindre le monde de la politique, suivez la
grand’ route, suivez ce marchand, gardez dans vos yeux la poussière qu’il soulève, elle vous y
conduira directement »32. L’idée de négoce, celle de poussière, et donc de saleté, viennent
déprécier la direction emprunté. Il est intéressant de noter que dans cet essai, la notion de
route est directement liée à celle de ville. Alors que par la suite de nombreux auteurs
utiliseront le concept de route pour s’échapper de la ville, ici les routes convergent vers la
ville plus qu’elles ne s’en échappent. Cela semble même être leur seule finalité quand
Thoreau écrit : « Le village est le lieu vers lequel converge toutes les routes, une sort
26
Athenot (Eric), Walt Whitman, op.cit., p.29.
Thoreau (Henry David), Marcher, op.cit., p.87.
28
Ibidem p.84.
29
Ibid. p.84-85.
30
Ibid. p.87.
31
Les villageois « sont comme rongés par le voyage à côté d’eux, sur eux, sans pourtant voyager eux-mêmes »,
Ibid.p.89.
32
Ibid.p.89.
27
17
d’expansion de la grand-route, comme un lac par rapport à une rivière. C’est un corps dont les
routes forment les bras et les jambes, le croisement de trois ou quatre voies, le carrefour, le
point de passage et l’ordinaire des voyageurs »33. Comme nous l’avons évoqué plus haut à
propos de Mark Twain, les rivières semblent être le pendant naturel au concept de route. Le
fleuve est à la nature ce que la route est à la civilisation. Ces deux concepts sont donc
radicalement opposés dans le sens où pour Thoreau la ville et la nature sont deux notions
antagonistes et difficilement conciliables. Sur ce point, il conclu : « Les routes sont faites pour
les chevaux et pour les hommes d’affaires. (…) Je marche dans une nature qui est celle que
fréquentaient les prophètes et les poètes (…) »34.
Les routes sont donc largement dépréciées, à l’exception cependant de celles qui sont
abandonnées et qui ne mènent plus nulle part35. Dans ce cas le mouvement se renverse et les
routes ne convergent plus vers la ville mais s’en échappent, retrouvant cette ouverture vers les
grands-espaces. A propose de la vieille route de Marlborough, Thoreau écrit par exemple :
« Qu’est-ce donc, qu’est-ce donc/Sinon une direction vers l’extérieur, /Et la simple
possibilité/ D’aller quelque part ? »36.
Un autre aspect intéressant abordé dans cet essai est l’idée d’un mouvement naturel vers
l’ouest dont Thoreau passe un long moment à démontrer l’existence à l’aide de nombreuses
preuves et références. Il commence d’abord par expliquer que lorsqu’il se met en route pour
une promenade, ses pas se dirigent systématiquement vers l’ouest ou le sud-ouest37. Pour lui,
les origines de cette habitude peuvent s’inscrire dans un schéma mental proprement américain
qui l’amène à considérer l’espace de façon historique et temporelle. En parlant de l’ouest, il
écrit : « C’est dans cette direction que se trouve pour moi le futur et, de ce côté, le monde me
semble plus riche, plus inépuisé » ou encore : « Nous allons vers l’est pour appréhender
l’histoire et étudier les œuvres de l’art et de la littérature, en remontant sur les traces de la race.
Nous allons vers l’ouest comme on va vers le futur, dans un esprit d’entreprise et
d’aventure »38. On remarque ici que la direction de l’est est associée au passé : c’est l’endroit
d’où l’on vient, l’Europe, l’histoire déjà écoulée. L’Ouest en revanche est l’endroit où l’on va,
le symbole d’un nouveau recommencement chargé de promesses. En somme l’Est représente
le passé, ce qui est laissé derrière, et l’Ouest symbolise l’avenir, ce vers quoi l’on va. Dans ces
33
Ibid.p.89.
Ibid.p.89.
35
« Il existe cependant quelques anciennes routes qu’on peut fouler avec profit, comme si elles menaient quelque
part, alors qu’elles sont maintenant presque interrompues », Ibid.p.89.
36
Ibid. p.90.
37
« Je vais en toute liberté vers l’ouest, mais je dois me forcer à partir vers l’est », Ibid. p.92. et « Si nous ne
nous sentons pas d’affinités avec le Sud, nous sympathisons avec l’Ouest », Ibid. p.95.
38
Ibid. p.92.
34
18
deux citations, on note également le passage du « je » au « nous » qui montre que Thoreau
associe son habitude à une tendance et un mouvement plus large et qui touche l’ensemble des
Américains. Il va encore plus loin lorsqu’il écrit : « Je dois marcher vers l’Oregon et non vers
l’Europe ; notre nation avance dans ce sens et je puis dire que l’humanité toute entière
progresse d’est en ouest »39. Pour Thoreau, ce n’est pas seulement l’humanité mais aussi les
mouvements d’animaux qui suivent cette tendance. Les astres eux-mêmes s’y dirigent 40 :
« Chaque coucher de soleil que je contemple me donne l’envie d’aller vers un ouest aussi
éloigné et beau que celui dans lequel plonge le soleil. Il semble émigrer chaque jour vers
l’ouest et nous inviter à lui emboîter le pas. C’est lui le Grand Pionnier de l’Ouest que suivent
les nations »41 ou encore : « Le soleil se couche sur quelque prairie retirée, là où on ne voit
aucune demeure, avec toute la gloire et la splendeur qu’il déverse sur les cités (…) »42. Le
mouvement vers l’Ouest fait apparaitre la découverte du territoire américain comme un
aboutissement. Les débuts de la nation sont marqués par « l’appel de l’Ouest » 43 , et son
évolution l’est également : « Aux Américains j’ai à peine besoin de dire : ″Vers l’ouest
l’étoile de l’empire suit sa route″ »44.
Pour résumer, on peut donc associer différentes idées à la notion de route chez Thoreau.
Comme nous l’avons noté dans un premier temps, pour Thoreau, la nature américaine est
supérieure par sa diversité et son abondance. Par conséquent, le développement de l’homme
américain ne peut que se faire favorablement. Dans cette optique, la promenade est un biais
privilégié pour entrer en contact avec la nature. Par ailleurs, la notion de route renvoi à celle
de choix. Si la route symbolise le chemin arpentée par la majorité, il ne faut pas hésiter à
bifurquer et marcher sur son propre chemin 45 . Une autre idée est celle de route comme
extension des villes. Dans cette perspective, la route est considérée de façon négative et
Thoreau conseille de s’en éloigner. Enfin, Thoreau s’attache à démontrer l’influence sur les
hommes et la nation américaine d’un mouvement naturel vers l’ouest, mouvement largement
repris avant et après lui dans les productions artistiques concernant les routes.
39
Ibid. p.92.
Voir la persistance de ce symbole avec l’analyse du cheminement des astres vers l’ouest chez Steinbeck
(Deuxième partie, chapitre 2) et Kerouac (Deuxième partie, chapitre 3).
41
Ibid. p.93.
42
Ibid. p.108.
43
« Colomb ressentit l’appel de l’Ouest plus fortement que quiconque avant lui ; il y céda et découvrit un
Nouveau Monde (…) », Ibid.p.93.
44
Ibid. p.95.
45
Voir aussi pour cette idée de route/choix le poème de Robert Frost The road not taken : « (…) Two roads
diverged in a wood, and I, /I took the one less traveled by/And that has made all the difference ».
40
19
II- La notion de Route chez Whitman
Leaves of Grass est un recueil qui a pour ambition de tout contenir, de tout célébrer.
Les routes y sont présente non pas comme un élément de plus à décrire mais véritablement
comme un principe moteur dans la progression du texte. La dynamique de la marche en avant
soutient l’ensemble du recueil et lui donne une tonalité propre, épique et prophétique.
Le mot « road » est souvent mentionné mais l’idée de l’élan en avant est déclinée avec
d’infinies nuances, parfois mal représentées dans la traduction. Le poète lui-même se fait
pionnier, aventurier, marin, vaisseau. Il va partout, vois tout, commente tout, vis tout, incarne
tout.46
Il utilise à plusieurs reprises des injonctions pressantes, encourageant le mouvement en avant.
Ainsi peut-on par exemple lire : “O to haste firm holding- to haste, haste on with me”47, “urge
and urge and urge”48, “to sail and sail and sail !”49 , “Ship of the body, ship of the soul,
voyaging, voyaging, voyaging”50, “O farther, farther, farther sail!”51. A travers ces exemples,
on voit comment la répétition du mot mime la répétition de l’acte et enjoint à poursuivre
éternellement l’activité décrite sans jamais s’arrêter. Cette idée de l’arrêt interdit est reprise
fréquemment, montrent souvent le poète en route pour une mission dont il ne doit pas être
détournée. Ainsi écrit-il:
“Shall I postpone my acceptation and realization and scream at my eyes,
That they turn from gazing after and down the road,
And forthwith cipher and show me to a cent,
Exactly the value of one of one and exactly the value of two, and which is ahead ?”52
Cette idée du mouvement qui ne doit pas être interrompue est aussi prêtée aux personnages
que Whitman met en scène et auxquels il se mêle. Ainsi peut-on lire dans le poème
« Pioneers ! O Pionners » l’injonction à continuer à aller de l’avant.
Outre l’idée du mouvement perpétuel, les symboles de la route et ses déclinaisons ont aussi
chez Whitman le rôle de lien entre les époques. On trouve à plusieurs reprises l’idée d’une
continuité entre passé, présent et avenir. Whitman ne tente pas seulement de décrire
46
Ainsi écrit-il :
“The sailor and traveler underlie the maker of poems, the Answerer,/The builder, geometer, chemist, anatomist,
phrenologist, artist, all these underlie the maker of poems, the Answerer”. Ibid. p.278.
47
Ibid. p.68.
48
Ibid. p.74.
49
Ibid. p.294.
50
Ibid. p.344.
51
Ibid. p.438.
52
Ibid. p.74.
20
l’Amérique de son époque mais l’ensemble de l’Amérique de toutes les époques, celles
passées et à venir. Ainsi peut-on lire:
“On my way a moment I pause,
Here for you ! and here for America !
Still the present I raise aloft, still the future of the States I harbinge glad and sublime,
And for the past I pronounce what the air holds of the red aborigenes.”53
La route, et c’est une thématique constante dans son utilisation en tant qu’objet culturel, est
partout en même temps, géographiquement et temporellement. Le temps est aboli sur elle ou
plutôt, l’on pourrait dire qu’elle touche l’ensemble du Temps. Elle est le lien entre ce qui est
derrière et ce qui est à venir. Elle est comme le discours du poète54 : elle atteint tout, contient
tout, relie tous les espace-temps entre eux. La route, c’est le mouvement vers l’avant une
marque physique qui signifie que l’on vient de quelque part et que l’on va quelque part. C’est
le chaînon qui relie tous les êtres entre eux, qu’ils soient passés ou futurs, et qui relie
l’Homme au monde, à la nature, à la vie. La route, pour Whitman, c’est l’élan vital incarné.
La route prend souvent une tonalité symbolique : celle du chemin que l’homme doit parcourir
seul, des vérités qu’il doit découvrir par lui-même et où le poète fait figure de guide. Ainsi
peut-on lire dans « Song of myself »:
“I know I have the best of time and space, and was never measured and never will be
measured.
I tramp a perpetual journey (come listen all!)
(…)
I have no chair, no church, no philosophy,
I lead no man to a dinner-table, library, exchange,
But each man and each woman of you I lead upon a knoll,
My left hand hooking you round the waist,
My right hand pointing to landscapes of continents and the public road.
Not I, not any on else can travel the road for you,
You must travel it for yourself.
It is not far, it is within reach,
53
54
Ibid. p.64.
« I am an acme of things accomplis’d, and I am an encloser of things to be. » Ibid. p.162.
21
Perhaps you have been on it since you were born and did not know,
Perhaps it is everywhere on water and land.”55
Cette thématique de la route qui traverse l’ensemble du recueil se retrouve également dans le
projet whitmanien, qui se veut à l’avant-garde de la production littéraire de son époque.
Whitman se veut “pionnier” d’une nouvelle frontière, comme l’écrit Eric Athenot : « Cette
volonté farouchement arrogante de guider le lecteur vers des contrées jusque-là inexplorées
fait du franchissement de la frontière esthétique opéré par l’écriture whitmanienne
l’équivalent artistique de l’avancée inexorable et intrépide des pionniers américains vers
l’Ouest. Il est à noter, d’ailleurs, que la disparition de la frontière américaine coïncide, à un an
près, avec la parution de la dernière édition de Feuilles d’herbe »56. Nous ne détaillerons pas
les aspects stylistes avant-gardistes de l’œuvre de Whitman mais il est intéressant de
remarquer la façon dont le motif de la frontière, que nous avons exposé dans la première
partie de ce mémoire, revient ici se mêler à la création littéraire et à la thématique des routes.
III- La notion de Route chez London
Traitement du sujet dans l’ensemble de l’œuvre
Comme Thoreau et Whitman, London inscrit son œuvre dans l’espace américain, où la
célébration et la recherche de l’identité de l’homme américain sont étroitement liées au
déplacement dans l’espace57. La vie même de London est à l’image de son œuvre, façonnée
par d’incessants départs. Dans ses récits, la façon d’écrire l’espace du grand Nord est
particulièrement intéressante puisque la route y est réduite à une trace de traineau dans la
neige et que la nature y prend une forme très particulière, celle d’immensité blanche,
réduisant l’univers à deux espaces possibles : la route/trail sur laquelle est l’homme, et le
Wild hostile et menaçant qui l’entoure et se referme sur elle. Comme le remarque Vanessa
Gault, London associait le mouvement du traineau sur la neige à celui du stylo sur la page
blanche. Le récit est une « ligne de vie » dans l’espace blanc et à l’inverse de cette ligne droite
55
Ibid. p.166.
Athenot (Eric), Walt Whitman, op.cit., p.33.
57
« Finalement, pour Twain comme pour London, le territoire américain, de la côte est jusqu’aux îles les plus
lointaines, est un territoire idéal dans lequel l’Adam américain peut chercher, et trouver, ses valeurs morales »,
Campbell Reesman (Jeanne), « De la frontière américaine aux confins du sacré, Mark Twain et Jack London »,
Revue Europe n° 844-845, p40-46, août-septembre 1999, p.42.
56
22
« la mort prend la forme d’une dispersion dans l’espace »58. Le récit et la route se confondent
donc en une même marche en avant contre cette dispersion dans l’espace59, de lutte contre la
mort. Comme l’écrit Vanessa Gault : « (…) que le pionnier atteigne ou non son but (…) il ne
s’agit pas tant d’arriver quelque part que d’être en mouvement, donc en vie »60. De même, le
récit prend cette forme de lutte contre l’immobilité, la dispersion, la mort. Même si tous les
personnages meurent, «(…) le récit est écrit : il a rompu un instant le silence blanc »61.
Un autre aspect intéressant de cette écriture de la route/trail est le rappel du motif de la
frontière que nous avons évoqué dans le Chapitre I de cette partie. Comme le remarque
Vanessa Gault : « L’espace mythique de la frontière, entré en littérature avec Fenimore
Cooper, se situe normalement à l’ouest du territoire américain. Mais à l’époque de London,
les frontières sont fermées, y compris celle où il est né, la Californie. Le territoire américain
s’étend d’un océan à l’autre ; la geste des pionniers à pris fin. Pourtant, lorsque la ruée vers
l’or entraîne des milliers d’hommes vers la nature inhospitalière du Grand Nord, London y
voit un nouvel avatar de la frontière, cet espace ouvert où des pionniers luttent contre une
nature titanesque. (…) Le Klondike est donc vécu dans l’imaginaire collectif comme la
dernière frontière (…). »62.
On remarque cependant que ce territoire ce situe en partie au Canada, ce à quoi Vanessa Gault
répond qu’ « à l’époque les pionniers eux-mêmes considèrent que leur ruée vers l’or aurait dû
avoir lieu sur le territoire américain, car elle clairement américaine dans son essence ». Cette
dernière remarque est très intéressante notamment dans la perspective du lien entre la route
américaine et l’identité américaine qui est la notre. Ici, ce ne sont pas les frontières qui
définissent l’espace mais une sorte d’espace mental alternatif proprement américain qui fait
qu’une telle entreprise ne peut qu’être américaine, que ce mouvement, que ces valeurs ne
peuvent être autre chose et que par conséquent l’espace lui-même ne devrait être considéré
autrement que comme un espace proprement américain. Il y a un renversement de la
perspective selon laquelle c’est l’espace réel qui impose son identité (ici canadienne). Ici,
c’est l’espace mental qui opère une sorte de transformation par le biais des valeurs et s’impose
au réel : le mouvement des pionniers étant par essence américain, le territoire traversé est lui-
58
Gault (Vanessa), « L’espace du grand nord chez Jack London », op. cit. p.49.
« La ligne inscrite par le pionnier vient rompre la blancheur monotone et impose une cartographie au paysage
naturel. C’est le premier signe de la prise de possession de l’espace par l’homme. (…) A chacun de ses pas le
pionnier écrit son histoire dans la neige ; ce faisant, il s’introduit de force dans le livre de la nature, écrit avant lui
et sans lui, et qu’il doit apprendre à lire pour survivre ». Ibidem p.48.
60
Ibid. p.56.
61
Ibid. p.56.
62
Ibid. p.47.
59
23
même contaminé par cette nature américaine. C’est là une idée très forte du lien entre identité
américaine et espace géographique, où la route fait figure d’objet inséminateur.
Le livre que nous allons étudier à présent ne se situe pas dans l’espace du Grand Nord. Il est
probablement moins connu que beaucoup des ouvrages de London mais il s’inscrit dans la
lignée des récits d’écrivains qui ont raconté leurs aventures sur la route 63 et constitue une
référence dans ce domaine.
London, The Road
Jack London a 18 ans lorsqu’il s’élance sur la route. Pendant l’année 1893-94, il
parcourt plus de 20 000 km à bord de trains. Ce sont ses aventures qu’il raconte dans The
Road.
Nous pouvons aborder ce livre en deux temps. Nous analyserons d’abord ses intentions, le
style et les structures employées. Puis nous montrerons comment le thème de l’identité est
abordé par rapport à la route.
Le ton du livre ne laisse pas de doute sur les intentions de l’auteur. Il ne s’agit pas simplement
de relater les aventures vécues par London mais aussi de faire notre éducation à propos de la
vie sur la route, de ses pratiques, de ses codes, de son langage et de ses hiérarchies, autant de
choses inconnues du profane et souvent sujettes à erreurs. Dans ce livre, de longs passages
sont consacrés à l’argot des routes, à la façon de monter à bord d’un train (et surtout d’y
rester), à la différence entre tramp, hobo et bum64. Des épisodes de l’histoire américaine sont
également relatés, comme la marche de l’armée du General Kelly65. Les formules visant à
dissiper notre ignorance telles que « Savez-vous ce qu’est… », « Vous autres qui ignorez… »
abondent.
London entend bien nous faire saisir la complexité de cette société parallèle et de son
fonctionnement. Jean-François Duval remarque à ce propos: « A bien des égards, La Route a
pris valeur de document ethnographique et sociologique. En 1923, Nels Anderson, ex-hobbo
qui écrira l’un des premiers ouvrages de sociologie sur le sujet (The Hobo : The Sociology of
the Homeless Man), dira sa dette à l’égard de London (…)»66.
63
Voir les deux autres « Jack » : Jack Black (Yegg, 1926) et Jack Kerouac (Sur la Route, 1957). La Beat
Generation sera très influencé par Yegg et La Route de London, « livres cultes » de la route.
64
« (…) le tramp, c’est le voyage et le rêve ; le hobo, le voyage et le boulot ; le bum, le voyage et l’alcool »,
Duval (Jean-François), préface à La Route, Phébus libretto, 2001, p.14.
65
Armée de millions de chômeurs partie en avril 1894 d’Oakland et dont la route croise celle de London qui va
se joindre à eux. Pour plus de détails, voir : Duval (Jean-François), préface à La Route, op.cit., p.20-22.
66
Duval (Jean-François), préface à La Route, op.cit., p.13.
24
Si London a effectivement produit un ouvrage à valeur sociologique, son but en prenant la
route n’était pas de se mêler aux hobos pour observer leurs pratiques. Pourquoi Jack London
prend-il la route ? Il écrit: « Je brûlai le dur parce que je ne pouvais faire autrement (…),
parce qu’il me répugnait de moisir sur place, parce que, ma foi, tout simplement…parce que
cela me semblait plus facile que de m’abstenir »67.
Son livre s’ouvre d’ailleurs sur cette déclaration :
« En somme je les ai essayées toutes,
Les routes allègres qui vous conduisent au bout du monde,
En somme, je les ai trouvées bonnes,
Moi qui, comme tant d’autres, ne peux dormir mon content dans un lit,
Qui doit poursuivre mon chemin
Et continuer jusqu’à ma mort, à voir passer la vie ! »
On distingue dans ces paroles une crainte de l’immobilité où la recherche du mouvement
semble s’opposer à la mort (voir plus haut sur le Grand Nord et ici le terme « moisir »). Par
ailleurs, London semble distinguer différents types d’hommes (« comme tant d’autres ») dont
ceux pour qui le mouvement est une nécessité presque vitale.
Pourquoi être attiré par la vie sur la route où chaque jour est incertain et les conditions
précaires ? Précisément pour ces deux raisons… Ainsi explique-t-il: « Le plus grand charme
de la vie de vagabond est, peut-être, l’absence de monotonie. Dans le pays du hobo, le visage
de la vie est protéiforme, c’est une fantasmagorie toujours variée, où l’impossible arrive et où
l’inattendu bondit des buissons à chaque tournant de la route. Le vagabond ne sait jamais ce
qui va se produire à l’instant suivant : voilà pourquoi il ne songe qu’au moment présent.
Ayant appris la futilité de l’effort suivi, il savoure la joie de se laisser entrainer aux caprices
du hasard »68.
Le récit a donc une portée sociologique, même si le but de l’auteur en prenant la route était
tout autre. Dans le même temps, le récit de London a clairement un autre objectif : celui de
divertir le lecteur. Le ton humoristique, l’absence d’ordre chronologique et la succession des
anecdotes offrent un récit léger, assez proche de ceux de Mark Twain dans Tom Sawyer et
Huckleberry Finn. Les rencontres et les aventures sont relatés avec la brièveté et le
détachement qui sied au voyageur, toujours sur le point de partir. Chaque chapitre raconte un
épisode de la route et s’achève généralement sur l’image d’un train qui porte London vers de
nouvelles aventures. Jean-François Duval décrit le style comme suivant « des voies aussi
67
68
London (Jack), La Route, Phébus libretto, 2001, p.136.
London (Jack), La Route, op.cit., p.68.
25
déconcertantes que celles des chemins de fer au sortir des gares, embrouillamini de voies qui
divergent au gré des aiguillages, se rejoignent, se confondent (…) »69. Le livre s’achève sur le
retour accidentel de London à son point de départ et la dernière phrase laisse le récit ouvert,
notamment grâce à l’utilisation des points de suspensions et l’évocation d’un nouveau départ :
« J’attrapai donc le train suivant et déjeunai à Baltimore… »70.
Un autre aspect intéressant du récit est la relation entre la vie sur la route et les changements
d’identité. Le livre s’ouvre sur la phrase suivante : « Quelque part dans l’Etat du Nevada, il
existe une femme à qui j’ai menti sans vergogne pendant deux heures d’affilée ». London
relate alors comment, pour justifier son voyage vers l’Ouest et recevoir un peu de nourriture,
il a inventé tout une famille fictive. Dans le même chapitre, interrogé par la police, il arrive à
faire croire à un vieux marin qu’il a fait le tour du monde à bord d’un bateau et rencontré une
connaissance commune. Il conclu alors : « Si ce vieux matelot se souvenait de Billy Harper
qui n’avait jamais existé, il n’y pas de raisons pour qu’un jour je ne retrouve le mari de ma
sœur de Salt Lake City ! » 71 . Cette pratique du mensonge sur les familles semble assez
répandue pour s’attirer les faveurs. On se souviendra par exemple des chapitres 32 de 33 de
Huckleberry Finn. Par ailleurs, l’invention de familles fictives et la recherche de parents dont
on ne sait s’ils sont réels ou non redéfinit l’identité même du locuteur. L’un des thèmes du
départ sur la route est la recherche de l’identité qui passe souvent par la recherche du père ou
de la mère72. On peut citer l’exemple du père de Dean Moriarty dans Sur la Route, à propos
duquel Jack Kerouac écrit à la fin de son livre : «(…) je pense même au Vieux Dean Moriarty,
le père que nous n’avons jamais trouvé » 73 . Dans cette citation, Kerouac semble s’être
approprié la figure de ce père (« nous »), comme si le Vieux Dean Moriarty faisait figure de
père abstrait et d’aspiration plus que d’une réalité tangible. Dans le film de Gus Van Sant, My
own private Idaho, deux hommes se lancent également à la recherche de la mère de l’un deux,
quête qui n’aboutit pas et les ramène à leur point de départ. Dans ces différents exemples, le
parent recherché fait souvent figure de rêve ou de fantasme, au point que l’on se demande
souvent s’il existe réellement. On mesure donc les conséquences qu’ont les convocations de
ces géniteurs rêvés sur l’identité de ceux qui les cherchent. Dans la mesure où ils n’existent
pas ou sont inaccessibles, la quête de l’identité semble déboucher sur une impasse. Dans le
69
« Kerouac fera un peu la même chose dans Sur la Route, récit qui condense trois voyages et où l’on se perd
pareillement dans les incessants allers et retours entre la côte Est et la côte Ouest », Duval (Jean-François),
préface à La Route, op.cit., p.21.
70
London (Jack), La Route, op.cit., p.185.
71
Ibid. p.47.
72
Dans Huckleberry Finn cependant, on remarque que le personnage principal part afin de fuir son père.
73
Kerouac (Jack), Sur la Route, folio, 2003, p.437.
26
cas des familles inventées, comme celles de London ou Huckleberry Finn, c’est l’identité
première du narrateur qui est niée et est remplacée par une nouvelle identité. Cette pratique
débouche également sur une impasse puisqu’alors ce sont les familles réelles qui sont niées et
que le lien avec un géniteur imaginaire devient impossible, puisque celui-ci n’existe pas.
Par ailleurs, le départ sur la route fait lui-même figure de nouvelle naissance. Ainsi London
explique-t-il qu’il décide de partir après avoir écouté une conversation de « gosses de la
route »74 dont le vocabulaire argotique est déjà en lui-même tout un voyage75. Une fois sa
décision de partir prise, London explique que pour être consacré « gosse de la route », il faut
avant tout passer « par-dessus une montagne » c’est-à-dire monter sur un train en marche et
ne pas se faire déloger. London relate cette expérience et conclu : « Tel fut mon baptême de la
route »76. Comme après une nouvelle naissance, le baptême s’accompagne du choix d’un nom
pour le nouveau venu à la route. Comme l’explique London : « Les monicas sont les noms de
rails dont les vagabonds s’affublent entre eux »77. On voit donc que l’identité du vagabond est
redéfinie par ces différentes étapes de l’initiation à la route. A l’intérieur de la catégorie des
vagabonds, différentes hiérarchies sont ensuite perceptibles. London se place au sommet de la
hiérarchie : « Après tout, n’étais-je pas un ″roi du trimard″ ? » 78 , « J’étais ce que nous
appelions une″comète″, un ″royal vagabond″ »79. A ce propos, Simone Chambon et Anne
Wicke remarquent : « (…) Si l’on retrouve des constantes propres à l’écrivain, rappelons ici
combien cette posture du ″ vagabond royal″ appartient aussi à l’imaginaire américain, de
Whitman à Kerouac, combien cette compulsion à bouger en permanence (…) peut aussi être
lue comme symptôme d’une relation problématique à l’espace américain, à l’impossible
ancrage dans cette terre constamment idéalisée »80.
74
On peut remarquer que ces « gosses de la route » ressemblent beaucoup aux « enfants perdus » de Peter Pan :
ils semblent ne pas avoir de parents, mentent et aiment « l’aventure » plus que tout. De plus, ils semblent faire
preuve de cette cruauté un peu inhumaine qui rappelle celle de Peter Pan et des enfants perdus. Comme l’écrit
London : « Les gosses de la route sont de charmants camarades, à condition que vous les rencontriez
individuellement et qu’il leur plaise de vous raconter leurs aventures. Mais croyez-m’en : ne vous fiez pas à eux
lorsqu’ils courent en bande. Alors ils se montrent féroces comme des loups et viennent à bout de l’homme le
plus fort.», London (Jack), La Route, op.cit., p.147.
