Hors-Série Mode I
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Hors-Série Mode I
BUONOMO ET COMETTI Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Mercredi 15 mai 2013 MODE PRINTEMPS NOMADE MATTHEW WILLIAMSON EN TECHNICOLOR CHARLOTTE OLYMPIA, CHAUSSE LES RÊVES Mode 2 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 ÉDITO SOMMAIRE Ce désintérêt feint relève d’une profonde méconnaissance de ce milieu. La mode aussi a une histoire qui s’enseigne jusque dans les écoles d’art. Comment reconnaîtrait-on l’époque où fut peint un tableau si l’on ne pouvait suivre la piste la plus évidente: celle des vêtements? La mode est un miroir. Elle reflète ce que l’on vit et ce que l’on est, des nomades passant d’une ville à l’autre (p. 6, 18, 19, 21), d’un amour à l’autre, d’une vie à l’autre, funambules vacillants mais vaillants. Des danseurs qui se jouent de la pesanteur des temps (p. 8 et p. 33), qui l’affrontent en corps à corps ou prennent la tangente (p. 4) Se contenter de regarder la mode dans ce qu’elle a de plus superficiel, c’est oublier que la couverture glossy d’un magazine, aussi forte soitelle, ne révèle presque rien de cette fascinante industrie. Une industrie estimée à quelque 1,5 billion de dollars, qui emploie plusieurs millions de personnes de par le monde, tout de même. La mode, ce sont des gens, ceux que l’on ne voit pas. Ce sont les ouvriers aux bras tatoués de l’usine de John Lobb Bootmaker, à Northampton, ville industrielle peu rieuse (p. 30). Ce sont les ouvrières qui travaillent le cachemire dans la manufacture de Barrie Knitwear, à Hawick, 14000 habitants. On a connu des lieux plus glamour. L’usine a failli fermer ses portes en septembre dernier, avant que Chanel ne la reprenne. La mode sert aussi à cela: pérenniser des savoirfaire (p. 26). Et permettre accessoirement à des régions économiquement fragiles de s’inscrire dans l’avenir. Comme, par exemple, le village de Solomeo, en Ombrie, fief du capitaliste utopique Brunello Cucinelli (p. 12). 6 Mais la mode c’est aussi ce qui ne peut se dire, ni s’appréhender. Une chose qui s’échappe lorsque l’on croit la posséder. La mode est un esprit… A la règle et à l’équerre: le cap vers la liberté des lignes. Milan ailleurs Les marques italiennes revisitent le vestiaire asiatique. DR Par Catherine Cochard 8 10 Matthew Williamson Paris, ode à la légèreté Chorégraphies involontaires pour danseuses en prise directe avec la vie. Par Isabelle Cerboneschi 10 Matthew Williamson, le flamboyant De la couleur, pour fêter les 15 ans de sa marque. Par Valérie Fromont 12 Brunello Cucinelli, prince du cachemire A Solomeo, visite des terres d’un seigneur de la mode. Par Catherine Cochard 14 Cédric Charlier, dedans dehors Le vêtement, entre dévoilement et protection de soi. DR Par Isabelle Cerboneschi 18 L’histoire de la saharienne Pourquoi ce vêtement mythique hante les collections. Par Antonio Nieto 19 Juun. J 19 Leçon de street tailoring, par Juun. J Coup de projecteur sur un créateur coréen prometteur. Par Antonio Nieto BENOÎT PEVERELLI/CHANEL Il est plus gratifiant de dire que l’on est critique d’art que chroniqueur de mode. La mode, ça fait rêver certains, mais ça n’a pas bonne presse. A croire que l’on devrait passer par l’entrée de service et laisser aux autres l’entrée des artistes… Londres en mode géométrique Par Valérie Fromont 26 Métiers d’art par Chanel 20 L’invitation au voyage Comment la mode masculine joue avec nos rêves d’ailleurs. Par Antonio Nieto 22 Backstage Dans les coulisses des défilés parisiens. Reportage photographique exclusif: Sylvie Roche 26 Chanel en Ecosse La collection Métiers d’art présentée en décembre dernier dans les ruines du château de Linlithgow. Par Isabelle Cerboneschi 28 Charlotte Olympia, haut talent Pour les petites filles qui sommeillent en chaque femme. Par Isabelle Cerboneschi 30 John Lobb, l’amitié franco-britannique Reportage chez le bottier anglo-français d’exception. Par Pierre Chambonnet DR Par Isabelle Cerboneschi La mode est un business. Un business difficile où le talent ne suffit pas. Où durer est une gageure (je parle des créateurs indépendants). Parce que concevoir une collection, c’est une chose. Réaliser les échantillons, préparer un défilé, vendre les modèles, acheter le tissu, faire fabriquer les pièces, payer les fabricants, quand ils livrent, se faire payer par les acheteurs, quand ils paient, en sont d’autres. Et il ne faut pas croire que le succès rend les choses plus faciles: davantage de commandes, cela signifie plus d’argent à sortir, plus de risques aussi. Matthew Williamson qui fête les 15 ans de sa maison en sait quelque chose (p.10). Cédric Charlier, aussi, qui a présenté sa troisième collection sous licence d’Aeffe (p. 14). De même que la Lausannoise Berivan Meyer, fondatrice de Van Bery, qui vient d’ouvrir son capital et cherche des investisseurs (p. 48). Ainsi que Charlotte Olympia qui construit patiemment sa marque de chaussures où le rêve est la partie émergente de l’iceberg (p. 28). 4 33 Portfolio Le sacre du printemps Photographies et stylisme: Buonomo et Cometti. Réalisation: Isabelle Cerboneschi 28 Charlotte Olympia 46 Haute couture Des créations à la gloire de femmes jardin. Par Isabelle Cerboneschi 48 Van Bery, la mode à son image Rencontre avec la designer lausannoise Berivan Meyer. Par Catherine Cochard 50 Senteurs d’osmanthus Cet arbuste asiatique inspire de nombreuses fragrances. Par Valérie d’Hérin DR FRÉDÉRIC LUCA LANDI Au-delàdelamode 52 Maillot de bain Une pièce ou deux? Dilemme d’été. Par Valérie Fromont et Géraldine Schönenberg 54 50 Parfums d’osmanthus Secrets de filles Un nécessaire de beauté comme une trousse d’urgence. Par Marie-France Rigataux Portfolio Le sacre du printemps Photographies et stylisme Buonomo et Cometti Réalisation Isabelle Cerboneschi Danseuse Juliette Gernez, Marilyn Agency Editeur Le Temps SA Place Cornavin 3 CH – 1201 Genève Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Directrice générale Valérie Boagno Rédacteur en chef Pierre Veya Rédactrice en chef déléguée aux hors-séries Isabelle Cerboneschi Rédacteurs Pierre Chambonnet Catherine Cochard Valérie Fromont Valérie d’Hérin Antonio Nieto Marie-France Rigataux Géraldine Schönenberg Assistante de production Géraldine Schönenberg Robe Paysanne et cape en georgette de soie de la collection printemps-été 2013 Saint Laurent. Robe longue «large Damier» en double gabardine, de la collection printemps-été 2013 Louis Vuitton. >> Retrouvez le film du making of de ces images sur: www.letemps.ch/mode Photographies Buonomo et Cometti Sylvie Roche Vidéo Damien C. Responsable production Nicolas Gressot Réalisation, graphisme, photolitho Cyril Domon Christine Immelé Patrick Thoos Correction Samira Payot Conception maquette Bontron & Co SA Internet www.letemps.ch Michel Danthe Courrier Case postale 2570 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 58 58 Fax + 41-22-888 58 59 Publicité Le Temps Media Case postale 2564 CH – 1211 Genève 2 Tél. +41-22-888 59 00 Fax + 41-22-888 59 01 Directrice: Marianna di Rocco Impression IRL plus SA La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques est soumise à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 1423-3967 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 LONDRES Unesaisongéométrique Toute en lignes droites et radicales, la saison inaugure un vrai changement de cap. Bonne nouvelle pour ceux qui ont détesté les cours de géométrie: les robes et les silhouettes de la saison nous invitent à n’en retenir que le meilleur, la liberté des lignes. Par Valérie Fromont PHOTOS: DR 4 En haut, de gauche à droite: Marios Schwab, Paul Smith, Louise Gray, Jasper Conran, Michael van der Ham, Peter Pilotto, J. W. Anderson Woman. En bas, de gauche à droite: Moschino Cheap and Chic, Mary Katrantzou, Erdem, Antonio Berardi, Jean-Pierre Braganza, Roksanda Ilincic, Christopher Kane. L a mode partage avec les wagnériens le sens du drame, avec Socrate la mise en scène de la contradiction et avec les géomètres une palette d’outils. Ce printemps, la mode de Londres ne nous parle que de lignes radicales, d’imprimés ultra-graphiques, d’axes, de droites, de symétrie, de découpes, de projections, d’abstraction géométrique. Rien qui ne s’adoucit ou qui ne s’assouplit. Peut-être en réaction à la première partie du XXIe siècle qui fut souvent vaporeux, féminin, cachemire flou. A Londres donc, après le mou des années 2000, le raide en 2013. Faut-il y voir un signe de mobilisation de soi contre le durcissement inexorable de l’époque? Un simple appel à faire un grand ménage de printemps? A relancer la machine du désir? A réviser ses théorèmes de géométrie? Autant de pistes explorées de ce côté-ci de la Manche. Commençons par déguster, avant de nous interroger. On a pu voir à Londres, capitale de l’imprimé, un véritable changement de paradigmes. Après les motifs saturés, denses, baroques, multicolores, enveloppants des saisons précédentes, les vêtements du printemps 2013 donnent une impression plus tranchante. A la fois dans les motifs des imprimés et dans la ligne des silhouettes. Cette rigidité structurelle a même permis à des stylistes allergiques aux imprimés, comme Todd Lynn, de mettre un pied à l’étrier sans devoir sacrifier à de grandes volutes psychédéliques. D’ordinaire fidèle aux couleurs sombres et unies, le styliste a pour cette saison travaillé les tissus en bandes de couleur, façon Daniel Buren (qui fut aussi la source d’inspiration, à Paris, de Marc Jacobs pour Louis Vuitton). Des bandes, des rectangles de différentes couleurs pour donner des accents toniques et structurer la silhouette, ce fut aussi l’approche de Paul Smith, Jean-Pierre Braganza, Moschino (qui défilait à Londres cette saison) ou encore Preen. Mais c’est Christopher Kane qui a poussé cette logique le plus loin et qui en propose l’approche la plus postmoderne, avec des bandes noires comme scotchées sur une garderobe qui reprend les archétypes de la garde-robe féminine. Il montre qu’il connaît ses gammes aussi bien qu’il s’en moque. Le talentueux J.W. Anderson s’est aussi amusé avec des lignes droites et fracturées. Mais plutôt que de les juxtaposer sur un même tissu, c’est la silhouette entière qu’il s’est amusé à morceler. Pantalons, tops, jupes, capes et basques deviennent ainsi le théâtre de son éparpillement géométrique, tout comme Antonio Berardi qui crée des effets de structure par la superposition des couleurs, des tissus et des couches de vêtements, donnant un troublant sentiment de sophistication tout en gardant un esprit de légèreté et de modernité radicale. Moins conceptuel que beaucoup de ses compatriotes, Jasper Conran adopte l’air du temps en se glissant dans la mélodie nostalgique des sixties. Œil charbonneux, APRÈS LE FLOU DES ANNÉES 2000, LE RAIDE EN 2013 lignes baby doll et imprimés pop. Il est intéressant, à ce titre, de voir comment un même motif peut être repris à des fins très différentes et avec des effets totalement dissemblables. L’enchevêtrement d’hexagones, traité en patchwork régulier et multicolore chez Jasper Conran façon tapisserie kitsch, se charge d’un parfum de mystère chez Marios Schwab. Inspirés par les alvéoles des ruches, déclinés dans une combinaison graphique de noirs, bleus et chair, ornementés de fran- ges tribales, ils distillent un onirisme et un exotisme vibrants. Magnétique également, la collection de Burberry Prorsum qui associe les rayures aux matières ultragloss, iridescentes, captant la lumière du printemps et la réfractant joyeusement. Retour sur les bancs de l’école. Avec une leçon appliquée de géométrie: l’art du collage. Il est pratiqué avec virtuosité par Michael van der Ham, qui en a fait sa signature. Une collision de motifs, de couleurs, de textures esquissent des paysages appétissants comme des mille-feuilles, profonds et moelleux comme des rêves sous LSD. Il traite cette saison le patchwork à la manière d’un paysagiste, donnant à voir des robes qui ressemblent à des terres agricoles vues par Yann Arthus-Bertrand. Les paysages champêtres sont aussi une contrée souvent arpentée par le talentueux Erdem Moralioglu. Cet esprit bucolique s’est fait connaître pour ses somptueux imprimés floraux d’une poésie et d’une modernité époustouflantes. Cette saison, il rompt pourtant avec cette esthétique et s’adonne lui aussi à l’art du collage. Ses mélanges d’imprimés façon peaux exotiques, de dentelle, de couleurs et de motifs floraux témoignent de sa maîtrise de cet exercice périlleux, de son sens de l’équilibre et de la sobriété. L’antithèse, peutêtre, de ce que revendiquerait Louise Gray, elle qui a fait de l’extravagance britannique sa marque de fabrique. Elle réussit pourtant à transcender la vulgarité et la facilité par des mélanges d’imprimés joyeux, décalés, spectaculaires très frais. Venons-en aux premiers de classe. A ceux qui ont merveilleusement digéré leur cours de géométrie. Qui en ont assimilé les principes pour n’en retenir que la liberté qu’elle donne lorsque l’on se permet de la transcender. Mary Katrantzou, bien sûr, la queen de l’imprimé, qui a envoyé ses robes sur le podium comme autant de cartes postales timbrées, dont la symétrie psychorigide construit des tableaux abstraits à la poésie hypermoderne. Le duo de designers du label Peter Pilotto a emprunté ses rêves et ses palettes à des ailleurs lointains. Ils tressent les cultures et les motifs amérindiens, africains, baroques et océaniques pour affirmer leur vocabulaire. La très talentueuse Roksanda Ilincic s’est aussi laissée porter par les infinis géométriques, mariant les lignes et les courbes avec une inventivité décoiffante, un sens de la couleur majestueux, construisant ses silhouettes comme des tableaux qui auraient tout appris et tout oublié de l’histoire de l’art. WWW.CELINE.COM Mode 6 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 MILAN Vestiairenomade Cette saison, les marques italiennes ont pris pour inspiration les coupes et les éléments de style du vestiaire asiatique. Des pièces qui évoquent – sans le pasticher – un savoir-faire venu d’ailleurs. PH OT OS : DR Par Catherine Cochard Giorgio Armani E n septembre dernier, lors des défilés milanais, on avait pensé qu’elles avaient recommencé. Que les marques de mode s’étaient encore laissées aller à draguer impudiquement les consommateurs asiatiques en imaginant à leur intention des vêtements flattant leur silhouette fine et menue. Sous nos yeux d’Européens défilaient des vestes et robes façon kimonos de soie, des tops à cols Mao, des chemisiers à imprimés calligraphiques, le tout maintenu par de larges ceintures obi. On était prêts à clamer haut et fort qu’une fois de plus les griffes n’avaient pensé qu’au phénoménal réservoir de clientes de l’Empire du Milieu… L’analyse n’aurait pas été juste. Tout d’abord parce que ce qu’on a vu nous a énormément plu. Et surtout parce que les designers qui se Prada sont tournés vers l’Asie l’ont fait sans pour autant renier leur propos. C’est comme s’ils avaient emprunté à cet autre continent quelques traits et symboles, se les appropriant comme les souvenirs d’un voyage au long cours… La mode issue de ce métissage ne singe pas les vêtements venus d’ailleurs: elle en fait une lecture nouvelle, une interprétation en phase avec les habitudes nomades de la société actuelle et les effets sur l’époque de la globalisation. Un peu comme Roland Barthes qui, dans son livre L’Empire des signes, raconte le Japon à partir de traits observés dans la rue, le théâtre, le graphisme, la nourriture ou sur les visages, et qui constituent «un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre». Les marques se sont adonnées quasiment au même exercice que le sémiologue français. Antonio Marras ne réinvente pas son prêtà-porter. On retrouve son amour Fausto Puglisi des fleurs et du mélange d’imprimés, sa manie des débordements dramatiques, un motif passant d’une zone à une autre, de l’image appliquée à l’excroissance tridimensionnelle. Sauf que les vestes ressemblent à des jubans, ces sous-kimonos japonais, et que les robes ont des impressions graphiques à la façon d’Hokusai. Influence en provenance de COMME LES SOUVENIRS D’UN VOYAGE AU LONG COURS... l’Empire du Soleil-Levant également chez Prada, qui va même jusqu’à reprendre le port tout à fait nippon de la chaussette associée aux Zori et Waraji, c’est-àdire aux sandales. Scandale! L’inspiration asiatique de Giorgio Armani est pour sa part plutôt Gabriele Colangelo chinoise. Les étoffes et les broderies sont luxueuses, les silhouettes élégantes. Le designer italien s’adresse clairement à l’élite de l’Empire du Milieu. C’est à nouveau le kimono qui est décliné chez Emilio Pucci et Etro. Mais là encore, dans un respect du style et des habitudes de chacune des maisons: le métissage entre la veste croisée venue d’Asie et le style décontracté mais élégant de la Riviera est maîtrisé. Dans ces collections en boutique actuellement se joue comme un juste retour des choses. Durant la dernière décennie, les marques – surtout celles établies depuis plusieurs dizaines d’années – ont cherché à éduquer les nouveaux consommateurs venus d’Asie, en leur enseignant leur style propre et en leur présentant leurs pièces iconiques, pour ne pas dire historiques. Les maisons ont aujourd’hui dépassé le rôle paternaliste qu’elles s’étaient Antonio Marras alors donné. Ce qu’elles offrent aujourd’hui à leur clientèle, c’est un prêt-à-porter en phase avec l’air du temps. Un prêt-à-porter qui ne vise pas le remix culturel – elles l’ont déjà fait dans les années 90 – mais l’émergence d’un vestiaire nouveau qui puisse être adopté à Paris comme à New York, à Rio ou à Shanghai. «Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité, manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus (l’Orient de Voltaire, de la Revue asiatique, de Loti ou d’Air France).» Roland Barthes, L’Empire des signes. www.dior.com - 044 439 53 53 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PARIS Danseaveclesloups Pendant la Fashion Week parisienne une forme de légèreté occupait l’espace et les podiums. En langage mode, cela se traduit par la fluidité des lignes et des matières, des asymétries et des allures de danseuses prêtes pour des chorégraphies involontaires en prise directe avec la vie. Par Isabelle Cerboneschi DR 8 Cercle extérieur, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant de midi: Saint Laurent, Damir Doma, Giambattista Valli, Ann Demeulemeester, Dior, Elie Saab, Guy Laroche, Rochas, Martin Grant, Lanvin, A.F. Vandevorst, Haider Ackermann, Givenchy par Riccardo Tisci, Viktor & Rolf, Véronique Leroy, Chanel, Dries Van Noten, Anne Valérie Hash, Tsumori Chisato, Cédric Charlier, Barbara Bui, Roland Mouret, Rue du Mail. Cercle intérieur, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant de la combinaison bleue: Jean-Charles de Castelbajac, Céline, Chloé, John Galliano, Sharon Wauchob, Alexis Mabille, Andrew Gn, Akris, Manish Arora, Louis Vuitton, Nina Ricci, Felipe Oliveira Baptista, Hermès, Carven, Nicolas Andreas Taralis, Jean Paul Gaultier. I l y a plusieurs manières de résister (au courant, à la foule, au pouvoir, à l’époque… Rayer les mentions inutiles et rajouter celles qui manqueraient encore). On peut se heurter de front, de manière visible, carrée, affronter la force adverse. Ou bien jouer à l’effacement. Se fondre dans le flux, ou plutôt non, ne pas se fondre, y plonger, le laisser nous couler autour du corps, autour de l’âme, sans donner prise. Se mouvoir avec souplesse, sans laisser de trace, contourner l’air d’un mouvement de jambe, le laisser soulever un pan de jupe de soie qui pend, justement, dans le but d’être soulevé. Une danse. Danser avec la vie. Ou contre la vie. Peu importe, mais danser. A Paris, on en a vu défiler de ces danseuses qui s’ignoraient encore. Pas des Sylphides ou des Giselle éthérées et naïves; des qui semblaient sorties d’un ballet d’Angelin Preljocaj, prêtes à séduire, à occuper l’espace, à en découdre, armées de leur corps tendu et de quelques mètres carrés de tissu mouvant. Les mots de la danse vont si bien à l’époque: contretemps, grand écart, ballotté, brisé, jeté-battu, en dehors, en dedans, retiré, attitude, dégagé, pas de deux, saut de biche, saut de chat, saut de l’ange, arabesque, pirouette, échappé… Si ce n’est pas pour échapper, à quoi serviraient toutes ces tuniques-jupettes asymétriques vues chez Dior, AF Vandevorst, Nina Ricci, Barbara Bui, Sharon Wauchob, Yohji Yamamoto, pour ne citer qu’eux. Si ce n’est pas pour frôler la légèreté, pourquoi ce tutu chez Anne Valérie Hash, ces justaucorps chez Lanvin, Chanel, Viktor & Rolf, Giambattista Valli. S’il ne s’agit pas de se frotter à la vie, à quoi bon ces cache-cœurs chez Céline, Rochas, Martin Grant ou Véronique Leroy? S’il n’est pas question de revendiquer une liberté encore à définir – liberté de faire, de ne pas faire, d’aimer –, pourquoi ces tenues de street dance chez Felipe Oliveira Baptista ou bien Jean Paul Gaultier? Si ce n’est pour danser, à quoi bon offrir à ses jambes le plus vaste plateau du monde: la rue? Est-ce un hasard si Azzedine Alaïa a créé les costumes du ballet Nuits d’Angelin Preljocaj? si Riccardo Tisci a dessiné ceux du Boléro de Ravel sur une chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet pour le Palais