Collision en plein ciel Tragédie des enfants russes

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Collision en plein ciel Tragédie des enfants russes
Collision en plein ciel
Tragédie des enfants russes
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ÉDITIONS DES SYRTES
74, rue de Sèvres, 75007 Paris
2
© Éditions des Syrtes, 2006.
Éditions des Syrtes
74, rue de Sèvres, 75007 Paris
01 56 58 66 66 – [email protected]
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DÉPART DES ENFANTS D’OUFA, 28 JUIN 2002
Il est un peu plus de 9 heures du matin en ce 28 juin 2002. Evgueni roule en direction de la gare d’Oufa. À bord de sa voiture,
Marianne, sa sœur, Sergueï, son beau-frère, et Stas, son neveu. Il
dévale l’une des nombreuses collines qui forment la capitale du
Bachkortostan, cette petite république de la Fédération de Russie
située aux confins de l’Oural. Au pied de la descente, la gare
d’Oufa se love dans un méandre de la rivière Bilaia, comme prise
en tenaille entre les eaux et la montagne. Difficile d’y accéder en
voiture, c’est pourquoi certains voyageurs préfèrent descendre par
un sentier qui serpente à travers les arbres, avant de finir leur course
dans le brouhaha de l’aire de stationnement bondée. D’autres arrivent en tram grinçant, le long de la rivière, à bord de ces véhicules
tout de rouge et jaune vêtus, vestiges de l’ère soviétique.
Evgueni a l’habitude de voyager et connaît bien le chemin. Il
tend quelques roubles au gardien et trouve une place pour se garer.
L’oncle de Stas est pressé, il est déjà en retard pour son travail. Il
essaie de dire au revoir à son neveu, mais, dans l’excitation du départ, Stas s’élance en courant en direction des quais. De loin, il crie
au revoir à son oncle, qui ne se doute pas qu’il se souviendra toute
sa vie de cette scène.
Marianne et Sergueï Litvinov accompagnent leur fils dans le hall
central de la gare. Là, ils rejoignent le groupe de quarante enfants
en partance pour des vacances à Barcelone. Puis, ils se frayent un
chemin dans la cohue qui emprunte le passage souterrain décrépi et
nauséabond qui mène au quai numéro 4. L’ agitation est intense.
Dans quelques minutes, l’ express 39 à destination de Moscou sifflera et s’ ébranlera. Marianne est heureuse que son fils se rende sur
la Costa Brava. Stas n’ a que dix ans. À la gare, elle voit bien qu’ il
est l’ un des plus jeunes. Mais elle est confiante, elle sait que son fils
est communicatif et ne tardera pas à trouver des amis. En maman
attentive, Marianne constate aussi que tous les enfants et adolescents ont l’ air bien éduqués. Stas est entre de bonnes mains.
Émotion tout de même. C’ est la première fois que Stas part seul
en voyage, et qui plus est à l’ étranger, en Europe. Pour l’ occasion,
la famille Litvinov a dû faire émettre un passeport au nom de son
fils, ce qui n’ est pas commun au Bachkortostan avant l’ âge de quatorze ans. Une fierté pour Stas qui est le premier de ses amis à en
posséder un. Juste avant qu’ il ne monte dans le train, Marianne lui
demande s’ il n’ a pas oublié son passeport et son argent. Puis, elle
l’ embrasse en le serrant très fort dans ses bras. Stas a les yeux qui
brillent. Il est heureux de cette expérience qui s’ ouvre à lui, même
s’ il montre quelques signes d’ appréhension. Brièvement. Il est déjà
temps de prendre place dans le compartiment voyageur. Le train
commence à rouler. Marianne ne peut s’ empêcher de verser quelques larmes. Sergueï prend son épouse dans ses bras et lui dit à
l’ oreille : « Ne t’ en fais pas, nous allons bientôt le revoir… »
Au même moment, sur le quai, une musique résonne. Étrange,
singulière, il s’ agit d’ une marche militaire qui saluait autrefois le
départ des troupes. Aujourd’ hui, elle accompagne tous les trains en
partance pour de longs voyages, comme pour la capitale, distante
de plus de vingt-quatre heures. Cet air évoque la séparation entre
deux êtres chers. Mélancolie. Un train qui doit partir pour loin, un
train qui doit revenir « demain »…
Pour les enfants, ces heures de train sont l’ occasion de faire
connaissance. Stas rencontre Lena, la fille d’ un médecin, directeur
de l’ hôpital d’ Oufa, ainsi que Veronika et Vladik, les enfants adolescents d’ Irina et Volodia Savtchouk. Dans le même compartiment
a pris place leur maman qui est l’ une des accompagnatrices du
groupe.
Le voyage jusqu’ à Moscou se passe sans encombre. Arrivé au
petit matin, le groupe a la journée pour découvrir le Kremlin et la
place Rouge, avant de se rendre en début de soirée à l’ aéroport. Les
enfants sont heureux de découvrir la capitale. Pour plusieurs d’ entre
eux, c’ est la première visite de Moscou. Enthousiastes, ils prennent
de nombreuses photos souvenir, sans savoir à quel point elles seront
regardées plus tard. Les heures passent très vite. Les enfants montent à bord du bus qui va les conduire à l’ aéroport de Domodedovo.
C’ est là que les ennuis commencent. La guide s’ est trompée
d’ aéroport ; il est d’ ores et déjà trop tard pour rejoindre à temps le
terminal prévu, qui se situe à près de deux heures de voiture. Le
groupe se dirige vers un hôtel de la capitale. Les adolescents y passent deux nuits dans l’ attente d’ un vol à destination de l’ Espagne.
Tous les avions de ligne en partance pour Barcelone affichent
complet en ce début juillet. Reste une seule solution pour Kreps,
l’ agence qui organise le voyage, très proche du gouvernement
bachkir : affréter un Tupolev de la compagnie régionale, Bashkirian
Airlines. Les enfants rejoindront donc la Méditerranée à bord d’ un
vol charter. Le départ est prévu le 1er juillet à 21 heures 30.
LA COLLISION, LE SOIR DU 1ER JUILLET 2002
Il est 21 heures 30 à l’ aéroport de Domodedovo de Moscou. Les
soixante passagers prennent place à bord du Tupolev 154 de la
compagnie Bashkirian Airlines qui va les emmener en vacances.
Destination : Barcelone. Stas, Vladik, Veronika et Lena, et tous les
membres du groupe, prennent place à bord de l’ appareil. Les garçons s’ assoient ensemble à quelques rangées des filles et des accompagnatrices.
À 22 heures 48, l’ avion décolle avec dix-huit minutes de retard
sur le plan de vol. L’ arrivée est prévue 4 heures 20 plus tard.
Le Tupolev 154 est un moyen-courrier de construction russe,
conçu du temps de l’ Union soviétique. Le premier vol de ce type
d’ appareil a eu lieu en 1968 et son premier vol commercial en février 1972. Depuis, près de 900 avions sont sortis d’ usine. Sa
conception ressemble à celle du Boeing 727 puisque qu’ il a lui aussi trois moteurs. Considéré comme fiable et robuste, ce Tupolev est
l’ appareil le plus répandu sur les lignes de l’ ex-URSS. Les Russes
lui ont même donné un surnom : le 3ROWLQLN, ou pièce de cinquante
kopeks, en référence au « 50 » du Tupolev 154. L’ appareil de
Bashkirian Airlines a été livré en 1995. Il a donc sept ans au moment de la collision, ce qui est très peu pour un avion de ligne. Il
peut emmener jusqu’ à 166 passagers. Dans le cockpit, cinq personnes ont pris place au lieu des quatre habituelles. Sur la gauche, il y
a le capitaine Alexander Gross, aux commandes de l’ appareil. À sa
droite, et c’ est la particularité ce soir-là, a pris place le capitaine
Oleg Grigoriev, en sa fonction de chef des pilotes et de superviseur.
