Hors-Série Mode I

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Hors-Série Mode I
BUONOMO ET COMETTI
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Mercredi 15 mai 2013
MODE
PRINTEMPS NOMADE
MATTHEW WILLIAMSON
EN TECHNICOLOR
CHARLOTTE OLYMPIA,
CHAUSSE LES RÊVES
Mode
2
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
ÉDITO
SOMMAIRE
Ce désintérêt feint relève
d’une profonde méconnaissance de ce milieu. La mode
aussi a une histoire qui s’enseigne jusque dans les écoles
d’art. Comment reconnaîtrait-on l’époque où fut peint
un tableau si l’on ne pouvait
suivre la piste la plus évidente: celle des vêtements?
La mode est un miroir. Elle
reflète ce que l’on vit et ce que
l’on est, des nomades passant
d’une ville à l’autre (p. 6, 18,
19, 21), d’un amour à l’autre,
d’une vie à l’autre, funambules vacillants mais vaillants.
Des danseurs qui se jouent de
la pesanteur des temps (p. 8
et p. 33), qui l’affrontent en
corps à corps ou prennent la
tangente (p. 4)
Se contenter de regarder la
mode dans ce qu’elle a de
plus superficiel, c’est oublier
que la couverture glossy d’un
magazine, aussi forte soitelle, ne révèle presque rien de
cette fascinante industrie.
Une industrie estimée à quelque 1,5 billion de dollars, qui
emploie plusieurs millions de
personnes de par le monde,
tout de même.
La mode, ce sont des gens,
ceux que l’on ne voit pas. Ce
sont les ouvriers aux bras
tatoués de l’usine de John
Lobb Bootmaker, à Northampton, ville industrielle
peu rieuse (p. 30). Ce sont les
ouvrières qui travaillent le
cachemire dans la manufacture de Barrie Knitwear, à
Hawick, 14000 habitants. On
a connu des lieux plus glamour. L’usine a failli fermer
ses portes en septembre dernier, avant que Chanel ne la
reprenne. La mode sert aussi à
cela: pérenniser des savoirfaire (p. 26). Et permettre
accessoirement à des régions
économiquement fragiles de
s’inscrire dans l’avenir.
Comme, par exemple, le village de Solomeo, en Ombrie,
fief du capitaliste utopique
Brunello Cucinelli (p. 12).
6
Mais la mode c’est aussi ce qui
ne peut se dire, ni s’appréhender. Une chose qui s’échappe
lorsque l’on croit la posséder.
La mode est un esprit…
A la règle et à l’équerre: le cap vers la liberté des lignes.
Milan ailleurs
Les marques italiennes revisitent le vestiaire asiatique.
DR
Par Catherine Cochard
8
10 Matthew Williamson
Paris, ode à la légèreté
Chorégraphies involontaires pour danseuses en prise
directe avec la vie.
Par Isabelle Cerboneschi
10
Matthew Williamson, le flamboyant
De la couleur, pour fêter les 15 ans de sa marque.
Par Valérie Fromont
12
Brunello Cucinelli, prince du cachemire
A Solomeo, visite des terres d’un seigneur de la mode.
Par Catherine Cochard
14
Cédric Charlier, dedans dehors
Le vêtement, entre dévoilement et protection de soi.
DR
Par Isabelle Cerboneschi
18
L’histoire de la saharienne
Pourquoi ce vêtement mythique hante les collections.
Par Antonio Nieto
19 Juun. J
19
Leçon de street tailoring, par Juun. J
Coup de projecteur sur un créateur coréen prometteur.
Par Antonio Nieto
BENOÎT PEVERELLI/CHANEL
Il est plus gratifiant de dire
que l’on est critique d’art que
chroniqueur de mode. La
mode, ça fait rêver certains,
mais ça n’a pas bonne presse.
A croire que l’on devrait passer par l’entrée de service et
laisser aux autres l’entrée des
artistes…
Londres en mode géométrique
Par Valérie Fromont
26 Métiers d’art par Chanel
20
L’invitation au voyage
Comment la mode masculine joue avec nos rêves d’ailleurs.
Par Antonio Nieto
22
Backstage
Dans les coulisses des défilés parisiens.
Reportage photographique exclusif: Sylvie Roche
26
Chanel en Ecosse
La collection Métiers d’art présentée en décembre dernier
dans les ruines du château de Linlithgow.
Par Isabelle Cerboneschi
28
Charlotte Olympia, haut talent
Pour les petites filles qui sommeillent en chaque femme.
Par Isabelle Cerboneschi
30
John Lobb, l’amitié franco-britannique
Reportage chez le bottier anglo-français d’exception.
Par Pierre Chambonnet
DR
Par Isabelle Cerboneschi
La mode est un business. Un
business difficile où le talent
ne suffit pas. Où durer est une
gageure (je parle des créateurs indépendants). Parce
que concevoir une collection,
c’est une chose. Réaliser les
échantillons, préparer un
défilé, vendre les modèles,
acheter le tissu, faire fabriquer les pièces, payer les fabricants, quand ils livrent, se
faire payer par les acheteurs,
quand ils paient, en sont
d’autres. Et il ne faut pas
croire que le succès rend les
choses plus faciles: davantage
de commandes, cela signifie
plus d’argent à sortir, plus de
risques aussi. Matthew
Williamson qui fête les 15 ans
de sa maison en sait quelque
chose (p.10). Cédric Charlier,
aussi, qui a présenté sa troisième collection sous licence
d’Aeffe (p. 14). De même que
la Lausannoise Berivan Meyer,
fondatrice de Van Bery, qui
vient d’ouvrir son capital et
cherche des investisseurs
(p. 48). Ainsi que Charlotte
Olympia qui construit patiemment sa marque de
chaussures où le rêve est la
partie émergente de l’iceberg
(p. 28).
4
33
Portfolio
Le sacre du printemps
Photographies et stylisme: Buonomo et Cometti. Réalisation: Isabelle
Cerboneschi
28 Charlotte Olympia
46
Haute couture
Des créations à la gloire de femmes jardin.
Par Isabelle Cerboneschi
48
Van Bery, la mode à son image
Rencontre avec la designer lausannoise Berivan Meyer.
Par Catherine Cochard
50
Senteurs d’osmanthus
Cet arbuste asiatique inspire de nombreuses fragrances.
Par Valérie d’Hérin
DR
FRÉDÉRIC LUCA LANDI
Au-delàdelamode
52
Maillot de bain
Une pièce ou deux? Dilemme d’été.
Par Valérie Fromont et Géraldine Schönenberg
54
50 Parfums d’osmanthus
Secrets de filles
Un nécessaire de beauté comme une trousse d’urgence.
Par Marie-France Rigataux
Portfolio Le sacre du printemps
Photographies et stylisme Buonomo et Cometti
Réalisation Isabelle Cerboneschi
Danseuse Juliette Gernez, Marilyn Agency
Editeur
Le Temps SA
Place Cornavin 3
CH – 1201 Genève
Président du conseil
d’administration
Stéphane Garelli
Directrice générale
Valérie Boagno
Rédacteur en chef
Pierre Veya
Rédactrice en chef
déléguée aux hors-séries
Isabelle Cerboneschi
Rédacteurs
Pierre Chambonnet
Catherine Cochard
Valérie Fromont
Valérie d’Hérin
Antonio Nieto
Marie-France Rigataux
Géraldine Schönenberg
Assistante de production
Géraldine Schönenberg
Robe Paysanne et cape
en georgette de soie
de la collection printemps-été
2013 Saint Laurent.
Robe longue «large Damier» en
double gabardine, de la collection
printemps-été 2013
Louis Vuitton.
>> Retrouvez le film du making of de ces images sur: www.letemps.ch/mode
Photographies
Buonomo et Cometti
Sylvie Roche
Vidéo
Damien C.
Responsable production
Nicolas Gressot
Réalisation, graphisme,
photolitho
Cyril Domon
Christine Immelé
Patrick Thoos
Correction
Samira Payot
Conception maquette
Bontron & Co SA
Internet
www.letemps.ch
Michel Danthe
Courrier
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ISSN: 1423-3967
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
LONDRES
Unesaisongéométrique
Toute en lignes droites et radicales, la saison inaugure un vrai changement de cap.
Bonne nouvelle pour ceux qui ont détesté les cours de géométrie: les robes et les silhouettes
de la saison nous invitent à n’en retenir que le meilleur, la liberté des lignes. Par Valérie Fromont
PHOTOS: DR
4
En haut, de gauche à droite: Marios Schwab, Paul Smith, Louise Gray, Jasper Conran, Michael van der Ham, Peter Pilotto, J. W. Anderson Woman.
En bas, de gauche à droite: Moschino Cheap and Chic, Mary Katrantzou, Erdem, Antonio Berardi, Jean-Pierre Braganza, Roksanda Ilincic, Christopher Kane.
L
a mode partage avec les
wagnériens le sens du
drame, avec Socrate la mise
en scène de la contradiction et avec les géomètres
une palette d’outils. Ce
printemps, la mode de Londres ne
nous parle que de lignes radicales,
d’imprimés
ultra-graphiques,
d’axes, de droites, de symétrie, de
découpes, de projections, d’abstraction géométrique. Rien qui ne
s’adoucit ou qui ne s’assouplit.
Peut-être en réaction à la première
partie du XXIe siècle qui fut souvent vaporeux, féminin, cachemire
flou. A Londres donc, après le mou
des années 2000, le raide en 2013.
Faut-il y voir un signe de mobilisation de soi contre le durcissement
inexorable de l’époque? Un simple
appel à faire un grand ménage de
printemps? A relancer la machine
du désir? A réviser ses théorèmes
de géométrie? Autant de pistes explorées de ce côté-ci de la Manche.
Commençons par déguster, avant
de nous interroger.
On a pu voir à Londres, capitale
de l’imprimé, un véritable changement de paradigmes. Après les
motifs saturés, denses, baroques,
multicolores, enveloppants des
saisons précédentes, les vêtements
du printemps 2013 donnent une
impression plus tranchante. A la
fois dans les motifs des imprimés
et dans la ligne des silhouettes.
Cette rigidité structurelle a même
permis à des stylistes allergiques
aux imprimés, comme Todd Lynn,
de mettre un pied à l’étrier sans
devoir sacrifier à de grandes volutes psychédéliques. D’ordinaire fidèle aux couleurs sombres et
unies, le styliste a pour cette saison
travaillé les tissus en bandes de
couleur, façon Daniel Buren (qui
fut aussi la source d’inspiration, à
Paris, de Marc Jacobs pour Louis
Vuitton). Des bandes, des rectangles de différentes couleurs pour
donner des accents toniques et
structurer la silhouette, ce fut
aussi l’approche de Paul Smith,
Jean-Pierre Braganza, Moschino
(qui défilait à Londres cette saison) ou encore Preen. Mais c’est
Christopher Kane qui a poussé
cette logique le plus loin et qui en
propose l’approche la plus postmoderne, avec des bandes noires
comme scotchées sur une garderobe qui reprend les archétypes de
la garde-robe féminine. Il montre
qu’il connaît ses gammes aussi
bien qu’il s’en moque. Le talentueux J.W. Anderson s’est aussi
amusé avec des lignes droites et
fracturées. Mais plutôt que de les
juxtaposer sur un même tissu, c’est
la silhouette entière qu’il s’est
amusé à morceler. Pantalons, tops,
jupes, capes et basques deviennent ainsi le théâtre de son éparpillement géométrique, tout
comme Antonio Berardi qui crée
des effets de structure par la superposition des couleurs, des tissus et
des couches de vêtements, donnant un troublant sentiment de
sophistication tout en gardant un
esprit de légèreté et de modernité
radicale.
Moins conceptuel que beaucoup de ses compatriotes, Jasper
Conran adopte l’air du temps en se
glissant dans la mélodie nostalgique des sixties. Œil charbonneux,
APRÈS LE FLOU
DES ANNÉES
2000, LE RAIDE
EN 2013
lignes baby doll et imprimés pop. Il
est intéressant, à ce titre, de voir
comment un même motif peut être
repris à des fins très différentes et
avec des effets totalement dissemblables. L’enchevêtrement d’hexagones, traité en patchwork régulier
et multicolore chez Jasper Conran
façon tapisserie kitsch, se charge
d’un parfum de mystère chez Marios Schwab. Inspirés par les alvéoles des ruches, déclinés dans une
combinaison graphique de noirs,
bleus et chair, ornementés de fran-
ges tribales, ils distillent un onirisme et un exotisme vibrants. Magnétique également, la collection
de Burberry Prorsum qui associe
les rayures aux matières ultragloss, iridescentes, captant la lumière du printemps et la réfractant
joyeusement.
Retour sur les bancs de l’école.
Avec une leçon appliquée de géométrie: l’art du collage. Il est pratiqué avec virtuosité par Michael
van der Ham, qui en a fait sa signature. Une collision de motifs, de
couleurs, de textures esquissent
des paysages appétissants comme
des mille-feuilles, profonds et
moelleux comme des rêves sous
LSD. Il traite cette saison le patchwork à la manière d’un paysagiste, donnant à voir des robes qui
ressemblent à des terres agricoles
vues par Yann Arthus-Bertrand.
Les paysages champêtres sont
aussi une contrée souvent arpentée par le talentueux Erdem Moralioglu. Cet esprit bucolique s’est
fait connaître pour ses somptueux
imprimés floraux d’une poésie et
d’une modernité époustouflantes.
Cette saison, il rompt pourtant
avec cette esthétique et s’adonne
lui aussi à l’art du collage. Ses mélanges d’imprimés façon peaux
exotiques, de dentelle, de couleurs
et de motifs floraux témoignent
de sa maîtrise de cet exercice périlleux, de son sens de l’équilibre et
de la sobriété. L’antithèse, peutêtre, de ce que revendiquerait
Louise Gray, elle qui a fait de l’extravagance britannique sa marque
de fabrique. Elle réussit pourtant à
transcender la vulgarité et la facilité par des mélanges d’imprimés
joyeux, décalés, spectaculaires très
frais.
Venons-en aux premiers de
classe. A ceux qui ont merveilleusement digéré leur cours de géométrie. Qui en ont assimilé les principes pour n’en retenir que la liberté
qu’elle donne lorsque l’on se permet de la transcender. Mary Katrantzou, bien sûr, la queen de l’imprimé, qui a envoyé ses robes sur le
podium comme autant de cartes
postales timbrées, dont la symétrie
psychorigide construit des tableaux abstraits à la poésie hypermoderne. Le duo de designers du
label Peter Pilotto a emprunté ses
rêves et ses palettes à des ailleurs
lointains. Ils tressent les cultures et
les motifs amérindiens, africains,
baroques et océaniques pour affirmer leur vocabulaire. La très talentueuse Roksanda Ilincic s’est aussi
laissée porter par les infinis géométriques, mariant les lignes et les
courbes avec une inventivité décoiffante, un sens de la couleur majestueux, construisant ses silhouettes comme des tableaux qui
auraient tout appris et tout oublié
de l’histoire de l’art.
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Mode
6
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
MILAN
Vestiairenomade
Cette saison, les marques italiennes
ont pris pour inspiration les coupes et les éléments de style
du vestiaire asiatique. Des pièces qui évoquent – sans le pasticher –
un savoir-faire venu d’ailleurs.
PH
OT
OS
: DR
Par Catherine Cochard
Giorgio Armani
E
n septembre dernier, lors
des défilés milanais, on
avait
pensé
qu’elles
avaient recommencé. Que
les marques de mode
s’étaient encore laissées
aller à draguer impudiquement les
consommateurs asiatiques en
imaginant à leur intention des vêtements flattant leur silhouette
fine et menue. Sous nos yeux
d’Européens défilaient des vestes
et robes façon kimonos de soie, des
tops à cols Mao, des chemisiers à
imprimés calligraphiques, le tout
maintenu par de larges ceintures
obi. On était prêts à clamer haut et
fort qu’une fois de plus les griffes
n’avaient pensé qu’au phénoménal
réservoir de clientes de l’Empire du
Milieu…
L’analyse n’aurait pas été juste.
Tout d’abord parce que ce qu’on a
vu nous a énormément plu. Et surtout parce que les designers qui se
Prada
sont tournés vers l’Asie l’ont fait
sans pour autant renier leur propos. C’est comme s’ils avaient emprunté à cet autre continent quelques traits et symboles, se les
appropriant comme les souvenirs
d’un voyage au long cours… La
mode issue de ce métissage ne
singe pas les vêtements venus
d’ailleurs: elle en fait une lecture
nouvelle, une interprétation en
phase avec les habitudes nomades
de la société actuelle et les effets
sur l’époque de la globalisation.
Un peu comme Roland Barthes
qui, dans son livre L’Empire des signes, raconte le Japon à partir de
traits observés dans la rue, le théâtre, le graphisme, la nourriture ou
sur les visages, et qui constituent
«un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre».
Les marques se sont adonnées
quasiment au même exercice que
le sémiologue français. Antonio
Marras ne réinvente pas son prêtà-porter. On retrouve son amour
Fausto Puglisi
des fleurs et du mélange d’imprimés, sa manie des débordements
dramatiques, un motif passant
d’une zone à une autre, de l’image
appliquée à l’excroissance tridimensionnelle. Sauf que les vestes
ressemblent à des jubans, ces
sous-kimonos japonais, et que les
robes ont des impressions graphiques à la façon d’Hokusai.
Influence en provenance de
COMME LES
SOUVENIRS D’UN
VOYAGE AU LONG
COURS...
l’Empire du Soleil-Levant également chez Prada, qui va même
jusqu’à reprendre le port tout à
fait nippon de la chaussette associée aux Zori et Waraji, c’est-àdire aux sandales. Scandale!
L’inspiration asiatique de Giorgio Armani est pour sa part plutôt
Gabriele Colangelo
chinoise. Les étoffes et les broderies sont luxueuses, les silhouettes
élégantes. Le designer italien
s’adresse clairement à l’élite de
l’Empire du Milieu.
C’est à nouveau le kimono qui
est décliné chez Emilio Pucci et
Etro. Mais là encore, dans un respect du style et des habitudes de
chacune des maisons: le métissage entre la veste croisée venue
d’Asie et le style décontracté mais
élégant de la Riviera est maîtrisé.
Dans ces collections en boutique actuellement se joue comme
un juste retour des choses. Durant la dernière décennie, les
marques – surtout celles établies
depuis plusieurs dizaines d’années – ont cherché à éduquer les
nouveaux consommateurs venus
d’Asie, en leur enseignant leur
style propre et en leur présentant
leurs pièces iconiques, pour ne
pas dire historiques. Les maisons
ont aujourd’hui dépassé le rôle
paternaliste qu’elles s’étaient
Antonio Marras
alors donné. Ce qu’elles offrent
aujourd’hui à leur clientèle, c’est
un prêt-à-porter en phase avec
l’air du temps. Un prêt-à-porter
qui ne vise pas le remix culturel –
elles l’ont déjà fait dans les années 90 – mais l’émergence d’un
vestiaire nouveau qui puisse être
adopté à Paris comme à New
York, à Rio ou à Shanghai.
«Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité,
manifester la compacité de notre
narcissisme, recenser le long des
siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations
idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à
toujours acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des
langages connus (l’Orient de Voltaire, de la Revue asiatique, de Loti
ou d’Air France).» Roland Barthes,
L’Empire des signes.
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PARIS
Danseaveclesloups
Pendant la Fashion Week parisienne une forme de légèreté occupait l’espace et les podiums.
En langage mode, cela se traduit par la fluidité des lignes et des matières, des asymétries et des allures
de danseuses prêtes pour des chorégraphies involontaires en prise directe avec la vie. Par Isabelle Cerboneschi
DR
8
Cercle extérieur, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant de midi: Saint Laurent, Damir Doma, Giambattista Valli, Ann Demeulemeester, Dior, Elie Saab, Guy Laroche, Rochas, Martin Grant,
Lanvin, A.F. Vandevorst, Haider Ackermann, Givenchy par Riccardo Tisci, Viktor & Rolf, Véronique Leroy, Chanel, Dries Van Noten, Anne Valérie Hash, Tsumori Chisato, Cédric Charlier, Barbara Bui, Roland
Mouret, Rue du Mail. Cercle intérieur, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant de la combinaison bleue: Jean-Charles de Castelbajac, Céline, Chloé, John Galliano, Sharon Wauchob, Alexis
Mabille, Andrew Gn, Akris, Manish Arora, Louis Vuitton, Nina Ricci, Felipe Oliveira Baptista, Hermès, Carven, Nicolas Andreas Taralis, Jean Paul Gaultier.
I
l y a plusieurs manières de résister (au courant, à la foule, au
pouvoir, à l’époque… Rayer les
mentions inutiles et rajouter celles qui manqueraient encore).
On peut se heurter de front, de
manière visible, carrée, affronter la
force adverse. Ou bien jouer à l’effacement. Se fondre dans le flux, ou
plutôt non, ne pas se fondre, y plonger, le laisser nous couler autour du
corps, autour de l’âme, sans donner
prise. Se mouvoir avec souplesse,
sans laisser de trace, contourner
l’air d’un mouvement de jambe, le
laisser soulever un pan de jupe de
soie qui pend, justement, dans le
but d’être soulevé. Une danse. Danser avec la vie. Ou contre la vie. Peu
importe, mais danser.
A Paris, on en a vu défiler de ces
danseuses qui s’ignoraient encore. Pas des Sylphides ou des Giselle éthérées et naïves; des qui
semblaient sorties d’un ballet
d’Angelin Preljocaj, prêtes à séduire, à occuper l’espace, à en découdre, armées de leur corps
tendu et de quelques mètres carrés de tissu mouvant. Les mots de
la danse vont si bien à l’époque:
contretemps, grand écart, ballotté, brisé, jeté-battu, en dehors,
en dedans, retiré, attitude, dégagé, pas de deux, saut de biche,
saut de chat, saut de l’ange, arabesque, pirouette, échappé…
Si ce n’est pas pour échapper, à
quoi serviraient toutes ces tuniques-jupettes asymétriques vues
chez Dior, AF Vandevorst, Nina
Ricci, Barbara Bui, Sharon Wauchob, Yohji Yamamoto, pour ne citer qu’eux. Si ce n’est pas pour frôler
la légèreté, pourquoi ce tutu chez
Anne Valérie Hash, ces justaucorps
chez Lanvin, Chanel, Viktor & Rolf,
Giambattista Valli. S’il ne s’agit pas
de se frotter à la vie, à quoi bon ces
cache-cœurs chez Céline, Rochas,
Martin Grant ou Véronique Leroy?
