Clémence Royer l`intrépide

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Clémence Royer l`intrépide
Clémence Royer l'intrépide
www.1ibrairieharmattan.com
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@L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-9322-3
EAN : 9782747593229
Aline Demars
Clémence Royer
l'intrépide
La plus savante des savants
Autobiographie
et commentaires
L'Harmattan
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12
Pour Jean,
Pour Catherine et Philippe,
Pour Maxime,
Pour tous ceux que j'aime.
Sommaire
Avant-propos
La dame au chapeau rose, ou la fresque de la Sorbonne Il
Première partie: une vie
17
Chapitre I
19
Autobiographie de Clémence Royer
Chapitre II Ce qu'elle dit, ce qu'elle ne dit pas
Unejeunesse agitée
Années audacieuses et Heures de gloire
Pascal Duprat
Unefin de vie contrastée
A Neuilly. La Maison Galignani
Les Banquets
Les obsèques
Décès de René Duprat
Le testament. Amédée Gontier
Hommages posthumes. La mémoire
1930: La Sorbonne. La Suisse
43
45
69
83
95
99
107
123
127
131
137
141
Deuxième partie: une œuvre
145
Chapitre I
Les œuvres majeures
La traduction de
L'Origine des espèces, de Darwin
Les Jumeaux d'Hellas. Roman philosophique
L'Origine de l 'Homme et des Sociétés
147
155
159
163
Chapitre II Brochures et articles divers
La Société d'Anthropologie
169
181
Chapitre III Querelles, scandales et censure
183
9
Troisième partie: une femme
207
Chapitre I
Une rebelle réformiste
La Lettre d'Opportune Fervent
Les Réformes
209
215
217
Chapitre II Travail et indépendance
Le suffrage universel
227
235
Chapitre III Les engagements personnels
La guerre. L'Europe.
La République. Madagascar.
Sur la natalité
241
Chapitre IV Une libre féministe
265
ConclUsion
273
Bibliographie
281
249
257
A vaut-propos
La dame au chapeau rose,
ou la fresque de la Sorbonne
La dame au chapeau rose se détache au milieu des
habits noirs, stricts et sévères, de l'auditoire qui écoute
attentivement la leçon du professeur Arago. C'est une
couleur tendre qui éclaire la fresque, en haut de l'escalier
d'Honneur de la Sorbonne à Paris. Sous la capote, le fm
profil d'une jeune femme, attentive et souriante, presque
au premier rang de l'assistance, n'attire aucun regard des
savants réunis, et pourtant la présence féminine devait
surprendre et peut-être choquer la célèbre assemblée. Elle
s'appelait Clémence Royer, et elle était fameuse dans le
monde des savants du monde entier, des anthropologues,
des scientifiques et des philosophes.
Le tableau de Théobald Chartran a été accepté pour
orner les murs de la Sorbonne, probablement à la fin du
1ge siècle, vers 1890. Ce peintre, né à Besançon en 1849,
est décédé à Neuilly sur Seine en 1907, où il possédait un
hôtel particulier, et où il avait probablement eu l'occasion
de rencontrer Clémence Royer, puisqu'elle y résidait
depuis plusieurs années.
Grand Prix de Rome en 1877, devenu célèbre par ses
portraits d'hommes politiques français et américains,
d'acteurs, de personnalités mondaines et de fresques
historiques, il s'était vu confier la réalisation de La leçon
11
d'astronomie de François Arago à l'Observatoire, où
figure Clémence Royer. C'est la fresque située à droite de
l'entrée du grand salon de la Sorbonne, au premier étage.
La scène doit se dérouler vers 1850, lorsque le jeune
physicien et astronome, célèbre depuis la mesure d'un arc
de méridien, donne des cours d'astronomie populaire
devant un parterre de savants, ses collègues.
A cette date, Clémence Royer est une jeune fille de
vingt ans, avide de connaissances, qui se précipite à toutes
les occasions qui lui sont offertes de s'instruire.
Admiratrice de François Arago, elle lui consacrera plus
tard un article dans une revue italienne en 1886, La vie
politique de François Arago. Elle était particulièrement
bien placée pour le faire, puisque son ami Pascal Duprat
avait été membre du Gouvernement Provisoire en 1848,
gouvernement dans lequel François Arago était Ministre
de la marine et de la guerre. De son côté, elle était
passionnée d'astronomie, peut-être depuis les cours des
années 1850, comme en témoignent nombre de ses
articles, sur les causes astronomiques des variations
séculaires des saisons, par exemple, ou son livre,
l'Histoire du Ciel.
