Dieu et le mal, après Auschwitz

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Dieu et le mal, après Auschwitz
Dieu et le mal, après Auschwitz
A la mémoire de m o n Père,
m o r t à Auschwitz
"Auschwitz", emblème du génocide c o m m e Buchenwald de la
déportation politique, est avant tout u n e expérience, n o n u n concept ou
u n événement que l'on pourrait traiter en historien. U n e expérience que
l'on a faite - hélas, si peu y ont survécu! - ou dans laquelle o n a pu entrer
par sympathie profonde, par solidarité: c'est u n des plus beaux traits
humains que cette possibilité. Ensuite, l'expérience se réfléchit, et la
conscience juive n'a pas manqué de le faire, encore qu'avec u n certain délai
dans le temps qui n' est pas parfaitement élucidé. Parmi les réactions qui ont
eu le plus d'écho, en particulier chez les chrétiens, se trouve l'opuscule
remarquable du philosophe Hans Jonas - connu par ses travaux sur la Gnose
et sur la responsabilité - intitulé Le concept de Dieu après Auschwitz
Faute
de pouvoir ici le citer longuement c o m m e il le faudrait, j e vais en résumer
la démarche.
En b o n kantien, Jonas n'oublie pas qu'il n ' y a pas de savoir ou de
preuve de Dieu. Mais on peut y réfléchir sous l'angle du sens, et en
particulier se demander s'il est possible de mettre en rapport avec Dieu ce
qui s'est passé à Auschwitz, afin de donner sens à l'un et à l'autre grâce à
la notion de martyre. N o t o n s que la question de l'excès du mal, qui rend
vains tous les discours traditionnels, porte sur le malheur, la misère, n o n
sur la méchanceté: sur le mal subi, n o n le mal commis. E n effet, Auschwitz
1
1l fut élaboré en des versions successives de 1961 à 1984 et traduit en français en 1994
à Rivage poche.
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rend dérisoire toute intégration possible du mal dans le sens, car ce n'était
pas u n e punition, pas u n e épreuve, pas u n témoignage. O r il s'agissait bien,
pourtant, du vieux peuple de l'Alliance. C'est du choix entre l'élection,
c'est-à-dire la promesse du b o n h e u r sur terre dans l'Histoire, et cette
abomination que naît l'interrogation insoutenable. Q u e l "Seigneur de
l'Histoire" aurait pu laisser faire cela à son peuple bien-aimé?
P o u r affronter la question, Jonas nous offre u n "mythe", u n récit
d'origine selon lequel "le fond divin de l'Etre" décide de se livrer
entièrement au hasard du devenir. Il se dépouille de sa divinité p o u r la
retrouver, au terme, avec ce q u ' e n auront fait les risques et les chances de
l'histoire du m o n d e . Voici la matière, puis la vie - donc la mort -, et soudain
u n seuil décisif: celui où cesse l'innocence, où l ' h o m m e libre peut sauver
ou gâcher le destin divin. Il en résulte l'idée d ' u n dieu souffrant (ce qui n'est
pas opposé, dit-il, à la Bible); celle d'un dieu en devenir (ce qui ne contredit
en réalité que l'immutabilité grecque du divin) et affecté par sa relation au
monde; celle d ' u n dieu soucieux et m ê m e d ' u n dieu qui se risque; et
finalement celle d ' u n dieu qui n'est pas tout-puissant. C e point critique est
argumenté ainsi: d ' u n e part, l'idée de toute-puissance inconditionnelle est
contradictoire, car elle ne rencontre plus la limitation qui la fonderait.
D'autre part, étant d o n n é le mal, cette toute-puissance ne peut coexister
avec la bonté divine que si Dieu est insondable, énigmatique, et l'on ne
saurait tenir ensemble, bonté, toute-puissance, compréhensibilité. O r ,
bibliquement, o n ne peut abolir ni la première, ni la troisième: la
révélation, la loi les impliquent. Si Dieu, après Auschwitz, doit rester b o n
et intelligible, c'est donc qu'il n'est pas tout-puissant. Et cette restriction
de la puissance de D i e u n'est pas une concession volontaire: s'il s'est tu, s'il
n'est pas intervenu, ce n'est pas parce qu'il ne le voulait pas, mais parce qu'il
ne le pouvait pas. La Kabbale avait déjà pressenti cela, mais ici la
"contraction" de Dieu est devenue totale. L'auteur conclut en avouant
que son propos n'est q u ' u n balbutiement.