S’il n’est pas question de revendiquer une liberté encore à définir –
liberté de faire, de ne pas faire,
d’aimer –, pourquoi ces tenues de
street dance chez Felipe Oliveira
Baptista ou bien Jean Paul Gaultier? Si ce n’est pour danser, à quoi
bon offrir à ses jambes le plus vaste
plateau du monde: la rue?
Est-ce un hasard si Azzedine
Alaïa a créé les costumes du ballet
Nuits d’Angelin Preljocaj? si Riccardo Tisci a dessiné ceux du Boléro
de Ravel sur une chorégraphie de
Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet pour le Palais Garnier?
Rien ne se crée par hasard. Et
l’époque, telle qu’on la vit ou telle
qu’on l’imagine, oriente les choix
des créateurs. Bien sûr, la mode
est un business, avec ses nécessaires plans de collections – tant de
pantalons, tant de jupes, tant de
chemisiers, tant de pulls, pour répondre aux besoins de telle ou
telle boutique. C’est une réalité.
Mais le podium, c’est autre chose.
Ce que l’on y voit relève souvent
d’un avenir rêvé. De l’amplifica-
tion d’un désir. On ne retrouvera
pas tous les modèles vus lors des
défilés il y a six mois dans les
vitrines, même si certaines rares
marques présentent l’entier de
leur collection. Mais le défilé révèle un souhait, une inquiétude
diffuse. Or, si à Londres on en
appelle aux dieux de la géométrie pour conjurer l’époque, à Paris, on s’essaie à l’exercice de la
disparition (on ne parle pas de
celle des capitaux).
Et comme dans un ballet de
Pina Bausch, il y en a pour tous les
corps, toutes les histoires, tous les
passés, toutes les solitudes. Les
personnages se croisent. Restent
les robes, magnifique exercice de
la liberté.
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Mode
10
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
HAPPY BIRTHDAY!
MatthewWilliamson:
«Toutdoitparaître
légeretfacile»
émerveillé par la qualité de certaines techniques artisanales comme
le travail des perles et la broderie.
C’était une esthétique qui entrait en
résonance avec mes paysages intérieurs et qui a continué de m’inspirer tout au long de ma carrière.»
De la couleur,
de l’imprimé,
de l’exotisme,
de la joie:
ce printemps arrive
en boutique la
collection qui marque
les 15 ans d’existence
du label de Matthew
Williamson. Parcours
d’un couturier
flamboyant.
Par Valérie Fromont
U
ne chose que l’on
aimerait savoir: la vie
de Matthew Williamson ressemble-t-elle à
ses habits? Un vêtement est-il une vie, ou
simplement la promesse des vies
qu’il peut embrasser? Dans le prolongement d’un tissu, comme une
traîne imaginaire, il y a le bruissement des désirs et des songes. Ceux
de Matthew Williamson ont la densité et l’énergie des pigments de
couleur que l’on se lance à la figure
pendant le Holî Festival en Inde.
Lors de cette célébration de l’équinoxe de printemps, les gens circulent habillés en blanc dans la rue et
se jettent des pigments de couleur
les uns sur les autres tout en s’excusant: «Bura na mano, Holî Hai»! (ce
qui signifie «ne soyez pas fâché, c’est
la Holî», en hindi). Il faut imaginer
Matthew Williamson, cet enfant
élevé dans la grisaille de Manchester – comme en témoigne son accent – prendre un billet pour l’Inde
à 17 ans. A 25 ans, son diplôme de la
prestigieuse école de Central Saint
Martins College en poche (avec une
spécialisation dans les techniques
d’impression textile), il s’envole
cette fois avec Joseph Velosa, son
amoureux de l’époque, partenaire
de business depuis toujours et
meilleur ami aujourd’hui, pour revoir ces Indes tant fantasmées.
Après l’achat des billets, il leur reste
90 pounds en poche. Sac à dos,
chambres miteuses et débrouille:
l’Inde s’offre à eux dans toute son
intensité. «Je suis immédiatement
tombé amoureux du pays, confiet-il. Les couleurs vibrantes, les
odeurs, les épices, l’exotisme. J’ai été
La vie de Matthew Williamson
pourrait être égrenée comme
autant de clichés et d’anecdotes enfilés sur un chapelet tibétain; il s’en
amuse: «I’m such a cliché.» Oui, son
chat s’appelle Coco – comme dans
Coco Chanel. Oui, il semble se déplacer de fête en fête entouré d’une
nuée de it-girls – ce concept so brit,
mélange de patrimoine génétique,
culturel et socio-économique (leur
papa est si riche et leur maman si
belle) et de vie rock’n’roll (suffisamment dissolue pour alimenter
les tabloïds et suffisamment posh
pour savoir se tenir au premier
rang des défilés). Font partie de sa
bande: Sienna Miller, Poppy Delevigne et sa petite sœur Cara, Valentine Fillier-Coriol, Jade Jaeger, Kate
Moss, Helena Christensen et Jasmine Lebon, pour ne nommer que
quelques-unes de ses amies. Sa
mode est une attitude, une sorte de
bohème chic où ses clientes semblent toujours s’amuser follement,
de retour d’une fête à Ibiza et en
route pour une retraite spirituelle à
Bali. Jamais Matthew Williamson
n’a cédé à l’appel du tailleur triste et
gris comme un classeur fédéral, pas
même dans l’optique d’un créneau
commercial. Lorsqu’il a lancé sa
première collection, «Electric Angels» en 1997, la mode conceptuelle et le minimaliste gris souris
battaient leur plein et tentaient de
faire passer les femmes pour des
hommes comme les autres. Lui
avait envoyé sur le podium des
oiseaux de paradis, faisant exploser
les vibrations de l’orange, du rose,
du turquoise, du violet, du vert, du
corail dans un show ébouriffant de
joie et d’optimisme. «J’ai commencé à travailler sur cette première collection quelques mois
seulement avant qu’elle ne soit présentée, et j’étais encore totalement
imprégné par mon voyage en Inde,
poursuit Matthew Williamson. Je
voulais apporter à Londres un peu
de ces couleurs incroyables et de ce
savoir-faire artisanal. J’avais ma
propre vision esthétique et, par
chance, j’ai constaté qu’elle rencontrait un écho dans le public. Je n’ai
jamais dessiné pour me conformer
aux tendances. Au contraire, j’ai essayé de créer des pièces qui puissent être portées des années durant, quelque chose dont on ait
envie de prendre soin. J’ai toujours
été attiré par certains thèmes – la
couleur, l’imprimé, l’ornement,
l’exotisme – et ils ont toujours été
présents dans mes collections sous
une forme ou une autre, au gré des
inspirations qui diffèrent pourtant
chaque saison.»
Ses débuts et sa première collection, revenons-y. Le couple revient
d’Inde où Matthew Williamson a
fait réaliser quelques vêtements. Joseph Velosa, son partenaire, le
pousse à les montrer. «Je ne savais
Avec Poppy
Delevigne, à dr.,
une image tirée
du film «XV»
pour célébrer
les 15 ans
de carrière
de Matthew
Williamson.
DR
DR
Bohème chic
pas comment m’y prendre. J’ai pris
un Vogue, regardé l’impressum et je
suis tombé sur «Plum Sykes». Il me
semblait que c’était un si joli nom.
Je lui ai envoyé une carte. Elle m’a
appelé et je lui ai montré mes vêtements, qui ont atterri dans les pages de Vogue et de Tatler.» Jade Jagger pose pour l’un de ces shootings
et demande à pouvoir garder l’une
de ses jupes. La relation est nouée.
En apprenant que Matthew
Williamson préparait un show, elle
lui propose de défiler et de demander à son amie Kate Moss si elle
acceptait de se joindre à la cabine.
Assise par terre dans sa chambre en
train de manger un McDo, cette
dernière pose les yeux sur une robe
rose et turquoise et accepte de faire
le show à condition qu’elle puisse
mettre cette robe. Helena Christen-
sen rejoint les rangs. Comment un
tout jeune designer pouvait-il réunir un tel casting pour son premier
défilé? Une perle supplémentaire
pour dorer la légende de Matthew
Williamson. Mais on aurait tort de
croire que sa réussite se résume à
cette façade de jeune homme verni.
Car rien ne prédestinait Matthew
Williamson à une telle carrière et à
un tel succès, hormis sa détermination. Enfant de la grisaille industrielle et de la middle-class de Manchester, le jeune Matthew regarde
sa mère et sa sœur égayer le quotidien grâce à leur sens de l’élégance.
Dans XV, le petit film qu’il a réalisé à
l’occasion des 15 ans de la maison
avec Swarovski et Net-a-Porter, le
styliste se dépeint en adolescent de
15 ans, lisant Vogue dans sa chambre pleine de posters, et rêvant à des
lendemains soyeux et colorés. Des
mannequins et des danseuses du
Royal Ballet de Londres, dans un
interlude aérien orchestré par le
chorégraphe Wayne McGregor, ondulent dans une grande maison du
XVIIe. Tout à la fois nymphes et présages, elles laissent entrevoir ses
créations, ses rencontres et ses succès à venir. Puis, au bas des escaliers,
un «Matthew! You’re gonna be late
for school!» (Tu vas être en retard à
l’école!), hurlé par sa mère (jouée
par la comédienne Andrea Rieseborough), le rappelle à la réalité. Et
pourtant. C’est exactement cette vie
rêvée qui fut la sienne. Pas exactement celle qu’avait imaginée son
père, qui le prénomma Matthew en
hommage à Sir Matt Busby, le légendaire entraîneur de Manchester
United. Ses chaussures de football
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
11
Une image
du Holî Festival,
en Inde, tirée
du «lookbook»
printemps-été
du designer;
l’Inde est l’une
de ses sources
d’inspiration
principales.
offertes à Noël restaient désespérément dans le placard. «Adolescent,
je savais que je ne pouvais pas être
cet archétype du mâle et c’était difficile. C’est pour cette raison que
j’étais si déterminé à aller à Central
Saint Martins College», confiait-il
en septembre dernier au Guardian.
Ses parents, pourtant, ne manqueront jamais l’un de ses défilés en
quinze ans. Ni l’une de ses légendaires after-parties, d’ailleurs. Autour
de son cou, une médaille gravée:
MW, love forever. Mum & Dad.»
Un business model
Le tout premier
défilé
de Matthew
Williamson,
il y a quinze ans,
avec Kate Moss
et Jade Jagger.
DR
ponctuellement avec de nombreuses marques sur des projets spécifiques, que ce soit avec Bulgari pour
une collection capsule de maroquinerie aux couleurs de pierres précieuses (2010) ou avec H&M sur une
collection qui fleure bon le monoï
(2009). Ouf. Une bio époustouflante pour un jeune homme de
40ans et des poussières.
En septembre dernier, le défilé
de la collection printemps-été 2013
marquait les 15 ans du label de
Matthew Williamson. Quinze ans
depuis cette fameuse première collection «Electric Angels». Le défiléanniversaire était époustouflant de
beauté. Le thème? L’Inde, évidemment. «Quoi que je fasse, c’est toujours par ce prisme que les gens ont
une lecture de mon travail. Plutôt
que de combattre cette étiquette, je
me suis dit que j’allais en tirer
parti», confie le styliste. En toile de
fond, les couleurs et le rayonnement du pays. Mais dans la trame
des vêtements de Matthew
Williamson, c’est bien plus que
cela: «Il y a un incroyable niveau de
savoir-faire technique dans mes habits. J’aime le glamour et tout doit
paraître léger et facile, mais cela ne
veut pas dire qu’il n’y a pas tout un
processus très précis et exigeant là
derrière», rappelle le styliste, qui
emploie 47 personnes dans son
studio londonien. Si cette collection anniversaire était fidèle à l’esprit du début de Matthew Williamson, on constatait également à quel
point la marque avait gagné en so-
phistication. En témoignaient par
exemple les innombrables broderies et les vestes nehru taillées dans
un tweed dont les couleurs semblaient avoir été directement puisées dans les pigments du Holî Festival. Pour le thème de certains
imprimés, Matthew Williamson a
fait appel à l’artiste américain
Shane McAdams. Ensemble, ils ont
développé un travail iconographi-
que autour de paysages abstraits,
puisés dans les imaginaires foisonnants du Kerala et du Népal. Ce fut
aussi pour Matthew Williamson
l’occasion de lancer sa première
collection de chaussures, après
avoir des années durant travaillé
avec des designers comme Manolo
Blahnik ou Charlotte Olympia. Des
ornements, des franges et des
peaux exotiques témoignent elles
DR
La carrière de Matthew Williamson
ne se résume bien sûr pas à habiller
des jeunes filles évanescentes qui
traversent la vie une coupe de
champagne à la main. En quinze
ans, il a assis sa marque comme l’un
des plus solides labels britanniques, avec un rayonnement international. Dès 2002, il part défiler à
New York à la faveur de l’intérêt
croissant que lui portent la presse et
les acheteurs. En 2007, alors qu’il
fête les 10 ans de son label, il revient
à la Fashion Week de Londres – à
laquelle il est fidèle depuis – pour
un show durant lequel Prince se
produit en live. Le Design Museum
le célèbre en grande pompe et lui
consacre une exposition intitulée
«Matthew Williamson – 10 years in
Fashion». L’année marque aussi un
tournant économique: l’arrivée de
capitaux plus importants dans l’entreprise. Les premiers investisseurs,
Baugur Group, arrivés en 2006, sont
rejoints par TSM Capital et Aronsson Group. Matthew Williamson et
Joseph Velosa, les fondateurs, gardent toutefois 52% des parts. Après
l’ouverture de sa première boutique en nom propre à Londres en
2004, trois autres magasins ont
suivi dans les endroits les plus stratégiques du point de vue commercial: New York, Dubai et le Quatar.
«C’est essentiel de comprendre le
business model de votre entreprise
si vous voulez réussir, explique Matthew Williamson. J’ai été incroyablement chanceux d’avoir eu, dès le
départ, un partenaire dans les affaires qui soit aussi mon meilleur ami.
Il continue d’être la force directive
pour les stratégies d’entreprise,
mais il n’y a rien dont on ne discute
pas ou sur quoi on ne trouve pas un
accord. A l’inverse, je le consulte
tout autant pour les questions créatives. L’une des meilleures décisions
que nous ayons prises fut d’ouvrir le
magasin de Londres en 2004, puis
les investissements ont été cruciaux
pour l’expansion de la marque.»
Tout au long de ces 15 années, les
récompenses pleuvent: en 2008, il
gagne le Red Carpet Designer of the
Year aux British Fashion Awards,
après avoir gagné le Elle Designer of
the Year en 2005 et le Moët et Chandon Fashion Tribute Award en
2005. A côté du succès de sa propre
marque, il devient en 2005 directeur artistique de la maison Pucci
au sein du groupe LVMH. Une maison qui lui va comme un gant, où il
poursuit alors son travail sur les
couleurs, les imprimés avec, en arrière-fond, un parfum de glamour
et d’insouciance. Il collabore aussi
Un modèle de la collection printemps-été 2013
de Matthew Williamson.
aussi d’une inspiration métissée,
optimiste et aventurière, quoique
les chaussures soient peu adaptées
pour un treck au Kerala.
Et maintenant, que reste-t-il à
construire? Depuis septembre
2011, Mathew Williamson a lancé
avec le groupe italien Mariella Burani une ligne bis nommée MW, qui
propose une mode plus abordable
financièrement et plus commerciale en termes de style. Vient encore étoffer les rangs de son offre,
depuis peu, une ligne de robes de
mariées. La vente online tout
comme le site internet de Matthew
Williamson sont la preuve de l’intérêt de l’entreprise à trouver et à défendre une place de choix sur les
plateformes numériques. En 2013,
le lancement d’une collection de
maroquinerie est prévu. Alors, que
reste-t-il à conquérir? D’autres
voyages peut-être, d’autres Indes
auxquelles rêver encore, tout en
restant profondément britannique.
Que dis-je, britannique: Matthew
Williamson est avant tout le petit
gars de Manchester. «Je suis célèbre,
mais pas trop, je reste dans un marché de niche confie le styliste. Parfois, on me reconnaît lorsque je suis
dans la file du Starbucks et on me
demande une photo. N’est-ce pas
incroyable que quelqu’un veuille
une photo de moi?»
>> Retrouvez la vidéo des 15 ans
de Matthew Williamson sur:
www.letemps.ch/mode
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
SUCCESS STORY
BrunelloCucinelli,
lecapitalisteest
unhumaniste
L’Italien a fait fortune en proposant
aux femmes des pulls en cachemire
colorés et cintrés. Du haut du village
du XIVe siècle où il a installé
sa fabrique et sa maison, il règne
sur sa marque comme un souverain
soucieux du bien-être de ses vassaux.
Par Catherine Cochard, de retour de Solomeo
Deux silhouettes issues
de la collection printemps-été
2013 de Brunello Cucinelli.
C
e pourrait être le pitch
d’un film. Ou le début
d’une
biographie
qu’on dévore et qui
narre la vie d’un entrepreneur de talent,
parti de rien et arrivé à tout. A
59ans, Brunello Cucinelli dirige
depuis plus de trente ans la marque qui porte son nom. Un nom
synonyme de réussite économique d’abord: en 2012, la marque a
enregistré un chiffre d’affaires de
280 millions d’euros, elle engage
près de 1000 employés autour du
monde, est vendue dans 59 pays et
produit chaque saison plus de
1500 pièces – vêtements et accessoires confondus –, un pull femme
coûtant en moyenne 1000 francs,
un pantalon 500 francs et une
veste homme en cachemire
2500 francs. Le marché le plus porteur de la marque sont les EtatsUnis (30% des exportations), alors
que 20% de la production est
consommée directement en Italie.
Pour continuer à se développer, le
businessman a ouvert en avril
2012 un tiers du capital de sa maison de prêt-à-porter à la bourse de
Milan. Voilà pour ce qui est du succès chiffré et chiffrable.
Quant au succès symbolique, il
est tout aussi parlant, mais surtout
plus passionnant à raconter. Car
pour bien en faire le récit, il est
nécessaire – indispensable même –
de se rendre dans le fief du seigneur Cucinelli, à Solomeo, hameau médiéval juché sur une col-
PHOTOS: DR
12
line en Ombrie, à une poignée de
minutes en Fiat de Pérouse, au
centre de la Botte. «Solomeo, c’est
le village de ma femme, explique
avec entrain, en français dans le
texte mais italien dans le phrasé,
l’entrepreneur. Je l’ai découvert il y
a plus de trente-cinq ans et j’en
suis tombé fou amoureux! Je suis
moi-même né et j’ai grandi dans
un village, j’avais donc déjà en moi
cette culture.»
Le décor magistral pose les bases du récit alors que la personnalité débordante de Brunello Cuci-
nelli définit son protagoniste. Et
quel protagoniste! Un personnage qui a insufflé son énergie et
sa passion avec générosité, à la fois
pour rénover les maisons, les rues
et les édifices de Solomeo – les rénovations ont commencé il y a
plus de trente-cinq ans et se poursuivent aujourd’hui – et pour
monter sa petite entreprise de niche, sans un sou, mais avec une
richesse infinie d’idées et d’envies.
L’homme est souriant, affable, il
aime partager sa passion pour les
grands auteurs. Il a du reste accro-
ché aux murs de son bureau plusieurs portraits de
personnalités inspirantes,
de Barack Obama à Steve
Jobs en passant par Nietzsche. Des penseurs qu’il cite
volontiers en fin de phrase
pour illustrer ses propos.
«Vers les années 1750, JeanJacques Rousseau a dit une
chose très belle. Il explique en
substance que la vie en ville
est un peu dure, et qu’il faut
retourner habiter dans les villages pour discuter et projeter
le futur. Je partage son avis et
c’est une des raisons qui m’ont
poussé à installer ma société à
Solomeo. Dans un village, on ressent moins la solitude que dans
une grande ville, la qualité de vie
est excellente, il fait bon vivre. Bon,
en contrepartie, il faut bien admettre que, dans un village, tout le
monde sait tout sur tout le monde,
pas moyen de rester discret…»
Solomeo n’est pas un village
comme un autre. Ou c’est la société
de Brunello Cucinelli qui n’est pas
une société comme les autres. Difficile à dire, tant le lieu et la marque se confondent. Par exemple,
les villageois portent tous les vêtements et accessoires de la marque,
comme un défilé perpétuel mis en
scène – et en pratique – dans une
vie quotidienne et simple, la vie
qu’affectionne le créateur. «J’aspire à une vie tranquille. Beaucoup de gens pensent que vivre
normalement, ce n’est pas suffi-
sant pour être heureux. Moi, je
prétends que c’est absolument le
contraire!»
On est bien loin des catwalks
milanais et des chichis de la
Fashion Week. A Solomeo, les employés de Monsieur Cucinelli ont
le village dans sa totalité à disposition. Un premier bâtiment en
bas du hameau abrite les ouvrières spécialistes des différentes
machines à tisser le cachemire,
mais aussi les professionnels du
design, du visual merchandising,
de la communication et des relations publiques. Dans la tour au
centre de Solomeo qui s’appuie
sur l’église, fait de l’ombre au
théâtre Cucinelli et surplombe les
environs, œuvrent les artisans
aux doigts d’or qui contrôlent les
créations avant qu’elles ne soient
commercialisées, travaillent à la
main les pièces qui ne peuvent
être entièrement créées par les
machines et surtout réparent les
vêtements renvoyés par les
clients, qui ne se résolvent pas à
jeter de telles merveilles de douceur cachemire…
A midi, lorsqu’il est temps de
nourrir les estomacs, les employés
de l’Italien se dirigent vers la cafétéria de l’entreprise. Une cafétéria
qui fait rêver: sur les tables dressées dans une demeure rénovée
du XIVe siècle se trouvent disposées les mozzarellas de buffala, les
tranches de prociutto crudo et les
arvoltoli, soit des galettes de focaccia frites dans l’huile d’olive,
Mode
13
DR
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Vue sur la bâtisse du XIVe siècle dans laquelle Brunello Cucinelli a installé son bureau et ceux d’une partie de ses employés, au cœur du village italien de Solomeo, en Ombrie.
une spécialité de la région de Pérouse. Sans oublier la pasta, le nerf
de la guerre. Une cuisine savoureuse préparée par les grands-mères du village, trop contentes
d’avoir du monde à table. «Mes
employés travaillent huit heures
par jour, ensuite ils rentrent chez
eux, pour profiter du reste de la
journée. C’est pour moi extrêmement important qu’ils travaillent
dans un cadre agréable et qu’ils
puissent mener leur vie normalement en rentrant le soir. On peut
faire du travail sérieux et faire
fructifier les affaires, tout en respectant l’humain.»
