Rythmes et sociétés

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Rythmes et sociétés 1 Michel L. Bareau CIRMSB – (Portugal) Rythmes et sociétés ÖZET Ritimler ve Toplumlar Bu makalenin amacı, bazı tar ihçi toplumbilimci yazar lar ın savladıklar ı gibi, insanlar ın ve toplu­ mlar ın yaşayışlar ında, r itimler in r olü olup olmadığını tar tışmaktır . Mevsimsel r itimler in fizyolojik olar ak insanlar ı etkilemesine kar şın, günlük toplumsal yaşamda insan topluluklar ının düşünce biçi­ mler inde her hangi bir değişime yol açıp açmadığı konusunda far klı gör üşler or taya konulabilmek­ tedir . Sözgelimi yılın en uzun günü ve en uzun gecesi bağlamında konuya yaklaştığımızda, dur umun insan topluluklar ının içinde yaşadıklar ı coğr afi konumla yak ından bağlantılı olduğu gör ülür : soğuk iklimler de yaşayanlar ile ılıman iklimler de yaşayanlar ın bu olguya yaklaşımı bir bir inden tamamen far klıdır . Ritimler yalnızca mevsimler le sınır lı değildir elbet; kadın­er kek , beden­r uh, per sona­ anima, yang­yin gibi bilincin ikilemler i de r itimler in insan üzer indeki etkiler ini belir lemede etkin bir r ol üstlenir ler . Anahtar sözcük ler : r itim, mevsimsel r itim, biyolojik r itim, müzik, toplum, kent. SUMMARY Rhythms and Societies The aim of this ar ticle is to discuss the view of cer tain author s with histor ical and social inclination. Their ver y thesis is that some r hythmical occur ences play a consider able r ole in daily life of socie­ ties. The influence of r hythm on human physiology can be har dly denied. The power or str ess of r hythm on mental function of a human being is disputed. The longest day and the night of the year have, for instance, differ ent effects on people who live in cold and hot climates r espectively. Rhythm also depends on the dilemmas of the state of being conscious. Key wor ds: r hythm, seasonal r hythm, biological r hythm, music, society, city. Mots clés: r ythme, r ythme saisonnier , r ythme biologique, musique, société, ville. M YTHOLOGIES DU R YTHME Confronté aux données des mentalités sous l’Ancien Régime, l’historien sociologue en décrit les alternances saisonnières, les phases de la journée, les récurrences des Fêtes, les habitudes alimentaires..., et peut dès lors conclure à l’existence de rythmes déterminant les comportements de l’homme psychique des temps modernes. C’est ainsi que l’on a pu lier les manifestations connues des désordres sociaux et mentaux à une insécu­ rité alimentaire, se traduisant par une rupture des rythmes physiologiques. On s’est généralement limité à traiter des rythmes comme substituts de répétitions et d’alternances, ce qui permet de les assimiler à des cycles plus ou moins étendus. Le recours le plus fréquemment usité est celui des « rythmes saisonniers », mais dans le cadre d’une exploitation qui élude leur aspect ontologique et réduit leur impact sur les psychologies indivi­ duelles et collectives. En dépit d’une richesse de significations qui nous semble pratiquement illimitée, l’idée de rythme en soi, appliqué aux socié­
1 2 Michel L. Bareau tés, n’a pas fait l’objet d’études exhaustives. Nous allons tenter de poser quelques jalons pour une reconstitution de ce chaînon manquant. Si, à titre d’exemple, nous abordons la séduisante analyse de Robert Mandrou qui souligne l’influence des rythmes alimentaires sur les com­ portements, nous constatons que le regretté historien n’a pas évité les tra­ quenards inhérents à un rapide survol des mentalités. De fait, il rend le pain de seigle et de son, consommé par les masses paysannes, responsable – en conjonction, convient­il de le préciser, avec les famines chroniques – de carences alimentaires qui, pour cet historien, sont à l’origine des émeu­ tes ou « émotions » et des réflexes de passivité collective des masses po­ pulaires 1 . Or, depuis plusieurs décades, on admet sans réserve que la consommation de ce pain, encouragée et généralisée depuis les années soixante, est bénéfique et s’avère un facteur de régulation des fonctions physiologiques. Ainsi, le lancinant souvenir du « pain blanc » qu’il ne faut pas manger d’une seule bouchée dans une fringale d’après­guerre, peut­ elle suffire a fausser une analyse, par ailleurs fort documentée et réfléchie. L’idée de rythme alimentaire est encore mise en question dans la mesure où un groupe de recherches soviétique avait démontré que lors de la com­ paraison de deux groupes témoins de porcs « mal » nourris – animal dont on se plait à reconnaître que sa physiologie est très similaire à celle des humains –, le premier groupe, inactif, dépérit, tandis que le second, sou­ mis aux mêmes carences alimentaires mais entretenu par un exercice phy­ sique régulier (physiologiquement rythmé), reste en bonne santé. Pour l’historien de l’Ancien Régime, l’idée de rythme alimentaire repose trop souvent sur un a priori, et son influence réelle sur les comportements so­ ciaux reste fort contestable. Encore aujourd’hui le lien entre la rébellion ou révolution et les famines ne semble pas, en­soi, scientifiquement établi dans la mesure où d’autres facteurs déterminants raciaux, idéologiques et sociaux sont intervenus. Qu’en est­il des rythmes saisonniers ? En apparence, ils semblent des plus évidents et des moins contestables en tant que rythmes déterminants pour les sociétés considérées. L’influence exercée par les saisons sur la vie quotidienne communautaire est indéniable, mais leur alternance, qui en soi peut être intellectuellement perçue comme le rythme d’une pulsation natu­ relle, détermine­t­elle un rythme dans le cadre des mentalités? Corrélati­ vement, si ces comportements sont en partie dépendants des saisons, suffisent­ils pour nous permettre de conclure à l’existence de rythmes sai­ sonniers inhérents aux comportements sociaux ? Si l’on se penche sur les réactions « naïves » d’un groupe déplacé d’un régime climatique à un au­ tre, Par exemple celles d’un Britannique ou d’un Portugais en voie de fixation dans le Nord­Ouest canadien, il confesse souvent n’avoir pris ré­ ellement conscience de l’existence des saisons que par rapport à l’absence de contraste marqué qui prévaut dans les Îles britanniques ou dans les es­ paces lusitaniens. Le fait de vivre l’hiver, puis l’été des Prairies canadien­ nes ne crée aucun rythme fondamental capable d’engendrer des comportements et des caractéristiques physiologiques. On ne relève que l’adaptation répétée aux conditions climatiques, une séries d’habitudes pratiques et imposées, que l’on reprend alternativement au retour des sai­ sons et des habitudes. Les célébrations du printemps, du Carême, de la fin du Ramadan, de la fête des Morts au Mexique, ou du Nouvel An chinois, n’impliquent pas un rythme saisonnier. En outre, la répétition des mêmes images et métaphores traduirait surtout les somnolences de l’imagination, une adhésion collective passive aux habitudes mentales maintenues dans le cadre des rites établis. 1 Robert Mandrou, Introduction à la France moderne 1500­1640, Paris, Albin Michel, col. Évolution de l’humanité, 1961, pp. 43 et 47.
