La voix de Jeanne, les seins d`Hélène. Patrick Berthier
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La voix de Jeanne, les seins d`Hélène. Patrick Berthier
MEI "média et information" n°3- 1995 LA VOIX DE JEANNE, LES SEINS D'HELENE Sur la déperdition de la littérature portée à l'écran PATRICK BERTHIER Maître de Conférence Université Paris VIII Résumé : Que reste-t-il de la teneur «littéraire» d’une oeuvre une fois celle-ci adaptée à l’écran ? C’est à cette question qu’on tentera de répondre en s’appuyant sur le film de Jean-Jacques ANNAUD d’après le roman de Marguerite Duras «l’Amant». «Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire». Hannah Arendt, La crise de la culture. Trente ans après, bien des adaptations cinématographiques et télévisuelles tombent encore sous le coup de la critique inquiète de la philosophe germano-américaine. Arendt dénonçait essentiellement dans la marchandisation de l’art, un rapport aliéné à la culture, laquelle doit, selon elle, toujours rester pure de toute utilisation et même de toute finalité, si élevée et légitime fûtelle 1. Si toute métabolisation sociale de la culture l’annihile en tant que telle, il va sans dire que la «mise en image» d’une oeuvre écrite constitue l’attentat anti-culturel par excellence, au point qu’elle lui fait renoncer au mot «dégradation» de la culture en loisir, pour élire celui de «pourriture» ! Sa réflexion stigmatise donc une philistine et mercantile DÉVALUATION de l’art là où nous voudrions seulement pointer une inévitable DÉPERDITION de l’objet littéraire. Sa critique se veut sociopolitique et axiologique, la nôtre, intrinsèque, elle ne tient qu’aux oeuvres. On sait la pauvre alchimie de la transubstantiation de la culture en loisir. Il suffit comme dirait Umberto ECO de rabattre la Narratio sur la Fabula, le récit sur l’intrigue. A la faveur de ce petit subterfuge, les 500 pages de Madame Bovary se réduisent d’elles mêmes aux tribulations adultérines d’une petite provinciale romanticodépressive. 75 MEI "média et information" n°3- 1995 Le passage du roman au scénario se fait donc le plus naturellement du monde, à grands coups de ciseaux, tout ce qui n’est pas absolumment nécéssaire à l’"action", au déroulement de l’"histoire" pouvant être sans dommage éradiqué. La corruption de l’oeuvre en loisir ne souffre pourtant d’aucune espèce de fatalité. Le croire, ce serait sacraliser la technique de l’écriture littérale et relèguer celle de l’écriture cinématographique au rang des arts mineurs. le médium audio-visuel a créé de belles et fortes oeuvres en rien inférieures à celles de la littérature ; la vulgarité du loisir ne tient donc aucunement à son support. Pourquoi, dès lors que l’image n’est plus ravalée à une simple industrie de consommation et que le procès en appauvrissement marchand et populiste n’est plus intenté, soutenir encore qu’un film laisse inexploré le texte qui l’inspire ou qu’il prétend illustrer ? Qu’est-ce qui nous pousse à dire le Chabert d’Yves Angelo comme on dit la Vierge au Rocher de Vinci où le lien aux Écritures est à la fois tendu et, au sens propre, fantaisiste ? Posons la question plus directement. Sur l’affiche promouvant le film de J.J. ANNAUD, L’Amant, que veut dire : «d’Après le roman de Marguerite DURAS» ? Romancière reconnue, consacrée, réalisateur de réputation internationale, tirage impressionnant, nombre d’"entrées" en salle confortable, tous les paramètres semblent réunis pour qu’on puisse appréhender ce qui se joue entre papier et pellicule, au vu et au su du lecteur, lequel a vraisemblablement eu accès au livre comme au film. Rappelez-vous... Ce serait par exemple la scène du dortoir. Hélène, de dos, surgie hors champ de la gauche, dénoue d’une main désinvolte sa chevelure rassemblée en chignon sommaire, balance de l’autre un linge blanc qui doit être une serviette. Voix off, cavée d’harmoniques graves : «elle est impudique Hélène...» D’un pas décidé, elle traverse les dortoirs où les pensionnaires en pyjama blanc s’agitent sous les lampes comme une nuée d’éphémères. - «elle ne sait pas qu’elle est très belle...» La caméra s’était d’abord abaissée, elle s’élève en glissant latéralement dans un travelling perpendiculaire à l’axe de déambulation. Hélène s’efface derrière le voile diaphane d’une moustiquaire. La séquence a duré quelques secondes, le roman lui consacrait quatre pages. Qu’y avait-il en ces pages que le film n’a pu restituer ? Rien que de très figuratif, pourtant, une description, celle d’un corps, «sublime». A la relecture, on comprend la dérobade du cinéaste : comment figurer l’extériorité des seins («le corps