Garnier? Rien ne se crée par hasard. Et l’époque, telle qu’on la vit ou telle qu’on l’imagine, oriente les choix des créateurs. Bien sûr, la mode est un business, avec ses nécessaires plans de collections – tant de pantalons, tant de jupes, tant de chemisiers, tant de pulls, pour répondre aux besoins de telle ou telle boutique. C’est une réalité. Mais le podium, c’est autre chose. Ce que l’on y voit relève souvent d’un avenir rêvé. De l’amplifica- tion d’un désir. On ne retrouvera pas tous les modèles vus lors des défilés il y a six mois dans les vitrines, même si certaines rares marques présentent l’entier de leur collection. Mais le défilé révèle un souhait, une inquiétude diffuse. Or, si à Londres on en appelle aux dieux de la géométrie pour conjurer l’époque, à Paris, on s’essaie à l’exercice de la disparition (on ne parle pas de celle des capitaux). Et comme dans un ballet de Pina Bausch, il y en a pour tous les corps, toutes les histoires, tous les passés, toutes les solitudes. Les personnages se croisent. Restent les robes, magnifique exercice de la liberté. HUGO BOSS (SCHWEIZ) AG Phone +41 41 727 38 00 BOSS 0526/S Zürich BOSS Store Bahnhofstrasse 39 Basel BOSS Store Gerbergasse 25 Genève BOSS Store Rue du Marché 18 shop online hugoboss.com Mode 10 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 HAPPY BIRTHDAY! MatthewWilliamson: «Toutdoitparaître légeretfacile» émerveillé par la qualité de certaines techniques artisanales comme le travail des perles et la broderie. C’était une esthétique qui entrait en résonance avec mes paysages intérieurs et qui a continué de m’inspirer tout au long de ma carrière.» De la couleur, de l’imprimé, de l’exotisme, de la joie: ce printemps arrive en boutique la collection qui marque les 15 ans d’existence du label de Matthew Williamson. Parcours d’un couturier flamboyant. Par Valérie Fromont U ne chose que l’on aimerait savoir: la vie de Matthew Williamson ressemble-t-elle à ses habits? Un vêtement est-il une vie, ou simplement la promesse des vies qu’il peut embrasser? Dans le prolongement d’un tissu, comme une traîne imaginaire, il y a le bruissement des désirs et des songes. Ceux de Matthew Williamson ont la densité et l’énergie des pigments de couleur que l’on se lance à la figure pendant le Holî Festival en Inde. Lors de cette célébration de l’équinoxe de printemps, les gens circulent habillés en blanc dans la rue et se jettent des pigments de couleur les uns sur les autres tout en s’excusant: «Bura na mano, Holî Hai»! (ce qui signifie «ne soyez pas fâché, c’est la Holî», en hindi). Il faut imaginer Matthew Williamson, cet enfant élevé dans la grisaille de Manchester – comme en témoigne son accent – prendre un billet pour l’Inde à 17 ans. A 25 ans, son diplôme de la prestigieuse école de Central Saint Martins College en poche (avec une spécialisation dans les techniques d’impression textile), il s’envole cette fois avec Joseph Velosa, son amoureux de l’époque, partenaire de business depuis toujours et meilleur ami aujourd’hui, pour revoir ces Indes tant fantasmées. Après l’achat des billets, il leur reste 90 pounds en poche. Sac à dos, chambres miteuses et débrouille: l’Inde s’offre à eux dans toute son intensité. «Je suis immédiatement tombé amoureux du pays, confiet-il. Les couleurs vibrantes, les odeurs, les épices, l’exotisme. J’ai été La vie de Matthew Williamson pourrait être égrenée comme autant de clichés et d’anecdotes enfilés sur un chapelet tibétain; il s’en amuse: «I’m such a cliché.» Oui, son chat s’appelle Coco – comme dans Coco Chanel. Oui, il semble se déplacer de fête en fête entouré d’une nuée de it-girls – ce concept so brit, mélange de patrimoine génétique, culturel et socio-économique (leur papa est si riche et leur maman si belle) et de vie rock’n’roll (suffisamment dissolue pour alimenter les tabloïds et suffisamment posh pour savoir se tenir au premier rang des défilés). Font partie de sa bande: Sienna Miller, Poppy Delevigne et sa petite sœur Cara, Valentine Fillier-Coriol, Jade Jaeger, Kate Moss, Helena Christensen et Jasmine Lebon, pour ne nommer que quelques-unes de ses amies. Sa mode est une attitude, une sorte de bohème chic où ses clientes semblent toujours s’amuser follement, de retour d’une fête à Ibiza et en route pour une retraite spirituelle à Bali. Jamais Matthew Williamson n’a cédé à l’appel du tailleur triste et gris comme un classeur fédéral, pas même dans l’optique d’un créneau commercial. Lorsqu’il a lancé sa première collection, «Electric Angels» en 1997, la mode conceptuelle et le minimaliste gris souris battaient leur plein et tentaient de faire passer les femmes pour des hommes comme les autres. Lui avait envoyé sur le podium des oiseaux de paradis, faisant exploser les vibrations de l’orange, du rose, du turquoise, du violet, du vert, du corail dans un show ébouriffant de joie et d’optimisme. «J’ai commencé à travailler sur cette première collection quelques mois seulement avant qu’elle ne soit présentée, et j’étais encore totalement imprégné par mon voyage en Inde, poursuit Matthew Williamson. Je voulais apporter à Londres un peu de ces couleurs incroyables et de ce savoir-faire artisanal. J’avais ma propre vision esthétique et, par chance, j’ai constaté qu’elle rencontrait un écho dans le public. Je n’ai jamais dessiné pour me conformer aux tendances. Au contraire, j’ai essayé de créer des pièces qui puissent être portées des années durant, quelque chose dont on ait envie de prendre soin. J’ai toujours été attiré par certains thèmes – la couleur, l’imprimé, l’ornement, l’exotisme – et ils ont toujours été présents dans mes collections sous une forme ou une autre, au gré des inspirations qui diffèrent pourtant chaque saison.» Ses débuts et sa première collection, revenons-y. Le couple revient d’Inde où Matthew Williamson a fait réaliser quelques vêtements. Joseph Velosa, son partenaire, le pousse à les montrer. «Je ne savais Avec Poppy Delevigne, à dr., une image tirée du film «XV» pour célébrer les 15 ans de carrière de Matthew Williamson. DR DR Bohème chic pas comment m’y prendre. J’ai pris un Vogue, regardé l’impressum et je suis tombé sur «Plum Sykes». Il me semblait que c’était un si joli nom. Je lui ai envoyé une carte. Elle m’a appelé et je lui ai montré mes vêtements, qui ont atterri dans les pages de Vogue et de Tatler.» Jade Jagger pose pour l’un de ces shootings et demande à pouvoir garder l’une de ses jupes. La relation est nouée. En apprenant que Matthew Williamson préparait un show, elle lui propose de défiler et de demander à son amie Kate Moss si elle acceptait de se joindre à la cabine. Assise par terre dans sa chambre en train de manger un McDo, cette dernière pose les yeux sur une robe rose et turquoise et accepte de faire le show à condition qu’elle puisse mettre cette robe. Helena Christen- sen rejoint les rangs. Comment un tout jeune designer pouvait-il réunir un tel casting pour son premier défilé? Une perle supplémentaire pour dorer la légende de Matthew Williamson. Mais on aurait tort de croire que sa réussite se résume à cette façade de jeune homme verni. Car rien ne prédestinait Matthew Williamson à une telle carrière et à un tel succès, hormis sa détermination. Enfant de la grisaille industrielle et de la middle-class de Manchester, le jeune Matthew regarde sa mère et sa sœur égayer le quotidien grâce à leur sens de l’élégance. Dans XV, le petit film qu’il a réalisé à l’occasion des 15 ans de la maison avec Swarovski et Net-a-Porter, le styliste se dépeint en adolescent de 15 ans, lisant Vogue dans sa chambre pleine de posters, et rêvant à des lendemains soyeux et colorés. Des mannequins et des danseuses du Royal Ballet de Londres, dans un interlude aérien orchestré par le chorégraphe Wayne McGregor, ondulent dans une grande maison du XVIIe. Tout à la fois nymphes et présages, elles laissent entrevoir ses créations, ses rencontres et ses succès à venir. Puis, au bas des escaliers, un «Matthew! You’re gonna be late for school!» (Tu vas être en retard à l’école!), hurlé par sa mère (jouée par la comédienne Andrea Rieseborough), le rappelle à la réalité. Et pourtant. C’est exactement cette vie rêvée qui fut la sienne. Pas exactement celle qu’avait imaginée son père, qui le prénomma Matthew en hommage à Sir Matt Busby, le légendaire entraîneur de Manchester United. Ses chaussures de football Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 11 Une image du Holî Festival, en Inde, tirée du «lookbook» printemps-été du designer; l’Inde est l’une de ses sources d’inspiration principales. offertes à Noël restaient désespérément dans le placard. «Adolescent, je savais que je ne pouvais pas être cet archétype du mâle et c’était difficile. C’est pour cette raison que j’étais si déterminé à aller à Central Saint Martins College», confiait-il en septembre dernier au Guardian. Ses parents, pourtant, ne manqueront jamais l’un de ses défilés en quinze ans. Ni l’une de ses légendaires after-parties, d’ailleurs. Autour de son cou, une médaille gravée: MW, love forever. Mum & Dad.» Un business model Le tout premier défilé de Matthew Williamson, il y a quinze ans, avec Kate Moss et Jade Jagger. DR ponctuellement avec de nombreuses marques sur des projets spécifiques, que ce soit avec Bulgari pour une collection capsule de maroquinerie aux couleurs de pierres précieuses (2010) ou avec H&M sur une collection qui fleure bon le monoï (2009). Ouf. Une bio époustouflante pour un jeune homme de 40ans et des poussières. En septembre dernier, le défilé de la collection printemps-été 2013 marquait les 15 ans du label de Matthew Williamson. Quinze ans depuis cette fameuse première collection «Electric Angels». Le défiléanniversaire était époustouflant de beauté. Le thème? L’Inde, évidemment. «Quoi que je fasse, c’est toujours par ce prisme que les gens ont une lecture de mon travail. Plutôt que de combattre cette étiquette, je me suis dit que j’allais en tirer parti», confie le styliste. En toile de fond, les couleurs et le rayonnement du pays. Mais dans la trame des vêtements de Matthew Williamson, c’est bien plus que cela: «Il y a un incroyable niveau de savoir-faire technique dans mes habits. J’aime le glamour et tout doit paraître léger et facile, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas tout un processus très précis et exigeant là derrière», rappelle le styliste, qui emploie 47 personnes dans son studio londonien. Si cette collection anniversaire était fidèle à l’esprit du début de Matthew Williamson, on constatait également à quel point la marque avait gagné en so- phistication. En témoignaient par exemple les innombrables broderies et les vestes nehru taillées dans un tweed dont les couleurs semblaient avoir été directement puisées dans les pigments du Holî Festival. Pour le thème de certains imprimés, Matthew Williamson a fait appel à l’artiste américain Shane McAdams. Ensemble, ils ont développé un travail iconographi- que autour de paysages abstraits, puisés dans les imaginaires foisonnants du Kerala et du Népal. Ce fut aussi pour Matthew Williamson l’occasion de lancer sa première collection de chaussures, après avoir des années durant travaillé avec des designers comme Manolo Blahnik ou Charlotte Olympia. Des ornements, des franges et des peaux exotiques témoignent elles DR La carrière de Matthew Williamson ne se résume bien sûr pas à habiller des jeunes filles évanescentes qui traversent la vie une coupe de champagne à la main. En quinze ans, il a assis sa marque comme l’un des plus solides labels britanniques, avec un rayonnement international. Dès 2002, il part défiler à New York à la faveur de l’intérêt croissant que lui portent la presse et les acheteurs. En 2007, alors qu’il fête les 10 ans de son label, il revient à la Fashion Week de Londres – à laquelle il est fidèle depuis – pour un show durant lequel Prince se produit en live. Le Design Museum le célèbre en grande pompe et lui consacre une exposition intitulée «Matthew Williamson – 10 years in Fashion». L’année marque aussi un tournant économique: l’arrivée de capitaux plus importants dans l’entreprise. Les premiers investisseurs, Baugur Group, arrivés en 2006, sont rejoints par TSM Capital et Aronsson Group. Matthew Williamson et Joseph Velosa, les fondateurs, gardent toutefois 52% des parts. Après l’ouverture de sa première boutique en nom propre à Londres en 2004, trois autres magasins ont suivi dans les endroits les plus stratégiques du point de vue commercial: New York, Dubai et le Quatar. «C’est essentiel de comprendre le business model de votre entreprise si vous voulez réussir, explique Matthew Williamson. J’ai été incroyablement chanceux d’avoir eu, dès le départ, un partenaire dans les affaires qui soit aussi mon meilleur ami. Il continue d’être la force directive pour les stratégies d’entreprise, mais il n’y a rien dont on ne discute pas ou sur quoi on ne trouve pas un accord. A l’inverse, je le consulte tout autant pour les questions créatives. L’une des meilleures décisions que nous ayons prises fut d’ouvrir le magasin de Londres en 2004, puis les investissements ont été cruciaux pour l’expansion de la marque.» Tout au long de ces 15 années, les récompenses pleuvent: en 2008, il gagne le Red Carpet Designer of the Year aux British Fashion Awards, après avoir gagné le Elle Designer of the Year en 2005 et le Moët et Chandon Fashion Tribute Award en 2005. A côté du succès de sa propre marque, il devient en 2005 directeur artistique de la maison Pucci au sein du groupe LVMH. Une maison qui lui va comme un gant, où il poursuit alors son travail sur les couleurs, les imprimés avec, en arrière-fond, un parfum de glamour et d’insouciance. Il collabore aussi Un modèle de la collection printemps-été 2013 de Matthew Williamson. aussi d’une inspiration métissée, optimiste et aventurière, quoique les chaussures soient peu adaptées pour un treck au Kerala. Et maintenant, que reste-t-il à construire? Depuis septembre 2011, Mathew Williamson a lancé avec le groupe italien Mariella Burani une ligne bis nommée MW, qui propose une mode plus abordable financièrement et plus commerciale en termes de style. Vient encore étoffer les rangs de son offre, depuis peu, une ligne de robes de mariées. La vente online tout comme le site internet de Matthew Williamson sont la preuve de l’intérêt de l’entreprise à trouver et à défendre une place de choix sur les plateformes numériques. En 2013, le lancement d’une collection de maroquinerie est prévu. Alors, que reste-t-il à conquérir? D’autres voyages peut-être, d’autres Indes auxquelles rêver encore, tout en restant profondément britannique. Que dis-je, britannique: Matthew Williamson est avant tout le petit gars de Manchester. «Je suis célèbre, mais pas trop, je reste dans un marché de niche confie le styliste. Parfois, on me reconnaît lorsque je suis dans la file du Starbucks et on me demande une photo. N’est-ce pas incroyable que quelqu’un veuille une photo de moi?» >> Retrouvez la vidéo des 15 ans de Matthew Williamson sur: www.letemps.ch/mode Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 SUCCESS STORY BrunelloCucinelli, lecapitalisteest unhumaniste L’Italien a fait fortune en proposant aux femmes des pulls en cachemire colorés et cintrés. Du haut du village du XIVe siècle où il a installé sa fabrique et sa maison, il règne sur sa marque comme un souverain soucieux du bien-être de ses vassaux. Par Catherine Cochard, de retour de Solomeo Deux silhouettes issues de la collection printemps-été 2013 de Brunello Cucinelli. C e pourrait être le pitch d’un film. Ou le début d’une biographie qu’on dévore et qui narre la vie d’un entrepreneur de talent, parti de rien et arrivé à tout. A 59ans, Brunello Cucinelli dirige depuis plus de trente ans la marque qui porte son nom. Un nom synonyme de réussite économique d’abord: en 2012, la marque a enregistré un chiffre d’affaires de 280 millions d’euros, elle engage près de 1000 employés autour du monde, est vendue dans 59 pays et produit chaque saison plus de 1500 pièces – vêtements et accessoires confondus –, un pull femme coûtant en moyenne 1000 francs, un pantalon 500 francs et une veste homme en cachemire 2500 francs. Le marché le plus porteur de la marque sont les EtatsUnis (30% des exportations), alors que 20% de la production est consommée directement en Italie. Pour continuer à se développer, le businessman a ouvert en avril 2012 un tiers du capital de sa maison de prêt-à-porter à la bourse de Milan. Voilà pour ce qui est du succès chiffré et chiffrable. Quant au succès symbolique, il est tout aussi parlant, mais surtout plus passionnant à raconter. Car pour bien en faire le récit, il est nécessaire – indispensable même – de se rendre dans le fief du seigneur Cucinelli, à Solomeo, hameau médiéval juché sur une col- PHOTOS: DR 12 line en Ombrie, à une poignée de minutes en Fiat de Pérouse, au centre de la Botte. «Solomeo, c’est le village de ma femme, explique avec entrain, en français dans le texte mais italien dans le phrasé, l’entrepreneur. Je l’ai découvert il y a plus de trente-cinq ans et j’en suis tombé fou amoureux! Je suis moi-même né et j’ai grandi dans un village, j’avais donc déjà en moi cette culture.» Le décor magistral pose les bases du récit alors que la personnalité débordante de Brunello Cuci- nelli définit son protagoniste. Et quel protagoniste! Un personnage qui a insufflé son énergie et sa passion avec générosité, à la fois pour rénover les maisons, les rues et les édifices de Solomeo – les rénovations ont commencé il y a plus de trente-cinq ans et se poursuivent aujourd’hui – et pour monter sa petite entreprise de niche, sans un sou, mais avec une richesse infinie d’idées et d’envies. L’homme est souriant, affable, il aime partager sa passion pour les grands auteurs. Il a du reste accro- ché aux murs de son bureau plusieurs portraits de personnalités inspirantes, de Barack Obama à Steve Jobs en passant par Nietzsche. Des penseurs qu’il cite volontiers en fin de phrase pour illustrer ses propos. «Vers les années 1750, JeanJacques Rousseau a dit une chose très belle. Il explique en substance que la vie en ville est un peu dure, et qu’il faut retourner habiter dans les villages pour discuter et projeter le futur. Je partage son avis et c’est une des raisons qui m’ont poussé à installer ma société à Solomeo. Dans un village, on ressent moins la solitude que dans une grande ville, la qualité de vie est excellente, il fait bon vivre. Bon, en contrepartie, il faut bien admettre que, dans un village, tout le monde sait tout sur tout le monde, pas moyen de rester discret…» Solomeo n’est pas un village comme un autre. Ou c’est la société de Brunello Cucinelli qui n’est pas une société comme les autres. Difficile à dire, tant le lieu et la marque se confondent. Par exemple, les villageois portent tous les vêtements et accessoires de la marque, comme un défilé perpétuel mis en scène – et en pratique – dans une vie quotidienne et simple, la vie qu’affectionne le créateur. «J’aspire à une vie tranquille. Beaucoup de gens pensent que vivre normalement, ce n’est pas suffi- sant pour être heureux. Moi, je prétends que c’est absolument le contraire!» On est bien loin des catwalks milanais et des chichis de la Fashion Week. A Solomeo, les employés de Monsieur Cucinelli ont le village dans sa totalité à disposition. Un premier bâtiment en bas du hameau abrite les ouvrières spécialistes des différentes machines à tisser le cachemire, mais aussi les professionnels du design, du visual merchandising, de la communication et des relations publiques. Dans la tour au centre de Solomeo qui s’appuie sur l’église, fait de l’ombre au théâtre Cucinelli et surplombe les environs, œuvrent les artisans aux doigts d’or qui contrôlent les créations avant qu’elles ne soient commercialisées, travaillent à la main les pièces qui ne peuvent être entièrement créées par les machines et surtout réparent les vêtements renvoyés par les clients, qui ne se résolvent pas à jeter de telles merveilles de douceur cachemire… A midi, lorsqu’il est temps de nourrir les estomacs, les employés de l’Italien se dirigent vers la cafétéria de l’entreprise. Une cafétéria qui fait rêver: sur les tables dressées dans une demeure rénovée du XIVe siècle se trouvent disposées les mozzarellas de buffala, les tranches de prociutto crudo et les arvoltoli, soit des galettes de focaccia frites dans l’huile d’olive, Mode 13 DR Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Vue sur la bâtisse du XIVe siècle dans laquelle Brunello Cucinelli a installé son bureau et ceux d’une partie de ses employés, au cœur du village italien de Solomeo, en Ombrie. une spécialité de la région de Pérouse. Sans oublier la pasta, le nerf de la guerre. Une cuisine savoureuse préparée par les grands-mères du village, trop contentes d’avoir du monde à table. «Mes employés travaillent huit heures par jour, ensuite ils rentrent chez eux, pour profiter du reste de la journée. C’est pour moi extrêmement important qu’ils travaillent dans un cadre agréable et qu’ils puissent mener leur vie normalement en rentrant le soir. On peut faire du travail sérieux et faire fructifier les affaires, tout en respectant l’humain.» Rien ne prédestinait Brunello Cucinelli à devenir le king du cachemire «made in Italy». «Mon père