2 Rythmes et sociétés 3 La journée longue et la nuit prolongée vécues par les Inuits, posent une problématique différente, celle des cas extrêmes pour une société iso­ lée, dans la mesure où la technologie et les mode de vie liés à la consom­ mation n’ont pas modifié fondamentalement les habitudes. Dans les cas aussi limites, l’alternance diffuse et prolongée du jour et de la nuit, le froid et l’isolement, engendrent des réactions mentales et physiologiques, si ex­ cellemment décrites par Jean Malaurie 2 . Mais s’agit­il de rythmes ? On pourrait, à l’appui d’une théorie du rythme évoquer la transhumance, la saison de la pêche, les activités d’hiver et d’été dans les fermes des Prai­ ries, les déplacements saisonniers des ouvriers sur les chantiers de cons­ truction clos l’hiver, la lente migration des Turkmènes vers les rives marines, mais l’adaptation aux conditions climatiques n’entraîne pas né­ cessairement un rythme. Ne s’agirait­il pas, suivant les approximations de Montesquieu, de la résurgence inversée d’une théorie des climats appli­ quée aux humeurs ? Il faudrait dès lors interroger les comportements des habitants des zones équatoriales, et sans doute conclure que l’absence d’alternances saisonnières à Sumatra et en Équateur, engendre nécessai­ rement des « rythmes » et des comportements opposés à ceux que l'on pourrait observer en Argentine et au Chili. Les alternances saisonnières dans les zones géographiques relativement tempérées ne créent donc pas nécessairement un rythme dans les sociétés, « vivre » les saisons ne suffit pas à justifier son existence dans les comportements humains. La notion de rythme saisonnier fait d’autant plus illusion qu’elle se confond avec les permanence et rémanence des « habitudes » liées aux changements saison­ niers. Il conviendrait ainsi de la délimiter avec grande précision avant que l’historien sociologue ne puisse l’utiliser comme une structure établie. R YTHM ES SECONDAIRES DU QUOTIDIEN Il faut aussi prendre en considération pour les microsociétés, la routi­ ne itérative et périodique des rites et de la liturgie, des fêtes et des deuils. Encore convient­il de souligner ici que les mouvements physiques indivi­ duels et collectifs sont assimilables à une activité de détente, leur succes­ sion correspondant au degré moyen des contraintes physiques que peuvent supporter les fidèles et les participants. Dès lors, sans négliger pour autant l’importance des valeurs spirituelles, le rituel, par ses alternances de contrainte et de repos imposées au corps, peut s’inscrire dans le cadre d'un comportement « habituel », mais il ne crée pas plus de rythme en soi, que ne le ferait l’éveil matinal d’un entraînement physique régulier, ou la suc­ cession des week­ends dans le contexte hebdomadaire. Les obligations dominicales articulent l'année en semaines, et pour des groupes détermi­ nés, le Ramadan, les prières quotidiennes, les messes matinales sont des activités habituelles intégrées aux phases de la journée, mais ce découpage n’est pas davantage un rythme fort, mais sans doute un rythme secondaire. Les activités de marketing doivent créer des habitudes, voire des réflexes parmi la clientèle. On pourrait envisager des rythmes temporaires qui ré­ pondraient aux réitérations des campagnes publicitaires. Nous ne sommes plus ici en présence d’alternances saisonnières mais d’une assimilation des habitudes et accoutumances artificiellement stimu­ lées et accélérées – tel le moteur aux emballements rapides. Les inégalités du rythme cardiaque, appliqué aux groupements humains, aboutissent aux métaphores du « pouls urbain ». On constate même une curieuse corrup­ tion du concept de rythme lorsque l’on en vient à désigner le « mouvement de l’action », fiction d'une mobilité figée sur la scène enfermée dans son théâtre. Lors d’un processus qui a confondu la notion de rythme avec cel­ les des rites et des habitudes de vie, on a éliminé une caractéristique fon­ 2 Jean Malaurie, Les Derniers rois de Thulé, Paris, PUF, 1981.
