pdf intégral - Ecole du Louvre

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pdf intégral - Ecole du Louvre
Cahiers
de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Sommaire
Éditorial
............................................................................................................... p. 1
Étude
Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs, Leiden University,
Departments of Art History, Archaeology, Anthropology/National Museum
of Antiquities (résumé et texte intégral en pdf )
The biography of cultures: style, objects and agency. Proposal for an interdisciplinary
approach................................................................................................... p. 2-22
Articles
Camille Bourdiel, ancienne élève de l’École du Louvre, diplômée de 2e cycle
(résumé et texte intégral en pdf )
Exposer la science dans l’après-guerre. Hommage à Léonard de Vinci et Rembrandt,
étude photographique et radiographique
au laboratoire du musée du Louvre............................................................p. 23-32
Fernando Suárez San Pablo, ancien élève de l’École du Louvre, diplômé de 2e
cycle (résumé et texte intégral en pdf )
La politique de restauration
des peintures des musées nationaux (1930-1950)........................................p. 33-45
Alexandra Buvignier-Legros, ancienne élève de l’École du Louvre, diplômée de
2e cycle (résumé et texte intégral en pdf )
Pascal Häusermann et le motel L’Eau vive : une conception d’avant-garde ?.... p. 46-53
Agnès Gué, ancienne élève de l’École du Louvre, diplômée de 2e cycle
(résumé et texte intégral en pdf )
Goya dans l’historiographie française du xixe siècle : images et textes..............p. 54-63
Constance Desanti, ancienne élève de l’École du Louvre, diplômée de 2e cycle
(résumé et texte intégral en pdf )
Lumière sur Eugène Martial Simas, décorateur oublié de la Belle Époque.....p. 64-75
Clémentine Delplancq, ancienne élève de l’École du Louvre,
diplômée de 2e cycle (résumé et texte intégral en pdf )
Faire carrière à Paris : Armand Bloch (1866-1932) et la Franche-Comté,
l’importance du soutien régional pour les artistes au xixe siècle......................p. 76-85
Claire Merleau-Ponty, consultante en muséologie, (résumé et texte intégral en pdf )
Vous avez dit médiation ?..........................................................................p. 86-88
Andréa Delaplace, ancienne élève de l’EHESS, diplômée de 2e cycle (résumé et
texte intégral en pdf )
Un palais pour les immigrés ? Le Musée de l’histoire de l’immigration à Paris :
une collection et un musée en devenir.........................................................p. 89-99
Joan Despéramont, ancienne élève de l’École du Louvre, diplômée de 2e cycle
(résumé et texte intégral en pdf )
Les Souffleurs d’images. Un concept développé
par le Centre de Recherche Théâtre-Handicap (CRTH)........................... p. 100-106
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 4, avril 2014
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
Éditorial
Voici le septième numéro des Cahiers de l’École du Louvre. Ce dernier né se
propose d’aborder trois grands thèmes. Le premier touche aux questions relatives
à l’œuvre d’art et à sa matérialité – un sujet abondamment traité par le Festival de
l’Histoire de l’Art à Fontainebleau, durant les journées de mai 2015. Nous sommes
très heureux et honorés de pouvoir présenter un article co-signé par Caroline van
Eck (Université de Leyde), Pieter ter Keurs (Musée Royal des Antiquités, Leyde)
et Miguel John Versluys (Université de Leyde), et qui thématise avec beaucoup
d’originalité la question des œuvres d’art comme agents – au sens de l’ « agency
» conceptualisée par Alfred Gell dans son fameux livre Art and Agency. Caroline
van Eck a été nommée chercheuse invitée à l’École du Louvre pour l’année
2013-2014 ; c’est la deuxième personnalité internationale dont le séjour a été
généreusement financé par un mécénat de la Fondation Daniel et Nina Carasso.
Dans le cadre d’une journée d’études organisée en mai 2014 à l’École du Louvre,
elle a présenté un magnifique atelier consacré à l’œuvre dans sa matérialité et son
« agency » ; elle était accompagnée par Pieter ter Keurs et par Miguel Jon Versluys.
Les deux essais qui suivent ont été rédigés par des élèves de l’École du Louvre
sur la question de la conservation et la restauration – un autre chapitre important
touchant à la matérialité de l’œuvre.
Le deuxième dossier aborde la question des découvertes et des redécouvertes,
des problèmes relatifs à la mémoire et à l’oubli dans le domaine de l’histoire
de l’art. Dans cette section, le lecteur trouvera un article consacré à Pascal
Häusermann et au motel l’Eau vive, un second sur l’historiographie française d’un
artiste espagnol, sur Eugène Martial Simas et sur Armand Bloch, respectivement
décorateur et sculpteur, deux figures aujourd’hui tombées dans l’oubli.
Le troisième dossier, préfacé par Claire Merleau-Ponty, est dédié à la médiation.
Un article aborde le Musée de l’histoire de l’immigration ; l’autre construit un
projet de médiation pour les personnes déficientes visuelles.
Ce programme varié exemplifie parfaitement la diversité des recherches menées
à l’École du Louvre, et chez ses partenariats internationaux.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 4, avril 2014
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
L’équipe de recherche
1
Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
The biography of cultures: style, objects and
agency. Proposal for an interdisciplinary approach.
Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/vaneck.pdf
Pour citer cet article :
Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs, « The biography of cultures:
style, objects and agency. Proposal for an interdisciplinary approach. » [en ligne]
no 7, octobre 2015, p. 2 à 22.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
The biography of cultures:
style, objects and agency.
Proposal for an interdisciplinary approach
Caroline van Eck, Miguel John Versluys, Pieter ter Keurs
Leiden University, Departments of Art History, Archaeology,
Anthropology/National Museum of Antiquities
Xu Bing and the agency of demolition debris
Between 2007 and 2010, the Chinese artist Xu Bing worked on the Phoenix
Project. It concerns the creation of two monumental sculptures (each around
100 feet longs and weighing 20 tons in total) displaying both a male and a
female Phoenix (fig. 1). Already during the Han dynasty (roughly 200 BC –
AD 200) these mythical animals were often portrayed as a pair, and they have
been associated with ideas of prosperity, fertility, eternity and imperial power
throughout Chinese history. The two birds are fabricated from materials that
were taken from construction sites in urban China, including steel beams, tools
that were left behind, remnants of the (daily) lives of migrant labourers working
on the construction sites and demolition debris. LED lights are installed inside
and, when lit at night, these bring out the sculptures’ colourfulness and distinct
iconography. The phoenixes were displayed outside China for the first time in
2013 in a large hall of MASS MoCA in North Adams (Massachusetts, USA);
a modern art museum that is built in a former, 19th-century factory complex1.
Fig. 1
Xu Bing, Phoenix Project, 2007-2010,
metal scrap work, size 90 feet (male phoenix)
and 100 feet (female phoenix),
as displayed in North Adams,
Mass., MASS MoCA in 2013
In that context, the material characteristic of the sculptures – namely the fact
that they are made up of demolition debris – was said to refer to the history of the
building and more generally to the 19th-century industrialism of New England.
The authors would like to thank the Leiden University Global Interactions and Diversity Research
Profile Area for their financial support, and the participants to the two expert meetings where
drafts of this paper were presented for their contributions: Stijn Bussels, Maarten Delbeke,
Alexander Geurds, Christian Greco, Mari Hvattum, Sigrid de Jong, Eva Mol, Jo’Anne van Ooijen,
Sander Müskens, Alina Payne, Peter Pels, and Thijs Weststeijn. We are grateful to the École du
Louvre for their kind invitation to present our research in Paris (12.05.2014) and to publish this
paper in their journal.
1. The catalogue accompanying the MASS MoCA exhibition was published by Ouyang Jianghe,
Austin Woerner and Xu Bing (2014). The Phoenix Project had been presented earlier in the book
by Zhai Yongming, The story of the Phoenix. Xu Bing’s Phoenix project (2012). On the work of Xu
Bing in general, see the 2008 publication Reading space. The art of Xu Bing.
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Other material characteristics of the sculptures, however, like the red and golden
colouring and the specific phoenix-iconography, were clearly signalling “China”.
But there is more at stake.
The monumental birds were originally designed for a large and impressive steel
and glass atrium meant to connect two parts of the World Financial Tower in
Beijing. Visiting the building site during his preparations, Xu Bing was shocked
by the discrepancy between the working conditions of the (migrant) workers and
the luxury of the building itself. He therefore decided to use the debris of their
living and working environments to create the sculptures. As Xu Bing explains in
the documentary made about the Phoenix Project, it is because the workers held
all these things in their hands or wore them on their bodies that, for him, these
objects had now become potent witnesses able to communicate the workers’ fate.
The patron, unsurprisingly, did not like this particular material and the agency
accompanying it – and quickly abandoned the project. For his steel and glass
atrium he clearly needed different materials with different possibilities of acting
on viewers. Xu Bing then decided to continue on his own and, asking the same
(migrant) workers who produced the objects to help him make the phoenix
sculptures, he developed what is described in the MASS MoCA catalogue as “an
artwork almost too vivid in its resemblance to contemporary China”. What then
is the power of these phoenixes, fabricated from thousands of objects that have no
such meaning in themselves; and where, precisely, is this power located?
There is no question about the agency, the (social) effects of the objects as
such: they trigger responses about the excess of wealth accumulation in present
day China; about bricolage as a strategy of Chinese cultural innovation either
good or bad; about the role of labour and capital in Chinese society and about
continuities and discontinuities in Chinese history and culture. The very refusal
by the patron to exhibit them in their intended setting testifies to these different
forms of agency. This is why they were not allowed to take their place in the
World Financial Tower but were very welcome in the Today Art Museum in the
same city of Beijing. If we try to locate the power of the objects according to the
short characterization above, we might conclude that this power and its agency
reside in the stylistic and material properties of the objects and their cultural
biographies. That they are about China becomes clear from their iconography;
this is further enhanced by the red and golden colours used, especially in
combination with the LED lightning. That they are, in combination with China,
about all those other things (excess of wealth accumulation, bricolage as a cultural
strategy, cultural innovation, labour and capital, (dis)continuities in culture and
society) as well, is mainly due to the material they are made from and the way in
which they are made. A part of their biography, the fact that the phoenixes are
fabricated from demolition debris and other objects that carry specific meanings
with them thus contributes to their agency because these objects, so to speak, are
debris in themselves. Their agency is rooted in their earlier use and meaning. Xu
Bing had to use them because he felt they materialized, or externalized, the big
issues of contemporary China since they were produced by people living in that
context and wrestling with those issues. At the same time, however, we have seen
that the earlier meanings that make up the power of the object are not strictly
context-dependent or unequivocal. In Massachusetts, USA the objects evoked
the industrialism of New England now long gone and, in combination with the
statues’ aspects that signalled China, the new role of China in the present-day
world and its consequences, also for Massachusetts. Therefore, visitors to MASS
MoCA will probably have been less concerned with the migrant workers in
Beijing who were the point of departure for Xu Bing. Nevertheless the agency of
the objects, as determined by their biography of which Xu Bing had now become
a part, certainly acted in a similar direction.
In both contexts the objects acted through the iconography of the Phoenix,
signalling China, as well as through the properties of the materials used, in
this case, through the application of small objects in metal which had already
been used, signalling industrialization and modernity. Design and material may
support one another. The phoenixes act as a catalyst for all those questions about
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contemporary China because in principle we do not expect a figure from Chinese
mythology to look like a modern (European) factory – and because we do not
expect it we start contemplating.
This short discussion of Xu Bing’s phoenixes serves to introduce the problem
we want to present in this article. Although they were made in China, and quite
recently, the phoenixes illustrate a problem that is of all times and places. It is
evident that artefacts possess agency; but how do they acquire it, and what role does
their material and style play in this? Does part of the agency of artefacts consist in
their migration from one cultural context to another (as the phoenixes suggest)?
If so, what role does a change of cultural context play in the accumulation of the
artefact’s agency? And, to phrase this question from the perspective of the object:
what role then do artefacts play in the constitution and transference of “culture”?
First (§ 1) we will outline our aims, definitions, research questions and
hypotheses.
Then (§ 2) we will present the problem we want to study in greater depth
and argue that our questions necessitate a joint anthropological, archaeological
and art-historical approach. We will do so on the basis of a comparison between
the presence and agency of “things Greek” in the Augustan and Napoleonic
eras. In both periods styles from the past were revived. It is traditionally argued
that this happens because of the formal, aesthetic or artistic qualities of these
objects. We hope to show, however, that in order to understand the underlying
agency of these qualities, it is necessary to study the relative meaning these styles
had acquired throughout their cultural biography. The agency displayed by the
artefacts significantly determined the decision to revive “the Greek”: this truly
was a human-thing entanglement. No Renaissances, we argue, can occur without
the accompanying objects with their stylistic and material agency. We have
chosen to confront the Augustan and the Napoleonic eras, because both periods
stand out in terms of the unprecedented availability of artefacts from all over
the world and from many (historical) periods. This forced those involved in the
appropriation, emulation or creation of artefacts to adopt a position towards their
own cultures and the shock of the new, be it in terms of the archaic, the classical
or what came to be defined as the primitive. For reasons of consistency we focus
on one variety of artefacts, viz. sculpture. To present our problematic, we have
chosen two periods in which four styles become the focus of such questioning:
“the archaic”, “the classical” (most often Greek in appearance), “the Egyptian”,
and “the primitive” styles.
Both the Augustan and the Napoleonic period constitute an important new
chapter in the life of these styles. According to the traditional view the transference
of these styles takes place in and through the stylistics or design of individual
artefacts: Napoleon imitates the Arch of Constantine in the Arc de Triomphe of
the Tuileries, thereby creates the Empire Style, and thus writes another episode in
the history of the transference of “the classical”. However, as will become clear, the
transferences of objects that are seen as related to specific cultures or cultural ideas
are not simply motivated by stylistics, at least not when defined traditionally and
quite narrowly in terms of artistic qualities or iconographic features. Instead (and
underlying these stylistics), in each case the artefact in question creates a presence
of something absent (Classical Greece, Imperial Rome, Egypt, the Primitive),
acts on the viewer and generates meanings that transcend the narrow confines of
iconography or stylistics. We therefore need to look critically at the question of
agency and its locus: is Napoleon really making the Empire Style or, to rephrase
it quite radically from the perspective this article wants to open up, do Empire
Style artefacts in fact help in creating the Napoleonic Empire?
1 Points of departure; questions and key concepts
1. Artefacts have the power to create presence, exercise agency and generate
meaning. Our first question is: How can we understand that particular power?
Anthropological theories looking at what is variously called today the artefact’s
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agency, excessiveness, or its power to entangle, are successors to the study of
fetishism that started with the work of “desk” anthropologists such as the Président
de Brosses2. To date Alfred Gell’s Art and Agency. An anthropological theory of art
(1998), though contested, offers the most substantial theory of the agency of
artefacts. In this essay we consider in particular three categories of the artefact’s
agency: the power of individual artefacts to act emotionally on individual viewers;
the power of artefacts to shape the revivals of styles through their historicity; and
the agency of artefacts as the basis for culture criticism, identity formation and
cultural innovation.
2. Contexts of culture revival are well suited to the study of this power because
it manifests itself in a particularly clear fashion in such situations. Our second
question therefore is: what roles do the presence, agency and meanings generated by
artefacts play in the lives of cultures? Xu Bing’s Phoenix exerts such agency that the
patron does not want to exhibit it in its original setting, but when transferred to
the USA it acquires new meanings, while it still creates the presence of China,
though absent, and continues to exert a strong agency on the viewer. The
issues identified here have a worldwide relevance, and have become acute to an
unprecedented extent in the context of the present wave of globalization (as the
Xu Bing example illustrates). For this essay we will focus on two historical periods
that were both revolutionary and saw a remarkable punctuation of connectivity:
the era of Augustus and the Napoleonic period. Both periods are Achsenzeiten,
periods in which new empires and their canonizations were created and in which
artefacts travelled on a hitherto unseen scale3. These processes of identity creation
and cultural innovation depended on a new positioning towards the past, one’s
own culture, and the Other, including those cultures that were considered to be
outside the realm of civilization and coined as primitive.
3. To understand the power generated by artefacts within the lives of cultures,
we start from two aspects of the artefact: its material and materiality on the one
hand, and its style on the other. Materiality is understood here as the agency and
meaning of the material itself, an essential factor in its power to create presence.
One could argue that materiality is related to material just as gender is related to
sex: in both cases the former are social and cultural constructions of the latter.
Style we understand primarily in the sense of stylistics, that is, of the design,
facture, or shaping (in Dutch vormgeving) of the object.
4. We aim to study the transference of culture as a process of the transference
of (what we call) culture styles. We can therefore refine and add to our second
research question, and ask: what role do artefacts, with their power to act on those
involved with it, and to create presence and meaning, play in the transference of culture
styles? We define style here in the most basic, factual way: as sets of enduring
formal characteristics shared by significant numbers of artefacts. Formal in the
sense of the result of the shaping activity of a human hand. Characteristics in the
sense of observable traits, resulting from choice4. The style of individual artefacts,
what we call here their stylistics, and style in the sense of culture style – the
Greek, the Roman, the Egyptian, the Chinese, etc. – are different, though related
phenomena. The first is a concrete, inherent aspect of artefacts. By the second
2. On excessiveness see Lorraine Daston, “Introduction: Speechless”, Things That Talk. Object
Lessons from Art and Science, New York, Zone Books, 2004, pp. 9-27; and the essays by
Winnicott, Heidegger, and Brown in Fiona Candlin and Raiford Guins eds., The Object Reader,
London/New York, Routledge, 2009, which has a very useful bibliography.