75
« A chacune de leurs paroles, un nouveau monde s’ouvrait devant moi, un monde d’essieux, de wagons à
bagages, de « pullman à glissières », de policiers, vaches, cognes, mecs de la raille et autres condés. Tout cela
s’appelait l’aventure. Parfait ! Je tâterai, moi aussi, de cette vie-là. », Ibid. p.141.
76
Ibid. p.144.
77
Ibid. p.118.
78
Ibid. p.55.
79
Ibid. p.116.
80
Chambon (Anne), Wicke (Anne), Jack London, Belin, 2001, p.78.
27
On voit ici encore une fois à quel point le mouvement sur le territoire américain s’inscrit dans
une recherche identitaire plus large et récurrente dans l’imaginaire américain81.
Pour London, les vagabonds ne sont pas évoqués en termes négatifs par rapport au reste de la
société. Au contraire, il explique les bénéfices de leur présence en affirmant que « si
brusquement les vagabonds disparaissaient des Etats-Unis, quantité de familles tomberaient
dans la misère » et que « le vagabondage permet à des milliers d’individus de gagner
honnêtement leur pain, d’éduquer leurs enfants et de les élever dans l’amour du travail et la
crainte du Seigneur »82.
Jack London va même plus loin lorsqu’il relate son expérience en prison et la façon dont il
fait passer le feu de cellules en cellules pour allumer les cigarettes. Il se compare alors à
plusieurs reprises à Prométhée, porteur de « l’étincelle sacrée » et affirme : « Nous étions les
messagers célestes, les porteurs de feu, dans ce monde de fer, de verrous et de barreaux »83.
Une autre comparaison est celle que fait London entre l’organisation de la prison et celle de la
société américaine. Il fait référence à plusieurs reprises aux valeurs de la société
américaine (esprit d’initiative et d’entreprise, frugalité et épargne) afin de justifier les
marchandages et les commerces qui avaient lieu dans la prison84. Il conclut : « Nous n’étions,
après tout, qu’une imitation de la société capitaliste : nous prélevions sur nos clients un lourd
tribut » 85 . Cette tentative de justification ironique est volontairement ambigüe et l’on ne
saurait dire s’il s’agit-il de critiquer la société ou de réhabiliter l’organisation de la prison à
l’aide des valeurs américaines. Mais comme l’indiquent Simone Chambon et Anne Wicke :
« Américain, notre vagabond l’est indéniablement et c’est en tant que tel –au nom des
principes fondamentaux de la Constitution- (…) qu’il proteste contre le traitement qu’il reçoit
de la part de la police et des magistrats qui le jugent (…) »86 . Et il est vrai qu’à de très
nombreuses reprises, London fait référence avec fierté à l’héritage américain qui est le sien.
Ainsi écrit-il : « (…) mon sang américain se révoltait. Derrière moi se dressaient de
nombreuses générations. Mes ancêtres avaient lutté, ils étaient morts pour obtenir le droit
d’être jugés par un jury. C’était là mon héritage sacré, marqué de leur sang : à moi de le
81
Sur ce sujet, voir dans le dernier chapitre le constat d’échec auquel aboutit la chanson « America » de Simon et
Garfunkel.
82
London (Jack), La Route, op. cit., p.167.
83
Ibid. p.104.
84
« Après tout nous ne faisions que singer nos supérieurs en dehors de ces murs, qui, sur une grande échelle, et
sous le respectable déguisement de négociants, de banquiers et de magnats de l’industrie, emploient les mêmes
ruses que les nôtres. (…) Somme toute, nous encouragions la frugalité et l’épargne…chez les pauvres diables qui
se privaient de tabac. Nous prêchions aussi l’exemple. Dans le cœur de chaque détenu nous inculquions
l’ambition de devenir nos égaux (…). N’étions-nous pas des sauveurs de la société ? » Ibid. p.101.
85
Ibid. p.109.
86
Chambon (Anne), Wicke (Anne), Jack London, op.cit., p.78.
28
revendiquer ! »87. Si le changement d’identité a bien lieu par le biais des familles imaginaires
et des « monicas » (noms de route), l’identité américaine est cependant revendiquée avec
force par London qui utilise fréquemment le vocabulaire de la famille pour mettre en avant
cette filiation88.
Pour finir, on peut se demander comment London traite de la question de l’Ouest. Nous avons
vu que la route était souvent envisagée non pas façon statique mais dans le cadre d’un schéma
de pensée qui consiste à envisager l’Ouest comme « l’endroit où l’on va » et l’est comme
« l’endroit d’où l’on vient ». Il est vrai que dans La Route, les départs vers l’Ouest sont
souvent mentionnés, London allant jusqu’à opposer au début du chapitre VIII « l’Ouest
sauvage et brumeux » à « l’Est stérile ». Cependant, on remarque que les autres directions
géographiques sont aussi fréquemment évoquées. On ne s’avancera donc pas dans une analyse
détaillée du thème de l’Ouest et nous retiendrons seulement que pour London, l’important
semble être de bouger, quelle que soit la direction de ce mouvement.
Nous avons donc vu que London abordait la route de différentes façons. Il est
particulièrement intéressant de voir comment le motif de la route et l’acte littéraire se mêlent
en un même mouvement contre l’immobilité et la mort. Par ailleurs, on remarque le lien fort
entre le territoire américain, le mouvement et la quête d’identité. Dans cette perspective, la
route est un moyen de poursuivre cette identité américaine en s’ancrant dans l’espace
géographique. Mais paradoxalement, la route apparait aussi comme un vecteur de
métamorphose identitaire puisqu’elle permet d’affirmer une nouvelle identité qui est idéalisée
par la dimension imaginaire et épique que lui confère le récit.
87
88
London (Jack), La Route, op. cit., p.86.
« Générations », « ancêtres », « héritage » p.86., « pères » p.87., « aïeux » p.88.
29
Chapitre 3- L’impact de l’aménagement du territoire et du progrès
technique sur les représentations de la Route
Section 1- Des « trails » aux trains
Comme nous l’avons évoqué plus haut, ce sont avant tout les pistes qui permettent aux
colons, aux commerçants, aux pionniers et au courrier de parvenir aux territoires qui se
trouvent à l’Ouest du Mississippi. La piste des Mormons, celle de l’Oregon, celle de la
Butterfield Overland Mail Compagny ou la piste de la Californie sont particulièrement
célèbres. Ce sont elles qui, en tant que premières « routes », vont garder l’empreinte du rêve
de l’Ouest et de sa poursuite de la terre, de l’or ou de la liberté de culte (dans le cas des
Mormons). Mais avec le développement du progrès technique, le projet d’un chemin de fer
transatlantique va se faire de plus en plus pressant.
En 1826, trois lois importantes sont votées afin d’encadrer l’aménagement du territoire. Parmi
ces textes se trouve le Pacific Railroad Grant qui dote les compagnies de chemin de fer de 90
millions d’hectares. Le but de cette loi est avant tout de permettre une communication et un
acheminement des marchandises plus rapides en direction de l’Est qui est alors en pleine
phase de développement industriel. Dans ce contexte, les matériaux de l’Ouest constituent des
ressources vitales pour le développement du pays, qu’il s’agisse de viande, de céréales, de
minerais ou de bois. Les chariots, trop lents et à la capacité de stockage limitée, ne
parviennent plus suivre le rythme d’une économie en plein essor. De même que le télégraphe
causera la mort des courriers acheminés à cheval, le chemin de fer va entrainer le déclin des
pistes et enclencher une nouvelle dynamique.
En 1853, le Pacific Survey Act permet le financement de quatre expéditions afin de rechercher
la meilleure route vers la côte pacifique. Les résultats des expéditions sont publiés dans le
Pacific Railroad Reports mais les tensions entre le Nord et le Sud rendent difficile le choix de
la meilleure route. Le président Lincoln continue à soutenir le projet malgré les blocages
qu’engendre la guerre de Sécession. En juillet 1862, il signe le Pacific Railroad Act qui crée
l’Union Pacific Railroad Compagny. A l’Ouest, deux compagnies rivales entreprennent de
poser les rails : le Central Pacific et l’Union Pacific. L’avancée du chemin de fer laisse
derrière elle un paysage recomposé. De nouvelles villes sont crées, d’autres disparaissent. Les
épidémies suivent également la progression du chantier et les camps de base sont décriés pour
leur violence et leur débauche, au point que les journalistes qualifieront le chantier d’ « enfer
30
sur roues »89. Les deux compagnies tardent à s’accorder sur un point de rendez-vous mais
l’intervention ferme du président Grant permettra, le 10 mai 1869, la jonction des deux lignes.
Le chemin de fer prend immédiatement place au côté des « symboles » de l’Ouest et
enflamme les imaginations. Joaquim Miller, écrivain du XIXe siècle, met en avant ce statut
mythique lorsqu’il déclare : « Il y’a davantage de poésie dans la course d’un train à travers
tous le continent que dans la sanglante histoire de la chute de Troie »90. Le genre naissant du
western lui fera une place importante. On peut citer Le cheval de fer (1924) de John Ford qui
relate la jonction entre les deux lignes de la Central Pacific et l’Union Pacific. Dans Le train
sifflera trois fois (1952), c’est autour de l’arrivée du train que s’organise l’intrigue. Dans
Pacific-Express (1939), c’est la construction de l’Union Pacific Railway qui rythme le
déroulement du film. Il ne s’agit que de quelques exemples mais ils montrent l’enthousiasme
qui entoure l’arrivée de ce nouveau moyen de transport et les changements qu’il entraine.
Section 2- L’émergence progressive d’une vision nationale du
système routier
I- Le Good Roads Movement
A la fin du XIXe siècle, le chemin de fer constituait le moyen de transport principal.
Les routes américaines étaient encore très mal aménagées : la boue, la poussière et les
cailloux rendaient souvent les voyages difficiles et risqués. Leur entretien dépendait alors des
pouvoirs locaux et ne constituait nullement une préoccupation nationale.
La popularité croissante de la bicyclette a permis les premières améliorations. L’enthousiasme
suscité par ce nouveau moyen de transport devint rapidement un facteur de changement
économique, politique et social91. La mauvaise qualité des routes rendant les déplacements
dangereux, la League of American Wheelmen (L.A.W.) et les fabricants de bicyclettes se
mobilisèrent au sein du Good Roads Movement à partir de 1880 afin d’obtenir un meilleur
aménagement des routes. En 1892, les premières tentatives pour l’adoption d’une loi soutenue
par la L.A.W et le General Stone sont couronnées de succès au Sénat mais échouent à la
Chambre des représentants. Il faut attendre l’année suivante et la création par le
gouvernement fédéral de l’Office of Road inquiry (1893-1898) sous la direction de Stone pour
89
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , op. cit., p. 146.
Lucci (Gabriele), Le Western, Guide des Arts, 2006, p.38.
91
Weingroff (Richard F.), “The Federal Highway Administration at 100”, article en ligne sur le site de la Federal
Highway Administration, http://www.tfhrc.gov/pubrds/fall93/p93au1.htm
90
31
que la question des mauvaises routes soit abordée plus largement. Le rôle de ce nouveau
bureau est de conseiller les états et les dirigeants locaux sur les mesures à prendre pour
améliorer leurs voies de circulation.
II- Les routes : une responsabilité locale et fédérale ?
Martin Dodge, le successeur de Stone, demandait la création d’un fond fédéral pour
aider les états à améliorer leurs routes. Son assistant, M.O. Eldridge entreprit de rédiger un
projet de loi pour demander une aide fédérale et la création d’un Bureau of Public Roads pour
l’administrer. Le texte fut présenté au Congrès en décembre 1902 par Walter P. Brownlow
mais fut rapidement repoussé. En effet, beaucoup de membres craignaient que de telles
mesures ne constituent une contrainte coûteuse et permanente. De plus, certains pensaient que
la Constitution n’autorisait pas le gouvernement fédéral à mettre en place un tel programme.
Cet échec fut suivi par d’autres tentatives infructueuses mais peu à peu, le concept de l’aide
fédérale ne reçut plus une opposition aussi farouche en raison de plusieurs facteurs. Les
fermiers, d’abord opposés au mouvement, se transformèrent en défenseur des routes à partir
de l’adoption du Rural Free Delivery qui permettait l’acheminement du courrier dans les
zones rurales et délivrait les agriculteurs de la contrainte de se déplacer jusqu’au postes
situées dans les villes. L’arrivée de la Ford T à partir de 1908 rendant la voiture accessible au
plus grand nombre, une large partie de la population se sentit désormais concernée par la
question des routes. L’American Automobile Association (AAA) devint un soutien important
du mouvement et défendit le concept d’une aide fédérale au côté de l’American Association of
State Highway Officials (AASHO) créée en 1914 et qui donnait désormais une voix aux états.
La question constitutionnelle qui avait constitué un frein à l’adoption du projet de loi de
Brownlow en 1902 fut également résolue. En 1907, le cas Wilson v. Shaw permit de conclure
que le Congrès pouvait construire des autoroutes inter-états d’après le droit constitutionnel
consistant à réguler le commerce entre les différents états92. En 1905, Logan Waller Page
devint le directeur de l’Office of Public Roads (1905-1915) et son action inlassable permit de
faire entendre les arguments en faveur de l’amélioration des routes et d’une aide fédérale. La
conjonction de ces différents facteurs déboucha en 1916 sur le Federal Roads Aid Act qui
permit l’allocation de crédits fédéraux à la modernisation des routes. Chaque état aurait
désormais un bureau consacré à la réalisation des projets recevant l’aide fédérale. La loi
92
Weingroff (Richard F.), “Building the foundation”, article en ligne sur le site de la Federal Highway
Administration, http://www.tfhrc.gov/pubrds/summer96/p96su2.htm
32
permit ainsi de développer la vie rurale et de privilégier les liaisons postales et
d’acheminement des marchandises entre les villes et les campagnes93. La signature du texte
par le président Wilson le 11 juillet 1916 déclencha ainsi le lancement du premier programme
d’autoroutes basé sur l’aide fédérale.
III- De la guerre à la crise des années 1930 : une vision des routes à
l’échelle nationale
Les conséquences du Federal Roads Aid Act de 1916 ne se font pas ressentir tout de
suite, la guerre orientant plutôt les efforts en direction de l’armement et de la défense.
Cependant, le conflit fait prendre conscience de l’insuffisance des routes. Leur mauvaise
qualité ralentit les convois militaires, comme en témoigne Eisenhower qui a participé en 1919
à un convoi de l’armée de Washington D.C à San Francisco. D’autre part, le développement
de l’automobile et l’insuffisance du chemin de fer pour acheminer les marchandises dans le
cadre d’une économie en plein essor rendent pressants les aménagements. Le Congrès vote en
1921 le Federal Highway Act qui permet aux états de recevoir des subventions afin de
construire des routes à rayonnement national et le Bureau of Public Roads, créé en 1918
(1918-1939), entreprend de planifier un système de routes à l’échelle du pays.
Section 3- La naissance du western et son influence sur la
signification des routes
Le développement des techniques cinématographiques vers la fin du XIXe siècle vont
permettre la conception de films plus long et plus ambitieux. Dés 1903, Le vol du rapide
d’Edwin Stratton Porter annonce le genre du western qui va se développer largement au XXe
siècle. Le cinéma va s’inscrire dans la continuité du western littéraire et s’inspirera également
beaucoup de la peinture et de la photographie. Il va reprendre très largement la légende de
l’Ouest et de ses protagonistes (indiens, pionniers, cow-boy, hors-la-loi, cavalerie) et mettre
en forme le mythe94. Le western est à la fois un moyen de faire un travail sur le passé récent
du pays et de le mythifier, de lui donner un sens et de le propager non pas de façon historique
93
L’American Automobile Association et d’autres groupes liés à l’industrie automobile soutenaient alors un
projet contraire en défendant les routes de longues distances permettant la liaison entre les Etats et rejetant la
vision soutenue par les agriculteurs, finalement privilégiée en 1916.
94
Comme le souligne Anthony Mann : « (…) du western naît le mythe, et c’est le mythe qui donne le meilleur
cinéma », Lucci (Gabriele), Le Western, op. cit. , p.11.
33
mais enrichie de toute la dimension épique et héroïque que le cinéma peut offrir. Pour Peter
Bogdanovich, réalisateur et scénariste américain, le western est « la représentation morale »95
du passé des américains. Il constitue une production artistique purement américaine96 dans
son essence et c’est cette identité mythique qui va s’attacher à la notion de route au cours des
périodes suivantes97.
Si, en matière de production cinématographique, nous mentionnons le genre du western en
plus de celui du road-movie dont le lien avec notre objet d’étude est évident, c’est d’abord car
la représentation de ce mouvement vers l’Ouest reflète, selon le respect ou le détournement de
ses codes, une façon particulière d’envisager l’identité américaine à un moment donné. C’est
aussi car les deux genres se mêlent souvent dans un même film. La recherche de l’identité, qui
se marque par un départ sur la route dans le road-movie, voit souvent le héro prendre la
direction de l’Ouest.
Il convient donc de rappeler rapidement les aspects principaux de ce genre afin d’être capable
d’analyser leur évolution, et donc l’évolution du regard que l’Amérique porte sur elle-même.
Le western relate des histoires qui se déroulent lors de la conquête de l’Ouest. Ses
protagonistes principaux varient rarement. Les indiens ou les hors-la-loi incarnent la plupart
du temps la menace à laquelle l’homme blanc doit se confronter. Stéréotypes des méchants, il
arrive parfois que les films brouillent cette distinction simpliste entre bien et mal. Ainsi peuton constater dans l’un des premiers westerns, Le cœur d’un indien de Thomas Harper Ince,
une certaine sympathie pour les indiens face aux chasseurs de bisons. Dans les années 1970,
une nouvelle réflexion amènera de plus en plus à juger les conséquences de la conquête sur la
vie des indiens et le statut de méchant fera largement place à celui de victime. La figure du
hors-la-loi est elle aussi parfois à mi-chemin entre le bien et le mal. Nous pouvons citer le cas
de Pat Garett qui, dans Pat Garrett et Billy le Kid de Sam Peckinpah, passera du statut de
bandit à celui de sheriff et tuera son ancien ami, Billy le Kid. Le cow-boy quant à lui, icône
du western, représente la figure solitaire et mystérieuse du héro qui accomplit sa mission
avant de disparaître. L’univers du western est un univers violent et presque exclusivement
masculin qui prône l’amitié virile et où il n’est pas rare de voir un lien à tendance
homosexuelle se créer entre les protagonistes. C’est par exemple le cas dans Le Banni (1943)
de Howard Hughes, dans Pat Garrett et Billy le Kid de Sam Peckinpah, ou plus récemment
95
Lucci (Gabriele), Le Western, op. cit., p.11.
« Les Anglais ont Shakespeare ; les Français, Molière ; les Russes, Tchekhov ; nous, les grandes prairies et le
western : c’est notre culture », Robert Duval, Lucci (Gabriele), Le Western, op. cit. , p.13.
97
Les codes en seront parfois détournés dans les deux périodes suivantes, précisément dans un but de
démystification.
96
34
dans Le secret de Brokeback Mountain de Ang Lee98. La femme est donc un personnage
périphérique99 et elle est souvent réduite au statut de prostituée. Dans le film Le Banni, le
mépris pour la femme est clair lorsque les personnages lui préfèrent un cheval. Ces différents
personnages évoluent dans un décor typique : les paysages naturels de l’Ouest sont mis en
valeur, le chemin de fer et les diligences rythment l’action. Les bagarres dans les saloons, les
duels dans la rue principale ou les histoires autour du feu deviennent des images récurrentes.
Ces différents aspects se retrouveront plus tard dans de nombreuses œuvres concernant les
routes.
Le western connaîtra plusieurs évolutions. Dés 1939, La chevauchée fantastique de John Ford
annonce l’apogée du western dans les années 1950 avec des auteurs comme Hawks, Raoul
Walsh et Anthony Mann. Le western classique disparait dans les années soixante pour laisser
place au western à l’italienne ou « western spaghetti », dominé par la figure de Sergio Leone.
Cette évolution présentera une vision plus désenchantée du mythe de l’Ouest et la légende
perdra peu à peu de sa force. Des années 1960 aux années 1980, le déclin du genre semble
annoncer sa mort mais Danse avec les loups de Kevon Costner (1990) et Impitoyable de Clint
Eastwood (1992) donneront dans les années 1990 une nouvelle impulsion au western. Même
si aujourd’hui l’heure du western est passée, il n’en reste pas moins un des piliers de la culture
cinématographique américaine à l’aune duquel le pays juge et réévalue ses valeurs et son
passé.
Section 4- Ford et le bouleversement de la voiture
« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes
cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par
des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier
qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique », écrit Roland Barthes dans
Mythologies100.
Nul part cette « objet magique » n’a pris une telle importance qu’aux États-Unis. Dans cette
partie sur l’impact du progrès technique sur les représentations de la route, nous ne pouvions
donc passer sous silence l’invention de la Ford T en 1908. Bien que la voiture soit un objet
98
Le réalisateur Gus van Sant reprendra souvent les codes du western et du road-movie et il est intéressant de
constater que ces genres se teintent toujours d’homosexualité dans ses films.
99
Dans Les Raisins de la colère cependant, la figure féminine s’impose avec beaucoup de force. Il est intéressant
de voir la façon dont le livre, puis le film de Ford, réalisateur de westerns, reprend les thèmes traités dans le
western mais dans le contexte des années 1930.
100
Barthes (Roland), Mythologies, Éditions du Seuil, 1957, p.140.
35
d’étude bien distinct du notre101, son invention a un impact déterminant sur le sujet qui nous
préoccupe : le lien entre identité américaine et la route. Comme l’écrivent George Constable
and Bob Somerville: “It’s a journey with no end; Americans crave mobility, and wheels will
always need roads”102. L’industrie automobile devient à la fin du XIXe siècle, une des filières
majeures de la seconde révolution industrielle aux États-Unis. Dès lors, la construction
automobile joue un rôle moteur dans l'économie américaine, la voiture elle-même étant
symbole de l'American Way of Life. Symbole de prospérité capitaliste et de la société de
consommation, l’automobile est, plus que nulle part ailleurs, une façon d’exprimer le mode de
vie et les valeurs américaines. Ainsi Baudrillard écrit-il dans Amérique: « L’intelligence de la
société américaine réside tout entière dans une anthropologie des mœurs automobiles-bien
plus instructives que les idées politiques. Faites dix milles miles à travers l’Amérique, et vous
en saurez plus long sur ce pays que tous les instituts de sociologie ou de science politique
réunis »103. Cette civilisation des mœurs automobile se développe tout au long du XXe siècle
mais connaît récemment plusieurs crises, liées aux impératifs environnementaux 104 et à la
crise économique de 2008. En 2009, les trois principaux constructeurs automobiles
américains, les « Big Three », General Motors, Ford et Chrysler, sont en faillite et menacés de
disparition. En 2011, sauvée de justesse grâce à des millions de dollars d'aides
gouvernementales, l’industrie automobile américaine semble à nouveau progresser et se
remettre de la récession. Objet de consommation, symbole de la propriété individuelle et de la
liberté de mouvement célébré par de nombreux artistes, la voiture a eu une influence
déterminante sur les représentations de la route : c’est ce que nous allons étudier à présent
dans une deuxième partie intitulée « La route, lieu de contestation et d’expériences nouvelles
des années 1930 aux années 1980 ».
101
Voir par exemple Flonneau (Mathieu), Les cultures du volant XXe-XXIe siècles, essai sur les mondes de
l’automobilisme, Editions Autrement, 2008
102
Constable (George) and Somerville (Bob), A Century of Innovation: 20 Engineering Achievements That
Transformed Our Lives, 2003
103
Baudrillard (Jean), Amérique, Grasset, 2008, p.55.
104
Ce à quoi G. Bush père répond : « Le mode de vie américain n'est pas négociable », 30 mai 2006
36
Deuxième partie- La route, lieu de contestations et d’expériences
nouvelles des années 1930 aux années 1980
La route en tant qu’objet culturel et identitaire prend véritablement forme au cours de
cette deuxième période : c’est la période faste de l’aménagement du territoire qui rapproche
les Américains les uns des autres et unifie le pays.
Lieu d’errance forcée comme dans les Raisins de la Colère, ou d’expériences nouvelles et
contestataires dans les années 1960, la route se mue également en objet artistique à part
entière, porteuse de références à Whitman, Thoreau et London et s’enrichissant sans cesse de
nouveaux sens et esthétiques. Symboles d’espoirs immenses et d’un avenir radieux, elle se
charge d’images positives, à l’opposé du sens qu’elle prendra au cours de la troisième période.
La route, entre les années 1930 et 1980, c’est encore l’espoir en la vie, l’avenir et l’Amérique.
Dans un premier temps nous évoquerons l’aménagement du territoire des années 1930
aux années 1980, avant d’étudier les représentations artistiques de la route de la Grande
Dépression à la deuxième guerre mondiale. Puis nous nous arrêterons sur la Beat Generation,
qui voit dans la route un mode de vie et d’expression à part entière. Enfin, nous tenterons de
montrer le rôle particulier que jouent les routes en politiques dans les années 1960.
37
Chapitre 1- L’aménagement du territoire des années 1930 au années 1980
Section 1- La construction de l’« Interstate system »
I- De la grande Dépression au New Deal
En octobre 1929 le krach de Wall Street cause une vague de chômage qui déclenche de
nombreux départs sur les routes, notamment en direction de l’Ouest105. Roosevelt est élu à la
présidence en 1933 et il lance, en réponse à la crise, la politique du New Deal. De grands
projets de routes sont alors élaborés afin de poursuivre l’aménagement du territoire et de
fournir du travail aux chômeurs. Par ailleurs, la politique de Roosevelt vise à endiguer les
migrations, notamment en essayant de dissuader la population rurale de quitter ses terres.
En 1938, le Federal-Aid Highway Act confie au Bureau of Public Roads la mission d’étudier
la possibilité de construire un réseau d’autoroutes à péage constitué de six axes principaux. Le
résultat de cette étude sont présentés dans un rapport intitulé « Toll Roads and Free Roads »106
qui analyse en deux temps la faisabilité d’un tel projet. La première partie du rapport met en
avant le fait que le niveau de trafic transcontinental est insuffisant pour permettre la
construction d’un vaste réseau d’autoroutes payantes. La deuxième partie, intitulée « A
Master Plan for Free Highway Development » propose un réseau de 43 000 km d’autoroutes
interrégionales gratuites107. En avril 1939108, Roosevelt transmet le rapport au Congrès mais la
seconde guerre mondiale détourne les crédits du projet en faveur de la défense et de
l’armement. Au cours du conflit, le Defense Highway Act (1941) et le Federal Aid Highway
Act (1944) sont votés et permettent à l’Etat fédéral de financer un quart des travaux entrepris
sur les routes. Ces mesures permettent ainsi d’acheminer plus vite les productions destinées à
105
Pour une analyse détaillée de ces migrations, voir le chapitre IX dans Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go
West! , Flammarion, 2002, p.221.
106
Comme le précise le site de la Federal Highway administration, ce rapport est le premier pas qui mènera à
l’adoption de l’Interstate system en 1956 : «The Interstate System was first described in a Bureau of Public
Roads report to Congress, Toll Roads and Free Roads, in 1939. It was authorized for designation by the
Federal-Aid Highway Act of 1944, with the initial designations in 1947 and completed in 1955 under the 40,000mile limitation imposed by the 1944 Act. President Eisenhower didn’t conceive the Interstate System, but his
support led to enactment of the Federal-Aid Highway Act of 1956, which established the program for funding
and building it. », http://www.fhwa.dot.gov/interstate/interstatemyths.htm
107
La deuxième partie du rapport sera approfondie par le « National Interregional Highway Committee » à la
demande de Roosevelt dans un « Interregional Highways », travail explorant plus particulièrement les « urban
freeways » et la mise en valeur des villes par les routes.
108
En 1939 a également lieu l’exposition « Futurama » à la foire mondiale de New York. Le designer de
l’exposition, Norman Bel Geddes, y envisage le réseau routier des années 1960 et son travail aide à populariser
le concept d’ «interstate highways».
38
l’effort de guerre et c’est en partie la raison pour laquelle elles sont adoptées par le Congrès109.
