L`HOMME Témoignage de Jean-Pierre Bénisti

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L`HOMME Témoignage de Jean-Pierre Bénisti
L’HOMME
•
Bénisti
Témoignage de Jean-Pierre Bénisti
Parler de son père n’est pas aisé; je vais cependant tenter de le faire.
Je voudrais d’abord saluer le père que Louis Bénisti a été, lui qui n’a pas eu la chance de connaître
son propre père et qui toute sa vie rechercha l’image du père idéal. Ce n’est sans doute pas par hasard
que dans les années trente ses amis étaient tous sans père et vivaient quotidiennement avec leur mère.
Camus avait perdu son père à la guerre. Miquel et Maisonseul avaient des parents divorcés, Fouchet
venait de perdre son père.
S’il fut le père exemplaire de l’unique enfant qu’il avait eu et que j’étais, il fut aussi mon ami. Depuis
mon plus jeune âge nous échangions des propos plus amicaux que familiaux. Nous traitions de tous les
sujets qu’il avait à cœ ur.
Alors que j’étais encore enfant il me prenait par la main et m’emmenait aux expositions de ses amis
peintres dans la galerie Colin à Alger ou le Nombre d’or et plus tard dans la galerie que dirigeait
Edmond Charlot. Il me traînait aussi dans les réunions d’amis et c’était pour moi, petit enfant,
passionnant d’écouter les conversations des grandes personnes. Lors de ses voyages en France, il me fit
visiter le Louvre et les grands musées parisiens et tenter de m’apprendre à voir.
J’étais son ami. Il était l’ami de beaucoup de gens. Il avait gardé une profonde gratitude à Jean de
Maisonseul qu'il connut dans l'atelier d’Alfred Figueras et qui l’introduisit dans les micro-milieux
intellectuels algérois. Ces milieux devaient donner naissance à ce qu’on appellera plus tard “ l’École
d’Alger ” où gravitaient autour d’Albert Camus et d’Edmond Charlot des peintres, des écrivains, des
musiciens et des architectes comme Louis Miquel et Pierre-André Émery
Louis Benisti ne laissait jamais indifférentes les personnes qu’il rencontrait. Il essayait de
personnaliser les rencontres de façon à ce que le moindre commerçant qui lui avait vendu un article se
souvint de lui longtemps après l’achat. Lorsqu’on lui posait des questions, il ne répondait jamais par des
monosyllabes et avait tendance à faire de longs exposés sur les sujets qui l’intéressaient.
Il vécut à Alger depuis sa naissance le 15 mai 1903 à El-Biar jusqu’à sa retraite en 1972, après avoir
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éprouvé les déchirements et les espoirs de la révolution algérienne et salué les débuts de l’indépendance.
Rentré en France, il se plaisait à dire :“ Ici le pays est beau mais les murs ne me parlent pas. ” Ces
derniers temps il était bouleversé par la tragédie algérienne. Jean Pélégri en a témoigné.
L’Algérie était présente dans son œ uvre. Il avait connu les Algériens grâce à Solange son épouse
médecin qu’il accompagnait lors de ses visites dans la Casbah et à Bab-El-Oued. Il avait aussi connu
l’Algérie par ses élèves des lycées d’Alger auprès desquels il enseignait le dessin.
Son œ uvre n’est pas exclusivement consacrée à l’Algérie, mais elle est toujours baignée par sa
lumière. Son ami Jean Sénac disait de lui : “ Bénisti écartant l’orientalisme de parade, s’il se préoccupe
avant tout de plastique, ne veut pas ignorer qu’il existe un peuple humble et généreux qu’il s’agit
d’aimer et de faire aimer. ”
Parlons enfin de l’artiste. Il disait toujours lorsqu’il admirait une peinture : “ Ce n’est pas le sujet que
le peintre a représenté qu’il faut voir. Il faut voir la peinture et rien que la peinture ”. Il disait aussi que
lorsque l’artiste exécute une œ uvre, l’une de ses difficultés était de savoir le moment où il fallait
s’arrêter. Il était fidèle à la leçon que lui avait donné Maillol lors d’une visite qu’il lui rendit dans son
atelier parisien vers 1939 : “ Si vous faites un chef-d’œ uvre, enterrez-le et un jour il sera reconnu ”. Lui
qui fut un temps bijoutier il avait gardé de son premier métier un côté artisan (ce n’est nullement en
contradiction avec l’artiste) consistant à façonner à plaisir les objets qu’il représentait afin d’atteindre la
perfection.
De façon systématique on peut aisément voir différentes périodes de l’œ uvre de Bénisti. Il y a
d’abord les Benisti d’avant Bénisti : dans sa jeunesse, avant de fréquenter l’atelier de Figueras, il fit
quelques peintures qui étaient déjà prometteuses. Puis il devint sculpteur et c’est à ce titre qu’il eut une
bourse pour la Casa Velasquez à Madrid. Les difficultés matérielles et les événements historiques lui ont
fait abandonner son métier de sculpteur et se consacrer à la peinture. Sa peinture est objective mais il
n’est pas insensible aux recherches contemporaines.
Si l’Algérie est présente dans son œ uvre elle n’est pas l’unique objet de son inspiration. Il travaille
beaucoup à Paris et en Provence. À son arrivée à Aix-en-Provence, ayant perdu sa clientèle, il travaille
pour lui et fit beaucoup de recherches : recherche sur le graphisme, recherche sur la danse, recherche sur
le peintre et son modèle, recherche sur le paysage aixois. Puis il reprit la sculpture et s’adonna aussi à
l’écriture, ayant besoin de consigner ses souvenirs (“ Au soleil sans chapeau ” et “ On choisit pas sa
mère, souvenirs sur Albert Camus ”).
Retrouvant des croquis qu’il avait pris dans la Casbah, il eut l’idée de les reprendre et repartir vers
une nouvelle période de peinture abandonnant l’huile pour la gouache, réalisant ainsi une œ uvre ultime
qui vint comme une réponse aux interrogations déjà exprimées auparavant.
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Aix-en-Provence, octobre 1995.
(Catalogue “ Exposition des dernières peintures ”, Lourmarin, juillet 1998)
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Louis Bénisti, La rue Bologhine, 1989.
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