3. When mentioning the concept of Achsenzeit we do not want to refer to Karl Jaspers’s original
ideas so much as to the discussions about canonization and cultural formation they instigated.
See the recent and important book edited by Robert N. Bellah and Hans Joas, The Axial Age and
its consequences, Cambridge Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 2012.
4. Ernst H. Gombrich, “Style”, International Encyclopaedia of the Social Sciences, New York,
MacMillan/Free Press, 1968, vol. 15, pp. 352-361, recently reprinted in Donald Preziosi ed.,
The Art of Art History, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 150-165. For a conceptual
analysis of the implicit assumptions at work in Western concepts of style in art history Richard
Wollheim’s work is still fundamental: “Pictorial Style: Two Views”, Berel Lang ed., The Concept
of Style, Ithaca, Cornell University Press, 1987; see also Painting as an Art, Princeton, Princeton
University Press, 1993, Chapter Two: What the Painter Does; and for a fresh look at the late 18thcentury developments that led to 19th-century codifications of concepts of style see Mari Hvattum,
“Zeitgeist, Style and Stimmung: Notes on the historiography of style in the 18th century”,
Caroline van Eck and Sigrid de Jong eds., The Wiley-Blackwell Companion to Eighteenth-Century
Architecture, Boston/Oxford, Wiley/Blackwell, 2015, in press.
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we explicitly do not mean German 19th-century concepts of Kulturstile with
their value-laden connotations of high culture or Bildung, or early 20th-century
anthropological notions such as Kulturkreise with explanatory models of diffusion
and migration5, but sets of common characteristics of material and design shared
and displayed by large groups of artefacts, over extended geographical ranges and/
or periods of time.
5. Contrary to traditional views in anthropology, archaeology and art history,
however, we do not understand cultures as stable configurations of permanent
associations between space, territory, and cultural organization, including style.
Much more to the point, in our view, is the point of departure formulated by the
anthropologist Maurice Bloch:
“The implications of focusing on the ability of humans to imitate and to
borrow information and then to pass it on to another by non-genetic means
is genuinely far-reaching. It is what makes culture possible. Since people
borrow cultural traits from another, they can individually combine bits
and pieces from different individuals. It follows that there are no cultural
groups, tribes, peoples, etc6.”
Central to our project, therefore, is not so much the concept of culture, but that
of material-culture7. Thus formulated the question of how artefacts can exercise
agency, and create presence and meaning in the context of the transference
of culture styles becomes a question that only can be answered from a joint,
interdisciplinary perspective in which anthropology, archaeology and art history
work together.
6. Concepts and theories from these three disciplines will therefore have to be
integrated to develop a new theoretical framework to account for these powers of
the artefact. Its main feature, we propose, is the biography of the artefact, with its
attendant concepts of cultural memory and performance. We have thus chosen to
think about the role of artefacts in the transference of style and culture in terms
of their biography, which can extend over many centuries and unfold over many
countries, from commission, design and its execution to reuse, appropriation,
adaptation, destruction, restoration, and its representations in other media,
including that of the museum setting. The vitrine is a representational device just
as much as drawing, filming or performing a tableau vivant.
Since Gell does not address the role of an artefact’s cultural meaning, or the
issue of the repetition, reprisal or adaptation of stylistic elements from previous
cultures over long periods of time which is a defining aspect of the transference
of culture style, his theory of the agency of objects will be combined with Aby
Warburg’s Mnemosyne theory regarding what he called the Nachleben der Antike.
Warburg introduced this vital concept to understand the power of objects to
act on those involved, to create presence and meaning, and the transference of
culture style. Mnemosyne, for Warburg, is the process of recollection of past art
and artefacts, both as an individual artistic process and a feature of shared human
memory. The concept of an artefact’s biography is therefore complemented, in
our analysis, by that of cultural memory and recollection as developed by, amongst
others, Aleida and Jan Assmann in the wake of, most importantly, Maurice
Halbwachs8. Within the transference of style over longer periods of time the
artefact functions as the material repository, if not the monument, of the various
roles it plays in the situations that together constitute the lifespan of a style.
5. Exemplary in this respect are: Bernard Ankermann, “Kulturkreise und Kulturschichten in
Afrika”, Zeitschrift für Ethnologie vol. 37, 1905, pp. 54-84 and Fritz Graebner, “Kulturkreise und
Kulturschichten in Ozeanien”, Zeitschrift für Ethnologie vol. 37, 1905, pp. 28-53.
6. Maurice Bloch, Essays on cultural transmission, Oxford, Berg, 2005, p. 7.
7. Dan Hicks, “The material-cultural turn: event and effect”, Dan Hicks, Mary C. Beaudry eds,
The Oxford Handbook of Material Culture Studies, Oxford, Oxford University Press, 2010,
pp. 25-98.
8. Aleida Assmann, Dietrich Harth eds, Mnemosyne : Formen und Funktionen der kulturellen
Erinnerung, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1991, Jan Assmann, Das kulturelle
Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen Munich,Beck,
1997 [1992]; Aleida Assmann, Erinnerungsraüme: Formen und Wandlungen des kulturellen
Gedächtnisses, Munich, C.H. Beck, 1999.
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Cultural memory therefore is considered here on various scales and dimensions,
from that of individuals involved with the artefacts to generations or centuries.
7. A further elucidation of the concept of the artefact’s biography is that of
performance. It will help to solve the problem sketched out above about the
relation between the stylistics of individual artefacts and the culture styles with
which they are connected. Traditionally artefacts are seen to express, manifest or
exemplify a style; or to constitute a style, depending on a nominalist or idealist
view of style as existing only in its concrete artefacts or as enjoying a separate,
conceptual existence on an ontologically different plane. Such views about
the relation between artefacts and their style are problematic for us, because
the partners in this relation are unequal: on the one hand a concrete, material
artefact, on the other a concept or abstract phenomenon. Circularity and the
pitfalls of obscura per obscuriora are dangers here, as 19th-century attempts to
connect artefacts and style illustrate. Within the context of the transference of
styles through artefacts the problem becomes even more acute. When Augustus,
for instance, decided to use Egyptian forms or materials, this decision did not
automatically imply that he wanted to adopt Egyptian culture. Instead, he
used these Egyptian features, we would argue, to create the presence of absent
Egyptian culture, that is, its cultural memory in an Augustan, Roman context.
To rethink the relation between artefacts and style, and to move beyond the
paradigm of the artefact as the concrete, material, but passive expression of that
abstract entity, we will draw on the notion of performance, and in particular on
recent theories about performance as restored behaviour, which tie in with the
Assmanns’ concept of ritual coherence as the constitution of cultural memory9.
The concept of performance also helps to understand how agency works: when
Augustus decided to erect an Egyptian obelisk in Rome, the very performance
of that act enabled its agency; and in many respects this performance is more
powerful than the mere fact of its standing in Rome. In line with what has been
argued above, we would even conclude that it is this performance that also makes
Rome. Anthropological literature offers us many examples that support such a
conclusion. Rituals are often performed around the incorporation of something
that comes from outside, a rare and valuable object or a hunter’s prey. These
“exotica” are perceived as distinctly foreign on the one hand but simultaneously
used to revitalize one’s own society on the other. These two aspects are closely
related and mediated through rituals (fig. 2). Something that comes from outside
is potentially dangerous and has to be ritually ‘cooled off’ to be made into
something useful subsequently. Rituals thus clearly renew society with the help of
objects from the outside10. Performance, we might also say, with its connotations
of ritual, is a way of signalling the inherently social character of the agency of
artefacts we are interested in: agency is not a static given (in the way iconographic
meanings are) but only comes into existence when enacted, that is performed in
a social nexus, to use Gell’s terms11. The third question we want to raise here is
therefore: How can we write the biographies of artefacts that together constitute the
life of a culture style, drawing on the concepts of cultural memory and performance?
In the seven points above we have outlined our aims, definitions, questions and
hypotheses. These all revolve around the three keywords of our title: style, objects
and agency. Departing from the fact that world history must be understood as
9. Richard Schechner, Performance Studies: an introduction, New York/London, Routledge, 2002,
p. 45 and Marvin Carson, The Haunted Stage: the theatre as memory machine, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2001.
10. Ethnographic examples can be found in Cécile Barraud, Jos Platenkamp eds, “Rituals and
socio-cosmic order in eastern Indonesian societies”, Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde,
I, 145 (4) (1989) and II, 146 (1) (1990) or in Pieter ter Keurs, “Eakalea. A ritual feast on Enggano
Island, viewed from a regional perspective”, Indonesia and the Malay World, vol. 30, 2002,
pp. 238-252. Illuminating historical examples in Meredith Maryin, Daniela Bleichmar eds, Objects
in motion in the Early Modern World, Art History vol. 38 (4), 2015. A pertinent analysis of the
revitalising role of rituals is presented by Maurice Bloch, Prey into hunter: The politics of religious
experience. Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
11. Alfred Gell, Art and Agency: an anthropological theory, Oxford, Clarendon Press, 1998,
pp. 6-7.
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(an ongoing) human-thing entanglement; we have brought them together in
three related research questions:
1. How can we understand the power of artefacts?
2. What roles do the presence, agency and meanings generated by artefacts play in
the lives of cultures and the transference of culture styles?
3. How can we write the biographies of artefacts that together constitute the life of
a culture style, drawing on the concepts of cultural memory and performance?
Fig. 2
The entry of nakamutmut masked figures
in Mandok village, Siassi, Papua New Guinea.
Nakamutmut are potentially dangerous
mythical figures living in the swamps outside
the village, but they also serve to stimulate
fertility. At this occasion, in December
1983, they entered the village to sanction
circumcision rituals
(Photograph Pieter ter Keurs, 1983)
Moreover, we have argued that these questions can only be answered from
a joint, interdisciplinary perspective in which anthropology, archaeology and
art history work together. By means of a comparison between the presence and
agency of “things Greek” in the Augustan and Napoleonic eras we hope, in the
next section, not only to illustrate the importance of our questions, but also try
to find some historically situated answers.
2 Transferences in the biography of Greek culture:
the materiality and agency of things Greek in the Augustan
and Napoleonic period
This section consists of two parts, one dealing with the Augustan era, the other
with the Napoleonic period. We will argue that the (unprecedented) availability,
presence and agency of things Greek in those historical contexts determined their
(socio-cultural) make-up to a large extent. Both the Augustan and the Napoleonic
era are thus “made up”, in part, by Greek-looking objects and in particular by
the agency that was built up in the course of their lifespan. As we will show,
the confrontation with, and appropriation of things Greek necessitated a radical
reappraisal of socio-cultural categories like “Self ” and “Other”, as a consequence
of which the concept of what would be called the Primitive (and its agency) had to
be rethought. It seems not without reason that in both periods museum contexts
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developed, one could argue to tame the agency of the objects12. “Graeciana” had,
of course, been exercising their agency in historical contexts before Augustus and
would continue to do so until and after Napoleon. Both these periods, however,
constitute crucially important new chapters in the life of “Greek culture”. Things
Greek, therefore, helped in constituting the Augustan and Napoleonic periods,
but at the same time the biography of Greek culture could only continue by
means of the appropriation, emulation and revival of Greek-looking objects
and monuments in those historical contexts. Understanding things Greek in
the Augustan and Napoleonic period is thus not so much about the imperial
revival of an aesthetically or morally superior style, in our opinion, but about
human-thing entanglements resulting from processes of increased connectivity.
We will focus here on the object-side of these entanglements and try to explain
the particular power and agency of things Greek in terms of style and materiality
in the first place.
2.1 Beyond semantics: materializing the Classical
In many respects the Augustan era represents one of Antiquity’s most
profound watersheds and the period has therefore been rightly characterized
as witnessing “Rome’s cultural revolution”13. All these major changes had been
slowly developing over the course of the last two centuries BC as the result of
an ever increasing connectivity of objects and people that characterizes the late
Hellenistic world14. Through this remarkable punctuation of connectivity there
probably now were more objects – from more different backgrounds and areas,
and in more different styles – ending up in more different places than ever before
in the history of the ancient world. Greek statues that were transported to Rome
as booty are therefore part of a much wider development, which is illustrated
by the stylistically extremely diverse cargo of the Mahdia shipwreck15. In the
“globalized” late Hellenistic West European, Mediterranean and Near Eastern
oikumene, therefore, material culture now constituted a koine – what has been
defined as a “cultural memory bank” in which all kinds of styles and elements
were available, from earlier periods too16. Places functioning like nodes in the
network (such as, for instance, Alexandria, Antioch, Samosata or Rome) show an
active appropriation, recontextualization and reworking of all these objects with
their various styles17. But these cosmopoleis are certainly not unique in revealing
12. For the Napoleonic period this is well known, the clearest case of an attempt to tame
the agency of artefacts being the removal of royal tombs from Saint-Denis to the musée des
Monuments français by Alexandre Lenoir. This began as an attempt to save these monuments
from Revolutionary iconoclasm (in itself a testimony of their agency), but was perceived by
contemporaries as a way of domesticating their power to act on viewers by transforming them
into aesthetic objects. The art theorist Quatremère de Quincy for instance argued that to
remove them from their original setting for the purposes of art history was the ultimate form of
iconoclasm: Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art [1815], Paris, Fayard,
1989, p. 48. This attempt at taming the agency of the monuments failed completely. Napoleon
wanted to close down the museum because it became a hotbed of royalist sentiment. For the
Augustan period this is not so well known but equally true, cf. Steven Rutledge, Ancient Rome as
a museum: power, identity and the culture of collecting, Oxford, Oxford University Press, 2012).
13. Andrew Wallace-Hadrill, Rome’s cultural revolution, Cambridge/New York, Cambridge
University Press, 2008, with all previous literature.
14. Miguel John Versluys, “Material culture and identity in the late Roman Republic (200 BC
– 20  BC)”, Jane DeRose Evans ed., A companion to the archaeology of the Roman Republic,
Chichester, Wiley Blackwell, 2013), pp. 429-440.
15. For the first, see the overview presented in Magrit Pape, Griechische Kunstwerke aus
Kriegsbeute und ihre öffentliche Aufstellung in Rom: von der Eroberung von Syrakus bis in
augusteische Zeit, dissertation, Hamburg 1975, and the classic paper by Jerome Jordan Pollitt,
“The impact of Greek art on Rome”, Transactions of the American Philological Association,
vol. 108, 1978, pp. 155-174 that starts off with the sentence: “During the sixty-five years from
(-) 211 BC to (-) 146 BC the city of Rome was inundated with Greek statues and paintings” (our
emphasis); for the latter Gisela Hellenkemper Salies, Das Wrack. Der antike Schiffsfund von
Mahdia, Cologne, Rheinland Verlag, 1994.
16. Jas Elsner, “Classicism in Roman art”, James I. Porter, Classical pasts. The classical traditions
of Greece and Rome, Princeton, Princeton University Press, 2006), pp. 270-297.
17. As can be seen clearly in Alexandrian tombs, cf. Marjorie Susan Venit, Monumental tombs of
ancient Alexandria. The theater of the dead, Cambridge/New York, Cambridge University Press,
2002 and, more in general, M. J. Versluys, “Understanding Egypt in Egypt and beyond”, in: Laurent
Bricault, M. J. Versluys eds., Isis on the Nile. Egyptian gods in Hellenistic and Roman Egypt,
conference proceedings, Liège, 27-29 November 2008, Leiden/Boston, Brill, 2010, pp. 7-36.
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the transformative potential of intercultural exchange and the transferences of
what we call “Greek”, “Egyptian”, “Persian”, “Italic” etc. culture18.
It is on purpose that we use words like “globalized”, “oikumene”, “koine” and
“cosmopoleis” at the outset of a discussion of Augustan material culture because
the implications of connectivity in terms of appropriation, emulation and revival
are central to its presence and agency. In this period, we should interpret specific
iconographies and styles, as Tonio Hölscher has shown so well for things Greek,
as part of what he called a semantic system in which specific themes and styles were
deemed appropriate for specific subjects and used to evoke specific associations19.
Traditionally these objects and their stylistic properties were seen as being
representative of a culture (that is: passive). Understanding them in Hölscher’s sense
implies that their stylistic properties signal cultural or socio-economic values and
associations within a larger, trans-cultural system20. Hölscher’s “semantic” system
has been (rightly) criticized for both its static character and the fact that it does
not really allow for objects to have agency21. But his idea of semantics, at least,
suggests that stylistic properties were a kind of cultural concept in themselves and
were thus active and having an effect on people; this represents an important step
forward with regard to traditional iconography and iconology.