Il est là non seulement pour évaluer les compétences du capitaine
Gross, une démarche qui s’ effectue plusieurs fois par an chez
Bashkirian Airlines, mais aussi pour le former à l’ approche de
l’ aéroport de Barcelone. Le cockpit d’ un Tupolev ressemble à ce
qu’ on imagine, enfant, du poste de pilotage d’ une fusée. Des dizaines de boutons, quadrants et potentiomètres couvrent non seulement les parois, mais aussi le plafond. Rien à voir avec les technologies qui assistent le pilotage sur les Airbus modernes. « L’ A320 ?
Un écran sur des ailes ! » aime à dire en souriant un commandant
de Bashkirian Airlines. Entre les deux pilotes, un peu en retrait,
s’ est installé le navigateur de bord, Sergueï Kharlov. Son rôle est
avant tout de communiquer avec les centres de guidage au cours du
vol. À l’ arrière de la cabine de pilotage, assis devant un impressionnant pupitre de commandes, se trouve l’ ingénieur de bord. Sa
mission est de contrôler les données techniques de l’ appareil et
d’ ajuster la puissance des trois moteurs du Tupolev 154. En face,
sur un siège supplémentaire généralement vacant, est assis le copilote, Murat Itkulov. Sur ce vol, il n’ a pas de responsabilités puisque
le chef des pilotes de Bashkirian Airlines a pris sa place aux côtés
du capitaine Gross. Toutefois, il va intervenir au cours de la tragédie.
Comme tous les avions survolant l’ Europe, le Tupolev 154 a déposé son plan de vol à Bruxelles auprès d’ Eurocontrol1. Sa route
doit le conduire de Moscou à Barcelone en survolant la Russie, puis
Salzbourg en Autriche, le lac de Constance, la Suisse, Perpignan en
France et Gérone en Espagne. Son altitude de croisière est prévue à
36 000 pieds2.
1
Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne. Constituée
de 36 États membres, elle gère les flux qui traversent près de 70 centres de guidage comme celui de Zurich. Eurocontrol a aussi un rôle d’ expertise technique et
travaille à l’ élaboration d’ un système européen homogène de gestion de la circulation aérienne.
2
Équivalent à une altitude de près de 11 000 mètres.
*
Le Boeing 757 de DHL a décollé de Bahreïn dans la matinée.
Cet avion cargo est arrivé à Bergame à 21 heures, après un vol d’ un
peu moins de six heures. Là, le plein est effectué et le courrier
chargé à bord. Deux heures plus tard, l’ appareil reprend sa route
pour Bruxelles, sa destination. À son bord, deux personnes : le pilote Paul Phillips et son copilote Brant Campioni, aux commandes
ce soir-là. Le plan de vol mentionne lui aussi une altitude de croisière de 36 000 pieds et un itinéraire passant par la Suisse,
l’ Allemagne et la Belgique. La durée du trajet est estimée à une
heure et onze minutes.
La nuit est noire. La lune, dans sa phase décroissante, ne s’ est
pas encore levée. Les conditions de vol sont bonnes, bien qu’ un
front froid génère de petites perturbations, avec des pluies locales.
À leurs altitudes de croisière, les avions volent au-dessus des nuages, ce qui leur octroie une visibilité de plus de dix kilomètres. Les
pilotes auront donc la possibilité de voir les lumières de l’ autre appareil dans le ciel.
*
Plus tôt dans la soirée, à 19 heures 50, Peter Nielsen, un Danois
de trente-cinq ans, a pris son tour au centre de contrôle de Skyguide
à Zurich. Sa mission principale est de prévenir les collisions au sol
ou en plein ciel, et même éviter que des avions se rapprochent trop,
en deçà des limites de sécurité. Le contrôleur doit aussi gérer le
trafic de manière fluide et efficace, pour réduire au maximum les
retards. Cette nuit-là, Peter Nielsen est en poste avec un collègue et,
jusqu’ à 23 heures, ils travaillent sous les ordres d’ un superviseur
responsable de la gestion du centre de contrôle. À partir de ce moment, ils se retrouvent seuls au contrôle radar. L’ usage veut que
l’ un d’ entre eux, qui a généralement travaillé la nuit précédente,
passe la nuit à dormir dans la salle de repos située dans une autre
partie du bâtiment.
En cas d’ urgence, le contrôleur resté seul devant les écrans ne
peut donc pas simplement appeler son collègue de vive voix, mais
il doit lui téléphoner, sans même être sûr de pouvoir l’ atteindre. Il
faudra alors plusieurs minutes à celui-ci avant d’ être devant son
poste de travail. Une pratique admise par la direction de Skyguide,
une entreprise gérée selon le droit privé, mais dont le capital est à
99 % aux mains de la Confédération helvétique. Réduction des
coûts : le maître mot de la société, qui, à la fin des années 1990,
avait décidé d’ économiser 20% de ses charges. À la même époque,
la direction de l’ entreprise, appelée alors Swisscontrol, avait décidé
de suspendre la formation des contrôleurs aériens. S’ en est suivi un
déficit d’ aiguilleurs du ciel, ce qui a, par exemple, empêché quelques années plus tard le centre de Zurich d’ augmenter le nombre de
ses secteurs de contrôle. La privatisation en 2001 de la société, qui
porte désormais le nom de Skyguide, n’ a, bien entendu, rien changé
à la politique d’ austérité. C’ est dans ce climat que les nuits ont
continué à s’ effectuer en solitaire, même depuis l’ arrivée de la nouvelle direction.
En ce 1er juillet, c’ est donc la procédure habituelle. Le deuxième
contrôleur aérien se retire pour aller se reposer, et Peter Nielsen
s’ apprête à passer six heures, seul, non-stop devant les écrans de
contrôle. Anecdote relatée par les aiguilleurs du ciel : le contrôleur
ne peut même pas se rendre aux toilettes sans une pointe de stress.
Et même si le trafic est généralement faible au cours de la nuit, cela
nécessite de mettre les haut-parleurs le plus fort possible pour entendre un avion qui appellerait pendant que l’ aiguilleur se soulage !
Le centre de contrôle du trafic aérien de Zurich est une vaste
salle au plafond élevé. L’ acoustique est pourtant feutrée. La pièce
dispose d’ un espace de travail pour les superviseurs, d’ ordinateurs
qui permettent de connaître le trafic estimé par Eurocontrol et de
postes radar d’ où s’ effectue le contrôle de l’ espace aérien de Zurich. Au fil des heures, en fonction du nombre d’ avions qui circulent dans le ciel, des secteurs de contrôle sont ouverts ou fermés,
subdivisant l’ espace aérien plus ou moins finement, au maximum
en huit. Chaque secteur est contrôlé par une équipe, constituée, la
journée, de deux contrôleurs aériens et d’ une assistante. Le premier
aiguilleur du ciel dialogue par radio avec les avions, le second
s’ occupe de la planification de l’ espace aérien. Il communique avec
les centres de contrôle voisins et demande les autorisations nécessaires pour qu’ un appareil puisse voler à une autre altitude que celle
inscrite sur le VWULS. Le VWULSest une fiche cartonnée de deux centimètres sur douze, générée grâce aux informations communiquées
par les centres adjacents, en lien avec les plans de vol déposés auprès d’ Eurocontrol. Au plus tard sept minutes avant que l’ avion
n’ entre dans l’ espace aérien, ils arrivent sur le pupitre des aiguilleurs du ciel au moyen d’ un tuyau qui semble cracher les fiches. Y
figurent de nombreuses informations qui reflètent le plan de vol de
l’ avion, telles que son identification, son aéroport de départ et de
destination, les balises qu’ il doit survoler et les altitudes de croisière prévues à l’ entrée et à la sortie du secteur. Les VWULSV sont ensuite placés3 sur la baie des fiches, un présentoir sur lequel ils sont
déposés de façon à refléter l’ altitude prévue de l’ avion : celui qui
circule à basse altitude se retrouve en bas de la baie, celui qui vole
plus haut se retrouve au sommet. Mais avant d’ y être placées, les
fiches ont revêtu un habit bleu pour les avions volant à un niveau
pair4, tandis que la fiche s’ encarte dans un porte-fiche jaune pour
les avions volant à un niveau impair. Ces niveaux reflètent aussi la
direction des avions dans le ciel. Les appareils qui se dirigent vers
l’ est le font à une altitude paire. À l’ inverse, ceux qui volent en
direction de l’ ouest sont à un niveau impair. L’ une des difficultés
de l’ espace aérien contrôlé par Zurich est qu’ à sa frontière orientale, selon les conventions internationales, la règle s’ inverse. De
fait, tous les avions entrant par l’ est dans cet espace aérien doivent
changer de niveau de croisière. C’ est pourquoi le Tupolev de Bashkirian Airlines, selon son plan de vol et les altitudes décrites sur son
VWULS, devait entrer dans l’ espace aérien contrôlé par Skyguide à
Zurich au niveau 360 et en sortir à 350.