En août 1947, la Public Roads Administration (1939-1949)110 désigne les premiers 60 640 km
d’interstate highways mais les premières réalisations sont lentes en raison de l’attitude de
certains états jugeant l’aide insuffisante ou ne voulant pas détourner les fonds fédéraux des
besoins locaux. De plus, la guerre de Corée, à l’image des conflits précédents, vient orienter la
vision des routes vers une optique plus militaire que civile.
II- Eisenhower et le Federal-Aid Highway Act de 1956
Quand Eisenhower est élu en 1953, 10 327 km de travaux ont été réalisés et la moitié
des dépenses ont été couvertes par les crédits fédéraux, mais seulement 24 % des
aménagements correspondent aux exigences du trafic de l’époque111. Le nouveau président,
qui, pendant la première guerre mondiale, avait constaté l’insuffisance du réseau américain en
participant à un convoi en 1919 et qui, pendant le second conflit, avait vu les avantages que
les allemands tiraient de leur réseau autoroutier, décide donc de faire de la construction de
l’Interstate system une priorité. Pour Eisenhower, la construction de ce réseau nécessite une
coopération accrue entre les états et le gouvernement fédéral. Il met également en avant le lien
entre l’unité nationale et les infrastructures de transports: « Our unity as a nation is sustained
by free communication of thought and by easy transportation of people and goods. (…)
Together, the united forces of our communication and transportation systems are dynamic
elements in the very name we bear - United States. Without them, we would be a mere
alliance of many separate parts » 112 . Nous en revenons à l’idée qui est au centre de ce
mémoire, à savoir que la conception américaine de la route est étroitement liée à l’identité du
pays et de ses habitants. Ici, c’est l’aspect politique qui est central puisque l’organisation
fédérale du pays nécessite une mise en cohérence à l’échelle nationale et que les moyens de
transports permettent ce lien entre les différentes parties 113 . Après différentes versions
proposées au Congrés, le Federal-Aid Highway Act est adopté en 1956. Pour organiser la mise
en place du programme, Eisenhower désigne Bertram D. Tallamy comme « Federal Highway
109
Harter (Hélène), « Les Villes américaines et le culte de la mobilité ; les politiques d’infrastructures routières
1945-1950 », Cercles 13, 2005, p. 78.
110
Nouveau nom du Bureau of Public Roads.
111
Weingroff (Richard F.), “Creating the interstate system”, article en ligne sur le site de la Federal Highway
Administration, http://www.tfhrc.gov/pubrds/summer96/p96su10.htm
112
Lettre accompagnant le Clay Committee’s repaort au Congrés, le 22 février 1955.
113
Cette idée est exprimée par Bill Clinton le 8 février 1996 :“The Interstate Highway Act literally brought
Americans closer together. We were connected city-to-city, town-to-town, family-to-family, as we had never
been before. That law did more to bring Americans together than any other law this century”.
39
Administrator » à la tête du Bureau of Public Roads. Les états firent plusieurs propositions
pour le tracé des routes, et la version finale, qui rassemble les plans soumis par le Missouri et
le Texas, est approuvée par Tallamy en 1957, ce qui permet le lancement de l’interstate
system.
Le début des travaux représente l’aboutissement d’un long processus 114 qui a participé à
l’émergence d’une vision nationale et non plus isolée de la question des transports comme
défit technique, économique115, social116 et militaire, mais aussi comme moyen de constituer
une unité politique et culturelle. Le mouvement incessant, que beaucoup désignent comme un
trait typiquement américain, est ici consacré. Cette idée est ainsi mise en avant par Tom
Lewis: “In the Interstate Highway System we have done nothing less than express our vision
of ourselves (…). Ultimately, the Interstate have become a physical expression of the part of
the American character that desires to resolve our destiny in this seemingly limitless land”117.
Nous retrouvons là la thèse de la frontière de Turner qui met en avant le caractère
expansionniste des américains comme faisant partie de leur identité118.
Ainsi, le système d’Eisenhower donne-t-il l’opportunité aux Américains d’exprimer cette
propension au mouvement et de bâtir un mode de vie qui leur soit propre119.
114
Voir dans la première partie le chapitre III sur l’impact du progrès technique et de l’aménagement du
territoire sur les représentations de la route.
115
“Fed by the prosperity of the last decade, the 46,567-mile network of limited-access roads that make up the
Interstate System is a linear economy-on-wheels, a distinct and self-sustaining 51st state, in a sense, that
generates life and commerce (. . .)”, Peter T. Kilborn, The New York Times, 14 juillet 2001. On retrouve aussi
cette idée sous la plume de Daniel J. McConville : “The Interstate System works; in fact, it has exceeded its
original scope and mission by revolutionizing the nation's logistics, changing the way we travel, and knitting the
country's regions closer together. Thanks to constant redesign and reconstruction, the Interstate remains a vital
part of the U.S. economy”, Daniel J. McConville, American Heritage of Invention and Technology, automne
1995
116
“President Eisenhower … gave the nation its biggest construction project, the huge interstate-highway
program that changed the shape of American society and made possible the expansion of the suburban middle
class”, James M. Perry, The Wall Street Journal, 27 octobre1995
117
Lewis (Tom), Divided highways, Penguin, 1997. On peut aussi citer, à propos de cette idée, George
Constable and Bob Somerville: “It’s a journey with no end; Americans crave mobility, and wheels will always
need roads”, George Constable and Bob Somerville, A Century of Innovation: 20 Engineering Achievements
That Transformed Our Lives, 2003
118
“(…) the American energy will continually demand a wider field for its exercise”, Turner (Frederick
Jackson), The significance of the Frontier in American History, op. cit., p.38.
119
“The world’s largest public-works project has left us with 47,000 miles of remarkably uniform roads that
have reshaped the American landscape and way of life”, David LaGesse, U.S. News & World Reports, 30 juin/7
juillet 2003
40
III- Une nouvelle frontière?
Les trains puis les routes ont permis au pays de bâtir son unité et de replacer la
question de son identité au centre d’un mouvement incessant teinté de valeurs typiquement
américaines. Ainsi Nick Taylor exprime-t-il cette idée:
“(…) the Interstates have knit us together in subtle and unanticipated ways. Just as the
railroad first introduced us to the country a century ago, so the Interstates have opened it up to
everyone. Their very popularity has confirmed our love of the road, which is really a love of
exploration. We are still pioneers, seeking new horizons from the driver's seat”120
Ces phrases qui rendent hommage à l’œuvre de l’interstate system de 1956 nous permettent
d’aborder la période suivante par le biais de cet « amour de l’exploration » et de l’esprit de
conquête. C’est en effet à eux que Kennedy fait appel en invitant les américains à être les
pionniers d’une nouvelle frontière dans les années 1960. Dans un contexte de guerre froide, il
incite les américains à puiser dans l’esprit d’entreprise des pionniers pour conquérir les
domaines de la science, de la solidarité et de la technologie. On voit ici que les routes entrent
en politique comme symbole unificateur. Tout au long de ce chapitre, nous verrons cependant
qu’elles seront aussi souvent utilisée dans un but de protestation et de revendication,
notamment par les chômeurs, les minorités ethniques et ceux qui, comme les Hell’s angels ou
les Beatniks, proposent une autre vision de la société.
Section 2- The “mother road”: la route 66
La route 66 est, dans l’imaginaire collectif, la route mythique par excellence. L’idée
d’une route transversale d’Est en Ouest, permettant de désenclaver les huit états traversés, est
conçue en 1923 par Cyrus Avery. La route de 3600 kilomètres, inaugurée en 1926, est
baptisée officieusement « Main street USA ». Empruntée par des milliers de chômeurs parti
chercher du travail à l’Ouest, Steinbeck la renommera la « Mother Road ». Pendant la seconde
guerre mondiale, les convois militaires l’empruntent et elle subit de nombreuses dégradations
qui ne l’empêchent pas, dans les années 40, de servir de voie de passage pour la main d’œuvre
attirée par les nouvelles industries qui se créent à l’Ouest. Des services émergent en bordure
de la route et viennent s’inscrire dans la mythologie de la route américaine : motels121, inns,
drive-in, stations-service, restaurants routiers… Les motards et les Harley Davidson entrent
120
Nick Taylor, Travel Holiday, août 1990
« Aujourd’hui, plus de 3000 motels abandonnés bordent la route », Chabres (Marie-Sophie), Naddeo (JeanPaul), Éternelle Route 66, au cœur de l’Amérique, Timée Éditions, 2008, p.16.
121
41
eux aussi dans l’imaginaire collectif. Dans les années 1950, ce sont les voyages et les loisirs
qui constituent la majeure partie des activités de la route 66, mais celle-ci, très abimée,
devient dangereuse et inadaptée à la vitesse de plus en plus importante des voitures. Elle est
rebaptisée, après de nombreux accidents, « Death Alley », « Bloody 66 » ou « Two Lane
Killer ». Avec la construction d’un « Interstate highway system » sous la présidence
d’Heisenhower, la route mythique perd sa fonction première et tombe peu à peu en désuétude.
Cependant, des associations se constituent afin d’assurer sa défense et certains tronçons
acquièrent, à partir de 1987, le titre d’« Itinéraire historique 66 ». Encore aujourd’hui, de
nombreux groupes militent afin d’en assurer la valorisation et l’entretien. Route mythique,
« elle a joué un rôle fondamental non seulement dans l’accession à la liberté individuelle des
générations précédentes mais également comme témoin de l’Histoire des États-Unis, poumon
contributif de l’expansion de l’Ouest »122, et est devenue un symbole du voyage initiatique, du
départ sur la route, de l’inscription de l’individu dans un paysage typiquement américain.
La route 66 a aussi été une source d’inspiration pour les artistes qui en ont sublimé l’aspect
mythique : ce mémoire traite les cas de Steinbeck et Kerouac qui font tous les deux de ce lieu
le décor de leur livre. Nous avons remarqué à plusieurs reprises que l’accent était mis sur le
déplacement de l’est vers l’ouest quand il s’agissait de routes américaines. Cela est
particulièrement vrai dans le cas de la route 66. Ainsi Bobby Troup chante-t-il dans « Get
your kicks on Route 66» :
Well, if you ever plan to motor West
Just take my way that's the highway
That's the best
Get your kicks on Route 66
Well it winds from Chicago to LA
More than two thousand miles all the way
Get your kicks on Route 66
Well it goes to St. Louis
Down to Missouri
Oklahoma City looks oh so pretty
You'll see Amarillo
Gallup, New Mexico
Flagstaff, Arizona
Don't forget Wynonna
122
Ibidem, p.14.
42
Kingman, Barstow, San Bernardino (…)
Dans cette chanson très célèbre reprise pat Nat King Cole, Chuck Berry, les Rolling Stones,
Depeche Mode et la bande originale du film de Pixar Cars, on voit que l’aspect est mis sur le
mouvement d’Est en Ouest. L’énonciation des noms de villes est, comme dans On the road de
Kerouac, une façon de faire voyager par les sonorités de lieux typiquement américains.
Dans l’œuvre d’art « Cadillac Ranch » qui borde la route 66, les voitures sont elles aussi
implantés suivant un alignement est-ouest :
La route 66 est inscrite en 2008 sur la liste des 100 sites et monuments menacés du World
Monument Fund, une organisation privée américaine. Des restaurations sont donc prévues sur
la route mythique qui continue, encore aujourd’hui, d’attirer les touristes et les Américains :
où trouver l’Amérique si ce n’est sur cette route qui a joué un si grand rôle dans son histoire,
sa littérature, et symbolise si bien les valeurs américaines de la liberté de mouvement et de
conquête ?
43
Chapitre 2- Les représentations artistiques de la route de la Grande
Dépression à la deuxième guerre mondiale
Section 1- Les photographies de Dorothea Lange et Walker Evans
Les photographes de la route sont moins nombreux que les écrivains ou les cinéastes,
mais il en est dont le nom demeure célèbre et reste attaché à des périodes charnières de
l’histoire américaine. En 1935, la Resettlement Administration est créée afin de mettre en
place les programmes de Roosevelt dans le cadre du New Deal. En 1937, elle prend le nom
de Farm Security Administration (FSA). C’est dans le cadre de cette organisation qu’une
campagne de communication va être lancée auprès du public : la FSA va engager des
photographes afin de documenter leur travail et de montrer l’amélioration des conditions de
vie des paysans migrants suite aux actions mises en place dans le cadre de la politique de
Roosevelt. Walker Evans et Dorothea Lange vont être engagés pour participer à ce vaste
travail et leurs photographies vont contribuer à révéler l’extrême misère des familles errant
sur les routes à la recherche d’un travail. Tout comme dans Les Raisins de la colère, ce sont
des portraits de familles, des camps précaires de travailleurs, des bords de route. Sur ces
photos restées célèbres (annexe 1), les voitures, les camions, la poussière de la route, la
fatigue sur les visages, les camps précaires… tout évoque un quotidien fait de privations et de
déplacements incessants, à l’image des scènes décrites par Steinbeck. Les images de ces
migrations de la Grande Dépression demeurent un témoignage marquant pour les artistes qui
écriront par la suite à propos de la route ou la photographierons, comme c’est le cas pour
Robert Frank dans les années cinquante.
Section 2- The Grapes of Wrath et les routes de Steinbeck
I- Les routes dans l’ensemble de l’œuvre
Connu pour être l’un des plus grands romanciers américains du XXème siècle, John
Steinbeck (1902-1968) est souvent invoqué à propos des sujets les plus divers : on cite
immanquablement ses mots pour parler de la route 66, « The Mother Road » (Les raisins de la
colère, Chapitre XII). On pourra entendre son nom prononcé à propos de luttes sociales ou de
la question des immigrants mais aussi à propos de transcendantalisme. Dans l’ensemble de
son œuvre, on retrouve un intérêt constant pour les gens simples et les errants, ceux qui n’ont
44
pas, ou qui n’ont plus, de maison et qui rêvent d’un foyer. Par exemple, dans Des souris et des
hommes, c’est quelques jours de la vie de deux travailleurs saisonniers qui sont relatés. A
travers leurs discussions revient sans cesse le rêve d’avoir un endroit à soi où s’arrêter. Selon
Marie-Christine Lemardeley, « le rêve de posséder un lopin de terre, thème récurrent de la
tradition américaine, trouve ses racines dans l’idéal jeffersonien.123 ». Cette aspiration est sans
cesse présente chez les personnages de Steinbeck.
L’attachement à la terre sera particulièrement évoqué dans Les Raisins de la colère, où les
familles sont chassées de leurs fermes et transformées en « émigrants » : « De fermiers, ils
étaient devenus des émigrants. Et leurs pensées, leurs projets, leurs longs silences
contemplatifs qui avaient eu autrefois pour objet leurs champs, visaient maintenant la grandroute, la distance à parcourir, l’Ouest.124 ». Ce genre de phrase est récurrente dans l’œuvre,
montrant le changement d’identité progressif de ces fermiers transformés pas la crise des
années 30. On voit dans la citation précédente l’évocation d’un autre thème récurrent dans
l’œuvre de Steinbeck : celui de l’Ouest et plus particulièrement de la Californie dont l’auteur
est originaire. Or comme nous l’avons vu jusque là –et comme nous tenterons de le montrer
encore plus par la suite-, la route américaine, lorsqu’elle est évoquée, à souvent un sens, une
direction. C’est la direction historique et géographique des premiers pionniers, la direction de
l’Ouest. L’œuvre de Steinbeck ne fait pas exception sur ce point.
Outre la tension entre le désir de la possession de terres et la route « forcée » d’une
part, et la question de l’Ouest d’autre part, les routes de Steinbeck sont teintées de la
contestation de l’ordre économique et social de son époque. Selon Marie-Christine
Lemardeley, la popularité de l’œuvre de Steinbeck peut s’expliquer en partie pour cette
raison : « (…) ses romans et ses nouvelles parlent à un public qui s’identifie au sort des
ouvriers et paysans oubliés du Rêve américain, et montrent une facette de la réalité américaine
exclue des discours officiels. »125 Parmi les personnes critiquées, Ford est très fréquemment
évoqué en termes très négatifs126.
On peut enfin noter que Steinbeck a, dans la dernière période de sa vie, prit la route
avec son chien et une voiture du nom de « Rossinante ». Dans le livre qu’il en a tiré, Voyage
avec Charley à la découverte de l’Amérique, Steinbeck part à la recherche de son pays avec
123
Lemardeley (Marie-Christine), John Steinbeck, Belin, 2000, p38
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, Gallimard, 1959, p213
125
Lemardeley (Marie-Christine), John Steinbeck, op.cit., p12
126
Comme dans ce passage des Raisins de la colère : « J’veux rien qui sort de chez Henry Ford. J’peux pas le
sentir. Jamais pu. J’ai un frère qui a travaillé chez lui. Vous devriez l’entendre. » Steinbeck (John), Les raisins de
la colère, op.cit. p168
124
45
des questions très concrètes : qu’est ce que l’Amérique aujourd’hui ? Qui sont les
Américains ?
Dans les années 1960, la question raciale est au centre des débats et les persécutions dont sont
victimes les noirs sont évoquées à plusieurs reprises. Sur ce point, Marie-Christine
Lemardeley écrit : « Menées au rythme de ses pérégrinations, les réflexions de Steinbeck sur
sa propre culture révèlent en tableaux successifs très dérangeants un véritable malaise dans la
civilisation (…)»127. Ce livre montre également un des sens que prend la route tout au long du
XXème siècle : l’Amérique est si vaste, les états et leurs habitants si différents, que pour
résoudre le problème de son identité (celle de l’Amérique et la sienne propre) il faut aller à sa
rencontre et que la route est pour cela un vecteur privilégié.
Paradoxalement, dans l’œuvre de Steinbeck, la route lorsqu’elle n’est pas arpentée par choix,
est aussi le lieu de la perte d’identité : perte des maisons, des souvenirs, dislocation des
familles… Ce thème revient en permanence dans les Raisins de la colère : « L’endroit où
qu’on vit c’est ça qui est la famille. On n’est pas soi-même quand on est empilé dans une auto
tout seul sur une route »128. Ou encore : « Comment vivre sans nos vies ? Comment pourronsnous savoir que c’est nous, sans notre passé ? Non faut le laisser. Brûle-le. Assis, ils le
regardaient et le brûlaient dans leur souvenir »129.
Pour illustrer l’apport de Steinbeck à la notion de Route, nous avons décidé d’étudier
l’un de ses ouvrages les plus connus et les plus représentatif : Les Raisins de la colère.
« (…) Les raisins de la colère est un roman très américain au sens où il prend sa source dans
un imaginaire de l’espace ancré dans une pensée mythique130 », commente Marie-Christine
Lemardeley-Cunci, professeur de littérature américaine à l’Université de la Sorbonne
Nouvelle-Paris III. En effet, les notions d’espace et de territoire sont centrales dans le roman,
et elles se mêlent à celle d’identité et de persévérance. L’étude de ce roman nous permettra de
mettre en avant le traitement par Steinbeck de la Route dans le contexte de son époque, mais
aussi de montrer en quoi ce roman pose des bases pour les conceptions ultérieures et les
influencera fortement et durablement.
127
Lemardeley (Marie-Christine), John Steinbeck, op.cit., p106
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p60
129
Ibidem p99
130
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, Folio, 1998, p 40
128
46
II- Les Raisins de la Colère (1939)
La genèse du roman
Entre le 5 et 12 octobre 1936, Steinbeck publie dans le San Francisco News une série
d’articles décrivant les conditions de vie des travailleurs saisonniers en Californie. Regroupés
sous le titre « The Harvest Gypsies », ces articles reprennent les grands thèmes qui seront
ensuite développé dans le roman : situation économique et sociale, nomadisme forcé,
nouveauté de ce type de migration, différences entre camps du gouvernement et
« Hoovervilles »131 …
Le ton de ces articles diffère de celui des Raisins de la colère, notamment sur le plan de la
critique et de la recherche de solutions, points beaucoup plus clairement abordés dans les
articles que dans le livre. Ce travail documentaire représente en quelque sorte la matrice du
roman, et certains passages des articles seront repris dans les chapitres « intercalaires »,
donnant ainsi à l’œuvre une double tonalité en mêlant documentaire et fiction.
L’histoire
Le roman relate le périple de la famille Joad qui, chassée de sa ferme, prend la route
pour la Californie à la recherche de travail et d’une nouvelle maison. La Californie est rêvée
comme une terre promise, ce que de nombreux personnages expriment dans la première partie
du roman : « Ils vont acheter une bagnole et s’en aller dans l’Ouest où on se la coule
douce132 », ou encore : « On a eu la vie dure ici. Là-bas naturellement, ça n’sera pas pareil…
y a de l’ouvrage tant qu’on en veut, et tout est joli et vert, avec des petites maisons blanches et
des orangers tout autour »133 .
Au cours de leur voyage, les Joad découvrent que la situation est bien différente : hostilité de
la population et de la police à l’égard des migrants, exploitation des travailleurs par les grands
propriétaires, camps insalubres. Le rêve disparait rapidement derrière la nécessité de survivre
au jour le jour. Le destin de la famille Joad s’inscrit dans un cadre plus vaste, ce dont les
personnages se rendent compte peu à peu: « Tom, il y a des centaines de familles comme nous
qui vont dans l’Ouest. J’ai surveillé. Il n’en a pas une seule qui aille vers l’est… Des centaines.
131
Camps improvisés et insalubres apparus pendant la Grande Dépression. Ils sont surnommés ainsi car ils sont
apparus sous la présidence de J.E.Hoover.
132
Ibid. p.53.
133
Ibid. p.120.
47
(…) …c’est comme quand on se sauve devant des soldats. C’est comme si tous le pays
déménageait »134 .
Même si la réalisation est encore diffuse, on sent à travers les discussions que les
changements sont entrain de façonner une situation nouvelle : « Y a des trucs qui se passent
dont les gens n’ont même pas idée…pas encore. Ça va bien amener quelque chose, tous ces
gens qui s’en vont dans l’Ouest…loin de leurs fermes abandonnées. Il va arriver quelque
chose qui changera tous ce pays »135.
Cette réalisation est accentuée par des chapitres intercalaires, indépendants de l’histoire, qui
permettent d’envisager les transformations du pays à une échelle plus large et dessinant peu à
peu une toile de fond, donnant ainsi plus de profondeur au périple de la famille Joad. Le ton
de ces chapitres se rapproche parfois du documentaire, alternant descriptions de cimetières de
voitures ou de restaurant de routiers, mêlant les voix anonymes pour brosser un tableau
d’ensemble du pays. Ce procédé permet également de « faire monter la tension », de montrer
la façon dont la colère se généralise quand les gens se rendent compte qu’ils sont dans la
même situation et peu à peu, s’unissent: « ″ J’ai perdu ma terre″ a changé ; une cellule s’est
partagée en deux et de ce partage naît la chose que vous haïssez : ″ Nous avons perdu notre
terre. ″ C’est là qu’est le danger, car deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés
qu’un seul »136 .
La structure du roman et l’alternance des tons permet ainsi de donner différentes nuances au
récit.
Qui sont les gens sur la route et pourquoi ? La question du changement d’identité.
Le roman commence en montrant les habitants de l’Oklahoma en proie à la sécheresse
et chassés de leurs terres par les grands propriétaires terriens. Ils partent en direction de la
Californie, attirés par des prospectus qui promettent du travail. Une fois en Californie, les
propriétaires les exploitent, les conduisant à la misère.
La famille Joad, composée de treize personnes (trois générations) et d’un pasteur, est le
personnage principal du récit. Au court du roman, la famille se délite : les grand parents ne
survivent pas au voyage, deux garçons s’en vont de leur côté, la fille de la famille, alors
enceinte, accouche à la fin du roman d’un enfant mort-né et le fils, Tom Joad, est contraint de
s’enfuir car il est poursuivit par la police. Le pasteur est tué lui aussi. Cependant, on ne peut
pas vraiment dire que le roman se concentre uniquement sur l’histoire de la famille Joad. A un
134
Ibid. p.188.
Ibid. p.189.
136
Ibid. p.164.
135
48
second niveau de lecture, c’est l’histoire de tous les gens chassés de leurs terres que relate
Steinbeck. Ils sont péjorativement surnommés « Okies ». Le roman montre l’hostilité des états
de l’Ouest à leur approche et la solidarité qui se tisse entre les migrants. Les difficultés
rencontrées finissent par abolir les frontières strictement familiales et l’on retrouve souvent
dans le récit l’idée d’une grande famille humaine. Comme le remarque Marie-Christine
Lemardeley-Cunci, « la scène finale porte à son comble l’abolition des frontières familiales,
puisque le lait de Rose de Sharon destiné à son enfant mort sauve un inconnu»137 . Cette idée
de famille humaine se retrouve souvent dans les paroles de la mère ou du pasteur. Ainsi celuici déclare-t-il dans le chapitre IV : «Peut-être que les hommes n’ont qu’une grande âme et que
chacun en a un petit morceau»138 . Nous verrons plus loin que cette conception peut être
rapprochée des idées transcendantalistes de Ralph Waldo Emerson lorsque celui-ci parle
« d’âme suprême » (The Over-Soul).
Dans la mesure où ce mémoire ce concentre sur la dimension identitaire de la route,
examinons à présent cet aspect d’un peu plus prés.
La perte de l’identité se manifeste d’abord très concrètement par la perte du foyer des ancêtres
et l’abandon des souvenirs. Le camion devient la nouvelle « maison ». Steinbeck montre la
façon dont les familles changent peu à peu leur vision d’elles-mêmes : « La fuite des deux
familles dura deux jours, mais le troisième, le pays leur parut trop grand et ils adoptèrent un
nouveau mode de vie ; la grand-route devint leur foyer et le mouvement leur moyen
d’expression»139. On voit ici que le changement est contraint et nécessaire et qu’il exige une
adaptation inévitable pour survivre à cette situation nouvelle.
La mère apparait comme la gardienne de l’unité familiale : c’est elle qui retient ceux qui
veulent partir, se confrontant aux figures masculines du groupe pour affirmer la nécessité de
conserver l’unité de la famille. Mais la nouvelle situation déstabilise inévitablement la
famille : les morts semblent ne plus être remplacés par de nouveaux descendants, il n’y a plus
de foyer, de repères fixes entre les générations. C’est ainsi que la mère exprime sa confusion :
« Il y’avait un temps où qu’on avait not’terre. A ce moment il y avait quelque chose pour nous
tenir ensemble (…). C’était la famille. Ça paraissait tout clair et tout bête. Mais maintenant, ce
137
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit., p.115.
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p.31.
139
Ibid. p. 175.
138
49
n’est plus clair. J’arrive pas à m’y retrouver. Il n’y a plus rien pour nous montrer le
chemin»140 .
Lorsque l’on demande à la famille Joad si elle est du pays, elle répond : « Nous venons de
l’Est et nous allons dans l’Ouest»141 , se réduisant, en guise de présentation, à un simple
mouvement d’Est vers l’Ouest.
Ces changements dans l’identité sont accentués par les conditions difficiles dans
lesquelles vivent les migrants sur les routes et dans les « Hoovervilles ». Comme s’en excuse
la mère : « Nous n’avons pas encore eu le temps de nous faire propre, dit-elle. Sur la route
c’est pas possible 142 ». La misère et la saleté mettent sans cesse en péril leur dignité et semble
les enfermer dans une identité misérable qu’ils n’ont pas choisi.
Cet aspect est renforcé par l’identité extérieure imposée aux migrants : celle
d’ « Okies »143 ou de « Rouges »144. Comme on l’explique à la famille Joad qui n’a jamais
entendu ce terme : « Etre un Okie, c’est être ce qu’il y a de plus bas sur terre »145 . Les
préjugés à leur sujet sont égrainés tout au long du livre. On voit bien ici que le départ sur la
route confine les migrants à une identité nouvelle, instable et en partie imposée de l’extérieur.
Après avoir examiné la question de l’identité et de ses métamorphoses au contact de la route,
voyons maintenant de quels sens est chargé ce mouvement vers l’Ouest.
Les différentes dimensions de la route vers l’Ouest
On peut envisager plusieurs perspectives pour analyser ce mouvement : la critique
économique et sociale qu’il sous tend, le mythe de l’Ouest, une épopée Biblique teintée de
transcendantalisme.