3 4 Michel L. Bareau damentale aux comportements humains : son extraordinaire faculté d’adaptation aux contraintes physiques et mentales, qui se traduirait ici par la démonstration d’une étonnante flexibilité à vivre simultanément des rythmes contrariés. Les images sur la ville peuvent aussi être fallacieuses. Parler de villes tentaculaires revient à effacer de l’esprit l’image du poul­ pe, ou de la pieuvre, au profit du mythe inquiétant de la pieuvre géante qui sourd des profondeurs marines. Le fait que plusieurs spécimens aient été identifiés, renforce plutôt le mythe qu’il ne l’infirme. Dans cette métapho­ re, la ville­pieuvre réalise sur le plan zoologique la mutation d’un village ou ville, avec ses collines et ses vallées, ses clochers aux yeux de poulpe, absides et coupoles, sur soi ramassées dans la surveillance faussement débonnaire de chats sur leurs souriceaux de villageois. Les ruelles tor­ tueuses évoquant bien entendu les frais tentacules… du chat. De fait, les sanctuaires irradient leur fraîcheur dans l’ombre des passages étroits. En zone de plaine, la réalisation tentaculaire le cède à une visualisation biolo­ gique. La ville s’étend par absorption des corps étranger, par l’élimination des banlieues. Las Angeles ou Edmonton – que nous avions des airs visua­ lisé en rutilante crêpe 3 –, ne peuvent, faute d’une adéquate géographie et tradition urbaines, être ni pieuvre ni poulpe. Dans l’abandon, telle Ura­ nium City 4 (Saskatchewan) ou le Bronx de New York, poulpes et bactéries dessèchent et retournent plus ou moins à la terre, l’organisme n’étant plus alimenté. Nombre d’écrivains ont « métaphorisé » sur la ville (Hugo, Bal­ zac, Zola), interrogeant les métaphores du corps, ont évoqué des rythmes internes lorsque le monde de l’emploi vient périodiquement emplir les rues et les transports en commun, par assimilation à la circulation du sang, sans trop s’interroger sur sa qualité. Mais il ne s’agit pas de rythmes, mais de périodicités, qui s’estompent ou disparaissent en fin de semaine, en été, ou lors d’événements collectifs marquants. Les métaphores et ima­ ges sont ici d’autant plus faciles qu’elles ne reposent que sur les transposi­ tions du narrateur. Faute d’en avoir perçu le regard, l’œil « presque humain » du poulpe géant est ignoré, figé dans la pierre, immobilisés, ses tentacules ne peuvent plus guère que s’étendre sans retour, par analogie avec les veines du charbon et des minerais qui « poussent » dans la terre à l’image des racines. Il a perdu sa mobilité par contractions filées, il digère désormais sans spasme. Pour être séduisant, les rythmes des villes ne sont pas toujours éclairants. R YTHM E BIOLOGIQUE ET EXPRESSION MUSICALE Les définitions du rythme reflètent ces confusions et réunissent ces appropriations en une notion étendue : Le Robert l’assimile à un « mou­ vement au bruit régulier, périodique, cadencé », tels le rythme des vagues et le rythme cardiaque. Il en avait préalablement donné une première défi­ nition : « Distribution d’une durée en une suite d’intervalles réguliers, ren­ due sensible par le retour d’un repère et douée d’une fonction et d’un caractère esthétique ». Cette définition, écho réévalué de celle de Larous­ se : « Dispositions symétriques et à retour périodique des temps forts et des temps faibles dans un vers, dans une phrase musicale etc. », est étroi­ tement liée à la composition musicale. L’idée de symétrie a cependant été abandonnée, car l’insertion d’une spécularité dans le rythme implique né­ cessairement son abolition. Cette mention de la symétrie en tant que com­ posante du rythme est révélatrice dans la mesure où elle implique 3 Cf. notre « Espaces et mentalités dans l’Ouest canadien », in Espaces publics, espaces privés, enjeux et partages, Paris, L’Harmattan, 2004, pp.159­78. 4 Petite ville champignon qui, son minerai cessant d’être précieux, désertée, s’abolit.
4 Rythmes et sociétés 5 l’adhésion à une notion de la composition musicale issue de l’art de la fu­ gue et du contrepoint Un autre détail mérite d’être souligné concernant la « cadence » men­ tionnée dans Le Robert, évocatrice cependant du « pas cadencé » et des cadences de production. Larousse précise que dans le domaine musical « Le rythme, qu’on appelle aussi cadence, est l’effet obtenu par la succes­ sion des temps forts et des temps faibles ; il résulte, en outre, de l’ordre plus ou moins symétrique des sons musicaux, du point de vue de la durée et de l’intensité ». Il semble bien que, techniquement, la dite symétrie cor­ responde rigoureusement à la répétition périodique des temps et des inten­ sités, et que cette référence à la symétrie soit un leurre. On notera, cependant, que jusqu’à Beethoven, la cadenza désignait dans un concerto une durée de libre improvisation : le virtuose ayant la possibilité de briller par les facettes de son talent, en s’écartant des suggestions du texte au gré de son inspiration. Fluidité interstitielle en liberté, le rythme/cadenza, en dépit de Larousse, peut désigner une vacance du rythme fort, dans l’expression divergente et complémentaire des expressions de l’Ordre. Cependant, l’idée paradoxale de symétrie dans l’art musical repose sur une réalité rythmique physique dans la mesure où co­existent temps forts et temps faibles, rythmes binaires (forts) et ternaires (faibles), rimes masculines et féminines. Il convient ici de rappeler, à la suite du Robert qui cite Du Bellay, qu’au XVIe siècle, rythme et rime pouvaient être syno­ nymes, qu’ils pouvaient donc être forts (stables) et masculins, ou faibles (instables) et féminins. On évoquerait ici volontiers le parallélisme des textes de Jean Paul et leur projection musicale dans les Carnavals de Schumann, dont la structure illustre admirablement cette gémellité ryth­ mique en spécularité. La notion de symétrie dans le rythme est donc d’ordre structural, et ressortit aux théories des contraires, constitutives des visions du Monde et des sociétés. On peut légitimement inférer que le rythme correspond potentiellement à la dualité contraire des formes du chaos et de la Création. R YTHM ES ET CONTRAIRES Ainsi pouvons­nous désormais poser, dans le cadre des mentalités, la coexistence de rythmes « fermes », binaires­stables­masculins, et de ryth­ mes « fluides », ternaires­instables­féminins. Ce faisant, nous retrouvons le dualisme bergsonien sur le temps et la durée, les dilemmes de la cons­ cience et de la libido, les fuites du réel quantifiable, le corps et l’âme, la persona et l’anima, puis l’anima et l’animus positif et négatif selon Jung, les métaphysiques des gémellités complémentaires, le yang et le yin, les hybridations mythiques (dragons, sirènes, Quetzalcóatl…). On recoupe ici les dichotomies du jour et de la nuit, du bien et du mal, le manichéisme des morales de l’Ordre et du « dés­Ordre », les grandes querelles idéologi­ ques, les traités sur la discorde et l’union, la sagesse et la folie 5 , les dis­ tinctions pascaliennes sur l’esprit de géométrie ou de finesse, le beau et le laid, les conflits des pouvoirs, les dissensions familiales, les équivoques du pragmatisme et des intuition britanniques, etc. Autant de points de départs et d’arrivée d’autant plus discernables que l’analyste a pris soin, dans la plupart des cas, de les dévitaliser, de ne considérer que leur « aspect » cli­ nique figé, « ex­centrique », outrancièrement extrapolé et d’autant plus 5 On peut consulter sur l’exploitation des « contrariétés » théologiques à des fins polémiques, le curieux ouvrage de Carlos García, La Oposición y Conjunción de los dos grandes luminares de la Tierra, o Antipatía de los Franceses y Españoles (1617), dans le texte de notre édition critique (Edmonton, Alta Press, 1989) ; et notre article « Utopiques et transactions de l’Ordre dans la Satyre ménippée », in Parabasis 7, Utopie et fictions narratives, Edmonton, Alta Press, 1994, pp. 49­67.