P o u r en venir à quelques réflexions critiques sur ce beau texte que j'ai
lu avec infiniment de respect, il m e faut d'abord faire remarquer que ses
thèmes sont moins neufs qu'il ne parait à en prendre connaissance. Le
dilemne imposé par le mal entre puissance et bonté est connu depuis
Epicure: "Si D i e u ne veut point ôter le mal, il est envieux; s'il ne peut
l'ôter, il est faible" 2. Epicure sacrifie, lui, le rôle de Dieu dans l'univers,
2
H . U s e n e r , Epicurea, Leipzig 1887, n° 374.
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sa connaissance du mal: le divin est indifférent. Et c'est ce dilemne qui en
a conduit d'autres au dualisme. Quant au procès de l'hellénisation de Dieu
dans les premiers siècles de notre ère, il a été amplement instruit, et on a
redécouvert dans la théologie moderne - depuis le XIX e siècle! - la
prégnance des expressions bibliques de la joie et de la souffrance de Dieu,
l'inadéquat de "l'impassibilité" grecque, la nécessité de repenser en ce sens
l'Incarnation et la "souffrance de Dieu sur la Croix" selon l'expression
antique: " U n de la Trinité à souffert". La philosophie hégélienne a souvent
été mise à contribution en ce sens, sans que l'on s'engage en général dans
l'"histoire de Dieu" que retrace Hegel et à laquelle Jonas doit beaucoup.
En second lieu, et ce n'est plus une question à Hans Jonas, mais à
nous-mêmes, je me demande si l'insoutenable aporie du génocide
constrastant avec l'élection doit être posée de la même manière dans la
théologie chrétienne et dans la pensée juive. Est-il juste, pour la première,
de voir en Auschwitz un point d'inflexion de l'Histoire, marquant un
avant et un après décisifs? Pourquoi des chrétiens ont-ils ressenti les choses
ainsi? Est-ce le fait de la culpabilité allemande? Mais s'il est vrai que
l'antijudaïsme religieux a joué un rôle dans la genèse de l'antisémitisme,
les nazis n'étaient point chrétiens, et la "jalousie de l'élection" qui
renforçait leur haine des juifs s'appliquait aussi de façon plus voilée aux
disciples du Christ. Serait-ce un effet d'une certaine théologie chrétienne
du judaïsme selon laquelle il y aurait une double alliance simultanée l'Ancien et le Nouveau peuples de Dieu - de telle sorte que nous serions
amenés à être atteints nous aussi dans l'essentiel de notre relation à Dieu?
O r la mission actuelle du judaïsme comme peuple peut être une question
théologique légitime, mais non le fondement assuré d'une telle identification à sa bénédiction ici-bas.
Je ne veux pas dire que la question de Dieu et de l'excès du mal
soulevée par Jonas au sujet du génocide des juifs ne se pose pas, mais plutôt
qu'elle doit naître tout autant pour nous à partir de celui des Arméniens,
des Indiens d'Amérique du Sud, ou de celui qui actuelment menace
l'Afrique: le Sida. C'est l'"injustifiable" du mal, lorsqu'il semble rendre la
vie humaine impossible au-delà de toute culpabilité, expiation, témoignage
(si tant est que ces interprétations classiques aient un sens) qui met en cause
l'idée d'un Dieu créateur, aimant et sauveur, et suscite le choc entre les
attributs de bonté, de puissance et de compréhensibilité. Il nous faut donc
examiner à présent sur le fond la solution de Hans Jonas.