How did this Roman language of images function? Answers to this question
have so far only dealt with stylistic properties. In what follows we will first
discuss that approach, also because it will already prove to be illuminating for
understanding the specific agency of objects in the Roman period in relation
to their cultural biography22. After that, and as a next step, material properties
will be drawn into the discussion. Let us start with a definition of Hölscher’s
semantics:
“For each subject – to be precise, for each thematic aspect within a subject
– there were established patterns available, which were of diachronically
different origins, but now became synchronically applicable side by side.
Thus there arose a system in which the forms of Greek art were filtered, not
according to stylistic criteria but primarily according to semantic ones, and
could thus now be used with an entirely new meaning. In this sense, one can
speak of a semanticisation of the styles23.”
Within the Roman visual system the stylistic tradition of Hellenistic pathos, for
example, was deemed appropriate for battle-scenes, while the stylistic tradition of
classical dignity signalled qualities that could be associated with State ceremonial.
Specific styles and forms were thus seen as being representative of specific qualities.
Formulated from a material culture perspective, this suggests that specific styles
and forms were thereby able to express and to evoke specific associations. Thus,
dignified gods required the noble forms of high classicism while dancing maenads
saw themselves best expressed by the late-5th century BC ‘Rich Style’. The style
of Lysippos and Praxiteles evoked the qualities associated with noble men, while
18. Tonio Hölscher ed., Gegenwelten zu den Kulturen Griechenland und Roms in der Antike,
Munich/Leipzig, Saur, 2000.
19. Idem, Römische Bildsprache als semantisches System, Heidelberg,Winter, 1987), translated
into English as The language of images in Roman art, Cambridge/New York, Cambridge University
Press, 2004. For the Augustan period specifically, see idem, “Greek styles and Greek art in
Augustan Rome. Issues of the present versus records of the past”, J.I. Porter, Classical pasts,
op.  cit. note 16, pp. 237-269.
20. See some remarks in T. Hölscher, “Griechische Formensprache und römisches Wertesystem.
Kultureller Transfer in der Dimension der Zeit”, in: Thomas W. Gaethgens ed., Künstlerischer
Austausch/Artistic exchange, conference proceedings, XXVIII international congress of art
history, Berlin, 15-20 July 1992, Berlin, Akademie Verlag, 1993, pp. 67-87.
21. See more extensively M. J. Versluys, “Roman visual material culture as globalising koine”, in:
Martin Pitts, M. J. Versluys eds., Globalisation and the Roman world. World history, connectivity
and material culture, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2015, pp. 141-174.
22. For this aspect see already Annette Haug, “Constituting the past – framing the present. The
role of material culture in the Augustan period”, Journal of the History of Collections, 13, 2001,
pp. 111-123.
23. T. Hölscher, The language of images, op. cit. note 20 p. 86. See also the remarks by Mark
Fullerton, “Description vs. prescription: a semantics of sculptural style”, Kim J. Hartswicke and Mary
C. Sturgeon eds., STEPHANOS: Studies in Honor of Brunilde S. Ridgway, Philadelphia,University
Musum Publications, 1998, pp. 69-77. We will not deal here with the various definitions of
“semantics” nor with the (mis)understanding of the term within Classical Archaeology. Within
current Anthropology the concept is regarded as superceded.
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satyrs or giants were characterized by the so-called Hellenistic Baroque. Specific
styles were thus chosen for specific subjects because they were able to evoke
associations connected with those subjects. As such style becomes meaning. This
is clear at a glance when we compare two Roman statues of Bacchus, both dating
from the second century AD (fig. 3 and fig. 4).
Fig. 3
Group of Bacchus and satyr,
ca. AD 180-200
Rome, Museo Nazionale Romano
Fig. 4
Statue of Bacchus,
AD 140-160
Rome, Villa Albani
It is clear that these are both representations of Bacchus and in a Greek style,
but they are very different kinds of Bacchus. The example in the Museo Nazionale
Romano expresses leisure and physical beauty through the Late Classical Style –
something which is in turn enhanced by the opposing figure of the satyr, who is
everything this Bacchus is not. The archaizing style of the Villa Albani example,
on the contrary, wants to signal the primitive aspect of the cult of Bacchus24.
Through their different style and the semantic content associated with those
different styles, we may hypothesize that the agency of these statues would have
been rather different. So, both statues are Bacchus and both statues are Greek
but they only possess their specific meaning because of their specific style and
the qualities or properties accompanying that semantic association. And they will
only acquire their specific meaning through repeated performances in varying
contexts. It follows that, in terms of agency, different themes and styles will have
acted on both the context in which they were displayed and their viewers in
rather different ways. It is in this domain that, in order to accommodate our
research questions, Hölscher’s ideas have to be elaborated upon. His model is
fundamentally about style and meaning while we would like to discuss style
and agency. In fact Hölscher resumes the classical rhetorical concept of style as
the most apt, fitting and persuasive way of expressing something, whether in
word or visual form. He thereby bypasses the problem of the confusion of the
linguistic and the textual that has dogged so many (post-) structuralist varieties
of anthropological or archaeological research25. Rewriting the history of the
24. Nele Hackländer, Der archaistische Dionysos. Eine archäologische Untersuchung zur
Bedeutung archaistischer Kunst in hellenistischer und römischer Zeit, Frankfurt, P. Lang, 1996.
25. As illustrated by, e.g., Lambros Malafouris, “The cognitive basis of material engagement:
where brain, body and culture conflate”, Elizabeth DeMarrais, Chris Gosden & Colin Renfrew eds,
Rethinking Materiality. The engagement of mind with the material world, Cambridge, McDonald
Institute for Archaeological Research, 2004, pp. 53-62; and argued by Bjørnar Olsen, In Defense
of Things. Archaeology and the Ontology of Objects, Lanham, Altamira Press, 2010, pp. 40-42.
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formation, identification and conceptualization, during Antiquity, of styles and
stylistic elements in terms of material agency is thus of crucial importance.
2.2 Cultural biographies of things Greek
Both the Late Classical Style Bacchus and the archaizing Bacchus were clearly
referring back. Above it was suggested that their agency consisted of their style
and the associations thus evoked. And because these styles made (different)
references to the past we may thus hypothesize that this agency was grounded in
the cultural memory of the Hellenistic oikumene26. Styles, in other words, seem to
have been able to “bundle” cultural memory and thus to transpose meaning from
one context and historical period to another. It is thus the cultural biography of
a specific element and its style that become the locus of its agency in a specific
historical context. In this respect there is something like “the inherence of the
prototype” in the sense of the ongoing presence of the original appearance of
these types of divine images in subsequent versions27. But it is equally important
to pay attention to the successive stages – or performances – following from
this prototype and radically altering it. At the same time this agency is built up,
growing and developing through the historical contexts in which it is functioning.
Objects with their stylistic properties, in other words, acquire agency throughout
their life. And it seems logical to assume that when they live longer, and when
they therefore are part of increasingly diverse historical contexts with their
human-thing entanglements, their agency grows stronger.
Styles and elements of the Mediterranean and Near Eastern past thus logically
formed an important part of the Augustan cultural memory bank. It seems,
therefore, that Hellenistic koine is an “anachronistic Renaissance” almost by
definition28. The Augustan period proves to be such an important watershed
because it was during this period that specific choices from this koine were made
and these choices were to form the canon that we call Roman visual material
culture. The Augustan period is thus about the canonization of large parts of
Mediterranean and Near Eastern history and, with that, of Hellenistic koine29. It
is, in fact, as a result of the persisting Augustan focus on Greece and things Greek
that we talk about Greco-Roman Antiquity as if there were a logical development
from classical Athens to imperial Rome. In fact, of course, this was a Roman
“invented tradition” with a lot of material culture to back up the claim; and it
would prove to be a very successful one30. We might therefore expect the period
around “The Year One” to be a fundamental crossroads of thought about material
culture, antiquity, style and the agency of artefacts31. We have seen that in
Hölscher’s understanding of Roman visual material culture both (iconographical)
theme and style play an important role; and that he focuses almost exclusively
on things (looking) Greek. In order properly to understand, however, Augustan
Rome as a transformative context of intercultural encounters we propose first to
26. For such processes more in general, and again with a focus on (material culture as) text, see
J.I.Porter, Classical pasts, op. cit. note 16.
27. Robert Maniura, Rupert Shepherd eds., The inherence of the prototype within images and
other objects, Aldershot, Ashgate, 2006; for Antiquity and the Augustan period more specifically,
see M. Fullerton, “Der Stil der Nachahmer: A Brief Historiography of Stylistic Retrospection”, in:
Alice A. Donohue, M. Fullerton eds., Ancient Art and its Historiography, Cambridge/New York,
Cambridge University Press, 2003, pp. 92-117.
28. Alexander Nagel, Christopher S. Wood, Anachronic Renaissance, New York, Zone Books,
2010, pp. 29-35. Their distinction of performative and substitutive varieties of anachronism is
particularly suggestive in the context of this essay.
29. See in general Elaine Gazda ed., The Ancient Art of emulation: studies in artistic originality
and tradition from the present to classical antiquity, Ann Arbor, Mich. : Published for the American
Academy in Rome by University of Michigan Press, 2002 and more specifically the important
volume by Michela Fuchs, In hoc etiam genere Graeciae nihil cedamus. Studien zur Romanisierung
der späthellenistische Kunst im 1. Jh. v. Chr., Mainz am Rhein, P. von Zabern, 1999.
30. See Dietrich Boschung, Alexandra Busch, Miguel John Versluys eds., Reinventing
“The Invention of Tradition”? Indigenous pasts and the Roman present, Paderborn, Wilhelm Fink,
2015 (Morphomata 32)
31. Even from a global perspective, cf. the exhibition catalogue edited by Elizabeth J. Milleker,
The Year One. Art of the ancient world East and West, exh. cat., Metropolitan Museum, New York,
2001, NewHaven/London, Yale University Press, 2000.
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focus on more than Greece alone (Egypt, the Oriental, the Primitive) and second
to add materiality to the picture32.
Here we can only deal briefly with the first aspect. Recent research has
made it abundantly clear that the presence and agency of things Egyptian, for
instance, made itself strongly felt in Augustan Rome, far beyond notions of the
conquered Other alone. Obelisks, for instance, were taken from Egypt to Rome
and soon developed into the supreme symbol of Roman imperial power – with
both their distinct stylistic and material properties playing an important role
through their cultural biography33. With Egyptian objects also came ideas that
had become attached to them in earlier phases of their biography, for example
ancient/venerable, exotic and religious. These associations played a role with their
appropriation in the Augustan context as well.
Questions about the presence and agency of “the Primitive”, to give another
example, are as important as they are underexplored. We know that people
from the North (Celts, Germans and Scythians) were made to function as
“the Primitive” in Roman perception; scholars have even talked about “Borealism”
in this context34. But was there also a category of “primitive art” for the Romans?
As Arthur Lovejoy already showed in his fundamental study of primitivist thought
in antiquity, the primitive has always been defined in the West as the opposite
of the classical. But how this actually worked in the visual arts in the Augustan
period, and how the actual confrontation with artefacts from the borders of the
empire influenced such ideas, needs to be investigated35. A complicating factor
with these questions is that, for instance, “the Celts” had become part of the
Hellenistic world from the period of around 200 BC onwards and that hence
there does not seem to have been really something like a Celtic culture style with
its own and distinct stylistic and material properties as is the case with Greek,
Egyptian, etc.36. At the same time, however, the agency of objects we call Celtic
certainly was strong in the societies in which they functioned; this will in turn
have influenced the Romans37.
2.3 Beyond representation: style and material as agency
in the Augustan period
Materiality, understood as the awareness of the significance and agency of the
material itself, as distinguished from its representational content or meaning,
plays an important part in the power of languages of images38. Augustus was,
as far as we know, the first Roman leader to use original statues from earlier
periods as cult statues. Statues from the Classical and Archaic period occupied
a central place, for instance, in the temple for Apollo on the Palatine. Pliny
(NH  36, 24/5, 32) mentions an Apollo statue made by Skopas, an Artemis made
32. Joseph Maran, Philipp W. Stockhammer eds., Materiality and Social Practice. Transformative
capacities of intercultural encounters, Oxford, Oxbow Books, 2012.
33. M. J. Versluys, “Egypt as Part of the Roman Koine: Mnemohistory and the Iseum Campense
in Rome”, in: Joachim Quack, Christian Witschel eds., Religious flows in the Roman Empire
(Orientalische Religionen in der Antike), Tübingen, Mohr Siebeck, 2014 (in press) and, idem,
“Haunting traditions. The (material) presence of Egypt in the Roman world”, Boschung, Busch, M.
J. Versluys eds., Reinventing. The invention of tradition? op. cit. note 31, pp. 127-158.
34. Christopher B. Krebs, “Borealism: Caesar, Seneca, Tacitus and the Roman discourse about
the Germanic North”, Erich S. Gruen ed., Cultural identity in the ancient Mediterranean,
(Los Angeles, Getty Research Institute, 2011, pp. 202-221.
35. Arthur O. Lovejoy and George Boas, Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Baltimore,
Johns Hopkins Press, 1935.
36. Felix Müller, Die Kunst der Kelten, Munich, Beck, 2012, Ch. IV.
37. See the exhibition catalogue edited by F. Müller, Art of the Celts. 700 BC to AD 700, Antwerp/
London, Mercatorfonds/Thames & Hudson, 2009, also on the question of the existence of a distinct
Celtic style and, with attention for material agency, Duncan Garrow, Chris Gosden, Technologies
of enchantment? Exploring Celtic art: 400 BC – AD 100, Oxford, Oxford University Press, 2012.
38. To combine the titles of the English translations of the two German classics in this domain:
Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, Beck, 1987, translated into English as
The power of images in the age of Augustus, Ann Arbor, Mich., University of Michigan Press, 1990
and T. Hölscher, Römische Bildsprache, op. cit. note 20, translated into English as The language
of images in Roman art, op. cit. note 20.
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by Timotheos and a Leto from Kephisodotos39. Where earlier monarchs, such
as Caesar or Pompey, had only copied earlier prototypes or styles in order to
suggest a relationship to the past, Augustus now added their materiality as well40.
There certainly was canonization here in stylistic terms: Augustus was keen to
display what were characterized as masterpieces in the art-theoretical debates of
his time. But it was not, as is often thought, on the categories of the “classical”
alone that he capitalized41. Augustus also displayed archaic statues – perhaps
even in the fronton of the Apollo temple (Pliny, NH 36, 13). So, it is clear that
stylistic properties mattered because, through their cultural biography, they were
able to trigger specific associations. As such they had agency: “Die klassischen
Formen hoben das dargestellte Geschehen in einen auratischen Raum, der die
gewünschten Vorstellungen hervorrufen sollte”42. In this vein an archaic/hieratic
form or style signalled “religious” in an Augustan context; while “classical” was
not only that which was evaluated as the summum of artistic perfection of the
past but also the akme that was now being surpassed. This clearly is about the
representational aspect or meaning of objects with their stylistic properties43.
But there simultaneously is an awareness of the significance and agency of the
material. The fact that Etruscan or Italic statues were made out of tuffa (bricks)
suggested and stressed archaism, and therefore religiosity in an Augustan context.
At the same time, the fact that Augustan temples now were made out of marble
and not out of tuffa anymore made clear that the “old times” were over and that
it was Rome that had become classical in its own right. The well-known passage
from the Res Gestae that reads “I found Rome a city of brick and left it a city
of marble” must be read in this light, as becomes perfectly clear from a (later)
remark by Suetonius, who says: “Rome was originally not decorated pro maiestate
imperii, but was improved by Augustus so fundamentally that he could rightly
praise himself: he found her brick but left her marble.44” So, not only stylistic
properties came with specific associations and thus agency, material properties
did as well: marble is pro maiestate imperii. The example of the Augustan use
and appropriation of marble makes this particularly clear: scholars have even
talked about a truly “Augustan marble revolution”. It is through this revolution
that associations were now established between (specific colours of ) marble and
specific themes or figures45. This symbolism, or, in other words, the canonization
of the Augustan period, would strongly influence what came after. In this aspect
the Augustan period is a major watershed as well: through processes of increased
connectivity, marble now came to play a major role in the Mediterranean and
Near East. Undoubtedly meant to illustrate Roman “world domination” initially,
this human-thing entanglement of the Augustan period would soon come
to stand for Rome itself. And marble did much more than signalling Roman
imperialism alone, especially in combination with stylistic properties. Scisto verde,
for instance, could be used with an archaic or classical style to give the impression
of old, weathered bronze: style and material were enhancing each other in order
to make the presence and agency of the object as strong as possible.
39. See P. Zanker, “Klassizismus und Archaismus. Zur Formensprache der neuen Kultur”, in:
Kaiser Augustus und die verlorene Republik, exh. cat., Berlin, 1988, Mainz am Rhein, von Zabern,
1998, pp. 622-35 and compare for another important context in this respect, Eugenio la Rocca,
“Der Apollo-Sosianus-Tempel”, Kaiser Augustus und die verlorene Republik, pp. 121-136.
40. P. Zanker, Augustus, op. cit. note 38, p. 242: “Dem klassischen Original scheint man also
über den Kunstwert hinaus eine besondere sakrale Aura zugesprochen zu haben”. In general, see
still the useful historical overview by Hans Jucker, Vom Verhältnis der Römer zur bildenden Kunst
der Griechen, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 1950.