Le VWULS est le premier outil de contrôle de l’ aiguilleur du ciel, car
il permet de visualiser en trois dimensions le trafic au cours des
minutes qui vont suivre, et de préparer des solutions aux conflits
potentiels. Mais il nécessite une projection mentale, puisqu’ il est
3
Cette description correspond exactement à ce qui se fait au centre de Genève. À
Zürich, le système est similaire, mais légèrement plus complexe.
4
Quand ils ne montent, ni ne descendent, les avions doivent voler à des paliers
définis, séparés de 1 000 pieds, soit environ 300 mètres ; un niveau est pair si son
altitude, exprimée en milliers de pieds est paire – ainsi, un avion qui vole à 36
000 pieds est à un niveau pair, à 35 000 pieds, il est à un niveau impair. Les niveaux sont par contre numérotés en centaines de pieds : le niveau 360 correspond
à une altitude de 36 000 pieds, et le niveau situé immédiatement en dessous est le
niveau 350, à 35 000 pieds.
fréquent qu’ au moment de l’ arrivée de la fiche l’ avion ne soit pas
encore entré dans l’ espace détecté par le radar.
Ce 1er juillet, comme chaque soir, tous les secteurs aériens ont
été regroupés. Peter Nielsen contrôle donc seul tous les avions volant dans la région au cours de la nuit. Les VWULSV des trois avions
impliqués dans la tragédie se sont retrouvés parmi d’ autres sur le
pupitre de Peter Nielsen, vingt minutes au moins avant le crash :
ceux du Tupolev de Bashkirian Airlines, du Boeing de DHL et un
Airbus A320 de la compagnie Aero Lloyd qui se dirigeait vers
l’ aéroport de Friedrichshafen.
Peter Nielsen est assis à son poste de travail, sur la « banane » du
secteur sud, où tout l’ espace aérien est regroupé le soir venu. Les
« bananes », ce sont quatre écrans radar de contrôle et deux postes
de travail pour les assistantes qui forment un arc de cercle, chaque
écran étant distant de près de deux mètres l’ un de l’ autre.
L’ assistante du secteur est assise à gauche de Peter Nielsen. L’ écran
qui se trouve à sa droite n’ est pas utilisé. Au début de son tour,
l’ aiguilleur du ciel prend conscience des conditions spéciales dans
lesquelles il devra travailler au cours de la nuit. En effet, une dizaine de techniciens vont procéder non pas à une simple maintenance, mais à une modification du système5. Une opération compliquée qui nécessite, selon les estimations des informaticiens, que le
système de contrôle principal soit désactivé pendant près de six
heures. Conséquence : le contrôle aérien s’ effectuera sur un système radar de secours, moins performant. Non seulement les étiquettes6 affichées sur l’ écran seront incomplètes – certaines informations n’ y figurent pas – mais, surtout, une partie des systèmes
d’ alerte en cas de rapprochement des avions sera hors service.
5
Il s’ agit d’ une modification de l’ espace aérien supérieur, situé au-dessus de 24
000 pieds. Les techniciens ont pour mission de redéfinir les parallélépipèdes
rectangles imaginaires dans le ciel qui correspondent chacun à un secteur de
contrôle.
6
L’ étiquette, c’ est le nom donné au texte qui s’ affiche sur l’ écran à côté du tracé
radar de chaque appareil. Elle se déplace avec l’ avion, permettant aux aiguilleurs
de l’ identifier (nom de la compagnie, numéro de vol). Elle contient de nombreuses informations comme son altitude, l’ altitude à laquelle, selon le plan de vol, il
doit sortir de l’ espace de contrôle, ainsi que la borne vers laquelle il doit voler au
moment où il quitte l’ espace aérien. Toutes ces informations sont donc lisibles
sur l’ écran radar.
23 heures 10 : les techniciens arrivent dans la salle de contrôle.
Trois minutes plus tard, ils désactivent le système radar principal et
transfèrent le poste de travail de Peter Nielsen sur le système radar
de secours.
23 heures 15 : les techniciens lui demandent l’ autorisation de désactiver le réseau de téléphone principal, un réseau qui permet de
communiquer directement avec les centres de contrôle des régions
voisines. Peter, qui n’ avait pas été mis au courant de ces travaux de
maintenance, s’ y oppose et leur demande de revenir plus tard. À ce
moment, il gère les mouvements de plusieurs appareils, non seulement sur le radar, mais aussi par téléphone avec les centres de guidage de Munich et de Karlsruhe. Objectif : coordonner le trafic. Les
techniciens ne semblent pas apprécier ce refus, ils se postent debout
derrière Peter Nielsen. Oppressant. Huit minutes plus tard, il cède.
Les techniciens désactivent son téléphone.
Le superviseur en poste ce 1er juillet avait bel et bien informé
oralement les aiguilleurs du ciel que des travaux de maintenance
allaient s’ effectuer sur le système radar au cours de la nuit. En revanche, il n’ avait pas mentionné – puisque lui-même n’ avait pas été
averti – que la désactivation du système radar principal entraînerait
la mise hors service du système d’ alerte en cas de rapprochement
des avions7, ou « filet de sauvegarde » : une alerte qui s’ enclenche
dès que le système détecte deux avions qui vont franchir les limites
de sécurité, soit voler à moins de 300 mètres d’ altitude l’ un de
l’ autre et moins de 9 kilomètres de distance. Une partie des étiquettes des avions vire alors au rouge, et un rectangle, rouge également,
s’ affiche sur l’ écran. Il porte l’ inscription « CA », pour &RQIOLFW
$OHUW. De plus, le contrôleur voit apparaître sous ses yeux une ligne
de couleur jaune qui contient des informations sur la distance actuelle entre les appareils et le point de collision potentiel prévu.
C’ est muni de ces informations que l’ aiguilleur du ciel prend une
décision pour éviter l’ abordage. Ce 1er juillet, Peter Nielsen ne peut
pas compter sur cet outil de détection des conflits de trajectoire
entre les avions… Et ne le sait pas.
On peut noter qu’ avant de commencer leur tour de travail, les
contrôleurs auraient dû lire les informations écrites disponibles sur
7
Le STCA ou 6KRUW7HUP&RQIOLFW$OHUW.
ces travaux de maintenance, mais ne l’ avaient pas fait. Cela n’ aurait
cependant rien changé au déroulement de la soirée, puisque ces
informations étaient très incomplètes et ne contenaient pas
l’ élément essentiel : une description de l’ impact des travaux sur les
systèmes et les normes de séparation des avions plus élevées à respecter.
