Revue Politiques04

Transcription

Revue Politiques04
A la recherche d'un modèle praticable
Politiques, Revue de débats, Dossier : Développement durable ou décroissance ? Juin 2004, p 53-54
"Objectif décroissance"
Test : "Vous partez en vacances. Réponse A. En voyage organisé, au Cap-Vert. Vous partez
faire du jet-ski et vous êtes sûr d'avoir du beau temps. Réponse B. En Bolivie. Vous prenez
l'avion pour faire du "tourisme éthique". Réponse C. A vélo, faire le tour de la Drôme ou du
Portugal".
Ce test sommaire et ludique, fait partie d'une douzaine de questions figurant dans le récent
manifeste Objectif décroissance, publié en France1. Un maximum de réponses de type "A",
serait sensé révéler l'absence de préoccupations du répondant pour les impacts écologiques de
ses activités. Mais la distinction plus fine soulignée par les auteurs, se situe surtout entre des
réponses de type "B", "développement durable", et C. "décroissance soutenable".
En simplifiant (beaucoup), les réponses correspondant au développement durable seraient,
selon les auteurs, trop aisément porteuses d'une bonne conscience à bon compte, trop peu
efficaces par rapport à l'importance des enjeux. Elles font la part trop belle à la poursuite d'un
développement étroitement économique, moyennant certaines corrections qui ne corrigent en
fait pas sa trajectoire fondamentale.
Avec la décroissance soutenable de quoi s'agit-il alors ? Avant tout d'un engagement à réduire
les impacts écologiques "insoutenables" générés par la civilisation occidentale sur la planète.
Non pas corriger, stabiliser, mais réduire activement. L'exemple de loin le plus massif à
l'appui de cette motivation se situe dans les rapports de notre société avec les formes
d'énergie. Pour espérer limiter les changements climatiques qui s'annoncent, ce n'est pas
seulement une réduction de quelques pour-cents des émissions de gaz à effet de serre qui est
nécessaire sur 20 ans (à savoir le protocole de Kyoto, ô combien difficile à respecter
pourtant), mais bien une réduction de l'ordre d'un facteur 10, pour les pays développés sur
quelques décennies. Implications extraordinaires donc, que certains tenants de la décroissance
soutenable adoptent avec radicalité, jusqu'à prôner par exemple une limitation forte des
déplacements individuels, du commerce de marchandises, de l'industrialisation, etc.
Une longue tradition écologiste
Replacé dans la perspective un peu plus longue de l'écologie (mais courte à l'échelle des idées
de l'économie), le mouvement pour la décroissance soutenable reprend des thèmes et des
propositions en débats depuis la fin des années 602. Le moment le plus marquant dans cette
tradition est le Rapport au Club de Rome de 1972, Halte à la croissance ? (Limits to growth),
où étaient projetées pour le 21ème siècle la poursuite des tendances du développement des 20
"glorieuses" (années 50 et 60), aboutissant à des prévisions d'effondrements catastrophiques,
du fait de la raréfaction des matières premières, de l'alimentation, de l'augmentation des
pollutions, selon différentes combinaisons possibles. Conclusion : sous l'inspiration d'un
économiste "écologique" encore très influent de nos jours, Herman Daly, la croissance
économique est chose à éviter et l'état stationnaire l'objectif à rechercher. Ce modèle
fortement régulé, prône la diminution et la stabilisation des principaux "flux" sociaux, c'est-àdire de population, de production et de consommation. Le travail serait limité, les gains de
productivité utilisés non pas pour investir et faire gonfler la production et la consommation,
1
2
Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse , ouvrage collectif, Editions Parangon, 2003.
Pour plus de données et d'analyses sur l'historique des enjeux du développement durable, voir E. Zaccaï, Le développement
durable. Dynamique et constitution d'un projet, PIE-Peter Lang, Berne-Bruxelles, 2002. Plus spécifiquement sur les limites
terrestres voir l'article sur http://www.revue-ddt.org/dossier001/D001_A02.htm
1
mais pour augmenter la qualité de la vie, ainsi que pour une satisfaction équitable des besoins
de tous.
En France, l'oeuvre de André Gorz dans les années 70, paraît aujourd'hui bien proche des
analyses et propositions du mouvement actuel pour une décroissance soutenable (pour ne pas
parler d'auteurs de BD comme Gébé ou Reiser, issus directement de Mai 68). On voit par
exemple sous la plume de Gorz qui commente Halte à la croissance ?, apparaître une
référence à une figure de proue du mouvement actuel : "Un seul économiste, Nicholas
Georgescu-Roegen, a eu le bon sens de constater que même stabilisée, la consommation de
ressources limitées finira inévitablement par les épuiser complètement, et la question n'est
donc point de consommer de plus en plus, mais de consommer de moins en moins (…) C'est
cela le réalisme écologique" C'est en effet au travail de N. Georgescu-Roegen que reviennent
souvent des références en France (par exemple chez Jean-Marie Harribey ou René Passet)
pour une tentative (dans les années 70) de réinsertion de sa discipline dans le monde vivant,
en insistant en particulier sur l'énergie et l'entropie. L'économie devrait devenir pour
Georgescu-Roegen, une science du vivant, une bioéconomie, ce qu'on appelle aujourd'hui