41. For Augustan classicism, see still P. Zanker, Klassizistische Statuen. Studien zur Veränderung
des Kunstgeschmacks in die römischen Kaiserzeit, Mainz am Rhein, P. von Zabern, 1974 and
Hellmut Flashar ed., Le classicisme à Rome aux Iers siècles avant et après J.-C., Geneva, Fondation
Hardt, 1978 as well as Karl Galinsky, “Augustan Classicism. The Greco-Roman synthesis”, ibidem,
pp. 180-203.
42. P. Zanker, Augustus, op. cit. note 38, p. 252. I think that the use of the word “auratischen”/“aura”
is meant here, and in the earlier quotation, to indicate what we now call agency.
43. See in general Mark Fullerton, The archaistic style in Roman statuary, Leiden/New York, Brill,
1990.
44. Suetonius, Vita Augusti, 28.
45. See the important work by Rolf Michael Schneider, Bunte barbaren. Orientalstatuen aus
farbigen Marmor in der römischen Repräsentationskunst, Worms, Werner, 1986, especially
Chapter 4 and, idem, “Coloured marble. The splendour and power of imperial Rome”, Apollo. The
international magazine of the arts, 154 (473), 2001, pp. 3-10, with the qualification “Augustan
marble revolution” on pp. 3-4.
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It is difficult to come closer to the agency of objects in Augustan Rome by
means of viewer responses. There are many literary sources from the Roman
imperial period showing (although often indirectly) that “the animated image”
was, though often perceived as problematical, “the default mode” of thinking
about the agency of objects, especially statues46. However, there are few surviving
viewer responses dealing with the specific agency of specific stylistic and material
properties47. Would the agency of the Villa Albani Bacchus have been stronger if
the statue had been made out of wood? Was there a difference, in terms of agency,
between a painted tuffa statue of a god and a similar statue in painted marble? We
cannot tell on the basis of literary sources, but a close study of the way objects
functioned in their religious or political context might help. We hope to have
shown, however briefly, that relations between material agency, the cultural
biography of objects, their performance in a specific context and the constitutive
role of objects in the transference of cultures were clearly felt in the Roman era.
Questions of material agency mattered as much to Augustus as they mattered to
Xu Bing, and as we shall see, to Napoleon. It is also for that reason that Rome
would prove to be such a decisive phase in the biography of Greek culture and
Greek culture style.
2.4 A statue that refuses to be tamed
As in the Augustan age, the years from 1795 to 1815 saw an unprecedented
increase in the availability of artefacts in Europe, arriving from all over the
world, from Egypt to the Pacific. As a result of the wars between revolutionary
France and the rest of Europe, thousands of European artworks and exotic art
artefacts, from Germany, the Netherlands, Austria, Italy, and Egypt, were taken
from their original settings, where there was often limited access to them, and
began to migrate across the Continent, to end up in Paris. This immense increase
in connectivity forced those involved in these migrations of artefacts to ask
fundamental questions about how they defined art, what it meant to transport
artefacts from religious settings into the secular context of the museum, and how
to deal with exotic artefacts. If these last were exhibited in the Louvre, this would
imply that they were granted the status of artworks. Housing them in the Muséum
of the Jardin des Plantes would present them as ethnographica. Placing them in
the Bibliothèque Nationale would implicitly mean denying them the privileged
status they possessed because of their striking visual and material characteristics,
and instead considering them as antiquarian objects. Our confrontation with this
period in this section therefore also serves to underline the necessity for a joint
anthropological, archaeological and art historical approach in both cases. The
questions we ask about Canova’s Victorious Venus are ones that we also need to ask
about the Villa Albani Bacchus; and vice versa.
In 1804 Prince Camillo Borghese asked the sculptor Antonio Canova to make
a statue of his wife Pauline, Napoleon’s favourite sister. The result, finished in
1808, was a life-size portrait of Pauline reclining naked on a bed, represented as
Venere Vincitrice, Venus victorious (fig. 5): she holds the apple that Paris gave her
when asked to choose the most beautiful goddess. It is one of the first statues of
this size representing a living woman, and a very public figure as well, naked, and
as a goddess. In fact it is a horizontal version of the Venus of Arles, itself a Roman
copy made in the Augustan period of a statue, now lost, by Praxiteles48. Canova’s
statue is thus the third episode in the cultural biography of an object that began
life in 360 BC. It was shown to the public for the first time in 1809, in the
46. See the recent monograph by Stijn Bussels, The animated image. Roman theory on
naturalism, vivedness and divine power, Berlin/Leiden, Akademie Verlag, 2012.
47. See, however, the interesting observations in J. I. Porter, “Philodemus on material
difference”, Cronache Ercolanesi, 19, 1989, pp. 149-178. This important topic is in need of further
exploration, as already becomes clear from Martial. Ep. VIII, 55 (on the lioness associations of
marmor Numidicum) or Lucianus, The Hall. Bettina Reitz, Building in Words: Representations of
the Process of Construction in Latin Literature, PhD thesis, Leiden, 2013, presents many sources
that deal with what we call materiality.
48. Alain Pasquier and Jean-Luc Martinez, Praxitèle. Un maître de la sculpture antique, exh. cat.,
Louvre, 2007, Paris, Louvre/Somogy, 2007.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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Palazzo Chiablese in Turin, where the Prince at this time held court, as governor
of Piedmont appointed by his brother-in-law49.
Fig. 5
Antonio Canova,
Venere Vincitrice,
marble and painted wood, 1808,
Rome, Villa Borghese.
From the moment the Venere Vincitrice was shown, its material presence
became an issue. The beauty of the model, the pose, the nudity, and the fact that
Pauline Borghese had posed naked for Canova were already sufficient to attract
a crowd. But the extreme virtuosity of Canova’s treatment of the body of the
goddess and in particular his ability to suggest the softness and lustre of living
skin also made the statue a celebrity.
Both Canova’s biographer Melchior Missirini and his friend, the ci-devant
commissioner for the preservation of French dynastic art, museologist and art
theorist Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, reported on the crowds
that came to gaze at the statue at night, illuminated by torches, to appreciate, as
Canova himself also claimed, much better than by daylight “le gradazione della
carnagione”, the rendering of the living and breathing body50.
These nocturnal viewings of Pauline Borghese as Venus were part of the fashion
for looking at statues by torchlight that had originated in late 18th-century
Rome, where it had been propagated at the Villa Albani. They culminated in the
nocturnal visits by Napoleon and his court to the newly arrived Laocoon (fig. 6)
in the Musée Napoléon51. Usually these nocturnal viewings are considered simply
as a passing fashion in sculpture viewing. But in their staging of statues at night,
in a torch-lit room, for a selected audience, they came very close to transforming
sculpture viewing into a theatrical, performative event. This new episode in the
49. For a more extended treatment of the reception of this statue and the issues it raises see
Caroline A. van Eck, “Works of Art that Refuse to Behave: Agency, Excess and Material Presence
in Canova and Manet”, to appear in New Literary History.
50. Melchior Missirini, Della Vita di Antonio Canova Libri Quattro, Prato, Giachetti, 1824,
Book II, Chapter 4, p. 189; Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, Canova et ses ouvrages,
ou, mémoires historiques sur la vie et les ouvrages du célèbre artiste, Paris, A. Le Clerc et cie,
1834, pp. 147-149, and Antonio Canova : lettre à Vivant Denon, Rome, 2 April 1811, A 117.55,
Biblioteca nazionale, Rome, quoted in Pascal Griener, «Le Génie et le théoricien. Canova selon
Quatremère de Quincy», Pascal Griener and Peter J. Schneemann, eds., Images de l’artiste Künstlerbilder, Bern, Peter Lang, 1998, pp. 149-160.
51. See Jon J.L. Whiteley, “Light and Shade in French Neo-Classicism”, Burlington Magazine,
117, nr 873, 1975, pp. 768-773; Christopher J. Wright, “The ‹Spectre› of Science, the Study of
Optical Phenomena and the Romantic Imagination. Journal of the Warburg and the Courtauld
Institutes,Dies war Schrift/Pitch 3,13* - Ein. 43, 1980, pp. 186-200; Claudia Mattos, “The Torch
Light Visit”, Res : Anthropology and Aesthetics, 49/50, 2006, pp. 139-150 ; and Susanne Küchler,
“Malangan: Objects, Sacrifice and the Production of Memory”, American Ethnologist, 15/4, 1988,
pp. 625-637 for the anthropological ramifications of this phenomenon.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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cultural biography of the Praxitelean naked Venus thus acquired a performative
character that equals the intensity of the revival of classical sculpture in Augustan
Rome.
Fig. 6
Benjamin Zix,
Nocturnal Viewing of the Laocoon
in the Musée Napoléon,
watercolour, 1810
Courtesy musée du Louvre
The French diarist Joseph Joubert observed how under such viewing conditions
in the flickering light statues seem to move towards the viewer from the dark. The
play of light on the marble suggests living skin, and “ces formes idéales et molles
dont les corps animés semblent comme environnés [apparaissent] à chaque trait
et qu’un philosophe appelait les apparences de l’âme”52. Often, however, aesthetic
appreciation and the frisson of the uncanny, when inanimate stone appeared to
be a living and sentient body, gave way to far less elevated sentiments among the
viewers, and eventually the Princess Borghese would ask her husband to remove
her statue from public viewing. After its removal to Rome the Prince put the
statue in a specially constructed wooden cage, whose keys he personally kept. In
the 1830s the Pope, his vicar and the Canova family were still so uneasy about the
indecency of the pose and the reactions it caused that one of Canova’s inheritors
asked the engraver Domenico Marchetti to make a new version of his etching of
the Venere Vincitrice, this time with veils added to cover her naked torso (fig. 7
and fig. 8)53.
Another feature added to the presence, agency and suggestiveness of this statue:
its genesis. As mentioned, Pauline Borghese had posed naked for the sculptor.
When asked how she felt about this, she famously replied, “Well, the room was
heated”54. But the fact that Canova had made a moulage à vif of her body added
to its scandalous character. In itself the use of a mould made on the living body
of the model to serve as the plaster model for the statue was considered slightly
disreputable, because it was felt to be a sign of poor craftsmanship on the sculptor’s
part, as in the famous allegations of moulage à vif when the Elgin Marbles were
first shown to the public55. But there was also a whiff of scandal because of
the intimacy it implied between the sculptor and his model. Neo-classicist art
theorists rejected such procedures because the result would be too naturalistic,
52. Joseph Joubert, Essais (1779-1821), Rémy Tessonneau ed., Paris, A.G. Nizet, 1983, p. 45.
See also Joseph Joubert, Les carnets de Joseph Joubert, André Beaunier and André Bellessort eds,
Paris, Gallimard, 1938, vol. II, pp. 573, 748.
53. Hugh Honour, “Canova e l’incisione”, in: Grazia Pezzini Bernini and Fabio Fiorani, eds, Canova
e l’incisione, Bassano del Grappa, Rome and Bassano, Ghedina & Tassotti, 1994, pp. 11-21;
Kristina Herrmann-Fiore, “Lettere inedite sulla statua di Paolina”, Canova e la Venere Vincitrice,
Anna Coliva and Fernando Mazzocca, eds, exh. cat., Rome, 2007, Milan, Electa, 2007.
54. Flora Fraser, Venus of Empire: the life of Pauline Borghese, London, A&C Black, 2012, p. 109.
55. See for instance William Hazlitt’s defence of the marbles against these accusations in his
essays On the Elgin Marbles: the Ilissus (originally published in the London Magazine of February
1822) and its sequel On the Elgin Marbles (London Magazine of May 1822), reprinted in William
Hazlitt, The Fight and Other Writings, Tom Paulin and David Chandler eds, London, Penguin,
2000, pp. 212-238, in particular pp. 213-217.
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and thereby excite base feelings in the viewers56. Such a moulage also went against
the idealist view of the sculptor’s act, extending as far back as Michelangelo’s
famous formula that the sculptor liberates the form hidden in the marble. Here,
on the contrary, the intellectual aspect of sculptural disegno was obscured by the
very material act of moulding her body57.
Fig. 7
Domenico Marchetti,
etching after Canova’s Venere Vincitrice,
first version, c. 1820
Rijksmuseum Amsterdam
Fig. 8
Domenico Marchetti,
etching after Canova’s Venere Vincitrice,
second version, after 1822
Musei Vaticani
For the purposes of our enquiry Quatremère’s reaction was the most telling.
He particularly praised Canova’s capacity to transform matter. Under his hands,
the marble is made to suggest a living and breathing body, and the wooden
bed is disguised as a marble couch. Quatremère called this the characteristic of
high art, that sets the statuary of Phidias or Praxiteles apart from the fetishes of
“primitive”people: an aesthetic distance resulting from a use of materials that
marks the difference between the living being represented and its representation58.
But here the sculptor’s transformation of his materials by means of its very
virtuosity almost topples over into its opposite. The presence and agency of the
56. Tom Flynn, The Body in Three Dimensions, New York, Abrams, 1998, pp. 115-122.
57. Maria Anna Flecken, “Und es ist Canova, die sie machte”, Hildesheim, Olms, 2008, pp. 92136 for the genesis of the statue.
58. Antoine-Chrysostome Quatremère de Quincy, Le Jupiter Olympien, Paris, de Bure, 1815, pp.
xxiii and 2.
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statue could not be tamed by aesthetic distancing, and in the eyes of the viewers
who could not refrain from touching it, it became its opposite, a statue that
is so lifelike it appears to be animated. Another aspect is also significant here:
the decision to adopt the pose of the naked victorious Venus. Somewhat later,
Pauline’s brother Napoleon would adopt the position of the god Mars in another
full-length naked statue by Canova. Both cases were scandalous precisely because
of what they set out to achieve: to create the Empire Style as a conscious attempt
to revive the Roman Empire, but with new protagonists. Pauline’s statue was the
more successful of the two. It came to act as a powerful, though somewhat unruly,
material embodiment of cultural memory, adding, as many observers noted, a
new chapter to the biography of the Praxitelian Venus, by its pose to the sister of
the French Emperor: une grande horizontale praxitélienne, one might be tempted
to call the statue.
Yet at the same time, and here we can begin to ask new questions that are
seldom asked in art history, the impact of the statue was very different from what
the patron or the sculptor intended. By its presence and effect on viewers, and
the cultural meanings associated with its design – its materiality in short – it far
transcended a mere revival of the forms of Greek sculpture of the classical period.
As Quatremère’s reaction documents, the statue also posed serious aesthetic and
museological issues by its refusal, one might be tempted to say, to respect the
boundaries of representational distancing. By that very refusal, and in particular
by its origin in moulage à vif, it can be connected with another issue that was very
present in the same period: that of fetishism.
In the 19th century treating artworks as living beings increasingly became
dismissed from the range of acceptable behaviour. Art theorists rejected it as
an unaesthetic attitude that denied the representational character of art and
disrupted disinterested enjoyment of the formal or stylistic properties of artworks.
Historians of religion and ethnographers from the 1750s onwards, including
De Brosses, Guasco and Dulaure, after having labelled such behaviour among
non-Western art viewers as fetishism, increasingly also included such behaviour
by Western viewers under the same label59.
Canova’s statue of Pauline Borghese was thus created at the very moment when
ethnographic studies of fetishism began to include Western religious and artistic
practice, when aesthetic disinterested enjoyment became the dominant mode of
art viewing in the recently founded museum at the Louvre, and the ideals of
enargeia as embodied in classical sculpture were again, but perhaps more anxiously
than ever before, held up as a model for Empire art. Its reception also shows very
clearly how the statue’s excessive power to create presence, act on viewers and
suggest all sorts of meaning could not really be accommodated. This had to be
prevented by taking measures usually reserved for living beings: being locked up
out of sight (the husband’s reaction) or having a veil thrown over her naked torso
(as in Marchetti’s revised etching, made at the request of the Canova family).
Alternatively, its agency was denied by stressing the representational virtuosity
of the sculptor (Quatremère’s strategy), or reduced to a mere image (Missirini’s
museological treatment). It thus offers the perplexing case of a statue that by its
very design and materiality acted very strongly on viewers, became a main actor
in the renewal of the classical style, and thus a major embodiment of cultural
memory, in fact one of the main dynastic icons of the new Empire Style. Yet at
the same time its agency refused to be tamed. The sheer physical presence of the
statue, even now, far outweighs the dynastic concerns from which it originated.
2.5 Material presence and the primitive
With the rise of ethnography, at about the same time when Pauline Borghese’s
statue was locked up, it became standard practice to tame the sometimes
59. On this development see Caroline van Eck, François Lemée et la statue de Louis XIV sur
la Place des Victoires à Paris. les débuts d’une réflexion ethnographique et esthétique sur le
fétichisme, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013.
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frightening power of ethnographic objects. Scholarly classifications gave the
objects their places in “neutral” systems of thought and the power of the physical
presence of objects was often defused by placing them, isolated from their original
ritual context, in museum showcases or storerooms in the newly founded public
museums60. The dangerous and strange power of African and Oceanic objects was
neutralized behind glass or firmly placed out of view in inaccessible storerooms,
as happened for instance with the statues of war gods from the Pacific made of
millions of birds’ feathers and dogs’ teeth that reached Paris and London in the
late 18th century, brought back from the voyages of James Cook61. The material
presence and agency of artefacts could be a shock, because they excited feelings
normally associated with living beings, such as fear in the case of African masks
or desire and love in the case of the Venus Borghese. Such disruptions, however,
could also be desired for their power to suggest the presence of an absent past or
an absent “far-away”.