Nous l’avons expliqué en présentant la genèse du roman, celui-ci s’inscrit dans un
contexte social marqué par l’expropriation des paysans et leur exploitation par les grands
propriétaires. De nombreux passages du livre critiquent ces propriétaires, les banques, ou
même Ford, présenté comme le capitaliste néfaste par excellence. Ainsi peut-on lire : « La
banque est plus que les hommes, je vous le dis. C’est le monstre »146 ou encore : « Les
vergers regorgeaient de fruits et les routes étaient pleines d’affamés »147. Au fil de la route, la
famille Joad rencontre des groupes de migrants qui tentent de se fédérer face aux mauvais
140
Ibid. p. 431.
Ibid. p. 193.
142
Ibid. p. 332.
143
Du nom de l’Oklahoma.
144
Communistes.
145
Ibid. p. 223.
146
Ibid. p. 42.
147
Ibid. p. 310.
141
50
traitements de la police et les bas salaires qui leurs sont imposés. Ces groupes sont traités de
« rouges », c’est-à-dire de communistes, présomption étendue par ailleurs à quiconque
n’accepte pas le bas salaire proposé.
Un deuxième aspect de ce mouvement fait appel au « mythes » de l’Ouest : terre
promise, ruée vers l’or, pionniers, indiens. Avant le départ, la famille se raconte sans cesse les
merveilles dont l’Ouest regorge et qui seront bientôt à leur portée. Ainsi peut-on lire : « Mais
laissez-moi seulement arriver en Californie où que je pourrai cueillir une orange quand ça me
plaira. Ou du raisin. (…) Je me cueillerai une belle grosse grappe à un buisson, ou n’importe
où que ça pousse, et je me les écraserai sur la figure pour que le jus m’en dégouline sur le
menton »148 ou encore : « Cré bon Dieu, y a là-bas des raisins qui pendent par-dessus les
routes. Savez-pas ce que je ferai ? J’m’en remplirai toute une bassine, de raisins, et
j’m’assoirai au beau milieu et je me tortillerai pour que le jus dégouline le long de mes
culottes »149 . Cette idée d’abondance est doublée par la certitude d’avoir très vite du travail et
de quoi obtenir un morceau de terre à soi.
L’Ouest, c’est aussi celui de la ruée vers l’or, où tous les recommencements sont possibles
pour peu que l’on s’en donne la peine. Cette époque de l’histoire américaine est ironiquement
rappelée à plusieurs reprises dans le livre, comme dans cette phrase: « Et dans la nuit, les
voitures rechargées à la hâte encombraient les autostrades- une course au travail semblable à
une ruée vers l’or 150 ». Marie-Christine Lemardeley-Cunci fait par d’ailleurs judicieusement
remarquer que les descriptions de la nature regorgent de couleurs dorées : « Dans cette
déclinaison de couleurs, le gris de la poussière, le rouge et les ors du soleil l’emportent. Mais
l’or est parfois plus qu’une couleur, il désigne le métal précieux, objet de tant de frénésie dans
le passé récent de l’Ouest américain »151 .
Les indiens et les pionniers sont eux aussi fréquemment évoqués, souvent par les grandsparents qui, rappelons-le, n’atteindront jamais la Californie vivants. Cette disparition de la
génération qui a connu un Ouest peuplé d’indiens et regorgeant d’or semble marquer très
nettement la rupture avec la génération et l’Ouest des années 30, comme si les grands-parents
n’auraient pas pu survivre à la disparition de leur rêve d’un Ouest mythique. C’est d’ailleurs
ce que les autres membres de la famille évoquent : « Vous n’auriez rien pu faire. Votre route
était tracée et Grand-père n’y avait point de place » 152 , « Ils étaient trop vieux (…). Ils
148
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 93.
Ibid. p. 103.
150
Ibid. p. 255.
151
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit., p. 123.
152
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 158.
149
51
n’auraient rien vu de ce qu’il y a là. Grand-père aurait vu un pays sauvage avec des indiens
partout, comme quand il était jeune »153.
Enfin, on peut noter avec Marie-Christine Lemardeley-Cunci que ce mouvement vers l’Ouest
« rappelle un schéma fondamental de la Culture américaine : le mythe de la Frontière »154.
Dans le roman, « le thème de la frontière se réduit à une série de chromos où le pionnier est
un simple fermier qui dit tuer les Indiens pour survivre. (…) cette évocation renforce le mythe
et agrémente la vie de ces nouveaux pionniers d’anecdotes hautes en couleur » 155.
On voit donc que le mouvement vers l’Ouest est chargé de représentations mythiques qui
prennent leurs racines dans l’histoire du pays.
Une troisième perspective d’analyse de ce mouvement vers l’Ouest est une perspective
religieuse. Le titre du roman est l’exemple le plus évident: il est tiré du célèbre chant The
Battle Hymn of the Republic (1862)156. On y retrouve l’idée d’une vérité en marche et d’un
Dieu vengeur, dans lequel s’inscrit le destin des Joad et celui de leurs semblables. Les raisins
rappellent ceux de la Californie, si ardemment souhaités au début du roman, et qui, peu à peu,
se transforment en un objet de colère qui appelle la vendange. Marie-Christine LemardeleyCunci souligne : « Les grappes de raisin d’où l’on tire le vin conjuguent les notions
d’Eucharistie, donc de pardon, et celles d’Apocalypse, donc de vengeance du Dieu de
l’Ancien Testament. Dans le roman, le raisin conserve cette double valeur d’abondance et
d’amertume »157 .
Les références religieuses peuvent également être trouvées dans les prénoms des personnages,
comme celui de la fille, Rose de Sharon, qui est emprunté au Cantique des cantiques, II, 1158.
Celle-ci donnera naissance à un enfant mort-né au milieu d’un déluge biblique puis, réfugiée
dans une grange qui rappelle l’étable de la nativité, donnera le sein à un inconnu mourant de
faim, refermant abruptement le roman sur cette dernière scène. Tom, le plus vieux fils de la
famille, se rapproche quant à lui de l’image du fils prodige à son retour de prison, au début du
roman.
Outre les personnages, la fuite même des paysans sans terre rappelle la fuite des Juifs. À la fin
du roman, le bébé mort est déposé dans une caisse et livré à la rivière, comme un nouveau
Moïse chargé de délivrer un message macabre aux hommes : « Va leur dire. Va pourrir au
153
Ibid. p. 250.
Etudié par Frederick Jackson Turner, La Frontière dans l’histoire des Etats-Unis, 1894, trad. Annie Rambut,
Paris, P.U.F., 1963
155
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit., p. 41.
156
« Mine eyes have seen the glory of the coming of the Lord: / He is trampling out the vintage where the grapes
of wrath are stored; / He hath loosed the fateful lightning of his terrible swift sword: / His truth is marching on ».
157
Ibid. p. 65.
158
« I am the Rose of Sharon, the lily of the valley ».
154
52
milieu de la rue pour leur montrer. Ce sera ta façon à toi de leur parler. (…) Allez, va dormir
dans les rues. Comme ça, ils comprendront peut-être »159 .
Les références religieuses reviennent aussi souvent dans la vie quotidienne des personnages :
chants, prières, lecture de livres religieux (Pilgrim’s Progress, évoqué à plusieurs reprises, et
la Bible). Dans cette perspective religieuse, la figure du pasteur, Jim Casy, se détache des
autres. En effet, après avoir exercé en tant que Pasteur pendant des années, celui-ci a décidé
de cesser d’exercer son métier. Selon Marie-Christine Lemardeley-Cunci, « Jim Casy (…)
incarne l’homme nouveau. Il est à la fois l’héritier romantique du transcendantalisme qui croit
en une communion avec la grande Unité totale de la Nature, et le pragmatiste qui construit sa
vérité en avançant sur la route d’un monde en débâcle»160 . Les discours de Casy tendent vers
la volonté d’une communion avec une nature plus vaste, comme en témoigne ses déclarations
aux accents transcendentalistes : « Je me coucherai dans l’herbe, ouvertement et honnêtement,
avec toutes celles qui voudront de moi. Je veux sacrer et jurer et entendre la poésie des gens
qui parlent. C’est tout cela qui est saint, tout cela que je ne comprenais pas »161 , ou encore :
« Peut-être bien que les hommes n’ont qu’une grande âme et que chacun en a un petit
morceau »162.
Cette conception transcendantaliste est aussi rappelée par les paroles de la mère : « Viens un
moment où on change, et où on voit les choses autrement. Alors, chaque mort n’est plus
qu’une partie de la mort générale, chaque enfant qu’on porte en soi, une partie de l’ensemble
de toutes les naissances, et la naissance et la mort deux parties d’une même chose »163.
À la fin du livre, Tom Joad, contraint de s’enfuir loin de sa famille, rappelle à sa mère les
paroles de Casy qui vient d’être tué en manifestant pour les droits des travailleurs : «(…) il
avait découvert qu’il n’avait pas d’âme à lui tout seul. Il disait qu’il avait découvert que tout
ce qu’il avait, c’était un petit bout d’une grande âme. (…) ce petit bout d’âme c’était zéro s’il
ne faisait pas partie du reste, s’il ne formait pas un tout164 ». On voit ici la façon dont cette
conception rejoint l’idée que l’union des hommes est nécessaire. Elle rejoint aussi l’idée
d’une grande famille humaine, qui dépasse les frontières des familles qui la composent, et
permet ainsi de relativiser et de dépasser les destins individuels. Cela permet ainsi d’entrevoir
un futur meilleur, comme le dit Tom en se séparant de sa mère à la fin du livre : « Si c’est
comme Casy le sentait, eh ben dans les cris des gens qui se mettent en colère parce qu’ils
159
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 492.
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit., p. 73.
161
Ibid. p. 104.
162
Ibid. p. 31. On retrouve là l’idée d’ «Over-soul » de Ralph Waldo Emmerson.
163
Ibid. p. 227.
164
Ibid. p. 459.
160
53
n’ont rien dans le ventre, je serai là, et dans les rires des mioches qu’ont faim et qui savent
que la soupe les attend, je serai là. Et quand les nôtres auront sur leurs tables ce qu’ils auront
planté et récolté, quand ils habiteront dans les maisons qu’ils auront construites…eh ben je
serai là »165. On voit la progression vers l’apaisement dans ces phrases d’adieu qui passent des
« cris » aux « rires » puis aux « récoltes ». Cette conception transcendentaliste permet
d’achever le livre sur une note d’espoir que les derniers événements relatés (déluge noyant le
camion, mort du bébé et de Casy, dislocation de la famille) n’encouragent pourtant nullement.
Nous avons donc vu que le mouvement vers l’Ouest mêlait plusieurs lectures : une
critique économique et sociale, le rappel du mythe de l’Ouest et une épopée Biblique teintée
de transcendantalisme. Nous aborderons maintenant une dernière partie où nous tenterons de
présenter les techniques d’écritures de la route par Steinbeck à travers le style et les symboles
utilisés.
L’écriture de la Route : style, structure et symboles
La façon de décrire la route, non pas de façon linéaire mais par touches successives,
plonge le lecteur dans la situation d’un voyageur qui saisirait le voyage par fragments. Les
lieux « typiques » des bords de routes sont évoqués dans les chapitres intercalaires : vendeurs
de voitures, restaurants de routiers, station services, enseignes, cimetières de voitures. Les
voix anonymes s’y mêlent dans des dialogues décousus rapportés sans guillemets, comme
pour figurer des situations qui se répètent indéfiniment. On pense par exemple au chapitre VII
où sont rapportés les discussions des vendeurs de voitures et leurs dialogues avec des
fermiers anonymes, entrecoupée par des descriptions de voitures : «Alignement de voitures.
Antiques Ford, hautes dur pattes, minables, roues grinçantes, bandages usées. Buick, Nash,
De Soto…»166. Les même mensonges (« Bon marché », « Etat neuf »), sont répétés comme
une litanie. En utilisant les noms de voitures ou de lieux bordant la route167, l’auteur joue sur
« l’effet de réel » c’est-à-dire sur l’ « impression particulière de chose vue que déclenche
toujours un nom propre (nom de lieu ou marque de fabrique) dans une fiction»168 . Ce procédé
permet également de créer « une musique typiquement américaine ». En effet, « signes de la
puissance industrielle de l’Amérique des années 20, ces noms de voitures égrènent les
syllabes d’un rêve brillant et disparu (…)169 ».
165
Ibid. p. 461.
Ibid. p. 71.
167
Il est facile de retracer le trajet de la famille Joad sur une carte tant les noms de lieux abondent.
168
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit. , p. 58.
169
Ibid. p. 59.
166
54
Les enseignes, les noms de lieu et les numéros de routes, se succèdent, créant ainsi une
lassitude propre à la route et à la vitesse des voitures. Il n’y a pas de descriptions, seulement
des phrases brèves qui englobent ce qu’un passager peut voir en un coup d’œil à bord d’une
voiture. Ces successions, ces énumérations sans substances fatiguent et défilent sous les yeux
comme sur les bords de route 170 . Cette façon d’écrire la route, qui permet d’éprouver le
lecteur par la vitesse et une succession d’images rapides, sera plus tard reprise par Jack
Kerouac et poussée encore plus loin. Nous pouvons par ailleurs noter que ces brèves images
de bords de route rappellent les tableaux de Hopper, qui seront analysés dans la prochaine
partie. L’auteur place aussi le lecteur dans la position du conducteur qui n’a pour seule vision
que la route qui défile sous le camion. Cette image est récurrente dans le livre et semble
donner pour seule perspective une route se poursuivant à l’infinie.
Le style et les structures (notamment l’utilisation des chapitres intercalaires) utilisés
sont renforcés par l’utilisation de symboles : l’utilisation d’éléments naturels (astres, nuages),
la route comme métaphore de la vie, l’utilisation de différents moyens de transports, la
métaphore animale, l’évocation constante de la « route-mère » (Route 66).
La nature est souvent évoquée au cours du livre. Les nuages, le soleil et la lune
semblent évoquer le mouvement naturel des astres vers l’Ouest. Les yeux des personnages se
posent souvent sur eux et ils semblent symboliser les promesses et la route à parcourir. Au
début du roman, la famille Joad quitte sa ferme après avoir travaillé toute la nuit. Avant de se
mettre en route, ils s’arrêtent quelques instants dans la contemplation de l’aube qui se lève:
« Maintenant que les temps étaient venus, ils avaient peur…ils avaient peur tout comme
Grand-père avait peur. Ils virent le hangar se profiler dans la lumière et ils virent les lanternes
pâlir et s’éteindre les halos de lumière jaune. Les étoiles peu à peu s’éteignirent, vers l’ouest.
Et la famille restait toujours debout, comme un groupe de somnambules, les yeux embrassant
tout, ne percevant aucun détail, mais l’aube tout entière, la terre entière, toute la structure du
pays d’un seul coup »171.
Cette description est intéressante car l’aube symbolise un nouveau départ, et les couleurs
dorés rappellent les richesses rêvés de la Californie. Mais elle permet aussi, par le
rayonnement du soleil sur l’ensemble du pays, de mesurer la distance qu’il reste à parcourir,
170
On peut citer en exemple quelques phrases du chapitre XV : « Petits bistrots de fortune le long de la 66-Chez
Al et Suzy- Chez Carl, sur le pouce – Restaurant Joe et Minnie – Au casse-croûte. Bicoques en planches bâties
de bric et De brocs. Deux pompes à essence devant la façade, une porte de toile métallique (…) » ou encore :
« Voitures qui filent sur la 66. Plaques matricules. Mass., Tenn., R. I., N. Y.,Vt, Ohio. En route vers l’Ouest.
(…) ». Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 167.
171
Ibid. p. 124.
55
de prendre compte de la dimension du territoire et la distance qui les sépare de ces « étoiles
qui s’éteignent vers l’ouest ». En somme, elle ressemble à la fin d’un long rêve au terme de la
nuit, en face duquel la réalité s’impose et qui différera largement des attentes de la famille.
Ce symbole des astres en route vers l’Ouest est repris plus loin, comme ici au chapitre XXIII :
« La grosse lune ronde naviguait dans le ciel, voguait vers l’Ouest»172, portant toujours les
regards vers la longue route à parcourir. Au chapitre XXIX, ce sont les nuages qui semblent
menacer, annonçant le déluge prochain et symbolisant probablement l’arrivée des migrants en
Californie et la montée de leur colère : « Les nuages arrivaient à la débandade, en petit
moutons blancs, en longues bandes plissées, en haillons gris, déchiquetés ; ils s’amoncelaient
très bas au-dessus de l’horizon, vers l’ouest » 173 . Les termes « à la débandade » ou
« haillons » pourraient, comme on le voit, se rapprocher de la situation des migrants. On
remarque également que la lumière disparait vers la fin du livre, les personnages s’enfuyant
sous un déluge biblique emportant tout et laissant espérer une aube nouvelle mais n’y faisant
nullement allusion si ce n’est par le biais de la métaphore religieuse du déluge.
À côté de l’utilisation des éléments naturels comme symbole de la route à parcourir et
comme reflet des espoirs ou colère qu’elle suscite, une deuxième perspective permet
d’analyser la route comme métaphore de la vie. Cette lecture fréquente de la route dans la
littérature et le cinéma est ici souvent évoquée par différents personnages.
Ainsi la mère s’exprime-t-elle au chapitre XIII : « Devant nous il y a des milliers de vies
qu’on pourrait vivre, mais quand le moment sera venu il n’y en aura plus qu’une. Si je me
mets à suivre toutes les routes possibles, y en aurait trop. Toi tu peux vivre dans l’avenir,
parce que tu es si jeune, mais nous, moi, il y a la route qui défile, et on est dessus, et c’est tout
»174. La notion de choix semble ici faire écho au poème de Robert Frost, The Road not Taken,
où l’on voit la façon dont la route se confond avec la notion de vie et de choix. Pour la mère,
seul le présent compte car l’avenir est si incertain qu’il ne sert à rien de s’en inquiéter à
l’avance.
Les personnages extérieurs au voyage, ceux des restaurants de bord de route, semble aussi
mêler la route et la vie : « Elle prit son torchon humide et essuya le comptoir à grand coups
circulaires. Et ses yeux étaient sur la route où la vie passait à fond de train»175. On voit ici que
la notion de vitesse se rajoute, notion qu’on retrouvera chez Kerouac mais déjà présente chez
London : la vie c’est le mouvement et le mouvement c’est la route.
172
Ibid. p. 361.
Ibid. p. 474.
174
Ibid. p. 134.
175
Ibid. p. 175.
173
56
Enfin, dans ces paroles de la mère, on sent bien le sens dont se charge la route à travers les
répétitions des mêmes mots en début et fin de citation : « La route que nous avons à faire est
dure. Grand-mère est malade. Elle est là-haut, sur le camion, prête à plier bagage, elle aussi.
Elle s’en va d’épuisement. La route que nous avons à faire est dure» 176. On comprend ici que
la seconde fois que la mère évoque les difficultés à venir, la phrase se charge de la menace de
la mort prochaine de la grand-mère, rajoutant aux difficultés matérielles de la vie sur la route
l’idée d’un avenir et d’une vie difficile.
Nous avons donc vu que la route était porteuse d’un double sens : celui de vie et d’avenir.
D’autre part, nous pouvons remarquer que Steinbeck fait fréquemment allusion à
différents moyens de transports qui donnent plusieurs dimensions à cette route. On voit dans
le chapitre VII sur les vendeurs de voitures, que ces derniers se moquent d’une personne qui
souhaite échanger des mulets contre une voiture : « Des mulets ! Et Joe, t’entends ça ? Ce gars
là veut échanger des mulets. On ne vous a jamais dit que nous vivions à l’âge de la machine ?
» 177 . On voit ici que la voiture devient le nouveau « standard » en termes de moyens de
transport, ce qui n’empêche pas l’évocation de moyen plus anciens. L’aménagement du
camion de la famille Joad semble en effet évoquer les chariots bâchés des pionniers, comme
en témoigne cette citation : « A la première occasion je vais me procurer une longue planche
et faire un mât pour tendre la bâche dessus. Ça fera une espèce de tente, comme ça tout le
monde sera à l’abri du soleil »178.
Un autre personnage évoque plus loin la construction d’une roulotte, luxe immense aux yeux
des migrants, permettant de concilier le désir d’un foyer et la nécessité du mouvement : « Il se
construit une roulotte. (…) Et il habite dedans. Ça c’est de la vraie vie, bon Dieu ! Partout où
on s’arrête…on est chez soi »179.
Les wagons de trains sont eux aussi évoqués, notamment à la fin du livre (chapitre XXVIII)
où ils servent de maisons aux travailleurs saisonniers en bordures des champs de coton. Ils
semblent rappeler le moyen de transport utilisés par ces « vagabonds du rail » dont parle Jack
London dans la Route, à la différence que ceux-ci sont perpétuellement arrêtés. Ces wagons
rappellent aussi la grande aventure du chemin de fer se frayant un chemin vers l’Ouest mais
encore une fois, ces reliques à l’arrêt font figures de débris de ce passé glorieux. Enfin,
Steinbeck précise bien que ce sont des wagons de marchandises et l’on peut faire un parallèle
176
Ibid. p. 184.
Ibid. p. 73.
178
Ibid. p. 120.
179
Ibid. p. 333.
177
57
avec les familles qu’ils abritent, simple marchandises que l’on achète au plus bas prix et dont
on ignore la part d’humanité.
Le véhicule principal donc, au côté de ces références aux véhicules passés symboles d’un
autre temps, c’est la voiture ou dans le cas de la famille Joad, le camion. Comme le souligne
Marie-Christine Lemardeley-Cunci, « (…) face à la standardisation dont Henry Ford est le
héraut, la vieille Hudson Super-Six symbolise le triomphe du bricolage et de la chaleur
familiale »180. Le camion devient le foyer nouveau, centre des préoccupations de la famille et
également moteur de l’intrigue, imposant les arrêts, les réparations et les rencontres. Il
recompose aussi les hiérarchies à l’intérieur de la famille puisque Al, l’un des fils, est le plus
qualifié en mécanique. Comme l’écrit Steinbeck : « Il était devenu l’âme de la voiture »181.
On voit donc que les références aux moyens de transports sont nombreuses et permettent de
faire se croiser les véhicules qui ont été au cœur des anciennes routes et ceux qui constituent
l’avenir des nouvelles.
Un autre point marquant est celui de la récurrence de la métaphore animale pour parler
des hommes : « Les Etats de l’Ouest, inquiets comme des chevaux à l’approche de l’orage»182
ou pour parler des voitures : « A l’aube, elles détalaient, pareilles à des punaises»183. Les
insectes sont sans cesse pris comme point de comparaison, évoquant un grouillement
incessant: « Mais tout au long de la grand-route, les voitures des émigrants se traînaient
lentement, pareilles à des hannetons, et l’étroit ruban de ciment se perdait au loin devant
eux» 184 , ou encore : « Sur les grand-routes, les gens erraient comme des fourmis à la
recherche de travail, de pain. Et la colère fermentait »185.
L’utilisation des insectes permet de réaliser un changement d’échelle et de s’élever au dessus
de la route pour voir ces milliers de petites unités distinctes au comportement identique. Elle
inscrit ainsi les mouvements de chaque famille dans une dynamique et un cadre plus larges :
celui du mouvement vers l’Ouest mais aussi les regroupements aux points d’eau, les nouvelles
lois qui sont élaborés peu à peu naturellement. L’un des chapitres les plus célèbres du livre
reprend cette métaphore animale : il s’agit du chapitre III qui raconte la progression d’une
tortue en bordure de route. Malgré les difficultés, la tortue ne renonce pas à avancer. Elle
semble symboliser la ténacité des fermiers qui, chassés de leur terres, se mettent en route, leur
« maison » sur le dos. Elle semble aussi indiquer le déplacement et l’implantation de la vie
180
Lemardeley-Cunci (Marie-Christine), Les raisins de la colère commentés, op.cit. , p. 124.
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 133.
182
Ibid. p. 162.
183
Ibid. p. 210.
184
Ibid. p. 217.
185
Ibid. p. 310.
181
58
dans des terres nouvelles, comme les grains d’avoines qui se détachent de sa carapace où ils
étaient coincés le symbolisent : « Le brin de folle avoine se détacha et trois des graines en fer
de lance se fixèrent dans le sol »186. La tortue réapparait au chapitre VI. Malgré l’intervention
des hommes, elle s’obstine à aller toujours dans la même direction : « Il dégagea la tortue et la
poussa sous la maison. Mais un moment plus tard elle était ressortie et se dirigeait vers le sudouest comme elle l’avait fait tout d’abord »187. Après être à nouveau détourné de son chemin
par l’attaque d’un chat, « la tortue reprit sa route vers le sud-ouest »188.
Une direction géographique aussi précise intrigue un peu. On peut bien sur penser à la
direction empruntée par les migrants vers la Californie. Mais on peut aussi faire l’hypothèse
qu’il y a là une référence à Henry David Thoreau. Comme nous l’avons étudié dans la
première partie de ce mémoire, celui-ci expose la façon dont ses pas semblent toujours se
diriger vers le sud-ouest et en quoi cela semble être une tendance générale dans l’histoire.
Ainsi écrit-il : « Je tourne en rond irrésolu, parfois pendant un quart d’heure, jusqu’à ce que je
décide pour la centième fois de marcher vers l’ouest ou le sud-ouest. (…) et la nation avance
en ce sens, et je puis dire que l’humanité progresse d’est en ouest » 189 . Il ne serait pas
étonnant de voir dans l’avancée obstinée de la tortue vers le sud-ouest une référence à ce
passage. Cela l’est d’autant moins quand on pense que la perspective transcendentaliste
présente dans Les Raisins de la colère n’est pas sans lien avec Thoreau.
Cessons ici le commentaire de la métaphore animale pour nous concentrer sur le
dernier point de ces symboles et écritures de la route : la route 66.
Celle-ci tient un rôle central dans le roman puisque c’est la voie suivie par tous les migrants :
« Vous n’avez qu’à aller sur la 66. Vous verrez des voitures de tous les coins du pays. Toutes
en route vers l’Ouest »190, ou encore : « Les voitures des émigrants surgissaient en rampant
des chemins de traverse, regagnaient l’autostrade et reprenaient la grande voie des migrations,
la route de l’Ouest »191. Tout le chapitre XII lui est consacré. Ce chapitre décrit le trajet de la
route, les routes et les montagnes traversées, les gens qui la parcourent, traversant tous le pays.
Steinbeck entame ainsi le chapitre : « La Nationale 66 est la grande route des migrations.
66… le long ruban de ciment qui traverse tous le pays, ondule doucement sur la carte, du
Mississippi jusqu’à Bakersfield… (…). La 66 est la route des réfugiés (…). La 66 est la route-
186
Ibid. p. 22.
Ibid. p. 51.
188
Ibid. p. 51.
189
Thoreau (Henry David), De la marche, op. cit. , p. 26.
190
Steinbeck (John), Les raisins de la colère, op.cit. p. 171.
191
Ibid. p. 210.
187
59
mère, la route de la fuite »192. Ce chapitre est intéressant car il donne une place importante à
cette route mythique, au point de lui conférer une vie propre. Elle devient ici le symbole de
l’exil et du recommencement, la matrice où la colère grandit peu à peu. Elle est aussi la
« route-mère » par sa longueur : elle traverse le territoire d’est en ouest et symboliquement,
constitue un trait d’union entre les deux côtes. Cette qualification de « route-mère » est
intéressante dans la perspective qui est la notre, celle de la dimension identitaire de la route.
Nous avons donc vu la façon dont Steinbeck traite de la Route dans la double
dimension du mouvement vers l’Ouest (critique économique et sociale, mythe de la terre
promise, épopée Biblique) et de sa technique d’écriture de la Route (style, structure,
symboles). Comme nous l’avons dit plus haut, ces différents points influenceront durablement
les conceptions ultérieures de la Route. En voici à présent quelques exemples.
III- Postérité des Raisins de la colère
Sans développer chaque cas (nous les étudierons dans leur contexte), on peut citer plusieurs
œuvres s’inscrivant dans la filiation des Raisins de la colère.
Bien évidemment, le film de John Ford (1940) est la première de ces adaptations et il
contribuera à populariser le roman, notamment à l’étranger. Il est d’ailleurs
intéressant
de
remarquer le parallèle entre la conquête de l’Ouest souvent traité dans les westerns de Ford et
cette réplique pessimiste du mouvement vers l’Ouest.
En littérature, Jack Kerouac fait référence au livre de Steinbeck dans son livre Sur la route
(1957) quand il relate le ramassage du coton avec des travailleurs saisonniers.