plutôt une économie écologique ou environnementale.
Par ailleurs, dans "décroissance soutenable" l'adjectif pourrait être interprété de différentes
façons. En particulier faire en sorte (soutenir) que ce projet à contre-courant des évolutions
des deux derniers siècles ne s'accompagne pas d'effondrement social, mais au contraire
d'améliorations pour l'humanité. D'autres versions utilisent aussi le terme décroissance
conviviale. "Aménager la décroissance signifie, en d'autres termes, renoncer à l'imaginaire
économique, c'est-à-dire à la croyance que plus égale mieux" explique un site à ce sujet3.
Le problème reste entier
Il est frappant de constater que le problème de la non compatibilité entre la poursuite et la
généralisation du développement occidental d'une part, et des équilibres écologiques de l'autre
continue à ne pas être résolu. Certes des progrès ont été accomplis depuis les années 60.
Certaines évolutions catastrophiques en termes de pollutions ont été en partie corrigées dans
le monde occidental. Mais on ne sait toujours pas bien par quoi remplacer l'économie du
pétrole, comment s'accommoder des déficits croissants des ressources en eau, ou d'une
agriculture qui détériore les sols, pour ne prendre que ces exemples parmi ceux qui, avec les
changements climatiques, bouchent le plus massivement l'horizon du développement d'un
point de vue écologique. A quoi on ajoutera entre autres les retombées des pollutions sur la
santé, ou encore un appauvrissement général des écosystèmes. Le respect de la "planète" fait
partie de ces problèmes pour lesquels on s'accorde plus ou moins sur les diagnostics et les
objectifs, mais pour lesquels les mesures correctrices restent largement en-deçà des enjeux.
A cet aspect environnemental des questions de développement il faut ajouter une critique
beaucoup plus fondamentale du développement lui-même, portée aujourd'hui dans le
mouvement évoqué ici par Serge Latouche. La filiation avec la pensée écologique est réelle,
mais il s'y ajoute des critiques issues des sciences sociales : critiques du développement
économique comme mesure du bien-être, mise en évidence des retombées défavorables de la
croissance économique, sur les inégalités, sur les impacts secondaires (injustices, maladies,
accidents, effets culturels, etc.). L'indice de bien-être économique soutenable fait partie de ces
nombreuses tentatives d'indices élaborés depuis quelques années pour procurer des indicateurs
3
http://ecolib.free.fr/textes/fondam/page01d.html
2
alternatifs à la croissance. Cet indice stagne voire diminue dans des pays européens depuis la
fin des années 60, alors que le PNB par habitant y a parfois doublé.
Décroissance soutenable et développement durable même combat ?
"Le" développement durable n'est pas un concept unifié, loin de là. Pour cerner quelque peu
ses significations, au-delà de l'évidence passagère d'une locution éthique à la mode, on peut se
tourner vers l'examen des principes qui y sont associés, des politiques et des auteurs qui y font
référence. Or force est de constater que nombre de ces principes sont communs à ce qui est
promu par des partisans d'une décroissance soutenable, mais avec de fortes différences de
degré. Ainsi, la Stratégie de développement durable (2001) européenne a pour pilier le
découplage entre croissance économique et impacts sur l'environnement. En clair, faire
diminuer ces impacts grâce à des solutions technologiques, ou des évolutions vers des
activités dotées de moins d'impact (certains services). La décroissance soutenable ne dit pas
autre chose, si ce n'est que pour beaucoup de ses tenants il faut aller jusqu'à une décroissance
économique, ce que le développement durable plus consensuel n'admet quasi-jamais. En
outre, dans le mouvement dont il est question, porté notamment par le périodique
L'Ecologiste, le mot développement même est récusé, avec une recherche de pistes vers un
après-développement, où l'économie marchande en particulier perd sa primauté, et où les
besoins sont satisfaits de façon infiniment plus juste que ce n'est le cas aujourd'hui, et ce
durablement.
On voit ici apparaître les liens avec la galaxie altermondialiste, qui dans sa diversité ne
dédaigne pas pour autant de se référer au développement durable. Mais on voit aussi poindre
les pièges et difficultés à utiliser des concepts uniques pour les différents pays, catégories
sociales, et problèmes. Parler de décroissance, de développement ou de découplage a des
significations bien différentes pour le Mali, ou pour la Belgique, pour les besoins en
pesticides ou en énergie, pour les bénéficiaires du commerce international ou pour les
paysans. Le piège des principes unifiants s'est montré en partie paralysant pour les grands
compromis autour du développement durable. Aujourd'hui on manque d'analyses précises et
différenciées, et de voies de changements qui ne se limitent ni à la bonne conscience de
l'accumulation de conditions "politiquement correctes", ni à la croyance dans la radicalité
comme nécessairement généralisable avec fruit. Tout cela sans s'endormir. Car comme le
disent les "durables" et "soutenables" de tous poils : prévenir les crises vaudrait tout de même
mieux que de les subir, et donnerait aussi plus de chance à la démocratie. Vaste programme
encore.
Edwin Zaccaï
3

Documents pareils