*
Alors que les techniciens attendent derrière lui, Peter Nielsen reçoit le premier appel du Boeing 757 de DHL, identifié DHX611. Il
est alors 23 heures 21. À cet instant, il vole au niveau 260. Le
contrôleur aérien lui demande de modifier son code transpondeur, il
prend alors le numéro 7524. Le code transpondeur est l’ information
nécessaire pour que le radar puisse identifier l’ appareil (son numéro
de vol et son altitude), et afficher son étiquette sur l’ écran. Composé de quatre chiffres, il doit être changé à plusieurs reprises lors de
la traversée de l’ Europe. Motif : il n’ y a pas assez de possibilités
pour que chaque avion ait un numéro différent. Des zones ont donc
été délimitées, et Zurich est l’ une des régions où le code transpondeur doit être modifié. C’ est pourquoi presque tous les avions traversant l’ espace contrôlé par Skyguide reçoivent une nouvelle identification. L’ aiguilleur du ciel demande aussi au Boeing de monter
au niveau 320, qui lui répond immédiatement qu’ il souhaite atteindre son altitude de croisière au niveau 360 dès que possible. Peter
Nielsen lui annonce que l’ autorisation lui sera octroyée dans quatre
à cinq minutes, car en ce moment, un autre avion, qui vole plus
haut, empêche cette manœuvre.
23 heures 24 : c’ est à ce moment qu’ un troisième appareil entre
en scène. Il est l’ intrus de cette tragédie, car, un autre soir, il
n’ aurait eu aucune incidence sur les mouvements des avions en
croisière. L’ Aero Lloyd 1135 est un Airbus A320 en retard sur son
plan de vol. Il doit se poser dans quelques minutes à Friedrichshafen, un petit aéroport sur la rive allemande du lac de Constance. En
raison de la proximité de l’ espace aérien suisse, l’ approche est guidée de Zurich. Habituellement, tous les appareils doivent atterrir
avant 23 heures sur cet aérodrome, c’ est-à-dire avant que le contrôleur chargé de l’ approche en soirée ne quitte son écran de contrôle.
Ce soir-là, non seulement l’ Aero Lloyd a plus de vingt minutes de
retard, mais surtout le superviseur de Skyguide ne le voit pas sur la
liste des avions qui doivent encore voler dans l’ espace contrôlé par
la Suisse. Pourtant, il y est déjà annoncé. Conséquence : Peter Nielsen, en plus d’ assumer les fonctions de superviseur de nuit, de
contrôleur radar et de planification, va devoir faire le travail du
contrôleur qui normalement s’ occupe de l’ approche. Pour cela, il
ouvre une autre section de contrôle sur l’ écran situé à sa droite,
jusqu’ alors éteint.
Comme il s’ agit de guider un avion en cours d’ approche vers un
aéroport, l’ échelle sur l’ écran de contrôle est beaucoup plus grande,
afin de visualiser plus précisément le trajet à effectuer. Dès ce moment, Peter Nielsen travaille sur deux écrans avec des échelles différentes, l’ un pour les avions volant dans l’ espace aérien contrôlé
par la Suisse, le second pour guider l’ A320 d’ Aero Lloyd vers la
piste d’ atterrissage.
Peter Nielsen trouve enfin quelques secondes de libre, sans
communication avec les nombreux avions qui sont sous sa responsabilité à ce moment-là. Il fait donc rouler sa chaise vers la droite,
en direction de l’ écran de contrôle qui lui permet de guider l’ Aero
Lloyd. Selon la procédure établie, il doit contacter par téléphone
l’ aéroport de Friedrichshafen pour coordonner l’ approche avec la
tour de contrôle. Un élément important, puisque la tour doit activer
le système d’ atterrissage aux instruments (appelé ILS) et tourner
l’ éclairage de la piste dans la bonne direction. Peter tente d’ appeler
l’ aéroport, mais n’ obtient pas la communication. Il est désormais 23
heures 25.
Peter Nielsen fait à nouveau rouler sa chaise, mais cette fois pour
retourner devant l’ écran d’ où il gère le trafic aérien de l’ espace supérieur. Il passe les 45 secondes suivantes à dialoguer avec trois
aéronefs afin de leur donner leur altitude de croisière et leur direction. Cinq secondes plus tard, à 23 heures 26, il contacte l’ équipage
du Boeing de DHL et lui donne l’ autorisation de grimper à 36 000
pieds. Nous sommes neuf minutes avant le crash. Deux minutes
plus tard, le contrôleur persévère et refait le trajet jusqu’ au second
écran. Là, il se prépare à téléphoner à l’ aéroport de Friedrichshafen.
Mais il est interrompu par l’ appel d’ un avion, le Bavarian 305, sur
l’ autre poste, et donc l’ autre micro. Il refait rouler sa chaise sur la
gauche.
23 heures 29 : Peter Nielsen essaye pour la deuxième fois de
contacter par téléphone la tour de Friedrichshafen. Inlassablement,
il tombe sur un message enregistré : « Tu-tu-tuut. La correspondance demandée n’ est pas possible, veuillez vérifier le numéro. » Le message se répète dans les trois langues nationales. Là, le
contrôleur est un peu énervé après ces 27 secondes d’ attente inutile.
Il demande à l’ assistante d’ aller chercher le numéro de téléphone de
l’ aéroport de Friedrichshafen. En effet, Peter Nielsen utilise le téléphone de secours, de fait un écran tactile qui permet d’ appeler
d’ une simple pression les centres de contrôle voisins, sans composer manuellement un numéro.
23 heures 30 : Peter Nielsen est à nouveau assis devant l’ écran
de gauche. Il entend l’ Aero Lloyd prendre contact avec lui sur
l’ autre poste :
« Zurich, bonsoir, euh. Aero Lloyd… euh. 1135, descente au niveau 80. »
Le Danois appuie sur ses pieds pour faire rouler la chaise vers la
droite. Au cours de son déplacement, il entend, cette fois-ci sur la
gauche, le Tupolev de Bashkirian Airlines qui l’ appelle pour la
première fois. Peter Nielsen continue de se déplacer vers l’ écran
d’ approche et répond à l’ Aero Lloyd, hésitant, qu’ il va le rappeler.
Alors que l’ avion se rapproche rapidement de sa destination, Peter
Nielsen n’ a toujours pas été en mesure de prévenir l’ aéroport de
Friedrichshafen de son arrivée. Il s’ élance dans l’ autre direction. À
peine arrivé, il demande à l’ avion de Bashkirian Airlines de
s’ identifier à nouveau. Quinze secondes se sont écoulées.
23 heures 30 minutes 26 secondes : le Tupolev de Bashkirian
Airlines répond sur la fréquence 128.050 MHz. Son altitude de
croisière est au niveau 360. Le contrôleur lui demande de modifier
son transpondeur, son code est désormais 7520. C’ est au cours de
cette minute que commence le vrai bal des roulettes. Peter Nielsen
fait à plusieurs reprises la navette entre les deux écrans. À certains
moments, ne sachant plus vers quel micro se diriger, il
s’ immobilise brièvement entre les deux écrans de contrôle. Pourquoi roule-t-il d’ un poste à l’ autre ? Tout simplement parce qu’ il ne
peut pas communiquer avec tous les avions depuis le même poste
de contrôle. En effet, les appareils survolant l’ espace aérien dialoguent avec lui sur la fréquence 128.050 MHz – le micro correspondant est devant l’ écran de gauche. L’ A320 d’ Aero Lloyd utilise
la fréquence d’ approche, 119.920 MHz, sur laquelle est branché le
micro de l’ écran de droite. Il doit donc se déplacer d’ un poste à
l’ autre lorsqu’ il change d’ interlocuteur.
Et la valse des roulettes est loin d’ être achevée. De retour en face
de l’ écran de contrôle de l’ espace aérien, le Danois reçoit le numéro
de téléphone de Friedrichshafen des mains de son assistante. Vingt
secondes plus tard, il s’ apprête à composer manuellement le numéro, lorsqu’ il est interrompu par un nouvel appel du pilote de l’ Aero
Lloyd. En phase finale d’ approche, il s’ impatiente. Il demande à
l’ aiguilleur du ciel la permission d’ entamer sa descente. Peter Nielsen roule à nouveau à sa droite pour répondre à l’ appareil.
23 heures 32 : pour gagner du temps, le contrôleur autorise une
descente jusqu’ au niveau 70 et indique la route à suivre pour se
trouver en position d’ alignement.