Les chanteurs Woodie Guthrie et Bruce Springsteen ont tout deux rendu hommage au roman
dans leurs chansons. En 1940, Woodie Guthrie compose “The Ballad of Tom Joad” et en
1995, Bruce Springsteen compose un disque intitule “The Ghost of Tom Joad”.
192
Ibid. p. 128.
60
Section 3- Bord de route : les tableaux de Hopper
Né en 1882, Edward Hopper est considéré comme l’un des principaux représentants
du naturalisme. Peintre des classes moyennes, ses tableaux représentent fréquemment des
personnages esseulés et pensifs. Leur solitude est accentuée par leur positionnement dans
l’espace. En effet, ils sont souvent peint à l’intérieur, dans une chambre, une pièce, un bar, et
coupés du monde extérieur par des fenêtres ou murs qui sont à la fois une séparation et une
invitation à franchir la barrière physique qui les isole. Dans ces compositions, les routes ou les
chemins de fer sont presque toujours présents (et l’accent est mis sur eux à travers le titre des
œuvres), laissant une possibilité de fuite, de sortie du cadre et servant de support à l’attitude
des personnages dont le regard mélancolique est tourné vers l’horizon (voir annexe 2). Ces
tableaux où l’immobilité est dominante recèlent une promesse : celle d’un départ possible, de
la rupture de l’isolement. La forte charge symbolique de la route en tant que métaphore de la
vie (mouvement du passé vers le futur, lieu de rencontres et de mouvement) apporte aux
tableaux une émotion indéniable.
Hopper se sert aussi de la route comme motif pictural afin de mettre en avant la
rencontre de la civilisation et de la nature, le conflit entre l’ancienne Amérique et le monde
moderne. Cela est par exemple visible dans le tableau « Approaching a city » où une voie de
chemin de fer se perd dans un tunnel alors que dans la nature, elle s’ouvre sur les grands
espaces. Peintre de l’Amérique de son époque, Hopper n’en garde pas moins un certain recul.
Ainsi la crise des années 1930 n’apparait-elle pas de façon directe. On ressent cependant dans
l’attitude des personnages une inquiétude diffuse et leur regard tourné vers l’horizon semble
questionner l’avenir. Dans ce contexte, l’utilisation que Hopper fait des voies de circulation
comme symbole du temps qui passe est d’autant plus touchante. On peut par exemple citer le
tableau de 1929 « Railroad sunset » qui, de par la combinaison du chemin de fer et du coucher
de soleil amène vers un mouvement qui dépasse de beaucoup le contexte dans lequel le
tableau a été peint et semble inviter à une réflexion sur le passage du temps.
Dans cette tension entre l’immobilité du tableau et le mouvement suggéré par les routes et les
chemins de fer, Hopper a su peindre une Amérique intemporelle, poétique et touchante. En
cela, il demeure l’un des principaux peintres de la route et servira de référence pour les autres
artistes après lui.
61
Section 4- Les road-movies et la quête de soi
Le road-movie est peut-être, parmi l’ensemble des moyens artistiques célébrant la
route, le genre le plus prolifique et le plus proche de cette notion de quête identitaire que nous
avons choisi comme angle d’approche. C’est dans le contexte contestataire de la fin des
années 1960 que ce genre voit le jour. Guerre du Viêtnam, revendications raciales, chasse
aux sorcières… une grande partie de la jeunesse américaine rejette la société et ses valeurs et
trouve dans le voyage un moyen de représenter ces travers tout en proposant un mode de vie
alternatif. Toute une génération de cinéastes va s’emparer de cette thématique et proposer une
série de films parmi lesquels Bonnie and Clyde (1967) d'Arthur Penn et Easy Rider (1968) de
Dennis Hopper, restent les plus célèbres. Ce dernier film raconte l’histoire de trois motards interprétés par Dennis Hopper, Peter Fonda et Jack Nicholson – qui voyagent au milieu d'une
Amérique conservatrice et raciste. Au fil de la route, ils font plusieurs rencontres dont l’issue
est toujours négative, la dernière se soldant par leur mort. Comme l’explique le personnage
interprété par Jack Nicholson : " Ce que tu représentes, c'est la liberté. Ça fait peur. C'est difficile
d'être libre quand on est un produit acheté et vendu au marché."
Dans les années 1970, une nouvelle génération de cinéastes, parmi lesquels Jim
Jarmush (Stranger than Paradise, Dead Man) et Wim Wenders (Paris Texas), va s’emparer
de ce genre et l’enrichir. Leurs héros incarnent les grandes quêtes du road-movie : celles de la
famille, du passé, de la rédemption. C’est toujours lui-même que le personnage cherche et fuit
simultanément. Tous les facteurs d’identités sont abordés : qui suis-je au sein d’une famille ?
Au sein de la société américaine ? Qui suis-je en tant qu’être humain revendiquant une
liberté totale et absolue ? La question de l’identité sexuelle est également très présente, par
exemple dans les road-movies Priscilla, folle du désert (1994) de Stephan Elliott, My own
private Idaho (1991) et Even Cowgirls get the blues (1995) de Gus van Sant ou Transamerica
(2006) de Duncan Tucker.
La route au sein de cette quête est abordée de plusieurs façons : elle semble symboliser
la ligne du temps que le personnage parcours, à la recherche de son passé ou de son avenir.
Elle est aussi le contact avec un paysage typiquement américain qui est un vecteur identitaire
à part entière : parcourir le pays, c’est s’approprier cet espace continental démesuré, absorber
un paysage à la fois familier et inconnu, endosser une identité profondément inscrite dans
62
l’espace et le mouvement193. Enfin, comme Kerouac l’a écrit, « la route c’est la vie » réduite à
sa plus simple expression : une ligne droite parsemée de rencontres et d’événements
inattendus qui s’achève souvent par la mort.
Les années 1980 voient l’avènement de road-movies plus sombres dont les
protagonistes, marginaux ou tueurs fous, semblent symboliser l’échec de la société
américaine : c’est par exemple le cas dans le film Natural Born Killers (1994) d’Oliver Stone.
Que le road-movie symbolise ses aspirations ou ses failles, il est indissociable de l’identité de
la société américaine. Le pouvoir évocateur des paysages et la direction fréquemment
emprunté vers l’Ouest semble rappeler qu’aux États-Unis, le départ sur la route dépasse
largement le strict voyage individuel pour s’inscrire dans une quête identitaire plus large,
typiquement américaine de par sa direction, son décor et sa mythologie.
193
« On le sait- et en Amérique peut-être plus qu’ailleurs-, il existe un lien ancien, originaire et fondateur entre
les images du paysage natal et la construction de l’identité nationale (…) ». Baqué (Dominique), Histoires
d’ailleurs. Artistes et penseurs de l’itinérance, Éditions du regard, Paris, 2006, p.72.
63
Chapitre 3-La route comme mode de vie et d’expression : la Beat Generation
Section 1- « On the road » et la naissance du mythe
I- L’émergence d’une nouvelle génération
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, une nouvelle génération d’artistes
émerge, revendiquant le nom de Beat Generation 194 . « Beat » ? Une génération cassée,
lessivée, qui choisit un mode de vie « à la marge » découlant du refus de l’Amérique
bourgeoise et puritaine d’Eisenhower et de MacArthur. Un groupe de jeune gens à la
recherche de l’illumination et de la béatitude par le biais de voyages frénétiques à travers
l’immensité du territoire américain. Le « beat » c’est aussi un terme de la culture jazz, très
importante pour les beatniks, toujours à la recherche du rythme, du tempo juste, dans le
voyage comme dans le style. Chantre d’une nouvelle ère pour toute sa génération, Kerouac
n’en fait pas moins référence à ses prédécesseurs en la matière : Whitman, Thoreau et
Steinbeck. Le rejet de l’Amérique de son époque n’est pas un rejet de l’Amérique, qu’il aime
par-dessus tout et pour laquelle il envisionne un avenir dont les beatniks seraient les artisans.
Dans cette recherche, la route occupe une place centrale. Il ne s’agit plus de « conquérir »
comme les anciens pionniers mais d’ « accueillir »195, de s’immerger dans le continent, ses
routes, ses fleuves, ses villes, ses déserts. Comme l’écrit Michel Mohrt, « La route est pure.
La route rattache l’homme des villes aux grandes forces de la nature (…). La route a remplacé
l’ancien « trail » des pionniers de la marche vers l’Ouest ; elle est le lien mystique qui rattache
l’Américain à son continent, à ses compatriotes »196.
Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs sont les principaux représentants
de ce mouvements et ils popularisent rapidement les idéaux de cette nouvelle génération.
L’impact du style et des thématiques développés par la Beat Generation sont immenses et
représentent une source de recherches sans fin pour le sujet qui nous préoccupe : le lien entre
l’identité américaine et la Route. Cependant, dans un souci de synthèse, nous sommes
contraints de nous concentrer uniquement sur quelques textes et thématiques. Bien que
l’ensemble de l’œuvre de Kerouac mérite un traitement approfondi dans le cadre de ce
mémoire, nous ne pourrons en aborder que les points essentiels et laisseront à regrets
194
En référence à la « Lost Generation » des années 1920.
Baqué (Dominique), Histoires d’ailleurs. Artistes et penseurs de l’itinérance, Editions du regard, Paris, 2006,
p.58.
196
Mohrt (Michel), Introduction à « Sur la Route », Sur la route, Folio, 2003, p.10.
195
64
plusieurs aspects sous silence. Nous nous concentrerons donc plus particulièrement sur son
ouvrage principal : On the Road.
II- On the Road (1957)
“I read On the Road in maybe 1959. It changed my life like it changed everyone
else's” déclare Bob Dylan dans une interview. Roman fondateur de la Beat Generation, ce
récit raconte les aventures de l'auteur (Sal Paradise dans le livre) et de son ami et compagnon
de route, Neal Cassady (Dean Moriarty dans le roman). D’autre écrivains de ce mouvement y
sont aussi présents, tels Allen Ginsberg (Carlo Marx) et William Burroughs (Old Bull Lee).
Le roman parle de la vie sur la route, d’alcool, de drogue, d’amitié, de sexe, de littérature et
d’illuminations. Le mouvement et la vitesse se suffisent à eux-mêmes : il s’agit de trouver
l’Amérique et le juste rythme par la route. Ainsi Kerouac écrit-t-il : « On était tous aux anges,
on savait tous qu’on laissait derrière nous le désordre et l’absurdité et qu’on remplissait notre
noble et unique fonction dans l’espace et dans le temps, j’entends le mouvement ».197
Le livre, qui mêle plusieurs voyages effectués par l’auteur à travers le continent entre
1947 et 1951, fut écrit d'un seul jet en trois semaines, sur un rouleau de papier de téléscripteur
de 36 mètres, dans de longues sessions de prose spontanée ; un style d'écriture nouveau
apparait ainsi, en partie inspiré par son amour du mouvement jazz Be Bop et de ses
improvisations. Ce style est intéressant pour notre objet d’étude puisqu’il mime l’objet décrit.
Ainsi Kerouac explique-t-il à Neal Cassady dans une lettre du 22 mai 1951 : « J’ai raconté
toute la route jusqu’à présent. Suis allé vite parce que la route va vite… ait écrit tout le truc
sur un rouleau de papier de 36 mètres de long (…)- je l’ai fait passer dans la machine à écrire
et donc pas de paragraphes…l’ai déroulé sur le plancher et il ressemble à la route »198. Les
descriptions de paysages, la répétition des noms de villes et des étapes entrainent eux-mêmes
une monotonie et une lassitude, « une courbature du corps et de l’esprit, une migraine qui
nous font sentir l’immensité de l’espace américain »199. Le style est au plus près de la vitesse
et de la fatigue de la route, faisant ainsi éprouver au lecteur le déplacement dans l’espace.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, les liens entre route et identité sont nombreux :
le roman lui-même devient le manifeste d’une génération qui aime l’image rebelle qu’il lui
confère. Dans le récit, le thème de l’identité est abordé par le biais de la recherche du père de
Dean Moriarty, recherche qui aboutit à un échec. Sal et Dean, à défaut de se situer dans une
197
Kerouac (Jack), Sur la route, Folio, 2003, p.189.
Kerouac (Jack), Lettre choisies, Gallimard, 2000, p.294.
199
Mohrt (Michel), op.cit., p.11.
198
65
lignée généalogique précise, se revendiquent enfants de l’Amérique éternelle. Les voyages
relatés ont précisément pour but de renouer avec cette identité nationame en touchant à son
essence : le lien avec la terre américaine à travers le déplacement dans l’espace. Pour Kerouac
comme pour les autres écrivains qui le précédent, l’Ouest est la destination première : elle
évoque les premiers rêves de conquête de l’Amérique et l’idéal d’une nature vierge et
sauvage. Dans ce double mouvement géographique et historique, Kerouac endosse son
identité d’Américain, à la fois descendant des premiers hommes de la frontière mais aussi de
Thoreau et Whitman, chantres de la nature américaine : le voyage est une expérience littéraire
incarnée, une conquête de l’identité américaine à travers la route.
Section 2- De nouvelles visions de la route en marge de la Beat
Generation
Le mouvement lancé par Kerouac et Ginsberg s’inscrit dans un changement plus large
des mentalités : qu’il en soit la cause ou la simple manifestation, les témoignages se
multiplient et révèlent de nouvelles façons de penser. Le mouvement hippie en est l’exemple
le plus célèbre. La route tient une place particulière dans ces changements : symbole de liberté
et de contestation, elle est aussi un moyen d’explorer le continent à la recherche de réponses.
Qu’est devenu le rêve américain ? Qui sont les américains aujourd’hui et comment viventils ?
En 1959, le photographe Robert Frank publie un livre de photographie intitulé Les Américains
(annexe 3), rassemblant des clichés pris au cours de deux ans de voyage grâce à une bourse
attribuée par la Guggenheim Foundation de New York. Préfacé par Jack Kerouac, son
ouvrage montre la diversité des Américains et les routes qui les relient. Noirs ou blancs,
jeunes ou vieux, hommes ou femmes, on ne peut s’empêcher de remarquer la fréquence avec
laquelle les motifs de la route et de la voiture reviennent dans ces photos, comme si un
ouvrage intitulé Les Américains ne pouvait s’en passer et leur laissait le soin de suggérer tout
ce qui n’a pas été vu ou dit, les routes non empruntées, les gens non rencontrés.
En 1964, Bob Dylan chante « The Times They Are A-Changing »:
“Your old road is
Rapidly agin'.
Please get out of the new one
If you can't lend your hand”
66
Et en effet les temps changent : les expériences sur la route se multiplient prônant de
nouveaux modes de vie et d’expression. En 1966, Hunter S. Thompson publie Hell’s Angels,
reportage relatant un an de sa vie au côté des célères motards. Cet ouvrage annonce déjà le
style qui le rendra célèbre : celui du « journalisme Gonzo », reportages dont l’auteur est luimême le héros.
Deux ans plus tard, Tom Wolf connait un immense succès avec son roman Acid Test,
relatant la traversée de l’Amérique dans un bus conduit sous acide par le désormais célèbre
Neal Cassady, héros du roman de Kerouac Sur la Route. Reflet de la période hippie, de ses
espoirs et surtout de ses excés, Acid Test offre l’image d’une Amérique qui s’éloigne peu à
peu des idéaux de la Beat Generation pour s’enfoncer dans la folie et la drogue. Récit
halluciné, cette folle épopée à travers le continent relate un voyage intérieur et collectif, une
exploration de l’inconscient qui nécessite de faire un avec le bus sous peine d’être laissé au
bord de la route. Comme pour Hell’s Angels, ce roman s’inscrit dans le mouvement du
« nouveau journalisme », où le reportage est avant tout vécu par son auteur. Ainsi que l’écrit
Pierre-Yves Pétillon, le roman ne joue plus son rôle social est n’est plus, « comme à sa grande
époque, celle de Stendhal, de Balzac, de Dickens, le miroir qu’on promène le long d’un
chemin. Si le romancier n’y va plus, sur les grands chemins, alors que le journaliste y aille :
qu’il soit l’historien des modes et des mœurs de son temps (…) »200.
Suivant cette méthode, Hunter S. Thompson publie en 1972 Las Vegas Parano, livrereportage psychédélique dans lequel l’auteur part à la recherche du rêve américain. Mais le
ton est désabusé et le rêve est bien loin : « Les vieux éléphants se traînent jusque dans les
collines pour mourir ; les vieux Américains vont sur l’autoroute et conduisent jusqu’à
l’agonie »201, écrit Thompson. À Las Vegas, nerf central du « rêve », le journaliste aboutit à
un constat d’échec : plus rien à explorer à l’Ouest, plus rien à explorer dans la drogue. Autour
de Ginsberg et Kerouac, le voyage vers l’Asie en quête de spiritualité orientale a lui aussi
échoué. Où aller ? Est-ce là le bout de la route, la fin du rêve américain ? Et si le rêve meurt,
que reste-t-il des Américains et de l’Amérique ?
200
201
Petillon (Pierre-Yves), « Présentation d’Acid Test », Points, 2007
Thompson (Hunter S.), Las Vegas Parano, 10/18, 2007, p.26.
67
Chapitre 4-Les routes en politique dans les années 60
Section 1- La lutte pour les droits civiques : Freedom rides et la
marche sur Washington de 1963
Dans les années 1960, la route va servir de moyen de contestation lors des grandes
marches vers Washington. Outre son impact médiatique, ce moyen permet de sensibiliser la
population tout au long du trajet et de rassembler un nombre de plus en plus important de
participants au cours du chemin. Dans le cas de la lutte pour les droits civiques, le point départ
de la contestation s’organise autour d’un moyen de transport : le bus. En décembre 1955,
Rosa Park, une couturière noire de Montgomery refuse de céder son siège à un passager blanc.
En protestation, un jeune pasteur, Martin Luther King, organise le boycott des bus de la ville.
Le mouvement prend fin lorsque, le 21 décembre 1956, la Cour suprême rend illégale la
ségrégation dans les transports en commun. Entre 1961 et 1963, les bus vont de nouveau
servir comme objet de lutte avec l’organisation des Freedom Rides. Ces actions consistent à
parcourir le Sud dans les bus inter-états pour protester contre la ségrégation. Malgré de
nombreux actes de violences à l’encontre des militants, la forte couverture médiatique permet
de faire prendre conscience aux Américains des discriminations à l’égard des noirs. En 1963,
plusieurs organisations commencent à envisager l’idée d’une marche nationale pour les droits
civiques. La plus connue d’entre elles est celle de l’été 1963, baptisée « March on Washington
for Jobs and Freedom » au terme de laquelle Martin Luther King prononce son célèbre
discours « I have a dream ».
Ces différentes utilisations de la route (Freedom rides, marches) permettent de montrer la
dimension nationale du mouvement en traversant de nombreux états et de toucher un grand
nombre de personnes, tant par les médias que par la rencontre directe. La notion de nonviolence s’y attache, et de nombreux chants rythment la marche, comme nous le montrerons
dans la partie concernant les Protest Songs.
68
Section 2- « La piste des traités violés » : l’American Indian
Movement et les longues marches de 1972 et 1978
Dans les années 1960, si l’Ouest apparait comme motif mobilisateur exaltant l’avancée
des pionniers dans le discours politique autour de la Nouvelle Frontière de Kennedy, il fait
également son retour à travers un mouvement de contestation porté par les indiens. Cette fois,
ce n’est plus l’épopée idéalisée des Américains qui est mise en avant, mais l’impact de leur
avancée sur les cultures indiennes. Sous la présidence de Roosevelt, les indiens vivaient en
grande partie dans des réserves et ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que s’amorce
un mouvement vers les villes. Si l’adaptation est difficile, elle permet cependant de
sensibiliser les communautés de l’Ouest aux contestations portées par les autres minorités
ethniques et la jeunesse. Dans les années 1960, le mouvement des droits civiques et la
revendication d’une négritude servent d’exemple aux indiens. Eux-mêmes se transforment en
référence et sont utilisés par les autres mouvements contestataires. Les hippies et les
écologistes explorent le lien des indiens avec la nature et les opposants à la guerre du Viêtnam
comparent les tragédies vécues par les tribus lors de la conquête de l’Ouest à celles que
l’armée américaine est en train de causer en Asie.
L’American Indian Movement (AIM), fondé en 1968 par Dennis Banks et George
Mitchell va fédérer les contestations et les revendications. En 1969, l’AIM et d’autres groupes
envahissent l’île d’Alcatraz. En 1971, ils occupent le Mont Rushmore. En octobre 1972, ils
entament une marche sur Washington au départ de l’Ouest. Le nom de cette marche, « Trail
of Broken Treaties », reprend le concept de « trail » qui évoque le mouvement des pionniers
vers l’Ouest mais cette fois en prenant la direction de l’Est en une « reconquête à l’envers »202
et en dénonçant la violation des traités. Les indiens revendiquent, dans une déclaration en
vingt points203, la reconnaissance de leurs droits et de leur culture. Le président et le Congrès
n’ayant pas accepté de les recevoir, ils occupent le Bureau des Affaires indiennes. Au cours
de l’occupation, le mouvement utilise amplement les médias à la veille de l’élection
présidentielle. Ils décident finalement de quitter le bâtiment. En 1973, l’occupation de
Wounded Knee attire l’attention des télévisions du monde entier. La grande marche de février
202
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , op. cit.,p.295.
American Indian Movement, Trail of Broken Treaties, 20 point position paper, octobre 1972,
http://www.aimovement.org/archives/index.html
203
69
à juillet 1978 en direction de Washington marque un échec relatif des revendications
politiques, compensé par la reconnaissance artistique grandissante des indiens204.
A travers ces différentes actions, on constate donc une nouvelle utilisation politique du thème
de l’Ouest. Ces grandes marches, qui reprennent à l’envers le concept de trails, anciennes
routes des pionniers, viennent contester la vision établie de la conquête.
Section 3- Les routes dans les Protest songs
I- Woody Guthry : le vagabond militant
Selon, R. Serge Denisoff, la musique peut remplir huit fonctions politiques205. Les
Protest Songs vont utiliser ce potentiel et la notion de route sera souvent utilisée à des fins de
contestation. Le chanteur Woody Guthrie est l’un des exemples les plus connu de ce lien entre
musique, route et luttes sociales. Né en 1912 dans l’Oklahoma, il est témoin du Great Dust
Storm qui causera l’exil de nombreuses familles vers l’Ouest206. Le destin de ces fermiers
transformés en migrants est au centre de beaucoup de chansons de Guthrie. Dans ces œuvres,
la route se charge d’un sens semblable à celui que l’on peut trouver dans Les Raisins de la
colère : c’est un lieu d’exil forcé où la vie est dure, mais elle est aussi porteuse d’espoirs,
souvent déçus, en un avenir meilleur, à l’Ouest207. Les hommes y sont décrit comme des
grains de poussières balayés par le vent, comme dans ces phrases de Pastures of Plenty : « On
the edge of the city you'll see us and then/We come with the dust and we go with the wind ».
Dans ces chansons, la route n’est pas seulement un décor. Elle sert à exprimer le déracinement,
les difficultés et elle symbolise l’avenir incertain de ceux qui la parcourent.
Guthrie décide lui aussi de partir sur la route et de mener une vie de hobo. Il racontera cette
expérience, qui mêle musique et syndicalisme, dans Bound for Glory, publié en 1943 et
adapté au cinéma en 1976. Bob Dylan, influencé par sa musique et son expérience de
vagabond militant, le rencontrera à New York en 1961 et deviendra son « disciple ».
204
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , op. cit. , p.296.
Delmas (Yves), Gancel (Charles), Protest Song, La chanson contestataire dans l’Amérique des sixties,
Textuel Musik, 2005, p.63.
206
Voir la partie consacrée aux Raisins de la colère.
207
Ainsi la chanson Pastures of Plenty commence-t-elle sur cette évocation de la route: “It's a mighty hard row
that my poor hands have hoed/My poor feet have traveled a hot dusty road/ Out of your Dust Bowl and
Westward we rolled”. La chanson Blowin’the Road montre aussi la détermination des réfugiés qui désirent
trouver un travail et une terre « where the dust storm never blows ».
205
70
II- Un chant pour rythmer la marche et unir
Au temps de l’esclavage, le travail était rythmé par les chants, et la musique noire a
toujours puisé dans ses riches origines pour développer la contestation par la musique. Le
blues et le gospel disent les souffrances et les espoirs et permettent l’union du groupe dans le
chant collectif. Au cours des freedom rides et des marches sur Washington la musique joue
donc un rôle très important. Au cours de la March on Washington for Jobs and Freedom de
l’été 1963, de nombreux chanteurs parmi lesquels Bob Dylan, Joan Baez ou Odetta, Peter,
Paul et Mary208 seront présents. Le mouvement pour les droits civiques est également une
source d’inspiration pour de nombreux chanteurs qui mentionnent la route comme moyen de
conquérir des nouveaux droits malgré les violences rencontrées (notamment à travers les
freedom rides). Ainsi Phil Ochs chante-t-il dans Freedom riders: « They boarded a bus in
Washington D.C./to enter a state half slave and half free/the wheels hummed a song and they
sang along/the song of liberty, the song of liberty ».
III- De Bob Dylan aux Merry Pranksters
Bob Dylan va représenter pendant un temps le porte-parole de son époque. Dans la
chanson The Times They Are a-Changin’, la route vient symboliser le passage des époques et
l’avènement d’une nouvelle ère. Ainsi Dylan écrit-il: « Your old road is / Rapidly aging. /
please get out of the new one/If you can't lend your hand, / For the times they are a-changin' ».
La route incarne ici les nouvelles valeurs et les choix d’une génération qui s’oppose à la
guerre du Viêtnam et pour laquelle le mot de trip signifie « drogues » autant que « voyage ».
Les deux vont se mêler au milieu des années 1960, et les routes vont se changer en support
psychédélique, symbole de l’exploration intérieure et moyen de rependre la « bonne parole ».
Nous pouvons particulièrement citer le voyage de Ken Kesey et de ses Merry Pranksters qui
sillonnent en 1965 les États-Unis à bord d’un bus nommé Furthur 209 pour convier la
population à participer à des « Acid Tests ». De nombreux groupes vont alors s’emparer de
ces thèmes pour rejeter la vieille génération et ses valeurs210.
208
Pour plus de détails, voir Delmas (Yves), Gancel (Charles), Protest Song, La chanson contestataire dans
l’Amérique des sixties, Textuel Musik, 2005, p.51 .
209
Contraction de Further et de Future.
210
Voir Delmas (Yves), Gancel (Charles), Protest Song, La chanson contestataire dans l’Amérique des sixties,
Textuel Musik, 2005, p.184.
71
Troisième partie- La route, espace de perdition et de disparition
Nous avons donc vu qu’au cours de la deuxième période, les routes avaient été
particulièrement présentes, tant dans les politiques d’aménagement du territoire que dans les
productions artistiques. Elles sont étroitement liées à la notion d’identité américaine, que cela
soit à travers des déplacements de population forcés (Grande Dépression) ou revendicatifs
(freedom rides, grandes marches, acid tests). Vers la fin des années 1970 cependant, un
certain épuisement se fait ressentir : ce sont les désillusions du rêve hippie, l’avènement de
road-movies plus sombres, des romans qui aboutissent à des constats d’échecs. La route,
jusque-là porteuse de promesses et symbole d’un avenir heureux, se mue peu à peu en
impasse, en lieu à la marge des villes. À partir des années 1980, les routes perdent l’aspect
romantique qu’elles revêtaient jusque-là. Cela traduit, comme nous le verrons au cours de
cette partie, une inquiétude vis-à-vis de l’avenir mais aussi vis-à-vis de l’identité américaine
dans son ensemble. Où aller ? Quel rêve poursuivre ? Vers quel futur se diriger ? Par un
étrange revirement, les routes ne sont plus porteuse d’un mouvement vers l’avant : au
contraire, elles sont un moyen de regarder en arrière, de se perdre, de disparaître. Ce dernier
aspect nous paraît particulièrement symptomatique de la période contemporaine : la notion de
disparition, présente dans les productions artistiques et sociologiques, semble indiquer un
profond mal-être de la société américaine et une incapacité à aller de l’avant.
Nous étudierons dans un premier temps ce mouvement de retour vers le passé, puis le
lien nouveau qui se développe entre les villes et les routes. Dans un troisième temps, nous
nous arrêterons sur l’œuvre du cinéaste Gus Van Sant, dont le travail sur la route offre une
synthèse intéressante des thèmes abordés dans cette troisième partie. Enfin, nous terminerons
par l’étude du thème récurrent de la disparition et de ses implications au cours de la période
récente.
