Texte sur la commande publique

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Texte sur la commande publique
GLISSEMENTS
DE TERRAIN
DANS
L’ESPACE PUBLIC
par Fabien Pinaroli
Delphine Reist, Parade, 2008. Des bottes en caoutchouc frappent le sol et l’eau. Bottes, électro-aimants.
Manœuvre 1/3, Genève. © Laurent Faulon
1 Raphaël Zarka, Free Ride :
Skateboard, mécanique
galiléenne et formes simples,
B42, 2011.
2 Voir Caroline Cros &
Laurent Le Bon (dir.),
L’art à ciel ouvert.
Commandes publiques
en France, 1983-2007,
Flammarion, 2008.
3 http://manoeuvres.
over-blog.net. Le film
Manœuvre, de Demis
Herenger est le seul objet
visuel et pérenne,
un film hybride fait
de séquences filmées par
les collégiens et lui.
4 Cette phase devait avoir
lieu en juillet 2012
et a dû être annulée.
Il est un type d’art dans l’espace public appelé
« drop sculpture », qui trouva son apogée dans
les années d’après guerre, et qui est constitué
d’œuvres considérées comme autonomes
et parachutées (dropped) dans l’espace public pour
embellir une architecture moderniste mal digérée.
Raphaël Zarka a relevé des façons d’habiter cette
sculpture, notamment chez les skateurs. Pour lui,
si les passants, le public, la critique et l’histoire
de l’art jugent les œuvres selon des critères
esthétiques et conceptuels, les critères des skateurs
sont plutôt mécaniques. « Plus irrévérencieuse
que vandale, cette pratique de l’œuvre d’art
souligne le dynamisme explicite de tout un pan
de la sculpture moderne. Sur des sculptures le plus
souvent abstraites et géométriques, les skateurs
rendent effective l’idée de mouvement littéralement mise en œuvre par les artistes 1 ». On trouve
une même sorte d’irrévérence dans la série
What is public sculpture? de Franck Scurti, conçue
comme une réminiscence de la drop sculpture
couverte de tags.
Depuis plus de quarante ans, on peut facilement attester une grande diversité des démarches
d’artistes intervenus dans l’espace public.
Ayant perdu son autonomie, l’art est aujourd’hui
bien conscient des liens qu’il peut nouer avec
la commande – qu’il s’amuse aussi à détourner
le cas échéant – mais surtout avec le contexte
géographique, social, historique, etc 2. À l’initiative
des artistes, il arrive que les commanditaires
puissent entendre que les notions de monumentalité, de pérennité et de matérialité soient remises
en question. En 2003, à Genève, Delphine Reist,
ANALYSE
Laurent Faulon et Demis Herenger répondent
à un concours de commande publique à l’occasion
de la reconstruction du collège Sismondi. Au lieu
de proposer un travail concret et pérenne, ils
conçoivent une suite d’événements qui dématérialisent les qualités habituellement attachées
à ce type d’œuvre. Les processus de travail proposés, totalement en accord avec leur mode d’action
depuis plus de dix ans éprouvé, ont séduit un jury
qui a préféré à l’orthodoxie formelle la pertinence
et la force d’un propos. Le projet Manœuvres 3
se déroule pendant la construction du nouveau
bâtiment et consiste en trois temps forts d’occupation du chantier par les artistes et les œuvres 4.
Cette réponse postule que le caractère public
d’une œuvre pourra lui être attribué par d’intenses
rencontres éphémères avec des publics. La tenue
systématique de repas collectifs ainsi que le
caractère exceptionnel que prend l’ouverture
d’un lieu généralement interdit d’accès ont permis
la présence d’un public bigarré : enfants, adultes,
collégiens, ouvriers, punks, passionnés de musique
industrielle et amateurs d’art contemporain.
Comme le montre le cas de Manœuvres,
des glissements sont en cours dans les récents
développements de l’art rattaché à l’espace public.
Les formes artistiques qui ont émergé dans la
critique de l’autonomie, du pérenne ou du monumental de l’art sont parfois intégrées en amont,
dans le cahier des charges. C’est peut-être pour
cette raison que, de plus en plus, sont mis en place
des comités de pilotage pluridisciplinaires qui
élargissent l’approche des contextes. Autre
changement notoire, dans les deux programmes
GLISSEMENTS DE TERRAIN DANS L’ESPACE PUBLIC PAR FABIEN PINAROLI
15
a.