Cette fresque est pour nous remarquable, moins par
le talent du peintre que par 1'honneur rendu à Clémence
Royer, elle à qui, en 1880, le Conseil de l'Université de la
Sorbonne avait refusé, à l'unanimité, d'accorder l'usage
de la salle Gerson pour y faire un cours. Avant les grandes
cérémonies qui auront lieu en 1930, lors du centenaire de
sa naissance, c'est pour l'Alma Mater une sorte de
réparation, la reconnaissance de son génie en même temps
que son identité féminine. En cette fm de siècle où
triomphe encore la suprématie masculine, où le monde
scientifique répugne à reconnaître et à admettre les
femmes dans les universités, c'est une forme d'élection
extraordinaire, de quoi réparer le jugement désastreux
d'Ernest Renan qui avait un jour parlé d'elle comme étant
12
«presque un homme de génie». Le «presque» et
« homme» démentis par la gracieuse silhouette claire au
milieu des savants ses semblables: «Savante parmi les
savants», et même, dira une admiratrice, « la plus savante
des savants».
La reconnaissance de la Ville de Paris sera elle aussi
exemplaire, même si elle apparaît plus modeste. Rares
sont les femmes, et encore plus rares sont les savantes qui
ont donné leur nom à une rue de la capitale, une petite
trentaine de femmes poètes, artistes, héroïnes, presque
légendaires ou faisant partie de l'Histoire. Marie Curie
elle-même est obligée de partager avec son mari la rue
Pierre et Marie Curie, dans le Searrondissement. Le cas de
Sophie Germain, mathématicienne du 18e siècle est
unique. La rue du 14e arrondissement qui porte son nom
est bien discrète, bien cachée, et il est peu probable que les
passants sachent qu'elle obtint le prix des Sciences
mathématiques de l'Académie des Sciences.
Clémence Royer, elle, a donné son nom à une rue du
1erarrondissement, derrière la Bourse du Commerce. C'est
une toute petite rue, la plus petite de Paris, dit-on. C'est
tout de même un signe de reconnaissance posthume pour
une femme qui, toute sa vie, a eu soif de cette
reconnaissance et qui, dans ses dernières années, a pu
enfm jouir des honneurs et des hommages.
Mais pourquoi cet oubli, après 1930 ? Alors qu'elle a
été considérée comme un génie, que son œuvre est
considérable et d'un intérêt scientifique reconnu, qu'elle a
toujours défendu la cause des femmes, réclamant pour
elles les droits fondamentaux, ayant elle-même donné
l'exemple de l'émancipation nécessaire, pourquoi cet
oubli ?
Pourquoi est-elle devenue cette «inconnue des
bibliothèques» dont parle Geneviève Fraisse, dans un
livre paru en1984, Clémence Royer, philosophe et femme
de sciences?
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Pourquoi est-elle absente des dictionnaires usuels,
lorsqu'il s'agit de Darwin et de sa traduction?
Pourquoi, non seulement les savants, les hommes et
les femmes de sciences, les philosophes, mais aussi les
loges maçonniques féminines, dont elle fut l'un des
membres les plus éminents et qui ne tarissaient pas
d'éloges à son égard, et pourquoi les féministes surtout,
qui l'ont célébrée avec éclat, pourquoi demeurent-ils tous
silencieux, laissant l'oubli s'installer?
Lorsqu'en 1900 parut enfm son ouvrage qu'elle
considérait comme le plus important, La Constitution du
monde, elle en offrit un exemplaire à Alix de Sainte-Croix,
avec cette dédicace: « à celle qui m'a ressuscitée d'entre
les morts». Adrienne Alix de Sainte- Croix, femme de
lettres, avait eu l'initiative en 1897, d'un banquet en
l'honneur de celle qui était déjà un peu oubliée, mais
qu'elle considérait comme « la plus savante des savants ».
Ce fut la première résurrection, car après son décès
en 1902, elle retomba peu à peu dans l'oubli, en dépit des
célébrations de 1930. Après la deuxième guerre mondiale,
son œuvre est mentionnée dans quelques articles,
émissions de radio, ou références, dans les ouvrages et
colloques scientifiques ou féministes, mais il faut attendre
la fm du 20ème siècle pour qu'elle fasse l'objet de livres.