72
Chapitre 1- Mémoire des routes passées : l’Amérique inquiète pour son
futur
Section 1- A la recherche de fantômes sur des voies sans issue
À partir des années 1980, de nombreux artistes semblent se détourner de la vision
romantique des routes pour en présenter une image désabusée. La chanson America de Simon
and Garfunkel relate l’histoire d’un couple parti en bus Greyhound « to look for America ». Si
les paroles des trois premiers refrains sont positives, le voyage évolue lentement vers un
constat d’échec, de solitude et de perte 211 face à l’impossibilité de rencontrer réellement
l’Amérique par le biais du départ sur la route. Le passager du bus, en regardant par la fenêtre,
élargit ce constat à l’ensemble des autres usagers et conclu la chanson par ces phrases:
« Counting the cars on the New Jersey Turnpike / They've all gone to look for America /All
gone to look for America /All gone to look for America ». La chanson Hate de Cat Power
s’ouvre quant à elle sur cette phrase: « Anyone can tell you there’s no more road to ride ». La
route symbolise ici un avenir sans espoir, et semble indiquer que tout a déjà été exploré. Le
refrain « I hate myself and I want to die » vient rajouter la notion d’impasse à la chanson,
comme si l’ère des routes en tant que symbole des possibilités à venir était close. La même
lassitude est ressentie dans la chanson d’Angus Stone, Yellow brick road, où il fait référence à
la célèbre route du magicien d’Oz, allusion récurrente dans les productions artistiques
américaines : « I lost my mind long ago / down that yellow road ».
Dans le poème « Perpetual motion », Tony Hoagland met lui aussi en avant cette idée en
réfutant la vision romantique des routes illustrée par de nombreuses « road-songs »212. Ainsi
écrit-il:
« (…) In a little while the radio will
almost have me convinced
that I am doing something romantic,
something to do with “freedom” and “becoming”
instead of fright and flight into
211
«"Kathy, I'm lost," I said, though I knew she was sleeping /I'm empty and aching and I don't know why»,
America, Simon and Garfunkel
212
Ce poème est important en ce qu’il conteste les a-priori positifs sur les routes. Les derrières phrases sont
particulièrement reprèsentatives de cette nouvelle optique: «With my foot upon the gas,/between the future and
the past,/I am here—/here where the desire to vanish/is stronger than the desire to appear ». Pour plus
d’informations sur les road-songs, on pourra consulter la liste constituée par Richard Weingroff sur le site de la
Federal Highway Administration : http://www.fhwa.dot.gov/infrastructure/roadsong.cfm
73
an anonymity so deep
it has no bottom,
only signs to tell you what direction
you are falling in: CHEYENNE, SEATTLE,
WICHITA, DETROIT— (…). »
Ces lignes illustrent bien le changement d’optique de ces dernières années qui consiste à faire
des routes un lieu où il ne s’agit plus de se trouver mais de se perdre et de disparaître dans
l’anonymat, la vitesse213 ou la mort. Sur ce dernier point, on peut citer le livre de Stephen
King intitulé The Long Walk qui relate une grande marche à travers les États-Unis où les
personnes, réduites au statut de numéros, ne doivent pas ralentir en-dessous d’une certaine
vitesse sous peine d’être exécutées. Il est intéressant de voir que les participants à cette
compétition sont de jeunes garçons qui ont eux-mêmes décidés de prendre part à cet
événement national très médiatisé, alors même qu’ils savent qu’il n’y aura qu’un seul
survivant à la fin. Le livre suit les grandes routes et autoroutes inter-états et le lecteur assiste à
la diminution progressive du groupe au cours de cette marche absurde, sans but, où chacun
tente de gagner alors même qu’il s’est engagé dans « ce qui se rapproche le plus du
suicide »214. Il est intéressant de faire ici un parallèle avec la vision que Baudrillard a des
coureurs : « (…) il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un
corps inutile à ses propres yeux »215. Dans le roman de Stephen King tout comme dans les
analyses de Baudrillard, on retrouve la notion d’absurdité de la marche en avant, la nécessité
d’épuiser une énergie vitale dans un élan suicidaire et auto-destructeur. Ici, la mort seule est
au bout de la route et le mouvement est vide de sens.
D’autres artistes utilisent des « figures classiques » 216 des routes pour juger le présent
à l’aune du passé. C’est le cas dans les films Road 1 USA et Into the Wild ou dans la chanson
« The ghost of Tom Joad » de Bruce Springsteen. Dans celle-ci, Springsteen fait référence aux
dernières paroles adressées par Tom à sa mère dans Les Raisins de la Colère où il lui promet
d’être là partout où des injustices auront lieu. Springsteen, décrivant les misères des familles
pauvres et des immigrants, fait donc appel au fantôme de Tom Joad pour montrer que la
pauvreté règne toujours. Le refrain met l’accent sur cette errance forcée en utilisant l’époque
de Joad comme point de comparaison :
213
Voir Peste de Chuck Palahniuk et la notion de Kairos.
Bachman (Richard)-King (Stephen), Marche ou crève, Albin Michel, 2004, p.183.
215
Baudrillard (Jean), Amérique, Livre de poche, 2008, p.41.
216
Thoreau, Whitman, Steinbeck…
214
74
« Well the highway is alive tonight
But nobody's kiddin' nobody about where it goes
I'm sittin' down here in the campfire light
With the ghost of old Tom Joad »
Le clip vidéo et l’arrangement musical sont particulièrement intéressants: la musique à
l’harmonica rappelle celle des camps des migrants et les images en noir et blanc, montrant des
routes sans fin, évoquent celles prises par Dorothea Lange dans les années 1930. Le
rétroviseur lui-même est une image récurrente dans ce clip qui semble regarder vers les routes
passées plus que vers l’avenir.
Deux cinéastes, Robert Kramer et Sean Penn, partent eux-aussi à la recherche de
fantômes sur les anciennes routes américaines, dans le but d’évaluer et de comprendre leur
époque. La route se mue alors en un lieu où la quête de l’identité présente est très directement
liée aux représentations léguées par un passé qui semble représenter le dernier espoir, à défaut
de pouvoir regarder vers le futur. Ce retour vers le passé est l’un des aspects négatifs
s’attachant à la notion de route dans la période contemporaine. Un de ces autres aspects,
abordés plus loin, est la notion de disparition. En effet, si même le passé ne permet pas de
réactiver la confiance en son époque par le biais des mythes positifs dont la route est porteuse
et que l’avenir est perçue comme une impasse, la disparition semble la seule issue possible.
Elle témoigne d’une incapacité à aller de l’avant qui se traduit par une destruction
condamnant tout espoir et d’une vision très pessimiste des routes comme reflet de l’identité
américaine et de son devenir.
Le retour vers le passé, quant à lui, renverse la perspective habituelle qui veut que les routes
avancent vers l’avenir. Ici, le futur paraissant bouché et sans espoir, c’est vers le passé que
l’on se tourne. L’un explorant la Route 1, première grande route construite le long de la côte
atlantique et l’autre sillonnant le pays du Mexique à l’Alaska, ces deux réalisateurs
aboutissent
à
une
vision
pessimiste
des
routes
et
de
leur
époque.
Dans Route one USA (1989), Robert Kramer suit une route qui sillonne la côte est, traversant
les première colonies. Ce voyage est une occasion de montrer la vie des Américains des
années 90, de mettre en avant les failles d’une société et les espoirs déçus des années
précédentes. Tout au début du film, le protagoniste principal fait référence à ses prédécesseurs
sur les routes, Walt Whitman et David Thoreau, afin de l’accompagner dans ce périple
initiatique. Le personnage principal de ce documentaire est nommé « doc » : comme
75
« documentaire », mais surtout comme « docteur ». Il voyage au chevet d’une Amérique
malade et rien ne nous est épargné au cours de ce voyage qui aboutit sur un constat d’échec.
En effet, la dernière image représente une route qui s’arrête net au milieu de la mer. Cette
image d’une rare violence visuelle semble bien symboliser la direction que prennent les routes
ces dernières années : quand ce ne sont pas les gens qui disparaissent en les parcourant, ce
sont elles qui s’évanouissent dans un néant qui ne laisse aucun espoir, aucune possibilité
d’aller de l’avant, aucun avenir.
Cette image est plus radicale que lorsque les protagonistes meurent sur les routes : la
disparition physique de la route ou des gens qui la parcourent a un caractère radical qui
semble présager l’annihilation du futur de l’espèce humaine.
Dans Into the Wild (Sean Penn, 2007), film basé sur une histoire réelle, un jeune homme
décide de partir avec une vision idéalisée du voyage. Dans ce film où les allusions aux
chantres passés de la route abondent, le personnage principal va se retrouver de plus en plus
isolé et mourir en Alaska alors que la route du retour est barrée par une rivière en crue. Ce
film, notamment grâce à la référence constante à Thoreau, Whitman, London, Kerouac, et aux
autres artistes de la route, semble indiquer que la vision romantique de l’errance est dépassée
et même dangereuse puisqu’elle a ici une issue fatale.
76
Section 2- Le futur est-il encore à l’Ouest ?
Nous l’avons vu, le mythe de la conquête de l’Ouest est un thème structurant de la
mythologie de la route. Cependant, dans la troisième période que nous étudions actuellement,
nombre de ces thèmes structurants ont été utilisés afin de montrer une désillusion vis-à-vis de
la route et à travers elle, vis-à-vis du passé et du futur des américains. Qu’en est-il de
l’Ouest ?
Pendant la présidence de Reagan, des crédits fédéraux importants sont consacrés à
l’Ouest dans les domaines de la défense stratégique pour le développement de la recherche
militaire et la fabrication d’armements. Cette politique profite aux entreprises et aux
universités spécialisées dans la haute technologie, notamment en Californie. La Silicon Valley
se développe en puisant dans une main-d’œuvre hautement spécialisée, pour une grande part
formée dans les établissements universitaires de haut niveau de l’Ouest. Sous la présidence de
Clinton, les métropoles de l’Ouest perdent autant d’émigrés qu’elles reçoivent d’immigrants.
Entre 1990 et 1995, un million et demi de résidents quittent la Californie du Sud pour le
Nouveau-Mexique, l’Oregon ou le Colorado. Les ranchs attirent les millionnaires fatigués de
la Californie et les touristes à la recherche de l’Amérique des westerns. Lors de sa campagne
pour la présidence, George W. Bush s’inscrit délibérément dans une longue tradition du
westerner, défendant avec passion la liberté individuelle, celle-ci s’exprimant notamment à
travers le port d’armes. Sa détermination à capturer Ousama Ben Laden « mort ou vif » est
une allusion délibérée à la loi de la frontière et à l’âge d’or de l’Ouest.
L’Ouest reste dans la moyenne nationale des statistiques de criminalité mais de
nombreuses sectes et groupes aryens s’y développent. Ainsi l’association « Posse Comitatus »
fondée par William Potter Pale, auteur du livre pour la guérilla blanche The Road Back, a
pour but de rassembler les protestataires contre le pouvoir fédéral et ne reconnait d’autorité
qu’au shérif local217. La violence, souvent associée par les médias aux fusillades et aux tueurs
psychopathes -hors-la-loi modernes- est un visage que l’Amérique se plait à entretenir à
travers ses films, comme si la wilderness disparue ne pouvait désormais se refléter que dans la
sauvagerie des hommes. Depuis une cinquantaine d’années, un courant de contestation des
valeurs du passé se développe : les pionniers sont accusés d’avoir détruit la nature, tué les
indiens. Le pouvoir fédéral aurait colonisé les terres mexicaines… Que reste-t-il à l’Ouest ?
Pour Philippe Jacquin et Daniel Royot, l’Ouest demeure plus populaire et dynamique
que jamais. Ils citent par exemple l’arche bâtie à Saint Louis baptisée « The Gateway to the
217
Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), op.cit., p.314.
77
West », véritable défi architectural. L’Ouest a également su moderniser le mythe de la
frontière et des cow-boys. Ainsi John Perry Barlow qui se dit « cyber cow-boy » travaille-t-il
pour l’Electronic Frontier Foundation, destinée à soustraire au contrôle des multinationales
certains territoires de l’Internet 218 . On peut également citer l’un des premiers jeux vidéo
américain « Oregon Trail », jeu extrêmement populaire dans lequel tous les jeunes américains
ont pu incarner une famille de pionniers en route vers l’Ouest.
Pour répondre à notre question initiale, il semble donc que l’Ouest ait toujours sa place dans
l’avenir des États-Unis. Son dynamisme économique et technologique le place nécessairement
parmi les atouts du pays, malgré la faillite de nombre de ses villes suite de la crise récente,
comme la ville de Las Vegas. Cependant, la route n’a plus que très peu de chose à apporter à
ce rêve. Il évolue à présent seul, vers des frontières électroniques dont la poussière, les indiens
et la wilderness sont absents mais où l’esprit d’entreprise demeure prépondérant.
218
Ibidem. p. 332.
78
Chapitre 2- Les villes et les routes
Section 1- Le défi ancien de l’aménagement urbain : quelles routes
pour quelles villes ?
I-
Les grands travaux des années 1950 et le développement des
banlieues : la reconnaissance de la suprématie de la voiture
Le lien entre ville et routes n’est pas nouveau et nous l’avons maintes fois évoqué au
cours des parties précédentes. Au cours de la conquête de l’Ouest, le développement des
villages et des villes a été rythmé par l’avancée du chemin de fer et celui-ci a lui-même été
conçu de façon à atteindre les principaux centres urbains situées sur la côte ouest. Les routes
ont joué un rôle économique fondamental en permettant le déplacement de personnes, de
matières premières et l’import et l’export de marchandises. L’infrastructure routière est donc
indissociable de la question du développement des villes, ces deux points représentants les
bases de la prospérité économique. Il convient donc de revenir rapidement sur cette relation
triangulaire pour voir comment elle a évoluée au cour du temps afin de mesurer les
changements qu’elle connait ces dernières années suite à la prise en compte de nouveaux
paramètres comme la question environnementale par exemple.
Entre les années 1920 et 1940, le processus de suburbanisation se généralise et des
déplacements de plus en plus nombreux sont observés entre le centre et les banlieues. Dans
les années 1930, les villes bénéficient de subventions importantes de la part du gouvernement
fédéral afin de moderniser leurs infrastructures de travaux publics. Après la seconde guerre
mondiale, les villes s’engagent dans de vastes chantiers de rénovation urbaine dans le cadre
des post-war improvements. Ces projets sont motivés par différents facteurs dont le premier
est l’utilisation des travaux publics comme moyen de reconvertir une économie de guerre en
économie de paix et d’offrir de nouveaux emplois. Un autre objectif est de combler le retard
en matière d’aménagement pris pendant la guerre. En effet, au cours du conflit les
subventions se sont concentrées sur l’effort de défense, comme en témoigne le Defense
Highway Act (19 novembre 1941) qui permet l’amélioration des routes à usage militaire. En
1945, la priorité est donc donnée aux infrastructures négligées pendant la guerre, le
désengorgement des rues des centres-villes et la construction d’autoroutes urbaines. Les villes
connaissent en effet de graves problèmes liées à l’accroissement vertigineux du nombre de
voitures à partir des années 1920. Au lendemain de la guerre, on dénombre 25,8 millions de
79
voitures. En 1960, le chiffre dépasse les 60 millions219. Face à cette situation, des travaux sur
la régulation du trafic urbain sont entamés et de nombreuses villes mettent en place une
réflexion sur le développement de leur voierie à long terme. La question de l’arbitrage entre
routes et transports publics se pose alors. Les réponses sont aussi diverses que la forme des
centres urbains. Comme le remarque Hélène Harter220, les villes monocentriques privilégient
les transports publics car ceux-ci sont plus rentables du fait de leur fréquentation. A l’inverse,
les villes très étalées à l’image de Los Angeles favorisent l’utilisation de la voiture. Cependant,
dans de nombreuses villes, la question de la fluidification de la circulation demeure un
problème insoluble et il s’accompagne d’une mortalité importante. Par conséquent, les
responsables municipaux, faute de pouvoir désengorger les routes en réduisant leur densité de
fréquentation, vont tenter de moderniser les infrastructures routières. Pour cela, ils améliorent
l’éclairage urbain, la signalisation, et ont recours à des feux coordonnées afin de réguler le
flux de la circulation de façon plus efficace. Des autoroutes sont amenées jusqu’au cœur des
villes et les rues sont élargies. Les parkways221, autoroutes construites aux milieux des années
1920, afin de répondre au problème des embouteillages et des accidents évoluent lentement.
Dans les années 1930, elles s’étendent jusqu’aux banlieues et ne sont plus limitées aux centres.
Les arbres qui les bordent disparaissent pendant la guerre et les urban freeways et les
expressways les remplacent peu à peu222 . Le développement de ces différentes autoroutes
encourage celui des banlieues en facilitant les déplacements entre centre et périphérie. En
1940, un tiers des citadins vivaient en banlieues et en 1950 ils représentent désormais 41,5 %
de la population223. Si la croissance des villes nécessite de repenser les routes, elle appelle
aussi à une coopération accrue entre les villes. La circulation est envisagée dans un cadre
supra-municipal : certaines communes optent pour l’annexion des territoires avoisinant,
d’autres pour la création de districts métropolitains qui permettent de mener une politique
commune en matière de transports sans pour autant entrainer une perte d’indépendance
(comme c’est le cas pour l’annexion). Dans les années d’après-guerre, l’aide de l’Etat fédéral
219
Harter (Hélène), « Les Villes américaines et le culte de la mobilité ; les politiques d’infrastructures routières
1945-1950 », Cercles 13, 2005, p. 69.
220
Ibidem, p. 71.
221
« Ces routes sont d’une conception différentes de la voirie. Afin de limiter les embouteillages et les accidents,
leurs multiples voies de circulation sont séparées par un terre-plein central qui évite l’empiètement sur la
chaussée des véhicules roulant dans l’autre sens. Les intersections sont en outre réduites au minimum », Ibid.
p.74.
222
Edward M. Basset, « Father of American Zoning », a distingué en 1930 trois types de routes : les parkways,
les freeways et les highways. Si les parkways ont une dimension paysagère, les deux autres types d’autoroutes se
concentrent sur la facilité et la rapidité de la circulation.
223
Ibid. p.74.
80
permet donc de donner de nouvelles formes aux routes et aux villes qu’elles irriguent,
permettant le développement important des banlieues.
II-
La prise en compte de nouveaux facteurs dans la
construction des routes et des villes : l’Intermodal Surface
Transportation Efficiency Act de 1991 et ses prolongements
Dans les années 1960, les émeutes urbaines posent la question des banlieues sous
l’éclairage des minorités qui les composent. Par ailleurs, la mise en œuvre du programme
autoroutier de 1956 a conduit à la destruction d’habitations dans des quartiers abritant des
groupes défavorisés. Ainsi la ville de Baltimore a-t-elle subi la destruction de 20 % du parc
immobilier où était majoritairement logée une population afro-américaine
224
. Des
préoccupations environnementales viennent se mêler aux réactions hostiles lors des
destructions de logements. Les années 1970 voient l’émergence d’un mouvement écologiste
qui conteste l’utilisation intensive de la voiture et le développement sans frein des villes. Un
mouvement « anti-autoroute »225 mettant l’accent sur l’impact du Federal Aid Highway Act de
1956 sur les populations et l’environnement va donc tenter d’entraver le passage des
autoroutes inter-états dans les villes226. Pendant les années 1981, la présidence Reagan bloque
les réformes en faveur d’un système de transport plus soucieux de l’environnement. Dans les
années 1990, le sénateur Daniel Patrick Monynihan entreprend de réformer le réseau
autoroutier dans une optique qui permettrait à la fois d’empêcher la dislocation des zones
urbaines et d’endiguer la pollution. Pour défendre son projet, il s’associe à de nombreux
acteurs dont la coalition que forme le Surface Transportation Policy Project (STPP). Grâce à
leur action conjointe, ils parviendront, face aux fortes oppositions du « lobby routier », à un
compromis formalisé dans l’Intermodal Surface Transportation Equity Act (ISTEA) 227 de
1991. L’ISTEA entraîne un changement d’optique dans le développement des routes et met en
avant l’impact du système de transport sur l’environnement et la qualité de vie. Il reconnaît
224
Gertz (Carsten), « Une politique novatrice aux Etats-Unis dans le domaine des transports, de l’aménagement
du territoire et de la qualité de l’air. Enseignements pour les changements de politiques dans d’autres pays »,
Revue internationale de sciences sociales 2003/2, N°176, p. 344.
225
Ibidem. p. 344.
226
L’impact de la loi de 1956 sur les villes, qu’il soit positif ou négatif, est largement reconnu, comme le
souligne Robert Fishman: “Not surprisingly, the most frequently selected influence on the metropolis in the past
50 years was the interstate highway system”. Dr. Robert Fishman for Fannie Mae Foundation, Top 10 Influences
From Past 50 Years … of American Cities, 21 octobre1999
227
U.S Department of transportation, Research and Innovative Technology Administration,
http://ntl.bts.gov/DOCS/ste.html
81
notamment l’importance de modes de circulation alternatifs tels que les déplacements à pied
ou en vélo, et prescrit leur intégration dans les plans des régions et des Etats. Il permet aussi
une dévolution de pouvoir accrue au niveau local en matière de choix des projets et étend le
rôle des Metropolitan Planning Organizations (MPO) qui doivent dorénavant prendre en
compte l’ensemble des conséquences liées aux transports dans leurs décisions, en incluant les
aspects sociaux, énergétiques, économique et environnementaux. Cette loi apporte donc un
changement de perspective majeur dans la relation entre route et villes en prescrivant de
nouveaux moyens de transports et en imposant de nouvelles conditions pour la construction
des infrastructures de transport. Elle sera prolongée par le Transportation Equity Act for the
21st Century de 1997 pour la période de 1998 à 2003 puis par le Safe, Accountable, Flexible,
Efficient Transportation Equity Act: A Legacy for Users de 2005 qui a expiré en 2009.
Section 2- Les villes dans les productions artistiques
Nous venons de voir que la ville avait pris une importance prépondérante au
lendemain de la deuxième guerre mondiale. Les routes qui jusque-là avaient été pensées
comme moyen de s’échapper de la civilisation, de parcourir le pays, de rejoindre la nature,
vont s’enrichir de nouveaux sens. Certaines d’entre-elles sont désormais intimement liées aux
villes puisqu’elles constituent le tissu urbain, comme l’écrit Baudrillard dans Amérique :
« Ainsi le seul tissu de la ville est celui des freeways, tissu véhiculaire, ou plutôt
transurbanistique incessant, spectacle inouï de ces milliers de voitures circulant à vitesse égale,
dans les deux sens (…), ne revenant de nulle part, n’allant nulle part »228. Ce mouvement,
cette architecture des courbes, a ouvert la voie à une nouvelle génération de peintres qui
placent la route au centre de la ville. Richard F. Weingroff, rédacteur pour le magazine
« Public Roads » de la Federal Highways Administration, met en avant deux de ces artistes :
Lowell Boileau et Wayne Thiebaud.
Lowell Boileau (annexe 5) peint la ville à travers ses routes, ses rues, les lumières de
ses voitures, les accidents, les convois des enterrements et des mariages. Les moyens de
transport sont les supports de la vie urbaine. À travers eux, c’est la vie moderne et son rythme
que Lowell Boileau met en avant, comme en témoignent les titres de ses œuvres : Morning
arrivals, Late again, Twilight of the Autos, Funeral in the Rain, Detroit Wedding, Commuter,
Lunch Break, Christmas Eve on the Boulevard 229 …
228
229
"I like expressways ... they have
Baudrillard (Jean), Amérique, Grasset, 2008, p.120.
Les tableaux sont visibles à cette adresse : http://atdetroit.net/archives/index.html
82
particular lines, smooth curving lines - like giant sculptures. ... They make human movement
a kind of flow of electrons. There's that aesthetic thing of design that also points out social
ironies ... escape to the suburbs, a conduit, flying in and flying out," explique Lowell Boileau
dans Detroit Freeway Press en 1986.
Ce sont également ces caractéristiques qui attirent Wayne Thiebaud, peintre des objets du
quotidien (annexe 6). Dans ses tableaux comme dans ceux de Lowell, ce sont les courbes et
les voitures qui occupent l’espace, s’insérant entre les bâtiments en un mouvement perpétuel.
Bien loin des peintures paisibles de Hopper, c’est véritablement le tourbillon incessant de la
vie urbaine qui est mis en avant à travers la routine des commuters : ici la route n’est plus
extérieure à la ville, elle en constitue au contraire le tissu au point de se fondre en elle et de ne
devenir qu’un seul et même objet. Comme le souligne Baudrillard : « Sans doute la ville a
précédé le système autoroutier, mais désormais c’est comme si la métropole s’était construite
autour de ce réseau artériel »230 . La route et la ville ne font plus qu’un, se mêlent en un
vertigineux tourbillon de couleurs, de lumières et de courbes.
C’est ce tourbillon qui est exploité par d’autres artistes pour montrer le caractère étouffant des
métropoles. Ainsi commence le roman de Bret Easton Ellis, Less than zero: « People are
afraid to merge on freeways in Los Angeles. This is the first thing I hear when I come back to
the city. Blair picks me up from LAX and mutters this under her breath as she drives up the
onramp. She says, "People are afraid to merge on freeways in Los Angeles." Though that
sentence shouldn't bother me, it stays in my mind for an uncomfortably long time. » Le roman
utilise fréquemment le vocabulaire de la route pour montrer la façon dont les personnages
sont perdus et désorientés. La « litanie des signes »231 qui rythme le récit en est un exemple :
« must exit », « dead end ». Dans la pièce de théâtre Welcome to Nowhere (Bullet Hole Road)
de la troupe Temporary Distortion, des personnages tentent d’échapper à la folie des villes et
des embouteillages en fuyant vers l’Ouest. Monstres créés par les métropoles, ils plongent
dans le meurtre et la folie au cours d’un road-movie théâtral qui n’hésite pas à faire référence
aux grands paradigmes de la route évoqués jusque-là, parmi lesquels Gus Van Sant232 auquel
ils empruntent le célèbre monologue de Mike dans My own private Idaho : « I always know
where I am by the way the road looks. Like I just know that I’ve been here before. I just know
that I’ve been stuck here, like this one fucking time before, you know that? ».
230
Baudrillard (Jean), op.cit., p.56.
Ibidem, p.54.
232
Que nous étudions dans le chapitre suivant.
231
83
Découragés, perdus, condamnés à errer dans les villes ou à fuir vers nulle part, les
personnages des créations artistiques concernant la route du XXIe siècle évoluent dans un
décor urbain qui les terrifie et les fascine d’autant plus qu’il incarne à leur yeux la froideur des
rapports sociaux et la décadence de la civilisation américaine. En cela, les liens entre la route
et la ville promettent de demeurer une source d’inspiration pour toutes les disciplines, comme
en témoigne le poème de Tony Hoagland « Perpetual motion ». Ce poème annonçant
parfaitement les thèmes développés dans cette troisième partie -perte de la vision
« romantique » des routes, anonymat, solitude, litanie des signes, et surtout disparition (que
nous traiterons dans le chapitre 4)- nous le citons dans sa totalité pour clore ce chapitre:
In a little while I’ll be drifting up an on-ramp,
sipping coffee from a styrofoam container,
checking my gas gauge with one eye
and twisting the dial of the radio
with the fingers of my third hand,
Looking for a station I can steer to Saturn on.
It seems I have the traveling disease
again, an outbreak of that virus
celebrated by the cracked lips
of a thousand blues musicians—song
about a rooster and a traintrack,
a sunrise and a jug of cherry cherry wine.
It's the kind of perceptual confusion
that makes your loved ones into strangers,
that makes a highway look like a woman
with air conditioned arms. With a
bottomless cup of coffee for a mouth
and jewelry shaped like pay phone booths
dripping from her ears.
In a little while the radio will
almost have me convinced
84
that I am doing something romantic,
something to do with “freedom” and “becoming”
instead of fright and flight into
an anonymity so deep
it has no bottom,
only signs to tell you what direction
you are falling in: CHEYENNE, SEATTLE,
WICHITA, DETROIT—Do you hear me,
do you feel me moving through?
With my foot upon the gas,
between the future and the past,
I am here—
here where the desire to vanish
is stronger than the desire to appear.