5 6 Michel L. Bareau aisé à circonscrire qu’il s'éloigne de la fluidité complexe de la vie. Dans la mesure où les terrains d’action des rythmes se situent entre ces points ex­ trêmes, ils échappent naturellement aux analystes des apogées qui, s’ils n’avaient annulé le mouvement, auraient préservé les rythmes permanents insérés dans l’alternance même de ces extrêmes. Cette énumération au demeurant fort incomplète, aura au moins le mérite de montrer combien la structure de la « contrariété » gère la pensée consciente dans la plupart, sinon tous, les domaines. Quelques exemples vont nous permettre de pré­ ciser cette perspective. Chez les Mayas, le Monde était plutôt carré, symbole de la stabilité 6 que Jung désigne sous le vocable de quaternité. Sur cette géométrie inva­ riable reposent les pyramides, les temples, les palais et l’habitat. « Ferme­ té » rythmique qui est compensée, « contrariée », par les représentations stylisées « fluides » du jaguar et du serpent à plumes (feu, air et eau). A la géométrie symbolique de la stabilité des savants mathématiciens et astro­ logues, se superposent les forces éminemment adaptables et mobiles du vivant saisi dans son mouvement. Flèche animée de Zénon, cette synthèse des rythmes complémentaires est tout particulièrement illustrée dans les représentations de Quetzalcóatl, symbole chthonien et divinité de l’air et de l’eau, qui naît et renaît, imposant aux hommes son omniprésence épi­ sodique cosmique. S’opposant aux quaternités des rythmes écrits dans la pierre, répétition unitaire d’une stylisation qui, par ses jeux symboliques ordonne la vie sociale et intellectuelle. Quaternité renforcée par les répéti­ tions obsédantes du motif stylisé du grain de maïs en proie aux représenta­ tions d’une fixité mouvante, dans un compromis oscillant du cercle au carré, de la courbe à la droite, du fluide au solide 7 . R YTHM ES ÉLÉMENTAIRES ET « CONTRARIÉTÉ » Le George R. Gardiner Museum of Ceramic Arts de Toronto conser­ ve un plateau précolombien, aztèque, représentant un serpent lové aux alternances savamment calculées noires et blanches. Le paradoxe esthéti­ que réside dans le fait que cette représentation figée dans la matière, par le jeu rythmique des écailles géométriques, est perçue comme étant doué du mouvement continu d’un serpent se lovant à perpétuité. Fusion cosmique des éléments de la fermeté tellurique et de la fluidité des liquidités de l’air. Intrusion paradoxale de l’humain dans ses figurations déshumanisantes de la matière, mais dont les stylisations obsédantes et rythmées imposent une perception du retour au vivant. Les figurations du vivant figé dans la matière trouvent également une saisissante illustration dans les compositions imbriquées de terre cuite, dont l’assemblage par unités rectangulaires en ronde bosse rythme le re­ présenté. Le Royal Ontario Museum conserve un magnifique panneau mural d’époque babylonienne, dont la contemplation engendre un doute existentiel, car il devient aléatoire de déterminer si la figuration léonine de céramique jaune et verte appartient au mur rythmé, où si ce dernier n’est qu’une anomalie due au procédé de fabrication. Une « aberration » s’instaure dans la mesure où l’observateur ludique reste suspendu entre deux ordres de perceptions : les courbes contrariant les lignes droites, le figuratif fluide du vivant animal et du végétal renforcé par les vibrations de couleurs vives, offrant un violent contraste avec la structure mécani­ que, abstraite et aveugle de la brique, qui impose à la fluidité du vivant son rythme neutre et obsédant. Synthèse cosmique et esthétique dont la 6 7 Jean Chevalier, Dictionnaire des symboles, Paris, Laffont, 1969. Raphael Girard, Le Popol­vuh, histoire culturelle des Maya­Quichés, Paris, Payot, 1954.