travaillait la terre, et lorsque j’étais enfant nous vivions dans un petit village. Mon enfance fut très heureuse. Quand j’ai eu 15 ans, nous avons déménagé en ville et mon père a commencé à travailler à l’usine. Il faut bien comprendre qu’alors, dans les années 60, en Italie, c’était le rêve de tous les paysans de laisser la terre pour devenir ouvrier, c’était très valorisant!» Et pourtant… «J’ai alors vu s’opérer un changement chez mon père. Lorsqu’il rentrait le soir, il avait l’air accablé, il avait perdu sa sérénité et la façon dont ses supérieurs le traitaient l’humiliait. C’est à ce moment-là que j’ai décidé qu’une fois adulte je m’appliquerais à respecter en toute chose la dignité des hommes.» Les années passent et Brunello Cucinelli suit le meilleur apprentissage possible: celui de la vie. «Entre 15 et 25 ans, je n’ai absolument rien fait! Je n’étudiais pas vraiment, un peu l’ingénierie mais pas sérieusement. Je passais mon temps dans les bars et les cafés, à discuter avec les gens, à parler de tout: de politique, d’économie, de philosophie, de religion et – bien sûr – des femmes! Ce fut pour moi la meilleure des écoles!» Puis il se met à lire la philosophie et découvre notamment Emmanuel Kant. Une phrase de lui le guide au quotidien: «Deux choses m’importent: Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.» Ce sont peut-être les personnages hauts en couleur rencontrés durant son adolescence qui l’ont inspiré. «J’avais toujours eu envie de travailler dans le prêt-à-porter et dans la maille, parce que c’est une des spécialités de la région. Si j’ai choisi le cachemire, c’est parce que je voulais évoluer dans l’industrie du luxe et que personne dans le coin ne s’était encore spé- «ON PEUT FAIRE DU TRAVAIL SÉRIEUX EN RESPECTANT L’HUMAIN» cialisé dedans. J’ai vu une opportunité à saisir.» Il a surtout eu une intuition. «J’avais remarqué que les femmes empruntaient les pullovers en cachemire de leurs maris. J’ai alors décidé de créer des pièces dans cette matière exprès pour elles, dans des couleurs autres que le beige et en proposant des coupes plus près du corps.» La bonne idée. «Je me suis lancé avec zéro franc et j’ai très rapidement écoulé ma première production de 53 pulls, ce qui m’a encouragé à continuer.» Un démarrage sur les chapeaux de roue. «J’avais un tout petit bureau de 20 m2 et un téléphone. Lorsqu’un client appelait, je lui disais de patienter. Je mettais alors un petit mouchoir sur le combiné, je changeais un peu ma voix et lui faisais croire que je lui avais passé la comptable! Je voulais donner l’impression que la structure était plus grande et organisée qu’elle ne l’était, pour mettre en confiance les acheteurs.» Il apprend les rouages de l’industrie tout en développant son entreprise, qui rencontre le succès d’abord en Italie, en Suisse, en Autriche puis en Allemagne. «Je n’y connaissais rien! Lors de ma première participation à une foire allemande, quand j’ai vu la liste des acheteurs j’ai cru qu’un seul homme extrêmement puissant régnait sur le prêt-à-porter en Allemagne et que son nom était «Modehaus». Monsieur Modehaus possédait des boutiques dans toutes les villes du pays!» Très vite, l’amateur fait place au professionnel. Les affaires fonctionnent à merveille, les commandes se multiplient, la marque Brunello Cucinelli affirme sa position dans les hautes – et très chères – sphères du luxe mondial. «En Italien, on utilise deux mots très proches pour signifier que quelque chose coûte cher: «costoso» et «caro». Quand on emploie «costoso», ça signifie que le prix est très élevé, mais que c’est justifié. Alors que «caro» veut dire que c’est cher, sans bonne raison. Moi, je voulais faire un produit «costoso», très artisanal, très précieux. Un produit qui ne se jette pas. Même lorsqu’ils sont usés et que ma femme insiste pour mettre mes pulls en cachemire à la poubelle, je le lui interdis. On n’est pas le propriétaire d’un pull en cachemire, on n’en est que le gardien.» Une phrase qui n’est pas sans rappeler le leitmotiv de Patek Philippe. «Je possède cinq montres, dont plusieurs de cette marque. J’ai eu la chance de visiter la manufacture il y a longtemps et j’ai eu envie de faire pareil qu’eux, mais dans le cachemire. Si vous voulez lire l’heure sur la meilleure des montres, vous achetez un garde-temps suisse, si vous voulez boire le meilleur vin mousseux du monde, vous ouvrez une bouteille de champagne français et si vous voulez porter le plus beau des pulls en cachemire, c’est une pièce italienne qu’il vous faut munie de l’étiquette «Brunello Cucinelli made in Italy». C’est en pensant à ces exemples prestigieux que j’ai construit ma marque.» Si Brunello Cucinelli se nourrit de spiritualité, il n’a pas peur du succès dans les affaires. Bien au contraire. «Je suis capitaliste et je crois au capitalisme! Mais un capitalisme contemporain, qui fait du profit sans blesser les êtres humains, sans les atteindre dans leur dignité. C’est à mon père que je pense, à sa vie de travailleur humilié, mais aussi aux bergers qui gardent les chèvres en Mongolie et en Chine dans des conditions extrê- mes et par des températures bien en dessous de zéro. Ces bergers sont à la fois la composante première et indispensable de ma marque. C’est grâce à leur travail, au soin qu’ils portent à leurs bêtes que je peux créer des pulls en cachemire de cette qualité-là. Je leur dois, à eux comme à mes employés, le respect de la dignité humaine.» Et de citer l’empereur Hadrien: «Je me sens responsable de la beauté du monde.» Protecteur mais non propriétaire de cette beauté. «Lorsque j’ai commencé à restaurer Solomeo il y a plus de trente-cinq ans, j’ai endossé le rôle de gardien de ce village. Tout ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait pour moi mais pour ceux qui viendront après moi. Le théâtre que j’ai construit me survivra et servira aux générations futures.» Si l’entrepreneur italien est aujourd’hui à la tête d’un véritable empire, il aspire à une vie simple. DR Président et CEO Brunello Cucinelli. Certes, il possède une très belle est grande maison que le visiteur longe sur plusieurs dizaines de mètres en arrivant à Solomeo. Mais ce n’est pas le plus important. «Si dans la vie tu veux trop posséder, tu te rends malheureux. Parce que dès que tu deviens propriétaire de quelque chose, tu as peur de le perdre. Moi, c’est une vie normale qui me rend heureux.» Une vie simple mais disciplinée, puisque tous les matins Monsieur Cucinelli se réveille à 5 heures et commence sa journée par une heure de yoga et de natation avant de se mettre au travail. «Il me suffit de peu de choses pour être heureux. Je peux quasiment me passer de tout, sauf des livres. C’est la seule chose à laquelle je suis attaché. Les livres m’ont montré la voie à emprunter dans la vie; la vie m’a fait comprendre le sens des livres.» L’Italien ne lit pas les journaux, ni ne regarde la télévision. «J’ai ainsi beaucoup de temps à disposition pour rester avec moi-même. J’aime la solitude. Pendant les vacances, je voudrais rester chez moi, mais ma femme veut partir… Alors je lui dis de choisir la destination de son choix et de m’enfermer dans la maison. Je n’ai pas besoin de sortir. Il me suffit de rester au coin du feu, à regarder les flammes pendant des heures pour être bien. Je me retrouve complètement dans le concept de l’otium.» Les Romains divisaient la vie en deux zones. La première – l’otium – consiste en une sorte de loisir qui n’est pas synonyme d’absence de travail, mais d’un temps passé à s’occuper de ce qui est proprement humain, comme la vie publique, les sciences, les arts. En opposition à la seconde – le negotium – caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux et paradoxalement rendant possible l’otium. Autrement dit, il faut commencer par s’occuper de son négoce, et quand les affaires vont bien, on peut se plonger dans l’existence contemplative… >> Retrouvez le documentaire sur: www.letemps.ch/mode Mode 14 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 INTERVIEW CédricCharlier, entredévoilement etprotectiondesoi La deuxième collection du créateur belge est un oxymore: des armures de charme. S’inspirant d’une exposition de cuirasses japonaise, il a poussé à l’extrême l’idée du vêtement qui protège sans le montrer. Rencontre. Par Isabelle Cerboneschi Le Temps: En regardant votre collection, j’avais le sentiment de voir défiler des protections douces. Cédric Charlier: Vous êtes en plein dans le mille. L’idée de cette collection est venue d’un voyage que j’ai fait au Japon il y a quelques mois. J’y avais vu une exposition d’armures shogun et ces formes de cuirasses m’ont semblé extrêmement attractives. Je trouvais intéressant de partir de quelque chose de rigide et de l’amener vers la légèreté, la fluidité. Ne garder que l’idée symbolique de la protection. J’ai choisi quelques mots clés et j’ai travaillé sur ce que j’ai appelé «des armures de charme». Il y a derrière ces pièces tout un travail de construction, des tissus découpés au laser. Les matières se croisent, se superposent et donnent un esprit de feuilletage. La robe devient un accessoire de séduction. DR Son écriture est sienne, reconnaissable. Si l’on pouvait personnifier sa mode, on lui accorderait certaines qualités morales dont la franchise, une rigueur qui n’exclut pas la légèreté, un sens profond des réalités, ce qui n’a jamais empêché quiconque de rêver... On pourrait parler longtemps de sa collection automne-hiver 2013, découverte en février dernier, son vestiaire sophistiqué où s’unissent les contraires – le mat et le brillant –, où le créateur semble avoir donné un coup de fouet aux inconciliables rose shocking et vert Bruegel afin qu’ils s’accordent, où il a exhumé des miniatures médiévales afin de les ancrer dans notre réel, avec un sens parfait de l’à-propos. Mais l’on est en mai et le printemps s’est suffisamment fait prier pour que l’on rechigne à replonger déjà dans l’hiver. Revenons donc à son printemps-été. Pour sa deuxième collection, Cédric Charlier s’est livré à un exercice qui aurait pu être périlleux: comment exprimer la protection, le vêtement comme armure, mais tout en légèreté, voire même en transparence? Avec des couleurs vibrantes et des effets de matité, des matières comme de l’éponge qui semblent absorber la lumière. C’est finalement à lui de nous le dire… Look de la collection automne-hiver 2013-2014. Ce qui est paradoxal avec l’idée de protection. Je pense que quand vit une relation, quelle qu’elle soit, on met toujours une protection entre soi et l’autre. Il y a la personne que l’on est et celle que l’on montre. Et si une robe peut aider une femme, dans ce processus de dévoilement et de protection de soi, c’est un plus. La nouvelle génération de créateurs semble plus consciente de l’époque dans laquelle on vit que la génération précédente, et crée des collections très ancrées dans la réalité. Bien sûr. C’est indispensable. On ne sait plus très bien si on est sorti de la crise ou si on y est entré de nouveau. En tout cas, elle nous a tous frappés. On vit une période de transition et pour ceux qui Cédric Charlier: «Il faut alléger le vêtement pour alléger la vie.» parviendront à la traverser, le futur sera beau. La nouvelle génération est consciente de ce qui fonctionnait avant et de ce qui ne fonctionne plus. En ce qui me concerne, je veux développer des vêtements qui interagissent avec la cliente, que l’appropriation soit immédiate. J’ai envie qu’elle entende l’appel du vêtement. J’aime l’idée qu’un vêtement soit vivant. C’était courageux de votre part de créer votre propre maison dans cette époque particulière… Je suis ravi d’apparaître à ce moment-ci. Il y a une place pour nous, à côté des maisons de luxe et des magazines, qui imposent leurs diktats. On est pris en considération. Je le ressens très fort, tant du côté des journalistes que des acheteurs. Mais cette période économique pousse vers le changement. On aspire à autre chose. De nouvelles boutiques commencent à s’imposer, avec de jeunes acheteurs qui souhaitent apporter du nouveau. Et ceci partout dans le monde: en Europe, en Chine… C’est extrêmement encourageant. ALFREDO PIOLA C édric Charlier jouit d’un coefficient de sympathie particulier auprès des journalistes. Cela se comprend d’ailleurs. Sa mode a quelque chose d’immédiatement appropriable. Elle n’exclut pas, mais n’est pas simple pour autant. C’est plus subtil que cela. Avant de créer son propre label il y a un an et demi, cet ancien élève de l’Ecole nationale des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, a mis son talent au service de quelques marques avec une singulière absence d’ego. Il y a d’abord eu Céline, époque Michael Kors pendant deux ans, puis Jean-Paul Knott, deux années encore. De son passage chez Lanvin, où il est resté six années, il dit avoir appris auprès d’Alber Elbaz le respect de la femme: le fait qu’elle soit plus importante que son vêtement. Cela peut sembler un truisme et pourtant… Des quatre saisons qu’il a passées chez Cacharel en tant que directeur artistique, il en a gardé le goût de l’imprimé et des couleurs. Mais ce qui est important, dans une expérience, c’est ce que l’on en fait après. Qu’est-ce que les acheteurs chinois recherchent chez vous? Ils ont désormais conscience qu’il existe une autre expression créative que les labels de luxe. Ils sont prêts à éduquer leur clientèle et à leur montrer que l’on peut être reconnu et s’habiller d’une autre manière. Et ils ont mis très peu de temps à en prendre conscience. On sent chez ces acheteurs un vrai désir de montrer ce qu’est un créateur. Ils sont curieux, ils demandent plus que la collection, ils veulent savoir d’où viennent les matières, ils ont une soif de comprendre la manière dont on fait les choses, et pourquoi on les fait ainsi. C’est très gratifiant. Vous parlez de fabrication. Il y avait beaucoup de vêtements coupés bord francs dans votre dernière collection. Absolument. Mon travail est axé sur la coupe et j’aime utiliser la technique de découpe au laser: elle permet de comprendre immédiatement quelles sont les lignes qui suivent le corps, sans les bords traditionnels. Est-ce qu’un ourlet rend les choses plus floues? Non, mais il plombe, il alourdit. Il faut alléger le vêtement pour alléger la vie. Quand on est styliste, avant de parler de style ou de quoi que ce soit d’autre, on travaille sur la géométrie, sur un volume, une troisième dimension. Après on s’interroge sur la fonction. J’aspire à me rapprocher des femmes pour comprendre leurs besoins. Quand je parle d’appropriation immédiate, ce n’est pas un caprice. Je souhaite arriver à faire un vêtement qu’une femme va voir, désirer, vouloir porter immédiatement, et une fois porté, il faudrait presque qu’elle l’oublie. Parce que cela voudrait dire qu’il fait corps avec elle. Qu’il ne contraint pas. Je souligne le corps. Je le mets en évidence, je le suggère, mais pas question de l’étrangler… Comment construisez-vous vos collections? Imposer une silhouette de la tête aux pieds, cela ne m’intéresse pas. C’est un concept daté. Je préfère parler de moments. J’essaie d’en proposer différents dans ma collection. Quel est votre moment préféré? Tout dépend avec qui l’on est… Mode PHOTOS: DR Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Silhouettes de la collection printemps-été 2013. Je parlais de votre dernière collection… J’apprécie tout particulièrement la partie orange de la fin du défilé, que j’ai appelée mercurochrome monochrome. Elle s’adresse à un moment de la journée assez définie, de 17 heures jusqu’à l’aube. Mais je serais ravi de voir une femme porter ces robes-là un mardi matin à 10 heures. Tout dépend de l’esprit avec lequel on les porte. Chacune définit son moment, en réalité. Ce n’est pas très intéressant de savoir ce que j’ai imaginé. Cette couleur amène une luminosité au visage. L’idée de ne pas disparaître dans une robe, tout en ayant une robe présente et lumineuse, voilà ce qu’il y a dans cette collection. Vous parlez de lumière, or elle paraissait absorbée par des matières mates. J’ai travaillé avec des crêpes mousseux qui ont très bien pris la couleur. Ils donnent presque une sensation d’absorption, une vibration intérieure. D’où provient cet imprimé qui semble avoir été créé à grands coups de pinceau? J’avais découvert le travail de l’artiste Jeppe Hein à la Saatchi Gallery, à Londres. Il travaille sur la réflexion. Son œuvre m’a touché, surpris. Il y avait notamment un immense miroir au mur (Mirror Wall, 2010, ndlr): quand on passait près de lui, il commençait à vibrer. Je me suis vu mais tout bougeait. Cela m’a donné l’idée d’essayer de rendre un imprimé vivant. J’ai donc travaillé sur des motifs vibrants, avec des gestes extrêmement spontanés. Ce sont des imprimés maison, c’est de la peinture. Tout le reste de la collection est extrêmement contrôlé. Et eux arrivent presque comme un accident. Quand on lance une marque, que garde-t-on de ce que l’on a fait avant? Ma période la plus intense, c’était chez Lanvin. C’est une école. J’ai eu beaucoup de chance de travailler aux côtés d’Alber Elbaz: il partage et transmet. C’est un maître. Il m’a transmis le respect de la femme, la connaissance de son corps et la certitude qu’elle est plus importante que la robe. Et qu’avez-vous appris de votre passage chez Cacharel? J’avais pris cette mission comme un exercice. Ce n’était pas évident. Chaque femme a vécu une histoire avec Cacharel, que ce soit la mère, la fille… La marque a un impact populaire immense. J’ai voulu la rendre contemporaine. J’ai travaillé un univers floral qui me convenait, sans reprendre les fameux Liberty historiques. J’étais plutôt libre dans ma démarche et ça a duré ce que ça a duré. Cacharel m’a ouvert l’esprit sur l’imprimé et le monde de la couleur. Votre langage, votre style est très différent de vos expériences passées. Quand on travaille pour quelqu’un, il y a des choses que l’on retient, qui nous touchent plus que d’autres. Mais aujourd’hui j’ai ma propre méthode, totalement différente de ce que j’ai pu faire chez Lanvin ou chez Cacharel. Le langage est différent puisque ma liberté d’expression est totale. Le fait que vous ayez signé un contrat de licence avec le groupe AEFFE (Alberta Ferretti, Moschino, Pollini), cela vous impose-t-il des directives, des souhaits exprimés de plans de collections? Oui, mais les souhaits sont communs. C’est un travail d’équipe. Je me sens respecté dans un système de licence. Il y a le désir d’offrir un éventail de propositions satisfaisant pour tout type de boutiques, mais il n’est pas question qu’il soit trop large. Le style est en train de s’installer, la signature va s’inscrire au fil des saisons. C’est important de rester concentré sur son désir. L’omniprésence des Belges dans le monde de la mode à Paris, qu’ils soient créateurs ou concepteurs de défilés, est impressionnante. Et pourtant, on ne peut pas parler d’un style belge. Vous avez tout à fait raison. Si on parle de la mode française, de la femme française, tout de suite des images apparaissent. La mode et la femme françaises existent parce qu’il y a une tradition de haute couture à Paris. Cet héritage se ressent dans les maisons. En Belgique, c’est tout à fait autre chose. Quand les Belges sont apparus, quand on a commencé à parler des «Six d’Anvers»* qui n’avaient rien d’autre en commun qu’une ville et une école, leurs différents univers ont été montrés au grand jour. Mais sans antério- rité, sans le poids d’une histoire de la mode. Les créateurs ont donc pu disposer d’une liberté d’expression naturelle. La Belgique est tellement petite que l’on a la sensation de ne pas avoir grand-chose autour de nous et qu’il nous faut tout imaginer… Vous parlez de la mode française, de la femme française. Mais il y a aussi la Parisienne, qui dans le monde de la mode est un personnage à part. Plus que tout, ce qui peut distinguer une Parisienne d’une autre femme, c’est l’esprit. En tout cas, il me plaît de le croire Qu’elle soit en petite robe noire ou en jean avec des chaussures pointues, elle a une connaissance particulière du vêtement, cet esprit qui permet d’apporter un twist et que l’on ne retrouve dans aucune autre métropole. *Les «Six d’Anvers» était l’appellation que l’on a donnée en 1988 à six créateurs diplômés de l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers: Walter van Beirendonck, Ann Demeulemeester, Dries van Noten, Dirk van Saene, Dirk Bikkembergs et Marina Yee. 15 Hermès à Bâle, Berne, Crans-sur-Sierre, Genève, Gstaad, Lausanne, Lucerne, Lugano, St.Moritz, Zurich. Hermes.com Mode 18 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 MODE STORY Lesracinesafricaines delasaharienne PHOTOS: DR Souvent, les vêtements les plus simples sont ceux qui perdurent et inspirent les générations à venir. Tel fut le cas de la marinière, de la petite robe noire et de la saharienne. Par Antonio Nieto En haut, de gauche à droite: Costume National, Kenzo, Miharayasuhiro, Bottega Veneta. En bas, de gauche à droite: Balmain, Berluti, Vivienne Westwood, Smalto. E lle fait à la fois office de chemise et de veste, en coton épais assez raide ou en lin, traditionnellement sable, beige ou kaki, toujours portée en dessous de la taille, avec quatre poches plaquées à rabat et à soufflet sur le bas de la veste et