85
Chapitre 3- Les routes de Gus van Sant : road-movie, western et
homosexualité
Il est étonnant de voir avec quelle régularité certains thèmes reviennent dans l’œuvre
de Gus Van Sant. Dès ses premiers films, le réalisateur s’est attaché à dépeindre la vie de
marginaux en s’intéressant à des sujets tels que le passage à l’âge adulte et l’homosexualité.
Le motif de la route est véritablement central, à la fois comme point d’appui du récit et
comme objet cinématographique. Les références à la Beat Generation, au western et aux roadmovies sont nombreuses mais Gus Van Sant ne se contente pas de répéter l’esthétique de ces
genres, il la recompose. Il est donc intéressant de s’attarder sur l’œuvre de ce réalisateur qui,
comme nous cherchons à le faire dans ce mémoire, s’est attaché à dépeindre la formation et la
déformation d’une identité. Il s’agit en premier lieu de l’identité des personnages qui,
adolescents ou jeunes adultes, tentent de « trouver leur voie ». Cette période pivot du passage
à l’âge adulte et de la formation de l’identité est particulièrement exploitée par le cinéaste, et
le motif de la route, propice à la quête de soi et de l’autre, s’y mêle avec constance. L’identité
dépeinte est, en second lieu, un reflet de l’Amérique contemporaine à l’aune des principes
artistiques et cinématographiques des décennies précédentes. Nous nous attacherons donc,
dans nos analyses, à souligner les références aux auteurs et réalisateurs passés de la route, et
d’en analyser la perception vansantienne.
Trois périodes distinctes sont généralement reconnues dans le travail de Gus Van Sant,
chacune donnant lieu à un traitement particulier des thématiques de route et d’identité : les
premiers films (1985-1993), la période Hollywoodienne (1995-2000) et le retour au cinéma
indépendant (2005-2010). Ce découpage étant pertinent par rapport au sujet, nous le
reprendrons dans nos sous-parties.
86
Section 1- Les premiers films (1985-1993)
Qualifié par Jean-Max Méjean de « road-movie immobile »233, Mala Noche, premier
long-métrage de Gus Van Sant, raconte l’amour malheureux d’un homme pour un jeune
immigré mexicain clandestin et prostitué. Abordant des thèmes qui deviendront récurrents
(homosexualité, adolescence, errance, marginalité), ce film laisse déjà une place à la route. En
filagramme tout d’abord : l’immigré clandestin est celui qui arrive et qui repart, épris d’une
liberté que rien ne semble pouvoir stopper. La présence sonore du train dans la bande son
semble concrétiser la tension vers ce départ qui peut surgir à tout instant. Il est d’ailleurs
intéressant de noter qu’à la différence des films suivants, le temps ne semble pas s’étirer mais
au contraire s’accélérer, la succession rapide des scènes donnant une impression d’urgence et
de départ imminent. Le motif de la route permet également de faire ressortir celui de la ville
qui emprisonne les êtres, les étouffe et les retiens. Comme le souligne Valentin Noël :
« À Portland (…) les acteurs ne sont plus dans l’espace mais deviennent une partie de
l’espace, comme s’ils en étaient prisonniers. Hors les murs, la caméra prend à l’inverse du
recul pour libérer les corps : dans les grands espaces de l’Oregon, il y a suffisamment de place
pour que chacun puisse exister, et surtout, point fondamental, pour qu’il puisse bouger.
L’élargissement du cadre, en un mot, c’est la liberté. Et la liberté, c’est le mouvement »234.
Si Mala Noche n’est pas véritablement un road-movie, la route y tiens déjà un rôle particulier,
permettant de mettre en avant le contraste entre les prisons urbaines et la liberté des grands
espaces, laissant se profiler à l’horizon une échappatoire qui prendra toute sa dimension dans
les films suivants.
Drugstore Cowboy (1989) permet au réalisateur de se faire connaître d’un public plus
large, notamment grâce à la présence d’acteurs connus comme Matt Dillon et Kelly Lynch et
d’un budget plus conséquent que celui de Mala Noche. Le film raconte la vie d’un groupe de
drogués qui dévalise les drugstores. Toujours en fuite, ils évoluent eux-mêmes aux marges
d’une société américaine peuplée de motels miteux et de banlieues résidentielles. Le film est
structuré par ces départs purement guidés par la nécessité : il s’agit de bouger pour ne pas être
reconnu, pour échapper à la police, pour enterrer un corps. Cette impression de fuite
permanente fait baigner les personnages dans une solitude aigue. Pour Yann Calvet, les héros
233
234
Mejean (Jean-Max), « Eclipse de Lune », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.31.
Noel (Valentin), « Tracer la route », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.9. 87
de Van Sant sont victimes de « cette peur du lieu qui fait qu’ils sont toujours sur le point de
partir, d’aller ailleurs même si c’est nulle part »235.
Ce film fait aussi parti du travail de ré-appropriation des thèmes de la Beat Generation et
William Burroughs y joue lui-même le rôle d’un vieux drogué. Cependant, l’errance des
personnages de Drugstore Cowboy n’a rien de libérateur. Elle est plus une contrainte qu’un
choix, elle ne répond à aucun idéal de liberté. Le mouvement lui-même est emprisonné par les
rituels que la drogue impose. Et si, pour la Beat Generation, la drogue pouvait représenter cet
ultime échappatoire, un nouveau chemin vers les portes de la perception, il n’est plus rien de
jouissif dans les visions des personnages du films qui ressemblent plus à des spectres blafards
traversant les nuits américaines à la lueur des néons qu’aux héros de Kerouac à la recherche
d’illuminations et de l’ivresse du mouvement. En prenant comme base de comparaison les
rêves anciens de la Beat Generation, incarnés physiquement par le corps vieillissant de
William Burroughs dans le film, Gus Van Sant fait ressortir l’impasse dans lequel s’abime
l’Amérique des années 1990 et met subtilement en exergue les espoirs qu’elle n’a pas su faire
advenir.
Le film suivant, Even Cowgirls Get the Blues (1993), s’inspire d’un roman tardif de la
Beat Generation du même nom. Bien que ce film ait mal été reçu de la critique et du public,
les thèmes traités sont au cœur de notre sujet. Le film relate l’histoire de Sissy, une jeune fille
née avec des pouces d’une trentaine de centimètres, qui décide de devenir la meilleure autostoppeuse du monde. Elle incarne parfaitement le « personnage beat » qui n’a pour autre but
que le mouvement. Au cours de ses déplacements, elle rencontre - comme les héros de
Kerouac - une succession de personnages étranges : Indiens, transsexuels, cowgirls lesbiennes
et vieux sage fou… Ainsi le roman fait-il allusion à cette filiation : « De Whitman à Kerouac
en passant par Steinbeck, et au-delà avec la génération remuante des années soixante-dix, la
route américaine a représenté le choix, l’évasion, la chance, un ailleurs. C’était peut-être
illusoire, mais la route c’était la liberté, et la manière la plus libre de faire la route était
l’autostop »236.
Ce film est pour Gus Van Sant l’occasion d’actualiser les stéréotypes de la culture beat. Cette
démarche dévoile également « le jeu conscient et sophistiqué du réalisateur avec les modalités
du road-movie mais aussi du western, et se propose de mettre au jour la prise de distance de
235
Calvet (Yann), « Jusqu’au bout de la route », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.38.
Cité par Deleuze (Fanny), Lecole-Solnychkine (Sophie), Souladie (Vincent), « Itinéraires déviés pour roadmovie en mode mineur », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.50.
236
88
Gus Van Sant avec la notion de genre »237. Si ces références à la culture beat, au western et
aux road-movies sont donc bien présentes dans le film, c’est cependant pour s’en démarquer
ou s’en moquer et tenter d’opérer une synthèse qui vise moins à rendre hommage à ces genres
qu’à amorcer une transition vers autre chose : l’élaboration par le réalisateur de sa propre
mythologie.
Au côté des trois films que nous venons d’étudier, un quatrième constitue un apport
considérable à la notion de route dans les années 1990 : My own private Idaho (1991). Ce film
raconte l’histoire de deux hommes prostitués de Portland. Le premier, Mike, est atteint de
narcolepsie. Se prostituant pour survivre, il décide de partir un jour à la recherche de sa mère
qui l’a abandonné lorsqu’il était enfant. Scott, le deuxième, est le fils du maire de la ville et il
se prostitue plus par désir de provocation que par nécessité. L’attitude de ces deux
personnages envers leurs parents (la mère pour Mike et le père pour Scott) est symbolique
d’un sujet central dans le film : la quête de l’identité et de ses origines. Dans cette recherche,
la route va jouer un rôle central puisqu’elle apparaît dès la première scène du film où l’on voit
Mike s’avancer seul au milieu d’une route entourée d’un désert, en un temps et lieu
indéfinis238. Le personnage contemple la route en faisant de ses doigts un cadrant de caméra et
en marmonnant un monologue avant de s’effondrer sous l’effet d’une crise de narcolepsie :
“I always know where I am by the way the road looks. Like I just know that I've been here
before. I just know that I've been stuck here... like this one fucking time before, you know
that? Yeah. There's not another road anywhere that looks like this road. I mean, exactly like
this road. It's one kind of place. One of a kind. Like someone's face. Like a fucked-up face.”
237
Deleuze (Fanny), Lecole-Solnychkine (Sophie), Souladie (Vincent), op.cit., p.51.
« Dès les premières minutes, la route fait office d’état premier du monde en même temps qu’image de
l’Amérique éternelle », Vasse (David), « La route, en somme », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.45. 238
89
Dans un rêve, des flasbacks de la mère de Mike apparaissent, puis l’image de saumons
remontant une rivière, symbolisant le retour aux origines. C’est cette quête des origines qui va
occuper Mike et son ami Scott pendant une partie du film, les menant jusqu’à Rome où, après
une ultime déception, Mike se retrouvera seul, ayant perdu tout espoir de retrouver la piste de
sa mère. Scott, lui, qui avait fui son père, abandonnera ses compagnons prostitués à la fin de
l’histoire pour se conformer au rôle de « fils du maire » qui est attendu de lui. Le film se
referme sur une séquence qui rappelle la scène d’ouverture. Mike se retrouve à nouveau seul,
sur une route au milieu d’un désert et débite un monologue qui est à la fois un constat d’échec
et une ouverture :
“I'm a connoisseur of road. Been tasting roads my whole life. This road will never end. It
probably goes...all around...the world.”
Cette thématique de la quête de l’origine est centrale dans notre travail puisque,
comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, elle est fortement empreinte d’une notion
géographique. On se rappelle notamment de la quête du père de Dean Moriarty dans On the
road. Si ce mouvement pour la recherche identitaire se double d’un déplacement dans
l’espace, les routes et les paysages typiquement américains se chargent alors d’une forte
90
connotation identitaire. A défaut de savoir d’où il vient et où il va, le personnage habite le
mouvement et l’instant. Comme toujours chez Van Sant, les références aux westerns et à la
Beat Generation sont nombreuses, et l’on peut se demander si la quête identitaire du
personnage central n’est pas aussi celle d’un réalisateur qui tente de rendre hommage à des
références incontournables de la route tout en inventant son propre style. Le leitmotiv de la
route n’est d’ailleurs pas sans rappeler la bobine sur lequel le film est enregistré239, de même
que le rouleau sur lequel Kerouac avait tapé son manuscrit prenait la forme d’une route. Plus
tard (notamment avec Gerry), Gus Van Sant se servira de cette thématique de la route pour
montrer qu’il « sort des sentiers battus » du cinéma en empruntant son propre chemin.
Section 2- La période Hollywoodienne (1995-2000)
Après ces premiers films, Gus Van Sant va entamer une période Hollywoodienne en se
tournant vers le grand public. Avec To die for (1995) le réalisateur signe son premier « anti
road-movie »240 en racontant l’histoire d’une journaliste, Suzanne Stone Maretto, prête à tout
pour devenir vedette de télévision. Comme le souligne Damien Detcheberry là où les
personnages précédents « sont liés par une même désinvolture et une même liberté de
mouvement dans une Amérique propice aux odes à l’errance (…), Suzanne se démarque par
un besoin frénétique de prendre le contrôle de tout ce qui l’entoure, et de fait trahit une
dépendance complète à son environnement »241. Durant cette période pendant laquelle Gus
Van Sant va se tourner vers un public plus large, les références à la route (et à la notion de
contestation qui lui est associée) se font plus rares. Dans les films Psycho et Finding
Forrester, elle ne joue aucun rôle central dans l’intrigue. Il faudra attendre Good Will Hunting
(1997) pour que le réalisateur y fasse à nouveau allusion. Dans ce film, Matt Damon242 joue le
rôle d’un jeune homme surdoué issu d’une banlieue pauvre de Boston. Enfermé dans une vie
239
Le parallèle est fréquent. Comme le remarque Baudrillard : « Le déroulement du désert est infiniment proche
de l’éternité de la pellicule », Baudrillard (Jean), Amérique, Livre de poche, 2008, p.7.
240
Detcheberry (Damien), « Cet obscur objet du désir », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.84.
241
Detcheberry (Damien), op.cit., p.85.
242
Julien Achemchame fait référence, dans son analyse du personnage, à de nombreux concepts que nous avons
déjà évoqué plus haut : « (…) le dépassement de sa condition d’origine, selon le mythe du self-made man,
comme la liberté des individus de faire table rase de leur passé (douloureux) afin de commencer une vie nouvelle,
selon les principes de la Nouvelle Frontière, sont des socles puissamment inscrits dans l’Histoire et l’imaginaire
collectif des États-Unis. Will Hunting, adolescent hanté par un passé difficile, semble être le prototype du
personnage en quête de devenir, de liberté (…). Matt Damon, au visage lisse de star en devenir, reflété
idéalement la perception que l’Amérique entretient d’elle-même : belle, insouciante, douée, au passé parfois
trouble mais à l’avenir toujours radieux… », Achemchame (Julien), « Les fractures lisses vers la marge », Revue
Eclipses n°41, 2007/2, p.91.
91
répétitive et sans ambition, il va rencontrer plusieurs personnes qui vont l’encourager à
trouver sa voie et à quitter la ville pour poursuivre ses rêves. Dans ce film, le départ sur la
route à la fin du film symbolise l’émancipation du héro et son passage à l’âge adulte. Comme
il l’avoue lui-même il n’avait jamais quitté Boston auparavant. Tout au long du l’histoire,
Will « est montré à plusieurs reprises seul, dans une rame de métro, sur les rails limités d’un
voyage à dimension réduite et cyclique (…). Il est (…) spectateur d’un mode défilant et dans
lequel il ne peut s’insérer véritablement »243. Au cours du film, il fera face à ses problèmes et
le jour de ses vingt-et-un ans, il reçoit de la part de ses amis une voiture en cadeau. Ainsi le
personnage a-t-il accédé à l’âge adulte et va-t-il pouvoir jouir de sa liberté et de son
indépendance : le film se referme, de façon typiquement vansantienne, sur le personnage au
volant de sa voiture. La route droite qui s’étend vers lui symbolise un avenir plein de
promesses, à l’opposé du circuit cyclique du métro.
Dans ces dernières scènes, la route symbolise donc un « nouveau départ », loin de
l’immobilisme statique des villes et d’une routine sans ambition. La voiture reçue lors du
passage à l’âge adulte permet, par le mouvement, un départ qui est moins une fuite qu’une
prise en main par le personnage de son destin. Cette revendication de l’indépendance et de la
liberté ne sont pas sans rappeler les idéaux de la nouvelle-frontière où le déplacement dans
l’espace permet la conquête de nouveaux territoires inexplorés mais aussi la construction
d’une identité typiquement américaine244.
Section 3- Le retour au cinéma indépendant (2005-2010)
Gerry (2002), Elephant (2003) et Last Days (2005) sont souvent traités ensemble.
Trilogie morbide, le rythme très lent de ces films et leur issue tragique les distingue des films
précédents. Plus qu’une quête de soi, c’est à une perte de repères identitaires que l’on assiste.
L’individu ne se « trouve » pas, il se décompose au terme d’une lente agonie.
Gerry s’inspire d’un fait divers : deux jeunes hommes se perdent au cours d’une randonnée et
meurent dans le désert. La première séquence est très lente : pendant plusieurs minutes, on
suit une voiture au rythme d’une musique au piano.
243
244
Achemchame (Julien), op.cit., p.91. Cf. Première partie.
92
Comme le style de Kerouac qui « éprouve » le lecteur et lui fait ressentir la fatigue du voyage,
Gus Van Sant éprouve le téléspectateur en lui imposant la vision monotone de la route, en le
plaçant à l’intérieur de la voiture, avec les deux autres passagers silencieux. Au bout de
quelques minutes, la voiture s’arrête et les deux hommes en sortent puis s’enfoncent dans le
désert sans échanger une parole245. C’est le début d’une longue marche, ponctuée de rares
échanges qui ne sont pas sans rappeler d’autres films du réalisateur et d’autres genres. Ainsi la
scène du feu de bois, motif récurent des films de cowboy, fait-elle penser à une scène
semblable dans My own private Idaho. Dans Gerry, les deux personnages, perdus dans le
désert, échangent une conversation surréaliste à propos de la conquête de cités antiques. Les
références à la mythologie sont nombreuses dans ce film où les héros se perdent dans un
désert évoque l’errance dans un labyrinthe 246 qui « va lui-même, à la limite, vers son
effacement comme tel. À la limite, le labyrinthe n’est plus qu’une surface blanche, c’est le
désert. (…) Le comble du labyrinthe, c’est le désert »247. Dans l’œuvre de Gus Van Sant, la
route offre toujours une issue de secours. Ici, la perte de la route comme point de repère
entraine l’errance des deux personnages qui tentent en vain de se rappeler le chemin de la
voiture. Tous deux dénommés « Gerry », leur identité semble aussi précaire que leur
situation : sont-ils deux ? N’y a-t-il qu’une personne ? Alors que la route avait toujours été un
vecteur identitaire dans l’œuvre du cinéaste, la perte du chemin et l’errance dans le désert
semblent ici mener à la dissolution de l’identité des personnages et de leurs paroles. Les
échanges se font plus rares au fil du film et seuls les bruits de pas et la bande son au piano,
lente et répétitive, brisent le silence. Dans l’avant-dernière scène du film, l’un des deux
245
On notera que Matt Damon joue le rôle de l’un des deux personnages, bien loin du rôle du jeune Will Hunting
à l’avenir empli de promesses.
246
« Gus Van Sant place les protagonistes de la fiction au cœur d’une épopée mythologique, renvoyant à la fois à
Thésée, jeté avec ses compagnons dans le labyrinthe de Cnossos et au Minotaure, voués à l’errance éternelle.
(…) Les déplacements sémantiques de Gerry vers l’épopée, de l’Iliade à l’Énéide, où la légende se mêle à
l’Histoire, détache le film du réel pour le placer sous le signe du virtuel où seul importerait le déplacement et son
impulsion, la matérialité du corps et ce qui le trace. », Bernard de Courville (Florence), « La pesanteur et la
grâce », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.131.
247
Bonitzer (Pascal), Le champ aveugle, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p.60-61, cité par
Pasquet (Jacques), « Sortie de route », Revue Eclipses n°41, 2007/2, p.112. 93
personnages met fin aux souffrances de l’autre juste avant d’apercevoir la route au loin, telle
un mirage au milieu du désert. Dans la dernière scène, le survivant est assis dans une voiture
et regarde défiler le désert.
À la différence des films précédents, le chemin parcouru en voiture et à pieds ne semble pas
« faire avancer » les personnages : « Gus Van Sant ne développe aucune mystique du désert,
n’achève aucune quête existentielle. Ici l’errance n’a aucun but. Dans les lieux déshabités, les
protagonistes marchent jusqu’à l’infini, seulement portés par la pression qui guide les
corps »248.
Cette approche va se manifester à nouveau dans Elephant et dans Last Days. Le
premier film relate le massacre du lycée de Columbine et le second, les derniers jours de Kurt
Cobain avant son suicide. Dans ces deux œuvres, le réalisateur reprend la déambulation des
personnages comme base de l’action. Dans cette trilogie, « (…) l’idée que des trajectoires
aléatoires contestent la perception objective du temps, de l’espace et des identités »249 apparait
à travers la façon de filmer le parcours des différents protagonistes. Dans Elephant, les
couloirs du lycée paraissent véritablement constituer un labyrinthe. Le motif du taureau, sur le
T-shirt de l’un des personnages principaux, n’est d’ailleurs pas sans rappeler le minotaure.
L’issue tragique du film (la fusillade) est reliée à un autre film de la trilogie par une scène où
l’un des deux tueurs utilise un jeu vidéo où il tire sur les personnages de Gerry marchant dans
un désert. Dans Last Days, l’errance du personnage est symbolisée par ses déplacements lents
et sans buts dans une maison vide, jusqu’à son suicide. Le film s’achève sur une scène où les
amis du chanteur suicidé ont repris la route et où leur voiture s’éloigne lentement.
Contrairement aux films précédents de Gus Van Sant, ce départ n’a rien de prometteur. Dans
cette trilogie où l’inertie semble avoir pris le pas sur le mouvement, la route est moins une
façon de symboliser un départ qu’une fin, une fuite après une issue tragique. On pourrait
également penser que l’immobilité a entrainé la mort et que la reprise des déplacements est
248
249
Bernard de Courville (Florence), op.cit., p.131.
Pasquet (Jacques), « Sortie de route », op.cit., p.116.
94
une reprise de la vie. Ce parallèle entre l’immobilisme et la mort a été mis en avant de très
nombreuse fois au cours des productions artistiques passées. La phrase « La route c’est le
mouvement, et le mouvement c’est la vie » prend ici tout son sens.
Paranoïd Park (2007) peut être rapproché de cette trilogie : un adolescent tue par
inadvertance un garde en essayant de monter sur un train en marche. Le film montre le jeune
garçon aux prises avec son secret et sa culpabilité. La scène du train rappelle les descriptions
de London dans La route250, où les jeunes garçons essayent de monter en cachette sur les
wagons en marche. Dans ce film cependant, le départ n’a pas lieu et le jeu ne correspond à
aucun idéal de liberté ou de rêve de voyages. Film de rédemption, Paranoïd Park est moins
un film de la route qu’un travail sur l’adolescence et la culpabilité.
On voit donc que la filmographie de Gus Van Sant a offerte des visions contemporaines de la
route tout en utilisant des références passées et en en détournant les codes pour trouver style
propre. Le réalisateur envisage d’adapter le livre The Electric Kool-Aid Acid Test 251 qui
permettra peut-être de poursuivre ce travail sur la route avec une tonalité moins sombre.
250
251
Cf. Première partie, Chapitre 2, section 4.
Cf. Deuxième partie, Chapitre 3.
95
Chapitre 4- Vers la disparition ? L’Amérique et le vanishing point
Section 1- Le « Grand Désert » et l’obsession de la dissolution
Lorsque sont évoqués les road-movies ou les road trips, qui n’a pas devant les yeux
l’immense étendue du désert, traversée seulement par une route que parcourt une voiture ?
Qui ne se souvient pas d’images de westerns mettant en scène cow-boys et indiens au milieu
d’une étendue aride ? Lieu où l’absence d’eau et de végétation rend la survie difficile, le
désert semble une négation de l’espace et du temps, un endroit sans marque où tout a disparu
et où tout peut disparaître. Il parait un vestige de la civilisation, quand tout a été rendu au
sable, substance minérale si proche des ossements252. On pourrait le décrire comme un « nonlieu » au sens où l’entend Marc Augé : « Si un lieu peut se définir comme identitaire,
relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme
relationnel, ni comme historique définira un non-lieu »253. Il est intéressant de souligner dans
cette définition la notion d’identité, centrale dans notre recherche sur les routes. Dans le
désert, l’absence de repères et de vie, le temps impalpable, la nudité même du paysage, en
font un lieu propice à la disparition, à la perte d’identité254. Les déserts sont, par leur silence et
leur nudité, un lieu où la vie est niée, où la civilisation n’a pas sa place255. C’est pourquoi au
cours de ces dernières années, les déserts ont été employés dans les productions sur les routes
comme un décor propice à la négation de l’être, du mouvement, du temps- et par conséquent
de l’avenir… et non plus comme le théâtre mythique d’affrontements entre cow-boy et
indiens.
Comme nous en avons fait mention à plusieurs reprises dans cette troisième partie, les routes
ne semblent plus au cours de la période récente, être un moyen d’avancer. Au contraire, elles
252
« J’ai toujours voulu peindre le désert et je n’ai jamais su comment. Je pense toujours que je ne peux rester
avec lui assez longtemps. Aussi ai-je rapporté chez moi des ossements blanchis. Ce sont mes symboles du
désert. », O’Keeffe (Georgia), cité dans Jacquin (Philippe), Royot (Daniel), Go West! , Flammarion, 2002, p.243.
253
Augé (Marc), Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, La Librairie du XXe siècle,
Seuil, p. 100.
254
On peut ici faire un parallèle avec « le désert blanc » de London, traité dans le premier chapitre. L’absence de
temps, la lutte pour la survie et la difficulté d’ «avancer » en font un lieu propice à la disparition.
255
« La grandeur des déserts est qu’ils sont, dans leur sécheresse, le négatif de la surface terrestre et celui de nos
humeurs civilisées. (…) Il a même fallu que les indiens en soient exterminés pour que transparaisse une
antériorité encore plus grande que celle de l’anthropologie : une minéralogie, une géologie, une sidéralité, une
facticité inhumaine, une sécheresse qui chasse les scrupules artificiels de la culture, un silence qui n’existe nulle
part ailleurs », Baudrillard (Jean), Amérique, Livre de poche, 2008, p.11.
96
paraissent regarder vers le passé256 ou vers la disparition. Dans cette dernière perspective, le
désert est souvent mentionné dans les productions sociologiques et artistiques.
L’approche de Jean Baudrillard dans Amérique est particulièrement éclairante : la
première partie de ce livre est intitulée « Vanishing point », la dernière « Desert forever ». Ces
deux notions, celle du désert et celle de la disparition, sont pour Baudrillard essentiels dans la
compréhension de cette « héritière des déserts »257, où la culture est restée sauvage, qu’est la
civilisation américaine. Pour étudier celle-ci, Baudrillard rejette tout savoir académique. Aux
bibliothèques, il préfère « les déserts et les routes »258.
Ainsi explique-t-il sa démarche :
« J’ai cherché l’Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, jamais
celle du social et de la culture- celle de la vitesse désertique, des motels et des surfaces
minérales, jamais l’Amérique profonde des mentalités. (…) J’ai cherché la catastrophe future
et révolue du social dans la géologie, dans ce retournement de la profondeur dont témoignent
les espaces striés, les reliefs de sel et de pierre (…). Cette forme nucléaire, cette catastrophe
future, je savais tout cela à Paris. Mais pour la comprendre, il faut prendre la forme du
voyage, qui réalise ce que Virilio dit être l’esthétique de la disparition. (…) Ce que la
désertion ou l’énucléation sociale a de froid et de mort, retrouve ici, dans la chaleur du désert,
sa forme contemplative. (…) L’inhumanité de notre monde ultérieur, asocial et superficiel,
trouve d’emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n’est que cela :
une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition. »259
Dans cette citation, on perçoit l’imminence d’une catastrophe, d’une disparition, mais aussi
une certaine négation de la culture, de systèmes intellectuels au profit d’une compréhension
plus immédiate et essentielle de la civilisation américaine, qui passerait notamment par les
routes, les villes, la vitesse. Dans cette vision, le désert joue le rôle de reflet de même que
celui de prémonition. Il était avant, il sera après.
Miroir de la société, le désert possède ses villes californiennes, horizontales et qui sont
elles aussi des symboles de la disparition à venir. Ainsi Baudrillard souligne-t-il la singularité
de ces villes-déserts dont Los Angeles (et ses freeways) est la plus représentative :
« Ils ont frayé, marqué, traversé les déserts d’autoroutes, mais par une interaction mystérieuse,
leurs villes ont pris la structure et la couleur du désert. »260
256
Cf. Troisième partie, chapitre 1 « A l a recherche de fantômes sur des voies sans issues ».
Baudrillard (Jean), op.cit., p.63.
258
Ibidem, p.63.
259
Ibid. p.10.
260
Ibid. p.97.
257
97
« Le seule tissu de la ville est celui des freeways, tissu véhiculaire, ou plutôt transurbanistique
incessant, spectacle inouï de ces milliers de voitures circulant à vitesse égale, (…) ne revenant
de nulle part, n’allant nulle part : immense acte collectif, rouler, dérouler sans cesse, sans
agressivité, sans but. (…) puissance de la pure étendue, celle qu’on retrouve dans les
déserts »261 .