6 Rythmes et sociétés 7 résolution ordonne le tellurisme et intègre le figuratif animal dans un rythme rectiligne qui en est l’absolue négation. Les œuvres d’art grecques, romaines, égyptiennes et portugaises confirment ce phénomène ludique du vivant se déprenant du chthonien et s’y intégrant, en simultanéité. Les créatures de briques enserrant le vivant, dans L’Art de la conversation de Folon, participent d’un jeu esthétique identique. Ce qu’il nous semble intéressant de souligner est que l’ambivalence de ces représentations inscrites dans la matière, détermine, lors du phénomène de leur perception, un rythme au second degré car, de même que Bergson décrivait la formation du concept d’infini, ou de néant, comme un va­et­vient répété et de plus en plus rapide de l’esprit entre deux points 8 , de même, la perception esthétique ressortit, ici, à une activité ludique au cours de laquelle l’esprit, passant de l’Ordre au « dés­Ordre » et vice­versa, cède à un rythme en accélération de la perception qui seul, de la coexistence à la coïncidence, permet une prise de conscience globale des deux ordres esthétiques, dans une fusion temporaire des deux princi­ pes cosmiques de la contrariété. Le Moyen Orient offre des palais et des mosquées dont la géométrie conjugue courbes et lignes droites : murs d’enceinte rectilignes, fondations à angles droits, mais coupoles et successions d’arcades ajourées. Les rythmes des cloîtres et des cours intérieures sont soutenus par les répéti­ tions à l’infini de voûtes reposant sur de fins piliers. A la juxtaposition du ferme et du fluide s’ajoute une décoration en arabesque, grilles végétali­ sées du ferme en fluidité, rythmes de motifs répétés sur un espace clos ordonné de courbes et de segments rectilignes, qui habillent la pierre d’un végétal symbolique souvent peuplé des créatures de la terre et des airs. La composition en arabesque et en arbre de vie n’exclut pas la configuration de créatures mythiques, éventuellement perçues au niveau de l’inconscient, réinsérant ainsi dans la géométrie esthétique, la fluidité des hantises récur­ rentes de l’être agonique. En outre, palais et mosquées ouvrant sur des jardins, où arbres, fleurs et animaux domestiques sont bien réels, les re­ présentations pétrifiées des arabesques et des chapiteaux reflètent, figé, le mouvement des configurations élémentaires du vivant. Quant à l’être hu­ main, il crée et anime, dans son déplacement et par ses perceptions, les reflets de l’univers et les figurations de ses hantises, suivant les structures multiples et changeantes inscrites dans son espace mental. Toutes observa­ tions que l’on retrouvent également en Occident. L’Extrême­Orient tectonique insère dans la fermeté des structures ver­ ticales de ses temples, des angles conjuguant horizontales et obliques qui, ornées et relevées, courbent le rectiligne, lui faisant ainsi épouser la fluidi­ té de l’eau et des êtres, le tout intégré dans un jardin aux courbes savantes qui domestique le végétal et les caprices de la pierre. Par la répétition ef­ fective de ses critères, cette mise en ordre du chaos naturel implante un rythme de l’immanence qui impose ses contraintes sociales, mentales et esthétiques à l’être humain. En Inde, au Cambodge et en Indonésie, d’autres temples fondent un rythme en apparence contraire aux précé­ dents, car, chthonien dans son surgissement tellurique, le « ferme » ou so­ lide géométrique se fluidifie par l’accumulation de structures en « pains de sucre », pétrifications sur lesquelles s’amoncellent les représentations du vivant. Structures du chaos, leur récupération au profit des mentalités s’effectue suivant une arythmie en symbiose avec les hantises agoniques, avec les facettes « fluides » des mentalités. 8 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1954.
7 8 Michel L. Bareau L’Europe du Moyen Age dépend d’une structure défensive alternée de murs rectilignes et de rondes et massives tours de créneaux rythmées 9 . La cathédrale impose sa masse tellurique, l’imposante symétrie ornée de ses tours, ses cheminements de cloîtres, ses arrondis d’absides et de rosaces, et ses structures architectoniques intérieures tristement fonctionnelles, égayées de quelques chapiteaux, bas­reliefs et gargouilles pour l’Europe du nord. Rythme des nefs dénudées, seulement ponctuées d’arcades mi­ rondes, mi­rectilignes ; puis le roman s’aiguise dans une ogive qui, dans le flamboyant, retrouve une fluidité moyen­orientale, sinon byzantine. Ce­ pendant, à la confluence européenne du Japon, de l’Inde, du Moyen Orient et de l’Afrique, sur les lourdes colonnes du XVe siècle croissent des florai­ sons et des représentations qui évoquent les arabesques et s’inspirent d’un grotesque néo­latin : les chefs­d’œuvre manuélins de Batalha et du monas­ tère des Hiéronymites de Lisbonne s’emparent du gothique finissant et en recouvrent l’ordonnance rythmique du désordre apparent de leurs symbo­ les, sans cependant éclipser les apothéoses du chaos systémique des tem­ ples indiens. Plus proche de nous, l’art de la pierre fin XIXe et début XXe, découpe de fines ciselures qui font du lapidaire un joyau de fluidité de l’Art Nouveau ; à Vienne, les tournoiements des Strauss s’inscrivent dans les arches de pierre ; à Paris et Nancy, Lalique et Baum figent dans leur pâte de verre les évanescences translucides de la lumière ; à Barcelo­ ne, Gaudi tente une synthèse des formes d’art traditionnelles et contempo­ raines, où la ciselure recouvre les sources chthoniennes. Tributaire du Moyen Orient et portée par un essor économique et culturel en expansion continue, l’Italie de la Renaissance impose un ryth­ me nouveau dans la réunion, ou juxtaposition, de ces lignes antagonistes. Les galeries marchandes des villes médiévales convertissent leurs lourdes voûtes inégales au rythme des ordres et le cloître devient palais vénitien. Au XVIIIe siècle, une recherche d’unité rythmée dans l’espace par la ré­ pétition d’un même élément, engendre les galeries du Palais Royal, aban­ donnant le rythme (l’ordre) ancien de pierre et de brique alterné de la Place Royale. Puis, une ordonnance à l’italienne imposera aux Tuileries de froides galeries d’arcades romanes, haut perchées sur un jeu de tristes co­ lonnes, créant une perspective accrue par le rythme de ses répétitions. Nous assistons à travers l’Europe à la mise en ordre d’une fluidité sans cesse « contrariée » par la résurgence, continuelle et variée, d’une tendan­ ce que l’on désigne sous le terme aussi général qu’imprécis de baroque. Le sourd enfermement de la fluidité se traduit par une répression, au nom des canons de l’esthétique, de la liberté d’expression du « dés­Ordre » inhérent au chaos initial. Le vivant s'est coulé dans les rythmes vécus des artifices appris. R YTHM ES STRUCTURELS DU QUOTIDIEN S’il est aisé de déterminer les rythmes de l’Ordre, que ce soit en archi­ tecture, en politique ou en littérature, où la rhétorique et la métrique versi­ fiée nous fourniraient des exemples à l’infini, il est en revanche plus difficile d’admettre que les formes du chaos obéissent à des rythmes inter­ nes propres à une esthétique du « dés­Ordre ». Les méandres de la fluidité, les retours et détours de la pensée, l’imagination incontrôlée par le Pou­ voir, les séductions du Mal symboliquement lovées autour de la fermeté du tronc, dénotent l’existence de subtils rythmes internes, qui se laissent de­ viner dès que l’on écarte les contraintes exercées par les impositions de la pensée bourgeoise européenne. Analyse d’autant plus complexe que 9 Il n’est pas jusqu’au château de Chambord, tant célébré pour son élégance à l’italienne, qui ne participe d’un plan de forteresse.