porte les seins en dehors de lui, comme des choses séparées») ; la finesse extrême de la peau («elle est au bord de ne pas être perçue») ; la jouvence pulsive d’une nubilité efflorescente («dans une éclosion répétée d’elle même, à chaque geste...»). Là où le texte glorifiait les seins d’Hélène, le réalisateur nous montre 76 MEI "média et information" n°3- 1995 son derrière ! Comment n’y pas voir, sans malignité ni brocardage aucun, la volte-fesse du scénariste devant l’essence de la littérature qui n’est finalement rien d’autre que le chiffre de l’irreprésentable. Et il ne s’agit pas bien sûr, d’une argutie byzantine sur la place des «rotondités», postérieures ou pectorales, car ce n’est pas seulement au spectateur qu’H.L tourne le dos, mais aussi et surtout à l’hymne qui la célébrait, où son nom psalmodié dans la transe d’un mantra poussait le roman vers son acmé poétique : «Elle, Hélène L. Hélène Lagonelle ...» Que reste-il de l’incantation hallucinée à la beauté, au désir, au fantasme, à l’épiphanie du réel dans la fiction («celle nommée içi de son nom véritable...»)2 dans ce personnage falot, transitoire, secondaire ? On en conviendra, à peu près rien. Ni Lisa Faulkner qui incarne HL, ni Annaud qui la dirige ne sont en cause ; à l’impossible, nul n’est tenu. De là ce quasi théorème : les temps forts du roman deviennent les temps faibles (morts ?) de l’adapation. Lorsque la littérature exulte, le cinéma résume, avec «condensation» et «déplacement», à l’instar du travail du rêve dans la Traumdeutung de Freud. Condensation : la consomption du désir («je suis exténué du désir d’H.L»), désir dionysiaque, secoué d’envies de meurtre et de dévoration, s’épuise, si l’on peut dire, dans les mièvres confidences sur l’oreiller de sages «amitiés particulières». Déplacement : «ces formes de fleurs de farine ... qu’elle porte ... sans connaissance de leur fabuleux pouvoir»3 sont remplacées par un plan de dos. Elle devait, sacrificielle, s’avancer, les aréoles dardées «pour les mains les pétrir», elle s’en va s’aliter. Dans ce qu’elle emprunte à la littérature, il y a quelque chose d’essentiel que l’«image-mouvement» ne peut «rendre».De là, ces étirements et ces élisions (le film est très disert sur les scènes d’amour dans la chambre de Cholen, ce qui finit par l’apparenter à Emmanuelle, discret sur Hélène et muet sur la mort du «petit frère»). L’image n’est pas seulement défaillante, elle est impropre ; tout au plus pouvait-elle, allégorique, nous figurer l’ «extériorité» des seins sur un plat d’or qu’HL aurait tenu devant elle comme une sainte Agathe martyre dans un primitif italien. A cette impropriété de l’image s’ajoute celle de la bande-son. Voici le texte récité par la voix-off : «elle est impudique, Hélène. Elle ne se rend pas compte, elle se promène toute nue dans les dortoirs / elle ne sait pas qu’elle est très belle / Elle est innocente / attardée dans l’enfance». Il s’agit d’un montage-collage de phrases éparses dans le roman4 . Impudique, innocente, belle, tout est dit ; rien n’est dit. La voix qui dit tout et rien, profonde, sonore, nasale, calme, étale, ne commente pas, elle s’impose, relègue l’image en arrière-plan, évince H.L et ses petits secrets de pensionnat. 77 MEI "média et information" n°3- 1995 Pourquoi l’auditeur est-il troublé et le spectateur assoupi? Par la voix de Jeanne Moreau, Jules et Jim et Truffaut s’invitent impromptu chez Duras ! Le film s’ouvre comme une fenêtre sous la bourrasque de tout ce que la présence de la grande actrice peut charrier de réminiscences cinéphiles. Comment échapper, fût -ce quelques instants, à la tendance incoercible qui enchâsse cette voix dans dans la polyphonie rémanente de ses précédents rôles ? Jeanne Morreau nous fait la lecture et lentement cadrages et personnages s’estompent et s’emboivent dans sa voix. Jérome Lindon, PDG des éditions de Minuit où Duras publie, définit ainsi la règle qui le guide dans le choix des livres : «ne défendre que ce que l’on entend» - au sens où l’on entend une voix, une vraie, derrière un texte5 . La voix physique de Moreau n’est pas la voix phénoménologique qui parle «derrière le texte» de Duras. Lorsque la voix phénoménologique du texte s’incarne, il se produit, dédoublé, le même phénomène que celui de l’illustration imagée. Aucun spectateur n’avait imaginé la «petite», l’«enfant» sous les traits de Jane March, pas plus que, lisant le Colonel Chabert ou la Chartreuse de Parme, il n’avait pensé à Depardieu et à Gérard Philippe. Tout un chacun, en revanche, malgré lui et confusément, sent croître autour du phrasé de J. Moreau des ondes concentriques qui