« Pas de désir : le désert. (…) Ici les villes sont des déserts mobiles. Pas de monuments, pas
d’histoire. (…) Pourquoi L.A, pourquoi les déserts ont-ils fascinants ? C’est que toute
profondeur y est résolue (…) »262.
Cet étalement urbain, cette froideur dans les relations sociales, ces va et viens sans
buts sont aussi décrit dans différents romans. Ceux de Bret Easton Ellis jouent souvent sur la
proximité du désert pour faire planer sur les personnages une menace, parfois
surnaturelle (coyotes ou vampires ?). Il est le théâtre de disparitions mystérieuses et
inexpliquées. Dans ses romans, le désert est un lieu sans hommes, sans relations et sans espoir
qui reflète la froideur et ne permet aucune échappatoire par le biais de la route. Dans Less
than zero, Bret Easton Ellis décrit les vacances d’un étudiant qui revient à Los Angeles pour
Noël. Il y retrouve ses amis, devenus drogués, dealers ou prostitués. Le roman est d’une
froideur extrême, à l’image des personnages qui le parcourent. Ceux-ci sont plongés dans une
profonde solitude, et les scènes où ils prennent la route sans buts sont nombreuses. La menace
d’une disparition plane en permanence sur eux, comme cette en témoigne une phrase qui
revient à plusieurs reprises au cours du roman : « Disappear Here ». Dans ce récit, la route ne
mène nulle part, elle débouche sur des impasses, Dead ends ou accidents de voiture. Elle
symbolise l’errance, l’ennui, la tentative de lutter contre l’inertie par un mouvement qui
déjouerait une disparition aussi mystérieuse qu’inévitable.
A ces exemples de productions sociologiques et artistiques mêlant route, désert et disparition,
on peut également citer les films de Gus Van Sant (en particulier My own private Idaho et
Gerry)263 analysés dans la partie précédente. Une autre forme de disparition est également
couramment évoquée au cours de la dernière période : une disparition par la vitesse.
261
Ibid. p.120.
Ibid. p.119.
263
Troisième partie, chapitre trois
262
98
Section 2- La vitesse et l’abolition du temps
Lorsqu’il définit son « esthétique de la disparition »264, l’essayiste et urbaniste français
Paul Virilio met l’accent sur la vitesse. On remarque en effet qu’avec l’avènement d’une
société où la technologie est en perpétuelle évolution, la vitesse devient un facteur
déterminant. La voiture est un moyen d’exprimer cette vitesse : pour Kerouac, elle est
libératoire et permet à l’homme de se réaliser à travers un mouvement. Un peu plus tard, elle
se teinte d’auto-destruction, dans des films comme Rebel Without a Cause (1955) dont
l’acteur principal, James Dean, mourra lui aussi dans un accident de voiture. Peu à peu, la
vitesse devient synonyme de danger. Il est intéressant d’interroger cette perception dans la
période récente, notamment à travers les écrits de Baudrillard et ceux d’un écrivain américain,
Chuck Palahniuk. Tous deux s’intéressent à la société de consommation, à la civilisation
américaine et à son avenir. Dans cette perspective, ils mettent l’accent sur la vitesse (dont la
route est le vecteur) et sur la disparition qui en découle. Voyons à présent comment ils
abordent cette thématique.
Comme nous l’avons cité plus haut, c’est à travers la route et la vitesse que Baudrillard
compte approcher l’Amérique265. La vitesse est au temps ce que le désert est à l’espace : un
reflet de la disparition, de la « catastrophe future » 266 , une incarnation du social et de sa
froideur : « Pour la comprendre, il faut prendre la forme du voyage, qui réalise ce que Virilio
dit être l’esthétique de la disparition. Car la forme désertique mentale grandit à vue d’œil, qui
est la forme épurée de la désertion sociale. La désaffection trouve sa forme épurée dans le
dénuement de la vitesse »267.
La vitesse se rapproche de la notion de disparition à travers l’effacement des formes qui
entoure l’objet en mouvement, et à travers l’effacement de l’objet en mouvement pour un
observateur extérieur. Le temps lui-même est modifié, accéléré, presque nié par le mouvement
extrême : « La vitesse est créatrice d’objets purs, elle est elle-même un objet pur, puisqu’elle
efface le sol et les références territoriales, puisqu’elle remonte le cours du temps pour
l’annuler, puisqu’elle va plus vite que sa propre cause et en remonte le cours pour l’anéantir.
( …) La vitesse crée un espace initiatique qui peut impliquer la mort et dont la seule règle est
d’effacer les traces. Triomphe de l’oubli sur la mémoire, ivresse inculte, amnésique. (…)
264
Virilio (Paul), Esthétique de la disparition, éd. Balland, 1980
« J’ai cherché l’Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, jamais celle du social et
de la culture- celle de la vitesse désertique, des motels et des surfaces minérales, jamais l’Amérique profonde des
mentalités», Baudrillard (Jean), op.cit., p.10.
266
Ibid. p.11.
267
Ibid. p.11.
265
99
Rouler crée une sorte d’invisibilité, de transparence, de transversalité des choses par le vide.
C’est une sorte de suicide au ralenti, par l’exténuation des formes, forme délectable de leur
disparition. La vitesse n’est pas végétative, elle est plus proche du minéral, d’une déflection
cristalline, et elle est déjà le lieu d’une catastrophe et d’une consumation du temps. Mais peutêtre sa fascination n’est-elle que celle du vide (…). »268
Pour Baudrillard, la vitesse tient en elle les germes de la disparition future, elle est elle-même
un moyen de disparaitre, de nier l’espace et le temps. À travers cette expérience de la route
profondément américaine, dans la vitesse, dans les villes, dans les déserts, le mouvement
permet une disparition temporaire qui présage de la disparition future, de la fin de « cette
forme spectrale de civilisation qu’ont inventée les Américains, forme éphémère et si proche
de l’évanouissement »269. La question centrale que pose la première partie de son ouvrage,
intitulée « Vanishing point », est celle du point de non-retour270. Jusqu’où peut-on aller dans
ce voyage « sans objectif et donc sans fin », dans ce pays où c’est « l’immoralité de l’espace à
parcourir », « la distance pure » et « la délivrance du social » 271 qui comptent ? Pour
Baudrillard, il existe un point où le mouvement change, où « mouvement qui traverse l’espace
de par sa propre volonté se change en une absorption lui-même. (…) Ainsi est atteint le point
centrifuge, excentrique, où circuler produit le vide qui vous absorbe »272. C’est véritablement
là que le temps s’arrête et que la disparition survient, non plus « dans le désert visible de
l’espace » mais dans « le désert du temps »273. Il est intéressant de voir que Baudrillard a
choisi l’angle d’approche de la vitesse et de la disparition pour introduire sa perception de la
civilisation américaine ; Chuck Palahniuk fait de même dans un roman appelé « Peste ». Il
met un mot sur cette absorption dans « le désert du temps » que décrit Baudrillard avec la
notion de « Kairos ».
Chuck Palahniuk est aujourd’hui l’un des écrivains les plus connus d’Amérique.
Réputé pour sa critique acerbe de la société américaine, le public le découvre lorsque
l’adaptation d’un de ses livres, Fight Club, sort au cinéma en 1999. Le livre Peste est sorti en
2008 et est rédigé sous forme de biographie orale c'est-à-dire que de nombreux personnages
donnent leur explication sur une même personne et événements, créant ainsi un récit dont
Rant Casey est le personnage principal. Enfant étrange, fanatique des morsures d’animaux, il
268
Ibid. p.12.
Ibid.p.12.
270
Ibid. p.15.
271
Ibid. p.14.
272
Ibid. p.15.
273
Ibid. p.16.
269
100
finira par partir en rependant une épidémie de rage à travers le pays. En grandissant, il
s’adonne aux « nuits de crashing » (courses de voitures par équipes) avec une grande partie
de la population nocturne (la population étant divisée entre nocturnes-généralement porteurs
de la peste- et diurnes, selon un couvre-feu très strict). Le récit et le sens de ces nuits vont
occuper une grande partie du récit. Dans cet ouvrage, la route devient le socle d’une sousculture qui ne vit que la nuit et qui remet en cause, à travers leur utilisation des voitures, le
fonctionnement de la société. En effet, comme l’explique un personnage : « le consensus le
plus important, dans la société moderne, s’applique au système de circulation automobile »274.
Remettre en cause ce consensus, c’est bouleverser l’ordre établi et c’est ce que font les
« nocturnes » à travers les nuits de crashing. Ces adeptes de la conduite à risque et leur leader
recherchent à travers la vitesse une forme de disparition dans le « Kairos »275, l’éternité. Le
personnage principal parvient à disparaître dans cet instant, qui n’est pas sans rappeler, par ses
descriptions, le « point de non-retour » dont parlait Baudrillard.
Cet ouvrage est intéressant car il propose de façon très concrète une alternative à la société
américaine et à son lien social défaillant : une disparition dont la vitesse serait le vecteur. La
récurrence de cette thématique permet de déduire que la route ne permet plus de « fuir » dans
un lieu comme c’est le cas dans les périodes précédentes. Au contraire, elle permet de se
dissoudre dans un non-lieu, dans un non-temps qui est en lui-même une négation de l’avenir.
Il y a dans cette image récurrente de la disparition un profond pessimisme quant au futur de la
civilisation américaine, thème particulièrement intéressant puisque la route en est le vecteur.
Nous retrouvons là l’objet principal de ce mémoire, le lien entre route et identité, et nous
voyons ici que la route ne permet plus, lorsqu’elle est évoquée aujourd’hui, de se trouver,
mais quelle permet de se perdre, de disparaître de façon radicale (et presque surnaturelle).
Pour ajouter un dernier argument à cette vision de la route dans la période récente, nous nous
proposons à présent d’envisager un dernier cas de disparition, non pas individuelle mais
collective.
274
Palahniuk (Chuck), Peste, Delanoël, 2007, p.189.
L’image avait déjà été utilisée par Norbert Elias dans La dynamique de l’Occident.
275
Le Kairos est un concept qui, adjoint à l'Aion et au Chronos, permet de définir le temps chez les Grecs. On
pourrait le décrire comme le temps de l'occasion opportune. Il qualifie un moment de rupture dans un sens ou
dans un autre à partir d'un barycentre par nature toujours en mouvement. C’est une dimension du temps n'ayant
rien à voir avec la notion linéaire Chronos (temps physique) et qui pourrait être considérée comme une autre
dimension du temps créant de la profondeur dans l'instant, une porte sur une autre perception de l'univers, de
l'événement, de soi. Une notion immatérielle du temps mesurée non pas par la montre, mais par le ressenti.
101
Section 3- La fin des hommes ?
Dans La Route de Cormac McCarthy, prix Pulitzer 2007, ce n’est plus un individu qui
disparaît mais l’humanité entière qui est menacée d’extinction. Dans un monde dévasté postapocalyptique, un père et son fils errent sur la route. Menacés par une humanité retournée à la
barbarie, ces deux personnages cherchent « les gentils » et « les porteurs de feu ».
La destruction n’est pas expliquée, mais la notion de punition divine plane sur le récit. La
route est dans ce livre le fil directeur, le seul endroit qui permette d’avancer même si le fait
d’y rester à découvert soit synonyme de danger. Bien qu’il en soit fait mention en permanence,
son sens n’est jamais explicité à l’exception d’une fois où elle est décrite comme menant « de
ténèbres en ténèbres ». Le style est très épuré à l’image des paysages traversés. Les dialogues
sont courts et monotones, comme si les personnages étaient en permanence à bout de souffle,
épuisés. Dans ce livre, la route est le lieu de la quête plus que celui de l’errance : les deux
personnages sont à la recherche de survivants faisant parti des « gentils ». La route devient
alors le seul lieu où se trouver, l’incarnation d’un espoir d’atteindre quelque chose, quelqu’un.
Dans un monde où tout a disparu, c’est elle qui demeure le lien possible entre les hommes, et
rend possible la marche en avant, vers l’avenir. Bien que le sens général du livre soit négatif
puisque la « catastrophe » (qualifiée tout aussi vaguement que chez Baudrillard) a déjà eu lieu,
la route demeure ici un symbole d’espoir où la disparition pourrait être déjouée à force
d’obstination et de foi.
102
CONCLUSION
Notre but était de démontrer la place particulière qu’occupait la route aux États-Unis.
Objet avant tout géographique, nous voulions mettre en avant le fait que dans ce pays, plus
que dans d’autres (et bien que certains d’entre eux aient les mêmes caractéristiques en terme
d’espace à aménager), la route s’était peu à peu mué en objet culturel puis identitaire.
Nous avons trouvé là un objet d’étude très cohérent dans ses métamorphoses : trois périodes
se sont détachées avec netteté pour dessiner un panorama de la civilisation américaine,
traduisant ses espoirs et ses doutes. À la fois miroir et reflet des valeurs américaines, le
traitement de la route à travers différentes disciplines a permis d’en mesurer l’évolution. La
généralisation de ce motif, tant dans le domaine économique et politique que dans le domaine
artistique, ainsi que la constance de sa présence au cours de l’histoire des États-Unis ont
permis de mettre en avant la pertinence de son étude.
Si la Route s’est développée ainsi aux États-Unis, c’est qu’elle reflète ses valeurs et
son caractère mouvant, son appétit de conquête et de mobilité.
Cette orientation identitaire a plusieurs conséquences, que nous avons évoqué tout au long du
texte : le mythe de la frontière, la volonté de conquête et la notion de destinée manifeste
s’expriment encore de nos jours en politique étrangère. Le mythe pastoral et la naissance du
chemin de fer, suivit par l’invention de la voiture, ont façonné la structure des villes
américaines de façon très différentes des villes européennes. Aux États-Unis, les banlieues
résidentielles et la propriété individuelle sont valorisées, entraînant une utilisation de
transports individuels et non pas collectifs. L’étalement urbain traduit une dispersion vers
l’extérieur alors même que les villes européennes s’organisent autour d’un cœur historique. Si
en Europe on se rassemble, aux États-Unis on se disperse, et cette organisation même traduit
des formes de sociabilité différentes. Encore aujourd’hui, les pratiques liées à la mobilité
offrent une grille de lecture de la situation sociale américaine : il n’est pas rare que les
familles les plus pauvres vivent dans des voitures, des mobile homes ou des caravanes.
Comme à l’époque de la Grande dépression ou de la Beat Generation, la route aujourd’hui
est souvent réservée aux exclus et aux marginaux… ou aux touristes. Le but de ce mémoire
était, avant tout, de mettre en avant le caractère singulier de la route dans la culture
américaine : les implications sociales, économiques ou politiques de cette orientation sont
indéniables (nous les avons d’ailleurs évoqué au cours de notre étude) mais elles mériteraient
103
à elles seules de faire l’objet d’un nouveau travail de recherche, tant la façon d’aborder la
question est différente de celle que nous avons choisie ici.
Outre les conséquences directes de cette orientation identitaire (qui sont autant des
conséquences que des causes), il paraît pertinent de se demander dans quel but étudier la route
aujourd’hui. Si la route est le reflet de l’Amérique, de ses valeurs, de son passé et de son
avenir, peut-on suggérer qu’une analyse de ses usages permettent de « prendre le poul » du
pays à un moment donné ? De prédire son futur ? L’analyse de la route ne peut-elle se faire
que rétrospectivement ou permet-elle de déceler, en amont, les tendances à venir ? Et dans
cette perspective, qu’implique la notion de disparition, récurrente dans la période
contemporaine ?
L’étude de la route aujourd’hui paraît importante pour plusieurs raisons : tout d’abord
car, comme nous l’avons montré, elle est l’incarnation de valeurs typiquement américaines
dont l’évolution serait difficilement mesurable si elles n’étaient pas incarnées dans un objet
tangible. Comment évaluer le désir de mobilité ? De libre entreprise ? Avec quels unités de
mesures, quels critères ? Les valeurs sont invisibles si ce n’est dans leurs manifestations : dès
lors qu’elles prennent forme à travers un objet, il est plus facile d’en évaluer l’évolution et par
conséquent, l’évolution de l’identité dont elles sont l’incarnation. Car plus que la route, c’est
ici la notion d’identité qui nous préoccupe, et les formes spécifiques qu’elle emprunte pour se
manifester de façon différente dans chaque culture. À nos yeux, la route a incarné jusqu’à
aujourd’hui, dans sa conception élargie (des trails jusqu’à l’Electronic Frontier), l’essence de
la civilisation américaine.
À ce titre, il nous semble pertinent de questionner les orientations inquiétantes qu’elle
reflète au cours de la période récente. La notion de disparition sur la route est en effet apparue
de façon récurrente au cours des dernières décennies. Les civilisations sont « mortelles »…
est-ce à dire que la civilisation américaine s’essouffle, touche à sa fin, est vouée à la
disparition ? Les trois périodes que nous avons déterminées semblent en effet refléter le cycle
de vie : la première est celle de la naissance de l’identité, la seconde voit sa construction, la
troisième reflète son déclin et se teinte parfois de tendances autodestructrices.
Bien qu’on ne puisse ignorer cette lecture en tentant de chercher des explications aux
évolutions récentes, celle-ci paraît cependant trop simpliste : il ne faut pas oublier que l’objet
identitaire qu’est la route a été – et est encore - très sensible aux inquiétudes et espoirs, et que
ceux-ci se manifestent à travers elle comme à travers un miroir grossissant. Plus qu’une mort
104
annoncée, c’est l’inquiétude profonde de l’Amérique vis-à-vis de son identité et de son avenir
que cette notion de « disparition » reflète. Où aller ? Quelle route emprunter ?
À partir de ce constat, deux évolutions nous semblent possibles pour notre objet d’étude :
-
Un essoufflement du motif de la route comme objet identitaire.
Cela ne signifierait pas nécessairement que l’identité américaine est en train de disparaître,
mais plutôt que la route n’est plus un objet approprié permettant d’en refléter les changements.
Nous avons vu que le motif de la route était profondément ancré dans la notion de territoire
américain : or aujourd’hui, il semble que l’ensemble de ce territoire soit conquis, que la nature
sauvage dont la première période est porteuse ne soit plus qu’un rêve. De même, les grandes
conquêtes passant par la route, que ce soit celle de l’Ouest, des explorations psychédéliques
ou des droits politiques, sont aujourd’hui achevées. Que reste-t-il à conquérir de nos jours, qui
puisse se doubler d’un déplacement à travers le territoire américain, comme cela a été le cas
jusqu’à aujourd’hui ? On assiste en effet à une ouverture vers le monde. La mondialisation,
les nouvelles contraintes économiques et environnementales, les réseaux sociaux, viennent
bouleverser la suprématie de la voiture et tissent de nouveaux réseaux qui rendent les routes
obsolètes276.
Cette tendance générale a nécessairement un impact sur l’identité américaine : dans cette
nouvelle identité, qui s’exprime à l’échelle de la planète et non plus du territoire, la route a-telle encore un rôle à jouer ? Les valeurs américaines de conquête, de « destinée manifeste »,
de liberté, de valorisation de la démocratie, trouvent toujours un terrain d’exercice dans cette
environnement nouveau. La politique étrangère en est la preuve. Cependant, la route ne
semble plus l’objet idéal permettant de les incarner.
C’est peut-être de ce décalage entre l’identité réelle et l’identité passée (prenant encore la
route comme support) que provient le malaise perceptible dans la période récente. Comme un
serpent trop à l’étroit dans sa mue, l’identité américaine est peut-être à la recherche d’un
nouveau « réceptacle » plus adaptée à sa forme actuelle, à ses besoins et à ses attentes. Dans
cette période de transition, l’inquiétude est donc une étape nécessaire avant de trouver le
nouvel objet propice à l’expression des valeurs américaines contemporaine (il n’est d’ailleurs
pas exclu que, ne le trouvant pas, celles-ci retourne à leur enveloppe initiale, la route). La
276
Voir à ce sujet l’article de Jack Florida sur le déclin de la culture automobile américaine et ses causes: Florida
(Jack), “The Great Car Reset”, The Atlantic, June 3 2010
105
notion récurrente de disparition dans la période récente, pourrait bien s’avérer être une
disparition, non pas de l’identité américaine, mais de la route comme objet identitaire.
-
Un maintien de la route comme objet identitaire.
Même si la route comme objet identitaire est teinté de pessimisme dans la période
contemporaine, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle ne saura pas s’adapter au nouveau
contexte, à savoir un monde globalisé. Comme nous l’avons vu, le concept de la route est très
flexible et il a su s’adapter à des évolutions majeures : en quoi la fin de la conquête de l’Ouest
ou la révolution industrielle sont-elles des ruptures moins importante que l’avènement d’un
monde globalisé ? Et pourquoi la route, qui a su se recomposer au fil des évolutions
historiques, ne serait-elle pas capable de s’adapter aux défis récents auxquels elle doit faire
face ? De plus, la mondialisation et son impact sur l’identité ne sont pas propres à la troisième
période et ils se manifestent déjà bien avant, notamment après la deuxième guerre mondiale.
Il se pourrait donc que la vision négative des routes ne soit pas due à une incompatibilité avec
la recomposition actuelle de l’identité américaine. Il se pourrait qu’elle traduise une
inquiétude légitime, comme celle exprimée dans les années 1930 par Steinbeck, et qu’elle
connaisse un nouvel âge d’or en s’enrichissant à nouveau de connotations positives à l’avenir.
Par ailleurs, même dans le cas où un certain pessimisme persiste, la route demeurera un objet
identitaire dans la mesure où elle conserve en elle l’ensemble des événements passés et
constitutifs de l’identité américaine. Cet héritage est valorisé par les Américains mais aussi
par les autres pays (notamment dans le domaine touristique et automobile) : même si plus rien
de cela n’existe, l’Amérique sera toujours le pays du western, de l’Ouest sauvage et de la
route 66. Bien que mythiques et construites par le regard extérieur (de la part de l’étranger),
ces représentations passées n’en façonnent pas moins l’identité américaine aujourd’hui. C’est
peut-être dans la valorisation de ce passé que se trouvent les germes d’un renouveau de la
route à l’avenir.
106
Annexes
Liste des annexes :
Annexe 1 : Photographies de Dorothea Lange
Annexe 2 : Tableaux d’Edward Hopper
Annexe 3 : Photographies de Robert Frank
Annexe 4 : Tableaux de Lowell Boileau
Annexe 5 : Tableaux de Wayne Thiebaud
107
Annexe 1 : Photographies de Dorothea Lange
« Migrant mother », March 1936, Dorothea Lange
«Migrant pea pickers camp in the rain», California, February 1936, Dorothea Lange
108
«New Mexico highway», Summer 1936, Dorothea Lange
« Toward Los Angeles », California, 1937, Dorothea Lange
109
Annexe 2: Tableaux d’Edward Hopper
Gas
Railroad sunset
Approaching a city
110
Hotel by a railroad
Four Lane road
Compartment C, car 293
111
Annexe 3 : Photographies de Robert Frank
Trolley - New Orleans
U.S 285, New Mexico
U.S. 90, en route to Del Rio, Texas
Butte, Montana
112
Annexe 4 : Tableaux de Lowell Boileau
Pathway II
Our lady of the expressway
Ambassador bridge
Bypassed
113
Annexe 5: Tableaux de Wayne Thiebaud
Fearless
114
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Calvet (Yann), « Jusqu’au bout de la route », Revue Eclipses n°41, 2007/2
Deleuze (Fanny), Lecole-Solnychkine (Sophie), Souladie (Vincent), « Itinéraires déviés pour
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Detcheberry (Damien), « Cet obscur objet du désir », Revue Eclipses n°41, 2007/2
Mejean (Jean-Max), « Eclipse de Lune », Revue Eclipses n°41, 2007/2
Noël (Valentin), « Tracer la route », Revue Eclipses n°41, 2007/2
Pasquet (Jacques), « Sortie de route », Revue Eclipses n°41, 2007/2
Vasse (David), « La route, en somme », Revue Eclipses n°41, 2007/2
118
Table des matières
Première partie- La marche vers l’Ouest, mouvement fondateur de la nation américaine ....... 5 Chapitre 1- Repousser la frontière: Go West ! ....................................................................... 6 Section 1- La route avant la route ...................................................................................... 6 Section 2- La marche vers l’Ouest ..................................................................................... 6 Section 3- L’importance de la notion de frontière ............................................................. 9 Chapitre 2- L’exaltation de la nature américaine et la quête de soi ..................................... 11 Section 1- Justification du choix des auteurs par rapport au sujet ................................... 11 Section 2- L’exaltation de la nature de la race américaine et de l’artiste américain ........ 12 Section 3- Nature and Wilderness .................................................................................... 14 Section 4- Apports de Thoreau, Whitman et London à la notion de route ...................... 15 Chapitre 3- L’impact de l’aménagement du territoire et du progrès technique sur les
représentations de la Route .................................................................................................. 30 Section 1- Des « trails » aux trains ................................................................................... 30 Section 2- L’émergence progressive d’une vision nationale du système routier ............. 31 Section 3- La naissance du western et son influence sur la signification des routes ....... 33 Section 4- Ford et le bouleversement de la voiture .......................................................... 35 Deuxième partie- La route, lieu de contestations et d’expériences nouvelles des années 1930
aux années 1980 ....................................................................................................................... 37 Chapitre 1- L’aménagement du territoire des années 1930 au années 1980 ........................ 37 Section 1- La construction de l’« Interstate system » ...................................................... 38 Section 2- The “mother road”: la route 66 ....................................................................... 41 Chapitre 2- Les représentations artistiques de la route de la Grande Dépression à la
deuxième guerre mondiale ................................................................................................... 44 Section 1- Les photographies de Dorothea Lange et Walker Evans ................................ 44 Section 2- The Grapes of Wrath et les routes de Steinbeck ............................................. 44 Section 3- Bord de route : les tableaux de Hopper ........................................................... 61 Section 4- Les road-movies et la quête de soi .................................................................. 62 Chapitre 3-La route comme mode de vie et d’expression : la Beat Generation................... 64 Section 1- « On the road » et la naissance du mythe........................................................ 64 Section 2- De nouvelles visions de la route en marge de la Beat Generation .................. 66 Chapitre 4-Les routes en politique dans les années 60......................................................... 68 Section 1- La lutte pour les droits civiques : Freedom rides et la marche sur Washington
de 1963 ............................................................................................................................. 68 Section 2- « La piste des traités violés » : l’American Indian Movement et les longues
marches de 1972 et 1978 .................................................................................................. 69 Section 3- Les routes dans les Protest songs .................................................................... 70 Troisième partie- La route, espace de perdition et de disparition ............................................ 72 Chapitre 1- Mémoire des routes passées : l’Amérique inquiète pour son futur ................... 73 Section 1- A la recherche de fantômes sur des voies sans issue ...................................... 73 Section 2- Le futur est-il encore à l’Ouest ?..................................................................... 77 Chapitre 2- Les villes et les routes ....................................................................................... 79 Section 1- Le défi ancien de l’aménagement urbain : quelles routes pour quelles villes ?
.......................................................................................................................................... 79 Section 2- Les villes dans les productions artistiques ...................................................... 82 119
Chapitre 3- Les routes de Gus van Sant : road-movie, western et homosexualité ............... 86 Section 1- Les premiers films (1985-1993)...................................................................... 87 Section 2- La période Hollywoodienne (1995-2000) ....................................................... 91 Section 3- Le retour au cinéma indépendant (2005-2010) ............................................... 92 Chapitre 4- Vers la disparition ? L’Amérique et le vanishing point .................................... 96 Section 1- Le « Grand Désert » et l’obsession de la dissolution ...................................... 96 Section 2- La vitesse et l’abolition du temps ................................................................... 99 Section 3- La fin des hommes ? ..................................................................................... 102 120
Ce mémoire examine la façon dont la route, objet géographique par excellence, s’est muée
aux États-Unis en un objet identitaire propre à la civilisation américaine et reflétant son
essence : nomadisme, culte de la liberté, soif de conquête et de mobilité.
À travers l’étude de différents domaines (historique, culturel, politique, économique) et de
différentes périodes, nous tentons de montrer en quoi la route est un vecteur identitaire propre
à cette culture, quelles en sont les manifestations et comment l’on peut expliquer cette
situation.
Mots clés : Route, États-Unis, Identité, Américains, Ouest
121

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