Il est vrai qu'il faut remettre en question l'attribut d'impassibilité dont
la théologie hellénisée a fait un des traits essentiels de Dieu, mais on peut
douter que sa souffrance passive soit plus biblique que celle-là. C'est sans
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doute en s'engageant avec Eberhard Jûngel 3 sur la voie d'une souffrance
volontaire de Dieu, choisissant par amour de ne pas rester au-dessus de la
misère humaine, que l'on peut espérer trouver une solution juste. Il est vrai
également que l'idée d'une toute-puissance inconditionnée est non
seulement une incohérence logique, mais aussi un fantasme dont les
racines infantiles ne sont pas difficiles à saisir. Du reste, la toute-puissance,
au sens médiéval, est ignorée de la Bible, et nos traductions nous
trompent sur ce point. Mais celle d'un Dieu faible en lui-même est
également un fantasme projectif, et l'on sait que la position de la personne
qui se retire aboutit à une nouvelle sorte de puissance - rien n'est plus
sadique qu'un masochisme total -, lui donnant barre sur l'autre qui est
contraint de lui venir en aide. Et la Bible attribue à Dieu, le Créateur, le
pouvoir d'accomplir ses projets de salut. Il faut donc en arriver, là aussi, à
une faiblesse volontaire, et à accepter le "mystère" des voies de Dieu quant
aux raisons de ce choix.. O n sait bien que le mot "mystère" dans le
Nouveau Testament signifie le dessein divin révélé dans le Christ, mais il
n'en reste pas moins "mystérieux" au sens plus courant du terme. Et
l'instance faite parjonas n'est pas recevable: il est vrai, encore, que l'absolue
inconnaissabilité est un attribut de l ' U n transféré abusivement au Dieu de
la Bible, qui parle par la création et par les prophètes d'une façon sensée
et se révèle lui-même. Mais il ne s'agit pas de cela, ici. C e qui est en cause,
c'est le caractère inconnu de nous de son ordre démesuré. La conclusion
du livre de Job ne dit pas autre chose. Il n'est donc pas possible de se
débarasser de la difficulté intolérable et scandaleuse du mal grâce aux
solutions proposées par le philosophe, sans renoncer à la compréhension
biblique de Dieu qu'il voudrait sauvegarder par une révision déchirante.
Dans ce cas comme dans plusieurs autres, on peut constater la faiblesse
d'une théologie de repli et la vertu d'une théologie de tension. La première
fait des concessions, mais en vain car il faudra bien revenir à la difficulté et,
avec elle, au choix de la foi. Autant s'engager dans la seconde d'emblée,
et essayer de tracer la frontière entre ce qui relève de sa "folie" propre et
ce qui la rendrait insensée. O n remarquera que j'ai mis ici en avant un tout
autre couple que "maintenir" ou "brader" l'intégralité du "dogme", dont
on a voulu faire la ligne de partage entre "libéralisme" ou "modernisme"
et "orthodoxie". La théologie de tension s'accorde au mouvement
profond de la foi, qui s'élance et se risque au-delà de toute pensée
3
Dans Dieu, mystère du monde, trad. franc. Paris, Cerf, 1983.
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raisonnable pour répondre au risque pris par D i e u de se faire choisir par
nous. En matière de confession de foi, la "Parole" de Dieu, Sa venue dans
l'Histoire, Sa manifestation humaine sont inimaginables et pourtant
requièrent notre créance. E n matière d'adhésion, les difficultés, le doute,
l'hésitation devant l'inévidence persistance doivent bien le céder à u n acte
par lequel tranche la certitude confiante de l'amour. E n matière de prière,
l'oraison c o m m e n c e vraiment là où le p u r élan vers D i e u se heurte au
silence et à l'obscurité et se maintient en les dépassant. Il n ' e n va pas
autrement quant à l'affrontement du mal: o n choisit de demeurer sur ce
seuil dans le consentement à ce qui est, dans la confiance en ce qui sera,
mais sans avaliser l'inacceptable.
Avant de revenir u n m o m e n t sur cette proposition, j e veux esquisser
la démarche du Testament dans la fournaise de Jossel Rashower, m o r t en
1943 lors du soulèvement du ghetto de Varsovie, qui fait pendant à la
tentative de Hans Jonas. Il déclare avoir eu u n e vie magnifique et avoir
servi Dieu de toutes ses forces. Et voici qu'il se heurte à ce temps
incompréhensible où "le Tout-Puissant" détourne son visage des suppliants. O r il ne pense pas qu'aucun péché puisse mériter u n tel châtiment.
Il n'accepte donc pas le j u g e m e n t de D i e u p o u r le reconnaître juste, il
n'embrasse pas le bâton qui le punit, il ne loue pas D i e u p o u r les actes qu'il
tolère. Pourtant, il croit au D i e u d'Israël, d ' u n e foi inébranlable, il s'incline
devant sa grandeur, il l'aime toujours fût-ce malgré Lui. Mais -si j e
comprends bien - il en appelle à la justice de la loi: "Je l'aime, mais j'aime
encore plus sa loi. Et m ê m e si j e m'étais trompé à son sujet, j e continuerai
à adorer sa loi".
Tel est, ce m e semble, le langage du croyant au sujet de l'excès du mal.