La communication avec le pilote est tout juste terminée et Peter
Nielsen roule à nouveau vers l’ écran de gauche. Quelques secondes
plus tard, il compose le numéro de l’ aéroport sur le téléphone de
secours. Une fois encore, l’ écran tactile, qui doit normalement lui
permettre de composer un numéro manuellement, ne semble pas
fonctionner. À plusieurs reprises, il entend : « La correspondance
demandée n’ est pas possible, veuillez vérifier le numéro. » Peter
Nielsen, énervé, inquiet, s’ écrie : « Cela ne marche pas non plus.
Cela ne marche pas non plus… » Il a déjà tenté d’ appeler sept fois,
et il aurait pu essayer encore sans succès : le téléphone de secours
est défectueux, incapable de composer le numéro de Friedrichshafen. Il essaye alors de trouver un technicien afin qu’ il rétablisse la
connexion du système principal de téléphone, puis il discute avec
l’ assistante la possibilité de demander au centre de Munich de servir de relais.
Finalement, à 23 heures 34, il décide de proposer au pilote de
contacter directement la tour de contrôle sur son deuxième poste de
radio VHF. Pour ce faire, il glisse à nouveau à droite devant l’ écran
qui gère l’ approche.
« J’ ai perdu ma ligne téléphonique avec Friedrichshafen. Pouvez-vous contacter Friedrichshafen sur votre deuxième poste
VHF… sur la fréquence 124.35… dites-leur que vous arrivez sur
ILS 24 [le nom de la piste]… et que vous êtes maintenant à vingt
miles… »
La pilote répond sans se formaliser de ce petit travail supplémentaire : « O. K. Je le fais. Merci. »
Le contrôleur autorise encore l’ A320 à descendre à 5 500 pieds
et lui indique la pression atmosphérique, ou QNH8.
Au total, Peter Nielsen aura consacré plus de trois minutes à résoudre uniquement l’ approche de l’ Aero Lloyd. Pourquoi avoir
perdu de si précieuses secondes ? L’ aiguilleur du ciel n’ a fait que
suivre la procédure établie par Skyguide. Elle stipule : « Le
contrôle radar de l’ approche finale requiert une attention sans restriction du contrôleur aérien. Même le plus petit des retards dans
l’ attribution des caps peut avoir pour conséquence que l’ appareil se retrouve à une position depuis laquelle l’ approche n’ est plus possible. » Peter Nielsen s’ est surtout préoccupé de l’ atterrissage de
l’ A320 d’ Aero Lloyd – un atterrissage sans système d’ atterrissage
aux instruments ou sans les lumières prévues est dangereux. C’ est
pourquoi il s’ est focalisé sur la résolution de ce problème de communication avec l’ aéroport de Friedrichshafen.
Mais c’ est dans les airs, et non à l’ approche du sol, que le drame
est en train de se nouer. Pendant que le contrôleur aérien dialoguait
avec l’ Aero Lloyd, le Boeing de DHL atteint son altitude de croisière à 36 000 pieds, la même que celle du Tupolev de Bashkirian
Airlines. De surcroît, dans le cockpit du Tupolev, l’ équipage est sur
le qui-vive depuis plus d’ une minute.
23 heures 33 : à bord de l’ appareil russe, une conversation débute sur les indications fournies par le TCAS, le système anticolli-
8
Le QNH correspond à la pression atmosphérique ramenée au niveau de la mer.
Les pilotes l’ utilisent pour caler les altimètres et obtenir l’ altitude précise de leur
appareil avant un atterrissage.
sion embarqué à bord des avions. On voit sur son écran qu’ un autre
appareil peu éloigné vole à la même altitude.
Le TCAS est un système d’ évitement des abordages conçu pour
fonctionner de manière autonome, sans relation avec les centres de
contrôle au sol. Le TCAS interroge, toutes les secondes, les transpondeurs des appareils situés dans un espace proche, détermine leur
distance, leur altitude et leur gisement9, et affiche leur position sur
un écran. Il peut gérer jusqu’ à trente appareils simultanément. La
logique du système anticollision se base sur des critères de temps
jusqu’ à l’ abordage potentiel, et non de distance. Lorsque deux
avions sont sur une trajectoire de collision et se rapprochent trop, le
TCAS alerte l’ équipage qui doit se tenir prêt à réagir. Si le danger
se confirme, le TCAS émet un avis de résolution, c’ est-à-dire une
proposition de manœuvre verticale pour éviter la collision. Le délai
entre les deux commandes du TCAS, formulées verbalement par
une voix féminine synthétisée, est généralement compris entre cinq
et vingt secondes. Le plus fréquemment, les avions se « voient »
comme des menaces à des moments légèrement différents. Le premier appareil « choisit » le sens de la manœuvre et, au travers de
son TCAS, transmet son intention au second. Ce dernier adopte
alors une commande opposée. La commande de manœuvre
d’ évitement est émise quinze à trente-cinq secondes avant l’ impact
potentiel. Les pilotes ont donc l’ obligation de réagir très vite et
n’ ont que quelques secondes pour initier la manœuvre.
23 heures 34 minutes 24 secondes : le copilote, alors aux commandes de l’ appareil de DHL, demande au pilote de le relayer
quelques instants : « Excuse-moi, je vais aux toilettes. »
Dix-huit secondes plus tard, l’ alerte TCAS s’ enclenche dans les
deux appareils. Elle informe les équipages qu’ un trafic conflictuel a
été repéré. Dans les deux avions, le même message est donné verbalement par l’ ordinateur : ©7UDIILF WUDIILFª De plus, sur l’ écran
du TCAS, la marque de l’ appareil source de danger change de
forme et de couleur, d’ un losange blanc qui représente un intrus
proche, elle devient un disque ambre, symbole annonçant qu’ une
alerte est déclenchée.
9
L’ angle que fait une direction avec l’ axe de l’ avion.
23 heures 34 minutes 49 secondes : l’ aiguilleur du ciel vient lui
aussi de repérer le conflit potentiel, trop tard pour respecter les distances de sécurité, mais encore à temps pour éviter la collision. Il a
terminé sa conversation avec l’ Aero Lloyd huit secondes auparavant, un laps de temps que Peter Nielsen a utilisé pour rouler d’ un
poste à l’ autre, ainsi que pour contrôler les VWULSV. Il demande tout
de suite au Tupolev de descendre rapidement au niveau 350. « BTC
2937, euh, descendez au niveau 350. Dépêchez-vous. J’ ai un trafic
qui va vous croiser. »
Pendant près de six secondes, le contrôleur attend la réponse du
Tupolev. Elle ne vient pas. Il faut dire que l’ équipage est préoccupé : le contrôleur n’ avait pas fini son message que la seconde alerte
TCAS s’ est enclenchée. Sur les écrans des deux avions, le symbole
représentant l’ appareil à risque se transforme en un carré rouge.
Urgence. Le TCAS émet cette fois un avis de résolution du conflit
et demande à l’ appareil russe de monter. Au même moment, le
TCAS du Boeing de DHL lui commande de descendre.
Dans le Tupolev, la voix féminine du TCAS résonne : ©&OLPE
FOLPEª Une manœ uvre exactement opposée à celle que le contrôleur aérien vient pourtant de demander à l’ équipage, et que le pilote
avait déjà initiée. À bord de l’ appareil, les avis divergent. Le copilote, qui n’ a pas de fonction sur ce vol puisqu’ il est remplacé par le
chef des pilotes de la compagnie, répète : « Il [le TCAS] dit de
monter. » Le chef des pilotes de Bashkirian Airlines réplique de
suite : « Il [le contrôleur] dit de descendre. » Le copilote marque
son désaccord : « Descendre ? »
C’ est à ce moment, exactement à 23 heures 35 minutes 3 secondes, que l’ aiguilleur du ciel réitère sa commande. « Bravo Tango Charlie 2937, descendez au niveau 350. Rapide la descente ! »
Le chef des pilotes de Bashkirian Airlines décide de suivre le
contrôleur plutôt que le TCAS ; il croit l’ homme plutôt que la machine. C’ est d’ ailleurs conforme aux instructions du manuel – en
russe – des opérations de vol du Tupolev : « Pour éviter une collision en vol, le contrôle visuel de la situation de l’ espace aérien par
l’ équipage et l’ exécution correcte de toutes les instructions données
par le contrôleur aérien doivent être considérés comme l’ outil le
plus important. Le TCAS est un instrument supplémentaire qui
permet de déterminer à temps le trafic opposé, la classification des
risques et, si nécessaire, la planification d’ un conseil de manœ uvre
verticale d’ évitement. » En bref, les ordres du contrôleur aérien
sont prioritaires sur le TCAS. En Europe et aux États-Unis cependant, où le TCAS est en opération depuis de nombreuses années, on
enseigne clairement aux pilotes à suivre le TCAS en priorité, même
si les règles internationales publiées à ce sujet sont un peu ambiguës.