8 Rythmes et sociétés 9 l’esthétique de l’Ordre s’est emparée des fluides séductions du grotesque, consolidant ainsi, par les biais des « contournements », son emprise sur les consciences collectives. On pourrait à la rigueur estimer que le cinéma et la télévision partici­ pent de l’exploitation technique d’un rythme accéléré par le déroulement de la pellicule ou par le balayage répétitif des spots sur l’écran cathodi­ que. Mais ce rythme technologique n’est pas perçu. En revanche, la télévi­ sion est source de rythmes lorsque ses représentations se confondent avec les habitudes de vie ; les angélus d’autrefois sont remplacés par les routi­ nes contraignantes des Informations ou par celles de programmes régu­ liers. Par leurs réitérations et périodicités, ces éléments de consommation exercent marginalement une fonction rythmique, mineure dans la mesure où elles engendrent des répétitions d’actes découpant des tranches d’activités quotidiennes dans les contraintes d’un temps ordonné. Le contenu perçu serait autrement signifiant, mais les rythmes n’y sont guère présents, seule semble dominer la nécessité de faire passer le message dans la durée d’attention moyenne et avant que le récepteur ne décroche. R YTHM ES MARGINAUX ET PUBLICITÉ Par leurs insistantes répétitions, qu’elles suscitent plaisir abrutisse­ ment, écœurement, colère ou indifférence, les publicités sont sources de rythmes mineurs, temps faibles ou forts des programmes, leurs formes imposent, tels les clowns de Bergson, un martelage – matraquage, décrit­ on – sons et images créateurs de rythmes internes dont l’influence sur les comportements n’est plus à démontrer. Il y a une fascination certaine dans les défilements d’affiches apposées dans les tunnels, murs, routes, stations ferroviaires et métros. Phénomènes répétitifs au cours desquels le percep­ teur tente de contrôler, contrarier, le mouvement qui l’entraîne, afin de « fixer » dans son immuabilité l’objet que sa fuite déforme : le ferme de­ venant fluide, et le percepteur ne pouvant résister à la tentation rééquili­ brante de le raffermir. Succès publicitaire assuré par la répétition du même motif, et accru même lorsque l’affiche invite le spectateur à plonger dans le jeu d'une perspective à l’infini, ainsi des quatre peintres ripolins, chacun peignant sur le dos de l’autre un message publicitaire identique, inéluctable invite à se fondre dans le ludisme des miroirs réfléchissant à l’infini une même image. L’effet ripolin du début du siècle (1913), qui a marqué une génération bien plus profondément que toutes les « mises en abîmes » de la critique littéraire postérieure, affichait la « fermeté », ou stabilité de la quaternité figurative. L’effet Salignac l’évinça quelques dé­ cades plus tard par l’imposition d’un non­figuratif que pourraient avoir inspiré Matisse et Walt Disney. Lorsque la petite vache Monsavon (une vachette rose cernée de noir sur fond sombre et littéralement issue d’un pain de savon) envahit les murs, la réaction populaire initiale fut généra­ lement celle du refus, au nom de la logique irréfutable d’une fermeté sécu­ risante : les vaches donnant du lait et non du savon. En outre, celle­ci ne ressemblait pas à une vraie vache, son tracé, quoique parfaitement res­ semblant dans sa stylisation, s’éloignait trop du figuratif et de l’image coutumière d’une hilarité qui, pour être bovine, n’en était pas moins soli­ dement établie, médiatiquement, par « La vache qui rit ». Puis, vint l’accoutumance, et la gentille vache de Salignac fut adoptée du public, réalisant dans l’ordre de la perception publicitaire la coexistence antago­ niste du solide et du fluide. Ce qui avait provisoirement déstabilisé la perception du public entre ces deux effets, était certes leur complète opposition, évidente sur les plans du graphisme, du choix et de l’emploi des couleurs, mais surtout,
9 10 Michel L. Bareau implicitement, la constatation du fait que le non­figuratif avait droit de cité dans l’art publicitaire. Il est cependant un élément déterminant et plus insidieux que nous aimerions mentionner : l’effet Ripolin qui, par son gra­ phisme précis, décrivait une « soudure » humaine, évoquait la fabrication des petits soldats de plomb, les quatre peintres étant soudés l’un à l’autre par un lien de continuité, qui était le pinceau du suivant. Un slogan parti­ culièrement iconoclaste a ultérieurement affirmé : « Les Républiques pas­ sent, la peinture soudée reste! ». Réitération à l’infini d’un même chaînon, reproduction télescopique en crescendo ou en decrescendo d’un être uni­ que, la spécularité de l’effet Ripolin n’impliquait cependant ni symétrie ni contrariété, malgré ces deux voies alternées, son rythme mineur était im­ placablement balisé dans la continuité d’un même acte illustré dans sa répétition. L’effet Salignac, lui, s’est inscrit dans le cadre d’une perception de la fluidité aux contours non rectilignes et aux cernes ombrés. D’un effet à l’autre, le monde s’est inversé, de l’argument sombre sur fond clair et aux ombres portées, on est passé aux clairs aplats provocants sur fond obscur. La soudure ripoline, toute mécanique et sidérurgique, s’est vue remplacée par l’exposition d’une synthèse, par le soupçon d’une transmu­ tation