5 http://www.8e-art.com
16
b.
ambitieux que Lyon verra finalisés entre
aujourd’hui et 2014 (8e Art et Rives de Saône) :
le principe de compétition ouverte à tout artiste
selon un cahier des charges fourni par le commanditaire s’est transformé dans les deux cas en
sélection d’un directeur artistique (par concours
ou non) qui bâtit ensuite un programme à la façon
d’un commissaire d’exposition. L’ultime conséquence de la présence de ce nouvel intermédiaire
serait que les attentes des commanditaires,
finalement, soient toujours prêtes à être déjouées
– mais peut-être est-ce aller un peu loin. Enfin,
les programmes sollicitent de plus en plus les
artistes pour requalifier des espaces, leurs interventions étant certaines fois très diffuses : mobilier
urbain, qualité des circulations ou invitation à
reconsidérer le paysage. Quels en sont les impacts
sur la façon dont les artistes créent dans le
cadre de la commande publique ? Et quel serait
le devenir d’un art qui ne se prête plus qu’à des
usages, alors qu’il a longtemps été le lieu de débats,
de commémorations et de représentations
collectives au sein même de ce que l’on a appelé,
jadis, l’espace public ? Y a-t-il, en fin de compte,
incompatibilité ?
8e Art 5 est un programme de commande
publique pour le quartier des États-Unis, dans le
8e arrondissement de Lyon, fortement marqué par
l’histoire du logement social et qui désire créer
ANALYSE
un dialogue permanent entre l’art et les habitants.
L’utopie que représente la Cité industrielle de
Tony Garnier est le point de départ de ce projet
centré sur le patrimoine, l’urbanité et la citoyenneté. Son mérite est de chercher à reconsidérer
les enjeux du modernisme d’autant que les terribles
exemples fournis par la reconstruction des années
cinquante correspondent à l’enfouissement des
espoirs que ce même modernisme avait fait naître.
Une dizaine d’œuvres vont être installées. Si les
jeunes artistes convoqués n’ont pas spécialement
l’expérience d’un art destiné à l’espace public,
la relecture du modernisme est une modalité
centrale dans leur travail et leurs projets sont pour
la plupart propices à établir une relation avec
un public de proximité. Pour la première phase,
les œuvres de Karina Bisch, Armando Andrade
Tudela et Bojan Sarcevic vont être installées cette
année et, dans la seconde phase, six nouveaux
artistes seront choisis parmi onze propositions.
Celle de Simon Starling, Rotary Cuttings, paraît
la plus audacieuse car il intervient en accord
avec les habitants dans deux appartements pour
prélever dans leurs salons respectifs deux pans
de mur circulaires afin de les intervertir ; un film
documentaire circule et deux photos au format
4 × 3 sont présentes dans la rue. Bojan Sarcevic
quant à lui, dans La traversée d’un ailleurs, prélève
une portion de sol qui donnera l’impression
GLISSEMENTS DE TERRAIN DANS L’ESPACE PUBLIC PAR FABIEN PINAROLI
c.
d.
a. Raphaël Zarka, Riding Modern Art, une collection photographique autour de Spatial
Composition 3 (1928) de Katarzyna Kobro, installation, 2007. Avec des photographies de :
Éric Antoine, Loïc Benoit, Sébastion Charlot, Guillaume Langlois, Dominic Marley,
Bertrand Trichet, Marcel Veldman, Alexis Zavialoff. Collection FRAC Alsace, Selestat.
Courtesy de l’artiste & galerie Michel Rein, Paris.
6 http://www.lesrivesde
saone.com
b. Franck Scurti, vue de l’exposition « What is Public Sculpture ? », Magasin CNAC, Grenoble,
2007. Courtesy galerie Michel Rein, Paris.
c. Simon Starling, Rotary Cuttings, maquette, 2011.
d. Laurent Faulon, Ensemble, 2009. Manœuvres 2/3, Transmissions Genève, 2009.
© Marika Palocsay
d’onduler entre quatre arbres à l’image d’un
papier froissé. L’intervention se fait dans un
passage initialement sans qualité et l’adjonction
de bancs autour des troncs rendra à nouveau
possible des rencontres. Les priorités de 8e Art
visent à dynamiser la vie culturelle du quartier
avec la mise en place d’une équipe de médiation
qui s’active depuis deux ans auprès de différents
publics. Le credo est que l’art contemporain est
une affaire d’interrelation et que sans un travail
de médiation l’œuvre reste incomplète, ce qui
semble poursuivre les dynamiques « relationnelles »
initiées par certains artistes, il y a plus de deux
décennies, intégrant la médiation dans les œuvres
elles-mêmes.