This occurred, as we have seen, around 1800, a period that should be
characterized as a crossroads in Western thought about art, antiquity and the
agency of artefacts. All those new ideas were fuelled, if not instigated, so it seems,
by an unprecedented increase in the availability of artefacts. The same situation
seems to have occurred around “the year 1”; although for the Augustan era the
evidence available allowing us to talk about a fundamental crossroads is both
different and more circumstantial. Our presentation of the relations between
objects, style and agency in the Augustan and Napoleonic periods respects and
follows both the limitations and possibilities of the available sources. For the
Augustan era we therefore presented the large outlines that enable us to discuss the
relation between, for instance, Greek statues and Roman identity or the different
effect of an archaic Bacchus in comparison to a classical Dionysos. But we lack
the viewer responses and detailed historical contextualization which we do have
for Canova’s Victorious Venus. In her case, however, it was exactly the richness
of source material that seems to have obstructed these broader, anthropological
questions on the formation of cultures and culture styles.
Augustan Rome and Napoleonic Paris both show us crucially important
chapters in the biographies of the archaic, the classical, the Egyptian and the
primitive. The confrontation in itself is therefore highly illuminating, since during
both periods similar questions and problems were met with and had to be solved.
Around 1800 traditional modes of thought about the agency of artefacts under
the headings of idolatry and iconoclasm were challenged by the new disciplines
of anthropology and ethnography. They showed that the attribution of agency to
objects that goes beyond their material properties is a universal feature of human
societies. Developments in the Augustan era have hardly been conceptualized
in these terms; although they seem highly relevant62. In both periods it is the
conquest of Egypt that triggers an unprecedented opening up of horizons, and
forces those involved to take a position towards what was previously rejected
as the primitive. The parallels between these two situations have hardly been
explored63. As Rome seemed to change into “a new Memphis” in the Augustan
Age64, Napoleon’s ambitions with the Louvre were meant to present Paris as the
successor to Athens and Rome.
60. See Tony Bennett, The Birth of the Museum. History, Theory, Politics, New York, Routledge,
1995.
61. See for instance the statue of the Pacific war god Kuka’ilimoku, which entered the French
royal collection before 1789, now on show in the Louvre, and the observations by Frances Connelly
on the coincidence of the arrival in Paris of such statues from the Pacific and the return to classical
taste at the Académie Royale de Peinture: Frances Connelly, The Sleep of Reason. Primitivism
in Modern European Art and Aesthetics, 1725-1907, University Park, The Pennsylvania State
University Press, 1999, p. 26.
62. Greg Woolf, Tales of the Barbarians. Ethnography and Empire in the Roman West, Malden,
Mass/Oxford, Wiley-Blackwell, 2011.
63. On the Napoleonic expedition to Egypt as a major constituent of the Empire Style, see
Bonaparte et l’Égypte. Feu et lumières, Jean-Marcel Humbert dir., exh. cat., Paris, 2008-2009,
Arras, 2009, Paris, Hazan, 2008, pp. 272-298.
64. M. J. Versluys, “A new Memphis”, (Preface to) Giuseppina Capriotti Vittozzi, La terra del Nilo
sulle sponde del Tevere (Collana di studi di egittologia e civiltà copta I) Rome, Aracne, 2013,
pp. 13-17.
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Around 1800 a shift occurs in the locus for discussions of the power of artefacts
to be present, exercise agency and generate meaning that cannot be understood
in isolation from its materiality. It moves from the realm of classical sculpture (or
Western religious art in a wider sense), to the non-Western sphere of fetishism, that
is of the primitive65. The primitive is implicitly present in both of our case studies.
Our analysis of the Augustan cultural revolution strongly suggests similar shifts.
In both the Augustan and Napoleonic periods, the confrontation and sometimes
interaction of culture styles (the Hellenistic/Imperial koinè, le Empire Style) with
the primitive serves as the furnace that generates awareness of the agency artefacts
can exercise. For the Augustan Age, this is virtually unexplored territory; more
work has been done on primitivism in the 18th century, but there is no systematic
study of the actual reception, by those who took part in primitivist debates, of the
artefacts that were called primitive.
Anthropology, archaeology and art history, the three disciplines that study the
artefact, are all concerned with style, objects and agency, but use these concepts
in different ways, to different purposes, and as a part of different historiographical
contexts.
In this essay we have argued that the agency of the artefact is unmistakeable,
unavoidable, and often untameable. To understand this fully, its role in the
transference of culture styles must be investigated. This we can only do by
combining the three disciplines that, from their foundation in the 18th century
onwards, have taken the artefact as their object of study. If we adopt the
perspective of the artefact’s agency as central to our concern, and if we take the
various examples presented in this article as illustrations, we identify three aspects
of the transference of culture styles that need further study. In each of them the
three disciplines meet:
1. Style formation. Cultures manifest themselves in artefacts that share a
number of clearly recognizable material and visual characteristics. Artefacts
create meaning and exercise agency in the social networks which they help
constitute. Individual artefacts act on individual viewers, as in the case of the
Venus Borghese, but there are also more complex varieties of agency in which
groups of artefacts are appropriated to develop the historicity of a new empire, as
in the case of classicizing statues in Augustan Rome; or objects can question, by
their very material presence, the ways a culture has developed to tame agency, as
in the case of the African masks in museum showcases. This is an anthropological
reformulation of the problem of culture style transference.
2. The biography of the artefact. The cultural biography of the artefact is
the material nucleus of culture transference. Artefacts serve as the material
manifestation of a culture, and their survival, adoption, adaptation, appropriation
or transformation over the years is what constitutes the transference of a culture
style. We take the biography of an object thus quite literally, drawing on the
Gellian concept of personhood, to understand the agency of artefacts in the
succeeding episodes of their lives66. Here archaeology and anthropology meet to
consider a phenomenon that until now was mainly treated by art historians.
3. The formation, survival and renewal of cultural memory in its material
manifestation. Whereas cultural memory is often conceived as ritual and textual
coherence, we add material coherence. Drawing on recent theories of performance
as the mediation of cultural memory and restored action, the formation of
cultural memory can be studied as a series of ritual enactments of coherence
that can take place in all kinds of settings or media. One can think of Roman
65. For an analysis of the primitive in Western Art, see Ernst Gombrich, The preference for the
Primitive. Episodes in the History of Western Taste and Art, London/New York, Phaidon, 2002 and
F. Connelly, The Sleep of Reason, op. cit. note 61.
66. A. Gell, op. cit. note 12, pp. 5, 66 and 96.
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Imperial rituals and their early modern revivals in triumphal arches or joyous
entries or of moving obelisks around in Rome and giving them a new, (Augustan
or Papal) setting and thereby a new material coherence. From this perspective
the presentations of museum collections, despite their apparently static character,
are also performative mediations of cultural memory. In all these performances
new interactions between the artefact and the creator, viewer or user are created
in which the agency of the artefact plays an important role and can deploy itself.
Here art history meets anthropology to look at what used to be an archaeological
topic, the discovery, revival, restoration and exhibition of material remains from
past and distant cultures. What we aim to provide, therefore, is a historical
account of the development of material agency.
Les auteurs
Caroline van Eck is Professor of History and Theory of Architecture and Visual
Art to 1800, and will be Slade Professor of Fine Art in Oxford in 2017. As a
chercheur invitée at the École du Louvre in 2013 she organized the colloquium
« Les idoles entrent au musée: la sculpture, son historiographie, sa muséographie
1660-1850 », whose paper will be published by the École in 2016. Recent
publications include Art, Agency and Living Presence: From the Animated Image
to the Excessive Object (Munich and Leiden 2015).
Miguel John Versluys is associate Professor of Classical & Mediterranean
Archaeology at the Faculty of Archaeology from Leiden University. His research
focuses on cultural interaction in the ancient Mediterranean, Egypt and the Near
East. He recently co-edited the CUP volume “Globalisation and the Roman
world. World history, connectivity and material culture”. Together with Caroline
van Eck and Pieter ter Keurs, he is the founder of the Leiden “Material Agency
Forum”.
Pieter ter Keurs is in charge of the Department of Collections and Research of
the National Museum of Antiquities (Rijksmuseum van Oudheden) in Leiden,
Netherlands. He is trained as an anthropologist and did fieldwork in Papua New
Guinea and Indonesia. His Ph.D. was on the relationship between objects and
subjects. Current research interests are “agency and material culture’ and ‘history
of museums and collections”. Ter Keurs is also Professor of Anthropology of
Material Culture at Leiden University.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Exposer la science dans l’après-guerre.
Hommage à Léonard de Vinci et Rembrandt,
étude photographique et radiographique
au laboratoire du musée du Louvre.
Camille Bourdiel
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/bourdiel.pdf
Pour citer cet article :
Camille Bourdiel, « Exposer la science dans l’après-guerre. Hommage à Léonard
de Vinci et Rembrandt, étude photographique et radiographique au laboratoire du
musée du Louvre » [en ligne] no 7, octobre 2015, p. 23 à 32.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
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ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
Exposer la science dans l’après-guerre.
Hommage à Léonard de Vinci et Rembrandt,
étude photographique et radiographique
au laboratoire du musée du Louvre
Camille Bourdiel
Créé en 1931 par le Dr Carlos Mainini, le laboratoire du musée du Louvre
voit son activité suspendue à l’approche de la Seconde Guerre mondiale sur
décision de Jacques Jaujard. Son matériel est mis en caisse dès août 1939 puis
dispersé entre les sous-sols de l’aile de Flore du palais du Louvre et les châteaux
de Chambord et Montal.
Le 20 février 1946, Jean Vergnet-Ruiz, directeur du service avant-guerre et
désormais Inspecteur général des musées de Province, nomme Madeleine Hours,
ancienne stagiaire puis chargée de mission au laboratoire, à la tête de l’institution
qu’il souhaite voir renaître. Cette dernière prend alors les rênes d’un service
pour trente-sept années, au cours desquelles elle conduira le laboratoire à un
développement sans précédent. Avec l’appui du département des Peintures, dont
il dépend, Madeleine Hours parvient à le rééquiper et à le doter d’une équipe
performante (fig. 1) au lendemain d’un conflit qui a laissé le service fragile et
au budget plus que restreint. Plus encore, elle se révèle une stratège redoutable,
capable de lever des fonds et de mener une véritable politique de communication
à même de faire connaître le laboratoire. Conférences, publications et séjours
dans des institutions partenaires se succèdent dès 1947, mais c’est surtout grâce à
une série d’expositions qu’elle saura attirer l’attention des pouvoirs publics.
Fig. 1
Étude d’un tableau au laboratoire
du musée du Louvre, avec de gauche à droite :
Lola Faillant (chargée des examens sous
infrarouges et des expositions), Arthur Tournois
(photographe). un visiteur inconnu, Andrée
Jouan (assistante administrative),François
Destaville (radiologue), et Madeleine Hours,
1961
Archives photographiques
du Centre de Recherche et de Restauration
des musées de France,
cote : 15304.
© C2RMF/Aloys de Becdelievre
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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Dès 1949, l’exposition L’œuvre d’art et les méthodes scientifiques1 révèle au
public la diversité des travaux menés au laboratoire et suscite un intérêt que l’on
mesure notamment à la lecture de la presse, tour à tour stupéfaite et enthousiaste
face à la nouveauté du propos. Les panneaux documentaires seront par la suite
présentés aux Instituts Français de Londres et d’Édimbourg en janvier 1952, au
Museu Nacional d’Arte Antiga de Lisbonne en novembre 1954, puis à Madrid en
février 1955, et enfin à Barcelone en mars de la même année2.
Au cours de la première moitié des années 1950, deux manifestations
majeures sont produites par le laboratoire du musée du Louvre, toujours sous
le patronage du département des Peintures. Le projet de l’exposition Hommage
à Léonard de Vinci, initié pour la célébration du cinquième centenaire de la
naissance de l’artiste, associe à la présentation de ses chefs-d’œuvre celle de la
documentation générée à l’occasion de la campagne de restauration guidée
par la Commission consultative internationale Léonard de Vinci3. L’ensemble
est exposé dans la Grande Galerie du Louvre du 13 juin au 7 juillet 1952. En
1954, riche d’une documentation constituée au fil des années sur Rembrandt, le
laboratoire entreprend à la demande de Germain Bazin l’étude systématique des
tableaux du peintre hollandais conservés au musée du Louvre. C’est en 1954 que
Madeleine Hours est en mesure de proposer un projet d’exposition au directeur
du département des Peintures, comprenant 29 tableaux – dont 25 attribués avec
certitude à l’artiste – qui sera présentée du 5 mai au 15 septembre 19554.
Étudier ces deux manifestations sera donc l’occasion d’évoquer la naissance
des expositions de documents scientifiques tirés des œuvres d’art, mais également
d’apprécier leur impact dans le développement et la renommée de l’institution
dont elles émanent. Dans cette optique, nous traiterons en premier lieu des
choix effectués dans le processus de mise en exposition employé par Madeleine
Hours, tant à travers les lieux exploités (choisis ou non) que par le discours
adopté, avant de nous intéresser aux enjeux que le laboratoire peut revêtir dans
l’étude des œuvres d’art. Enfin, les outils de diffusion que sont la production de
catalogues et d’articles, mais également l’envoi à l’étranger des documentations
Léonard de Vinci et Rembrandt seront examinés, tant ils assureront la notoriété
de l’institution non seulement en France, mais également à travers le monde.
La naissance d’une muséologie spécifique
aux documents scientifiques
Des espaces d’exposition de choix au sein du musée
Après le pari de l’exposition L’œuvre d’art et les méthodes scientifiques
présentée au printemps 1949 au musée de l’Orangerie et couronnée de succès,
le laboratoire présente ses documents au sein même du musée du Louvre, à
proximité des collections. Rappelons ici qu’il s’agit d’une démarche pionnière,
nos recherches n’ayant pu permettre de référencer d’autres exemples d’expositions
de documentation scientifique de ce type. Il s’agit donc d’un enjeu tout nouveau
pour le département des Peintures du Louvre, et plus encore pour le laboratoire
du musée du Louvre.
Les documents présentés à l’occasion de l’Hommage à Léonard de Vinci font
suite à l’exposition des tableaux dans la Grande Galerie, où ils ont été déployés
dans une salle en appendice à l’espace principal.
Dès 1953, la pièce précédant le laboratoire est affectée aux expositions
du service. C’est cet espace qui accueille Rembrandt, étude photographique et
1. Manifestation présentée au musée de l’Orangerie du 18 mars au 30 avril 1949.
2. Camille Bourdiel, Le laboratoire du musée du Louvre de 1946 à 1955, mémoire de recherche
de l’École du Louvre, sous la direction de Clémence Raynaud, École du Louvre, septembre 2013,
pp. 69-72, pp. 134 et 156.
3. Voir Pierre-Alban Vinquant, La commission consultative internationale de restauration Léonard
de Vinci : bilan et fortune de la collégialité initiée en France en 1952, mémoire d’étude, sous la
direction de Nathalie Volle, Paris, École du Louvre, 2004.
4. Cat. d’exp. Rembrandt, étude photographique et radiographique, laboratoire du musée du
Louvre, sous la direction de Madeleine Hours, Paris, musée du Louvre, du 5 mai au 15 septembre
1955, Paris, Éditions des musées nationaux, 1955.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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radiographique. La création de cette salle dédiée à l’exposition des documents
du laboratoire signale l’importance que le département des Peintures du Louvre
entend donner aux productions du service.
La création d’un discours didactique propre
à une nouvelle typologie d’expositions
Les deux expositions monographiques adoptent des propos relativement
similaires, dédiés à des publics tant spécialistes que novices. S’attachant à décrire
les évolutions des techniques des grands maîtres, Madeleine Hours et son équipe
se proposent de détailler leurs productions respectives en comparant leurs grands
types iconographiques examinés sous divers rayonnements.
Une telle démarche est particulièrement intéressante dans le cas de l’exposition
Hommage à Léonard de Vinci, qui, après avoir évoqué ses débuts chez Verrocchio
(Le Baptême du Christ et l’Annonciation de Florence, conservés au musée
des Offices), met en regard certains portraits du maître : La Joconde, La Belle
Ferronnière, le Portrait de Ginevra de’Benci (Washington, National Gallery of Art)
ou la Dame à l’Hermine (Cracovie, Château du Wawel) et les compare avec celui
de la Vierge de la famille Casio (musée du Louvre) du lombard Giovanni Antonio
Boltraffio (fig. 2).
Fig. 2
Anonyme
Panneau IV de l’exposition
Hommage à Léonard de Vinci :
les portraits.
1952
Archives photographiques du Centre
de Recherche et de Restauration
des musées de France,
cote : labo 6075
© C2RMF
L’exposition Rembrandt est quant à elle l’occasion de juxtaposer les différents
portraits du peintre hollandais, les diverses scènes de groupes jusqu’aux années
1640, puis celles de la maturité de l’artiste (fig. 3), avant de regrouper quelques
tableaux traitant de sujets semblables comme Les Pèlerins d’Emmaüs, les Philosophes
ou les différents portraits d’Henrickje Stoffels afin de statuer sur le caractère
autographe de certaines œuvres.