possible, de l’animal en objet, et vice­versa puisque l’essence va­ chère/laitière, était supposée être passée dans le savon, lequel conservait ces qualités uniques pour passer à son tour chez le consommateur. Nous sommes ainsi revenus aux formes rationalisées du « dés­Ordre », à la conscience d’une chaîne ininterrompue des êtres, au grotesque existentiel. C’est, croyons­nous, cette implication pythagoricienne 10 qui, au niveau de l’inconscient collectif, à créé l’impact publicitaire le plus profond, et rou­ vert aux mentalités les portes d’une fluidité estompée par les rythmes de l’Ordre imposés R YTHM ES ET M ENTALITÉS De même que l’ouvrier­machine chaplinesque des Temps Modernes, l’homme liturgique vit les cycles rythmés de ses rites. L’un et l’autre pour­ suivent une même quête : atteindre la félicité, par une libération des contraintes terrestres pour le premier, des obligations du travail pour le second. Fortement enracinés sur Terre, ils rêvent d’un « ailleurs » allégé des tares chthoniennes. Ils ont leurs chaînes et par leur bonne conduite et travail, dans le cadre de l’Ordre attendent d’être récompensés, libérés de leurs chaînes. Les « mérites » s’accumulent : tant d’âmes, tant de pièces et, suivant les humeurs capricieuses du patronat, ils aspirent à être « choi­ sis », cités en exemple, à devenir un modèle de perfection prolétarienne conforme au mythe présenté par le Pouvoir, ou une sainte personne en attente de béatification. Ici, le taylorisme rejoint une liturgie dont les rites et les cadences forment les chevilles ouvrières : la perfection des premiers endort modérément l’esprit, les contraintes des secondes l’abrutissent momentanément ou durablement. On le voit, les rythmes contraires de l’Ordre peuvent exercer sur l’être agonique une action fort similaire. Le réveil escompté ou redouté est une réflexion du « dés­Ordre », une « dé­ conversion » ou une révolution prolétarienne, finalement, une arythmie. Si le rythme des colonnades repose sur des critères d’uniformité, pour l’être humain il se concrétise par l’uniforme tout court, émanation particu­ lière de l’Ordre. Autrefois signe d’appartenance à une maison noble ou royale, c’est de nos jours le signe de l’abolition de l’individualité, d’une mise en moule de la morale du Pouvoir. L’uniforme entraîne un compor­ 10 Cf. notre « Spécularisations et rêveries éveillées II : les États et Empires de la Lune (1657) de Cyrano de Bergerac », (à paraître dans Utopia : 2008).
10 Rythmes et sociétés 11 tement et une adhésion absolue à la mentalité communautaire, soit l’adhérence aux rythmes communs. Le lexique courant est dépourvu d’ambiguïté : troubler l’ordre établi ; mettre bon ordre ; le respect – le maintien, les gardiens – de l’ordre ; recevoir les/des ordres ; un ordre de payement ; l’ordre du jour, défiler en ordre serré... Dans ce contexte, l’individualisme, tel perçu comme une tentative d’arythmie perpétrée par l’esclave brisant ses chaînes, s’aliène de la contrainte des rythmes de l’Ordre, s’auto­excommunie. L’expression « sortir du rang » en acquiert un caractère particulièrement euroborique puisqu’elle désigne la prise ho­ norable de chaînes plus lourdes, une fausse échappée dénonçant une réin­ sertion volontaire dans le rythme sécuritaire. Si l’Ordre a besoin d’ostentation tectoniques, il lui faut aussi présenter ses créatures, en dis­ poser l’eurythmie dans son espace : la puissance militaire se marque par d’imposants défilés aux pas d’automates soigneusement étudiés. Indivi­ dualités abolies, ces éléments fondus dans un tout rythmique, le Pouvoir feindrait de vouloir les étendre jusques aux portes de l’univers. La musique militaire a ceci de particulier qu’elle vise simultanément à l’abrutissement des esprits par le martèlement rythmé des caisses, et au réveil de son agressivité par les stridences conjuguées des cuivres et des bois, conditions peut­être nécessaires à l’héroïsme militaire. Autrefois os­ tentation de prestige et d’apparat, le soldat est de nos jours assimilable à une unité rythmique répétitive, non signifiante car interchangeable, un ob­ jet statistique, un anonymat médiatisé. L UDISME DES RYTHMES ET DES SONS Si les rythmes martiaux du pouvoir sont binaires – on les retrouverait tant dans les marches et les défilés que dans l’affirmation machiste du tango argentin –, ceux de la divergence reposent sur trois temps, à la re­ cherche de l’équilibre en perdition du temps précédent. Ce rythme du « dés­Ordre » intrusion antithétique de l’anima dans la re­création ordon­ née du chaos initial, tourne à la recherche d’une quaternité dans le désé­ quilibre conjugué des valses viennoises, spirales tournoyantes des récréations du Pouvoir. Pour le claveciniste, « jouer en grotesque » revient à fausser le rythme établi en imposant un élément de retard sur un temps donné, soit créer une situation rythmique de déséquilibre par rapport à la mesure bien posée. Le fameux rubato de Chopin, est un élan de liberté et fantaisie dans un contexte mesuré. Le prosaïsme du vivant revient insérer une précarité, une fragilité, le jeu du risque en déséquilibre, dans une composition normalisée. Ici encore, nous retrouvons la coexistence du ferme et du fluide, du martial au grotesque, en coïncidence dans