À 23 heures 35 minutes 07 secondes, le chef des pilotes répète :
« Descente rapide au niveau 350, BTC 2937. »
Question : pour quelle raison le pilote russe n’ informe-t-il pas, à
ce moment, le contrôleur que le TCAS s’ est enclenché dans le Tupolev ?
*
Pendant ce temps, à bord du DHL, la tension monte encore d’ un
cran. Le pilote a suivi immédiatement les instructions du TCAS, et
le copilote a maintenant retrouvé son poste, mais l’ alerte devient
encore plus sérieuse : le TCAS, détectant l’ autre avion qui descend
également et reste ainsi sur une trajectoire de collision, demande
maintenant au Boeing d’ accentuer la descente : « ,QFUHDVHGHVFHQW
LQFUHDVHGHVFHQW »
Simultanément, l’ Aero Lloyd essaye de contacter l’ aiguilleur du
ciel sur la fréquence d’ approche.
23 heures 35 minutes 13 secondes : le contrôleur ajoute à
l’ attention du Tupolev russe. « Ja… vous avez un trafic… à 2 heures au niveau 360. »
Nous sommes à moins de 30 secondes de l’ impact.
Le contrôleur, tendu par les événements qui viennent de se dérouler, en retard dans ses instructions, commet une erreur. Le DHL
n’ est pas à un angle de 2 heures par rapport à l’ avion de Bashkirian
Airlines, mais à 10 heures puisqu’ il vient de la gauche. Une faute
classique dans une période de tension ; pour déterminer l’ angle
d’ approche, il s’ est assis virtuellement à bord du Boeing, au lieu de
prendre place dans le Tupolev. À partir de ce moment, le contrôleur
croit avoir résolu le conflit entre le Boeing de DHL et le Tupolev de
Bashkirian Airlines ; il a vu sur l’ écran radar que le Tupolev a initié
sa descente. Il ne sait pas qu’ une alerte TCAS s’ est enclenchée à
bord des appareils. Il décide d’ aller répondre à l’ Aero Lloyd qui
l’ appelait alors qu’ il dialoguait avec le Tupolev. À nouveau, il roule
vers la droite pour atteindre le micro qui lui permet de communiquer sur la fréquence d’ approche.
C’ est à ce moment que le Boeing de DHL l’ appelle pour
l’ informer que le TCAS s’ est enclenché à bord de l’ appareil. Il est
23 heures 35 minutes 19 secondes : mais le message est incomplet.
« Six cents… ah … TCAS. Descends. » Et surtout, Peter Nielsen ne
l’ entend pas, car il est en train de glisser d’ un écran à l’ autre.
Nous sommes à 13 secondes du crash.
Peter Nielsen prend contact avec l’ A320 d’ Aero Lloyd. Il restera
en communication avec lui jusqu’ à l’ impact. Il ne verra pas la collision sur son écran…
*
Depuis la communication avec le contrôleur, dans l’ habitacle
russe, la discussion se poursuit. Le navigateur de bord affirme une
deuxième fois que l’ intrus doit être derrière eux. Il est 23 heures 35
minutes 23 secondes. Le chef des pilotes s’ interroge : « Il est où cet
avion ? » C’ est à nouveau le copilote qui décrypte correctement la
situation. « Il est sur la gauche. » Mais à la seconde précise où il
parle, le TCAS renforce sa commande d’ évitement : « Intensifier la
montée, intensifier la montée. » ©,QFUHDVHFOLPE,QFUHDVHFOLPEª
À peine la voix du TCAS a-t-elle cessé que le copilote ajoute : « Le
TCAS dit “ Monter ”. »
Dans la cabine de pilotage du Tupolev plus personne ne parle.
Les yeux sont rivés sur l’ horizon. La visibilité est bonne, il ne fait
aucun doute que l’ équipage voit grossir à une vitesse faramineuse
la silhouette du Boeing de DHL. Le pilote tente une manœ uvre de
dernière chance et tire sur le manche pour faire remonter l’ avion.
Trop tard.
Une seconde plus tard, c’ est la collision. Il est 23 heures 35 minutes 32 secondes.
Le Boeing de DHL vole quelques mètres plus bas que le Tupolev
de Bashkirian Airlines, à plus de 11 000 mètres d’ altitude. Il frôle
de tout son long le fuselage de l’ avion russe. Mais alors que les
appareils achèvent de se croiser, la queue du Boeing, plus élevée,
frappe la cabine du Tupolev et la sectionne juste devant les ailes. Le
choc est d’ une extrême violence. L’ impact déchire l’ avion russe en
plusieurs morceaux qui prennent aussitôt feu. À l’ intérieur de la
cabine de pilotage, le bruit est de plus en plus intense. La mécanique se disloque. Les alarmes sonnent, s’ affolent. Mais les cris de
panique couvrent tout… À l’ arrière, la carlingue du Tupolev a été
sectionnée en deux. À 11 000 mètres d’ altitude, la pression atmosphérique est très faible, beaucoup plus faible qu’ à l’ intérieur de
l’ avion. L’ air s’ échappe violement de la cabine vers l’ extérieur.
C’ est ce qu’ on appelle une décompression explosive. Ceux qui se
trouvaient près de l’ impact ont vraisemblablement perdu conscience immédiatement, blessés ou tués sur le coup. Les autres ont
entendu un bruit violent, similaire à celui d’ un avion qui passe le
mur du son : c’ est l’ onde de choc provoquée par l’ air qui sort de la
cabine à une vitesse supersonique. L’ humidité de l’ air se condense
sous l’ effet de la chute de pression et de température, et un brouillard épais se forme. Le courant d’ air aspire ensuite les passagers et
tout objet non attaché vers l’ extérieur. Certains enfants se sont donc
envolés avant de tomber en chute libre. C’ est l’ effet de souffle.
Mais, surtout, le changement de pression est insoutenable, incontrôlable, pour l’ être humain. L’ oxygène ne rentre plus dans le sang par
les poumons, il en sort. En quatre secondes, du sang totalement
désaturé en oxygène quitte le poumon en direction du cerveau. En
l’ absence d’ oxygène, les neurones ont une autonomie de quelques
secondes seulement, et l’ on perd conscience rapidement – les médecins appellent cela l’ hypoxie fulminante. Les passagers encore
conscients ont vraisemblablement perdu connaissance en moins de
dix secondes. Le décès intervient plus tard. La pression dans la cabine décroît plus vite que la pression à l’ intérieur des alvéoles pulmonaires. C’ est la surpression pulmonaire : les alvéoles gonflent,
puis explosent. Le sang gicle, provoquant l’ arrêt du cœ ur.