Il naît de l'expérience ou d ' u n e authentique participation. Il refuse toutes
les explications, qui sont inopérantes et suscitent le plus souvent u n e
révolte plus grande encore que celle que soulève le malheur m ê m e . Il
consent loyalement à s'affronter au scandale qui naît de l'injustifiable. Il
demeure donc une question obstinée, qui ne cède pas aux "réponses" mais
ne conclut pas n o n plus à l'"absurde". A qui cette question est-elle
adressée?
D'abord à l ' h o m m e , notre semblable. Jean Nabert voyait dans le
jugement porté sur le mal injustifiable l'occasion décisive p o u r l'être
humain de découvrir sa dignité en refusant ce qui le détruit, le n i e 4 . Mais
4
Dans son Essai sur le mal, Paris, Aubier, 1970.
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si l ' h o m m e peut ainsi n e pas accepter de s'avouer (entièrement) coupable
du mal, il doit s'assumer c o m m e responsable dans la situation de malheur,
contre elle et afin de la changer. Et il est permis de s'interroger sur la
culpabilité inconsciente à l'oeuvre dans certaines obsessions du mal
c o m m e dans certaines représentations religieuses de son caractère universel.
Récuser la fatalité originelle ouvre m ê m e l'espace d'une telle responsabilité
collective. Autrement dit, Auschwitz appelle d'abord la décision de faire
en sorte que plus jamais rien de semblable n'advienne, n o n seulement pour
les juifs - et c'est bien le sens le plus acceptable par tous de la création d'Israël
- mais p o u r quiconque. O n ne peut pas dire que cela ait été parfaitement
réussi depuis 1945...
Sans doute, p o u r l'athée ou l'agnostique la question: "pourquoi le
mal" n'a-t-elle aucune pertinence au-delà de cette mise en cause relative
de soi et d'autrui. La dénonciation d ' u n e "absurdité" de la vie reproduit
en négatif l'espoir encore tout proche d ' u n sens universel. Le m o n d e est
tout ce qu'il peut être. Mais, p o u r le croyant, serait-il possible que la
réflexion amère ne devienne pas une interrogation adressée à son Dieu?
Pourrait-il oublier que la souffrance d ' u n seul innocent menace de rendre
l'idée m ê m e de D i e u insensée ou atroce? C o m m e n t accepterions-nous la
" C r é a t i o n " dans sa beauté et sa bonté, y compris ses duretés, sa violence,
y compris la m o r t sans laquelle rien n'est, si le droit de récuser toute
explication de l'excès du mal — ce qui rend l'existence humaine impossible
p o u r la plupart peut-être de nos semblables — et de maintenir avec
véhémence u n e interpellation, nous est contesté? N'est-ce pas le plus vrai
h o m m a g e à rendre à D i e u que de ne pas consentir à ce que les choses soient
ainsi, et n'est-ce pas seulement à ce prix que l'on peut choisir, au terme,
de s'en remettre à Lui? Mais quel bénéfice en aura-t-on? Son silence est-il
dernier, et la chance de la foi ne va-t-elle qu'à pouvoir se délivrer en
adressant cette q u e s t i o n i n t e r m i n a b l e , qui lui est r e t o u r n é e en
c o m m a n d e m e n t d'aimer?
"Va où tu ne veux pas, vois où te ne vois pas, écoute où rien ne bruit
- tu es là où D i e u parle" (Angélus Silesius) 5. Dans ce silence, s'il est vrai
que Dieu ne répond pas à m o n interrogation, une question nouvelle m'est
posée à travers la parole et le destin de Jésus Christ. U n e question nouvelle
et double qui porte à son extrême la tension de la foi. Veux-tu croire que
lorsque Jésus de Nazareth manifestait sa pitié p o u r les hommes en toute
5
Pèlerin chérubinique, Livre I, n° 199.
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situation de leur vie, souffrait par eux, poursuivait jusqu'à la mort son
témoignage et le don de son existence, c'est la compassion de Dieu lui-même qui s'attestait au plus profond du mal? Q u e Dieu lui-même a pris
le risque infini de l'Histoire et de l'humain pour toucher notre misère
ancestrale et s'approcher de chacune de nos destinées? Veux-tu espérer
que, comme Dieu a rendu justice à son martyr, Jésus, en le suscitant à
nouveau, la mort n'est pas pour nous la fin de toutes choses, qu'une
incompréhensible création de vie est promise aux "hommes que Dieu
aime" et dont il se souvient pour les faire demeurer avec lui? Nous n'avons
pas d'autre parole que celle-là. Elle ne repense pas Dieu, après Auschwitz,
mais invite à s'en remettre à lui.
JEAN-PIERRE
JOSSUA