Rien ne prédestinait Brunello
Cucinelli à devenir le king du cachemire «made in Italy». «Mon
père travaillait la terre, et lorsque
j’étais enfant nous vivions dans un
petit village. Mon enfance fut très
heureuse. Quand j’ai eu 15 ans,
nous avons déménagé en ville et
mon père a commencé à travailler
à l’usine. Il faut bien comprendre
qu’alors, dans les années 60, en Italie, c’était le rêve de tous les paysans de laisser la terre pour devenir ouvrier, c’était très valorisant!»
Et pourtant… «J’ai alors vu s’opérer
un changement chez mon père.
Lorsqu’il rentrait le soir, il avait
l’air accablé, il avait perdu sa sérénité et la façon dont ses supérieurs
le traitaient l’humiliait. C’est à ce
moment-là que j’ai décidé qu’une
fois adulte je m’appliquerais à respecter en toute chose la dignité
des hommes.»
Les années passent et Brunello
Cucinelli suit le meilleur apprentissage possible: celui de la vie.
«Entre 15 et 25 ans, je n’ai absolument rien fait! Je n’étudiais pas
vraiment, un peu l’ingénierie mais
pas sérieusement. Je passais mon
temps dans les bars et les cafés, à
discuter avec les gens, à parler de
tout: de politique, d’économie, de
philosophie, de religion et – bien
sûr – des femmes! Ce fut pour moi
la meilleure des écoles!» Puis il se
met à lire la philosophie et découvre notamment Emmanuel Kant.
Une phrase de lui le guide au quotidien: «Deux choses m’importent:
Le ciel étoilé au-dessus de moi et la
loi morale en moi.»
Ce sont peut-être les personnages hauts en couleur rencontrés
durant son adolescence qui l’ont
inspiré. «J’avais toujours eu envie
de travailler dans le prêt-à-porter
et dans la maille, parce que c’est
une des spécialités de la région. Si
j’ai choisi le cachemire, c’est parce
que je voulais évoluer dans l’industrie du luxe et que personne
dans le coin ne s’était encore spé-
«ON PEUT FAIRE
DU TRAVAIL SÉRIEUX
EN RESPECTANT
L’HUMAIN»
cialisé dedans. J’ai vu une opportunité à saisir.» Il a surtout eu une
intuition. «J’avais remarqué que
les femmes empruntaient les pullovers en cachemire de leurs maris.
J’ai alors décidé de créer des pièces
dans cette matière exprès pour elles, dans des couleurs autres que le
beige et en proposant des coupes
plus près du corps.» La bonne idée.
«Je me suis lancé avec zéro franc et
j’ai très rapidement écoulé ma première production de 53 pulls, ce
qui m’a encouragé à continuer.»
Un démarrage sur les chapeaux
de roue. «J’avais un tout petit bureau de 20 m2 et un téléphone.
Lorsqu’un client appelait, je lui disais de patienter. Je mettais alors
un petit mouchoir sur le combiné,
je changeais un peu ma voix et lui
faisais croire que je lui avais passé
la comptable! Je voulais donner
l’impression que la structure était
plus grande et organisée qu’elle ne
l’était, pour mettre en confiance
les acheteurs.» Il apprend les rouages de l’industrie tout en développant son entreprise, qui rencontre
le succès d’abord en Italie, en
Suisse, en Autriche puis en Allemagne. «Je n’y connaissais rien!
Lors de ma première participation
à une foire allemande, quand j’ai
vu la liste des acheteurs j’ai cru
qu’un seul homme extrêmement
puissant régnait sur le prêt-à-porter en Allemagne et que son nom
était «Modehaus». Monsieur Modehaus possédait des boutiques
dans toutes les villes du pays!»
Très vite, l’amateur fait place au
professionnel. Les affaires fonctionnent à merveille, les commandes se multiplient, la marque Brunello Cucinelli affirme sa position
dans les hautes – et très chères –
sphères du luxe mondial. «En Italien, on utilise deux mots très proches pour signifier que quelque
chose coûte cher: «costoso» et
«caro». Quand on emploie «costoso», ça signifie que le prix est très
élevé, mais que c’est justifié. Alors
que «caro» veut dire que c’est cher,
sans bonne raison. Moi, je voulais
faire un produit «costoso», très artisanal, très précieux. Un produit
qui ne se jette pas. Même lorsqu’ils
sont usés et que ma femme insiste
pour mettre mes pulls en cachemire à la poubelle, je le lui interdis.
On n’est pas le propriétaire d’un
pull en cachemire, on n’en est que
le gardien.» Une phrase qui n’est
pas sans rappeler le leitmotiv de
Patek Philippe. «Je possède cinq
montres, dont plusieurs de cette
marque. J’ai eu la chance de visiter
la manufacture il y a longtemps et
j’ai eu envie de faire pareil qu’eux,
mais dans le cachemire. Si vous
voulez lire l’heure sur la meilleure
des montres, vous achetez un
garde-temps suisse, si vous voulez
boire le meilleur vin mousseux du
monde, vous ouvrez une bouteille
de champagne français et si vous
voulez porter le plus beau des
pulls en cachemire, c’est une pièce
italienne qu’il vous faut munie de
l’étiquette «Brunello Cucinelli
made in Italy». C’est en pensant à
ces exemples prestigieux que j’ai
construit ma marque.»
Si Brunello Cucinelli se nourrit
de spiritualité, il n’a pas peur du
succès dans les affaires. Bien au
contraire. «Je suis capitaliste et je
crois au capitalisme! Mais un capitalisme contemporain, qui fait du
profit sans blesser les êtres humains, sans les atteindre dans leur
dignité. C’est à mon père que je
pense, à sa vie de travailleur humilié, mais aussi aux bergers qui gardent les chèvres en Mongolie et en
Chine dans des conditions extrê-
mes et par des températures bien
en dessous de zéro. Ces bergers
sont à la fois la composante première et indispensable de ma marque. C’est grâce à leur travail, au
soin qu’ils portent à leurs bêtes
que je peux créer des pulls en cachemire de cette qualité-là. Je leur
dois, à eux comme à mes employés, le respect de la dignité humaine.» Et de citer l’empereur Hadrien: «Je me sens responsable de
la beauté du monde.» Protecteur
mais non propriétaire de cette
beauté. «Lorsque j’ai commencé à
restaurer Solomeo il y a plus de
trente-cinq ans, j’ai endossé le rôle
de gardien de ce village. Tout ce
que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour
moi mais pour ceux qui viendront
après moi. Le théâtre que j’ai construit me survivra et servira aux générations futures.»
Si l’entrepreneur italien est
aujourd’hui à la tête d’un véritable
empire, il aspire à une vie simple.
DR
Président et CEO Brunello Cucinelli.
Certes, il possède une très belle est
grande maison que le visiteur
longe sur plusieurs dizaines de
mètres en arrivant à Solomeo.
Mais ce n’est pas le plus important.
«Si dans la vie tu veux trop posséder, tu te rends malheureux. Parce
que dès que tu deviens propriétaire de quelque chose, tu as peur
de le perdre. Moi, c’est une vie normale qui me rend heureux.» Une
vie simple mais disciplinée, puisque tous les matins Monsieur Cucinelli se réveille à 5 heures et commence sa journée par une heure
de yoga et de natation avant de se
mettre au travail. «Il me suffit de
peu de choses pour être heureux.
Je peux quasiment me passer de
tout, sauf des livres. C’est la seule
chose à laquelle je suis attaché. Les
livres m’ont montré la voie à emprunter dans la vie; la vie m’a fait
comprendre le sens des livres.»
L’Italien ne lit pas les journaux,
ni ne regarde la télévision. «J’ai
ainsi beaucoup de temps à disposition pour rester avec moi-même.
J’aime la solitude. Pendant les vacances, je voudrais rester chez
moi, mais ma femme veut partir…
Alors je lui dis de choisir la destination de son choix et de m’enfermer dans la maison. Je n’ai pas besoin de sortir. Il me suffit de rester
au coin du feu, à regarder les flammes pendant des heures pour être
bien. Je me retrouve complètement dans le concept de l’otium.»
Les Romains divisaient la vie en
deux zones. La première – l’otium –
consiste en une sorte de loisir qui
n’est pas synonyme d’absence de
travail, mais d’un temps passé à
s’occuper de ce qui est proprement humain, comme la vie publique, les sciences, les arts. En opposition à la seconde – le negotium –
caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins
vitaux et paradoxalement rendant
possible l’otium. Autrement dit, il
faut commencer par s’occuper de
son négoce, et quand les affaires
vont bien, on peut se plonger dans
l’existence contemplative…
>> Retrouvez le documentaire sur:
www.letemps.ch/mode
Mode
14
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
INTERVIEW
CédricCharlier,
entredévoilement
etprotectiondesoi
La deuxième collection du créateur belge est un oxymore:
des armures de charme. S’inspirant d’une exposition
de cuirasses japonaise, il a poussé à l’extrême l’idée
du vêtement qui protège sans le montrer. Rencontre.
Par Isabelle Cerboneschi
Le Temps:
En regardant
votre collection, j’avais
le sentiment de
voir défiler
des protections
douces.
Cédric
Charlier:
Vous êtes en
plein dans le
mille. L’idée de
cette collection
est venue d’un
voyage que j’ai
fait au Japon il y a
quelques mois. J’y
avais vu une
exposition d’armures
shogun et ces formes
de cuirasses m’ont
semblé extrêmement
attractives. Je trouvais
intéressant de partir de
quelque chose de rigide
et de l’amener vers la
légèreté, la fluidité. Ne
garder que l’idée
symbolique de la
protection. J’ai choisi
quelques mots clés et
j’ai travaillé sur ce que j’ai appelé
«des armures de charme». Il y a
derrière ces pièces tout un travail
de construction, des tissus
découpés au laser. Les matières se
croisent, se superposent et
donnent un esprit de feuilletage.
La robe devient un accessoire de
séduction.
DR
Son écriture est sienne, reconnaissable. Si l’on pouvait personnifier sa mode, on lui accorderait certaines qualités morales dont la
franchise, une rigueur qui n’exclut
pas la légèreté, un sens profond des
réalités, ce qui n’a jamais empêché
quiconque de rêver...
On pourrait parler longtemps de
sa collection automne-hiver 2013,
découverte en février dernier, son
vestiaire sophistiqué où s’unissent
les contraires – le mat et le brillant –,
où le créateur semble avoir donné
un coup de fouet aux inconciliables
rose shocking et vert Bruegel afin
qu’ils s’accordent, où il a exhumé
des miniatures médiévales afin de
les ancrer dans notre réel, avec un
sens parfait de l’à-propos. Mais l’on
est en mai et le printemps s’est suffisamment fait prier pour que l’on rechigne à replonger déjà dans l’hiver.
Revenons donc à son printemps-été.
Pour sa deuxième collection, Cédric Charlier s’est livré à un exercice
qui aurait pu être périlleux: comment exprimer la protection, le vêtement comme armure, mais tout
en légèreté, voire même en transparence? Avec des couleurs vibrantes
et des effets de matité, des matières
comme de l’éponge qui semblent
absorber la lumière.
C’est finalement à lui de nous le
dire…
Look de la collection
automne-hiver 2013-2014.
Ce qui est paradoxal avec l’idée
de protection.
Je pense que quand vit une relation, quelle qu’elle soit, on met
toujours une protection entre soi
et l’autre. Il y a la personne que
l’on est et celle que l’on montre. Et
si une robe peut aider une
femme, dans ce processus de
dévoilement et de protection de
soi, c’est un plus.
La nouvelle génération de créateurs semble plus consciente de
l’époque dans laquelle on vit que la
génération précédente, et crée des
collections très ancrées dans la
réalité.
Bien sûr. C’est indispensable. On
ne sait plus très bien si on est
sorti de la crise ou si on y est entré
de nouveau. En tout cas, elle nous
a tous frappés. On vit une période
de transition et pour ceux qui
Cédric
Charlier:
«Il faut alléger
le vêtement
pour alléger
la vie.»
parviendront à la traverser, le
futur sera beau. La nouvelle génération est consciente de ce qui
fonctionnait avant et de ce qui ne
fonctionne plus. En ce qui me
concerne, je veux développer des
vêtements qui interagissent avec
la cliente, que l’appropriation
soit immédiate. J’ai envie qu’elle
entende l’appel du vêtement.
J’aime l’idée qu’un vêtement soit
vivant.
C’était courageux de votre part
de créer votre propre maison
dans cette époque particulière…
Je suis ravi d’apparaître à ce
moment-ci. Il y a une place pour
nous, à côté des maisons de luxe
et des magazines, qui imposent
leurs diktats. On est pris en
considération. Je le ressens très
fort, tant du côté des journalistes
que des acheteurs. Mais cette
période économique pousse
vers le changement. On aspire
à autre chose. De nouvelles
boutiques commencent à
s’imposer, avec de jeunes
acheteurs qui souhaitent
apporter du nouveau. Et ceci
partout dans le monde: en
Europe, en Chine… C’est
extrêmement encourageant.
ALFREDO PIOLA
C
édric Charlier jouit
d’un coefficient de
sympathie particulier
auprès des journalistes. Cela se comprend
d’ailleurs. Sa mode a
quelque chose d’immédiatement
appropriable. Elle n’exclut pas,
mais n’est pas simple pour autant.
C’est plus subtil que cela.
Avant de créer son propre label il
y a un an et demi, cet ancien élève
de l’Ecole nationale des arts visuels
de La Cambre, à Bruxelles, a mis son
talent au service de quelques marques avec une singulière absence
d’ego. Il y a d’abord eu Céline, époque Michael Kors pendant deux
ans, puis Jean-Paul Knott, deux années encore. De son passage chez
Lanvin, où il est resté six années, il
dit avoir appris auprès d’Alber Elbaz le respect de la femme: le fait
qu’elle soit plus importante que son
vêtement. Cela peut sembler
un truisme et pourtant…
Des quatre saisons qu’il a
passées chez Cacharel en
tant que directeur artistique, il en a gardé le goût
de l’imprimé et des couleurs. Mais ce qui est
important, dans
une expérience,
c’est ce que l’on
en fait après.
Qu’est-ce que les acheteurs chinois
recherchent chez vous?
Ils ont désormais conscience qu’il
existe une autre expression créative que les labels de luxe. Ils sont
prêts à éduquer leur clientèle et à
leur montrer que l’on peut être
reconnu et s’habiller d’une autre
manière. Et ils ont mis très peu de
temps à en prendre conscience.
On sent chez ces acheteurs un
vrai désir de montrer ce qu’est un
créateur. Ils sont curieux, ils
demandent plus que la collection, ils veulent savoir d’où viennent les matières, ils ont une soif
de comprendre la manière dont
on fait les choses, et pourquoi on
les fait ainsi. C’est très gratifiant.
Vous parlez de fabrication. Il y avait
beaucoup de vêtements coupés
bord francs dans votre dernière
collection.
Absolument. Mon travail est axé
sur la coupe et j’aime utiliser la
technique de découpe au laser: elle
permet de comprendre immédiatement quelles sont les lignes qui
suivent le corps, sans les bords
traditionnels.
Est-ce qu’un ourlet rend les choses
plus floues?
Non, mais il plombe, il alourdit. Il
faut alléger le vêtement pour
alléger la vie. Quand on est styliste, avant de parler de style ou de
quoi que ce soit d’autre, on travaille sur la géométrie, sur un
volume, une troisième dimension.
Après on s’interroge sur la fonction. J’aspire à me rapprocher des
femmes pour comprendre leurs
besoins. Quand je parle d’appropriation immédiate, ce n’est pas
un caprice. Je souhaite arriver à
faire un vêtement qu’une femme
va voir, désirer, vouloir porter
immédiatement, et une fois porté,
il faudrait presque qu’elle l’oublie.
Parce que cela voudrait dire qu’il
fait corps avec elle. Qu’il ne contraint pas. Je souligne le corps. Je
le mets en évidence, je le suggère,
mais pas question de l’étrangler…
Comment construisez-vous
vos collections?
Imposer une silhouette de la tête
aux pieds, cela ne m’intéresse pas.
C’est un concept daté. Je préfère
parler de moments. J’essaie d’en
proposer différents dans ma
collection.
Quel est votre moment préféré?
Tout dépend avec qui l’on est…
Mode
PHOTOS: DR
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Silhouettes de la collection printemps-été 2013.
Je parlais de votre dernière
collection…
J’apprécie tout particulièrement la
partie orange de la fin du défilé,
que j’ai appelée mercurochrome
monochrome. Elle s’adresse à un
moment de la journée assez définie, de 17 heures jusqu’à l’aube.
Mais je serais ravi de voir une
femme porter ces robes-là un
mardi matin à 10 heures. Tout
dépend de l’esprit avec lequel on
les porte. Chacune définit son
moment, en réalité. Ce n’est pas
très intéressant de savoir ce que
j’ai imaginé. Cette couleur amène
une luminosité au visage. L’idée de
ne pas disparaître dans une robe,
tout en ayant une robe présente et
lumineuse, voilà ce qu’il y a dans
cette collection.
Vous parlez de lumière, or elle
paraissait absorbée par des matières
mates.
J’ai travaillé avec des crêpes mousseux qui ont très bien pris la couleur. Ils donnent presque une
sensation d’absorption, une vibration intérieure.
D’où provient cet imprimé
qui semble avoir été créé à grands
coups de pinceau?
J’avais découvert le travail de l’artiste Jeppe Hein à la Saatchi Gallery,
à Londres. Il travaille sur la réflexion. Son œuvre m’a touché,
surpris. Il y avait notamment un
immense miroir au mur (Mirror
Wall, 2010, ndlr): quand on passait
près de lui, il commençait à vibrer.
Je me suis vu mais tout bougeait.
Cela m’a donné l’idée d’essayer de
rendre un imprimé vivant. J’ai donc
travaillé sur des motifs vibrants,
avec des gestes extrêmement
spontanés. Ce sont des imprimés
maison, c’est de la peinture. Tout le
reste de la collection est extrêmement contrôlé. Et eux arrivent
presque comme un accident.
Quand on lance une marque,
que garde-t-on de ce que l’on a fait
avant?
Ma période la plus intense, c’était
chez Lanvin. C’est une école. J’ai eu
beaucoup de chance de travailler
aux côtés d’Alber Elbaz: il partage
et transmet. C’est un maître. Il m’a
transmis le respect de la femme, la
connaissance de son corps et la
certitude qu’elle est plus importante que la robe.
Et qu’avez-vous appris de votre
passage chez Cacharel?
J’avais pris cette mission comme un
exercice. Ce n’était pas évident.
Chaque femme a vécu une histoire
avec Cacharel, que ce soit la mère,
la fille… La marque a un impact
populaire immense. J’ai voulu la
rendre contemporaine. J’ai travaillé
un univers floral qui me convenait,
sans reprendre les fameux Liberty
historiques. J’étais plutôt libre dans
ma démarche et ça a duré ce que ça
a duré. Cacharel m’a ouvert l’esprit
sur l’imprimé et le monde de la
couleur.
Votre langage, votre style
est très différent de vos expériences
passées.
Quand on travaille pour quelqu’un, il y a des choses que l’on
retient, qui nous touchent plus que
d’autres. Mais aujourd’hui j’ai ma
propre méthode, totalement
différente de ce que j’ai pu faire
chez Lanvin ou chez Cacharel. Le
langage est différent puisque ma
liberté d’expression est totale.
Le fait que vous ayez signé un contrat
de licence avec le groupe AEFFE
(Alberta Ferretti, Moschino, Pollini),
cela vous impose-t-il des directives,
des souhaits exprimés de plans
de collections?
Oui, mais les souhaits sont communs. C’est un travail d’équipe. Je
me sens respecté dans un système
de licence. Il y a le désir d’offrir un
éventail de propositions satisfaisant pour tout type de boutiques,
mais il n’est pas question qu’il soit
trop large. Le style est en train de
s’installer, la signature va s’inscrire
au fil des saisons. C’est important
de rester concentré sur son désir.
L’omniprésence des Belges dans
le monde de la mode à Paris, qu’ils
soient créateurs ou concepteurs
de défilés, est impressionnante.
Et pourtant, on ne peut pas parler
d’un style belge.
Vous avez tout à fait raison. Si on
parle de la mode française, de la
femme française, tout de suite des
images apparaissent. La mode et
la femme françaises existent
parce qu’il y a une tradition de
haute couture à Paris. Cet héritage
se ressent dans les maisons. En
Belgique, c’est tout à fait autre
chose. Quand les Belges sont
apparus, quand on a commencé à
parler des «Six d’Anvers»* qui
n’avaient rien d’autre en commun
qu’une ville et une école, leurs
différents univers ont été montrés
au grand jour. Mais sans antério-
rité, sans le poids d’une histoire
de la mode. Les créateurs ont
donc pu disposer d’une liberté
d’expression naturelle. La Belgique est tellement petite que l’on a
la sensation de ne pas avoir
grand-chose autour de nous et
qu’il nous faut tout imaginer…
Vous parlez de la mode française,
de la femme française. Mais il y a
aussi la Parisienne, qui dans
le monde de la mode est
un personnage à part.
Plus que tout, ce qui peut distinguer une Parisienne d’une autre
femme, c’est l’esprit. En tout cas, il
me plaît de le croire Qu’elle soit
en petite robe noire ou en jean
avec des chaussures pointues, elle
a une connaissance particulière
du vêtement, cet esprit qui permet d’apporter un twist et que
l’on ne retrouve dans aucune
autre métropole.
*Les «Six d’Anvers» était l’appellation
que l’on a donnée en 1988 à six
créateurs diplômés de l’Académie
royale des beaux-arts d’Anvers:
Walter van Beirendonck, Ann
Demeulemeester, Dries van Noten,
Dirk van Saene, Dirk Bikkembergs
et Marina Yee.
15
Hermès à Bâle, Berne,
Crans-sur-Sierre, Genève,
Gstaad, Lausanne, Lucerne,
Lugano, St.Moritz, Zurich.
Hermes.com
Mode
18
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
MODE STORY
Lesracinesafricaines
delasaharienne
PHOTOS: DR
Souvent, les vêtements les plus simples sont ceux qui perdurent et inspirent les générations à venir.
Tel fut le cas de la marinière, de la petite robe noire et de la saharienne. Par Antonio Nieto
En haut, de gauche à droite: Costume National, Kenzo, Miharayasuhiro, Bottega Veneta. En bas, de gauche à droite: Balmain, Berluti, Vivienne Westwood, Smalto.
E
lle fait à la fois office de
chemise et de veste, en
coton épais assez raide
ou en lin, traditionnellement sable, beige ou
kaki, toujours portée en
dessous de la taille, avec quatre
poches plaquées à rabat et à soufflet sur le bas de la veste et sur la
poitrine. Avec une ceinture ou une
martingale pour marquer la silhouette. Les présentations étant
faites, passons au pedigree…
Historiquement revêtue par
Lord Kitchener pendant la campagne anglaise au Soudan de
1886 à 1899, cette veste était à
l’origine en armure de sergé de
coton très serré avec un col droit
d’officier. Elle s’est améliorée
grâce à la toile Grenfell, une gabardine de coton aux fibres longues très lourde et résistante. Plus
solide, elle protégeait de la pluie,
de la neige et du vent.