Madeleine Hours a par ailleurs proposé pour chacune des deux manifestations
une troisième et dernière partie consacrée aux études comparatives de détails
morphologiques issus des œuvres respectives des deux artistes.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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25
Cette approche a ainsi permis aux publics des expositions de découvrir,
s’approprier et comparer les styles et techniques des deux peintres au moyen, tout
d’abord, d’une étude évolutive, puis d’une étude comparative.
Fig. 3
Anonyme
Panneau de l’exposition Rembrandt,
étude photographique et radiographique
1955
Archives photographiques
du Centre de Recherche et de Restauration
des musées de France,
cote : labo 7548
© C2RMF
La démonstration de l’intérêt de l’application de la science
à l’histoire de l’art
Révéler un panel de méthodes employées
pour l’examen des peintures
En participant, puis en proposant de lui-même des expositions au sein du
musée du Louvre, le laboratoire entend familiariser les divers publics avec son
activité. Celle-ci demeurait de fait bien mystérieuse aux yeux extérieurs : c’est
certainement de là que Madeleine Hours tient son surnom de « sorcière du
Louvre »5.
Outre la photographie en lumière directe reflétant l’aspect de l’œuvre avant et
après intervention, le laboratoire du musée du Louvre emploie la photographie
en lumière rasante afin d’étudier les reliefs et aspérités de la matière picturale.
L’éclairage et la photographie sous rayons ultraviolets permettent ensuite d’en
révéler les repeints et de mettre en lumière d’éventuelles interventions antérieures,
témoignages précieux pour le restaurateur. La photographie sous rayonnement
infrarouge dévoile le dessin sous-jacent ou des inscriptions peu lisibles. Méthode
phare du laboratoire dans ses premières années, la radiographie quant à elle
souligne les diverses étapes de l’élaboration du tableau en signalant en blanc sur
le film radiographique les matériaux les plus lourds, comme le blanc de plomb
employé en couche d’impression ou pour les rehauts blancs. C’est cette dernière
méthode d’examen qui est de fait mise au premier plan lors des expositions du
laboratoire, aux côtés de la photographie en lumière directe. Propre à révéler
au grand public des détails insoupçonnés et parfois spectaculaires, elle est
particulièrement démonstrative. Un exemple de découverte singulière exposée en
1949, puis en 1955 est la radiographie du Portrait de jeune homme, dit Portrait de
Titus (fig. 4)6.
Il faut toutefois noter que les prélèvements de matière picturale ne sont pas
exploités lors de nos deux manifestations. Leur pratique est en effet encore
limitée alors, car le laboratoire se montre parfois réticent à ces méthodes invasives
et ne recrute pas de véritable spécialiste de cette technique avant mars 19547.
5. Madeleine Hours, Une vie au Louvre, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 155.
6. L’œuvre est aujourd’hui attribuée à un suiveur de Rembrandt.
7. C. Bourdiel, op. cit. note 2, p. 93,94.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Lors des restaurations du corpus de Léonard de Vinci, on sait notamment que
des échantillons de matière picturale ont été prélevés sur la Vierge à l’Enfant et
sainte Anne et la Vierge aux Rochers afin d’évaluer l’ampleur des repeints8. Ces
prélèvements ne font toutefois pas l’objet de microphotographies9 systématiques.
Par ailleurs, les documents obtenus ne semblent pas avoir été exposables en raison
de la technique encore balbutiante en vigueur au laboratoire et d’une qualité
finale ne justifiant pas leur exposition.
Fig. 4
Radiographie du Portrait d’homme,
dit Portrait de Titus
1935
Numérisation de radiographie
Centre de Recherche et de Restauration des
musées de France,
archives de la filière Recherche,
no de dossier F4812, no d’image rX130.
Cote F4812. 
© C2RMF/ Elsa LAMBERT
Les résultats obtenus
En exposant ainsi la documentation du laboratoire, Madeleine Hours entend
dépasser la démarche purement expérimentale qui avait pu présider aux premiers
temps des laboratoires d’études des biens patrimoniaux. Elle met ainsi un véritable
outil d’étude et de compréhension des œuvres à disposition tant des historiens
de l’art que des restaurateurs, comptant de cette manière leur démontrer les
possibilités du laboratoire et, à terme, leur rendre ses résultats indispensables.
Le laboratoire s’adresse notamment aux restaurateurs : c’est de fait le but de
l’examen du corpus des tableaux de Léonard de Vinci conservés au Louvre10. Dans
ce contexte, l’examen sous rayonnements ultraviolets est une aide précieuse pour
déterminer l’étendue des repeints couvrant notamment La Vierge aux Rochers,
La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne ou La Belle ferronnière. L’application de
l’examen sous rayons infrarouges a quant à lui révélé la présence de montagnes
situées à l’arrière-plan de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, demeurées
jusque-là invisibles sous les vernis oxydés et les repeints. Cette même technique a
par ailleurs permis une découverte majeure pour le laboratoire : la confirmation de
l’attribution à Rembrandt de l’Ânesse de Balaam (Paris, musée Cognacq-Jay) grâce
8. P.-A. Vinquant, op. cit. note 3, pp. 13 et 15.
9. Photographies obtenues à l’aide du microscope. Leur usage n’est que peu documenté : on n’en
dénombre qu’une cinquantaine pour l’année 1952. Voir Archives du C2RMF, Fonds du laboratoire,
1950-1960, 3e carton, Rapport d’activité du laboratoire pour l’année 1952, 22 décembre 1952.
10. Archives du C2RMF, Fonds du Laboratoire, Commission Internationale d’Experts de la
restauration réunis en prévision de l’exposition Léonard de Vinci ; AMN, 5EE2, 1952, Musée du
Louvre, Département des Peintures, lettre du 28 février de Madeleine Hours à Germain Bazin.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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à la redécouverte de la signature de l’artiste, précisant également une datation
remontant à la fin des années 1620. L’emploi de la macrophotographie a également
permis de fournir une base de données utile aux adeptes du connoisseurship, avec
des panneaux tels que « sourires et anges » ou « regards et paysages », comme en
témoigne Madeleine Hours :
« C’était à l’historien de l’art surtout que nous avions songé en exposant
des séries de documents macrophotographiques […] illustrant chacun
des documents morphologiques tirés de l’œuvre de Léonard […] qui
permettaient d’isoler les particularités de style et offraient le moyen de
contrôler des observations personnelles aidant à faire de l’histoire de l’art
une science et non l’esthétique subjective qui y suppléait parfois11. »
Grâce à la radiographie enfin, le laboratoire du musée du Louvre peut se targuer
de pouvoir distinguer deux mains là où l’œil de l’historien de l’art peut encore
hésiter. Il en est ainsi du Baptême du Christ (Florence, musée des Offices), dont
le passage aux rayons X a permis de discerner le pinceau, linéaire et relativement
sec de Verrocchio de celui de Léonard. Ce dernier peint dès sa prime jeunesse
en couches extrêmement fines, perméables aux rayons X, offrant une image
radicalement différente de celle de son maître. Un autre cas spectaculaire est la
comparaison des clichés radiographiques des deux Philosophes. Si le Philosophe en
méditation présente une « écriture […] vivante et décidée », le Philosophe au livre
ouvert révèle une « préparation […] moins soignée, plus épaisse et moins dense.
[…] la touche n’est pas lisible ; l’ensemble donne une impression de mollesse et
de flou. »12
Avec l’étude de l’œuvre du peintre nordique, Madeleine Hours confirme le rôle
que peut jouer le laboratoire du musée du Louvre en histoire de l’art, rôle qu’elle
soutient dès le préambule au catalogue accompagnant la manifestation :
« Cette exposition n’a d’autres buts que de présenter objectivement une série
de documents dont il nous est apparu qu’ils pouvaient n’être pas sans intérêt
pour les historiens d’art. C’est à ces derniers que le devoir revient de les
exploiter, car il est évident que l’interprétation de chacune de ces images ne
peut être faite que par ceux qui ont de l’œuvre du Maître une connaissance
subtile et profonde13. »
Les outils de diffusion mis en œuvre par le laboratoire
Une politique de publications dynamique
De même que la présentation des documents du laboratoire du musée du
Louvre est conçue comme une annexe à celle des tableaux, leur publication
est présentée en seconde partie du catalogue d’exposition14. L’exposition n’était
certes pas dédiée aux résultats des examens de l’œuvre du maître italien, mais à la
célébration de son cinquième centenaire ; on comprend alors que la présentation
de la documentation obtenue en prévision des travaux de restauration des
tableaux de Léonard de Vinci ne fasse l’objet que d’une publication en appendice
au catalogue général, qui constitue par ailleurs une vitrine prestigieuse pour
l’institution.
Le catalogue Rembrandt, étude photographique et radiographique est lui, comme
la manifestation qu’il accompagne, une production indépendante et exclusive des
travaux du laboratoire – bien que placée sous le patronage du département des
Peintures.
11. M. Hours, op. cit. note 5, p. 100.
12. M. Hours, op. cit. note 4, cat. 20 et 21 (le fascicule n’est pas paginé).
13. Idem, Ibidem.
14. Cat. d’exp. Hommage à Léonard de Vinci. Exposition en l’honneur du cinquième centenaire
de sa naissance, sous la direction de Germain Bazin, Paris, musée du Louvre, du 13 juin au
7 juillet 1952, Paris, Éditions des musées nationaux, p. 87 sqq.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Les deux publications ont par ailleurs deux points communs notables.
Leurs structures respectives suivent scrupuleusement le plan des panneaux des
expositions qu’ils accompagnent, pouvant même être utilisés comme fascicules
d’aide à la visite. Leurs textes sont également courts, allant à l’essentiel dans
un style clair et concis. Décrivant brièvement les types de clichés et méthodes
d’examens employés pour chaque œuvre, ils sont parfois agrémentés de courts
commentaires. Reprenons ici l’exemple des deux Philosophes, l’un de Rembrandt
et l’autre aujourd’hui donné à Salomon Koninck, pour lesquels Madeleine Hours
évoque dans un premier cas un original et, pour le second, une attribution à l’école
du Maître. La chef des services du laboratoire propose ainsi une littérature à la
fois accessible au grand public et instructive pour les historiens de l’art souhaitant
exploiter la documentation de l’institution.
Notons également qu’en parallèle de ces catalogues, l’année d’hommages à
Léonard de Vinci a été accompagnée d’un ensemble de publications auxquelles le
laboratoire du musée du Louvre prend part. Il s’offre en premier lieu le prestige
d’un article dans La revue des arts en 1952, future Revue du Louvre15. Madeleine
Hours y dégage les grandes caractéristiques des préparations de Léonard de
Vinci, évoquant ensuite les états des panneaux, la technique que l’on appellera
ultérieurement sfumato ou les repeints et repentirs lisibles sur les clichés sous
rayons X. Elle développe là un propos d’ensemble et unifié qui avait pu manquer
au catalogue de l’exposition du musée du Louvre. Sont également publiés des
articles pour L’Amour de l’art, revue dont Germain Bazin est membre du comité
administratif. Un numéro spécial invite les plus grands spécialistes à évoquer
l’artiste sous différents aspects de sa production ; René Huyghe, ancien directeur
du département des Peintures, y résume une conférence, tandis que Madeleine
Hours résume les résultats obtenus par le laboratoire16. Elle prend également
la parole lors d’un colloque intitulé L’Art et la pensée de Léonard de Vinci17,
récapitulant les différentes méthodes d’examen mises en œuvre sur les tableaux
du maître. Enfin, le « Comitato Nazionale per le onoranze a Leonardo da Vinci »
invite Madeleine Hours à publier dans le catalogue d’hommage à l’artiste édité en
Italie18, proposant là une vitrine transalpine aux travaux du laboratoire.
Rembrandt ne faisant quant à lui pas l’objet d’une actualité similaire, les travaux
sur son œuvre n’engendrent aucune publication référencée par notre étude.
La diffusion à l’étranger : les voyages des documentations
Léonard et Rembrandt
Le « Comitato nazionale per le onoranze a Leonardo da Vinci », créé à Milan
sous l’impulsion des autorités culturelles lombardes, demande rapidement à
Madeleine Hours si un envoi des panneaux de l’exposition du musée du Louvre
est envisageable. À la suite d’une réponse favorable du service, la manifestation se
déroule en février 1953 au musée de la Science et de la Technique de Milan19. Si
la brochure de l’exposition ne nous est pas parvenue, les maquettes ayant présidé
à la réalisation des panneaux sont conservées. Pour l’occasion, les documents
scientifiques sont groupés autour des photographies de la plupart des tableaux
présentés à Paris. Les panneaux demeurent par la suite au musée de la Science et de la
Technique20, où ils sont encore visibles. À la même période se constitue également
un « Comité Léonard de Vinci » à Vienne, qui demande à obtenir des documents
15. M. Hours, « Radiographies de tableaux de Léonard de Vinci », La revue des arts, no 4, 1952,
p. 227-235.
16. Nous n’avons pu nous procurer un exemplaire de cette publication.
17. Publié sous la direction du Congrès international du Val de Loire, Études d’art (T. 8, 9, 10),
Paris-Alger, 1953-1954, p. 199,200.
18. « Étude analytique des tableaux de Léonard de Vinci au Laboratoire du musée du Louvre »,
Leonardo, Saggi e ricerche, sous la direction du « Comitato nazionale per le onoranze a Leonardo
da Vinci nel quinto centenario della nascita » (1452-1952), Istituto Poligrafico dello Stato, Libreria
dello Stato, Roma, 1954, p. 15,16. Un exemplaire de cette publication est conservé au C2RMF,
Fonds du laboratoire, Bibliographie de Madeleine Hours 1949-1959, années 1953-1955.
19. Archives du C2RMF, Fonds du laboratoire, Expositions, 1953, Exposition Léonard de Vinci à
Milan.
20. Lettre du 27 juillet de Madeleine Hours à M. Russoli, Musées et Laboratoires étrangers,
Ambassades, Italie, AMN, 5EE2, 1953.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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du musée du Louvre afin de présenter une petite exposition en hommage au
peintre. La Direction des Musées de France propose alors que le laboratoire envoie
sa documentation scientifique, qui est présentée à l’Académie des beaux-arts de
Vienne durant la première moitié de l’année 1953. Les documents semblent y
avoir été présentés sans textes ; la vocation didactique jusqu’alors privilégiée lors
des expositions de Paris et Milan y est ainsi minimisée21. On peut ici y voir la
nécessité double d’un envoi le plus léger possible par la valise diplomatique de la
documentation, mais aussi l’expression des délais extrêmement courts auxquels
répond un laboratoire composé de seulement cinq membres. De même, au cours
de l’année 1952, le conservateur en chef du musée d’art de Tel-Aviv sollicite
l’envoi des documents de l’exposition en Israël. La réception des panneaux depuis
l’Autriche est accusée en octobre 1953. La correspondance entre Paris et Tel-Aviv
fait défaut pour préciser leurs dates d’exposition, bien que la documentation soit
réclamée en 1956 par Madeleine Hours22.
La documentation photo et radiographique d’après les œuvres de Rembrandt
effectue, quant à elle, un véritable tour du monde :
« L’exposition Rembrandt fut, peu à peu, mise en caisses et commença un
tour du monde, qui la conduisit de Washington à Cologne à Madagascar,
à Sydney, etc. Les échos furent nombreux et le petit catalogue traduit en
plusieurs langues23. »
C’est en Allemagne que commence le périple de la documentation ; du 2 avril
au 8 juillet 1956, elle est présentée au Wallraf-Richartz Museum de Cologne24,
puis au Centre d’Études Françaises de Tübingen, dans le Bade-Wurtemberg, du
2 au 28 juin 1958. Elle y rencontre un très vif succès, puisque 3 000 visiteurs,
principalement des étudiants avec leurs professeurs, y ont été dénombrés. Trois
visites commentées ont été organisées avec le concours de l’Institut d’histoire
de l’art, tandis que deux émissions radiophoniques ont assuré la promotion de
l’événement25. Un autre jeu de documents est envoyé aux États-Unis en 1957 et
1958. Ils sont d’abord exposés à Washington, dans le cadre de la Biennale de la
photographie et du cinéma, en 195726, puis à l’Art Institute de Chicago, du 9 au
21 septembre de la même année. Madeleine Hours déplore alors le fait que les
textes parisiens n’aient pas été traduits dans leur ensemble et seulement résumés.
Ils sont ensuite présentés à Oberlin College, dans l’Ohio, du 1er au 26 octobre ;
des envois au Fogg Museum of Fine Arts de Cambridge du 7 novembre au
7 décembre, puis à Buffalo, à la Albright Art Gallery, du 1er janvier au 1er février
1958 sont prévus27 (ces deux destinations demeurent non documentées).
Le ministre des Affaires Etrangères souhaite également que les documents
soient exposés au Worcester Art Museum, dans le Massachussetts – où R.J.