sur la poitrine. Avec une ceinture ou une martingale pour marquer la silhouette. Les présentations étant faites, passons au pedigree… Historiquement revêtue par Lord Kitchener pendant la campagne anglaise au Soudan de 1886 à 1899, cette veste était à l’origine en armure de sergé de coton très serré avec un col droit d’officier. Elle s’est améliorée grâce à la toile Grenfell, une gabardine de coton aux fibres longues très lourde et résistante. Plus solide, elle protégeait de la pluie, de la neige et du vent. Cependant, les photos des officiers aperçues dans les journaux du moment ne suscitèrent guère l’envie chez les élégants de l’époque de l’adopter: trop militaire, trop rigide, trop liée à la guerre. Il a fallu attendre qu’un écrivain américain s’en empare – Ernest Hemingway – pour la rendre désirable. Lorsqu’en 1933, il part pour un safari en Afrique de l’Est et rédige Les Neiges du Kilimandjaro, il conçoit pour l’occasion avec la marque Willis & Geiger une veste safari (on ne l’appelait pas encore saharienne) et remplace la ceinture par un élastique à l’intérieur. Grâce à lui, la safari réussit à se détacher de sa connotation typiquement militaire. En 1952, l’écrivain est victime d’un accident d’avion en Afrique occidentale. Ses photos font le tour du monde, ce qui renforce son mythe et confère à la veste, devenue son «uni- forme», une grande popularité. La production cinématographique américaine ne tarde pas à reprendre et à développer le mythe du safari, du désert et du monde colonial. Le Maghreb, l’Afrique ou le Rajasthan sont les toiles de fond des intrigues et des histoires d’amour des stars hollywoodiennes des années 50 et 60. Les protagonistes de ces films légendaires sont grands, forts, fascinants, beaux et surtout invincibles: des super-héros… Et ils portent une saharienne impeccable. Comment oublier Clarke Gable dans Mogambo, Charlton Heston dans Karthoum? Mais il faut attendre un autre génie, cette fois-ci de la haute couture, Yves Saint Laurent, qui la présente lors de son défilé printemps-été 1966 et l’impose en 1968, avec sa collection africaine. En 1969, lors de l’ouverture de la boutique Rive Gauche d’Yves Saint Laurent, le couturier et ses muses Betty Catroux et Loulou de la Falaise sont photographiés portant la Safari Jacket de la collection en cours. La photo marque l’histoire de la mode en propulsant cette veste au statut d’icône. Depuis, elle n’a jamais cessé de hanter les podiums. Les couturiers et les créateurs lui dédient à chaque saison une place spéciale, et cette année, elle s’affirme encore comme l’indispensable de l’été 2013. En version veste, couleur noisette, serrée à la taille avec des poches ponctuées de boutons pression en acier chez Belstaff, en sable chez Balmain, jaune safrané chez Smalto, brique chez Berluti avec une coupe très classique, bleu marine chez Burberry. Celle proposée par Emporio Armani est très souple et déstructu- rée avec deux grandes poches appliquées. Juun. J la propose maxi-large en popeline de coton couleur sable, avec deux grandes poches et un col chemise. Elle devient ainsi un étonnant blouson chez Kenzo avec un col chemise et un mini-trench chez Miharayasuhiro. En version chemise chez Bottega Veneta, lacée au cou, tandis que chez Prada, elle est proposée en manches courtes et col vert. Chez Hermès, sable grise, poids plume avec un col «baseball». Créée en Angleterre à la fin du XIXe siècle comme uniforme colonial des officiers britanniques, la saharienne fut médiatisée aux Etats-Unis durant les années 50 avant d’être sacralisée en France en 1968. Son histoire ressemble à un voyage dans l’espace et le temps. Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 19 À SUIVRE Lestreet tailoring selon Juun.J PHOTOS: DR DR Coup de projecteur sur le créateur sudcoréen Juun. J né Jung Wook Jun, l’homme qui se cache derrière la marque du même nom. Rencontre. Par Antonio Nieto P ourquoi lui? Sans doute parce qu’il est le plus prometteur de tous les créateurs de mode masculine défilant à Paris. Mais reprenons au début. C’est en 1992 que Juun. J obtient son diplôme à l’Ecole supérieure des arts et techniques de la mode (Esmod) à Séoul. Pendant plus de sept ans, il travaille pour plusieurs marques masculines où il apprend à allier le sens créatif à celui du commerce. Une leçon qu’il mettra en pratique pour sa propre ligne «Lone Costume», qu’il crée en 1999 et présente de 2001 à 2006 à la Seoul Fashion Week. Mais le succès arrive en 2007, lorsqu’il commence à montrer sa ligne masculine à la Fashion Week de Paris sous le nom de Juun. J. En déstructurant les pièces traditionnelles de la garde-robe masculine, il s’impose rapidement comme le couturier le plus innovant de la semaine de la mode parisienne. Ce qui le rend unique, c’est sa capacité à mixer des styles comme le punk et le rock avec des tenues classiques. Ce qui définit l’essence Juun. J c’est le costume: «Je recrée le costume à chaque saison. Au début de chaque collection, j’aime l’interpréter à nouveau. La silhouette du costume guide le reste de la collection», soulignet-il. Ses looks à la fois futuristes et élégants sont versatiles. Au point d’en perdre toute notion de genre, s’adaptant à un sexe ou à un autre, invariablement. Fortement inspiré par la culture de la rue, Juun. J définit son style comme étant du «Street Tailoring». L’année 2012 est capitale pour Juun. J: sa marque est intégrée dans le groupe coréen Samsung Cheil, leader de la distribution en Corée et mécène de la jeune création à travers la bourse Samsung Fashion & Design Fund, que le designer a remportée trois fois. Le De gauche à droite: Silhouettes de la collection printemps-été 2013. quotidien Dong-a l’a élu comme étant l’un des Fashion Designers les plus représentants de la mode. Dans son pays, il est une star. Ici, cela viendra. Pour sa collection printempsété 2013, il puise son inspiration du côté des années 40: «J’ai été profondément touché par le film japonais Drunken Angel d’Akira Kurosawa», dit-il. Le brief en bref: les exploits d’un gangster après la Seconde Guerre mondiale. De nombreuses silhouettes de sa collection printemps-été 2013 découlent de ce film, qui joue les références. «A chaque nouvelle saison, je ne sais jamais à l’avance ce qui en découlera. Lorsque je commence une collection, j’ai toujours une silhouette en tête qui va donner le ton à une allure forte, et qui va synthétiser une approche personnelle. Pour cette collection, le point focal c’est le jeu des matières», dit-il. Les vestes sont ajustées, les pantalons sont volumineux, et il réussit à les mixer pour qu’ils ne fassent qu’un. Tel un uniforme, les looks sont forts, connectés et ajustés avec des épaules étriquées. Juun. J réussit à combler parfaitement l’écart entre le sportswear, l’outerwear et les costumes. Il réinterprète la veste sportive comme une pièce légère et neutre avec une coupe exagérée, de nombreux vêtements de sport et il conclut avec un trench, qui est sa pièce fétiche. «Lorsque je porte un trench-coat, je ne rajoute aucun accessoire. Il est parfait tel quel.» On retrouve toujours cet esprit «uniforme déstructuré» derrière ses costumes de ville, comme un clin d’œil à son passé dans l’armée. C’est en effet juste après son service militaire, passage obligé pour tous les Sud-Coréens que Juun. J a entamé sa carrière dans la mode. Malgré ses origines, Juun. J n’essaie pas d’exprimer des looks orientaux ou coréens. «Même si des personnes disent apercevoir des silhouettes asiatiques dans mes collections», dit-il. «J’embrasse tout type de culture et d’information, peu importe d’où elles proviennent. Lorsque les couturiers parlent d’eux-mêmes, ils devraient se considérer comme des couturiers internationaux sans nécessairement divulguer leurs origines. Pas seulement dans le monde de la mode mais dans toutes les industries», confie-t-il Mode 20 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 HOMMES Invitationauvoyage PHOTOS: DR Les collections masculines de ce printemps-été 2013 nous parlent d’ailleurs réels ou fantasmés. Songes d’Orient, appel du large, «dolce vita», elles jouent avec nos rêves et nous invitent à faire entrer l’imaginaire dans nos vestiaires. Par Antonio Nieto SILVIE ROCHE Burberry PHOTOS: DR PHOTOS: DR Backstage du défilé Smalto Dries Van Noten Ermenegildo Zegna Maison Martin Margiela Hermès Gucci Miharayasuhiro C SILVIE ROCHE Givenchy Backstage du défilé John Galliano. ertains partent à l’aventure pour découvrir une civilisation, d’autres prennent la route pour le voyage lui-même, le hasard des rencontres. Cette fibre vagabonde a envahi nos âmes nomades et l’on a tous ressenti un jour le désir de prolonger ce plaisir de l’ailleurs, de retrouver dans nos vies de tous les jours ces paradis laissés derrière soi. Nourris de tous ces livres, de ces films qui ont à jamais cristallisé certains lieux – leurs couleurs, leurs musiques, leurs tenues vestimentaires –, on porte ancrées en nous des sortes d’images d’Epinal: la soie imprimée c’est forcément Capri, le lin nous parle de l’Inde, le coton de l’Egypte… Ce désir d’ailleurs s’immisce dans notre vie quotidienne et l’embellit de ses touches exotiques ou mystérieuses. Il s’exprime dans nos assiettes, ou dans notre vestiaire. Nous déambulons selon les saisons dans de multiples «peaux» de voyageurs. Le printemps et l’été sont les périodes les plus propices à cette évasion. Appel du large, rêves d’Orient, d’azur, ou voyage intérieur… les créateurs de mode nous accompagnent dans notre désir de prolonger ces songes au cœur de notre quotidien urbain. Damir Doma Marin Cette saison, la marinière ranime le rêve d’océan qu’incarnent les marins au long cours. Ses rayures se déclinent dans toutes les largeurs: en épaisses bandes verticales marines sur blanc, cordonnées sur un pantalon fuseau chez Acne ou en total look de rayures de différentes tailles et sens chez Gaultier. Elle se fait discrète et blanche sur une veste marine chez Neil Barrett et devient rouge et bleu sur un polo blanc Watanabe. Vivienne Westwood l’associe à une chemise ouverte et foulard assorti pour un look croisière chic repris aussi par Hermès, Dior ou Wooyoungmi dans un style plus dandy. Les couturiers se sont aussi amusés à détourner l’équipement du marin en clins d’œil: le polo façon combinaison de plongée en néoprène chez Prada, le ciré jaune chez Burberry, Vuitton ou Jil Sanders, le pantalon à pont chez Gaultier ou Moncler. Riviera Leurs pérégrinations les ont menés à faire revivre au fil des collections l’esprit Riviera. Cette élégance nonchalante, emblème du chic à l’italienne, immortalisé par Mastroianni dans la Dolce Vita. Ou par Alain Delon dans La Piscine et son côté félin irrésistible, chemise blanche ouverte. Ces réminiscences sont présentes chez Berluti, qui marie le pantalon blanc à une Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Kenzo Salvatore Ferragamo Louis Vuitton Dior Homme Jil Sander Giorgio Armani Les Hommes Jean Paul Gaultier PUBLICITÉ CHARME | ÉCLAT Etro veste en seersucker bleu. Ce sont souvent les teintes plus que la forme qui rappellent celles de cette Côte d’Azur où les bleus du ciel et de la mer se tachent de toutes les couleurs des fleurs. Ainsi, un vert végétal et un jaune mimosa sur un bermuda beige ensoleille cette silhouette créée par Hermès, tout comme l’association d’une chemise jaune, d’un pull en V turquoise et d’un pantalon orange surprend autant qu’elle séduit chez Ferragamo. Et toutes les nuances de bleu: bleu de fumée chez Gucci, ciel chez Kris Van Assche, outremer irisé chez Zegna, marine sur un pull chez Iceberg ou bleu clair et impression ludique de baleines blanches chez Thom Browne. Viktor & Rolf laissent au ciel le soin de se refléter sur les facettes miroir de ce sweatshirt gris sur pantalon large assorti. Shorts et bermudas viennent parfaire ce rêve d’azur et libèrent la silhouette masculine du carcan du pantalon comme chez Daks ou Armani. Les matières aériennes employées chez John Lawrence Sullivan ou Kolor donnent cette impression de liberté décomplexée propre à la Riviera. Orient Mais poursuivons le voyage jusqu’aux confins de l’Orient pour un rêve parfumé, où l’érotisme af- Songzio fleure. La Chine de Duras, L’Inde de Pasolini semblent avoir inspiré ces évocations suaves. Vuitton, Ann Demeulemeester, Dries Van Noten ou Etro jouent avec le chatoiement des soies et les couleurs chaudes et profondes: gris iridescent pour l’un, camaïeu de corail ou orange et violet profond pour le dernier. Quelques apparitions subtiles de cachemire indien en imprimé plastronnant chez Carven ou en déclinaisons éparses chez Etro. Gucci taille ses chemises floues et ses pantalons fluides dans des soies aux imprimés floraux. La veste coloniale au col MAO se décline en soie rose brillante chez Miharayasuhiro, ses manches sont coupées au coude chez Zegna. Spirituel Mais il est un voyage qui ne demande aucun bagage et qui n’a comme destination que soimême. Cette quête de sérénité est peut-être le plus périlleux de tous. On retrouve cette aspiration dans quelques collections dont on devine les influences religieuses. C’est Riccardo Tisci, chez Givenchy, qui délivre son message ascétique en apposant des icônes auréolées sur des tuniques en organza de soie blanche ou noire. Cet été, la grisaille de nos matins laborieux s’habillera de tous ces rêves du monde… HORLOGERIE BIJOUTERIE JOAILLERIE Basel Bern Davos Genève Interlaken Lausanne Locarno Lugano Luzern St. Gallen St. Moritz Zermatt Zürich Berlin Düsseldorf Frankfurt Hamburg München Nürnberg | Wien | Paris | bucherer.com 21 22 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Talbot Runhof Amaya Arzuaga Paco Rabanne John Galliano Christian Louboutin pour le défilé de Thierry Colson Hermès BACKSTAGE Labellesaison Dans les coulisses des défilés de prêt-à-porter printemps-été 2013 féminins et masculins. Reportage photographique: Sylvie Roche Damir Doma Akris Leonard Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 BACKSTAGE Chanel Hermès Andrew Gn Miharayasuhiro Arzu Kaprol Chanel Jean Paul Gaultier Lanvin Junko Shimada Maison Rabih Kayrouz > Suite en page 24 23 24 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 BACKSTAGE Sacai Louis Vuitton Andrew Gn Jean-Charles de Castelbajac Givenchy Lanvin PHOTOS: SYLVIE ROCHE hexa by kuho Thierry Colson Valentin Yudashkin Allude >> Retrouvez la suite du reportage sur www.letemps.ch/mode LONGCHAMP.COM Mode 26 Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 MÉTIERS D’ART Légended’Ecosse BACKSTAGE BY BENOIT PEVERELLI / CHANEL La collection Métiers d’art de Chanel arrive dans les boutiques ce mois-ci. Elle fut l’objet d’un défilé onirique en décembre dernier dans les ruines du château de Linlithgow en Ecosse. Elle aurait fort bien pu ne pas voir le jour… Où il est question du rachat d’une manufacture de cachemire, d’une folle histoire d’amour et des boucles que fait le temps. Par Isabelle Cerboneschi Backstage du défilé Métiers d’art Paris-Edimbourg au château de Linlithgow où est née Mary Stuart. Flash-back Monte-Carlo, 1924. A cette époque, Gabrielle Chanel dirige quelque 3000 employés, son entreprise est florissante, elle n’a besoin de per- LORSQUE TOUT CONCOURT À LA MAGIE D’UN MOMENT… heurte à celui de l’autre, l’histoire d’amour entre le duc et la couturière peut enfin commencer. Elle durera cinq ans. Cinq années pendant lesquelles elle apprendra beaucoup de cette Angleterre dont elle refuse de parler la langue en public. Elle y apprendra la pêche au saumon dans les rivières des Highlands, les randonnées, les longues balades à cheval dans un climat rugueux, et pour le contrer, elle empruntera à son amant ses vestes de tweed. Et un style. Elle avait été l’une des premières couturières à oser proposer de la maille à des femmes qui venaient à peine de quitter leurs corsets: elle leur apprendra à porter des tailleurs de coupe masculine et fera entrer le tweed dans les salons de couture. «Les tweeds, je les fis venir d’Ecosse, les homespuns (tissés à la maison, ndlr) détrônèrent les crêpes et les mousselines*. On retrouve un peu de tout cela, son esprit libre, son extravagance, son histoire d’amour aussi, dans le défilé Paris-Edimbourg qui passe sous les arches, ou ce qu’il en reste, du château de Linlithgow. Et l’on pense aux boucles rugueuses que fait parfois le temps… * Coco Chanel, Henry Gidel, éd. Flammarion, décembre 1999 EATON ESTATE © PRIVATE COLLECTION sonne pour assurer son train de vie. Manque l’amour.… Charles, Le duc de Westminster, curieusement surnommé Bendor, comme l’un des pur-sang de son aïeul le marquis de Westminster, vit la vie de ces rares privilégiés à la tête d’une fortune telle qu’ils ne la connaissent pas, et qui peuvent s’offrir tous leurs rêves. Sauf l’amour. Encore que… Séduit par Coco Chanel, il l’invite à bord de son yacht, le Flying Cloud, habitué du fait que les femmes qu’il y convie n’en redescendent pas. C’est mal la connaître… Après un chassé-croisé de plusieurs mois où l’orgueil de l’un se CHANEL L inlithgow, 4 décembre 2012. Des bougies par milliers font croire à l’existence du château de Linlithgow. Mais c’est un leurre. Il ne reste de ce lieu qui vit naître Mary Stuart en 1542 que la peau de la pierre. Une ruine magnifique. Le château est à ciel ouvert et, en ce jour de décembre, les flocons tombent comme une manne irréelle. Noblesse oblige, l’Ecossaise Stella Tennant, petite-fille du duc et de la duchesse de Devonshire, ouvre le défilé Métiers d’art ParisEdimbourg qui met à l’honneur brodeurs, plumassiers, paruriers, bottiers, modistes, formant le haut artisanat de la mode. Les 350 convives s’attendaient à voir défiler du tweed et des tartans, des redingotes et des cachemires précieux tissés dans l’usine de Barrie Knitwear fraîchement rachetée par Chanel (lire ci après), et quelques évocations de la reine assassinée, portant col haut. Mais personne ne s’attendait à cela, lorsque tout concourt à la magie d’un moment… le lieu, la lumière, la beauté d’une collection. La neige elle-même a fait allégeance et a cessé juste après le dernier passage. A croire qu’on l’avait payée pour cela… A gauche: silhouette de la collection Métiers d’art Paris-Edimbourg. A droite: Coco Chanel empruntait les vestes de son amant le duc de Westminster avant de faire entrer le tweed dans sa maison de couture. Mode PHOTOS: CHANEL Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Silhouettes de la collection Métiers d’art Paris-Edimbourg. «Cesavoir-fairemadeinScotlandrisquaitdedisparaître» La mode est parfois le terreau où naissent de belles histoires. Comme celle de Barrie Knitwear, fameuse manufacture de cachemire écossaise, qui est passée à un fil de la fermeture en août 2012, avant d’être reprise par le groupe Chanel, qui lui assure ainsi une certaine pérennité. Entretien avec Bruno Pavlovsky, président des activités Mode de Chanel. Au mois d’août 2012, les 176 employés de la manufacture de cachemire Barrie Knitwear, située dans la région des Scottish Borders, ont bien cru que leur avenir immédiat consistait à aller alimenter les rangs des chômeurs écossais. La société Dawson International, propriétaire de la marque, était en redressement judiciaire, et la manufacture condamnée à fermer ses portes. Le bâtiment devait être transformé en appartements et vendus comme tels. Fin pas très glorieuse d’une entreprise fondée en 1903. Il faut s’imaginer ce que cela représente, 176 emplois qui passent à la trappe dans une ville comme Hawick (prononcer Oïck) qui compte quelque 14 000 habitants. Celle qui fut un centre manufacturier du cachemire florissant au début du XXe siècle a vu ses entreprises fermer leurs portes les unes après les autres. Les usines chinoises et indiennes, avec leurs machines en ligne, ont eu presque raison du précieux savoirfaire manufacturier des Ecossais. Puis, coup de théâtre: un de leurs clients, Chanel, appelé à la rescousse, s’est inscrit sur les rangs des repreneurs potentiels. La maison a gagné l’appel d’offres, repris le personnel, l’usine et l’outil de travail, assurant ainsi la pérennité de l’entreprise. Lorsque l’on a rencontré le directeur général Jim Carrie, en décembre dernier, on pouvait encore lire sur son visage que le boulet n’est pas passé très loin. BACKSTAGE BY BENOIT PEVERELLI / CHANEL 27 «D’autres sociétés étaient prêtes à nous reprendre, mais Chanel était la meilleure pour nous. Nous travaillons depuis plus de vingt-cinq ans ensemble et une solide relation s’est nouée», confie-t-il. La collection Métiers d’art, qui a été présentée dans les ruines du château de Linlighgow, est celle de Chanel, bien sûr, mais c’est aussi celle de tous les employés de Barrie Knitwear qui ont vu leur destin basculer en moins d’un mois. Après le rachat en octobre dernier, l’espoir a pris la place de la résignation. Mais qu’est-ce qui a décidé le groupe français à racheter son fournisseur? Le Temps: Lorsque Chanel a commencé à racheter totalement ou partiellement des entreprises et a créé la filiale Paraffection, il s’agissait avant tout d’ateliers de métiers d’art, brodeurs, plumassiers, paruriers. Or avec le rachat du gantier Causse et, en octobre dernier, de Barrie Knitwear, est-ce le début d’une intégration verticale de certains de vos fournisseurs? Bruno Pavlovsky: Barrie Knitwear n’appartient pas à Paraffection, qui regroupe essentiellement