Cependant, les photos des officiers aperçues dans les journaux
du moment ne suscitèrent guère
l’envie chez les élégants de l’époque de l’adopter: trop militaire,
trop rigide, trop liée à la guerre.
Il a fallu attendre qu’un écrivain
américain s’en empare – Ernest
Hemingway – pour la rendre désirable. Lorsqu’en 1933, il part pour
un safari en Afrique de l’Est et rédige Les Neiges du Kilimandjaro, il
conçoit pour l’occasion avec la
marque Willis & Geiger une veste
safari (on ne l’appelait pas encore
saharienne) et remplace la ceinture par un élastique à l’intérieur.
Grâce à lui, la safari réussit à se
détacher de sa connotation typiquement militaire. En 1952, l’écrivain est victime d’un accident
d’avion en Afrique occidentale. Ses
photos font le tour du monde, ce
qui renforce son mythe et confère
à la veste, devenue son «uni-
forme», une grande popularité.
La production cinématographique américaine ne tarde pas à
reprendre et à développer le mythe du safari, du désert et du
monde colonial. Le Maghreb,
l’Afrique ou le Rajasthan sont les
toiles de fond des intrigues et des
histoires d’amour des stars hollywoodiennes des années 50 et 60.
Les protagonistes de ces films légendaires sont grands, forts, fascinants, beaux et surtout invincibles: des super-héros… Et ils
portent une saharienne impeccable. Comment oublier Clarke Gable dans Mogambo, Charlton Heston dans Karthoum?
Mais il faut attendre un autre
génie, cette fois-ci de la haute couture, Yves Saint Laurent, qui la présente lors de son défilé printemps-été 1966 et l’impose en
1968, avec sa collection africaine.
En 1969, lors de l’ouverture de la
boutique Rive Gauche d’Yves Saint
Laurent, le couturier et ses muses
Betty Catroux et Loulou de la Falaise sont photographiés portant
la Safari Jacket de la collection en
cours. La photo marque l’histoire
de la mode en propulsant cette
veste au statut d’icône.
Depuis, elle n’a jamais cessé de
hanter les podiums. Les couturiers
et les créateurs lui dédient à chaque saison une place spéciale, et
cette année, elle s’affirme encore
comme l’indispensable de l’été
2013.
En version veste, couleur noisette, serrée à la taille avec des poches ponctuées de boutons pression en acier chez Belstaff, en
sable chez Balmain, jaune safrané
chez Smalto, brique chez Berluti
avec une coupe très classique,
bleu marine chez Burberry.
Celle proposée par Emporio Armani est très souple et déstructu-
rée avec deux grandes poches appliquées.
Juun. J la propose maxi-large en
popeline de coton couleur sable,
avec deux grandes poches et un
col chemise.
Elle devient ainsi un étonnant
blouson chez Kenzo avec un col
chemise et un mini-trench chez
Miharayasuhiro.
En version chemise chez Bottega Veneta, lacée au cou, tandis
que chez Prada, elle est proposée
en manches courtes et col vert.
Chez Hermès, sable grise, poids
plume avec un col «baseball».
Créée en Angleterre à la fin du
XIXe siècle comme uniforme colonial des officiers britanniques, la
saharienne fut médiatisée aux
Etats-Unis durant les années 50
avant d’être sacralisée en France
en 1968. Son histoire ressemble à
un voyage dans l’espace et le
temps.
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
19
À SUIVRE
Lestreet
tailoring
selon
Juun.J
PHOTOS: DR
DR
Coup de projecteur sur le créateur sudcoréen Juun. J né Jung Wook Jun, l’homme
qui se cache derrière la marque du même
nom. Rencontre. Par Antonio Nieto
P
ourquoi
lui?
Sans doute parce
qu’il est le plus
prometteur
de
tous les créateurs
de mode masculine défilant à Paris. Mais reprenons au début.
C’est en 1992 que Juun. J
obtient son diplôme à
l’Ecole supérieure des arts
et techniques de la mode (Esmod)
à Séoul. Pendant plus de sept ans,
il travaille pour plusieurs marques masculines où il apprend à
allier le sens créatif à celui du
commerce. Une leçon qu’il mettra
en pratique pour sa propre ligne
«Lone Costume», qu’il crée en
1999 et présente de 2001 à 2006 à
la Seoul Fashion Week.
Mais le succès arrive en 2007,
lorsqu’il commence à montrer sa
ligne masculine à la Fashion Week
de Paris sous le nom de Juun. J. En
déstructurant les pièces traditionnelles de la garde-robe masculine,
il s’impose rapidement comme le
couturier le plus innovant de la
semaine de la mode parisienne.
Ce qui le rend unique, c’est sa capacité à
mixer des styles comme
le punk et le rock avec
des tenues classiques.
Ce qui définit l’essence Juun. J c’est le costume: «Je recrée le costume à chaque saison. Au
début de chaque collection,
j’aime l’interpréter à nouveau. La
silhouette du costume guide le
reste de la collection», soulignet-il.
Ses looks à la fois futuristes et
élégants sont versatiles. Au point
d’en perdre toute notion de genre,
s’adaptant à un sexe ou à un autre,
invariablement. Fortement inspiré par la culture de la rue, Juun. J
définit son style comme étant du
«Street Tailoring».
L’année 2012 est capitale pour
Juun. J: sa marque est intégrée
dans le groupe coréen Samsung
Cheil, leader de la distribution en
Corée et mécène de la jeune création à travers la bourse Samsung
Fashion & Design Fund, que le designer a remportée trois fois. Le
De gauche à droite: Silhouettes
de la collection printemps-été 2013.
quotidien Dong-a l’a élu comme
étant l’un des Fashion Designers
les plus représentants de la mode.
Dans son pays, il est une star. Ici,
cela viendra.
Pour sa collection printempsété 2013, il puise son inspiration
du côté des années 40: «J’ai été
profondément touché par le film
japonais Drunken Angel d’Akira
Kurosawa», dit-il. Le brief en bref:
les exploits d’un gangster après la
Seconde Guerre mondiale. De
nombreuses silhouettes de sa collection printemps-été 2013 découlent de ce film, qui joue
les références.
«A chaque nouvelle saison, je ne sais jamais à
l’avance ce qui en découlera.
Lorsque je commence une collection, j’ai toujours une silhouette en tête qui va donner le
ton à une allure forte, et qui va
synthétiser une approche personnelle. Pour cette collection, le
point focal c’est le jeu des matières», dit-il. Les vestes sont ajustées, les pantalons sont volumineux, et il réussit à les mixer pour
qu’ils ne fassent qu’un. Tel un uniforme, les looks sont forts, connectés et ajustés avec des épaules
étriquées.
Juun. J réussit à combler parfaitement l’écart entre le sportswear,
l’outerwear et les costumes. Il réinterprète la veste sportive comme
une pièce légère et neutre avec une
coupe exagérée, de nombreux vêtements de sport et il conclut avec
un trench, qui est sa pièce fétiche.
«Lorsque je porte un
trench-coat, je ne rajoute aucun accessoire.
Il est parfait tel quel.»
On retrouve toujours
cet esprit «uniforme déstructuré» derrière ses costumes de ville, comme un
clin d’œil à son passé dans
l’armée. C’est en effet juste
après son service militaire,
passage obligé pour tous les
Sud-Coréens que Juun. J a entamé
sa carrière dans la mode.
Malgré ses origines, Juun. J
n’essaie pas d’exprimer des looks
orientaux ou coréens. «Même si
des personnes disent apercevoir
des silhouettes asiatiques dans
mes collections», dit-il. «J’embrasse tout type de culture et d’information, peu importe d’où elles
proviennent. Lorsque les couturiers parlent d’eux-mêmes, ils devraient se considérer comme des
couturiers internationaux sans
nécessairement divulguer leurs
origines. Pas seulement dans le
monde de la mode mais dans toutes les industries», confie-t-il
Mode
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Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
HOMMES
Invitationauvoyage
PHOTOS: DR
Les collections
masculines de ce
printemps-été 2013
nous parlent d’ailleurs
réels ou fantasmés.
Songes d’Orient,
appel du large, «dolce
vita», elles jouent
avec nos rêves et
nous invitent à faire
entrer l’imaginaire
dans nos vestiaires.
Par Antonio Nieto
SILVIE ROCHE
Burberry
PHOTOS: DR
PHOTOS: DR
Backstage
du défilé Smalto
Dries Van Noten
Ermenegildo
Zegna
Maison
Martin Margiela
Hermès
Gucci
Miharayasuhiro
C
SILVIE ROCHE
Givenchy
Backstage du défilé John Galliano.
ertains partent à
l’aventure pour découvrir une civilisation, d’autres prennent la route pour le
voyage lui-même, le
hasard des rencontres. Cette fibre
vagabonde a envahi nos âmes nomades et l’on a tous ressenti un
jour le désir de prolonger ce plaisir de l’ailleurs, de retrouver dans
nos vies de tous les jours ces paradis laissés derrière soi.
Nourris de tous ces livres, de
ces films qui ont à jamais cristallisé certains lieux – leurs couleurs, leurs musiques, leurs tenues vestimentaires –, on porte
ancrées en nous des sortes d’images d’Epinal: la soie imprimée
c’est forcément Capri, le lin nous
parle de l’Inde, le coton de
l’Egypte…
Ce désir d’ailleurs s’immisce
dans notre vie quotidienne et
l’embellit de ses touches exotiques ou mystérieuses. Il s’exprime
dans nos assiettes, ou dans notre
vestiaire. Nous déambulons selon les saisons dans de multiples
«peaux» de voyageurs. Le printemps et l’été sont les périodes les
plus propices à cette évasion.
Appel du large, rêves d’Orient,
d’azur, ou voyage intérieur… les
créateurs de mode nous accompagnent dans notre désir de prolonger ces songes au cœur de notre quotidien urbain.
Damir Doma
Marin
Cette saison, la marinière ranime le
rêve d’océan qu’incarnent les marins au long cours. Ses rayures se
déclinent dans toutes les largeurs:
en épaisses bandes verticales marines sur blanc, cordonnées sur un
pantalon fuseau chez Acne ou en
total look de rayures de différentes
tailles et sens chez Gaultier. Elle se
fait discrète et blanche sur une
veste marine chez Neil Barrett et
devient rouge et bleu sur un polo
blanc Watanabe. Vivienne Westwood l’associe à une chemise
ouverte et foulard assorti pour un
look croisière chic repris aussi par
Hermès, Dior ou Wooyoungmi
dans un style plus dandy. Les couturiers se sont aussi amusés à détourner l’équipement du marin en
clins d’œil: le polo façon combinaison de plongée en néoprène chez
Prada, le ciré jaune chez Burberry,
Vuitton ou Jil Sanders, le pantalon
à pont chez Gaultier ou Moncler.
Riviera
Leurs pérégrinations les ont menés à faire revivre au fil des collections l’esprit Riviera. Cette élégance nonchalante, emblème du
chic à l’italienne, immortalisé par
Mastroianni dans la Dolce Vita. Ou
par Alain Delon dans La Piscine et
son côté félin irrésistible, chemise
blanche ouverte. Ces réminiscences sont présentes chez Berluti,
qui marie le pantalon blanc à une
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Kenzo
Salvatore Ferragamo
Louis Vuitton
Dior Homme
Jil Sander
Giorgio Armani
Les Hommes
Jean Paul Gaultier
PUBLICITÉ
CHARME | ÉCLAT
Etro
veste en seersucker bleu. Ce sont
souvent les teintes plus que la
forme qui rappellent celles de
cette Côte d’Azur où les bleus du
ciel et de la mer se tachent de toutes les couleurs des fleurs. Ainsi,
un vert végétal et un jaune mimosa sur un bermuda beige ensoleille cette silhouette créée par
Hermès, tout comme l’association
d’une chemise jaune, d’un pull en
V turquoise et d’un pantalon
orange surprend autant qu’elle séduit chez Ferragamo. Et toutes les
nuances de bleu: bleu de fumée
chez Gucci, ciel chez Kris Van Assche, outremer irisé chez Zegna,
marine sur un pull chez Iceberg
ou bleu clair et impression ludique de baleines blanches chez
Thom Browne. Viktor & Rolf laissent au ciel le soin de se refléter
sur les facettes miroir de ce sweatshirt gris sur pantalon large assorti.
Shorts et bermudas viennent
parfaire ce rêve d’azur et libèrent
la silhouette masculine du carcan
du pantalon comme chez Daks ou
Armani. Les matières aériennes
employées chez John Lawrence
Sullivan ou Kolor donnent cette
impression de liberté décomplexée propre à la Riviera.
Orient
Mais poursuivons le voyage jusqu’aux confins de l’Orient pour un
rêve parfumé, où l’érotisme af-
Songzio
fleure. La Chine de Duras, L’Inde
de Pasolini semblent avoir inspiré
ces évocations suaves. Vuitton,
Ann Demeulemeester, Dries Van
Noten ou Etro jouent avec le chatoiement des soies et les couleurs
chaudes et profondes: gris iridescent pour l’un, camaïeu de corail
ou orange et violet profond pour
le dernier. Quelques apparitions
subtiles de cachemire indien en
imprimé plastronnant chez Carven ou en déclinaisons éparses
chez Etro. Gucci taille ses chemises floues et ses pantalons fluides
dans des soies aux imprimés floraux. La veste coloniale au col
MAO se décline en soie rose
brillante chez Miharayasuhiro, ses
manches sont coupées au coude
chez Zegna.
Spirituel
Mais il est un voyage qui ne demande aucun bagage et qui n’a
comme destination que soimême. Cette quête de sérénité est
peut-être le plus périlleux de tous.
On retrouve cette aspiration dans
quelques collections dont on devine les influences religieuses.
C’est Riccardo Tisci, chez Givenchy, qui délivre son message ascétique en apposant des icônes
auréolées sur des tuniques en organza de soie blanche ou noire.
Cet été, la grisaille de nos matins laborieux s’habillera de tous
ces rêves du monde…
HORLOGERIE BIJOUTERIE JOAILLERIE
Basel Bern Davos Genève Interlaken Lausanne Locarno Lugano Luzern St. Gallen St. Moritz Zermatt Zürich
Berlin Düsseldorf Frankfurt Hamburg München Nürnberg | Wien | Paris | bucherer.com
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Talbot Runhof
Amaya Arzuaga
Paco Rabanne
John Galliano
Christian Louboutin pour le défilé
de Thierry Colson
Hermès
BACKSTAGE
Labellesaison
Dans les coulisses des défilés de prêt-à-porter printemps-été 2013
féminins et masculins. Reportage photographique: Sylvie Roche
Damir Doma
Akris
Leonard
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
BACKSTAGE
Chanel
Hermès
Andrew Gn
Miharayasuhiro
Arzu Kaprol
Chanel
Jean Paul Gaultier
Lanvin
Junko Shimada
Maison Rabih Kayrouz
> Suite en page 24
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
BACKSTAGE
Sacai
Louis Vuitton
Andrew Gn
Jean-Charles de Castelbajac
Givenchy
Lanvin
PHOTOS: SYLVIE ROCHE
hexa by kuho
Thierry Colson
Valentin Yudashkin
Allude
>> Retrouvez la suite du reportage
sur www.letemps.ch/mode
LONGCHAMP.COM
Mode
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Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
MÉTIERS D’ART
Légended’Ecosse
BACKSTAGE BY BENOIT PEVERELLI / CHANEL
La collection Métiers d’art de Chanel arrive dans les boutiques ce mois-ci. Elle fut l’objet d’un défilé
onirique en décembre dernier dans les ruines du château de Linlithgow en Ecosse. Elle aurait fort bien
pu ne pas voir le jour… Où il est question du rachat d’une manufacture de cachemire, d’une folle histoire
d’amour et des boucles que fait le temps. Par Isabelle Cerboneschi
Backstage
du défilé
Métiers d’art
Paris-Edimbourg
au château
de Linlithgow
où est née
Mary Stuart.
Flash-back
Monte-Carlo, 1924. A cette époque,
Gabrielle Chanel dirige quelque
3000 employés, son entreprise est
florissante, elle n’a besoin de per-
LORSQUE TOUT
CONCOURT
À LA MAGIE
D’UN MOMENT…
heurte à celui de l’autre, l’histoire
d’amour entre le duc et la couturière peut enfin commencer. Elle
durera cinq ans. Cinq années pendant lesquelles elle apprendra
beaucoup de cette Angleterre dont
elle refuse de parler la langue en
public. Elle y apprendra la pêche
au saumon dans les rivières des
Highlands, les randonnées, les longues balades à cheval dans un climat rugueux, et pour le contrer,
elle empruntera à son amant ses
vestes de tweed. Et un style. Elle
avait été l’une des premières couturières à oser proposer de la maille à
des femmes qui venaient à peine
de quitter leurs corsets: elle leur
apprendra à porter des tailleurs de
coupe masculine et fera entrer le
tweed dans les salons de couture.
«Les tweeds, je les fis venir d’Ecosse,
les homespuns (tissés à la maison,
ndlr) détrônèrent les crêpes et les
mousselines*.
On retrouve un peu de tout cela,
son esprit libre, son extravagance,
son histoire d’amour aussi, dans le
défilé Paris-Edimbourg qui passe
sous les arches, ou ce qu’il en reste,
du château de Linlithgow.
Et l’on pense aux boucles rugueuses que fait parfois le temps…
* Coco Chanel, Henry Gidel,
éd. Flammarion, décembre 1999
EATON ESTATE © PRIVATE COLLECTION
sonne pour assurer son train de vie.
Manque l’amour.… Charles, Le duc
de Westminster, curieusement surnommé Bendor, comme l’un des
pur-sang de son aïeul le marquis
de Westminster, vit la vie de ces
rares privilégiés à la tête d’une fortune telle qu’ils ne la connaissent
pas, et qui peuvent s’offrir tous
leurs rêves. Sauf l’amour. Encore
que… Séduit par Coco Chanel, il
l’invite à bord de son yacht, le Flying
Cloud, habitué du fait que les femmes qu’il y convie n’en redescendent pas. C’est mal la connaître…
Après un chassé-croisé de plusieurs mois où l’orgueil de l’un se
CHANEL
L
inlithgow, 4 décembre
2012. Des bougies par milliers font croire à l’existence du château de Linlithgow. Mais c’est un leurre.
Il ne reste de ce lieu qui vit
naître Mary Stuart en 1542 que la
peau de la pierre. Une ruine magnifique. Le château est à ciel ouvert et,
en ce jour de décembre, les flocons
tombent comme une manne irréelle. Noblesse oblige, l’Ecossaise
Stella Tennant, petite-fille du duc et
de la duchesse de Devonshire,
ouvre le défilé Métiers d’art ParisEdimbourg qui met à l’honneur
brodeurs, plumassiers, paruriers,
bottiers, modistes, formant le haut
artisanat de la mode. Les 350 convives s’attendaient à voir défiler du
tweed et des tartans, des redingotes et des cachemires précieux tissés dans l’usine de Barrie Knitwear
fraîchement rachetée par Chanel
(lire ci après), et quelques évocations de la reine assassinée, portant
col haut. Mais personne ne s’attendait à cela, lorsque tout concourt à
la magie d’un moment… le lieu, la
lumière, la beauté d’une collection.
La neige elle-même a fait allégeance et a cessé juste après le dernier passage. A croire qu’on l’avait
payée pour cela…
A gauche:
silhouette
de la collection
Métiers d’art
Paris-Edimbourg.
A droite:
Coco Chanel
empruntait
les vestes de son
amant le duc
de Westminster
avant de faire
entrer le tweed
dans sa maison
de couture.
Mode
PHOTOS: CHANEL
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Silhouettes
de la collection
Métiers d’art
Paris-Edimbourg.
«Cesavoir-fairemadeinScotlandrisquaitdedisparaître»
La mode est parfois le terreau où naissent de belles histoires. Comme celle de Barrie Knitwear, fameuse manufacture
de cachemire écossaise, qui est passée à un fil de la fermeture en août 2012, avant d’être reprise par le groupe Chanel,
qui lui assure ainsi une certaine pérennité. Entretien avec Bruno Pavlovsky, président des activités Mode de Chanel.
Au mois d’août 2012, les 176
employés de la manufacture de
cachemire Barrie Knitwear, située
dans la région des Scottish Borders, ont bien cru que leur avenir
immédiat consistait à aller alimenter les rangs des chômeurs
écossais. La société Dawson International, propriétaire de la marque, était en redressement judiciaire, et la manufacture
condamnée à fermer ses portes.
Le bâtiment devait être transformé en appartements et vendus
comme tels. Fin pas très glorieuse
d’une entreprise fondée en 1903.
Il faut s’imaginer ce que cela
représente, 176 emplois qui
passent à la trappe dans une ville
comme Hawick (prononcer Oïck)
qui compte quelque 14 000 habitants.
Celle qui fut un centre manufacturier du cachemire florissant au
début du XXe siècle a vu ses
entreprises fermer leurs portes les
unes après les autres. Les usines
chinoises et indiennes, avec leurs
machines en ligne, ont eu presque raison du précieux savoirfaire manufacturier des Ecossais.
Puis, coup de théâtre: un de leurs
clients, Chanel, appelé à la rescousse, s’est inscrit sur les rangs
des repreneurs potentiels. La
maison a gagné l’appel d’offres,
repris le personnel, l’usine et
l’outil de travail, assurant ainsi la
pérennité de l’entreprise.
Lorsque l’on a rencontré le directeur général Jim Carrie, en décembre dernier, on pouvait
encore lire sur son visage que le
boulet n’est pas passé très loin.
BACKSTAGE BY BENOIT PEVERELLI / CHANEL
27
«D’autres sociétés étaient prêtes
à nous reprendre, mais Chanel
était la meilleure pour nous.
Nous travaillons depuis plus de
vingt-cinq ans ensemble et une
solide relation s’est nouée»,
confie-t-il.
La collection Métiers d’art, qui a
été présentée dans les ruines du
château de Linlighgow, est celle
de Chanel, bien sûr, mais c’est
aussi celle de tous les employés
de Barrie Knitwear qui ont vu leur
destin basculer en moins d’un
mois. Après le rachat en octobre
dernier, l’espoir a pris la place de
la résignation.
Mais qu’est-ce qui a décidé le
groupe français à racheter son
fournisseur?