Gettens est responsable du département de Recherche. « Sept autres musées et
neuf universités » ont par ailleurs été contactés afin d’assurer un rayonnement
sans précédent à l’exposition de documents du laboratoire du musée du Louvre28.
En avril 1957, M. Goodall, professeur au sein de la University of South California
de Los Angeles, demande à obtenir les panneaux du 20 juin au 1er août29.
À la demande du directeur du musée national de Varsovie, Madeleine Hours
21. Lettre du 27 juin de E. Susini à Madeleine Hours, Musées et Laboratoires étrangers,
Ambassades, Autriche, 1953, AMN, 5EE2.
22. Lettre du 5 décembre 1956 de Madeleine Hours à Eugène Kolb, conservateur en chef du
musée d’art de Tel-Aviv, Archives du C2RMF, Fonds du laboratoire, Expositions, 1953, Exposition
Léonard de Vinci à Vienne.
23. M. Hours, op. cit. note 4, p. 140.
24. Lettre du 16 juin 1956 du ministre des Affaires Étrangères à M. le Secrétaire d’État aux
Arts et aux Lettres. Prêts du Laboratoire aux expositions, Exposition Rembrandt, documents du
laboratoire, musée de Cologne, 2 avril au 8 juillet 1956, AMN, PL11X.
25. Lettres du 22 mai et du 8 juillet de M. Le Sage, directeur du Centre d’Études Françaises de
Tübingen à M. Hours, Ibidem.
26. M. Hours, op. cit. note 4, p. 139.
27. Lettre du 23 septembre 1957, Prêts aux expositions. Exposition Rembrandt, documents du
Laboratoire, AMN, PL11X.
28. Lettre du 4 mai 1957 au Secrétaire d’État aux Arts et Lettres, Prêts aux expositions. Exposition
Rembrandt, documents du laboratoire, MN, PL11X.
29. Lettre du 1er avril de M. Goodall à Madeleine Hours, Musées et Laboratoires étrangers, ÉtatsUnis, 1957, AMN, 5EE5.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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accompagne la documentation en Pologne pour une présentation à l’automne
1958, symbole de la reprise des relations diplomatiques entre France et Pologne30.
Elle est ensuite exposée à l’École nationale des Sciences et Lettres (Université de
Madagascar à Tananarive) à partir d’avril 196231, et à l’automne suivant au musée
de Sydney32.
L’empressement avec lequel les différentes institutions dépositaires des
documentations Léonard de Vinci et Rembrandt sollicitent l’obtention des
panneaux des expositions respectives montre donc combien les travaux du
laboratoire ont trouvé un public attentif et réceptif, spécialiste comme plus
novice, à travers le monde entier.
Cet examen des manifestations Léonard de Vinci et Rembrandt aura donc
permis d’évoquer la naissance de la présentation de documents à caractère
scientifique comme objets d’exposition – un sujet qui, à notre sens, demeure à
explorer plus avant sous l’angle de l’histoire des expositions et de la muséologie.
Ces deux présentations sont en outre très révélatrices de l’activité du laboratoire
dans les années suivant sa réouverture. Se cantonnant assez majoritairement à
l’étude des peintures (faute d’équipement matériel et de personnel formé), il
aspire toutefois à s’étendre à l’examen et l’analyse des sculptures ou des œuvres
conservées au sein des départements d’Archéologie Orientale ou Égyptienne33.
On note également la prédominance accordée aux examens d’œuvres provenant
du musée du Louvre, les cas des expositions autour des retables des Hospices de
Beaune et du musée de Besançon constituant de rares contre-exemples34. D’un
point de vue déontologique, l’exemple de la Commission Consultative réunie en
vue de la restauration des œuvres de Léonard de Vinci demeure assez exceptionnel.
Le laboratoire n’étant alors pas encore systématiquement sollicité en vue de
campagnes de restauration, il tend parfois à pratiquer des examens qu’on pourrait
qualifier d’« expérimentaux » permettant de constituer des dossiers scientifiques
relativement complets (à l’aune des moyens techniques d’alors) autour d’un
artiste donné.
Nous avons par ailleurs montré que ces deux présentations constituent des
témoins privilégiés de la montée en puissance d’un service dont l’activité aprèsguerre semblait initialement compromise. La volonté de Madeleine Hours de
mettre le laboratoire au service de l’histoire de l’art, et plus encore d’assurer sa
notoriété autour du monde, a ainsi été mise en lumière. Selon ses propos, ce
dessein semble avoir abouti :
« Vinci, le retable de Besançon et Rembrandt. Ces expositions eurent
le mérite non seulement d’éveiller l’intérêt du public, mais surtout de
contribuer à établir une nouvelle concertation avec les historiens d’art, ce
qui avait été mon but essentiel. Désormais, une section vouée aux travaux
de notre service devait figurer dans les principales expositions organisées par
nos collègues35. »
30. Lettre du 2 octobre 1958 de Madeleine Hours à Edmond Sidet, Directeur des musées de
France, Prêts du laboratoire aux expositions, AMN, PL11X.
31. Lettre du 17 septembre de Robert Mallet à Madeleine Hours, Bulletin – Expositions,
Rembrandt, 1962, AMN, 5EE8.
32. Lettre du 19 septembre de Madeleine Hours à M. Erlanger, Musées et Laboratoires étrangers,
Ambassades, Australie, 1962, AMN, 5EE8.
33. C. Bourdiel, op. cit. note 2, p. 109.
34. Idem, Ibidem, pp. 166-170. Cette primauté accordée aux œuvres du Louvre s’explique d’une
part par l’histoire du laboratoire, intimement liée à celle du musée (voir ibid., pp. 33-37), mais
également par les moyens techniques et humains encore restreints du service.
35. M. Hours, op. cit. note 4, p. 141.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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Biographie
Après un premier et un second cycle d’études à l’École du Louvre, Camille
Bourdiel prépare actuellement le concours de conservateur du patrimoine. Elle
s’est intéressée, dans le cadre de ses Masters 1 et 2, aux questions de l’application
des méthodes scientifiques à l’étude des œuvres, et a notamment travaillé sur
l’histoire du laboratoire du musée du Louvre au cours des dix années suivant la
Seconde Guerre mondiale.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
32
Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
La politique de restauration des peintures
des musées nationaux (1930-1950)
Fernando Suárez San Pablo
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/suarez.pdf
Pour citer cet article :
Fernando Suárez San Pablo, « La politique de restauration des peintures des musées
nationaux (1930-1950) » [en ligne] no 7, octobre 2015, p. 33 à 45.
© École du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
La politique de restauration des peintures
des musées nationaux (1930-1950)
Fernando Suárez San Pablo
Le développement de techniques d’analyse scientifique appliquées à la
connaissance des œuvres, l’entrée des scientifiques dans les musées, l’évolution
des filières de formation des restaurateurs et les questionnements autour de
leur statut qui en découlent sont autant de facteurs témoignant des profondes
mutations que la conservation-restauration de biens culturels a connu au cours
de la première moitié du xxe siècle. Comme Pierre Leveau a montré, l’émergence
de cette discipline en France à la fin des années 1970 est le résultat d’un processus
dont les origines peuvent être en partie décelées dans l’entre-deux-guerres1.
C’est en effet en 1926 que l’Office international des musées (OIM)2 est créé
pour fédérer les institutions muséales sur le plan international, ayant comme
instrument de travail principal la revue Mouseion, éditée dès l’année suivante3.
Très tôt, la conservation et la restauration du patrimoine se révèlent être parmi
les principales préoccupations partagées par les membres de l’OIM. Ainsi,
une première conférence internationale sur ce sujet se tient à Rome du 13 au
17 octobre 19304, aboutissant, dans le domaine de la peinture en particulier, à la
publication d’un Manuel de conservation et de restauration de peintures en 19395.
C’est dans ce contexte qu’un atelier de restauration des peintures des musées
nationaux est organisé en 1935. Installé dans des locaux du musée du Louvre,
c’est ce musée qui absorbe, en raison d’une vaste campagne de restauration de
ses collections de peinture, la majorité de son activité jusqu’au début des années
1950. Plusieurs études ont retracé la carrière au service des collections publiques
françaises de la première génération de restaurateurs ayant intégré l’atelier6. Mais
qu’en est-il du point de vue institutionnel ? Le but de cet article est d’aborder cet
épisode de l’histoire de la restauration en plaçant l’atelier au centre de la réflexion,
de manière à dégager les besoins qui ont présidé à sa création, les moyens mis en
œuvre pour son activité, et les mutations produites par cette nouvelle organisation.
Il n’existe pas, avant 1935, de service structuré pour assurer les travaux de
restauration des peintures du musée du Louvre, marqués jusqu’alors par le
manque de ressources et de personnel. En effet, il semble que depuis 1919,
Lucien Aubert a été le seul restaurateur de couche picturale intervenant au
département des Peintures7. Les procès-verbaux de la commission de restauration
L’auteur tient à remercier Clémence Raynaud pour son aide et ses suggestions.
1. Pierre Leveau, « Problèmes historiographiques de la conservation-restauration des biens
culturels », Conservation et restauration des biens culturels, no 26, 2008.
2. En représentation des institutions muséales françaises, Jean Guiffrey, conservateur du
département des Peintures du musée du Louvre, et Henri Verne, directeur des musées nationaux,
siègent au comité de gestion de l’OIM.
3. Marie Caillot, La revue Mouseion (1927-1946) : Les musées et la coopération culturelle
internationale, thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, Paris, École nationale des chartes,
dir. Jean-Michel Leniaud, 2011.
4. Irène Portal, La Conférence internationale de Rome pour l’étude des méthodes scientifiques
appliquées à l’examen et à la conservation des œuvres d’art, octobre 1930 : une étape
fondamentale de la conservation-restauration moderne, mémoire de recherche de master 2,
Paris, École du Louvre, dir. Brigitte Bourgeois, Mario Micheli, 2012.
5. Une édition préliminaire de ce manuel parut, en 1938, sous le titre de « La Conservation des
peintures », dans la revue Mouseion, vol. 41-42.
6. Voir notamment : Isabelle Cabillic, Jean-Gabriel Goulinat, chef de l’atelier de restauration des
peintures des musées nationaux, 1935-1971, mémoire de master 2, Paris, Université Paris IV,
dir. Barthélémy Jobert, 2006 ; I. Cabillic, « Jean-Gabriel Goulinat, chef de l’atelier de restauration
des peintures des musées nationaux (1935-1971) », Techné, nos27-28, pp. 92-98, 2008 ; Laure
Daran, Georges Dominique Zezzos (1883-1959) : Artiste-peintre et restaurateur des musées
nationaux, mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, dir. Nathalie Volle, I. Cabillic, 2008 ; Sarah
Davrinche, Lucien Aubert (1893-1979) : restaurateur de couche picturale au Musée du Louvre,
mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, dir. N. Volle, I. Cabillic, 2008 ; Florence Lépine, Pierre
Paulet (1894-1978), Restaurateur de peintures des musées nationaux, mémoire de master 2,
Paris, Université Paris IV, dir. Barthélémy Jobert, N. Volle ; Fernando Suárez San Pablo, Pierre
Michel (1889-1969), Restaurateur de couche picturale des musées nationaux, mémoire d’étude,
Paris, École du Louvre, dir. I. Cabillic, François Mirambet, 2012.
7. Carton « Lucien Aubert », Curriculum Vitae de monsieur Lucien Aubert (s. d.), Centre de
recherche et de restauration des musées de France (C2RMF).
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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des musées nationaux témoignent de l’activité relativement faible qui caractérise
cette période, souvent limitée à des interventions d’urgence. Du personnel non
qualifié peut participer aux travaux de restauration. En 1931 par exemple, Lucien
Aubert se fait assister de « deux ou trois gardiens parmi les plus intelligents et
soigneux » pour nettoyer les tableaux du Louvre à la térébenthine et à l’eau8,
pratique qui est poursuivie jusqu’en 19389.
Premières tentatives et expériences, 1930-1933
Dès son arrivée à la direction des musées nationaux en 1926, Henri Verne
envisage un plan ambitieux de réaménagement du musée du Louvre ayant
pour but de regrouper les collections de chaque département et d’adapter leur
présentation aux principes muséographiques modernes10. L’année suivante, il
charge Jean-François Cellerier, directeur du laboratoire d’essais du Conservatoire
national des arts et métiers, de créer un laboratoire de recherches scientifiques
pour le musée afin d’« effectuer des études de documentation, de technique
et d’identification des tableaux et œuvres d’art11 ». Très tôt, les missions du
laboratoire sont élargies lorsque les restaurateurs Jean-Gabriel Goulinat, membre
de la commission de restauration depuis 192312, et Jacques Maroger, s’associent
aux travaux (fig. 1). À l’occasion de la Conférence internationale de Rome
organisée par l’Office international des musées (OIM) en 1930, les représentants
du laboratoire du Louvre présentent les résultats des premières expériences.
Jean-Gabriel Goulinat expose les apports de la photographie, la radiographie et
l’observation des tableaux sous rayons ultraviolets au travail du restaurateur13,
alors que Jean-François Cellerier s’intéresse à la prévention de la dégradation des
œuvres d’art par le contrôle de l’éclairage et des conditions thermohygrométriques
des salles d’exposition14. Le succès de cette conférence, dont la présence de la
délégation française a été relayée amplement par la presse15, vient s’ajouter au don
de documentation et d’appareillage que les docteurs argentins Carlos Mainini et
Fernando Perez avaient réalisé la même année au profit des musées nationaux16,
aboutissant à la création officielle d’un laboratoire au musée du Louvre en
décembre 193217.
Parallèlement à ces expériences, Henri Verne entreprend la réforme de la
commission de restauration des musées nationaux, tombée dans la léthargie
depuis de longues années malgré des tentatives de renouveau en 1919 et 192218.
À sa demande, une nouvelle commission est nommée le 13 mars 193019, dès lors
8. « Rapports de MM. Maroger, Goulinat, Aubert, Nicolle et de l’Office international des musées au
sujet de la conservation et de la restauration des tableaux », lettre de Jean Guiffrey au directeur
des musées nationaux, 9 février 1932, Archives des musées Nationaux (AMN), T16 1930-1932.
9. Elle est alors interdite à la demande de Germain Bazin, qui constate que les gardiens « essuient
les tableaux avec un chiffon ou les époussettent au moyen d’un plumeau ». Note de Germain
Bazin à Henri Verne, 25 août 1938, AMN, 6LL3 1937-1949 (m).
10. Henri Verne, « Projet de réorganisation du musée du Louvre », Mouseion, vol. 10, 1930,
pp. 5-13 ; H. Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du
musée du Louvre. Les travaux de 1927 à 1934 », Bulletin des musées de France, 6e année,
no 1, 1934, pp. 1-18 ; Jacques Jaujard, « Les principes muséographiques de la réorganisation
du Louvre », Mouseion, vol. 31-32, pp. 7-30 ; H. Verne, « Les nouvelles installations du Louvre.
Les travaux de 1934 à 1936. », Bulletin des musées de France, 8e année, no 5, 1936, pp. 66-68.
11. H. Verne, « Un laboratoire de recherches scientifiques au musée du Louvre », Bulletin des
musées de France, 1e année, no 8, 1929, pp. 173-174.
12. I. Cabillic, 2008, op. cit. note 6, p. 92.
13. Jean-Gabriel Goulinat, « L’apport des procédés scientifiques dans la restauration des
peintures », Mouseion, vol. 15, 1931, pp. 47-53.
14. Jean-François Cellerier, « 
Le chauffage, la ventilation et l’éclairage dans les salles
d’exposition », Mouseion, vol. 16, 1931, pp. 66-76.
15. Comme en témoigne une collection de coupures de presse conservée par le C2RMF, carton
« GR ».
16. Voir une coupure de presse d’un article de Georges Brunon Guardia, « Le Don de M. et Mme
Mainini aux musées nationaux », juillet 1930, conservé dans AMN, PL1.
17. Arrêté du 12 décembre 1932, AMN, PL1. Une commission d’experts avait été préalablement
chargée de l’organisation du laboratoire. Arrêté du 20 mars 1930, AMN, PL1.
18. Rapport du Ministère des Beaux-Arts concernant la réorganisation de la restauration, 25 février
1919 et lettre du directeur des musées Nationaux au sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts,
12 février 1930, AMN, P2R1A. Cité par Julie Chaizemartin, Isabelle Cabillic, « Les commissions
de restauration des peintures des musées Nationaux de 1882 à 1937 », Technè, nos 27-28, 2008,
pp. 158. Voir aussi Julie Chaizemartin, Les commissions consultatives des restaurations de 1882
à 1946 : finalité, mise en place, membres, organisation, œuvres étudiées er restaurées, mémoire
d’étude, Paris, École du Louvre, dir. Nathalie Volle, Isabelle Cabillic, 2005.
19. Arrêté du 13 mars 1930, AMN, P2R1A.
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onze membres représentant l’administration et seize personnalités invitées à titre
particulier l’intègrent. La volonté de favoriser le débat et la critique indépendante
se traduit par la nomination d’individus aux compétences très diverses. Ainsi,
aux côtés du directeur du laboratoire Jean-François Cellerier et des restaurateurs
Lucien Aubert, Jean-Gabriel Goulinat et Jacques Maroger, siègent des amateurs,
des critiques d’art, des peintres et des graveurs.
