pourquoi l`oeil na (corr)

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pourquoi l`oeil na (corr)
© RÉGIS DEBRAY, 1994 TOUS DROITS RÉSERVÉS
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Entretien réalisé à l’occasion de la sortie du livre L’œil naïf.
Pourquoi l’œil naïf ?
Avant que vous nous accordiez cet entretien, vous nous précisiez que
L’Œil naïf n’était pas un livre de photo ni même un ouvrage sur la photo.
Pourtant il n’y est question que de celle-ci ? Pas un livre de photos ?
Oui, parce que livre d’écrivain, de simple amateur, où la photo sert de
tremplin à des rêveries de mots. Et pas un ouvrage sur la photo parce que
je ne parle pas de la photo en général, comme d’un genre en soi, de façon
théorique. Je fais du braconnage, je note des rencontres, je me laisse guider
par l’émotion.
L’Œil naïf, pourquoi un tel titre ?
Cet œil naïf, c’est le mien, mais cela peut paraître prétentieux. C’est certainement celui de l’appareil photo. Il y a une naïveté obligatoire de l’œil
photographique. Photographier, c’est d’abord enregistrer en direct des
choses et des êtres ; le réel a l’initiative. Le sens et les apprentissages culturels sont court-circuités. Disons qu’il y a continuité entre l’objet et sa
trace. C’est là le caractère indiciel de la photo, comme dirait Peirce. Évidemment, à partir de cette donne technique, les artistes vont vouloir aller
plus loin. Mais jusqu’où ? Si j’aborde l’œuvre de Joël-Peter Witkin, c’est
que précisément son travail voudrait franchir cette frontière objective.
Mais finalement il anéantit l’obscénité du réel dans sa propre mise en
scène.
Il peut paraître étonnant après votre analyse du pouvoir et des pouvoirs, dont l’image télévisée propose et génère les passes d’arme, que vous
en reveniez à cet art pauvre qu’est la photo ?
Vous savez, le médiologue est plus proche de la théologie que de la télévision… Or, la photographie, c’est une évacuation du surnaturel, un art
laïc et profane, qui me sort du douzième siècle byzantin… Au-delà de ce
plaisir personnel, il y a un intérêt polémique, aujourd’hui, à défendre la
photographie. Cela permet de lutter contre la dévaluation de l’image par la
vidéo électronique. Car la photographie participe, malgré tout, de l’image
méditative, c’est un temps de pause et, de ce point de vue, une réhabilitation du regard libre et responsable, individuel. La vitesse est notre ennemi
n°1 et la photo détient la qualité du temps arrêté : l’instantané interroge le
monde, en nous le révélant dans sa nudité. Quelques écrivains m’ont fait
part de leur envie de se confronter ainsi à l’image photographique.
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Pourtant, vous dites que ce qui vous fascine dans la photo c’est que,
précisément, elle fait échec à la parole ?
Oui. Ce qu’il y a de brut et de factuel dans l’acte photographique produit ce que Barthes appelle « le message sans code ». Une signifiance horslangage, hors-convention. La photo coupe court au discours théorique, à
l’analyse, au rapport signifiant/signifié. C’est l’image énergumène. Ce défi
à la parole donne précisément envie de le relever, en écrivant, en faisant le
ventriloque pour faire parler la muette.
À travers les thèmes que vous abordez, à travers la tradition des écrivains ayant « composé » sur l’image, que vous citez, il semblerait que la
photo comme fabrique de mythes soit une dimension de l’image qui vous
intéresse.
Le côté mythique est dans la fixité, qui solennise l’événement et s’inscrit
plus facilement dans les mémoires. La photo donne à ce qui fuit et s’effiloche un côté monumental irrémédiable. La charge mythographique de la
photo réside dans ses possibilités de mise en scène, d’exhaussement symbolique, qui peuvent être caricaturales et drôles lorsqu’il s’agit de la photo
de presse. J’ai pris pour exemple de cela cette icône parue dans Libération
où Raymond Barre, Bernard Kouchner et Elie Wiesel sont photographiés
dans une posture emphase assez ironique. Mais la charge symbolique peut
être bouleversante lorsqu’il s’agit d’une photo de la guerre d’Espagne par
Capa. Ou dans la révolution de Valéry Giscard d’Estaing qui fut le premier
président de la République française à poser en civil pour une photo officielle ? C’est l’inconscient de l’époque qui s’exhibe ici : l’évolution des
formes étatiques, la modification de l’autorité publique et la perte d’aura
des hommes politiques. C’est le début de l’État séducteur, celui qui tutoie
le citoyen. Dès 1974, cette photo de Valéry Giscard d’Estaing équivalait à
la mise en civil d’une fonction sacrée. La banalisation de l’État était déjà
dans la décontraction de Lartigue. Comme une interpellation du citoyen
que l’on regarde les yeux dans les yeux, Mitterrand a suivi le même mouvement. C’est un tournant culturel que la photo anticipait. Ce rapport révélateur entre image et socio-histoire, est-ce celui que vous retrouvez dans les
photos d’anonymes pendant l’occupation ? La photo révèle des détails, et
l’Histoire au sens épique, c’est toujours un ensemble. Sa reconstitution
est pulvérisée par la vue singulière, anodine et décevante que l’on trouve
dans les clichés de l’époque. La résistance est souterraine et les clandestins
ne se photographient pas. De fait, l’iconographie de la résistance est
pauvre. À travers la photo d’anonyme que je présente, on assiste à une
rafle dans le Marais en 1941. L’holocauste est alors banalisé en faits divers,
les majuscules de l’Histoire deviennent des minuscules en photographie.