Le Temps: Lorsque Chanel a commencé à racheter totalement ou
partiellement des entreprises et a
créé la filiale Paraffection, il s’agissait avant tout d’ateliers de métiers
d’art, brodeurs, plumassiers, paruriers. Or avec le rachat du gantier
Causse et, en octobre dernier, de
Barrie Knitwear, est-ce le début
d’une intégration verticale de
certains de vos fournisseurs?
Bruno Pavlovsky: Barrie Knitwear
n’appartient pas à Paraffection,
qui regroupe essentiellement
des sociétés françaises, mais le
principe reste le même: nous
essayons de faire en sorte que
toutes ces entreprises soient
capables de développer et de
fabriquer pour Chanel, mais
aussi pour les autres marques
avec qui elles travaillent. Il est
vrai que Desrues, Lemarié, Le-
sage ne font pas de produits
entiers: ils contribuent à l’ornementation. Mais nous avons peu
à peu élargi nos partenariats de
manière stratégique, afin de
pouvoir continuer à nous développer.
En quoi le rachat de Barrie Knitwear
était-il stratégique?
Nous avons toujours eu des
collections de maille. Elles ont
pris petit à petit de l’ampleur et,
aujourd’hui, elles peuvent correspondre à un tiers des ventes
de prêt-à-porter. Tout n’est pas
réalisé chez Barrie: nous travaillons avec quatre autres usines en Italie. Mais ils font des
produits différents: cachemire et
soie, jersey. Or le savoir-faire
«made in Scotland» risquait de
disparaître. Et de la même manière que nous avons eu peur à
un moment donné de la disparition de Lesage, de Lemarié, de
Desrues, nous avons dû prendre
une décision pour Barrie. Si nous
ne l’avions pas reprise, peut-être
que la manufacture n’existerait
plus. Et cela n’a rien à voir avec
leur savoir-faire! Cela relève du
contexte économique.
En quoi leur savoir-faire est-il
unique?
Il n’existe pas à ce jour d’équivalent de Barrie dans le monde, une
autre manufacture où l’on puisse
faire fabriquer notre cardigan
bicolore et d’autres pièces de
maille. On n’imagine pas la
complexité de ces cardigans
bicolores! Il y a énormément
d’interventions manuelles, contrairement à ce que l’on peut
imaginer, dans la fabrication de
la maille. Chez Barrie, on est loin
des machines en ligne en Chine
ou en Inde. C’est notre premier
fournisseur de maille.
Sur son site internet, la manufacture mentionne Chanel et son
intérêt pour la maille remontant
aux années 20. Depuis combien de
temps travaillez-vous avec Barrie
Knitwear? Quelles sont les relations qui vous lient?
Nous n’avons pas réussi à déterminer le nombre d’années précis,
mais nous savons que cela fait
plus de vingt-cinq ans. Nous
allons continuer à faire des recherches, voir si l’on peut établir
des liens plus anciens mais, pour
l’instant, il nous manque des
éléments formels. On peut très
bien imaginer que Mademoiselle
Chanel ait développé des relations avec Barrie puisqu’elle a
travaillé la maille au début du
siècle. Or, Hawick a toujours été le
centre manufacturier du cachemire en Ecosse.
Barrie Knitwear était en redressement judiciaire et vous n’étiez pas
seul sur les rangs à vouloir la racheter. Pourquoi vous?
Ce n’était pas Barrie Knitwear
qui était en redressement judiciaire, mais le groupe Dawson
qui en était propriétaire. Il fut un
groupe manufacturier très important au siècle précédent
avant de rencontrer des difficultés. Il était acculé pour des questions de paiements de retraites
qui n’avaient pas été effectués. Il
avait déjà démantelé d’autres
entreprises comme Pringle of
Scotland. Un des derniers biens
qui leur restaient, c’était Barrie.
Techniquement, nous avons
racheté les actifs et avons reconstitué une société. Le cabinet
anglais nommé pour défendre
les intérêts de la partie adverse
avait pour instruction de vendre
tout ce qu’il était possible de
vendre: immeuble, machines,
sans se préoccuper des emplois.
Tout s’est fait très vite. Il y a eu un
appel d’offres et il se trouve
qu’on l’a perdu. Mais le premier
acheteur n’ayant pas respecté ses
engagements, nous l’avons finalement remporté. Nous avons
gardé l’ensemble du personnel et
racheté tout ce qui leur permettait de continuer à faire le produit: l’usine, les machines, les
marques.
C’était donc un rachat fortuit?
Trois mois avant la signature,
nous n’avions pas du tout l’intention de racheter Barrie Knitwear.
Mais quand on croit dans ces
métiers-là, il faut savoir prendre
les décisions qui s’imposent pour
pouvoir continuer à travailler
ensemble. Et nous avons la
chance d’avoir des actionnaires
qui nous suivent.
Nous sommes en Ecosse, la patrie
du tweed. Chanel a une longue
histoire avec cette matière. Avez-
vous songé à racheter ou du moins
à vous impliquer dans des fabriques de tweed?
Cela ne s’est pas présenté. Nous
travaillons avec une dizaine de
partenaires. Nos tweeds sont
développés exprès pour nous,
car nous partons du fil. Lesage
nous fait des tweeds, mais nous
travaillons aussi avec des Anglais, des Français, des Italiens et
avec un fabricant japonais qui a
développé un savoir-faire extraordinaire, ainsi que les Coréens,
très forts sur les mélanges de fils
naturels et synthétiques. Tous
nos tweeds sont exclusifs. Et tant
qu’il y a des gens pour les faire et
les faire bien, nous n’avons
aucune raison de racheter. Nous
travaillons aujourd’hui avec 400
fournisseurs sur toutes nos collections: notre vocation n’est pas
de tous les contrôler, mais de
nous assurer que nous pouvons
continuer à faire ce que nous
faisons aujourd’hui.
La matière première, le cachemire,
provient aujourd’hui essentiellement de Chine (75% de la production mondiale). Le prix du kilo ne
cesse d’augmenter, il coûte entre
126 et 140 dollars selon la qualité.
Afin de maintenir les prix à un
niveau convenable, envisagez-vous
de vous impliquer encore plus en
amont dans ce processus?
Nous ne le faisons pas directement, mais nous travaillons avec
des gens à qui l’on demande de
prendre des positions très en
amont afin d’être assurés d’avoir
les matières premières dont
nous aurons besoin pour continuer à développer nos collections. Ce sont des contrats d’approvisionnement qui permettent
à ceux qui fabriquent, et à nousmêmes, d’être plus tranquilles.
Certains diront que cela fait
monter les prix… Mais c’est
pareil pour la soie, pour tous les
fils, tous les produits naturels
avec lesquels on travaille. On
peut prendre des positions sans
forcément racheter tous nos
fabricants,
Comment décidez-vous qu’une
entreprise doit être rachetée?
Les prochaines acquisitions, s’il y
en a, seront liées au risque de voir
disparaître des savoir-faire clés.
Propos recueillis par I. Ce.
28
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
STILETTO
CharlotteOlympia,
chatperché
Sous son double prénom, la créatrice signe des chaussures
enchanteresses qui ont le pouvoir de réveiller les petites filles
endormies à l’intérieur de toutes les femmes. Rencontre.
Par Isabelle Cerboneschi
D
ans le monde de la
mode – pourquoi là et
pas ailleurs? –, on rencontre des bouquets
de filles dont la vie
ressemble à un épisode sans fin du Manège enchanté.
Et comme aucune porte ne permet
d’accéder à l’envers du décor, on se
plaît à croire en l’existence de cet
Entretien
Le Temps: Les chaussures sont la
dernière chose que l’on enfile lorsque l’on s’habille le matin, et pourtant c’est l’accessoire qui définit le
mieux une silhouette.
Charlotte Olympia: C’est la dernière
chose que l’on met, mais c’est la
première à laquelle je pense.
J’aime créer pour des gens qui
choisissent leurs chaussures
d’abord et qui ensuite s’habillent
en fonction d’elles.
Et vous, comment les choisissezvous?
Je choisis toujours la paire la plus
extravagante. Par exemple, dans
la collection de cet été, j’adore les
paires avec le talon en forme de
caniche. J’aime m’amuser quand
je m’habille, et les accessoires
sont les pièces qui se prêtent le
mieux au jeu.
Vous avez suivi les cours du London
Fashion College. Quand avez-vous
décidé de dessiner des chaussures
et pas des vêtements?
J’ai toujours rêvé de créer des
chaussures, quand j’étais enfant
déjà. Quand je suivais des cours de
mode au London Fashion College,
j’étais plus attirée par la lingerie,
la corseterie que par les vêtements. Puis j’ai fait des chaussures.
Je pense que c’est l’accessoire le
plus féminin qui soit: en tout cas,
celui dont les femmes tombent
vraiment amoureuses. Je suis donc
allée à Cordwainers. On vous y
apprend comment fabriquer une
paire. C’est important ce savoirfaire, quand on se lance dans ce
métier. J’aime les chaussures et
pouvoir fabriquer mes propres
paires moi-même, c’est fantastique!
PHOTOS: DR
Rêvesdebitume
univers parallèle, où des créatures
gracieuses exercent leur talent
comme par inadvertance. Charlotte Olympia est l’une d’entre elles.
Sa marque déjà, qui sonne
comme un pseudo improbable.
Ses parents lui ont offert en cadeau ce double prénom qui semble sortir du pays de féerie. Est-ce
que les destins sont inscrits dans
le nom qu’on nous donne? Elle
aurait pu se contenter d’être «la
fille de» sa mère, la belle Andrea
Dellal, célèbre mannequin brésilien des années 70, son père, Guy
Dellal, un tycoon de l’immobilier.
Ou la sœur d’Alice Dellal, mannequin et chanteuse rock, et d’Alex,
Comment étaient vos premières
chaussures?
Super hautes! Pas aussi hautes que
celles que je réalise aujourd’hui,
mais j’avais pris les plus hauts
talons que je pouvais dénicher au
collège. On devait utiliser ce que
l’on trouvait sur place.
Aujourd’hui, je vais jusqu’à
14,5 cm de talon.
Il faut un pied de danseuse pour
porter du 14,5 cm!
Non, parce que mes cambrures,
elles, ne dépassent jamais les
11 cm. J’aime les talons hauts mais
je ne suis pas masochiste. Je ne
ferais jamais des chaussures dans
lesquelles on ne peut pas marcher.
Cela ne m’intéresse pas de créer
des modèles qui serviront de
décoration. Je suis une femme et je
crée ce que je peux porter.
D’ailleurs j’essaie absolument tous
mes modèles et je m’assure qu’ils
soient confortables. On peut
marcher avec des talons de 14 cm,
mais c’est une question d’équilibre. Raison pour laquelle la majorité de mes chaussures ont des
plateformes. Elles atténuent la
cambrure. C’est un accessoire très
technique, une chaussure.
Il y a dans vos collections l’esprit
glamour des films des années 40.
Oui, l’essence de la marque, ce
sont les années 40 et 50, le glamour hollywoodien. C’est une
période que j’aime. Les accessoires
y jouaient un rôle très important.
Les femmes portaient des bas, des
galeriste londonien. Elle a choisi
de faire des chaussures.
Mais comprenons-nous bien
sur le mot «chaussures»: des marques, il y en avait pléthore avant
qu’elle ne crée la sienne en 2007.
Des qui servent à parfaire la panoplie de la séductrice, des qui sont
destinées aux fashionistas, des qui
sont un code secret que se partagent les femmes à l’élégance ultime, des qui relèveraient plutôt de
l’architecture d’intérieur tant elles
sont importables. Bref, tous les créneaux semblaient déjà occupés.
Or, Charlotte Olympia a réussi à en
investir un qui ne l’était pas: celui
des chaussures qui s’adressent à la
petite fille qui trépigne à l’intérieur de toutes les femmes. Celle
qui rêve de sortir avec des souliers
de conte de fées aux talons enchantés en forme de tronc d’arbre
doté d’une bouche et d’une paire
d’yeux (collection «Once upon a
time» de l’automne-hiver 2013).
Celle qui a trop regardé les films
des années 40 et 50 avec ces stars
chapeaux, des gants avec beaucoup de glamour et une touche
d’humour. Et j’aime instiller cet
esprit-là dans mes créations.
Les années 40 n’étaient pourtant
pas des années faciles…
C’était la guerre. Je n’en ai gardé
que la vision romantique hollywoodienne. Celle que l’on nous a
transmise à travers le cinéma. C’est
parce que les temps étaient difficiles qu’ils ont produit ces films
magnifiques. Une manière
d’échapper à la réalité.
Et pourtant, les femmes, dans les
villes occupées, ont utilisé tout ce
qu’elles avaient à disposition pour
porter haut leur féminité comme
une forme de résistance. Salvatore
Ferragamo a créé ses modèles les
plus inventifs durant ces années-là,
parce qu’il devait pallier le manque
de matières premières, il a inventé
des chaussures en rafia, des talons
en liège…
Ferragamo est l’un de mes créateurs de chaussures favoris, justement pour cette raison! Et son
sens de la couleur! Son talent pour
remplacer des matières manquan-
tes par d’autres! Et d’ailleurs, il a
aussi chaussé les plus fabuleuses
actrices hollywoodiennes.
En termes de créativité, pourrait-on
tracer un parallèle entre ces années
là et l’époque assez anxiogène que
nous traversons?
Des périodes difficiles, il y en
aura toujours. Mais ce n’est pas la
raison pour laquelle je fais ce que
je fais. Je le fais d’abord pour moi.
Et aussi parce que j’aime l’art de
l’évasion. Et celui de s’habiller
bien. Pas seulement pour aller à
une soirée, mais pour aucune
raison en particulier. Me réveiller
un lundi matin et mettre une
robe fabuleuse. Cela relève bien
sûr du fantasme. En même
temps, j’ai créé un business. J’ai
donc finalement dû trouver un
équilibre entre ce que je rêvais de
porter – ces super hauts talons,
aucune chaussure plate –, définir
l’essence de ma marque et venir
petit à petit avec des propositions mode, mais plus abordables, pour ne pas dire plus commerciales. Je ne fais pas que des
chaussures avec des talons en
forme de caniches. Je dois faire
grandir ma marque, la solidifier.
Le talon caniche est quand même
exceptionnel!
Toute cette collection est un
Mode
COURTESY OF CHARLOTTE OLYMPIA
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
vêtues d’un déshabillé de soie chaussées de mules à pompons en marabout couleur de malabar. Les aspirantes à la célébrité porteront des
sandalestourEiffeloubiencroissant
doré, en balayant du pied tous les
clichés délicieux d’un Paris tel que
plus personne n’ose l’imaginer (collection «La Vie en Rose» du printemps-été 2013). S’adresser à l’enfantintérieurpourparleràlafemme
devenue, c’est tellement malin!
La Londonienne de 32 ans semble créer comme ces enfants qui
jouent à «On dirait que…». «On dirait que je serais Betty Page», «on
dirait que je serais une princesse»,
«on dirait que je serais Rapunzel»,
«on dirait que la vie me sourirait
tous les jours». On a envie de croire,
d’ailleurs, à ces vies plus joyeuses
que d’autres. Ces existences façon
jet-set ponctuées de voyages en
Amérique du Sud pendant qu’il
fait froid à Londres, peuplées de
«beautiful people» avec qui l’on
partage jusqu’à son prénom, et
parfois même l’on travaille. Par
énorme cliché: une vision imaginaire de Paris, avec tous les mythes
que les films ont pu transmettre.
C’est un peu comme si tous les
Parisiens mangeaient des croissants, disaient «Ou la la!» et tenaient en laisse un caniche rose
exemple cette délicieuse série de
minaudières-livres sur le thème du
conte de fées, qui sortira à
l’automne, née d’un imaginaire
commun: celui de Charlotte Olympia et de son amie Olympia Le Tan.
Tout semble tomber d’un ciel
où brillerait le soleil, toujours… La
réalité est un peu plus, disons, réaliste que cela. Avant de créer sa
marque, Charlotte Olympia Dellal,
puisque tel est son nom, a étudié la
mode au London Fashion College
avant de dévier et d’étudier à
Cordwainers, suivant la même formation que Nicholas Kirkwood,
un autre designer dont les chaussures font rêver, mais pour
(rires). Cela m’amuse. J’aime pousser les choses le plus loin possible.
Dans cette collection, il y a des
pièces plus subtiles, mais elles ont
besoin de ces chaussures extrêmes
en contrepoint.
Vous avez poussé l’art du clin d’œil
jusqu’à rebaptiser les couleurs
comme des gâteaux.
Oui, nous n’avons pas des chaussu-
29
«Cette collection est
une vision imaginaire
de Paris, avec tous ses
mythes. Un peu comme
si tous les Parisiens
mangeaient des
croissants, disaient
«Ou la la!» et tenaient en
laisse un caniche rose»
d’autres raisons. En 2007, elle a
lancé sa marque. En 2010, elle a
ouvert sa première boutique londonienne. Et depuis, elle surfe
avec un humour non dénué de sérieux sur le succès. Au-delà de ses
allures de pin-up, c’est une business woman. Sa dernière collection
s’appelle «La Vie en Rose». Bon
augure pour une rencontre.
Modèles de la collection
printemps-été 2013, «La vie
en rose», «Cosmic Collection»,
«Encore Collection».
Cela vient du titre du livre pour
enfants Charlotte’s Web (la toile
d’araignée de Charlotte», ndlr).
C’est aussi simple que cela.
res beiges, mais des chaussures
«crème brûlée». Le choix du nom
des couleurs et des modèles, est un
grand terrain de jeu. Comme il
s’agissait d’une collection française,
j’ai baptisé les modèles «Colette»,
«Coquette», «Chérie», des noms qui
sont aussi des clichés. Les sacs en
forme de croissants s’appellent
«Bon Appétit». J’aime faire des
choses qui font sourire, même si je
prends cela très au sérieux, trouver
un nom à mes chaussures. C’est
une façon de donner une personnalité à la collection.
l’époque que j’aime, les 40’s, les
50’s. Je me coiffe d’ailleurs comme
elle. Elle aura été une femme
extrêmement glamour jusqu’à la
fin. Elle mettait du rouge à lèvres
tous les jours. Elle prenait soin de
son apparence et en ressentait
une fierté. C’est un peu démodé
aujourd’hui de faire des efforts, de
soigner sa tenue. Mais j’aime faire
cet effort-là. Mes cheveux, ils ont
l’air un peu compliqué à mettre
en forme mais en réalité c’est
assez simple. Un peu de rouge à
lèvres, et voilà, c’est fait. Mon
approche est plus moderne que
celle de ma grand-mère, mais elle
reste une muse pour moi. Elle
ressemblait à une actrice de cinéma. Elle habitait dans le sud de
la France, j’allais la voir tous les
étés. On avait beaucoup de choses
en commun. On allait au théâtre
ensemble. Quand nous allions la
voir, il fallait toujours faire un
effort vestimentaire.
Dans vos interviews, vous vous
référez souvent à votre grand-mère.
Oui, c’est un personnage issu de
Pourquoi avez-vous choisi comme
logo une toile d’araignée gravée sur
la semelle de vos chaussures?
Vous aimez les araignées?
Elles me font peur mais je ne
tuerais jamais une araignée. Je
collectionne beaucoup d’objet en
lien avec elles. Elles tissent une
toile délicate et raffinée et elles
possèdent 8 pattes. Elles pourraient porter 4 paires de chaussures! (Rires.) J’adore l’idée… Je
collectionne aussi des sirènes,
mais elles sont perdues pour la
cause…
Savez-vous combien de chaussures
vous possédez?
Non. Beaucoup. Et comme je crée
tous les échantillons dans ma
taille, c’est pratique: je peux tous
les porter. J’ai encore tous les
modèles que j’ai créés, mais les
pièces clés des collections, je les
garde dans leurs boîtes, comme
des archives. Je possède aussi des
chaussures d’autres créateurs, que
j’avais achetées avant. Elles sont
dans des vitrines, à la maison. Je
suis une collectionneuse.
Vous créez des chaussures, des
sacs. Jusqu’où espérez-vous étendre votre marque?
Je développe ma collection de
sacs. Au départ, ils étaient des
compléments aux chaussures.
Maintenant, ce sont des collections en soi. J’utilise beaucoup le
Lucite, ce matériau transparent
typique des années 40. C’est clair
et cela va avec tout. C’est comme
une signature. J’aime cette épo-
que, mais je ne décrirais pas mes
collections comme vintage ou
rétro. Elles sont plutôt nostalgiques, mais elles sont
d’aujourd’hui. La silhouette des
chaussures est moderne, avec
cette plateforme.
Pourquoi appelle-t-on un accessoire
ainsi alors qu’il est tellement fondamental?
En réalité, je ne les appelle plus
accessoires. J’ai même développé
des accessoires pour mes accessoires. Je glisse des bas de la
même couleur que les modèles
dans les boîtes: les chaussures
rouges avec les bas rouges, les
jaunes avec des bas jaunes, etc.
C’est une petite attention que
j’apprécie et je pense que les
autres femmes aussi. C’est comme
une boîte à surprise.
Si l’on vous demandait de créer
votre chaussure de rêve, ce serait?
J’ai déjà créé ma chaussure de
rêve! Quand j’ai un rêve, je le
réalise. Heureusement, j’en ai
encore beaucoup. Parmi mes
précédentes collections, il y avait
un modèle que j’adore: il s’appelle
«She sells sea shells» («Elle vend
des coquillages», ndlr), en plastique avec des perles et des coquillages brodés, le genre de
chaussures qu’une sirène adorerait porter si elle avait des pieds.
Et cette saison, c’est Colette, le
caniche rose: elle ressemble à une
mule de boudoir, très classique, et
quand vous la regardez de profil,
c’est un caniche. Cela me faire rire.
Non peut-être pas rire, sourire
plutôt…
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
ÉTUDE DE STYLE
Où il est question
d’extrémités et
d’ancrage au sol.
D’atavisme,
de métissage
et d’identité.
Mais aussi de
quartiers chics
et de bras tatoués.
Excursion sur les
terres du bottier,
entre Northampton
et la rue de Mogador.
Luxe, âme
et beaux pieds.
Par Pierre Chambonnet
PHOTOS: PIERRE CHAMBONNET
30
J. L. & Co Ltd, Westminster Works, Oliver Street – Northampton NN2 7JL. La manufacture du prêt-à-porter est un bâtiment classé. Il servait à l’origine d’entrepôt de stockage du grain.
L
es mains de Mick. Deux
battoirs géants abrasés
par des manipulations
d’équilibriste. Des heures
et des heures de manutention miniature qui s’apparente à de la danse. Mick est opérateur sur l’antique machine pour
coudre la trépointe. Un geste
fluide, rapide et rond, parfaitement maîtrisé, pour fixer la bande
de cuir tout autour de la chaussure qui permettra de solidariser
la tige (le dessus) et la semelle. Le
cousu Goodyear.