C’ est pourquoi dans les accidents de décompression explosive
sans collision, l’ objectif du pilote est de faire descendre l’ avion le
plus rapidement possible à 25 000 pieds, l’ altitude à laquelle le retour à la conscience intervient. Pour éviter les lésions liées à
l’ hypoxie fulminante, les passagers doivent se munir de leurs masques à oxygène en quelques secondes. La cabine pressurisée est en
fait une bombe volante. C’ est un espace fermé dans lequel des gaz
sont continuellement admis et régulés à la sortie. En physique, le
produit d’ une pression et d’ un volume est une énergie : « Une
amorce de rupture de la cabine pressurisée peut conduire à la catastrophe, la pressurisation tendant elle-même à faire exploser la cabine. Un certain nombre d’ accidents majeurs de l’ aviation civile,
imputable soit à des actes criminels, soit à des dysfonctionnements
accidentels, ressort de cette cause. Ce risque explique l’ extrême
rigueur apportée à la police du transport aérien10. »
*
Le soir du 1er juillet, le Tupolev de Bashkirian Airlines se brise
en quatre morceaux sous l’ effet du choc, les débris de l’ appareil
s’ enflamment et brillent comme des torches dans la nuit. C’ est
pourquoi de nombreux corps ou parties de corps atteignent le sol
calcinés. Sous l’ effet de souffle, presque tous les passagers sont
aspirés hors de l’ appareil. Certains enfants, vraisemblablement assis
loin de l’ impact, s’ envolent sans une égratignure et chutent, intacts,
jusqu’ au sol. Ce qui fait dire à leurs parents qu’ ils ont volé comme
des anges. Tous ceux que j’ ai rencontrés m’ ont posé cette question
macabre : « À quel moment mon enfant est-il mort ? » Faute
d’ autopsie, il est impossible de répondre avec certitude à cette interrogation. Certains de ces enfants ont péri des suites directes de la
collision ; même un corps à l’ apparence extérieure intacte peut être
traumatisé à l’ intérieur. Les autres ont perdu connaissance en une
dizaine de secondes, et ont perdu la vie soit au cours de la chute par
hypoxie fulminante, soit au moment de l’ impact. Enfin, il subsistera
toujours un doute terrible pour les parents d’ un enfant arrivé intact
au sol. Il est impossible d’ exclure, même si c’ est peu probable, que
Voir 0pGHFLQHDpURVSDWLDOH, deuxième édition, sous la direction de J. Colin et
J. Timbal, Société française de médecine aérospatiale.
10
l’ un ou l’ autre des enfants ait repris conscience autour de 5 000
mètres, l’ altitude de retour de conscience en chute libre. Le temps
jusqu’ à l’ impact au sol est alors de près d’ une minute. Une interminable minute.
Voler. Voler en chute libre. Des corps et des débris des deux appareils ont été retrouvés sur plus de 350 kilomètres carrés dans les
collines voisines d’ Überlingen. Les morceaux du Tupolev se sont
écrasés non loin du village d’ Owingen. Les deux moteurs ont atterri
près de maisons, heureusement sans faire de victime. Le fuselage
avant s’ est écrasé dans un verger de pommiers. Enfin, la section
arrière du fuselage ainsi que la queue ont fini leur course dans un
champ à 300 mètres de la partie avant de l’ appareil. Les corps se
sont dispersés sur plusieurs kilomètres. On les a découverts au bord
d’ une route, dans un champ ou le long d’ une jolie petite rivière.
Mais nombre d’ entre eux ont atterri dans un verger de pommiers,
non loin de la partie avant de la carlingue. C’ est le cas de Stas.
*
À bord du DHL, le drame continue de se jouer. Le Boeing a perdu sa queue, mais son fuselage est intact. Il est donc encore en mesure de voler. Les deux pilotes essayent tant bien que mal de guider
l’ appareil, mais l’ avion est instable et la tâche impossible, faute de
gouvernail. Il s’ écrase finalement dans une forêt à sept kilomètres
de la carcasse du Tupolev, non loin du petit village de Taisersdorf.
KARLSRUHE, 1ER JUILLET 2002, 23 HEURES 30
Outre les pilotes, quelqu’ un voit le crash en direct, mais sur ses
écrans. Il s’ agit du contrôleur aérien en poste cette nuit-là au centre
de Karlsruhe, en Allemagne. À partir de 23 heures 27, il a les deux
appareils sur son radar. Ils volent à la même altitude. Il constate
qu’ ils sont sur une trajectoire de collision. Six minutes plus tard,
son « filet de sauvegarde » se met en marche, les étiquettes des
deux avions virent au rouge. Nous sommes plus de deux minutes
avant la collision ; assez de temps pour dérouter les aéronefs. C’ est
vraisemblablement au même moment que le système anticollision
des ordinateurs de Skyguide se serait enclenché s’ il avait été en
fonction. Une alarme que le contrôleur ne peut que difficilement
manquer de remarquer.
À Karlsruhe, dès l’ alerte déclarée, le contrôleur aérien en parle
avec son superviseur et décide de téléphoner à Zurich, pour faire
part de l’ alerte. Pendant plus d’ une minute, il essaye à onze reprises
de contacter le centre de Skyguide, sans succès. Il appelle sur le
système principal, qui est hors service les huit premières fois ; il
n’ obtient qu’ un signal occupé. Les trois dernières, il obtient un son
de sonnerie, mais personne ne décroche. En fait, le système principal de téléphone est en train de redémarrer, mais il n’ est pas encore
capable d’ envoyer les appels sur le téléphone de Peter Nielsen, qui
n’ a donc pas sonné.
Le contrôleur allemand observe impuissant la collision sur son
écran.
CENTRE DE CONTRÔLE AÉRIEN DE ZURICH, 23 HEURES 40
Peter Nielsen roule une dernière fois de l’ écran de droite, d’ où il
guide l’ approche de l’ Aero Lloyd, pour retourner face à son poste
de travail « conventionnel », et contrôler le trafic aérien. Sueur
froide. Le Boeing de DHL a disparu et le tracé radar du Tupolev de
Bashkirian Airlines a viré au rouge. Il appelle à trois reprises
l’ avion russe. Pas de réponse. Peter Nielsen sait ce qui vient de se
produire, mais il ne peut encore l’ accepter. Une minute plus tard, il
appelle le centre de contrôle de Karlsruhe ; à ce moment, le téléphone principal a été rebranché. Peter parle à l’ aiguilleur allemand
qui a vu le crash se produire en direct sur son écran. Plus aucun
doute.
L’ aiguilleur est effondré. L’ avion cargo de DHL et le Tupolev de
Bashkirian Airlines sont entrés en collision à plus de 11 000 mètres
d’ altitude. Sauf miracle, il n’ y aura pas de survivants. Il appelle sa
femme Mette et lui dit juste : « Viens vite. Il y a eu une collision. »
Ce soir-là, des amis, un couple de contrôleurs aériens qui travaillent au Danemark, sont de passage chez les Nielsen. La femme se
charge de contacter Søren11, le meilleur ami de Peter. Tout comme
11
Søren est un prénom fictif. Le nom est connu de l’ auteur.
Mette et Peter, il est danois et aiguilleur du ciel chez Skyguide.
Mette et Søren arrivent dans la salle de contrôle environ trois quarts
d’ heure après le drame. Le contrôleur qui s’ était reposé a relayé
Peter face à l’ écran radar. Peter est prostré. Il répète que jamais plus
il ne fera ce travail. Après avoir discuté avec son ami, Søren se demande comment un tel accident a pu se produire. Il pense que Peter
a simplement oublié les deux appareils, oublié que leurs trajectoires
les emmenaient l’ un contre l’ autre. Søren veut comprendre ce qui
s’ est passé. Il consulte les tracés radar des minutes précédant la
collision. Dans un sens, il est soulagé. Il constate que Peter a identifié le conflit potentiel entre les deux appareils, puisqu’ il a demandé
au Bashkirian Airlines de descendre au niveau 350. Mais, alors, que
s’ est-il produit après ?
Lorsque Søren et Mette sont arrivés, une foule d’ employés de
Skyguide a déjà envahi le centre de contrôle ; parmi eux, le superviseur en poste jusqu’ à 23 heures, le superviseur des techniciens et
Anton Maag, le responsable des opérations à Zurich. Tous cherchent à comprendre ce qui s’ est passé, mais personne ne pose de
questions à Peter Nielsen. Pour analyser les causes de la collision,
ils ne se réfèrent qu’ au tracé radar. Ils semblent ignorer que
l’ aiguilleur du ciel est le seul à avoir vécu tous les événements de la
soirée.