des sociétés françaises, mais le principe reste le même: nous essayons de faire en sorte que toutes ces entreprises soient capables de développer et de fabriquer pour Chanel, mais aussi pour les autres marques avec qui elles travaillent. Il est vrai que Desrues, Lemarié, Le- sage ne font pas de produits entiers: ils contribuent à l’ornementation. Mais nous avons peu à peu élargi nos partenariats de manière stratégique, afin de pouvoir continuer à nous développer. En quoi le rachat de Barrie Knitwear était-il stratégique? Nous avons toujours eu des collections de maille. Elles ont pris petit à petit de l’ampleur et, aujourd’hui, elles peuvent correspondre à un tiers des ventes de prêt-à-porter. Tout n’est pas réalisé chez Barrie: nous travaillons avec quatre autres usines en Italie. Mais ils font des produits différents: cachemire et soie, jersey. Or le savoir-faire «made in Scotland» risquait de disparaître. Et de la même manière que nous avons eu peur à un moment donné de la disparition de Lesage, de Lemarié, de Desrues, nous avons dû prendre une décision pour Barrie. Si nous ne l’avions pas reprise, peut-être que la manufacture n’existerait plus. Et cela n’a rien à voir avec leur savoir-faire! Cela relève du contexte économique. En quoi leur savoir-faire est-il unique? Il n’existe pas à ce jour d’équivalent de Barrie dans le monde, une autre manufacture où l’on puisse faire fabriquer notre cardigan bicolore et d’autres pièces de maille. On n’imagine pas la complexité de ces cardigans bicolores! Il y a énormément d’interventions manuelles, contrairement à ce que l’on peut imaginer, dans la fabrication de la maille. Chez Barrie, on est loin des machines en ligne en Chine ou en Inde. C’est notre premier fournisseur de maille. Sur son site internet, la manufacture mentionne Chanel et son intérêt pour la maille remontant aux années 20. Depuis combien de temps travaillez-vous avec Barrie Knitwear? Quelles sont les relations qui vous lient? Nous n’avons pas réussi à déterminer le nombre d’années précis, mais nous savons que cela fait plus de vingt-cinq ans. Nous allons continuer à faire des recherches, voir si l’on peut établir des liens plus anciens mais, pour l’instant, il nous manque des éléments formels. On peut très bien imaginer que Mademoiselle Chanel ait développé des relations avec Barrie puisqu’elle a travaillé la maille au début du siècle. Or, Hawick a toujours été le centre manufacturier du cachemire en Ecosse. Barrie Knitwear était en redressement judiciaire et vous n’étiez pas seul sur les rangs à vouloir la racheter. Pourquoi vous? Ce n’était pas Barrie Knitwear qui était en redressement judiciaire, mais le groupe Dawson qui en était propriétaire. Il fut un groupe manufacturier très important au siècle précédent avant de rencontrer des difficultés. Il était acculé pour des questions de paiements de retraites qui n’avaient pas été effectués. Il avait déjà démantelé d’autres entreprises comme Pringle of Scotland. Un des derniers biens qui leur restaient, c’était Barrie. Techniquement, nous avons racheté les actifs et avons reconstitué une société. Le cabinet anglais nommé pour défendre les intérêts de la partie adverse avait pour instruction de vendre tout ce qu’il était possible de vendre: immeuble, machines, sans se préoccuper des emplois. Tout s’est fait très vite. Il y a eu un appel d’offres et il se trouve qu’on l’a perdu. Mais le premier acheteur n’ayant pas respecté ses engagements, nous l’avons finalement remporté. Nous avons gardé l’ensemble du personnel et racheté tout ce qui leur permettait de continuer à faire le produit: l’usine, les machines, les marques. C’était donc un rachat fortuit? Trois mois avant la signature, nous n’avions pas du tout l’intention de racheter Barrie Knitwear. Mais quand on croit dans ces métiers-là, il faut savoir prendre les décisions qui s’imposent pour pouvoir continuer à travailler ensemble. Et nous avons la chance d’avoir des actionnaires qui nous suivent. Nous sommes en Ecosse, la patrie du tweed. Chanel a une longue histoire avec cette matière. Avez- vous songé à racheter ou du moins à vous impliquer dans des fabriques de tweed? Cela ne s’est pas présenté. Nous travaillons avec une dizaine de partenaires. Nos tweeds sont développés exprès pour nous, car nous partons du fil. Lesage nous fait des tweeds, mais nous travaillons aussi avec des Anglais, des Français, des Italiens et avec un fabricant japonais qui a développé un savoir-faire extraordinaire, ainsi que les Coréens, très forts sur les mélanges de fils naturels et synthétiques. Tous nos tweeds sont exclusifs. Et tant qu’il y a des gens pour les faire et les faire bien, nous n’avons aucune raison de racheter. Nous travaillons aujourd’hui avec 400 fournisseurs sur toutes nos collections: notre vocation n’est pas de tous les contrôler, mais de nous assurer que nous pouvons continuer à faire ce que nous faisons aujourd’hui. La matière première, le cachemire, provient aujourd’hui essentiellement de Chine (75% de la production mondiale). Le prix du kilo ne cesse d’augmenter, il coûte entre 126 et 140 dollars selon la qualité. Afin de maintenir les prix à un niveau convenable, envisagez-vous de vous impliquer encore plus en amont dans ce processus? Nous ne le faisons pas directement, mais nous travaillons avec des gens à qui l’on demande de prendre des positions très en amont afin d’être assurés d’avoir les matières premières dont nous aurons besoin pour continuer à développer nos collections. Ce sont des contrats d’approvisionnement qui permettent à ceux qui fabriquent, et à nousmêmes, d’être plus tranquilles. Certains diront que cela fait monter les prix… Mais c’est pareil pour la soie, pour tous les fils, tous les produits naturels avec lesquels on travaille. On peut prendre des positions sans forcément racheter tous nos fabricants, Comment décidez-vous qu’une entreprise doit être rachetée? Les prochaines acquisitions, s’il y en a, seront liées au risque de voir disparaître des savoir-faire clés. Propos recueillis par I. Ce. 28 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 STILETTO CharlotteOlympia, chatperché Sous son double prénom, la créatrice signe des chaussures enchanteresses qui ont le pouvoir de réveiller les petites filles endormies à l’intérieur de toutes les femmes. Rencontre. Par Isabelle Cerboneschi D ans le monde de la mode – pourquoi là et pas ailleurs? –, on rencontre des bouquets de filles dont la vie ressemble à un épisode sans fin du Manège enchanté. Et comme aucune porte ne permet d’accéder à l’envers du décor, on se plaît à croire en l’existence de cet Entretien Le Temps: Les chaussures sont la dernière chose que l’on enfile lorsque l’on s’habille le matin, et pourtant c’est l’accessoire qui définit le mieux une silhouette. Charlotte Olympia: C’est la dernière chose que l’on met, mais c’est la première à laquelle je pense. J’aime créer pour des gens qui choisissent leurs chaussures d’abord et qui ensuite s’habillent en fonction d’elles. Et vous, comment les choisissezvous? Je choisis toujours la paire la plus extravagante. Par exemple, dans la collection de cet été, j’adore les paires avec le talon en forme de caniche. J’aime m’amuser quand je m’habille, et les accessoires sont les pièces qui se prêtent le mieux au jeu. Vous avez suivi les cours du London Fashion College. Quand avez-vous décidé de dessiner des chaussures et pas des vêtements? J’ai toujours rêvé de créer des chaussures, quand j’étais enfant déjà. Quand je suivais des cours de mode au London Fashion College, j’étais plus attirée par la lingerie, la corseterie que par les vêtements. Puis j’ai fait des chaussures. Je pense que c’est l’accessoire le plus féminin qui soit: en tout cas, celui dont les femmes tombent vraiment amoureuses. Je suis donc allée à Cordwainers. On vous y apprend comment fabriquer une paire. C’est important ce savoirfaire, quand on se lance dans ce métier. J’aime les chaussures et pouvoir fabriquer mes propres paires moi-même, c’est fantastique! PHOTOS: DR Rêvesdebitume univers parallèle, où des créatures gracieuses exercent leur talent comme par inadvertance. Charlotte Olympia est l’une d’entre elles. Sa marque déjà, qui sonne comme un pseudo improbable. Ses parents lui ont offert en cadeau ce double prénom qui semble sortir du pays de féerie. Est-ce que les destins sont inscrits dans le nom qu’on nous donne? Elle aurait pu se contenter d’être «la fille de» sa mère, la belle Andrea Dellal, célèbre mannequin brésilien des années 70, son père, Guy Dellal, un tycoon de l’immobilier. Ou la sœur d’Alice Dellal, mannequin et chanteuse rock, et d’Alex, Comment étaient vos premières chaussures? Super hautes! Pas aussi hautes que celles que je réalise aujourd’hui, mais j’avais pris les plus hauts talons que je pouvais dénicher au collège. On devait utiliser ce que l’on trouvait sur place. Aujourd’hui, je vais jusqu’à 14,5 cm de talon. Il faut un pied de danseuse pour porter du 14,5 cm! Non, parce que mes cambrures, elles, ne dépassent jamais les 11 cm. J’aime les talons hauts mais je ne suis pas masochiste. Je ne ferais jamais des chaussures dans lesquelles on ne peut pas marcher. Cela ne m’intéresse pas de créer des modèles qui serviront de décoration. Je suis une femme et je crée ce que je peux porter. D’ailleurs j’essaie absolument tous mes modèles et je m’assure qu’ils soient confortables. On peut marcher avec des talons de 14 cm, mais c’est une question d’équilibre. Raison pour laquelle la majorité de mes chaussures ont des plateformes. Elles atténuent la cambrure. C’est un accessoire très technique, une chaussure. Il y a dans vos collections l’esprit glamour des films des années 40. Oui, l’essence de la marque, ce sont les années 40 et 50, le glamour hollywoodien. C’est une période que j’aime. Les accessoires y jouaient un rôle très important. Les femmes portaient des bas, des galeriste londonien. Elle a choisi de faire des chaussures. Mais comprenons-nous bien sur le mot «chaussures»: des marques, il y en avait pléthore avant qu’elle ne crée la sienne en 2007. Des qui servent à parfaire la panoplie de la séductrice, des qui sont destinées aux fashionistas, des qui sont un code secret que se partagent les femmes à l’élégance ultime, des qui relèveraient plutôt de l’architecture d’intérieur tant elles sont importables. Bref, tous les créneaux semblaient déjà occupés. Or, Charlotte Olympia a réussi à en investir un qui ne l’était pas: celui des chaussures qui s’adressent à la petite fille qui trépigne à l’intérieur de toutes les femmes. Celle qui rêve de sortir avec des souliers de conte de fées aux talons enchantés en forme de tronc d’arbre doté d’une bouche et d’une paire d’yeux (collection «Once upon a time» de l’automne-hiver 2013). Celle qui a trop regardé les films des années 40 et 50 avec ces stars chapeaux, des gants avec beaucoup de glamour et une touche d’humour. Et j’aime instiller cet esprit-là dans mes créations. Les années 40 n’étaient pourtant pas des années faciles… C’était la guerre. Je n’en ai gardé que la vision romantique hollywoodienne. Celle que l’on nous a transmise à travers le cinéma. C’est parce que les temps étaient difficiles qu’ils ont produit ces films magnifiques. Une manière d’échapper à la réalité. Et pourtant, les femmes, dans les villes occupées, ont utilisé tout ce qu’elles avaient à disposition pour porter haut leur féminité comme une forme de résistance. Salvatore Ferragamo a créé ses modèles les plus inventifs durant ces années-là, parce qu’il devait pallier le manque de matières premières, il a inventé des chaussures en rafia, des talons en liège… Ferragamo est l’un de mes créateurs de chaussures favoris, justement pour cette raison! Et son sens de la couleur! Son talent pour remplacer des matières manquan- tes par d’autres! Et d’ailleurs, il a aussi chaussé les plus fabuleuses actrices hollywoodiennes. En termes de créativité, pourrait-on tracer un parallèle entre ces années là et l’époque assez anxiogène que nous traversons? Des périodes difficiles, il y en aura toujours. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je fais ce que je fais. Je le fais d’abord pour moi. Et aussi parce que j’aime l’art de l’évasion. Et celui de s’habiller bien. Pas seulement pour aller à une soirée, mais pour aucune raison en particulier. Me réveiller un lundi matin et mettre une robe fabuleuse. Cela relève bien sûr du fantasme. En même temps, j’ai créé un business. J’ai donc finalement dû trouver un équilibre entre ce que je rêvais de porter – ces super hauts talons, aucune chaussure plate –, définir l’essence de ma marque et venir petit à petit avec des propositions mode, mais plus abordables, pour ne pas dire plus commerciales. Je ne fais pas que des chaussures avec des talons en forme de caniches. Je dois faire grandir ma marque, la solidifier. Le talon caniche est quand même exceptionnel! Toute cette collection est un Mode COURTESY OF CHARLOTTE OLYMPIA Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 vêtues d’un déshabillé de soie chaussées de mules à pompons en marabout couleur de malabar. Les aspirantes à la célébrité porteront des sandalestourEiffeloubiencroissant doré, en balayant du pied tous les clichés délicieux d’un Paris tel que plus personne n’ose l’imaginer (collection «La Vie en Rose» du printemps-été 2013). S’adresser à l’enfantintérieurpourparleràlafemme devenue, c’est tellement malin! La Londonienne de 32 ans semble créer comme ces enfants qui jouent à «On dirait que…». «On dirait que je serais Betty Page», «on dirait que je serais une princesse», «on dirait que je serais Rapunzel», «on dirait que la vie me sourirait tous les jours». On a envie de croire, d’ailleurs, à ces vies plus joyeuses que d’autres. Ces existences façon jet-set ponctuées de voyages en Amérique du Sud pendant qu’il fait froid à Londres, peuplées de «beautiful people» avec qui l’on partage jusqu’à son prénom, et parfois même l’on travaille. Par énorme cliché: une vision imaginaire de Paris, avec tous les mythes que les films ont pu transmettre. C’est un peu comme si tous les Parisiens mangeaient des croissants, disaient «Ou la la!» et tenaient en laisse un caniche rose exemple cette délicieuse série de minaudières-livres sur le thème du conte de fées, qui sortira à l’automne, née d’un imaginaire commun: celui de Charlotte Olympia et de son amie Olympia Le Tan. Tout semble tomber d’un ciel où brillerait le soleil, toujours… La réalité est un peu plus, disons, réaliste que cela. Avant de créer sa marque, Charlotte Olympia Dellal, puisque tel est son nom, a étudié la mode au London Fashion College avant de dévier et d’étudier à Cordwainers, suivant la même formation que Nicholas Kirkwood, un autre designer dont les chaussures font rêver, mais pour (rires). Cela m’amuse. J’aime pousser les choses le plus loin possible. Dans cette collection, il y a des pièces plus subtiles, mais elles ont besoin de ces chaussures extrêmes en contrepoint. Vous avez poussé l’art du clin d’œil jusqu’à rebaptiser les couleurs comme des gâteaux. Oui, nous n’avons pas des chaussu- 29 «Cette collection est une vision imaginaire de Paris, avec tous ses mythes. Un peu comme si tous les Parisiens mangeaient des croissants, disaient «Ou la la!» et tenaient en laisse un caniche rose» d’autres raisons. En 2007, elle a lancé sa marque. En 2010, elle a ouvert sa première boutique londonienne. Et depuis, elle surfe avec un humour non dénué de sérieux sur le succès. Au-delà de ses allures de pin-up, c’est une business woman. Sa dernière collection s’appelle «La Vie en Rose». Bon augure pour une rencontre. Modèles de la collection printemps-été 2013, «La vie en rose», «Cosmic Collection», «Encore Collection». Cela vient du titre du livre pour enfants Charlotte’s Web (la toile d’araignée de Charlotte», ndlr). C’est aussi simple que cela. res beiges, mais des chaussures «crème brûlée». Le choix du nom des couleurs et des modèles, est un grand terrain de jeu. Comme il s’agissait d’une collection française, j’ai baptisé les modèles «Colette», «Coquette», «Chérie», des noms qui sont aussi des clichés. Les sacs en forme de croissants s’appellent «Bon Appétit». J’aime faire des choses qui font sourire, même si je prends cela très au sérieux, trouver un nom à mes chaussures. C’est une façon de donner une personnalité à la collection. l’époque que j’aime, les 40’s, les 50’s. Je me coiffe d’ailleurs comme elle. Elle aura été une femme extrêmement glamour jusqu’à la fin. Elle mettait du rouge à lèvres tous les jours. Elle prenait soin de son apparence et en ressentait une fierté. C’est un peu démodé aujourd’hui de faire des efforts, de soigner sa tenue. Mais j’aime faire cet effort-là. Mes cheveux, ils ont l’air un peu compliqué à mettre en forme mais en réalité c’est assez simple. Un peu de rouge à lèvres, et voilà, c’est fait. Mon approche est plus moderne que celle de ma grand-mère, mais elle reste une muse pour moi. Elle ressemblait à une actrice de cinéma. Elle habitait dans le sud de la France, j’allais la voir tous les étés. On avait beaucoup de choses en commun. On allait au théâtre ensemble. Quand nous allions la voir, il fallait toujours faire un effort vestimentaire. Dans vos interviews, vous vous référez souvent à votre grand-mère. Oui, c’est un personnage issu de Pourquoi avez-vous choisi comme logo une toile d’araignée gravée sur la semelle de vos chaussures? Vous aimez les araignées? Elles me font peur mais je ne tuerais jamais une araignée. Je collectionne beaucoup d’objet en lien avec elles. Elles tissent une toile délicate et raffinée et elles possèdent 8 pattes. Elles pourraient porter 4 paires de chaussures! (Rires.) J’adore l’idée… Je collectionne aussi des sirènes, mais elles sont perdues pour la cause… Savez-vous combien de chaussures vous possédez? Non. Beaucoup. Et comme je crée tous les échantillons dans ma taille, c’est pratique: je peux tous les porter. J’ai encore tous les modèles que j’ai créés, mais les pièces clés des collections, je les garde dans leurs boîtes, comme des archives. Je possède aussi des chaussures d’autres créateurs, que j’avais achetées avant. Elles sont dans des vitrines, à la maison. Je suis une collectionneuse. Vous créez des chaussures, des sacs. Jusqu’où espérez-vous étendre votre marque? Je développe ma collection de sacs. Au départ, ils étaient des compléments aux chaussures. Maintenant, ce sont des collections en soi. J’utilise beaucoup le Lucite, ce matériau transparent typique des années 40. C’est clair et cela va avec tout. C’est comme une signature. J’aime cette épo- que, mais je ne décrirais pas mes collections comme vintage ou rétro. Elles sont plutôt nostalgiques, mais elles sont d’aujourd’hui. La silhouette des chaussures est moderne, avec cette plateforme. Pourquoi appelle-t-on un accessoire ainsi alors qu’il est tellement fondamental? En réalité, je ne les appelle plus accessoires. J’ai même développé des accessoires pour mes accessoires. Je glisse des bas de la même couleur que les modèles dans les boîtes: les chaussures rouges avec les bas rouges, les jaunes avec des bas jaunes, etc. C’est une petite attention que j’apprécie et je pense que les autres femmes aussi. C’est comme une boîte à surprise. Si l’on vous demandait de créer votre chaussure de rêve, ce serait? J’ai déjà créé ma chaussure de rêve! Quand j’ai un rêve, je le réalise. Heureusement, j’en ai encore beaucoup. Parmi mes précédentes collections, il y avait un modèle que j’adore: il s’appelle «She sells sea shells» («Elle vend des coquillages», ndlr), en plastique avec des perles et des coquillages brodés, le genre de chaussures qu’une sirène adorerait porter si elle avait des pieds. Et cette saison, c’est Colette, le caniche rose: elle ressemble à une mule de boudoir, très classique, et quand vous la regardez de profil, c’est un caniche. Cela me faire rire. Non peut-être pas rire, sourire plutôt… Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 ÉTUDE DE STYLE Où il est question d’extrémités et d’ancrage au sol. D’atavisme, de métissage et d’identité. Mais aussi de quartiers chics et de bras tatoués. Excursion sur les terres du bottier, entre Northampton et la rue de Mogador. Luxe, âme et beaux pieds. Par Pierre Chambonnet PHOTOS: PIERRE CHAMBONNET 30 J. L. & Co Ltd, Westminster Works, Oliver Street – Northampton NN2 7JL. La manufacture du prêt-à-porter est un bâtiment classé. Il servait à l’origine d’entrepôt de stockage du grain. L es mains de Mick. Deux battoirs géants abrasés par des manipulations d’équilibriste. Des heures et des heures de manutention miniature qui s’apparente à de la danse. Mick est opérateur sur l’antique machine pour coudre la trépointe. Un geste fluide, rapide et rond, parfaitement maîtrisé, pour fixer la bande de cuir tout autour de la chaussure qui permettra de solidariser la tige (le dessus) et la semelle. Le cousu Goodyear. Mick est l’un des employés anglais de «John Lobb Bootmaker», le bottier qui appartient au groupe Hermès depuis 1976. Le sellier français fait fabriquer en Grande-Bretagne depuis le début des années 80 les chaussures John Lobb en version prêt-à-porter très haut de gamme (600 paires par semaine), et concentre dans un atelier parisien les activités du surmesure (600 paires par an). Un pont stylistique par-dessus la Manche pour