Mick est l’un des employés anglais de «John Lobb Bootmaker»,
le bottier qui appartient au
groupe Hermès depuis 1976. Le
sellier français fait fabriquer en
Grande-Bretagne depuis le début
des années 80 les chaussures John
Lobb en version prêt-à-porter très
haut de gamme (600 paires par
semaine), et concentre dans un
atelier parisien les activités du surmesure (600 paires par an). Un
pont stylistique par-dessus la
Manche pour produire des chaussures d’exception.
«Afternoon», lance l’ouvrier aux
bras tatoués, dans un accent de
faubourg traînant qui s’extirpe,
entre deux rides profondes, d’un
visage en lame de couteau. Cheveux ras couleur cendre, il nous
salue sans interrompre son travail
bruyant mélangé à des airs de ra-
«VOUS SERIEZ DÉÇU
SI C’ÉTAIT MODERNE
ICI, N’EST-CE PAS?»
dio. Station populaire. Nous sommes à Northampton, au beau milieu d’une ville bâtie en briques et
coiffée ce jour-là d’un ciel sale.
Deux cent mille habitants, au centre du royaume, à équidistance
entre Londres et Birmingham. Le
sanctuaire de la chaussure britannique.
Oliver Street précisément, miavril. Un taxi venait de nous déposer devant la manufacture JL & Co
Ltd. «Beaucoup de Polonais, des
émigrés des pays Baltes aussi, et
bientôt des Roms, en plus des Indiens et des Pakistanais… avait
soupiré le chauffeur indigène en
nous parlant de la ville, pourtant
au volant d’une allemande, rutilante. – Pourquoi viennent-ils ici?
– Certainement pas pour le climat! Le temps est misérable.»
Trois jonquilles sauvages au sol
JohnLobb,
d’un rond-point déglingué, des
bourgeons aux arbres pour faire
croire au printemps dans une lumière terreuse. Pas de pluie mais
l’air si chargé en humidité qu’on a
l’impression de s’y cogner à chaque pas.
A l’intérieur de la manufacture,
un autre ouvrier inspecte méticuleusement un box-calf, un cuir de
veau étalé devant lui. «You’ll never
walk alone», peut-on lire sur son
avant-bras gauche. Un employé
particulièrement zélé au point de
s’être fait tatouer ce qui pourrait
être l’une des devises de la marque? On ne marche effectivement
jamais seul quand on porte des
John Lobb. Toujours avec un supplément d’âme et d’histoire.
L’histoire. Ce qui frappe
d’abord quand on pousse la porte
de «Westminster Works», la fabrique en briques rouges qui emploie une centaine de personnes,
c’est cette impression d’authentique, de vieillot, d’ancré, d’établi.
D’immuable. A l’étage de la réception, un parquet grince sous une
moquette apocryphe. Il ne demande qu’à chanter à l’air libre
pour raconter l’histoire de ce bâtiment classé, témoin des heures
anciennes de ce bout de l’Angleterre industrielle et agricole.
«Vous seriez déçu si c’était moderne ici, n’est-ce pas?» Andrès
Hernandez est le directeur du développement et de la création à
Northampton, qui nous accueille
sur place. Costume gris perle, larges revers et aisance dans le mouvement qui trahissent des origines tropicales. Le petit homme à
l’immense talent dessine entre
autres les nouveaux modèles de la
collection. Il est né au Venezuela il
y a 62 ans, avant d’apprendre le
métier de bottier à 20 ans à Northampton. «Nous sommes Anglais, revendique-t-il. Nous devons garder notre identité, même
si le côté très formel a évolué, selon le goût de nos clients. Nous
avons des racines, mais, comme
De haut en bas: Un patron en acrylique en une seule pièce.
Le «clicking»: l’opération de découpe des pièces de cuir.
Le cousu Goodyear: les opérations se font ici à la machine.
Le séchage. Il faut en tout 190 étapes pour faire un soulier.
un arbre, nous grandissons avec
de nouvelles branches, de nouvelles feuilles, ce qui est important.
Car si nous ne grandissons pas
nous mourrons. Mais grandir doit
se faire sans perdre de vue notre
identité, à savoir notre vision de
l’élégance. Un équilibre entre tradition et modernité.»
Andrès Hernandez cherche à
créer des styles qui durent, «des
nouveaux classiques». Il préserve
pour cela l’identité des chaussures
John Lobb dont il a la responsabilité: «Tout repose sur la ligne. Le
soulier doit être élégant, confortable et solide, et donner une impression de mouvement. J’essaie
pour cela d’étirer les lignes, de les
rendre plus fluides. Je m’inspire
des chaussures classiques en les
faisant évoluer très subtilement.
Car les proportions changent.»
Le discours est solennel, l’accueil, lui, sans chichis. Avec quelque chose de familial, de non calculé. Un sandwich au poulet mal
assaisonné façon barbecue acheté
au coin de la rue, puis la visite de la
manufacture, au milieu des
ouvriers en action. Autant de têtes
à figurer dans un film de Ken
Loach. Même ces dames sont tatouées. Dans la partie assemblage,
des mandolines accompagnent
un crooner à la radio, au milieu du
cliquetis des machines à coudre.
Partout, des pancartes qui portent un numéro et l’intitulé d’une
opération. 190 au total, comme
autant de stations pour chaque
chaussure, dans ce difficile chemin de croix de l’intransigeance
John Lobb. Tout le processus de
fabrication repose sur le Goodyear, une double couture entre la
tige et la semelle grâce à la trépointe. Une trentaine de métiers
différents, qui permettent d’aller
cacher de la qualité à peu près
partout, dans les parties «nobles»
comme dans les parties non visibles.
La gamme John Lobb prêt-àporter se décline en collections
permanentes et saisonnières (3
ou 4 nouveaux modèles chaque
année). Oxford, derby, mocassins, à boucle, bottines, casual.
Certains sont produits en série limitée comme le modèle Saint
Crépin, qui chaque année célèbre
le patron des bottiers. Le service
By request permet, quant à lui, des
commandes spéciales, une personnalisation des 150 modèles
de la collection de base.
Mélange d’artisanat et d’industrie, de passé et de présent, de tradition et de modernité. Où sommes-nous exactement? «Dans une
manufacture, répond Andrès Hernandez. Ce n’est pas une usine,
mais une fabrique mécanisée: la
machine a été amenée ici, dans un
lieu de conjonction entre le travail
de la main et un outil de production destiné à la fabrication de
très petites séries.»
Le point commun avec l’atelier
du sur-mesure parisien? «Nous
partageons avec Paris la ligne des
chaussures, c’est-à-dire l’élégance
John Lobb. Nous proposons
d’ailleurs une collection de prestige, la plus proche du bespoke en
termes de design.» Les peaux,
achetées au nom du groupe Hermès, proviennent des mêmes tanneries. La différence principale réside dans le fait qu’on utilise à
Northampton des machines pour
certaines opérations, pour réduire les temps de fabrication, de
manière à proposer des prix
moins élevés.
Mais beaucoup de procédés
sont similaires, notamment dans
la construction de la tige. Seule
différence notable: l’assemblage
de la semelle et de la tige se fait ici
à l’aide d’une machine. «Cette
dernière reste contrôlée par la
main de l’homme, insiste Andrès
Hernandez. Absolument rien
d’automatique. Ici, nous avons la
chance d’avoir tout: les racines, le
savoir-faire et les bons matériaux.
C’est le secret du niveau de la
marque.»
Mode
PHOTOS: JOHN LOBB
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
>> Découvrez la visite détaillée
de l’atelier et les images sur:
www.letemps.ch/mode
John Lobb S.A.S., 32 rue de Mogador, Paris. Présent dans la capitale française depuis 1902, l’atelier du sur-mesure a élu domicile à cette adresse il y a quatre ans.
lespiedssurterre
A
près les briques rouges de l’Angleterre
prolétarienne,
la
pierre blanche du
Paris
bourgeois
haussmannien. Et
Renaud Paul-Dauphin. Pas de bras
tatoués, ou alors cachés sous les
manches de la veste de son costume cravate impeccable. Carte de
visite en relief, raie sur le côté,
grande courtoisie, ton feutré et
verbe exquis. Nous sommes en
compagnie du directeur général
de John Lobb, pour visiter l’atelier
du sur-mesure de la marque. Nous
avons cette fois quitté l’Albion
pour le 32 de la rue de Mogador, de
l’autre côté du Channel. A Paris
donc, dix-huit heures plus tard.
Quinze artisans y occupent les
locaux d’un splendide atelier,
ouvert à ses clients privilégiés. On
fabrique ici du bespoke, le sur-mesure adapté aux moindres desiderata du client. Dix heures pour fabriquer une paire à Northampton,
cinquante ici. Le prix est en conséquence, avec le même rapport de
1 à 5. Compter en moyenne
1200 francs pour le prêt-à-porter,
6000 pour du bespoke.
Qualité d’un savoir-faire artisanal ancestral, finesse des matières,
pureté des formes. On ne voit rue
de Mogador que des matériaux
nobles et de beaux gestes, dans
l’odeur enivrante des cuirs sélectionnés avec un soin maniaque et
dont la vue pousse irrésistiblement à la caresse.
Un bottier anglais en plein
cœur de l’Hexagone? Shocking?
«Les liens sont historiques, assure
le directeur de la maison. John
Lobb a établi sa boutique à Londres en 1866. Mais dès 1902, il est
venu installer un autre atelier à
Paris. Il voulait une présence ici,
car il avait de nombreux clients
parisiens. Il était aussi venu chercher cette folie, cette fantaisie et
cette créativité qu’on trouve peutêtre moins à Londres. Cela fait du
coup plus d’un siècle que ces deux
pôles coexistent, avec un mouvement de balancier permanent entre les deux cultures.»
John Lobb devient rapidement
le bottier le plus réputé à Paris.
Plus tard, la famille Lobb décide
de se séparer de son activité parisienne, qu’elle vend, avec l’usage
de la marque «John Lobb». C’est
ainsi que cette dernière entre en
1976 dans le giron du groupe Hermès. Chevaux, cavaliers et bottes:
les deux familles se connaissaient
très bien, depuis toujours. Le savoir-faire du bottier intéressait
naturellement le sellier. On retrouve dans les deux univers les
mêmes matières, le cuir, des outils
et des gestes parfois communs.
Les activités du bottier se déclinent ensuite, en 1981, en une collection de prêt-à-porter.
Va-et-vient du balancier: l’activité originelle, celle de l’art bottier
sur mesure exercée à Londres, exportée à Paris, puis centrée sur
l’Angleterre à nouveau par le biais
du prêt-à-porter, lui-même inspiré du sur-mesure… «Nous
jouons beaucoup sur cette filiation, ce lien fort qui existe entre
les deux univers, celui du bespoke
et celui du ready-to-wear, note Renaud Paul-Dauphin. Comme pour
le vêtement où haute couture et
prêt-à-porter sont complémentaires. Ce sont deux univers qui se
nourrissent l’un l’autre.»
Oubliés en tout cas Azincourt,
Jeanne d’Arc et Trafalgar. Avec
John Lobb, on célèbre donc aussi à
Paris le génie britannique. «La
question revient à savoir si nous
sommes
Anglo-Français
ou
Franco-Britanniques, poursuit le
directeur. Très certainement l’un
et l’autre. On retrouve chez John
Lobb une synthèse permanente
entre Londres et Paris et les deux
cultures, l’irrévérencieux et le statutaire.»
Le style John Lobb à Paris se situe
à la croisée des chemins: «Le style
des bottiers anglais est plus conservateur, tandis que celui des bot-
De haut en bas: Une ébauche de forme, travaillée à la râpe.
Les formes sont la restitution parfaite des pieds du client.
La couture trépointe est effectuée entièrement à la main.
Plusieurs modèles finis, après l’étape du bichonnage.
tiers latins est plus inspiré de l’air
du temps. Il repose sur des lignes
un peu plus voyantes, plus tirées
vers l’avant. D’après nos clients, on
trouve une certaine légèreté latine
dans le design de nos modèles et le
sérieux de la réalisation qui caractérise plus le monde anglais.»
L’équation est complexe. Elle se
traduit en tout cas par un équilibre
subtil entre élégance, confort et
solidité. La marque de fabrique de
John Lobb Bootmaker. «On trouve
au final dans nos chaussures un
«je-ne-sais-quoi», sans doute ce
point de rencontre entre la main
de l’artisan, l’œil du créatif, et de
celui qui a sélectionné le cuir.
Toute une alchimie qui repose
aussi sur 160 ans d’existence.»
Depuis ses débuts à Paris, John
Lobb a toujours travaillé avec les
artisans locaux, en raison de la
grande tradition bottière en
France, depuis le temps des rois, et
liée au compagnonnage. «Au début du XXe siècle, l’atelier ne fabriquait que des modèles exclusivement anglais, explique Patrick
Verdillon, le directeur du développement sur mesure. Puis, progressivement, le John Lobb «à la française» est né avant d’acquérir ses
lettres de noblesse.»
Et pour brouiller un peu plus
les pistes, la marque existe toujours à Londres, sous le nom «John
Lobb Ltd», indépendamment du
groupe Hermès. Il s’agit des héritiers de la famille du fondateur.
«Nos activités sont parfaitement
dissociées, mais ça n’empêche pas
que nous soyons en contact. Je reçois souvent des mails de John
Hunter Lobb qui m’envoie des
clients venus à St. Jame’s Street et
qui cherchent en fait du prêt-àporter, ce que ne fait pas la maison
londonienne. Nous partageons
un nom et un patrimoine communs, mais, comme chaque membre d’une famille, nous avons notre propre personnalité.»
Une identité qui se retrouve
dans plusieurs détails: «L’atelier
anglais met davantage l’accent sur
le côté très rigide, robuste, et le
style britannique traditionnel, à
savoir des formes arrondies et
moins ajustées. Nous proposons
ici un style un tout petit peu plus
contemporain: des formes très légèrement étirées et plus près du
pied, mais également des cuirs
plus souples.» Deux écoles différentes, pour des chaussures qui
présentent au final, selon Renaud
Paul-Dauphin, les mêmes qualités
techniques de construction: «Le
métier est resté le même à Paris
comme à Londres, il n’a pas
changé depuis un siècle et demi.»
Les modèles qu’on croise dans
l’atelier parisien parlent d’euxmêmes. Ils occupent chacun un
espace qu’ils illuminent de leur
beauté pourtant tout sauf tapeà-l’œil. Celle qui naît des matériaux nobles sublimés par les gestes séculaires mille fois répétés.
Les 190 étapes de la fabrication du
prêt-à-porter sont ici traduites en
300 gestes. La couture de la trépointe est à Paris faite entièrement à la main, point après point.
Les trous sont percés à l’alêne – le
poinçon des bottiers – et le fil de
lin multibrins, grâce aux soies de
sanglier qui le prolongent, noué
sans aucune machine.
Forme, patronage, coupe, apprêtage, montage et bichonnage,
la dernière étape avant le contrôle
«ON TROUVE ICI UNE
VRAIE SIGNATURE
D’ARTISAN»
final et la mise en boîte. Sans
oublier la fabrication de l’embauchoir: un spécialiste à chacune des
étapes. «Ici l’ouvrage passe de
main en main, détaille Patrick Verdillon. Et c’est une difficulté supplémentaire, pour conserver une
harmonie avec la sensibilité de
chacun. La composante humaine
est essentielle.»
Ce qui n’échappe pas aux
clients: «Il s’agit d’une relation
spéciale et très forte, résume Renaud Paul-Dauphin. On dépasse
l’idée d’une simple marque commerciale. On trouve ici une vraie
signature d’artisan. Nous interprétons les désirs dans des produits uniques, en faisant coïncider les notions de style avec la
réalité anatomique du pied du
client. A chaque fois, c’est presque
un peu de la magie.»
31
C HIC ON THE BRIDGE - PARIS
E n v e n t e e x c l u s i v e m e n t d a n s l e s m a g a s i n s L o u i s V u i t t o n . T é l . 0 2 2 3 11 0 2 3 2 l o u i s v u i t t o n . c o m
MODE
Lesacre
duprintemps
Photographies et stylisme:
Buonomo et Cometti
Réalisation: Isabelle Cerboneschi
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
En page 33: Robe longue «large Damier»
en double gabardine, de la collection printemps-été
2013 Louis Vuitton.
Body en jersey et veste en cuir laqué ornée
de boutons en perles de la collection
printemps-été 2013 Chanel.
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Sous-robe en jersey de coton et robe en mousseline
de soie imprimée pois de la collection printemps-été 2013
Haider Ackermann.
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Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe en tulle de soie et résille 3D au bustier brodé de sequins
mats avec bonnets apparents en satin duchesse, de la collection
printemps-été 2013 Anne Valérie Hash.
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe smoking grain de poudre et voile d’organza, de la collection
printemps-été 2013 Dior, académique résille Repetto, sandales
en daim Azzedine Alaïa.
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Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Haut en crêpe de soie de la collection printemps-été
2013, Céline. Short en daim de la collection
printemps-été 2013, Hermès.
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe en crêpe de soie ornée de métal
doré de la collection printemps-été 2013
Givenchy par Riccardo Tisci.
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe en dentelle et mousseline
de soie de la collection printemps-été 2013,
Nina Ricci.
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe longue en mousseline de soie
de la collection printemps-été 2013
Azzedine Alaïa.
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42
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Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
PORTFOLIO
Robe bustier en cuir et mousseline de soie,
collection printemps-été 2013,
Barbara Bui.
>> Retrouvez le film du making of
de ces images sur:
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Or blanc, bague sertie diamant
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•
Zurich - Bahnhofstrasse 38
"PLUME DE CHANEL"
BAGUE ET BIJOU DE TÊTE OR BLANC ET DIAMANTS
www.chanel.com
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Alexandre Vauthier
Frank Sorbier
Chanel haute couture
HAUTE COUTURE
Danslejardindesfaunes
Une nouvelle génération de couturiers impose son écriture, tandis que les maisons
historiques racontent des histoires enchanteresses: des contes modernes
qui se terminent bien et des romans à la gloire de quelques femmes jardin.
Par Isabelle Cerboneschi. Photos: Sylvie Roche
Maison Martin Margiela haute couture
Armani Privé
Zahia
P
ensait-il vraiment, en janvier
dernier, que la loi sur le mariage gay allait être votée quatre mois plus tard? Peu importe. Karl Lagerfeld a
participé à sa manière au débat
qui a fait rage dans les assemblées en
présentant lors du défilé Chanel ses mariées au féminin pluriel. Le risque était
mesuré, le buzz garanti. Mais s’en tenir
au débat politique serait faire offense à
la délicatesse de ces robes faussement
virginales. Ce tulle arachnéen brodé de
plumes se portait sur des pantalons rendus invisibles grâce au précieux travail
de broderie. Par l’effet de sa volonté et
des moyens mis à disposition par la maison de couture, Karl Lagerfeld a fait
pousser une forêt enchantée sous la coupole du Grand Palais. Sous les frondaisons, des filles aux yeux ourlés de plumes promenaient leurs tailleurs aux
manches inversées et leurs robes brodées de fleurs. Un esprit destroy-romantique donnait à ce conte moderne la touche de réalisme qu’il convenait pour y
croire.
Raf Simons, lui, a fait fleurir un jardin
à l’intérieur même des Tuileries, protégé
des curieux par une gigantesque construction miroir qui renvoyait les images
des arbres alentour et rendait le lieu invisible. A l’intérieur défilait une collection belle comme tous les printemps qui
tardent à venir. Des robes pour des femmes jardin qui ont éclos au fil des passages. Par la grâce de coupes asymétriques,
de lignes pures, d’effets de matières, de
fleurs brodées en 3D. Le créateur belge
avait posé les bases de son vocabulaire
lors de son premier défilé pour Dior et
poursuit son histoire: chaque défilé est
un nouveau chapitre, en parfaite cohérence avec le précédent. On retrouve ses
bustiers précieux portés sur des pantalons cigarette, et l’évocation de la ligne
du tailleur Bar jusque dans les robes du
soir. En regardant ce défilé, impossible
de ne pas penser au soin jaloux que por-
tait Christian Dior à son jardin des
Rhumbs, la maison de son enfance normande.
Des fleurs, aussi chez Alexis Mabille
qui créait là sans doute sa plus belle
collection haute couture. Des teintes de
dragées, des envolées, des délicatesses,
des transparences pudiques, de la gourmandise…
«Ces nymphes, je les veux
perpétuer.
Si clair,
Leur incarnat léger,
qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils
touffus.
Aimai-je un rêve?
Mon doute, amas de nuit
ancienne, s’achève
En maint rameau subtil,
qui, demeuré les vrais
Bois même, prouve, hélas!
que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute
idéale de roses.
(L’après midi d’un faune, Mallarmé)
Délicatesse encore chez Elie Saab, qui
voile la nudité de tulle brodé comme un
précieux tatouage. Ses robes déshabillent tout en pudeur.
Stéphane Rolland a lancé sur le podium des femmes sculptées à l’aune de
ses désirs. Des déesses hiératiques portant leurs jambes comme des trophées,
dévoilées à travers les transparences savantes d’un fourreau immaculé. Ses robes parures font le port de tête souve-
rain. Et pour fermer le bal des déités, le
mannequin Carmen dell’Orefice défiait
le temps avec ses 81 printemps.
Plus noir que blanc, le défilé d’Alexandre Vauthier qui a décliné le smoking et
la robe noire de manière magistrale. Une
collection à redonner le goût de la nuit à
qui l’aurait perdu…
Jean Paul Gaultier a fait le tour du
monde en un défilé, de Paris au Rajasthan, en passant par l’Afrique, telle
qu’elle l’inspire. Un show qui se regarde
comme un carnet de voyages enchanteur, où chaque passage mérite un arrêt
sur image.
Frank Sorbier a investi le théâtre pour
redonner vie à l’excentrique Peggy Guggenheim grâce à un show qui l’était tout
autant: robes en carton, soie compressée, longue étole de soie blanche peinte
à la main, tutu de mariée et la poésie
comme fil rouge…
Poésie encore chez Iris van Herpen, où
les robes ressemblaient à ces livres
pop-up en papier découpé.
Douceur chez Bouchra Jarrar, qui enveloppe les femmes d’élégance. Quelques broderies signées Lesage sur une
robe couleur de nuit, un blouson de plumes sont les expressions les plus ostensiblement précieuses de cette collection
sotto voce.
On a vu des bombes anatomiques
portant leurs jambes comme de beaux
accessoires chez Julien Fournié, des inspirations mi-asiatiques, mi-Art déco,
chez Armani Privé, des robes d’amazones de la nuit chez Atelier Versace.