Bien différente dans sa conception comme
dans sa mise en œuvre, la « superproduction »
Rives de Saône est une requalification des berges
sur plus de vingt km entre Rochetaillé-sur-Saône
et le sud de Lyon. Les artistes ont été choisis
au même moment que les urbanistes et paysagistes,
assurant ainsi des équipes constituées en amont
qui vont pouvoir s’imprégner des lieux et collaborer dans un véritable dialogue : « ils réaliseront
une promenade alliant patrimoine naturel, historique et culturel, mettant en valeur et développant
les usages […] pour que chacun vive la Saône
et ses rives à son rythme, au gré de ses envies et
de ses sensibilités 6 ». Les nombreuses installations
ANALYSE
de Tadashi Kawamata – différentes structures,
passages, habitats ou belvédères –, véritable
fil rouge de cette promenade, sont des marqueurs
importants par l’utilisation du bois, élément
emprunté au végétal et qui entretient une certaine
fraternité avec la rivière par leur histoire commune. Dans Rives de Saône, l’artiste fait figure
de créateur ingénieux et enchanteur, proposant
des expériences, agrémentant une balade urbaine
d’équipements, d’aires ludiques ou d’installations
qui, sans sa présence, serait amputée d’une
dimension culturelle. Elmgreen & Dragset se
distinguent avec The Weight of One Self (le poids
de soi-même), seule sculpture de facture très
classique et qui semble relever d’un art parachuté
façon « drop sculpture » moderniste. Il sera intéressant de voir si ceci la prédestine à recevoir
les mêmes tags que ses homologues modernistes.
Puisque les aménagements priment, l’expérience esthétique semble s’élargir vers un partage
de sensations ; elle délaisse certaines préoccupations centrées sur l’ancienne autonomie de
l’œuvre, mais peut-être cette expérience va-t-elle
ouvrir sur de nouvelles significations esthétiques
liées à des faits de sensibilité publique, en public,
par le public ? Ou au contraire a-t-on affaire
à une réduction, à une attitude de consommateur
et de dilettante éloignant par là d’une certaine
émancipation attachée habituellement à la
GLISSEMENTS DE TERRAIN DANS L’ESPACE PUBLIC PAR FABIEN PINAROLI
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7 Christian Ruby, L’âge du
public et du spectateur, essai
sur les dispositions esthétiques
et politiques du public
moderne, collection Essais,
La Lettre volée, 2007,
p. 282.
8 Christian Ruby, op.cit.,
p. 181.
fréquentation de l’art ? Il est peut-être utile
de convoquer à ce stade les réflexions de Christian
Ruby à propos des apparitions et des mutations
du phénomène d’esthétisation du public. Celle-ci
est actuellement à son apogée et concerne « tant
la pensée que le comportement, les mœurs et
les relations sociales ; une esthétisation par fait
de rôle accru de la sensibilité et des émotions dans
la relation avec les autres. Elle tend à un recentrement de chacun sur l’épanouissement du moi,
corrélé avec un regard positif à l’égard d’une
diversité contrôlée des pratiques, pour peu qu’elles
puissent se juxtaposer ». L’état et les collectivités
locales chercheraient à ramener à une unité
perdue. « Mais une unité de juxtaposition à partir
d’une instrumentalisation sociale, touristique,
commerciale, en terme de prestige 7. »
Les usagers des berges de Saône et les habitants du 8e arrondissement seraient-ils dans ce cas ?
Il y a en effet toujours à chercher une instrumentalisation du fait artistique lorsqu’il est inscrit
dans la sphère publique, ici par une collectivité
territoriale et là par un bailleur social, c’est même
la règle et l’on s’y est habitué depuis des siècles.
Mais à un niveau plus global, pour sortir de
la relation aliénante que « l’ère des gens » tente
aujourd’hui d’instituer – succédant à « l’ère
du public », de l’époque moderne – Christian Ruby
ouvre la piste de l’exercice esthétique qui est
différent de l’expérience esthétique et s’y oppose
même. Pour lui, c’est une relation d’interférence
qui définit la relation à l’art et elle doit mener
à une transformation de soi. L’intrusion de l’œuvre
dans la sphère intime constitue alors « une
introduction à une mise à l’épreuve de soi, de ses
abdications et piétinements, de sa formation, de sa
mémoire, de son goût, de son imagination […] et
un exercice enfin qui ne s’intéresse qu’à lui-même,
l’activité qu’il déploie est nécessaire mais tout
rapport avec l’utile lui répugne 8. » Encore faut-il
que les œuvres permettent cet exercice du
sujet. Les usagers, les habitants, les citoyens, les
amateurs et professionnels de l’art contemporain
en jugeront bientôt par eux-mêmes
.
LA COMMANDE PUBLIQUE : “UNE DÉMARCHE ARTISTIQUE INTÉGRÉE” ?
JOURNÉE SÉMINAIRE ORGANISÉE PAR L’ESADSE ET ZÉROQUATRE
DANS LE CADRE DE LA BIENNALE INTERNATIONALE DESIGN SAINT-ÉTIENNE,
MARDI 26 MARS 2013, WWW.BIENNALE-DESIGN.COM.
Tadashi Kawamata, Plages de Neuville, œuvre commandée par le Grand Lyon
dans le cadre de l’aménagement des Rives de Saône, 2011. © Raphaël Lefeuvre
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ANALYSE
GLISSEMENTS DE TERRAIN DANS L’ESPACE PUBLIC PAR FABIEN PINAROLI