La situation est chaotique au centre de contrôle. Personne n’ est
préparé à une catastrophe d’ une telle ampleur. Aucune procédure
de crise digne de ce nom n’ est prévue. C’ est dans cette atmosphère
que l’ assistante de Zurich appelle le centre de Genève afin
d’ annoncer que l’ avion de Bashkirian Airlines, finalement, ne traversera pas l’ espace aérien qu’ il contrôle. Elle ne fait aucune mention de l’ accident. Pourtant, Genève est le siège de la société. Le
téléphone d’ urgence sonne au bout du lac Léman. Et l’ un des
contrôleurs en poste cette nuit-là12 est très surpris lorsque le centre
des opérations de DHL à Bruxelles, l’ aéroport de destination de
l’ avion cargo, appelle pour savoir ce qu’ il advient de l’ appareil,
attendu à sa destination depuis plus d’ une demi-heure. Son correspondant lui apprend que les images d’ un crash au sud de
l’ Allemagne défilent en boucle sur CNN. La zone de la collision est
12
À Genève, les contrôleurs ne travaillent jamais seuls. Ils sont quatre à se relayer durant la nuit, pour toujours être au moins deux face aux écrans.
celle que l’ avion de DHL devait survoler, selon son plan de vol. Le
contrôleur de Skyguide balbutie, ne sait que répondre et promet de
rappeler plus tard.
À Genève, ce ne sont pas trois aiguilleurs du ciel qui se relayent
au cours de cette nuit-là, mais quatre. L’ un d’ entre eux prend donc
sur lui de contacter les responsables de la compagnie, mais cela ne
va pas sans peine. Alain Rossier, le directeur de la société, est en
déplacement à Londres et il a éteint son portable. Personne ne sait
dans quel hôtel il est descendu. Le chef des opérations, lui aussi, est
inatteignable. Par chance, l’ un des aiguilleurs en poste est un cadre
moyen de la société qui connaît sa nouvelle compagne… Quelques
minutes après le téléphone de Bruxelles, un employé de Skyguide
laisse un message sur son répondeur. Coïncidence, cet employé
porte le même nom qu’ un cousin qui a l’ habitude d’ appeler tard
lorsqu’ il est éméché. L’ amie du chef des opérations écoute le message et lui dit qu’ une fois encore le cousin a appelé au milieu de la
nuit. Il décide de le rappeler le lendemain. Finalement, ils ne dormiront pas longtemps. C’ est la police de la région qui se déplacera
pour le réveiller. Vers 4 heures du matin, le chef des opérations est
enfin « opérationnel ».
Les responsables commencent à arriver, mais le choc se propage.
Comment cette collision a-t-elle pu se produire alors que si peu
d’ avions sillonnaient l’ espace aérien ? L’ agitation gagne le centre
de guidage. Peter Nielsen reste un peu à l’ écart, puisque personne
ne lui demande ce qui s’ est passé. Il est pourtant le seul à avoir été
devant les écrans au moment du crash.
Cependant, le Danois de trente-cinq ans sait que sa situation est
critique psychologiquement ; la plupart des contrôleurs aériens responsables d’ un Airprox, une collision évitée de peu, et plus encore
d’ une vraie collision, ne supportent pas la charge émotionnelle
qu’ implique de guider des avions après un tel événement. Il décide
d’ appeler les urgences psychiatriques de l’ hôpital de Zurich. La
réponse est surprenante : le médecin de garde lui conseille de boire
un verre pour se détendre et de reprendre contact avec le service le
lendemain.
Peter, Mette et Søren prennent le chemin de la maison des Nielsen. Là, les trois amis boivent une bière et discutent du crash, de la
façon d’ agir au cours des jours, des semaines à venir. La télévision
reste éteinte. Ce soir-là, ils n’ ont donc pas la confirmation que le
Bashkirian Airlines transportait des voyageurs. Søren et Peter, cependant, s’ en doutent. Les Tupolev 154 sont des avions pour passagers. Fatigués, Mette et Peter se couchent rapidement. Søren rentre
chez lui. Il sait que le plus dur débutera le lendemain avec
l’ enquête.
Dès le matin, les enquêteurs du bureau des accidents essaient de
contacter Peter. Sans succès. Afin de se protéger des médias, il a
débranché tous ses téléphones. Les spécialistes de l’ aviation civile
passent donc par Søren pour lui fixer rendez-vous. À cet instant,
Peter Nielsen se rend compte que le conseil du médecin, en plus
d’ être étonnant, était surtout dangereux pour lui. En effet, il apprend qu’ il doit subir des tests pour définir s’ il était sous l’ emprise
de l’ alcool ou de la drogue au moment de la tragédie. Heureusement, il n’ a bu qu’ une bière avant de s’ endormir…
Pendant ce temps, l’ ami de la famille contacte l’ Association des
contrôleurs aériens danois et leur demande d’ envoyer un psychiatre
du pays. Celui-ci arrive à Zurich au cours de l’ après-midi et prend
Peter Nielsen en charge. Il s’ agit du premier soutien psychologique
depuis la tragédie, et Skyguide n’ a fait aucune proposition en ce
sens.
*
Le mercredi 3 juillet, Peter Nielsen est interrogé par les enquêteurs pendant plus de quatre heures, en présence de Søren et de son
avocat. L’ objectif est de reconstituer au plus vite le fil des événements qui se sont déroulés juste avant la collision en plein ciel. Ces
premières investigations permettront aussi de prendre des mesures
d’ urgence afin d’ éviter qu’ une telle tragédie ne se reproduise. Le 9
juillet, l’ OFAC, l’ Office fédéral de l’ aviation civile, interdit le
SMOP13. Depuis, le contrôle s’ effectue de jour comme de nuit par
deux aiguilleurs du ciel, simultanément derrière les écrans. La seconde mesure de l’ OFAC est de retirer sa licence de contrôleur à
Peter Nielsen.
En interne, l’ analyse de la collision traîne, les avis divergent sur
les causes qui ont mené à la catastrophe. Plusieurs jours après, aucune mesure n’ a encore été prise pour s’ assurer que cela ne se pro13
6LQJOH0DQQHG2SHUDWLRQ, procédure de travail en solo.
duise plus. Quatre jours après la collision, la direction de Skyguide
rencontre les syndicats des contrôleurs aériens qui lui soumettent un
catalogue de trente mesures, urgentes de leur point de vue. Cela va
de l’ interdiction du SMOP, qui sera donc imposée par l’ OFAC
quelques jours après, à l’ augmentation du nombre de contrôleurs,
en passant par la création d’ une cellule de soutien psychologique.
Au final, vingt d’ entre elles seront acceptées et mises en place par
la direction. En revanche, aucun responsable de Skyguide ne parle à
Peter Nielsen. Compréhensible. Il est encore en état de choc, et
c’ est le travail des enquêteurs de faire la lumière sur les circonstances de la collision. Plus surprenant, personne au sein de Skyguide
ne lui posera de questions pendant les semaines à venir. Explication
donnée par plusieurs aiguilleurs du ciel : en ce mois de juillet 2002,
les dirigeants de la société sont convaincus que cet accident est dû à
une erreur du contrôleur.
Vers la fin de l’ après-midi de ce 3 juillet, Søren apprend qu’ une
procédure judiciaire a été ouverte contre Peter. Il lui suggère de
partir se reposer en famille quelque temps au Danemark, ce qui lui
permettra aussi de poursuivre son traitement psychologique. Quelques heures plus tard, la famille Nielsen prend la route en direction
de Copenhague. Peter s’ arrête dans une station-service pour prendre
de l’ essence. Là, il lit les manchettes des journaux qui parlent de la
tragédie. Il apprend, anéanti, que la plupart des victimes sont des
enfants.

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