forcent l’intertextualité du roman. lecture, les associations intertextuelles sont souples, libres et contingentes, à la discrétion du lecteur, fonction de son imaginaire et de sa culture, les voix de la narratrice et des protagonistes errent dans des sortes de limbes ; à l’écran, les brumes de l’illusion référentielle se glacent et l’intertextualité vous est imposée. La lecture s’effectue sur le mode de la reconnaissance, de l’exploration, le visionnement comme une visite guidée. Impossible de ne pas entendre à chaque intervention de la récitante, lointaine mais distincte, la ritournelle de Jules et Jim : «chacun pour soi est reparti, dans l’tourbillon d’la vie...»Impossible de ne pas entr’apercevoir en surimpression les lèvres falquées, le regard et timbre froid intense de La Mariée était en noir. Les signes de l’écriture sont labiles, ce sont presque des cryptogrammes pour autant que chaque auteur véritable, selon l’adage connu, réinvente le langage6 . Les signes cinématographiques, eux, sont rigides. Dans cette sémiotique, l’acteur est lui même un signifiant inflexible et l’on comprend pourquoi bien des réalisateurs à la suite de Bresson ont fait appel à des inconnus afin de désengluer l’originalité de leurs personnages d’un réseau de renvois parasites. Toute la filmographie de J. Moreau se réfracte en abîme dés qu’elle prononce une phrase : le timbre la période, l’inflexion l’accentuation... irresistiblement vous distraient de l’Amant, le nimbent de souvenirs allogènes. Toute la différence est là. A la 78 MEI "média et information" n°3- 1995 Les graphèmes de nos langues sont syllabiques et non idéogrammatiques, ils «représentent» (repräsentieren) des phonèmes, ils ne «représentent» pas (Vorstellen)7 des idées, encore moins des choses. Partant, l’acte de lecture implique toujours une diction muette, intérieure si l’on veut, mais ce ne peut jamais être une simple scannérisation du texte. La grande révolution lectorielle qui fit passer de la lecture monastique, psalmodiée ou marmonée à la lecture scolastique silencieuse marque moins la transition d’un modèle vocal à «des symboles visuels de concepts»8 , que l’intériorisation de l’oralité. D’où cet autre théorème : il n’est de lecture que phonique. Présence de la «Phonê», de cette voix irrepérable, inaudible et pourtant entendue qui fait de l’énoncé une parole. Parole spectrale puisque toute écriture est une épitaphe9, trace, notation d’une oraison évanouie (il faut toujours penser au «gueuloir» de Flaubert, et par conséquent, lire tout roman comme une partition de récitatif). Aussi tout récitant vient-il à la fois vivifier ce fantôme, «la voix derrière le texte», et en même temps l’éteindre comme un étouffoir qui la recouvre. Quelque belle que soit la voix de Moreau, ce n’est pas celle de Duras, ou plutôt celle de l’instance narrative de son roman. La voix de l’actrice confisque celle du texte. On pourrait presqu’en inférer une définition auto-référée du cinéma : ce qui interdit de «se faire son cinéma» avec le texte ; ce qui expliquerait qu’on peut réaliser de grands films avec de pauvres textes, et des platitudes avec des chefs d’oeuvres, ce à quoi l’Opéra nous avait habitué. Cinéma et Littérature ne sont pas des médias congruents, des arts commensurables, la beauté enclose dans l’un ne se traduit que résiduellement dans l’autre et réciproquement, car l’on fabrique aussi des romans à partir de films. 1. "On fait de grandes oeuvres d'art un usage tout aussi déplacé quand elles servent les fins de l'éducation ... que lorsqu'elles servent quelque autre fin que ce soit" La crise de la Culture , Folio Essais, 113, p. 260. 2. L'Amant de la Chine du Nord , p 52 3. Toutes les citations concernant Hélène L. sont extraites des pages 89 et 92. 4. Phrases ou syntagmes extraits respectivement des p. 86, 89, 90 et 28. 5. Le Monde des Livres du 27/ 1/ 95. 6. Duras s'est même employé à désamorçer tout recours possible au lexique, càd au sens usuel des mots (cf. par exemple : "l'immortalité, ce n'est pas une question d'immortalité, de plus ou moins de temps ..») 7. Repräsantieren , désigne chez les phénoméologues allemands, ce qui tient lieu de, se substitue à, alors que Vorstellen met en jeu la capacité de figurer, d’imager, d’illustrer. 8. Ivan Illich, Du lisible au visible , Cerf, 1991, p116. 9. On sait depuis le Phèdre de Platon que tout écrit est orphelin de la parole putative qu'il rapporte (voir aussi le magistral commentaire que Derrida fait du deuil de la voix dans le signe graphique, cf. La pharmacie de Platon, in La Dissémination , Seuil, 1972). 79 MEI "média et information" n°3- 1995 80