Et puis il y a Zahia. Depuis trois saisons, la jeune femme tente de réinventer
son histoire en présentant sa collection
de lingerie pendant la semaine de la
couture. Avec ces épis de blé, ces bustiers
en fleurs de lavande, ces quelques brins
de foin – appelant à s’y rouler? – qui
s’échappent des soutiens-gorge, cette
collection, portée par des jeunes filles
fraîches comme l’aube, ressemblait à un
rachat de virginité…
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Christophe Josse
Iris Van Herpen
Maurizio Galante
BENOIT TESSIER/REUTERS
Stéphane Rolland
Dior haute couture
Alexis Mabille
Bouchra Jarrar
Jantaminiau
Jean Paul Gaultier haute couture
Elie Saab haute couture
Julien Fournié
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
ANOUSH ABRAR
D’ICI
VanBery,
lamode
àsonimage
La designer lausannoise Berivan Meyer
continue de développer sa marque de prêt-à-porter.
A terme, elle souhaite ouvrir des boutiques
en nom propre. Rencontre. Par Catherine Cochard
tiques, Camille à Lausanne et Vestibule à Zurich.» Depuis, le duo tient
le cap des deux collections annuelles et des salons professionnels qui
viennent ponctuer l’année. «Du
point de vue du développement, la
marque se trouve actuellement
dans une phase d’entre-deux. Nous
avons donc ouvert notre capital
aux investisseurs pour pouvoir
continuer de croître.»
La fille Van Bery
La robe Cora
du printemps-été
2013 de Van Bery.
B
erivan Meyer fait partie
de ces trentenaires qui
font tout en même
temps et à qui ça réussit.
On la rencontre dans
son appartement-atelier
lausannois, après que son fils de
5 mois se fut endormi, une heure
avant que son chat ne réclame sa
boîte et au moment où sa collection printemps-été 2013 lui est livrée à domicile.
Même pas stressée. Bien au
contraire: l’attitude, décomplexée,
est chez elle comme une signature. «Je ne construis pas mes collections de manière cérébrale, je
ne fais pas beaucoup de recherches, explique la trentenaire. C’est
instinctif, je tombe sur une forme
qui me plaît et je me dis alors
qu’une partie de ma collection
tournera autour de ça. Ou, si je
vois un motif qui me plaît, je peux
très bien trouver comme ça le ton
de la saison.»
Berivan Meyer semble avoir fait
son chemin dans la mode avec
nonchalance, à commencer par ses
études. «La mode, c’est venu
d’abord parce que je m’ennuyais à
l’école… Au gymnase, je passais
mon temps à dessiner des robes.
Mon prof de physique avait bien
compris que les sciences n’étaient
pas mon truc, alors de guerre lasse
il notait mes dessins…» Au fil des
heures de cours, la Lausannoise se
constitue un portfolio. «J’ai ressorti
ces esquisses lorsque je me suis
présentée au concours d’entrée de
l’Académie royale d’Anvers. Je crois
que les silhouettes tracées au dos
de mes exercices de math-chimiephysique, ça leur a bien plu!»
Terreau créatif
Si la mode semblait la voie logique
pour Berivan Meyer, c’est peut-être
grâce à sa mère. «Je suis née dans
une famille d’artistes, mère illustratrice et père peintre-sculpteurécrivain. J’ai donc tout de suite bai-
gné dans la création. Mais mon
goût pour les vêtements vient clairement de ma maman: on n’avait
pas beaucoup d’argent à l’époque,
mais elle faisait preuve d’énormément de talent pour s’habiller, en
mixant des pièces… Et comme elle
est très grande, elle a beaucoup
d’allure, ça en jetait un max!» C’est
aussi sa mère qui fait des recherches et comprend que c’est à Anvers que sa fille doit partir étudier
si elle veut développer son potentiel. Une école qui a formé des créateurs comme Haider Ackermann,
Ann Demeulemeester, Martin Margiela ou Kris Van Assche. «Je me
souviens que les étudiants étaient
tous très excités à l’idée d’avoir
comme professeur Walter Van Beirendonck… Moi, je ne savais pas du
tout qui c’était, ni vraiment où je
débarquais… Du coup je n’étais
pas du tout impressionnée, j’étais
complètement décomplexée.»
La décontraction des débuts
fera place ensuite au travail assidu.
«Ce qui me convenait bien à l’Académie, c’était l’importance du dessin la première année. Tu ne fais
que ça pendant les deux premiers
semestres. Mais, ensuite, il faut
réaliser ce que tu as imaginé…
Moi, je n’avais aucun bagage en
couture et j’ai dû me débrouiller
pour créer les volumes que j’avais
griffonnés.» Les longues heures
passées dans l’atelier s’avèrent
payantes: lors d’un défilé de troisième année, elle se fait repérer
par le directeur artistique de la
marque espagnole Loewe. «Il m’a
proposé un stage rémunéré alors
je suis partie cinqmois à Madrid.»
Un travail principalement autour
du cuir et de la fourrure qui intéresse énormément la jeune designer, mais lui permet aussi de se
rendre compte qu’elle ne veut pas
créer pour quelqu’un d’autre
qu’elle-même. «On était trois à assister le directeur artistique qui
débarquait une fois par semaine
avec ses croquis qu’on devait ensuite redessiner… Je faisais tout
mais sans vraiment faire quoi que
ce soit…»
S’associer, se développer
Après cette expérience, elle rentre
en Suisse et est sélectionnée pour
le Podium Femina, ce concours de
mode organisé une fois l’an qui
permettait de découvrir les talents en devenir de la mode suisse.
Pendant l’événement, une personne du jury travaillant pour
Real Time Society, une société de
promotion des jeunes talents de
la mode, la repère et lui propose
de vendre quelques-unes de ses
pièces chez Globus. «J’ai fait cinq
pièces entièrement à la main, en
adaptant celles que j’avais présentées au concours.» Des robes toutes simples en mousseline et satin
de soie, ses matières de prédilection, avec de gros nœuds.
Durant quelque temps, Berivan
Meyer tente de concilier tous les
aspects d’une marque de prêt-àporter, de la gestion des commandes à la création en passant par la
promotion. «Mais ça devenait
compliqué… C’est à ce moment-là,
en 2010, que j’ai rencontré Marie
Tournant, ma partenaire professionnelle aujourd’hui.» C’est chez
leur coiffeur respectif que les deux
femmes se croisent. Après avoir
évolué durant plusieurs années
dans le milieu bancaire, Marie
Tournant voulait faire autre chose.
«Nous nous sommes associées de
la façon suivante: en gardant le
nom de la marque, en me laissant
la liberté du côté artistique et en la
laissant s’occuper de tout ce qui
concerne les relations publiques et
commerciales.» De cette rencontre
naît – en 2010 également – une
première collection complète de
prêt-à-porter féminin réalisée avec
un investissement de départ de
20000 francs. «Les pièces ont tout
de suite été achetées par deux bou-
Le style des créations, comme la
stratégie de la marque, a évolué
avec les années. «Les pièces que
j’avais créées pour le Podium Femina étaient expérimentales et
n’étaient pas faites pour être portées. Je me suis tournée vers le
prêt-à-porter, car ce qui m’intéresse c’est de voir les femmes porter mes créations.» Justement,
quelle est la cliente type de la
marque? «La fille Van Bery est féminine, pétillante, dynamique,
elle ne se cache pas derrière des
trucs informes. Je ne crée ni pour
la bobo-chic-grunge ni pour la
rock-à-clous! J’utilise beaucoup
d’imprimés et j’aime les coupes
rétro. Pour porter mes vêtements,
il ne faut pas être trop maigrichonne mais quand même avoir
la taille fine, car je la mets toujours en valeur. Pour ce printemps, je suis partie sur un style
un peu années 20, genre The
Great Gatsby en Inde.» La produc-
tion complète d’une collection
s’élève à près de 600 pièces. Côté
prix, il faut compter environ
450 francs pour une robe. «On
produit en Bosnie, dans une
structure familiale. La directrice
de l’usine a 30 ans, elle gère son
entreprise en mettant un point
d’honneur à n’engager que des
femmes qui ont perdu leur emploi. J’espère pouvoir continuer à
travailler avec cette usine le plus
longtemps possible, malgré les limites que cela impose aux créations… En effet, comme elle ne
dispose pas de toutes les machines, je dois créer en conséquence.
Par exemple, je ne peux pas utiliser d’œillets.»
Si les pièces Van Bery sont vendues dans différentes adresses en
Suisse, au Japon, à Singapour, en
Italie et aux Pays-Bas, les deux
femmes espèrent très prochainement ouvrir une boutique en nom
propre à Lausanne ou à Genève
pour mieux présenter l’univers de
la marque et saisir les désirs des
clientes. «On dit qu’en moyenne il
faut entre cinq et dix ans pour
installer une marque de mode.
Nous, ça ne fait pour l’instant que
trois ans… Et ce qui me fait tenir
c’est aussi la possibilité un jour de
donner du travail en Suisse à des
jeunes qui sortent des écoles de
mode et qui veulent faire autre
chose que des ourlets aux rideaux
chez Modessa!»
CATHERINE GAILLOUD
48
Berivan Meyer et son associée Marie Tournant.
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Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Ce petit arbuste originaire d’Asie
a inspiré de nombreuses
fragrances délicates et suaves.
Qu’en pensent les parfumeurs?
Propos choisis. Par Valérie d’Hérin
L’Eau de Circé 05,
Parfumerie Générale.
Amelia, Grossmith
La Belle Hélène, Parfums MDCI
Dangerous Complicity,
Etat Libre d’Orange
PARFUMS
Nuit de cellophane, Serge Lutens.
«C’estuntulle
illusion»
Le créateur de parfums Serge
Lutens, en sa Nuit de Cellophane,
a choisi l’osmanthus, fleur suave
qui lui évoque une haute couture
des années 30. Il explique
pourquoi en quelques mots.
Le Temps: Quelle place tient l’osmanthus dans la
construction de Nuit de Cellophane?
Serge Lutens: L’osmanthus pousse en grappes de
minuscules fleurs très serrées. Celles-ci diffusent
toute leur puissance mais à cela vient également
s’ajouter l’odeur pétillante, tonique d’une écorce de
mandarine pressée qui laisse éclater ses petites
alvéoles emplies de ce parfum si particulier. Fraîcheur et somptuosité sont donc liées à cet arbuste,
révélant un parfum de nuit. L’osmanthus dans Nuit
de cellophane tient une place essentielle. Il règne en
maître mais, dans un parfum, il m’importe beaucoup plus de retrouver l’émotion en elle-même que
la simple odeur qui nous l’a procurée.
Vici, Edition rare, Histoires de Parfums.
QI, Ormonde Jayne
Est-ce une fleur difficile à travailler en parfumerie?
Rien n’est difficile ou facile. C’est une tension. Je sais
où cette histoire doit se conclure. Lorsque quittée,
elle m’allège. Après, c’est du passé. Le véritable partenaire dans le parfum, c’est le parfum. C’est lui qui
dirige vers des pistes inconnues non envisagées
comme prévues.
Que vous évoque-t-elle?
L’image, lorsqu’on connaît le parfum, revient et, si
l’on ne connaît que l’odeur, l’on imagine la fleur,
comme un gant oublié sur une chaise de théâtre.
L’absente devient alors plus forte que la présente.
Si la fleur d’osmanthus était une femme, comment
la décririez-vous?
La peau étant le seul vecteur dans le parfum, une
femme pour moi devient vite en ce domaine une
abstraction. Mais il est sûr que ce parfum par son
nom, et particulièrement le mot «cellophane»,
m’évoque aussitôt la haute couture des années 30.
Quant à la nuit, autant que l’épluchure de mandarine, elle éclate ses parcelles en étoiles, sous ce toit
qui est le même pour le riche et le pauvre. Imaginez
vous-même les doigts de celle qui dégagent du
cocon de cellophane une robe pour traverser la nuit.
C’est un tulle illusion.
Propos recueillis par V. d’H.
Romantina, Juliette Has a Gun
Sexual Healing, Mark Buxton
Indomptable
Q
uand on demande
à Serge Lutens de
nous décrire le parfum de l’osmanthus, il nous livre
ces mots, fort
beaux:
«Aucune
matière première ne restitue la volupté, voire la suavité d’une odeur
émise par les fleurs. Celles-ci,
qu’elles soient travaillées en absolus, en essences, en concrètes sont
des concentrés qui collent au nez
comme aux doigts. Il faut faire le
pas et, afin de rejoindre l’imaginaire, franchir la réalité.»
L’Osmanthus fragrans, également nommé osmanthe fragrante
ou olivier odorant est un petit arbuste originaire d’Asie couvert de
fleurs blanches délicieusement
odorantes très prisées dans la parfumerie de luxe. Leurs grappes
élégantes parfument les grandes
villes du sud de la Chine. Dès l’instant de leur floraison, elles interpellent l’imaginaire du simple
passant comme celui du parfumeur qui se rend à la Cité interdite
de Pékin et finit par se faire mener
par le bout de son nez jusque dans
les jardins du palais impérial.
Ce souvenir, le parfumeur JeanClaude Ellena l’a mis en bouteille
une première fois pour The Different Company en l’agrémentant
de notes d’orange, de mandarine.
Puis cette mémoire du jardin chinois lui inspira une autre écriture
pour Hermès, cette fois associée
au parfum du thé du Yunnan.
«L’osmanthus est une fleur qui
évoque des souvenirs très intimes à
tous ceux qui la sentent, et ce n’est
pas par hasard qu’une province de
Chine fut nommée en son honneur», souligne Vincent Micotti,
créateur des parfums Ys. Uzac.
On retrouve des souvenirs de
Chine teintés d’osmanthus dans
d’autres magnifiques compositions telles qu’Osmanthus interdite (Parfum d’Empire) et le dernier parfum de Linda Pikington
pour Ormonde Jayne: QI. «Ce parfum contient une quantité généreuse d’absolu d’osmanthus ainsi
que des notes familières en Chine,
des notes de thé et d’air, car la
plupart des Chinois n’aiment pas
masquer leur corps avec des parfums trop riches», dit-elle.
Une discrétion et une élégance
qu’on retrouve dans Lale,
composé par Vincent Micotti
pour Ys. Uzakc. «Dans Lale, la chaleur et la sensualité de l’osmanthus participent à la reconstitution d’une autre fleur stupéfiante
et merveilleuse: le chimonanthe.
Cette hivernale allie des notes hespéridées à la chaleur de l’osmanthus, aux notes plus chaudes et
épicées du benjoin et du poivre
CLIVE NICHOLS / CORBIS
50
rose.» Pour le parfumeur, «l’absolu
d’osmanthus, c’est d’abord une
odeur de vieille eau-de-vie d’abricot découverte dans un placard en
bois, qui mêle des notes de fruits
secs, de bois blonds, de fruits gorgés de soleil et séchés consciencieusement à des notes légèrement cuirées. La fleur diffuse une
odeur plus légère et plus transparente, qu’on retrouve peut-être
mieux dans le thé vert à l’osmanthus ou dans les fleurs confites,
tous deux si prisés en Chine du
Sud-Est, où est née ma femme.»
L’osmanthus ne symbolise pas
essentiellement la Chine. Elle serait arrivée en Europe entre le
XVIIIe et le XIXe siècle. Toutefois,
ce n’est qu’en 1972 qu’elle marquera les nez comme les esprits
brassés par les effluves de 1000 de
Patou, un exubérant bouquet
composé autour de l’osmanthus
de Chine, alors peu connu et reconnu.
«Dans 1000 de Patou, l’osmanthus était un extrait au stade expérimental. Du point de vue industriel, l’osmanthus est apparu en
1986, suite à la mise en place d’un
partenariat entre les laboratoires
Monique Rémy (qui n’étaient pas
encore IFF) et la Chine, explique
Jean-Claude Ellena. Entre les premiers essais d’absolu et ceux
d’aujourd’hui, l’odeur a changé.
Les premiers absolus avaient une
facette animale – castoréum, cuir –
qui résultait de la mise en saumure des fleurs pour les conserver
(un procédé traditionnel chinois).
Aujourd’hui, c’est surtout la note
«abricot» qui est recherchée. Les
fleurs ne sont plus mises en saumure. L’usage de l’osmanthus en
Chine est destiné surtout au parfumage des thés de moins bonne
qualité. Les thés parfumés ne sont
pas appréciés en Chine.»
Hors de Chine, nous assistons
ces dernières années à un retour
sur le devant de la scène européenne de cette fleur suave aux
notes tendres et attachantes qu’on
dit pourtant difficile à travailler
de par sa fragilité et son évanescence. Selon le parfumeur Bertrand Duchaufour, créateur de
La Belle Hélène, «l’absolu d’osmanthus a des effluves uniques et
envoûtants. En revanche, il est très
difficile de l’utiliser à bon escient.
Il en faut donc des quantités non
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Good Girl gone Bad, by Kilian
Osmanthe Yunnan, Hermès
Fig-Tea, Nicolaï
Osmanthus Interdite,
Parfum d’Empire
négligeables dans un parfum
pour qu’il ait un effet réellement
clair et ça a un prix très élevé!»
«C’est une fleur peu travaillée car
elle est très facettée et chère. Elle
est si puissante dans un accord
qu’elle le domine rapidement. Elle
est difficile à contrôler, à conquérir et à dompter surtout!» enchérit
Mark Buxton, créateur de Sexual
Healing.
Les nouvelles créations à l’osmanthus s’appellent Lale, Good
Girl Gone Bad, La Belle Hélène ou
Amélia. Elles évoquent une féminité plus sage, en apparence seulement, que celle exprimée par
1000 de Patou. La note est douce,
spontanée, mais elle intrigue dès
lors que ses accents fruités laissent
place à des notes plus animales.
On pourrait croire que c’est une
fleur tranquille, mais ce serait mal
connaître cette fausse ingénue
que Mark Buxton compare à une
citadelle: «L’osmanthus est une
des fleurs les plus complexes de la
parfumerie avec ses facettes vertes, fruitées, florales, animales,
musquées, veloutées. Elle possède
une grande rémanence et une
belle diffusion. C’est une citadelle
à conquérir comme il y en a quelques autres», explique-t-il. Dans
son parfum Sexual Healing, qui
représente la fusion entre un
homme et une femme, l’osman-
thus a une place capitale. «C’est
une matière première qui a deux
visages, deux caractères, différents et complémentaires: si vous
l’abordez par son profil floral,
fruité, pulpeux, vous plongez au
cœur d’une sensualité féminine.
Son profil masculin, lui, s’affirme
par le côté animal, enrobant et
puissant.»
Kilian Hennessy dit volontiers
d’elle qu’elle est indomptable.
«L’osmanthus est LA matière première que j’aime le plus en parfumerie à l’état pur! C’est un parfum
à lui tout seul. C’est une chair
d’abricot aux accents de violette et
de cuir. Je l’ai utilisée dans nombre
de mes parfums et notamment
dans ma dernière collection construite sur des fruits défendus.
Dans Good Girl Gone Bad, l’osmanthus en est même la colonne
vertébrale. Elle m’obsède car
aucun parfum à ce jour n’a véritablement réussi à en exprimer toutes ses facettes…»
Certains disent que son parfum
oscille entre la chair et le fruit. «En
fait, on pourrait parler de pulpe; il
y a des effets pulpeux de poire
(effet vert végétaux) et des effets
duveteux d’abricot qui contrastent avec sa note florale irisée plus
austère par ses effets cuirés. Le
tout se marie très bien avec les
notes fruitées et florales de l’en-
semble d’un parfum, souligne
Bertrand Duchaufour. Dans
La Belle Hélène, l’osmanthus accompagne donc l’iris par des effets abricotés évidents, c’est un floral qui s’inscrit dans la même
famille que l’iris tout en étant
beaucoup plus charnu, fruité
voire confit, avec en plus de cela
une note animale castoréum
(olive) qui accompagne très bien
les effets de cuir. Il devient très
facilement le lien entre le côté
peau (cuir de l’iris) et le côté chair
(chair de fruit).»
Il symbolise la sensualité (animale), la délicatesse (velours de
cuir), la gourmandise (effet fruit
confit) et la naturalité par ses côtés vert feuille de violette. Rien
que ça et Tout en même temps. Il
est pluridimensionnel, très facetté, incroyablement surprenant… Il symbolise un lien extraordinaire
entre
plusieurs
domaines olfactifs à ce sujet. C’est
un végétal animal comme l’absolu
de feuille de violette, un floral animal et un floral fruité plus que
toute autre note florale…
L’osmanthus symbolise magnifiquement la féminité et l’amour à
ses différents degrés. Il y a dans ses
notes olfactives un lien tissé en
filigrane entre le souvenir de la
générosité de l’embrassade d’une
maman, la spontanéité de celui
d’un enfant et la sensualité de celui d’un amant. Serait-ce le parfum du baiser comme l’on dit que
le patchouli est celui de la séduction?
Quand on l’interroge sur la possibilité de travailler l’osmanthus
dans un parfum masculin, Serge
Lutens répond: «En parfumerie,
pour moi, les notions de masculin
ou féminin n’existent pas. Le parfum passe par le nez, le goût par la
bouche, le son par l’oreille… tout
cela est similaire, néanmoins, il
est vrai que la différence de goût
existe d’une personne à l’autre. Y
a-t-il des disques pour femmes et
des disques pour hommes ou des
biscuits pour hommes et des biscuits pour femmes? Je traite la
fleur comme elle le mérite par les
deux sexes qui sont en moi et
adresse mes parfums uniquement
à ceux qui les apprécient.»
Un défi masculin relevé pourtant par Gérald Ghislain à la fin de
l’année 2012 en créant Vici pour
Histoires de Parfums. C’est une
fragrance de conquête qui s’inscrit dans une édition rare, Veni,
Vidi, Vici. Il a un sillage racé, puissant, masculin dans lequel l’osmanthus s’insinue comme un cheval de Troie, insufflant son
espièglerie là où ne l’attend pas.
«N’est-elle pas indomptable?»
conclut Kilian Hennessy.
Le Parfum, Carven
PHOTOS: DR
osmanthus
Quatre questions à…
Osmanthus, Ormonde Jayne
FrancisKurkdjian
Ce printemps, un nouveau parfum célébrant l’osmanthus vient se révéler à nos sens. Carven Le Parfum, un floral blanc très féminin et moderne, la première fragrance que lance cette maison depuis le
début du XXIe siècle. Entretien avec son créateur.
Bullion, Byredo
Lale, Dominante blanche?, Ys. Uzac
Play Red, Comme des Garçons
Le Temps: Quels étaient les souhaits de la maison
Carven?