produire des chaussures d’exception. «Afternoon», lance l’ouvrier aux bras tatoués, dans un accent de faubourg traînant qui s’extirpe, entre deux rides profondes, d’un visage en lame de couteau. Cheveux ras couleur cendre, il nous salue sans interrompre son travail bruyant mélangé à des airs de ra- «VOUS SERIEZ DÉÇU SI C’ÉTAIT MODERNE ICI, N’EST-CE PAS?» dio. Station populaire. Nous sommes à Northampton, au beau milieu d’une ville bâtie en briques et coiffée ce jour-là d’un ciel sale. Deux cent mille habitants, au centre du royaume, à équidistance entre Londres et Birmingham. Le sanctuaire de la chaussure britannique. Oliver Street précisément, miavril. Un taxi venait de nous déposer devant la manufacture JL & Co Ltd. «Beaucoup de Polonais, des émigrés des pays Baltes aussi, et bientôt des Roms, en plus des Indiens et des Pakistanais… avait soupiré le chauffeur indigène en nous parlant de la ville, pourtant au volant d’une allemande, rutilante. – Pourquoi viennent-ils ici? – Certainement pas pour le climat! Le temps est misérable.» Trois jonquilles sauvages au sol JohnLobb, d’un rond-point déglingué, des bourgeons aux arbres pour faire croire au printemps dans une lumière terreuse. Pas de pluie mais l’air si chargé en humidité qu’on a l’impression de s’y cogner à chaque pas. A l’intérieur de la manufacture, un autre ouvrier inspecte méticuleusement un box-calf, un cuir de veau étalé devant lui. «You’ll never walk alone», peut-on lire sur son avant-bras gauche. Un employé particulièrement zélé au point de s’être fait tatouer ce qui pourrait être l’une des devises de la marque? On ne marche effectivement jamais seul quand on porte des John Lobb. Toujours avec un supplément d’âme et d’histoire. L’histoire. Ce qui frappe d’abord quand on pousse la porte de «Westminster Works», la fabrique en briques rouges qui emploie une centaine de personnes, c’est cette impression d’authentique, de vieillot, d’ancré, d’établi. D’immuable. A l’étage de la réception, un parquet grince sous une moquette apocryphe. Il ne demande qu’à chanter à l’air libre pour raconter l’histoire de ce bâtiment classé, témoin des heures anciennes de ce bout de l’Angleterre industrielle et agricole. «Vous seriez déçu si c’était moderne ici, n’est-ce pas?» Andrès Hernandez est le directeur du développement et de la création à Northampton, qui nous accueille sur place. Costume gris perle, larges revers et aisance dans le mouvement qui trahissent des origines tropicales. Le petit homme à l’immense talent dessine entre autres les nouveaux modèles de la collection. Il est né au Venezuela il y a 62 ans, avant d’apprendre le métier de bottier à 20 ans à Northampton. «Nous sommes Anglais, revendique-t-il. Nous devons garder notre identité, même si le côté très formel a évolué, selon le goût de nos clients. Nous avons des racines, mais, comme De haut en bas: Un patron en acrylique en une seule pièce. Le «clicking»: l’opération de découpe des pièces de cuir. Le cousu Goodyear: les opérations se font ici à la machine. Le séchage. Il faut en tout 190 étapes pour faire un soulier. un arbre, nous grandissons avec de nouvelles branches, de nouvelles feuilles, ce qui est important. Car si nous ne grandissons pas nous mourrons. Mais grandir doit se faire sans perdre de vue notre identité, à savoir notre vision de l’élégance. Un équilibre entre tradition et modernité.» Andrès Hernandez cherche à créer des styles qui durent, «des nouveaux classiques». Il préserve pour cela l’identité des chaussures John Lobb dont il a la responsabilité: «Tout repose sur la ligne. Le soulier doit être élégant, confortable et solide, et donner une impression de mouvement. J’essaie pour cela d’étirer les lignes, de les rendre plus fluides. Je m’inspire des chaussures classiques en les faisant évoluer très subtilement. Car les proportions changent.» Le discours est solennel, l’accueil, lui, sans chichis. Avec quelque chose de familial, de non calculé. Un sandwich au poulet mal assaisonné façon barbecue acheté au coin de la rue, puis la visite de la manufacture, au milieu des ouvriers en action. Autant de têtes à figurer dans un film de Ken Loach. Même ces dames sont tatouées. Dans la partie assemblage, des mandolines accompagnent un crooner à la radio, au milieu du cliquetis des machines à coudre. Partout, des pancartes qui portent un numéro et l’intitulé d’une opération. 190 au total, comme autant de stations pour chaque chaussure, dans ce difficile chemin de croix de l’intransigeance John Lobb. Tout le processus de fabrication repose sur le Goodyear, une double couture entre la tige et la semelle grâce à la trépointe. Une trentaine de métiers différents, qui permettent d’aller cacher de la qualité à peu près partout, dans les parties «nobles» comme dans les parties non visibles. La gamme John Lobb prêt-àporter se décline en collections permanentes et saisonnières (3 ou 4 nouveaux modèles chaque année). Oxford, derby, mocassins, à boucle, bottines, casual. Certains sont produits en série limitée comme le modèle Saint Crépin, qui chaque année célèbre le patron des bottiers. Le service By request permet, quant à lui, des commandes spéciales, une personnalisation des 150 modèles de la collection de base. Mélange d’artisanat et d’industrie, de passé et de présent, de tradition et de modernité. Où sommes-nous exactement? «Dans une manufacture, répond Andrès Hernandez. Ce n’est pas une usine, mais une fabrique mécanisée: la machine a été amenée ici, dans un lieu de conjonction entre le travail de la main et un outil de production destiné à la fabrication de très petites séries.» Le point commun avec l’atelier du sur-mesure parisien? «Nous partageons avec Paris la ligne des chaussures, c’est-à-dire l’élégance John Lobb. Nous proposons d’ailleurs une collection de prestige, la plus proche du bespoke en termes de design.» Les peaux, achetées au nom du groupe Hermès, proviennent des mêmes tanneries. La différence principale réside dans le fait qu’on utilise à Northampton des machines pour certaines opérations, pour réduire les temps de fabrication, de manière à proposer des prix moins élevés. Mais beaucoup de procédés sont similaires, notamment dans la construction de la tige. Seule différence notable: l’assemblage de la semelle et de la tige se fait ici à l’aide d’une machine. «Cette dernière reste contrôlée par la main de l’homme, insiste Andrès Hernandez. Absolument rien d’automatique. Ici, nous avons la chance d’avoir tout: les racines, le savoir-faire et les bons matériaux. C’est le secret du niveau de la marque.» Mode PHOTOS: JOHN LOBB Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 >> Découvrez la visite détaillée de l’atelier et les images sur: www.letemps.ch/mode John Lobb S.A.S., 32 rue de Mogador, Paris. Présent dans la capitale française depuis 1902, l’atelier du sur-mesure a élu domicile à cette adresse il y a quatre ans. lespiedssurterre A près les briques rouges de l’Angleterre prolétarienne, la pierre blanche du Paris bourgeois haussmannien. Et Renaud Paul-Dauphin. Pas de bras tatoués, ou alors cachés sous les manches de la veste de son costume cravate impeccable. Carte de visite en relief, raie sur le côté, grande courtoisie, ton feutré et verbe exquis. Nous sommes en compagnie du directeur général de John Lobb, pour visiter l’atelier du sur-mesure de la marque. Nous avons cette fois quitté l’Albion pour le 32 de la rue de Mogador, de l’autre côté du Channel. A Paris donc, dix-huit heures plus tard. Quinze artisans y occupent les locaux d’un splendide atelier, ouvert à ses clients privilégiés. On fabrique ici du bespoke, le sur-mesure adapté aux moindres desiderata du client. Dix heures pour fabriquer une paire à Northampton, cinquante ici. Le prix est en conséquence, avec le même rapport de 1 à 5. Compter en moyenne 1200 francs pour le prêt-à-porter, 6000 pour du bespoke. Qualité d’un savoir-faire artisanal ancestral, finesse des matières, pureté des formes. On ne voit rue de Mogador que des matériaux nobles et de beaux gestes, dans l’odeur enivrante des cuirs sélectionnés avec un soin maniaque et dont la vue pousse irrésistiblement à la caresse. Un bottier anglais en plein cœur de l’Hexagone? Shocking? «Les liens sont historiques, assure le directeur de la maison. John Lobb a établi sa boutique à Londres en 1866. Mais dès 1902, il est venu installer un autre atelier à Paris. Il voulait une présence ici, car il avait de nombreux clients parisiens. Il était aussi venu chercher cette folie, cette fantaisie et cette créativité qu’on trouve peutêtre moins à Londres. Cela fait du coup plus d’un siècle que ces deux pôles coexistent, avec un mouvement de balancier permanent entre les deux cultures.» John Lobb devient rapidement le bottier le plus réputé à Paris. Plus tard, la famille Lobb décide de se séparer de son activité parisienne, qu’elle vend, avec l’usage de la marque «John Lobb». C’est ainsi que cette dernière entre en 1976 dans le giron du groupe Hermès. Chevaux, cavaliers et bottes: les deux familles se connaissaient très bien, depuis toujours. Le savoir-faire du bottier intéressait naturellement le sellier. On retrouve dans les deux univers les mêmes matières, le cuir, des outils et des gestes parfois communs. Les activités du bottier se déclinent ensuite, en 1981, en une collection de prêt-à-porter. Va-et-vient du balancier: l’activité originelle, celle de l’art bottier sur mesure exercée à Londres, exportée à Paris, puis centrée sur l’Angleterre à nouveau par le biais du prêt-à-porter, lui-même inspiré du sur-mesure… «Nous jouons beaucoup sur cette filiation, ce lien fort qui existe entre les deux univers, celui du bespoke et celui du ready-to-wear, note Renaud Paul-Dauphin. Comme pour le vêtement où haute couture et prêt-à-porter sont complémentaires. Ce sont deux univers qui se nourrissent l’un l’autre.» Oubliés en tout cas Azincourt, Jeanne d’Arc et Trafalgar. Avec John Lobb, on célèbre donc aussi à Paris le génie britannique. «La question revient à savoir si nous sommes Anglo-Français ou Franco-Britanniques, poursuit le directeur. Très certainement l’un et l’autre. On retrouve chez John Lobb une synthèse permanente entre Londres et Paris et les deux cultures, l’irrévérencieux et le statutaire.» Le style John Lobb à Paris se situe à la croisée des chemins: «Le style des bottiers anglais est plus conservateur, tandis que celui des bot- De haut en bas: Une ébauche de forme, travaillée à la râpe. Les formes sont la restitution parfaite des pieds du client. La couture trépointe est effectuée entièrement à la main. Plusieurs modèles finis, après l’étape du bichonnage. tiers latins est plus inspiré de l’air du temps. Il repose sur des lignes un peu plus voyantes, plus tirées vers l’avant. D’après nos clients, on trouve une certaine légèreté latine dans le design de nos modèles et le sérieux de la réalisation qui caractérise plus le monde anglais.» L’équation est complexe. Elle se traduit en tout cas par un équilibre subtil entre élégance, confort et solidité. La marque de fabrique de John Lobb Bootmaker. «On trouve au final dans nos chaussures un «je-ne-sais-quoi», sans doute ce point de rencontre entre la main de l’artisan, l’œil du créatif, et de celui qui a sélectionné le cuir. Toute une alchimie qui repose aussi sur 160 ans d’existence.» Depuis ses débuts à Paris, John Lobb a toujours travaillé avec les artisans locaux, en raison de la grande tradition bottière en France, depuis le temps des rois, et liée au compagnonnage. «Au début du XXe siècle, l’atelier ne fabriquait que des modèles exclusivement anglais, explique Patrick Verdillon, le directeur du développement sur mesure. Puis, progressivement, le John Lobb «à la française» est né avant d’acquérir ses lettres de noblesse.» Et pour brouiller un peu plus les pistes, la marque existe toujours à Londres, sous le nom «John Lobb Ltd», indépendamment du groupe Hermès. Il s’agit des héritiers de la famille du fondateur. «Nos activités sont parfaitement dissociées, mais ça n’empêche pas que nous soyons en contact. Je reçois souvent des mails de John Hunter Lobb qui m’envoie des clients venus à St. Jame’s Street et qui cherchent en fait du prêt-àporter, ce que ne fait pas la maison londonienne. Nous partageons un nom et un patrimoine communs, mais, comme chaque membre d’une famille, nous avons notre propre personnalité.» Une identité qui se retrouve dans plusieurs détails: «L’atelier anglais met davantage l’accent sur le côté très rigide, robuste, et le style britannique traditionnel, à savoir des formes arrondies et moins ajustées. Nous proposons ici un style un tout petit peu plus contemporain: des formes très légèrement étirées et plus près du pied, mais également des cuirs plus souples.» Deux écoles différentes, pour des chaussures qui présentent au final, selon Renaud Paul-Dauphin, les mêmes qualités techniques de construction: «Le métier est resté le même à Paris comme à Londres, il n’a pas changé depuis un siècle et demi.» Les modèles qu’on croise dans l’atelier parisien parlent d’euxmêmes. Ils occupent chacun un espace qu’ils illuminent de leur beauté pourtant tout sauf tapeà-l’œil. Celle qui naît des matériaux nobles sublimés par les gestes séculaires mille fois répétés. Les 190 étapes de la fabrication du prêt-à-porter sont ici traduites en 300 gestes. La couture de la trépointe est à Paris faite entièrement à la main, point après point. Les trous sont percés à l’alêne – le poinçon des bottiers – et le fil de lin multibrins, grâce aux soies de sanglier qui le prolongent, noué sans aucune machine. Forme, patronage, coupe, apprêtage, montage et bichonnage, la dernière étape avant le contrôle «ON TROUVE ICI UNE VRAIE SIGNATURE D’ARTISAN» final et la mise en boîte. Sans oublier la fabrication de l’embauchoir: un spécialiste à chacune des étapes. «Ici l’ouvrage passe de main en main, détaille Patrick Verdillon. Et c’est une difficulté supplémentaire, pour conserver une harmonie avec la sensibilité de chacun. La composante humaine est essentielle.» Ce qui n’échappe pas aux clients: «Il s’agit d’une relation spéciale et très forte, résume Renaud Paul-Dauphin. On dépasse l’idée d’une simple marque commerciale. On trouve ici une vraie signature d’artisan. Nous interprétons les désirs dans des produits uniques, en faisant coïncider les notions de style avec la réalité anatomique du pied du client. A chaque fois, c’est presque un peu de la magie.» 31 C HIC ON THE BRIDGE - PARIS E n v e n t e e x c l u s i v e m e n t d a n s l e s m a g a s i n s L o u i s V u i t t o n . T é l . 0 2 2 3 11 0 2 3 2 l o u i s v u i t t o n . c o m MODE Lesacre duprintemps Photographies et stylisme: Buonomo et Cometti Réalisation: Isabelle Cerboneschi 34 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO En page 33: Robe longue «large Damier» en double gabardine, de la collection printemps-été 2013 Louis Vuitton. Body en jersey et veste en cuir laqué ornée de boutons en perles de la collection printemps-été 2013 Chanel. Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Sous-robe en jersey de coton et robe en mousseline de soie imprimée pois de la collection printemps-été 2013 Haider Ackermann. 35 36 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe en tulle de soie et résille 3D au bustier brodé de sequins mats avec bonnets apparents en satin duchesse, de la collection printemps-été 2013 Anne Valérie Hash. Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe smoking grain de poudre et voile d’organza, de la collection printemps-été 2013 Dior, académique résille Repetto, sandales en daim Azzedine Alaïa. 37 38 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Haut en crêpe de soie de la collection printemps-été 2013, Céline. Short en daim de la collection printemps-été 2013, Hermès. Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe en crêpe de soie ornée de métal doré de la collection printemps-été 2013 Givenchy par Riccardo Tisci. 39 40 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe en dentelle et mousseline de soie de la collection printemps-été 2013, Nina Ricci. Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe longue en mousseline de soie de la collection printemps-été 2013 Azzedine Alaïa. 41 42 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 PORTFOLIO Robe bustier en cuir et mousseline de soie, collection printemps-été 2013, Barbara Bui. >> Retrouvez le film du making of de ces images sur: www.letemps.ch/mode Piaget Rose piaget.com Or blanc, bague sertie diamant Boutiques PIAGET : Genève - rue du Rhône 40 • Zurich - Bahnhofstrasse 38 "PLUME DE CHANEL" BAGUE ET BIJOU DE TÊTE OR BLANC ET DIAMANTS www.chanel.com 46 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Alexandre Vauthier Frank Sorbier Chanel haute couture HAUTE COUTURE Danslejardindesfaunes Une nouvelle génération de couturiers impose son écriture, tandis que les maisons historiques racontent des histoires enchanteresses: des contes modernes qui se terminent bien et des romans à la gloire de quelques femmes jardin. Par Isabelle Cerboneschi. Photos: Sylvie Roche Maison Martin Margiela haute couture Armani Privé Zahia P ensait-il vraiment, en janvier dernier, que la loi sur le mariage gay allait être votée quatre mois plus tard? Peu importe. Karl Lagerfeld a participé à sa manière au débat qui a fait rage dans les assemblées en présentant lors du défilé Chanel ses mariées au féminin pluriel. Le risque était mesuré, le buzz garanti. Mais s’en tenir au débat politique serait faire offense à la délicatesse de ces robes faussement virginales. Ce tulle arachnéen brodé de plumes se portait sur des pantalons rendus invisibles grâce au précieux travail de broderie. Par l’effet de sa volonté et des moyens mis à disposition par la maison de couture, Karl Lagerfeld a fait pousser une forêt enchantée sous la coupole du Grand Palais. Sous les frondaisons, des filles aux yeux ourlés de plumes promenaient leurs tailleurs aux manches inversées et leurs robes brodées de fleurs. Un esprit destroy-romantique donnait à ce conte moderne la touche de réalisme qu’il convenait pour y croire. Raf Simons, lui, a fait fleurir un jardin à l’intérieur même des Tuileries, protégé des curieux par une gigantesque construction miroir qui renvoyait les images des arbres alentour et rendait le lieu invisible. A l’intérieur défilait une collection belle comme tous les printemps qui tardent à venir. Des robes pour des femmes jardin qui ont éclos au fil des passages. Par la grâce de coupes asymétriques, de lignes pures, d’effets de matières, de fleurs brodées en 3D. Le créateur belge avait posé les bases de son vocabulaire lors de son premier défilé pour Dior et poursuit son histoire: chaque défilé est un nouveau chapitre, en parfaite cohérence avec le précédent. On retrouve ses bustiers précieux portés sur des pantalons cigarette, et l’évocation de la ligne du tailleur Bar jusque dans les robes du soir. En regardant ce défilé, impossible de ne pas penser au soin jaloux que por- tait Christian Dior à son jardin des Rhumbs, la maison de son enfance normande. Des fleurs, aussi chez Alexis Mabille qui créait là sans doute sa plus belle collection haute couture. Des teintes de dragées, des envolées, des délicatesses, des transparences pudiques, de la gourmandise… «Ces nymphes, je les veux perpétuer. Si clair, Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air Assoupi de sommeils touffus. Aimai-je un rêve? Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais Bois même, prouve, hélas! que bien seul je m’offrais Pour triomphe la faute idéale de roses. (L’après midi d’un faune, Mallarmé) Délicatesse encore chez Elie Saab, qui voile la nudité de tulle brodé comme un précieux tatouage. Ses robes déshabillent tout en pudeur. Stéphane Rolland a lancé sur le podium des femmes sculptées à l’aune de ses désirs. Des déesses hiératiques portant leurs jambes comme des trophées, dévoilées à travers les transparences savantes d’un fourreau immaculé. Ses robes parures font le port de tête souve- rain. Et pour fermer le bal des déités, le mannequin Carmen dell’Orefice défiait le temps avec ses 81 printemps. Plus noir que blanc, le défilé d’Alexandre Vauthier qui a décliné le smoking et la robe noire de manière magistrale. Une collection à redonner le goût de la nuit à qui l’aurait perdu… Jean Paul Gaultier a fait le tour du monde en un défilé, de Paris au Rajasthan, en passant par l’Afrique, telle qu’elle l’inspire. Un show qui se regarde comme un carnet de voyages enchanteur, où chaque passage mérite un arrêt sur image. Frank Sorbier a investi le théâtre pour redonner vie à l’excentrique Peggy Guggenheim grâce à un show qui l’était tout autant: robes en carton, soie compressée, longue étole de soie blanche peinte à la main, tutu de mariée et la poésie comme fil rouge… Poésie encore chez Iris van Herpen, où les robes ressemblaient à ces livres pop-up en papier découpé. Douceur chez Bouchra Jarrar, qui enveloppe les femmes d’élégance. Quelques broderies signées Lesage sur une robe couleur de nuit, un blouson de plumes sont les expressions les plus ostensiblement précieuses de cette collection sotto voce. On a vu des bombes anatomiques portant leurs jambes comme de beaux accessoires chez Julien Fournié, des inspirations mi-asiatiques, mi-Art déco, chez Armani Privé, des robes d’amazones de la nuit chez Atelier Versace. Et puis il y a Zahia. Depuis trois saisons, la jeune femme tente de réinventer son histoire en présentant sa collection de lingerie pendant la semaine de la couture. Avec ces épis de blé, ces bustiers en fleurs de lavande, ces quelques brins de foin – appelant à s’y rouler? – qui s’échappent des soutiens-gorge, cette collection, portée par des jeunes filles fraîches comme l’aube, ressemblait à un rachat de virginité… Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Christophe Josse Iris Van Herpen Maurizio Galante BENOIT TESSIER/REUTERS Stéphane Rolland Dior haute couture Alexis Mabille Bouchra Jarrar Jantaminiau Jean Paul Gaultier haute couture Elie Saab haute couture Julien Fournié 47 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 ANOUSH ABRAR D’ICI VanBery, lamode àsonimage La designer lausannoise Berivan Meyer continue de développer sa marque de prêt-à-porter. A terme, elle souhaite ouvrir des boutiques en nom propre. Rencontre. Par Catherine Cochard tiques, Camille à Lausanne et Vestibule à Zurich.» Depuis, le duo tient le cap des deux collections annuelles et des salons professionnels qui viennent ponctuer l’année. «Du point de vue du développement, la marque se trouve actuellement dans une phase d’entre-deux. Nous avons donc ouvert notre capital aux investisseurs pour pouvoir continuer de croître.» La fille Van Bery La robe Cora du printemps-été 2013 de Van Bery. B erivan Meyer fait partie de ces trentenaires qui font tout en même temps et à qui ça réussit. On la rencontre dans son appartement-atelier lausannois, après que son fils de 5 mois se fut endormi, une heure avant que son chat ne réclame sa boîte et au moment où sa collection printemps-été 2013 lui est livrée à domicile. Même pas stressée. Bien au contraire: l’attitude, décomplexée, est chez elle comme une signature. «Je ne construis pas mes collections de manière cérébrale, je ne fais pas beaucoup de recherches, explique la trentenaire. C’est instinctif, je tombe sur une forme qui me plaît et je me dis alors qu’une partie de ma collection tournera autour de ça. Ou, si je vois un motif qui me plaît, je peux très bien trouver comme ça le ton de la saison.» Berivan Meyer semble avoir fait son chemin dans la mode avec nonchalance, à commencer par ses études. «La mode, c’est venu d’abord parce que je m’ennuyais à l’école… Au gymnase, je passais mon temps à dessiner des robes. Mon prof de physique avait bien compris que les sciences n’étaient pas mon truc, alors de guerre lasse il notait mes dessins…» Au fil des heures de cours, la Lausannoise se constitue un portfolio. «J’ai ressorti ces esquisses lorsque je me suis présentée au concours d’entrée de l’Académie royale d’Anvers. Je crois que les silhouettes tracées au dos de mes exercices de math-chimiephysique, ça leur a bien plu!» Terreau créatif Si la mode semblait la voie logique pour Berivan Meyer, c’est peut-être grâce à sa mère. «Je suis née dans une famille d’artistes, mère illustratrice et père peintre-sculpteurécrivain. J’ai donc tout de suite bai- gné dans la création. Mais mon goût pour les vêtements vient clairement de ma maman: on n’avait pas beaucoup d’argent à l’époque, mais elle faisait preuve d’énormément de talent pour s’habiller, en mixant des pièces… Et comme elle est très grande, elle a beaucoup d’allure, ça en jetait un max!» C’est aussi sa mère qui fait des recherches et comprend que c’est à Anvers que sa fille doit partir étudier si elle veut développer son potentiel. Une école qui a formé des créateurs comme Haider Ackermann, Ann Demeulemeester, Martin Margiela ou Kris Van Assche. «Je me souviens que les étudiants étaient tous très excités à l’idée d’avoir comme professeur Walter Van Beirendonck… Moi, je ne savais pas du tout qui c’était, ni vraiment où je débarquais… Du coup je n’étais pas du tout impressionnée, j’étais complètement décomplexée.» La décontraction des débuts fera place ensuite au travail assidu. «Ce qui me convenait bien à l’Académie, c’était l’importance du dessin la première année. Tu ne fais que ça pendant les deux premiers semestres. Mais, ensuite, il faut réaliser ce que tu as imaginé… Moi, je n’avais aucun bagage en couture et j’ai dû me débrouiller pour créer les volumes que j’avais griffonnés.» Les longues heures passées dans l’atelier s’avèrent payantes: lors d’un défilé de troisième année, elle se fait repérer par le directeur artistique de la marque espagnole Loewe. «Il m’a proposé un stage rémunéré alors je suis partie cinqmois à Madrid.» Un travail principalement autour du cuir et de la fourrure qui intéresse énormément la jeune designer, mais lui permet aussi de se rendre compte qu’elle ne veut pas créer pour quelqu’un d’autre qu’elle-même. «On était trois à assister le directeur artistique qui débarquait une fois par semaine avec ses croquis qu’on devait ensuite redessiner… Je faisais tout mais sans vraiment faire quoi que ce soit…» S’associer, se développer Après cette expérience, elle rentre en Suisse et est sélectionnée pour le Podium Femina, ce concours de mode organisé une fois l’an qui permettait de découvrir les talents en devenir de la mode suisse. Pendant l’événement, une personne du jury travaillant pour Real Time Society, une société de promotion des jeunes talents de la mode, la repère et lui propose de vendre quelques-unes de ses pièces chez Globus. «J’ai fait cinq pièces entièrement à la main, en adaptant celles que j’avais présentées au concours.» Des robes toutes simples en mousseline et satin de soie, ses matières de prédilection, avec de gros nœuds. Durant quelque temps, Berivan Meyer tente de concilier tous les aspects d’une marque de prêt-àporter, de la gestion des commandes à la création en passant par la promotion. «Mais ça devenait compliqué… C’est à ce moment-là, en 2010, que j’ai rencontré Marie Tournant, ma partenaire professionnelle aujourd’hui.» C’est chez leur coiffeur respectif que les deux femmes se croisent. Après avoir évolué durant plusieurs années dans le milieu bancaire, Marie Tournant voulait faire autre chose. «Nous nous sommes associées de la façon suivante: en gardant le nom de la marque, en me laissant la liberté du côté artistique et en la laissant s’occuper de tout ce qui concerne les relations publiques et commerciales.» De cette rencontre naît – en 2010 également – une première collection complète de prêt-à-porter féminin réalisée avec un investissement de départ de 20000 francs. «Les pièces ont tout de suite été achetées par deux bou- Le style des créations, comme la stratégie de la marque, a évolué avec les années. «Les pièces que j’avais créées pour le Podium Femina étaient expérimentales et n’étaient pas faites pour être portées. Je me suis tournée vers le prêt-à-porter, car ce qui m’intéresse c’est de voir les femmes porter mes créations.» Justement, quelle est la cliente type de la marque? «La fille Van Bery est féminine, pétillante, dynamique, elle ne se cache pas derrière des trucs informes. Je ne crée ni pour la bobo-chic-grunge ni pour la rock-à-clous! J’utilise beaucoup d’imprimés et j’aime les coupes rétro. Pour porter mes vêtements, il ne faut pas être trop maigrichonne mais quand même avoir la taille fine, car je la mets toujours en valeur. Pour ce printemps, je suis partie sur un style un peu années 20, genre The Great Gatsby en Inde.» La produc- tion complète d’une collection s’élève à près de 600 pièces. Côté prix, il faut compter environ 450 francs pour une robe. «On produit en Bosnie, dans une structure familiale. La directrice de l’usine a 30 ans, elle gère son entreprise en mettant un point d’honneur à n’engager que des femmes qui ont perdu leur emploi. J’espère pouvoir continuer à travailler avec cette usine le plus longtemps possible, malgré les limites que cela impose aux créations… En effet, comme elle ne dispose pas de toutes les machines, je dois créer en conséquence. Par exemple, je ne peux pas utiliser d’œillets.» Si les pièces Van Bery sont vendues dans différentes adresses en Suisse, au Japon, à Singapour, en Italie et aux Pays-Bas, les deux femmes espèrent très prochainement ouvrir une boutique en nom propre à Lausanne ou à Genève pour mieux présenter l’univers de la marque et saisir les désirs des clientes. «On dit qu’en moyenne il faut entre cinq et dix ans pour installer une marque de mode. Nous, ça ne fait pour l’instant que trois ans… Et ce qui me fait tenir c’est aussi la possibilité un jour de donner du travail en Suisse à des jeunes qui sortent des écoles de mode et qui veulent faire autre chose que des ourlets aux rideaux chez Modessa!» CATHERINE GAILLOUD 48 Berivan Meyer et son associée Marie Tournant. BR 01-92 AIRSPEED . BR 01-92 HEADING INDICATOR Bell & Ross Suisse : +41 32 331 26 351 · e-Boutique : www.bellross.com Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Ce petit arbuste originaire d’Asie a inspiré de nombreuses fragrances délicates et suaves. Qu’en pensent les parfumeurs? Propos choisis. Par Valérie d’Hérin L’Eau de Circé 05, Parfumerie Générale. Amelia, Grossmith La Belle Hélène, Parfums MDCI Dangerous Complicity, Etat Libre d’Orange PARFUMS Nuit de cellophane, Serge Lutens. «C’estuntulle illusion» Le créateur de parfums Serge Lutens, en sa Nuit de Cellophane, a choisi l’osmanthus, fleur suave qui lui évoque une haute couture des années 30. Il explique pourquoi en quelques mots. Le Temps: Quelle place tient l’osmanthus dans la construction de Nuit de Cellophane? Serge Lutens: L’osmanthus pousse en grappes de minuscules fleurs très serrées. Celles-ci diffusent toute leur puissance mais à cela vient également s’ajouter l’odeur pétillante, tonique d’une écorce de mandarine pressée qui laisse éclater ses petites alvéoles emplies de ce parfum si particulier. Fraîcheur et somptuosité sont donc liées à cet arbuste, révélant un parfum de nuit. L’osmanthus dans Nuit de cellophane tient une place essentielle. Il règne en maître mais, dans un parfum, il m’importe beaucoup plus de retrouver l’émotion en elle-même que la simple odeur qui nous l’a procurée. Vici, Edition rare, Histoires de Parfums. QI, Ormonde Jayne Est-ce une fleur difficile à travailler en parfumerie? Rien n’est difficile ou facile. C’est une tension. Je sais où cette histoire doit se conclure. Lorsque quittée, elle m’allège. Après, c’est du passé. Le véritable partenaire dans le parfum, c’est le parfum. C’est lui qui dirige vers des pistes inconnues non envisagées comme prévues. Que vous évoque-t-elle? L’image, lorsqu’on connaît le parfum, revient et, si l’on ne connaît que l’odeur, l’on imagine la fleur, comme un gant oublié sur une chaise de théâtre. L’absente devient alors plus forte que la présente. Si la fleur d’osmanthus était une femme, comment la décririez-vous? La peau étant le seul vecteur dans le parfum, une femme pour moi devient vite en ce domaine une abstraction. Mais il est sûr que ce parfum par son nom, et particulièrement le mot «cellophane», m’évoque aussitôt la haute couture des années 30. Quant à la nuit, autant que l’épluchure de mandarine, elle éclate ses parcelles en étoiles, sous ce toit qui est le même pour le riche et le pauvre. Imaginez vous-même les doigts de celle qui dégagent du cocon de cellophane une robe pour traverser la nuit. C’est un tulle illusion. Propos recueillis par V. d’H. Romantina, Juliette Has a Gun Sexual Healing, Mark Buxton Indomptable Q uand on demande à Serge Lutens de nous décrire le parfum de l’osmanthus, il nous livre ces mots, fort beaux: «Aucune matière première ne restitue la volupté, voire la suavité d’une odeur émise par les fleurs. Celles-ci, qu’elles soient travaillées en absolus, en essences, en concrètes sont des concentrés qui collent au nez comme aux doigts. Il faut faire le pas et, afin de rejoindre l’imaginaire, franchir la réalité.» L’Osmanthus fragrans, également nommé osmanthe fragrante ou olivier odorant est un petit arbuste originaire d’Asie couvert de fleurs blanches délicieusement odorantes très prisées dans la parfumerie de luxe. Leurs grappes élégantes parfument les grandes villes du sud de la Chine. Dès l’instant de leur floraison, elles interpellent l’imaginaire du simple passant comme celui du parfumeur qui se rend à la Cité interdite de Pékin et finit par se faire mener par le bout de son nez jusque dans les jardins du palais impérial. Ce souvenir, le parfumeur JeanClaude Ellena l’a mis en bouteille une première fois pour The Different Company en l’agrémentant de notes d’orange, de mandarine. Puis cette mémoire du jardin chinois lui inspira une autre écriture pour Hermès, cette fois associée au parfum du thé du Yunnan. «L’osmanthus est une fleur qui évoque des souvenirs très intimes à tous ceux qui la sentent, et ce n’est pas par hasard qu’une province de Chine fut nommée en son honneur», souligne Vincent Micotti, créateur des parfums Ys. Uzac. On retrouve des souvenirs de Chine teintés d’osmanthus dans d’autres magnifiques compositions telles qu’Osmanthus interdite (Parfum d’Empire) et le dernier parfum de Linda Pikington pour Ormonde Jayne: QI. «Ce parfum contient une quantité généreuse d’absolu d’osmanthus ainsi que des notes familières en Chine, des notes de thé et d’air, car la plupart des Chinois n’aiment pas masquer leur corps avec des parfums trop riches», dit-elle. Une discrétion et une élégance qu’on retrouve dans Lale, composé par Vincent Micotti pour Ys. Uzakc. «Dans Lale, la chaleur et la sensualité de l’osmanthus participent à la reconstitution d’une autre fleur stupéfiante et merveilleuse: le chimonanthe. Cette hivernale allie des notes hespéridées à la chaleur de l’osmanthus, aux notes plus chaudes et épicées du benjoin et du poivre CLIVE NICHOLS / CORBIS 50 rose.» Pour le parfumeur, «l’absolu d’osmanthus, c’est d’abord une odeur de vieille eau-de-vie d’abricot découverte dans un placard en bois, qui mêle des notes de fruits secs, de bois blonds, de fruits gorgés de soleil et séchés consciencieusement à des notes légèrement cuirées. La fleur diffuse une odeur plus légère et plus transparente, qu’on retrouve peut-être mieux dans le thé vert à l’osmanthus ou dans les fleurs confites, tous deux si prisés en Chine du Sud-Est, où est née ma femme.» L’osmanthus ne symbolise pas essentiellement la Chine. Elle serait arrivée en Europe entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Toutefois, ce n’est qu’en 1972 qu’elle marquera les nez comme les esprits brassés par les effluves de 1000 de Patou, un exubérant bouquet composé autour de l’osmanthus de Chine, alors peu connu et reconnu. «Dans 1000 de Patou, l’osmanthus était un extrait au stade expérimental. Du point de vue industriel, l’osmanthus est apparu en 1986, suite à la mise en place d’un partenariat entre les laboratoires Monique Rémy (qui n’étaient pas encore IFF) et la Chine, explique Jean-Claude Ellena. Entre les premiers essais d’absolu et ceux d’aujourd’hui, l’odeur a changé. Les premiers absolus avaient une facette animale – castoréum, cuir – qui résultait de la mise en saumure des fleurs pour les conserver (un procédé traditionnel chinois). Aujourd’hui, c’est surtout la note «abricot» qui est recherchée. Les fleurs ne sont plus mises en saumure. L’usage de l’osmanthus en Chine est destiné surtout au parfumage des thés de moins bonne qualité. Les thés parfumés ne sont pas appréciés en Chine.» Hors de Chine, nous assistons ces dernières années à un retour sur le devant de la scène européenne de cette fleur suave aux notes tendres et attachantes qu’on dit pourtant difficile à travailler de par sa fragilité et son évanescence. Selon le parfumeur Bertrand Duchaufour, créateur de La Belle Hélène, «l’absolu d’osmanthus a des effluves uniques et envoûtants. En revanche, il est très difficile de l’utiliser à bon escient. Il en faut donc des quantités non Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Good Girl gone Bad, by Kilian Osmanthe Yunnan, Hermès Fig-Tea, Nicolaï Osmanthus Interdite, Parfum d’Empire négligeables dans un parfum pour qu’il ait un effet réellement clair et ça a un prix très élevé!» «C’est une fleur peu travaillée car elle est très facettée et chère. Elle est si puissante dans un accord qu’elle le domine rapidement. Elle est difficile à contrôler, à conquérir et à dompter surtout!» enchérit Mark Buxton, créateur de Sexual Healing. Les nouvelles créations à l’osmanthus s’appellent Lale, Good Girl Gone Bad, La Belle Hélène ou Amélia. Elles évoquent une féminité plus sage, en apparence seulement, que celle exprimée par 1000 de Patou. La note est douce, spontanée, mais elle intrigue dès lors que ses accents fruités laissent place à des notes plus animales. On pourrait croire que c’est une fleur tranquille, mais ce serait mal connaître cette fausse ingénue que Mark Buxton compare à une citadelle: «L’osmanthus est une des fleurs les plus complexes de la parfumerie avec ses facettes vertes, fruitées, florales, animales, musquées, veloutées. Elle possède une grande rémanence et une belle diffusion. C’est une citadelle à conquérir comme il y en a quelques autres», explique-t-il. Dans son parfum Sexual Healing, qui représente la fusion entre un homme et une femme, l’osman- thus a une place capitale. «C’est une matière première qui a deux visages, deux caractères, différents et complémentaires: si vous l’abordez par son profil floral, fruité, pulpeux, vous plongez au cœur d’une sensualité féminine. Son profil masculin, lui, s’affirme par le côté animal, enrobant et puissant.» Kilian Hennessy dit volontiers d’elle qu’elle est indomptable. «L’osmanthus est LA matière première que j’aime le plus en parfumerie à l’état pur! C’est un parfum à lui tout seul. C’est une chair d’abricot aux accents de violette et de cuir. Je l’ai utilisée dans nombre de mes parfums et notamment dans ma dernière collection construite sur des fruits défendus. Dans Good Girl Gone Bad, l’osmanthus en est même la colonne vertébrale. Elle m’obsède car aucun parfum à ce jour n’a véritablement réussi à en exprimer toutes ses facettes…» Certains disent que son parfum oscille entre la chair et le fruit. «En fait, on pourrait parler de pulpe; il y a des effets pulpeux de poire (effet vert végétaux) et des effets duveteux d’abricot qui contrastent avec sa note florale irisée plus austère par ses effets cuirés. Le tout se marie très bien avec les notes fruitées et florales de l’en- semble d’un parfum, souligne Bertrand Duchaufour. Dans La Belle Hélène, l’osmanthus accompagne donc l’iris par des effets abricotés évidents, c’est un floral qui s’inscrit dans la même famille que l’iris tout en étant beaucoup plus charnu, fruité voire confit, avec en plus de cela une note animale castoréum (olive) qui accompagne très bien les effets de cuir. Il devient très facilement le lien entre le côté peau (cuir de l’iris) et le côté chair (chair de fruit).» Il symbolise la sensualité (animale), la délicatesse (velours de cuir), la gourmandise (effet fruit confit) et la naturalité par ses côtés vert feuille de violette. Rien que ça et Tout en même temps. Il est pluridimensionnel, très facetté, incroyablement surprenant… Il symbolise un lien extraordinaire entre plusieurs domaines olfactifs à ce sujet. C’est un végétal animal comme l’absolu de feuille de violette, un floral animal et un floral fruité plus que toute autre note florale… L’osmanthus symbolise magnifiquement la féminité et l’amour à ses différents degrés. Il y a dans ses notes olfactives un lien tissé en filigrane entre le souvenir de la générosité de l’embrassade d’une maman, la spontanéité de celui d’un enfant et la sensualité de celui d’un amant. Serait-ce le parfum du baiser comme l’on dit que le patchouli est celui de la séduction? Quand on l’interroge sur la possibilité de travailler l’osmanthus dans un parfum masculin, Serge Lutens répond: «En parfumerie, pour moi, les notions de masculin ou féminin n’existent pas. Le parfum passe par le nez, le goût par la bouche, le son par l’oreille… tout cela est similaire, néanmoins, il est vrai que la différence de goût existe d’une personne à l’autre. Y a-t-il des disques pour femmes et des disques pour hommes ou des biscuits pour hommes et des biscuits pour femmes? Je traite la fleur comme elle le mérite par les deux sexes qui sont en moi et adresse mes parfums uniquement à ceux qui les apprécient.» Un défi masculin relevé pourtant par Gérald Ghislain à la fin de l’année 2012 en créant Vici pour Histoires de Parfums. C’est une fragrance de conquête qui s’inscrit dans une édition rare, Veni, Vidi, Vici. Il a un sillage racé, puissant, masculin dans lequel l’osmanthus s’insinue comme un cheval de Troie, insufflant son espièglerie là où ne l’attend pas. «N’est-elle pas indomptable?» conclut Kilian Hennessy. Le Parfum, Carven PHOTOS: DR osmanthus Quatre questions à… Osmanthus, Ormonde Jayne FrancisKurkdjian Ce printemps, un nouveau parfum célébrant l’osmanthus vient se révéler à nos sens. Carven Le Parfum, un floral blanc très féminin et moderne, la première fragrance que lance cette maison depuis le début du XXIe siècle. Entretien avec son créateur. Bullion, Byredo Lale, Dominante blanche?, Ys. Uzac Play Red, Comme des Garçons Le Temps: Quels étaient les souhaits de la maison Carven? Francis Kurkdjian: Le «brief» était simple, si je peux utiliser cette expression: ce parfum devait exprimer la vision contemporaine de Guillaume Henry, le directeur artistique de la maison. Guillaume puise son inspiration dans une relecture contemporaine du style Carven. Juste après la Seconde Guerre mondiale, Madame Carven crée une maison de couture à son image. Elle offre une vision démocratique, très parisienne, dynamique et sportive de la mode à l’opposé de l’univers austère et «sérieux» de la haute couture des années 40. C’est cet héritage revisité qu’il fallait traduire en parfum, un parfum féminin, de très bonne facture, accessible et gai. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet? Carven, c’est un univers très proche de ma sensibilité, mais c’est aussi un passé riche en créations olfactives de caractère. Ma Griffe et Vetiver sont deux parfums qui ont su marquer leur époque. Travailler pour cette maison était un défi que je tenais à relever. D’ailleurs c’est moi qui ai proposé mes services et démarché Carven pour demander à participer à la compétition. Comment décririez-vous la femme qui porte Le Parfum Carven? Le dilemme, avec un parfum couture, c’est qu’il touche une clientèle bien plus large que celle de la mode. Le parfum est un accessoire de mode par excellence, mais émotionnel. Il faut séduire un public le plus étendu possible sans perdre de vue l’âme et la sensibilité de la maison. Cette fragrance s’adresse aussi bien aux clientes du prêt-à-porter qu’aux femmes qui ne peuvent s’offrir les vêtements. Quelle place tient l’osmanthus dans la composition de ce bouquet floral? Il est construit sur une structure chyprée. Le chypre en parfumerie, c’est un peu comme une robe du soir en couture. C’est très vite sérieux car l’accord de base est créé autour de notes boisées sombres et de fleurs telles que le jasmin et la rose. Je cherchais donc une vibration légère et florale pour accessoiriser ma «robe». L’osmanthus est une fleur blanche native de Chine. Sa floraison est éphémère mais l’intensité de sa fragrance est remarquable. C’est une fleur intensément fruitée, ce qui correspondait à l’une des facettes que je cherchais pour ma création. Propos recueillis par V. d’H. Osmanthus, The Different Company 51 Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 DILEMME Duelausoleil Sous le soleil exactement, seule une question compte: bikini ou maillot une pièce? Des hauts et débat. Choisissez votre camp. Bikini ParValérieFromont SYLVIE ROCHE B ikini ou maillot une pièce? Lorsqu’on m’a demandé de choisir mon camp sur ce sujet à la fois si futile, intime et pourtant décisif, j’avoue que j’ai hésité quelques instants. Dans un premier temps, l’orgueil m’a bien évidemment poussée à défendre le bikini. Puisque nous ne sommes, le temps d’un texte, que des caractères d’imprimerie, autant se glisser dans la peau d’Ursula Andress. Ou dans celle de l’estivante que je pourrais être, bien dans son corps, sous son immense chapeau et dans son Itsy Bitsy Teenie Weenie tout petit bikini. Des complexes? Quels complexes? Puis le souci d’honnêteté m’a un tant soit peu rattrapée. Le maillot de bain, et à plus forte raison le bikini, n’est anodin pour aucune femme. Si le vêtement dévoile tant de celui qui le porte, le bikini, parce qu’il est le plus minimal et le plus exposé d’entre tous, nous révèle. Il est à l’exacte mesure de ce que l’on veut montrer et surtout, cacher. Bien plus qu’un corps, il dévoile un rapport au corps. Soyons donc sincère: l’Ursula Andress qui est en nous n’a pas toujours la vie facile. A l’adolescence, cet assaut soudain de la féminité ne tire pas toujours le meilleur bénéfice possible de ses avantages naissants. Etre sexy, quel intérêt lorsque l’on peut s’entraîner au plongeoir du 5 mètres? Maillot Hermès, collection printemps-été 2013. A peine ce moment de grâce et d’innocence envolé, place au désir. A celui qu’on lit parfois dans le regard des autres et à celui que l’on aimerait bien, parfois aussi, susciter. Cette conscience de soi et de son image, c’est bien sûr le début des ennuis. Tout ce que l’on est, ce que l’on n’est pas et ce que l’on aimerait être dessine un périmètre très exact: celui de la longueur du tissu du maillot de bain que l’on porte. Le bikini, c’est bien sûr le choix confiant, bavard, spontané: celui de dire tout tout de suite, dans un contexte extraordinairement libertaire. Pensons un peu à n’importe quel endroit au monde hormis la plage et la piscine: les lois urbaines de la décence semblent régies aussi étroitement qu’impli- Maillotunepièce BIEN PLUS QU’UN CORPS, IL DÉVOILE UN RAPPORT AU CORPS D ans mon maillot une pièce, je ne m’ébats pas dans l’eau en gestes désordonnés, je m’immerge avec grâce. Comme si mon body, en contenant mes chairs, m’insufflait aussi une contenance intérieure, un quantà-soi énigmatique. Après avoir foulé le sable d’une allure déliée, j’affronte crânement les premières vagues, le front haut, l’air dégagé. Dès que le fond se dérobe, je fends l’écume en brasse ample sur quelques mètres, regardant devant moi, menton levé au-dessus de l’eau. De retour sur la terre ferme, dans mon élégant corset gorgé d’eau salée, qui se plaque comme une seconde peau, je ne peux me laisser aller à une posture approximative. Sculptant un corps sans ventre (pour autant qu’on le rentre), exaltant les épaules (pourvu qu’elles soient bien dessinées), suivant la cambrure du dos magnifié par l’arrondi de l’échancrure, le maillot une pièce dévoile quelques morceaux d’une nudité non ostentatoire en esquissant le contour d’une silhouette mystérieuse. Contrairement aux porteuses de bikini dont l’exhibition de leur nombril équivaut à afficher leur âme aux yeux du monde. J’étire donc mon buste et mes épaules à Maillot Hermès, collection printemps-été 2013. la manière d’une gymnaste en creusant mon abdomen. Si mon vêtement de contention m’impose une attitude mesurée, mon esprit, lui, peut divaguer. Dans l’eau, je me rêve un destin de sirène. Une fois allongée sur le ventre, coudes plantés dans citement par une topographie de la silhouette: 1ou 2 centimètres de moins en bas ou en haut et nous voici dans le camp des filles à la cuisse légère. Pensons encore aux premiers rendez-vous où il est soudain si étrange, et parfois ô combien gênant, d’offrir son corps à un regard nouveau. Et voici le bikini: boum! Here I am. Son étymologie renvoie d’ailleurs invariablement à une sorte d’explosion. Celui qui revendique la paternité de ce nom, Louis Réard, avait présenté le 5 juillet 1946 à la piscine Molitor de Paris le premier «bikini». Il déclara avoir choisi ce nom en référence à l’atoll du même nom sur lequel, cinq jours auparavant, avait eu lieu une explosion nucléaire. Pour ma part, j’ai passé des heures blafardes dans des cabines d’essayage sinistres à essayer de trouver le modèle miraculeux, c’est-à-dire le meilleur cache-misère. J’en ai bricolé, coupé, recousu. Et puis un jour, j’ai tout arrêté: j’ai compris que ce qu’il y avait de vraiment, vraiment sexy, c’était de s’aimer exactement tel que l’on est. Depuis, fini la magouille du maillot, la négociation du complexe. Choisir le bikini, ce n’est pas seulement porter deux pièces, c’est apprendre à porter un certain regard sur soi. Les bikinis ne sont pas faits pour les corps jeunes; ils sont faits pour la bienveillance. . ParGéraldineSchönenberg SYLVIE ROCHE 52 le sable, scrutant l’horizon sous un parasol, dans mon maillot-carapace, je redeviens une baigneuse contemplative aux pensées insondables, sourde aux bruits du monde. Comme au début du XXe siècle lorsque l’on s’asseyait sur une chaise de paille, JE NE SUIS PAS UNE FILLE DE PACOTILLE tout habillée et chapeautée, pour contempler les vagues. Jusqu’à ce jour de l’été 1914 où l’intrépide Coco Chanel eut l’idée saugrenue d’y faire trempette, s’inventant une sorte de pyjama court, taillé dans le tissu souple des sweaters de son amant, Boy Capel. Une panoplie confortable comportant une longue tunique ceinturée sur un bloomer descendant jusqu’aux genoux. Sans idéaliser ces temps pudibonds et rétrogrades, j’adopterais bien, pourtant, la devise de L’Officiel de la mode de 1950: «Le maillot ne se porte que dans l’eau, c’est le compagnon de la vague et de l’écume.» Car une fois sec, je l’agrémente d’un panama et d’un paréo, et mon accoutrement parle pour moi: «Je ne suis pas une fille de pacotille, la preuve ce roman intimiste que je feuillette d’une main.» Même si je ne souhaite qu’une chose: passer inaperçue et laisser couler sur ma peau des regards qui ne feront que m’effleurer… Mais le vintage à la plage peut faire des ravages. Deborah Kerr dans sa combinaison short ceinturée ultra-pudique ne suscita-t-elle pas le plus long et le plus torride baiser de l’histoire du cinéma, roulant dans le sable sous les étreintes de Burt Lancaster dans Tant qu’il y aura des hommes de Fred Zinnemann en 1953? Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 À FLEUR DE PEAU Unnécessaire debeautécomme unetroussed’urgence ML SINIBALDI/CORBIS 54 Les produits cosmétiques protègent notre peau, la réconfortent, l’apaisent ou aident à retarder les signes du vieillissement. Mais la bonne surprise vient parfois d’une performance non précisée dont on profite tout à fait par hasard. Un secret à partager… Par Marie-France Rigataux O n a toutes, un jour, eu la bonne surprise de découvrir à l’un ou l’autre soin dit réparateur ou restructurant des vertus dont personne ne nous avait jamais parlé. Ni la marque dans sa communication ni les vendeuses dont la plupart ignoraient ces vertus cachées. Ainsi la célèbre crème abricot de Dior, SOS des ongles anémiés, qui apaise certains feux de l’eczéma ou la mythique Crème de 8 Heures d’Elizabeth Arden créée en 1935, qui soigne les gerçures et bien plus… Des produits à usages multiples et secrets dont on finit par ne plus pouvoir se passer. Des vertus découvertes à l’usage Ce serait quoi au fond la trousse idéale? Celle qui concilierait beauté et santé et qui sauverait notre peau en toutes circonstances, que l’on voyage ou non. Pour Lucien Aubert, docteur en biologie, consultant en cosmétique après avoir dirigé des laboratoires, elle tiendrait, avant tout, compte de quatre activités principales: nettoyer, protéger, nourrir et réparer. «Si je devais partir à l’autre bout du monde, remarque le scientifique, je parierais sur quatre ou cinq produits qui, effectivement, additionnent les vertus: une lotion douce pour tonifier, de façon non agressive; une crème avec protection UV; un baume antiradicalaire, qui renforce la barrière cutanée et un anti-âge.» Et tant mieux si, en prime, l’un ou l’autre révèle une nouvelle dimension. Tous les scientifiques interrogés l’admettent: ce qui a le plus évolué dans le domaine cosmétique, c’est la connaissance de la peau et les méthodes d’évaluation pour mesurer l’efficacité réelle de tel ou tel produit. Lionel De Benetti, docteur en chimie, en sait quelque chose lui qui a, durant plus de trente-six ans, dirigé la Recherche du groupe Clarins. «Je me suis toujours refusé à parler de révolution cosmétique. Je préfère évoquer une lente évolution. Mais il est exact que, au fil du temps et les méthodes d’expérimentation aidant, on réussit à identifier un bénéfice jusque-là insoupçonné. Il nous est arrivé de tester récemment des vieilleries comme l’huile Tonic lancée dans les années 60. Jacques Courtin avait constaté, de façon empirique, les effets sur la fermeté de la peau mais sans pouvoir la prouver. Eh bien, les résultats de nos tests récents de fermométrie sont excellents! Toute cette batterie nouvelle d’appareils sophistiqués a l’avantage de pouvoir objectiver l’efficacité et l’innocuité d’un produit tout au long du développement. On a ainsi d’emblée la certitude qu’il tiendra ses promesses. Voire en ajoutera d’autres, parfois découvertes, en effet, par les utilisatrices elles-mêmes.» Et de citer «son» Sérum Multiréparateur mis sur le marché en 1978 sous le nom de Fluide Restructurant qui, aujourd’hui encore, se révèle non seulement régénérant mais a aussi une activité anti-inflammatoire, notamment sur les piqûres d’insectes ou les brûlures superficielles. Une activité qui ne sera pourtant jamais officiellement stipulée, le terme anti-inflammatoire n’étant pas admis en cosmétique. Pour Ingrid Pernet, directrice de la communication scientifique chez Nuxe, il peut aussi y avoir une volonté de simplifier le message pour ne pas troubler la consommatrice, la noyer d’informations. «Nos conseillères sont là pour le complément d’infos, mais aussi pour recueillir les témoignages. Car, oui, les femmes découvrent des utilisations auxquelles on ne se serait pas forcément attendus.» Ce qui a le plus évolué dans le domaine cosmétique, c’est la connaissance de la peau. Une question de pourcentage Dès qu’un soin est qualifié de réparateur ou de réconfortant, on peut supputer qu’il est aussi cicatrisant. Expert en silicium organique, le docteur Jean-Claude Mainguy, médecin-chef du Biological AntiAging Center de Montreux, ne tarit pas d’éloges sur cet oligo-élément seul assimilable par la peau. Et d’ailleurs identique à celui que cette dernière renferme mais qui s’épuise au fil du temps. Actif principal de la courte ligne de soins (sérum, crème jour et nuit, lotion), Universal Cream, qu’il a développée voilà quelques années, ce silicium, à haut dosage dans le sérum, se révèle non seulement régénérateur du derme profond, antioxydant, cicatrisant (parfait sur les coups de soleil) mais comme nous l’a signalé une utilisatrice régulière, devenue aficionado, aussi miraculeux pour arrêter le fort écoulement de sang provenant d’une coupure au doigt. «Rien d’étonnant à cela explique le praticien, ce silicium joue un rôle exceptionnel dans la cicatrisation, qu’il s’agisse de plaies ou de brûlures profondes. C’est aussi valable après des coups de soleil et même les radiations ionisantes de la radiothérapie.» Dans ce dernier cas, il s’agit sûrement de doses supérieures à celles généralement utilisées en cosmétique qui sont, en principe, de l’ordre du dixième de pour-cent. Christiane Montastier, docteure en pharmacie, consultante en biologie cutanée le confirme: 0,1% reste une forte concentration en cosmétique. Des pourcentages trop élevés étant susceptibles de provoquer des allergies. Les valeurs sûres Questionné sur ces actifs qui finissent par révéler des vertus moins classiques que celles auxquelles on pourrait s’attendre, Lionel De Benetti comme Christiane Montastier citent l’acide hyaluronique: il œuvre à la surface de la peau pour conserver un maximum d’hydratation à la couche cornée, mais, grâce à des poids moléculaires divers, qui réduisent considérablement sa taille, il peut aussi atteindre des niveaux plus profonds où il déploie son activité. Il participe alors à la reconstruction du tissu conjonctif, une vertu utilisée dans les cas de brûlures. Le docteur Maurice Adatto, dermatologue, spécialisé en dermatologie chirurgicale et esthétique, cite à ce propos Ialugen, un soin à l’acide hyaluronique, spécialisé dans la régénération de l’épiderme, idéal après des brûlures superficielles. Lionel De Benetti privilégie les insaponifiables, fraction noble des huiles végétales. Souvent coûteux, ces stérols très complexes stimulent le renouvellement cellulaire en participant à la reconstruction Mode Le Temps l Mercredi 15 mai 2013 Huitsoinspolyvalents > Nuxe Rêve de Miel, baume lèvres Formule: du miel d’acacia. Des huiles végétales de son de riz, macadamia, calendula; du beurre de karité, de l’extrait d’orge, de l’huile d’argan, en tout, entre 80,2% et 95% d’ingrédients d’origine naturelle selon le soin de la gamme. Vocation: nourrir, donc réparer les lèvres gercées, apaiser et protéger. L’effet surprise: mélangé à une cuiller de sucre roux, il s’avère formidable en gommage à lèvres. Parfait aussi pour le soin des cuticules. > Shiseido > Garancia Concentré Intensif Anti-Tache Le Chardon et le Marabout > Clarins Sérum Multi-Réparateur Restructurant Formule: extraits de réglisse et huiles essentielles de lavande, de marjolaine et de menthe. Insaponifiables de soja et d’avocat. Dérivé de vitamine A, perhydrosqualène végétal. Vocation: réparer et régénérer en stimulant la production de collagène. Décongestionner et calmer les irritations. Idéal pour les peaux sensibles et régulièrement agressées. L’effet surprise: on n’ira pas jusqu’à l’utiliser sur les gencives, même si les insaponifiables de soja et d’avocat sont à même de les cicatriser en cas d’inflammations, mais il s’avère idéal en cas de coups de soleil. Appliqué comme un pansement. Formule: un complexe exclusif, développé à l’issue d’une dizaine d’années de recherche. Un extrait de potassium, d’armoise japonaise qui provoque, notamment, une exfolation afin d’atténuer ou d’éliminer les taches pigmentaires. Vocation: agir sur la production de protéines propices à la création d’un environnement bénéfique au renouvellement cellulaire dans les zones tachées + prévenir l’apparition de taches pigmentaires en limitant la production de mélanine. L’effet surprise: favoriser d’emblée une vraie homogénéité du teint. Formule: de la résine de sang-dragon, considéré comme un «pansement» botanique des tribus amazoniennes + de l’extrait de chardon aux ânes et de l’extrait de calendula, auxquels vient s’ajouter de l’huile hyperoxygénée de maïs, héritage de la médecine tibétaine. Vocation: cicatriser et réparer, mais aussi matifier par la présence d’une crème de poudre. L’effet surprise: idéal sur les piqûres d’insectes et autres morsures. Et pour participer à la cicatrisation rapide des petites plaies. > Aésop Damascan Rose Facial Formule: huiles essentielles de pétales de rose, fleur de néroli et feuilles de violette. Une huile botanique concentrée, sans conservateur, aux extraits de plantes (dix en tout) dont les trois premières citées, aux vertus nourrissantes. Vocation: hydrater en profondeur et nourrir les peaux sèches et stressées. L’effet surprise: son effet anti-inflammatoire et ses répercussions positives sur les ongles, les cuticules et les mains abîmées. Quelques gouttes ajoutées à la crème suffisent. > Valmont Renewing Pack, Masque cellulaire Formule: l’ADN triple, actif de référence de la marque + du dioxyde de titane pour l’éclat, du menthyl lactate et de l’urée. Vocation: celui d’un masque ultra-hydratant qui rééquilibre le film hydrolipidique et tonifie les tissus. Et, grâce à la présence de menthol, dispense une sensation de fraîcheur. L’effet surprise: le coup d’éclat matinal. On applique une fine couche avant le sérum ou le soin quotidien, on laisse poser entre trois et cinq minutes et on enlève l’excédent. Incroyable notamment sur le contour de l’œil. des membranes. Et ce sont aussi d’excellents cicatrisants. L’avantage des produits huileux étant aussi de ne jamais être occlusifs. Rien à voir avec des paraffines ou des vaselines qui ne laissent pas toujours la peau bien respirer. Réservé sur les avantages du rétinol, ou vitamine A et de la vitamine C, en fonction de leur difficulté à rester stables dans le temps, il ne dénie toutefois pas leurs qualités «énergisantes», dopantes. Présents dans la majorité des formules, les polyphénols (raisins, oliviers, etc.), ces antioxydants végétaux qui colorent les plantes pour les protéger des UV vont avoir des effets identiques sur l’épiderme humain mais ne remplacent pas les filtres indispensables en cas d’exposition au soleil. La criste-marine, cette plante du bord de mer qui résiste à toutes les intempéries, s’avère aussi extraordinaire en termes de protection > Elizabeth Arden > Christian Dior Crème de Huit Heures Crème Abricot Formule: inchangée depuis 1935 quand Elizabeth Arden, cavalière émérite, voulut protéger les sabots de ses chevaux, les assouplir afin qu’ils ne se fendillent pas. Pour ce faire, un mélange, toujours d’actualité, de vaseline, lanoline, paraffine, huiles végétales, acide salicylique et vitamine E. Vocation: nourrir, apaiser et réparer les zones rugueuses et gercées. L’effet surprise: appliqué sur des égratignures, même profondes, il répare en un temps record. Appliqué sur le genou abîmé de son petit garçon, une utilisatrice a constaté une nette amélioration au bout de huit heures. Parfait aussi pour les pieds secs. On étale une couche, enfile une chaussette et on garde toute la nuit. lorsqu’on la différencie pour exploiter ses cellules jeunes à facteur de croissance. Elle constitue un antiradicalaire d’exception, mais aussi un actif ultra-régénérant. Pour Savéria Coste, docteure en pharmacie, à l’origine de la marque Garancia, on trouve souvent en cosmétique des ingrédients dits «médicaux», comme l’acide salicylique, par exemple. En revanche, tous les actifs sous autorisation de mise sur le marché (AMM), octroyée par les autorités compétentes (en France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé; en Suisse, Swissmedic) avant toute commercialisation d’un médicament, sont interdits en cosmétique si les spécialités pharmaceutiques ne sont délivrées que sur ordonnance. «De toute façon, ajoute-t-elle, certains ingrédients communs sont limités à certains pourcentages dès qu’il s’agit de cosmétique.» PUBLICITÉ Formule: un concentré d’abricot auquel s’ajoute près de 60% de lanoline et un peu de cire d’abeille. Vocation: favoriser la croissance de l’ongle et améliorer sa résistance. Assouplir les cuticules. L’effet surprise: apaiser certains eczémas. 55 www.chanel.com