la maîtri­ se des rythmes ternaires, réduction ludique du masculin au féminin. L’intraduisible n’en existe pas moins dans la rêverie du poète, les rythmes des mazurkas de Chopin feraient d’une ballerine un pantin si la chorégraphie n’en trahissait la vision colorée et le mouvement esthétique. Ici l’inspiration du poète, souvent portée sur les ailes d’une rêverie moyen­ orientale, échappe au rythme imposé. Si l’écriture d’un Schumann reste dominée par une anima parfois laborieuse dans ses métamorphoses en animus, Chopin, lui, écrit naturellement au féminin, plaquant la fluidité de ses chromatismes aux savantes dissonances, sur les ressources infinies des rythmes ternaires. Les recherches d’Alexandre Braïlowsky ont démontré l’étonnante flexibilité de ces rythmes ternaires chez Chopin, car un rythme interne, tel un mythe personnel, transcendant les formes et l’harmonie, fait que le poète reste immuablement lui­même dans toutes les mutations intel­ ligemment proposées aux rythmes de son texte. Satie et Mompou avaient tenté, sans grand succès, une abolition partielle du rythme, tandis que les
11 12 Michel L. Bareau recherches en musique concrète d’un Varez le libérait de ses carcans ryth­ miques répétitifs. Bartok en intègre les raffinements dans ses transposi­ tions du folklore magyar ; Stravinsky le traite sous forme d’unités structurelles aux pulsations individuelles dans ses représentations des my­ thes russes et dans la sauvagerie du Sacre ; Honegger transpose le souffle altéré d’une terrifiante mécanique ; Prokofiev lui confère une forte priorité rythmique faisant passer dans les accords en batteries, ses audaces har­ moniques. A l’inverse, nombre de compositeurs ont réduit le rythme à un rôle su­ balterne par rapport à la mélodie et à l’harmonie. Mais si les métamor­ phoses du rythme sont finalement limitées, elles ne s’adressent cependant pas aux masses qui composent et déterminent l’évolution des mentalités. Pour ces dernières, l’affirmation rythmique repose sur la répétition im­ muable d’un motif unitaire, sur lequel repose un discours en voie d’articulation. La recherche vocale y est caractérisée par l’exploitation de sons issus d’une expression émotive, ou par le traitement de sonorités ti­ rées du réel, ou électroniquement recréées, synthétisées. Ainsi retrouve­t­ on paradoxalement, dans le registre contestataire, la ferme imposition des rythmes du Pouvoir. Ici, l’expression de la fluidité pêche quelque peu en eau trouble. On remarque aussi avec intérêt que l’exploitation des sons naturels, mécaniques ou animaux, qui inspiraient la musique de la Renais­ sance, n’est pas absente de la musique rock et des « blues », non plus que du « western » en voie de création, tous éléments qui confirmeraient notre schématisation sur la rythmique et les mentalités. Gershwin en représentait peut­être la séduisante synthèse. C ONCLUSION En dernière analyse, sons, couleurs et matière ne sont que jeux d’ondes animées de rythmes particuliers, tels que les dominèrent, suppose­ t­on, Amphion, Orphée et Apollon. Après tant d’autres, Luis de León avait célébré l’harmonie de l’univers centrée sur son Créateur. Plus tard, Stra­ vinsky estimera que la musique institue un « ordre des choses entre l’homme et le temps 11 ». L’Ordre universel et la pensée ne faisant qu’un, les rythmes de la Création et ceux des sociétés ont souffert une élaboration simultanée. Ce rythme­Janus, composé du ferme et du fluide, de la stabili­ té et de l’insécurité, tire son existence des mythes fondateurs qui en décri­ vent les deux principes moteurs : le Chaos, suivi de l’imposition de l’Ordre divin. Mais le principe du « dés­Ordre » n’ayant pour autant cessé d’exister, les sociétés doivent d’autant plus admettre la coexistence avec les composantes « ordonnées » que ces principes contraires sont issus des mentalités qui régissent ces mêmes sociétés. Les rythmes dont elles parti­ cipent ont donc qualité d’existence par une transaction permanente entre les deux principes fondateurs. Il semble que les brisures de rythmes, ou la prépondérance prolongée de l’un au détriment de l’autre, engagent généra­ lement un processus de déstabilisation préjudiciable à la survie des socié­ tés concernées. Ainsi le rythme est­il avant tout un fait d’expérience, physique et/ou psy­ chique, individuelle ou collective. Fait d’expérience, il est étroitement lié aux mentalités. Sa fonction structurante du quotidien le situe dans la durée plutôt que dans le Temps. En effet, les routines pèsent plus lourd dans les comporte­ ments, que l’appréciation du concept du « Big Bang », ou la conscience aigue d’une expansion de l’Univers. En revanche, tant que s’imposent les alternances 11 Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Paris, Éditions Denoël, 1962, p. 87. Cité par François Sulger, « L’Ineffable esthétique musicale », in Parabasis 3, Illusion esthétique I, Edmonton, Alta Press, 1993, p. 236.
12 Rythmes et sociétés 13 du jour et de la nuit, il est difficile d’interrompre, par exemple, la succession des rites privés entourant la prise de café matinal 12 . 12 Michel Bareau peut être rejoint sur sa messagerie : [email protected], ou sur le site Alta Press Inc.
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