L’humanité n’est jamais photographiée avec H.
Autre point d’intérêt de votre recherche c’est l’image scientifique ?
Où le problème reste le changement d’échelle. Car dans l’imagerie scientifique, la photo, paradoxalement, perd son contact avec le réel. On ne
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peut s’accrocher à rien dans une photo-satellite, il n’est pas possible d’y
recaser son environnement. Une photo concrète (il n’y a rien de plus réel
que la représentation du globe terrestre) devient alors totalement abstraite. Comme, si passé un certain seuil dans l’étrangeté, le contact se coupait d’avec l’expérience. La première vue photographique du globe
terrestre fut un vrai choc visuel, pourtant celui-ci n’a pas modifié les
conduites et les comportements des individus alors que ce choc de représentation nous était donné comme révolutionnaire. Au fond, à travers une
analyse de cette image scientifique, c’est le rapport entre le vécu et le réel
objectif qui se pose : la Terre tourne objectivement, mais subjectivement,
elle est immobile sous nos pieds.
L’un des points d’intérêts qui peut surprendre, c’est votre goût pour le
glamour ?
Le glamour, c’est l’inaccessible. L’exhaussement religieux d’une femme,
la mise à part, hors service du corps. La cover-girl, c’est le factice au sens
baudelairien, le maquillage à l’état pur, la dénaturalisation de la nature.
Cela participe de la métaphysique, de quelque chose qui serait hors d’atteinte et qui, pour le coup, me fait penser aux icônes de la Vierge. Les
images glamour se retranchent du monde quotidien. Enfin, on peut délirer là-dessus comme on l’entend. Une photo, c’est chacun pour soi.
D’image sacrée il est question à la fin de votre ouvrage lorsque vous
évoquez le Saint-Suaire, comme première photo à rebours ?
Le Saint-Suaire ici c’est un peu l’adieu et le bonjour à la photographie.
Le bonjour, car d’un point de vue chronologique, le Saint-Suaire serait la
première empreinte chimique d’un corps, la révélation photographique
volant au secours de la Révélation religieuse. Un adieu aussi, car il y a une
limite à l’impression photographique au sens où il y a des choses accessibles par l’image, d’autres par les mots. Malgré tout, le photographe en
reste au corps, aux limites physiques d’un objet dans l’espace. Les choses
les plus mystérieuses n’ont pas de traduction matérielle, elles échappent à
l’empreinte d’un corps sur une surface photosensible. La photo ne livre
pas l’essentiel, si l’essentiel sera toujours du côté du dicible et non pas du
visible. La photo aide les mots, mais ne les remplace pas. C’est l’écrivain
qui parle, excusez-moi.
En jouant sur le mots ne peut-on pas dire : la photo aide l’édition… Car
un ouvrage comme L’Œil naïf c’est aussi une formule de livre d’écrivain
illustrée, accompagnée d’images et basculant dès lors dans la vidéosphère
?
Le livre ne peut pas survivre sans se recycler et, paradoxalement, pour
se renouveler il retrouve ses origines : les manuscrits médiévaux d’avant
l’imprimerie étaient enluminés. Comme un retour au source du codex. Le
temps est venu de désacraliser franchement l’image, l’intégrer dans le
texte, à quoi l’ère numérique va d’ailleurs nous contraindre. On peut ainsi
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réaccorder le livre à la vidéosphère sans qu’il se dénie, se renie. Même si
la fabrication de ce type d’ouvrage coûte cher, ce livre-ci est un exploit éditorial, au regard de son prix très modique. Les droits de reproduction sont
parfois élevés et la libre citation de certaines photos, les clins d’œil, le jeu
entre les yeux et la mémoire sont devenus économiquement difficiles.
L’écrivain se sent ici freiné dans son élan par l’effet pervers des droits d’auteur contre lesquels, par ailleurs, il ne peut pas trop protester puisqu’il en
vit lui-même. Cela dit, le contrepoint texte/photo ouvre une perspective ;
je rêve qu’il devienne même un véritable genre littéraire.