Francis Kurkdjian: Le «brief» était simple, si je peux
utiliser cette expression: ce parfum devait exprimer
la vision contemporaine de Guillaume Henry, le
directeur artistique de la maison. Guillaume puise
son inspiration dans une relecture contemporaine
du style Carven. Juste après la Seconde Guerre mondiale, Madame Carven crée une maison de couture à
son image. Elle offre une vision démocratique, très
parisienne, dynamique et sportive de la mode à
l’opposé de l’univers austère et «sérieux» de la haute
couture des années 40. C’est cet héritage revisité
qu’il fallait traduire en parfum, un parfum féminin,
de très bonne facture, accessible et gai.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet?
Carven, c’est un univers très proche de ma sensibilité, mais c’est aussi un passé riche en créations
olfactives de caractère. Ma Griffe et Vetiver sont
deux parfums qui ont su marquer leur époque.
Travailler pour cette maison était un défi que je
tenais à relever. D’ailleurs c’est moi qui ai proposé
mes services et démarché Carven pour demander à
participer à la compétition.
Comment décririez-vous la femme qui porte Le Parfum
Carven?
Le dilemme, avec un parfum couture, c’est qu’il
touche une clientèle bien plus large que celle de la
mode. Le parfum est un accessoire de mode par
excellence, mais émotionnel. Il faut séduire un
public le plus étendu possible sans perdre de vue
l’âme et la sensibilité de la maison. Cette fragrance
s’adresse aussi bien aux clientes du prêt-à-porter
qu’aux femmes qui ne peuvent s’offrir les vêtements.
Quelle place tient l’osmanthus dans la composition de
ce bouquet floral?
Il est construit sur une structure chyprée. Le chypre
en parfumerie, c’est un peu comme une robe du soir
en couture. C’est très vite sérieux car l’accord de base
est créé autour de notes boisées sombres et de fleurs
telles que le jasmin et la rose. Je cherchais donc une
vibration légère et florale pour accessoiriser ma
«robe». L’osmanthus est une fleur blanche native de
Chine. Sa floraison est éphémère mais l’intensité de
sa fragrance est remarquable. C’est une fleur intensément fruitée, ce qui correspondait à l’une des
facettes que je cherchais pour ma création.
Propos recueillis par V. d’H.
Osmanthus, The Different Company
51
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
DILEMME
Duelausoleil
Sous le soleil exactement, seule une question compte:
bikini ou maillot une pièce? Des hauts et débat. Choisissez votre camp.
Bikini
ParValérieFromont
SYLVIE ROCHE
B
ikini ou maillot une
pièce? Lorsqu’on m’a demandé de choisir mon
camp sur ce sujet à la fois
si futile, intime et pourtant décisif, j’avoue que
j’ai hésité quelques instants. Dans
un premier temps, l’orgueil m’a
bien évidemment poussée à défendre le bikini. Puisque nous ne
sommes, le temps d’un texte, que
des caractères d’imprimerie,
autant se glisser dans la peau d’Ursula Andress. Ou dans celle de l’estivante que je pourrais être, bien
dans son corps, sous son immense
chapeau et dans son Itsy Bitsy Teenie Weenie tout petit bikini. Des
complexes? Quels complexes?
Puis le souci d’honnêteté m’a un
tant soit peu rattrapée. Le maillot
de bain, et à plus forte raison le
bikini, n’est anodin pour aucune
femme. Si le vêtement dévoile tant
de celui qui le porte, le bikini,
parce qu’il est le plus minimal et le
plus exposé d’entre tous, nous révèle. Il est à l’exacte mesure de ce
que l’on veut montrer et surtout,
cacher. Bien plus qu’un corps, il
dévoile un rapport au corps.
Soyons donc sincère: l’Ursula
Andress qui est en nous n’a pas
toujours la vie facile. A l’adolescence, cet assaut soudain de la féminité ne tire pas toujours le
meilleur bénéfice possible de ses
avantages naissants. Etre sexy,
quel intérêt lorsque l’on peut s’entraîner au plongeoir du 5 mètres?
Maillot Hermès, collection printemps-été 2013.
A peine ce moment de grâce et
d’innocence envolé, place au désir.
A celui qu’on lit parfois dans le
regard des autres et à celui que l’on
aimerait bien, parfois aussi, susciter. Cette conscience de soi et de
son image, c’est bien sûr le début
des ennuis. Tout ce que l’on est, ce
que l’on n’est pas et ce que l’on
aimerait être dessine un périmètre
très exact: celui de la longueur du
tissu du maillot de bain que l’on
porte.
Le bikini, c’est bien sûr le choix
confiant, bavard, spontané: celui
de dire tout tout de suite, dans un
contexte extraordinairement libertaire. Pensons un peu à n’importe quel endroit au monde hormis la plage et la piscine: les lois
urbaines de la décence semblent
régies aussi étroitement qu’impli-
Maillotunepièce
BIEN PLUS
QU’UN CORPS,
IL DÉVOILE
UN RAPPORT
AU CORPS
D
ans mon maillot une
pièce, je ne m’ébats
pas dans l’eau en
gestes désordonnés,
je m’immerge avec
grâce. Comme si
mon body, en contenant mes
chairs, m’insufflait aussi une
contenance intérieure, un quantà-soi énigmatique. Après avoir
foulé le sable d’une allure déliée,
j’affronte crânement les premières vagues, le front haut, l’air dégagé. Dès que le fond se dérobe,
je fends l’écume en brasse ample
sur quelques mètres, regardant
devant moi, menton levé au-dessus de l’eau. De retour sur la terre
ferme, dans mon élégant corset
gorgé d’eau salée, qui se plaque
comme une seconde peau, je ne
peux me laisser aller à une posture approximative. Sculptant un
corps sans ventre (pour autant
qu’on le rentre), exaltant les
épaules (pourvu qu’elles soient
bien dessinées), suivant la cambrure du dos magnifié par l’arrondi de l’échancrure, le maillot
une pièce dévoile quelques morceaux d’une nudité non ostentatoire en esquissant le contour
d’une silhouette mystérieuse.
Contrairement aux porteuses de
bikini dont l’exhibition de leur
nombril équivaut à afficher leur
âme aux yeux du monde. J’étire
donc mon buste et mes épaules à
Maillot Hermès, collection printemps-été 2013.
la manière d’une gymnaste en
creusant mon abdomen.
Si mon vêtement de contention m’impose une attitude mesurée, mon esprit, lui, peut divaguer. Dans l’eau, je me rêve un
destin de sirène. Une fois allongée
sur le ventre, coudes plantés dans
citement par une topographie de
la silhouette: 1ou 2 centimètres de
moins en bas ou en haut et nous
voici dans le camp des filles à la
cuisse légère. Pensons encore aux
premiers rendez-vous où il est
soudain si étrange, et parfois ô
combien gênant, d’offrir son corps
à un regard nouveau. Et voici le
bikini: boum! Here I am. Son étymologie renvoie d’ailleurs invariablement à une sorte d’explosion.
Celui qui revendique la paternité
de ce nom, Louis Réard, avait présenté le 5 juillet 1946 à la piscine
Molitor de Paris le premier «bikini». Il déclara avoir choisi ce
nom en référence à l’atoll du
même nom sur lequel, cinq jours
auparavant, avait eu lieu une explosion nucléaire.
Pour ma part, j’ai passé des heures blafardes dans des cabines
d’essayage sinistres à essayer de
trouver le modèle miraculeux,
c’est-à-dire le meilleur cache-misère. J’en ai bricolé, coupé, recousu. Et puis un jour, j’ai tout arrêté: j’ai compris que ce qu’il y
avait de vraiment, vraiment sexy,
c’était de s’aimer exactement tel
que l’on est. Depuis, fini la magouille du maillot, la négociation
du complexe. Choisir le bikini, ce
n’est pas seulement porter deux
pièces, c’est apprendre à porter un
certain regard sur soi. Les bikinis
ne sont pas faits pour les corps
jeunes; ils sont faits pour la bienveillance.
.
ParGéraldineSchönenberg
SYLVIE ROCHE
52
le sable, scrutant l’horizon sous
un parasol, dans mon maillot-carapace, je redeviens une baigneuse contemplative aux pensées insondables, sourde aux
bruits du monde. Comme au début du XXe siècle lorsque l’on s’asseyait sur une chaise de paille,
JE NE SUIS PAS
UNE FILLE
DE PACOTILLE
tout habillée et chapeautée, pour
contempler les vagues. Jusqu’à ce
jour de l’été 1914 où l’intrépide
Coco Chanel eut l’idée saugrenue
d’y faire trempette, s’inventant
une sorte de pyjama court, taillé
dans le tissu souple des sweaters
de son amant, Boy Capel. Une panoplie confortable comportant
une longue tunique ceinturée sur
un bloomer descendant jusqu’aux genoux. Sans idéaliser ces
temps pudibonds et rétrogrades,
j’adopterais bien, pourtant, la devise de L’Officiel de la mode de
1950: «Le maillot ne se porte que
dans l’eau, c’est le compagnon de
la vague et de l’écume.» Car une
fois sec, je l’agrémente d’un panama et d’un paréo, et mon accoutrement parle pour moi: «Je ne
suis pas une fille de pacotille, la
preuve ce roman intimiste que je
feuillette d’une main.» Même si je
ne souhaite qu’une chose: passer
inaperçue et laisser couler sur ma
peau des regards qui ne feront
que m’effleurer… Mais le vintage à
la plage peut faire des ravages.
Deborah Kerr dans sa combinaison short ceinturée ultra-pudique ne suscita-t-elle pas le plus
long et le plus torride baiser de
l’histoire du cinéma, roulant dans
le sable sous les étreintes de Burt
Lancaster dans Tant qu’il y aura des
hommes de Fred Zinnemann en
1953?
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
À FLEUR DE PEAU
Unnécessaire
debeautécomme
unetroussed’urgence
ML SINIBALDI/CORBIS
54
Les produits cosmétiques
protègent notre peau,
la réconfortent, l’apaisent
ou aident à retarder les signes
du vieillissement. Mais la bonne
surprise vient parfois
d’une performance non précisée
dont on profite tout à fait
par hasard. Un secret à partager…
Par Marie-France Rigataux
O
n a toutes, un jour,
eu la bonne surprise de découvrir à
l’un ou l’autre soin
dit réparateur ou
restructurant des
vertus dont personne ne nous
avait jamais parlé. Ni la marque
dans sa communication ni les
vendeuses dont la plupart ignoraient ces vertus cachées. Ainsi la
célèbre crème abricot de Dior, SOS
des ongles anémiés, qui apaise
certains feux de l’eczéma ou la mythique Crème de 8 Heures d’Elizabeth Arden créée en 1935, qui soigne les gerçures et bien plus… Des
produits à usages multiples et secrets dont on finit par ne plus
pouvoir se passer.
Des vertus découvertes
à l’usage
Ce serait quoi au fond la trousse
idéale? Celle qui concilierait
beauté et santé et qui sauverait notre peau en toutes circonstances,
que l’on voyage ou non. Pour Lucien Aubert, docteur en biologie,
consultant en cosmétique après
avoir dirigé des laboratoires, elle
tiendrait, avant tout, compte de
quatre activités principales: nettoyer, protéger, nourrir et réparer.
«Si je devais partir à l’autre bout du
monde, remarque le scientifique,
je parierais sur quatre ou cinq produits qui, effectivement, additionnent les vertus: une lotion douce
pour tonifier, de façon non agressive; une crème avec protection
UV; un baume antiradicalaire, qui
renforce la barrière cutanée et un
anti-âge.» Et tant mieux si, en
prime, l’un ou l’autre révèle une
nouvelle dimension.
Tous les scientifiques interrogés l’admettent: ce qui a le plus
évolué dans le domaine cosmétique, c’est la connaissance de la
peau et les méthodes d’évaluation pour mesurer l’efficacité
réelle de tel ou tel produit. Lionel
De Benetti, docteur en chimie, en
sait quelque chose lui qui a, durant plus de trente-six ans, dirigé
la Recherche du groupe Clarins.
«Je me suis toujours refusé à parler de révolution cosmétique. Je
préfère évoquer une lente évolution. Mais il est exact que, au fil du
temps et les méthodes d’expérimentation aidant, on réussit à
identifier un bénéfice jusque-là
insoupçonné. Il nous est arrivé de
tester récemment des vieilleries
comme l’huile Tonic lancée dans
les années 60. Jacques Courtin
avait constaté, de façon empirique, les effets sur la fermeté de la
peau mais sans pouvoir la prouver. Eh bien, les résultats de nos
tests récents de fermométrie sont
excellents! Toute cette batterie
nouvelle d’appareils sophistiqués
a l’avantage de pouvoir objectiver
l’efficacité et l’innocuité d’un produit tout au long du développement. On a ainsi d’emblée la certitude qu’il tiendra ses promesses.
Voire en ajoutera d’autres, parfois
découvertes, en effet, par les utilisatrices elles-mêmes.»
Et de citer «son» Sérum Multiréparateur mis sur le marché en
1978 sous le nom de Fluide Restructurant qui, aujourd’hui encore, se révèle non seulement régénérant mais a aussi une activité
anti-inflammatoire, notamment
sur les piqûres d’insectes ou les
brûlures superficielles. Une activité qui ne sera pourtant jamais
officiellement stipulée, le terme
anti-inflammatoire n’étant pas
admis en cosmétique. Pour Ingrid
Pernet, directrice de la communication scientifique chez Nuxe, il
peut aussi y avoir une volonté de
simplifier le message pour ne pas
troubler la consommatrice, la
noyer
d’informations.
«Nos
conseillères sont là pour le complément d’infos, mais aussi pour
recueillir les témoignages. Car,
oui, les femmes découvrent des
utilisations auxquelles on ne se serait pas forcément attendus.»
Ce qui a le plus évolué dans le domaine cosmétique, c’est la connaissance de la peau.
Une question de pourcentage
Dès qu’un soin est qualifié de réparateur ou de réconfortant, on peut
supputer qu’il est aussi cicatrisant.
Expert en silicium organique, le
docteur Jean-Claude Mainguy, médecin-chef du Biological AntiAging Center de Montreux, ne tarit
pas d’éloges sur cet oligo-élément
seul assimilable par la peau. Et
d’ailleurs identique à celui que
cette dernière renferme mais qui
s’épuise au fil du temps. Actif principal de la courte ligne de soins
(sérum, crème jour et nuit, lotion),
Universal Cream, qu’il a développée voilà quelques années, ce silicium, à haut dosage dans le sérum,
se révèle non seulement régénérateur du derme profond, antioxydant, cicatrisant (parfait sur les
coups de soleil) mais comme nous
l’a signalé une utilisatrice régulière, devenue aficionado, aussi miraculeux pour arrêter le fort écoulement de sang provenant d’une
coupure au doigt. «Rien d’étonnant à cela explique le praticien, ce
silicium joue un rôle exceptionnel
dans la cicatrisation, qu’il s’agisse
de plaies ou de brûlures profondes.
C’est aussi valable après des coups
de soleil et même les radiations ionisantes de la radiothérapie.» Dans
ce dernier cas, il s’agit sûrement de
doses supérieures à celles généralement utilisées en cosmétique qui
sont, en principe, de l’ordre du
dixième de pour-cent. Christiane
Montastier, docteure en pharmacie, consultante en biologie cutanée le confirme: 0,1% reste une
forte concentration en cosmétique. Des pourcentages trop élevés
étant susceptibles de provoquer
des allergies.
Les valeurs sûres
Questionné sur ces actifs qui finissent par révéler des vertus moins
classiques que celles auxquelles on
pourrait s’attendre, Lionel De
Benetti comme Christiane Montastier citent l’acide hyaluronique: il
œuvre à la surface de la peau pour
conserver un maximum d’hydratation à la couche cornée, mais,
grâce à des poids moléculaires divers, qui réduisent considérablement sa taille, il peut aussi atteindre des niveaux plus profonds où il
déploie son activité. Il participe
alors à la reconstruction du tissu
conjonctif, une vertu utilisée dans
les cas de brûlures. Le docteur
Maurice Adatto, dermatologue,
spécialisé en dermatologie chirurgicale et esthétique, cite à ce propos Ialugen, un soin à l’acide hyaluronique, spécialisé dans la
régénération de l’épiderme, idéal
après des brûlures superficielles.
Lionel De Benetti privilégie les
insaponifiables, fraction noble des
huiles végétales. Souvent coûteux,
ces stérols très complexes stimulent le renouvellement cellulaire
en participant à la reconstruction
Mode
Le Temps l Mercredi 15 mai 2013
Huitsoinspolyvalents
> Nuxe
Rêve de Miel, baume lèvres
Formule: du miel d’acacia. Des huiles végétales de
son de riz, macadamia, calendula; du beurre de karité,
de l’extrait d’orge, de l’huile d’argan, en tout, entre
80,2% et 95% d’ingrédients d’origine naturelle
selon le soin de la gamme.
Vocation: nourrir, donc réparer les lèvres gercées,
apaiser et protéger.
L’effet surprise: mélangé à une cuiller de sucre roux,
il s’avère formidable en gommage à lèvres.
Parfait aussi pour le soin des cuticules.
> Shiseido
> Garancia
Concentré Intensif Anti-Tache
Le Chardon
et le Marabout
> Clarins
Sérum Multi-Réparateur
Restructurant
Formule: extraits de réglisse et huiles
essentielles de lavande, de marjolaine et
de menthe. Insaponifiables de soja et
d’avocat. Dérivé de vitamine A, perhydrosqualène végétal.
Vocation: réparer et régénérer en stimulant la production de collagène. Décongestionner et calmer les irritations. Idéal
pour les peaux sensibles et régulièrement
agressées.
L’effet surprise: on n’ira pas jusqu’à
l’utiliser sur les gencives, même si les
insaponifiables de soja et d’avocat sont à
même de les cicatriser en cas d’inflammations, mais il s’avère idéal en cas de coups
de soleil. Appliqué comme un pansement.
Formule: un complexe exclusif, développé à l’issue
d’une dizaine d’années de recherche. Un extrait
de potassium, d’armoise japonaise qui provoque,
notamment, une exfolation afin d’atténuer
ou d’éliminer les taches pigmentaires.
Vocation: agir sur la production de protéines propices à la création d’un environnement bénéfique au
renouvellement cellulaire dans les zones tachées +
prévenir l’apparition de taches pigmentaires en
limitant la production de mélanine.
L’effet surprise: favoriser d’emblée une vraie
homogénéité du teint.
Formule: de la résine de sang-dragon,
considéré comme un «pansement» botanique
des tribus amazoniennes + de l’extrait de
chardon aux ânes et de l’extrait de calendula,
auxquels vient s’ajouter de l’huile hyperoxygénée de maïs, héritage de la médecine tibétaine.
Vocation: cicatriser et réparer, mais aussi
matifier par la présence d’une crème
de poudre.
L’effet surprise: idéal sur les piqûres d’insectes
et autres morsures. Et pour participer
à la cicatrisation rapide des petites plaies.
> Aésop
Damascan Rose Facial
Formule: huiles essentielles de pétales de rose, fleur de néroli et feuilles de
violette. Une huile botanique concentrée, sans conservateur, aux extraits de
plantes (dix en tout) dont les trois premières citées, aux vertus nourrissantes.
Vocation: hydrater en profondeur et nourrir les peaux sèches et stressées.
L’effet surprise: son effet anti-inflammatoire et ses répercussions positives sur
les ongles, les cuticules et les mains abîmées. Quelques gouttes ajoutées à la
crème suffisent.
> Valmont
Renewing Pack,
Masque cellulaire
Formule: l’ADN triple, actif de référence de la
marque + du dioxyde de titane pour l’éclat, du
menthyl lactate et de l’urée.
Vocation: celui d’un masque ultra-hydratant qui
rééquilibre le film hydrolipidique et tonifie les
tissus. Et, grâce à la présence de menthol, dispense une sensation de fraîcheur.
L’effet surprise: le coup d’éclat matinal. On
applique une fine couche avant le sérum ou le
soin quotidien, on laisse poser entre trois et cinq
minutes et on enlève l’excédent. Incroyable
notamment sur le contour de l’œil.
des membranes. Et ce sont aussi
d’excellents cicatrisants. L’avantage des produits huileux étant
aussi de ne jamais être occlusifs.
Rien à voir avec des paraffines ou
des vaselines qui ne laissent pas
toujours la peau bien respirer. Réservé sur les avantages du rétinol,
ou vitamine A et de la vitamine C,
en fonction de leur difficulté à rester stables dans le temps, il ne dénie toutefois pas leurs qualités
«énergisantes», dopantes.
Présents dans la majorité des
formules, les polyphénols (raisins,
oliviers, etc.), ces antioxydants végétaux qui colorent les plantes
pour les protéger des UV vont
avoir des effets identiques sur
l’épiderme humain mais ne remplacent pas les filtres indispensables en cas d’exposition au soleil.
La criste-marine, cette plante du
bord de mer qui résiste à toutes les
intempéries, s’avère aussi extraordinaire en termes de protection
> Elizabeth Arden
> Christian Dior
Crème de Huit Heures
Crème Abricot
Formule: inchangée depuis 1935 quand Elizabeth Arden, cavalière émérite, voulut
protéger les sabots de ses chevaux, les assouplir afin qu’ils ne se fendillent pas.
Pour ce faire, un mélange, toujours d’actualité, de vaseline, lanoline, paraffine,
huiles végétales, acide salicylique et vitamine E.
Vocation: nourrir, apaiser et réparer les zones rugueuses et gercées.
L’effet surprise: appliqué sur des égratignures, même profondes, il répare en
un temps record. Appliqué sur le genou abîmé de son petit garçon, une utilisatrice
a constaté une nette amélioration au bout de huit heures. Parfait aussi pour les
pieds secs. On étale une couche, enfile une chaussette et on garde toute la nuit.
lorsqu’on la différencie pour exploiter ses cellules jeunes à facteur
de croissance. Elle constitue un antiradicalaire d’exception, mais
aussi un actif ultra-régénérant.
Pour Savéria Coste, docteure en
pharmacie, à l’origine de la marque Garancia, on trouve souvent
en cosmétique des ingrédients dits
«médicaux», comme l’acide salicylique, par exemple. En revanche,
tous les actifs sous autorisation de
mise sur le marché (AMM), octroyée par les autorités compétentes (en France, l’Agence nationale
de sécurité du médicament et des
produits de santé; en Suisse, Swissmedic) avant toute commercialisation d’un médicament, sont interdits en cosmétique si les
spécialités pharmaceutiques ne
sont délivrées que sur ordonnance.
«De toute façon, ajoute-t-elle, certains ingrédients communs sont limités à certains pourcentages dès
qu’il s’agit de cosmétique.»
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Formule: un concentré d’abricot
auquel s’ajoute près de 60% de
lanoline et un peu de cire d’abeille.
Vocation: favoriser la croissance de
l’ongle et améliorer sa résistance.
Assouplir les cuticules.
L’effet surprise: apaiser certains
eczémas.
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