Elle connaît cependant une nouvelle résurrection depuis
quelque temps, sous l'impulsion des universitaires
américaines, spécialisées dans l'étude des mouvements
féministes européens, et son nom est revenu de plus en
plus souvent sous leur plume.
C'est que Clémence Royer, sans jamais vouloir
réellement soutenir les revendications féministes, s'est
toujours trouvée mêlée à leurs combats, en raison même
de ses convictions les plus profondes, de ses propres
combats de savante et de femme, et des idées qui lui
étaient chères depuis sa jeunesse. Elle milite en son nom
propre, et trouve des échos et des adhésions dans les rangs
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de tous les mouvements de l'époque; c'est pourquoi sa
personnalité, aussi bien que ses travaux, attirent
l'attention, d'abord des féministes, puis des spécialistes
des recherches scientifiques. Certes, nombre de ses idées
dans le domaine scientifique, les atomes, les notions de
force, de matière, d'énergie, sont dépassées. Mais la
réflexion, la méthode, la rigueur, la passion du progrès, la
passion d'apprendre et de savoir, dont elle a toujours fait
preuve, avec courage et une rare intrépidité, sont
fascinantes, et acquièrent une permanence incontestable,
car les questions fondamentales persistent. Si la science
contemporaine a percé nombre de mystères de la matière
et de l'univers, elle n'est pas venue à bout de toutes les
découvertes, loin de là, et les problèmes de l'homme et de
la femme n'ont pas tous été résolus. Ils persistent même de
façon curieusement actuelle de nos jours, qu'il s'agisse de
la filiation, de l'enseignement
professionnel, de
l'organisation et de l'évolution des sociétés, des
recherches anthropologiques, de l'évolution, ou des
phénomènes climatiques.
La personnalité de cette femme originale intrigue
aussi bien les chercheurs que les curieux plus modestes;
elle étonne, comme en 1860 à Lausanne; elle captive, et
elle rassure tous ceux et toutes celles qui se trouvent
parfois bien isolés dans leurs révoltes et leurs combats. A
voir qu'elle n'a jamais capitulé, jamais renoncé, on finit
par penser, qu'elle donne un bel exemple d'humanité, et
qu'elle avait raison de croire en elle et en sa propre
capacité, infinie, de progrès.
Elle a rédigé elle-même sa biographie, sans doute en
deux temps, puisqu'elle la dédie d'abord à Pascal Duprat,
vers 1880, puis plus tard, lorsque les journaux lui
consacrent de multiples articles, et que pleuvent les
honneurs et distinctions, elle apporte compléments et
rectifications. L'autobiographie, qui est reproduite cidessous, est écrite à la main sur un simple cahier d'écolier
15
à couverture bleue, et elle est suivie de la « liste de ses
ouvrages publiés ou inédits». Elle est rédigée à la
troisième personne, tandis que les compléments sont tapés
à la machine, à la première personne, et le «Je », plus
vivant, confère une grande spontanéité au récit.
Nous complétons cette autobiographie avec des
précisions et de nombreux détails. Ils sont suivis d'une
présentation de ses principaux ouvrages et écrits. Il ne
s'agit pas d'une analyse scientifique, mais d'une brève
mise en perspective. Les ouvrages des spécialistes, les
travaux universitaires signalés au cours du texte,
fourniront des renseignements plus précis et plus
importants sur la traductrice de Darwin, la philosophe et
l'anthropologue.
La dame au chapeau rose est aussi une figure
romanesque du 19ème siècle, dont la vie et la carrière
méritent d'être connues. Loin d'être un exemple plus ou
moins conforme des types de femmes de ce temps-là, une
variante de l'écrivain romancière George Sand ou de la
femme de science, Marie Curie, ou de la militante
politique, féministe, comme Louise Michel ou Flora
Tristan, elle apparaît comme une figure originale, une
personnalité qui veut s'affirmer seule, diffuser son savoir,
et obtenir la reconnaissance du monde des savants par ses
mérites. Faire fortune ne l'intéresse guère, les mondanités
lui sont étrangères, elle ne considère la politique que sous
l'angle de la liberté qu'elle procure et garantit, pour mener
la vie qu'elle choisit. C'est une femme libre. Un cas
presque unique au 19ème siècle.
PREMIERE PARTIE
UNE VIE
CHAPITRE
I
AUTOBIOGRAPHIE DE CLEMENCE ROYER
D'un cœur de femme, il faut avoir pitié.
Quelque chose d'enfant s'y mêle à tous les âges.
Marceline Desbordes-Valmore
Texte de la main de Clémence Royer, rédigé sur un
cahier d'écolier, probablement vers 1895, à l'attention de
Pascal Duprat et de son fils. Ce cahier est conservé à la
bibliothèque Marguerite Durand, à Paris.
Texte intégral et authentique.
Madame Clémence Royer est née à Nantes, le 21
Avril 1830. Son aïeul maternel, fils d'un horloger de
Saint-Malo, n'ayant pas voulu embrasser la profession
paternelle, était parti comme mousse, à bord d'un bateau
pêcheur pour Terre-Neuve.
Passé dans la marine de l'Etat à l'époque des grandes
guerres contre les Anglais, il fut blessé au combat
d'Ouessant en 1777.
Fait prisonnier dans une autre rencontre, avec
quelques camarades, il s'empara de la chaloupe du
vaisseau où il était retenu, il revint dessus en France.
Décoré de la Légion d'Honneur l'un des premiers, dès
1802, pour ses beaux états de service, vers 1804, il
ramenait d'un voyage à Flessingue une belle hollandaise,
qui n'avait de biens que sa beauté, et qui, peu après,
mettait au jour une fille, «mise sur les chantiers à
Flessingue et lancée à l'eau à Brest », disait d'elle son
père.
Devenu capitaine de Frégate et commandant du Port
de Brest, le vieux marin adorait cette enfant, tout son
portrait, l'emmenait les jours de fête sur les grands
vaisseaux pavoisés. Les canonniers, la prenant dans leurs
bras, s'amusaient à lui faire mettre le feu aux mèches. Elle
eut un tympan brisé à ce jour, mais devint aussi intrépide
que son père devant le péril. Elle avait quinze ans quand il
mourut, laissant ses quatre enfants et sa. veuve sans
fortune.
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Celle-ci, encore jeune et belle, mais incapable,
paresseusement coquette, n'aimant que ses fils, avait en
aversion sa fille aînée, la favorite de son père, devenue la
cendrillon d'un foyer qu'elle faisait vivre, où le travail de
ses mains adroites mettait l'ordre et la vie...Telle fut
l'enfance de la mère de Clémence Royer.
Son père, né sur les confins de la Mayenne, d'un
marchand de bois, riche pour l'époque, ayant perdu sa
mère qu'il adorait, à 19 ans, s'engagea pour ne pas subir
l'austérité de la servante maîtresse qui l'avait remplacée,
A cette époque, les jeunes gens instruits étant rares
dans l'armée, il eut un avancement rapide sous l'Empire.
La restauration le trouva déjà officier, en 1815, et lui
demanda un serment qu'il se crut obligé de tenir.
Aussi, en 1830, donna-t-il sans hésiter sa démission
de capitaine pour rester fidèle aux Bourbons, qu'il tenait
pour seuls légitimes.
Sa fille Clémence avait alors trois mois.
En 1832, il embrassa la cause de la duchesse de
Berry et fut un des chefs de la tentative de chouannerie
qu'elle provoqua.
Condamné à mort par contumace après l'avortement
de l'insurrection, il se réfugia à l'étranger. En 1833, à
Prague, il était un des convives du banquet où quelques
fidèles proclamaient la majorité royale du duc de
Bordeaux, qui prit alors le nom de Henri V.
De là, il se rendit en Savoie où sa femme et sa fille
vinrent le rejoindre, avec elles il s'installa en Suisse, près
de Lausanne, tout au bord du Léman. De là datent les
premiers souvenirs de Clémence Royer, alors âgée de
quatre ans. Déjà elle avait voyagé de Nantes à Versailles,
où elle avait fait ses premiers pas sur la terrasse du
château, tandis que son père préparait l'insurrection
légitimiste dans son pays. Puis à Paris, où ses parents se
trouvaient en 1833, lors de l'épidémie de choléra. Puis
enfin à Lyon, à Chambéry, à Annecy, à Chamonix, d'où,
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