Fig. 1
Jacques Maroger
« La restauration scientifique
des tableaux anciens »
Figaro, Supplément artistique, no 242,
18 juillet 1929.
AMN, P2 R30 Jacques Maroger
© Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine.
Quelques jours plus tard, la commission signale « l’impulsion à donner aux
travaux de restauration20 », qui devient rapidement un plan de nettoyage des
peintures du musée du Louvre21. En février 1932, cependant, le sous-secrétaire
d’État aux Beaux-Arts charge Henri Verne de mener une enquête sur les méthodes
de nettoyage et de restauration employés au musée22. Henri Verne demande
l’arrêt des travaux jusqu’à la fin de l’enquête, dont Jacques Maroger se trouve
vraisemblablement à l’origine. En effet, celui-ci « incrimine, de façon générale23 »
devant la commission le procédé de nettoyage des tableaux employé par Lucien
Aubert, accusé de les laver à l’eau et au savon. Les deux rapports adressés par
Maroger à Verne soulignent le manque d’organisation des travaux de restauration :
« Tentatives isolées, sans plan préconçu, donc sans profit pour l’avenir », ainsi
que les dysfonctionnements de la commission de restauration, dont il dénonce le
temps insuffisant pour examiner les œuvres et le laconisme des procès-verbaux24.
20. Procès-verbal du 28 mars 1930, C2RMF. Les procès-verbaux des commissions de restauration
sont conservés également aux AMN, série P2R1c.
21. Procès-verbal du 17 novembre 1930, C2RMF. « La Commission s’accorde sur la nécessité de
nettoyer les tableaux, tout en insistant sur l’obligation de veiller à la limitation de cette opération.
L’organisation d’un service de nettoyage est prévue. »
22. « Rapports de MM. Maroger, Goulinat, Aubert, Nicolle et de l’Office international des musées
au sujet de la conservation et de la restauration des tableaux », minute de lettre du directeur des
musées nationaux à J.-G. Goulinat, Marcel Nicolle, René Piot, Armand Point et Jacques Maroger,
3 février 1932, AMN, T16 1930-1932.
23. Procès-verbal du 16 mars 1932, C2RMF.
24. « Rapports de MM. Maroger, Goulinat, Aubert, Nicolle et de l’Office international des musées au
sujet de la conservation et de la restauration des tableaux », J. Maroger, Notes sur la conservation
et la restauration des tableaux, AMN, T16 1930-1932 et rapport adressé au directeur des musées
nationaux concernant la restauration des tableaux du Louvre, 9 février 1932 ; rapport de M.
Maroger sur les commissions de restauration des 26 juin 1930, 17 novembre 1930, 19 juin 1931,
10 février 1932, AMN, P2R30 Jacques Maroger.
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Il propose la réorganisation des travaux par la création d’un « conseil technique »
qui étudierait, en collaboration avec le laboratoire, les tableaux proposés par les
conservateurs et soumettrait un rapport détaillé aux membres de la commission
avant leur restauration. Il envisage, enfin, l’établissement d’un dossier d’imagerie
scientifique avant et après restauration, et la création d’une école de restauration
au sein du musée.
Quelques idées communes peuvent être dégagées des rapports fournis par
Jean Guiffrey, Lucien Aubert, Jean-Gabriel Goulinat, Jacques Maroger et Marcel
Nicolle, pouvant servir à définir les principes de la restauration des peintures telle
qu’elle est alors pratiquée au musée du Louvre25 : bien que chaque expert préconise
des procédés différents, le nettoyage superficiel des peintures et la régénération
des vernis sont jugés inoffensifs, quoique la portée de ces opérations doit être
mesurée, ces tâches pouvant être confiées, selon certains avis, à des individus
sans qualifications dans la restauration. Henri Verne souligne l’importance de
l’étude du tableau avant toute intervention et la nécessité d’adapter les procédés
de restauration aux problématiques particulières et non « de se rallier à tel ou
tel système26 ». Au-delà de ces opérations, il est réservé à un restaurateur qualifié
d’intervenir, qui doit se limiter à faire « l’indispensable, ne toucher à la peinture
qu’en cas de nécessité27 ».
La controverse arrive à sa fin le 18 avril 1932 lorsque la commission assiste
aux essais de nettoyage sur La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci (Inv. 777)28.
Lucien Aubert montre son procédé qui consiste à frotter la surface du tableau
à l’aide d’un tampon d’ouate imbibé d’essence de térébenthine et de quelques
gouttes d’eau qu’il sèche ensuite avec des tampons secs, suivi d’une régénération
du vernis à l’alcool. Le procédé est accepté « à l’unanimité » par la commission.
Dès lors, l’accord sur les méthodes de nettoyage, quoique les pratiques aient
évolué dans les années suivantes, et la définition des principes préfigurant une
doctrine de la restauration des peintures, permet la poursuite des travaux avec un
élan renouvelé.
La définition du rôle de la commission de restauration
Mais les campagnes de restauration se heurtent encore au manque de ressources
financières à la fin de 1933 : « Nous attendons pour proposer de restaurer et de
soigner 150 peintures malades, du Louvre, les crédits nécessaires29 ». Entretemps,
à l’occasion des premiers travaux du plan Verne, les anciens ateliers de restauration
de peinture sont transformés en salles d’exposition et de nouveaux locaux sont
aménagés sous le comble sud-est de la Cour Carrée. Décrit par Jacques Jaujard,
le nouvel atelier est « un local de 300 m2, bien éclairé par un vitrage supérieur et
disposant de tous les moyens de travail modernes30 ».
La commission de restauration des musées nationaux connaît des remaniements
annuels entre 1934 et 1938. Ces flottements, liés à la réorganisation des travaux
de restauration, peuvent être expliqués par la volonté de se doter d’un organe à
double fonction – prise de décisions sur les choix des restaurations et approbation
postérieure de ceux-ci – auquel siègent simultanément des spécialistes de la
restauration et d’autres membres sans connaissance dans le domaine. En outre, la
méfiance d’une partie de la critique et du public envers l’aspect des tableaux après
avoir été nettoyés (comme l’illustre la vive polémique qui éclate dans la presse après
la restauration réalisée par Jean-Gabriel Goulinat en 1935 du Jeune homme à la
large toque noire, dit aussi Portrait de Titus, tenu à l’époque pour un Rembrandt,
25. Op. cit. notes 22 et 24.
26. Rapport de M. Henri Verne sur les Commissions de Restauration des séances des 16 mars et
18 avril 1932, AMN, P2R2.
27. « Rapports de MM. Maroger, Goulinat, Aubert, Nicolle et de l’Office international des musées
au sujet de la conservation et de la restauration des tableaux », rapport de Marcel Nicolle au
directeur des musées nationaux, 7 mars 1932, AMN, T16 1930-1932.
28. Procès-verbal du 18 avril 1932, C2RMF.
29. Note pour Georges Huisman, directeur général des Beaux-Arts, 13 novembre 1933, C2RMF,
Archives de la Restauration I (1/2), Atelier de restauration (1934- 1er semestre 1939).
30. J. Jaujard, op. cit. note 10, p. 13 ; H. Verne, op. cit. note 10, 1934, p. 13.
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(Inv. 1749)31) amène Henri Verne à essayer de se servir de la commission comme
instrument de légitimation de la nouvelle politique de nettoyages32.
Le 16 février 1935, la commission propose la création de deux souscommissions afin de coordonner les campagnes de restauration qui doivent
commencer prochainement :
« Le rôle des Sous-commissions est d’examiner l’état des tableaux du Louvre
et d’établir une liste des travaux à effectuer en tenant compte à la fois de
leur degré d’urgence et de leur importance. Lorsque la restauration d’un
tableau a été décidée, une étude préparatoire est faite au Laboratoire du
Musée, qui établit un dossier de restauration comprenant outre une bonne
photographie mettant en évidence les lésions de la peinture, une description
de celle-ci et tous renseignements pouvant être utiles au restaurateur. Le
traitement envisagé pour le tableau après entente avec les restaurateurs et
avis de la Commission est porté au dossier ainsi que le travail effectué avec
les diverses modifications qu’il y a lieu d’apporter au projet primitif et des
photographies justificatives jusqu’à l’achèvement du travail33. »
La définition du contenu du dossier de restauration affirme l’importance
accordée à la création d’une documentation34 dont la finalité est triple : assister
les restaurateurs dans leur travail, informer la prise de décisions de la commission,
et remplir une mission pédagogique auprès du public dans le but d’éviter des
polémiques35.
L’esprit de cette sous-commission dite « technique » dans laquelle siègent le
directeur des musées nationaux, un membre de l’Institut, les conservateurs du
Louvre et de Versailles, quatre restaurateurs et un scientifique36, est en effet de
séparer les deux fonctions principales de la commission. Ainsi, les spécialistes
décident des œuvres à restaurer et des opérations qui doivent être réalisées, tandis
que la commission principale approuve leurs choix. C’est pourquoi le 19 janvier
1936, alors que la commission se dote, pour la première fois, d’un règlement
définissant de manière spécifique ses attributions, les restaurateurs en sont exclus37
(fig. 2a et b).
Cependant, Jean-Gabriel Goulinat fait remarquer au directeur général des
Beaux-Arts «  le manque de liaison réel qui existe entre cette commission proprement
dite », dans laquelle « il n’y a pas un seul spécialiste de la restauration38 », et la
sous-commission technique, si bien que le 9 avril 1937 les restaurateurs regagnent
leur place dans la commission. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale
que ces tentatives aboutissent à la mise en place d’une commission désormais
professionnalisée où ne siègent que quatorze membres, tous expérimentés dans le
domaine de la restauration.
31. Isabelle Cabillic, Béatrice Lauwick, « La restauration des Pèlerins d’Emmaüs en 1894 et du
Portrait de jeune homme coiffé d’une large toque noire, dit Portrait de Titus, en 1935, ou les
“affaires Rembrandt” », Technè, no 35, 2012, pp. 81-87 ; Pierre Alban Vinquant, L’Affaire du
Titus : de la polémique suscitée par l’allégement de vernis à la remise en cause de l’attribution
du Portrait de jeune homme à Rembrandt, mémoire de recherche, Paris, École du Louvre, dir. N.
Volle, Clémence Raynaud 2005.
32. Lettre du directeur des musées nationaux au directeur général des Beaux-Arts, 4 mars 1935,
AMN, P2R1A.
33. Procès-verbal de la commission du 16 février 1935, C2RMF. Cité par Clémence Raynaud,
« Les archives de la restauration au Centre de recherche et de restauration des musées de
France », Technè, nos 27-28, 2008, p. 43.
34. Idem, Ibidem.
35. Comme l’illustre l’art. 6 de l’arrêté du 19 janvier 1936, AMN, P2R1A : « Les peintures
entretenues ou restaurées, conformément aux avis de la commission, sont exposées pendant un
mois […]. À côté de ces peintures seront présentées les photographies ou documents essentiels
pour apprécier les soins donnés et leur résultat. »
36. Procès-verbal de la sous-commission technique de la commission de restauration du 14 mai
1937, C2RMF.
37. Arrêté du 19 janvier 1936, AMN, P2R1A.
38. Lettre de Goulinat à Georges Huisman, 6 décembre 1936, AMN, P2R1A.
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37
Fig. 2a et 2b
Règlement de la commission de restauration
des musées nationaux.
Arrêté du 19 janvier 1936 du Ministère de
l’Éducation nationale.
AMN, P2R1A
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Le concours de restaurateurs de 193539
Bien que divers projets de création d’une école de restauration soient envisagés
depuis 193240, le besoin de commencer les campagnes de restauration conduit
Henri Verne à demander au directeur général des Beaux-Arts la mise en place
d’un concours de restaurateurs41 qu’il justifie, en réponse aux critiques formulées
par certains syndicats, en évoquant la nécessité de contrôler les connaissances
des candidats : « C’est que jusqu’ici la profession de restaurateur n’a jamais été
l’objet d’un enseignement scientifique, mais d’un simple apprentissage pratique
traditionnel42 ».
Paul Jamot, conservateur du département des Peintures du musée du Louvre,
préside le jury43 formé de Jacques Dupont, nommé directeur du laboratoire
du musée en 1935, et des restaurateurs Jean-Gabriel Goulinat, Lucien Aubert,
Jacques Maroger et Edgard Aillet, ce dernier nommé à la commission en 193444.
Les épreuves prévues, qui correspondent à celles proposées par Goulinat dans un
Projet pour une École Nationale de Restauration de tableaux45 daté de 1934, mettent
en lumière les qualités requises. Trente-trois candidats sont convoqués à la première
épreuve le 29 juin 1935. Elle consiste à identifier l’époque, l’école et l’auteur de
onze tableaux, puis à constater l’état de conservation des toiles et à proposer un
traitement en détaillant les opérations envisagées46. Selon Henri Verne, en effet,
« l’épreuve de restauration ne saurait être suffisante si d’abord celui qui y est
soumis ne peut expliquer ce qu’il entend faire : opérer sans diagnostic ne saurait
valoir, puisqu’il serait impossible, après le concours, de confier des chefs-d’œuvre
à des peintres capables seulement d’une habileté pratique incontestable et avec
qui on ne saurait s’entendre sur les soins à donner à une œuvre déterminée47 ».
Le 4 juillet, dix candidats sont convoqués à l’épreuve pratique de dévernissage
et de restauration48. S’agissant du dévernissage, les qualités appréciées sont
l’assurance dans l’exécution et la maîtrise du processus. Parmi les candidats que
le jury considère être « au courant des méthodes modernes », on trouve l’emploi
des solvants suivants, bien que chaque restaurateur les mélange différemment :
xylol, essence de Myrlone, alcool, essence de térébenthine, essence d’aspic,
acétone et toluène. Concernant la retouche, l’emploi de couleurs a tempera est
exigé, l’harmonie des retouches et leur restriction aux limites des lacunes étant
jugée49. Le 20 juillet se déroule la dernière épreuve, à laquelle quatre candidats
sont convoqués50. Il s’agit de réaliser la copie d’un tableau du musée, examen qui
suit la conception du métier de restaurateur de peintures de Jacques Maroger
selon laquelle « la restauration est une branche spéciale de l’art. Son critérium
39. Le déroulement de ce concours a aussi été étudié par Béatrice Lauwick, Isabelle Cabillic,
Claire Gerin-Pierre, « Les concours de restaurateurs de peinture au Louvre », Technè, nos 27-28,
2008, pp. 108,109.
40. Pierre Leveau, op. cit. note 1, p. 14.
41. Lettre du directeur des musées nationaux au directeur général des Beaux-Arts, 25 mars
1935, AMN, P16 1933-1936, 1934 20 décembre – 1935 1er juillet.
42. Lettre du directeur des musées nationaux au directeur général des Beaux-Arts, 9 décembre
1935, AMN, P2R1A ; lettre de Paul Mignon à Henri Verne, 29 juin 1935, AMN, O5E, Convocation
des candidats au concours des restaurateurs.
43. Lettre du directeur des musées nationaux à Paul Jamot, 18 juillet 1935, AMN, O5E, 2e partie
du Concours des restaurateurs.
44. Convocation du jury du Concours des restaurateurs, 17 juin 1935, AMN, O5E ; arrêté du
23 janvier 1934, AMN, P2R1A.
45. AMN, P16 1933-1936. Cité par I. Cabillic, 2008, op. cit. note 6, p. 93.
46. 1re partie du Concours des restaurateurs, AMN, O5E.
47. Lettre du directeur des musées nationaux au directeur général des Beaux-Arts, 9 décembre
1935, AMN, P2R1A.
48. Résultats de la 1re partie du Concours des restaurateurs, AMN, O5E. Le rentoileur Gaston
Chauffrey est invité au jury de cette épreuve.
49. Idem.
50. 2e partie du Concours des restaurateurs, AMN, O5E.
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39
est la copie51 », ou de Jean-Gabriel Goulinat, pour qui « le bon restaurateur doit
posséder un talent de peintre52 ».
Fig. 3
Les membres de l’atelier de restauration
en 1949.
De gauche à droite, au premier plan :
Lucien Aubert, Jean-Gabriel Goulinat,
Georges Zezzos ;
au second plan : Edgard Aillet, Pierre Paulet,
Pierre Michel
© Archives C2RMF, photo F. Parnotte
C’est le 26 novembre 193553 que le directeur général des Beaux-Arts, suivant
l’avis du jury54, signe l’arrêté par lequel les restaurateurs René Longa, Pierre
Michel, Pierre Paulet et Georges Zezzos « sont nommés agréés par les musées
nationaux ». Précédemment, Jean-Gabriel Goulinat avait été désigné par arrêté du
1er juillet 1935 « chef d’atelier de restauration des peintures des musées nationaux,
sous la direction du conservateur du département des peintures, des dessins et
de la chalcographie du musée du Louvre55 ». Parmi les autres restaurateurs qui
collaboraient avec les musées nationaux avant 1935, Edgard Aillet et Lucien Aubert
sont désignés d’office pour travailler au sein du nouvel atelier, ce dernier conserve,
en raison de son expérience, une place prééminente aux côtés de Jean-Gabriel
Goulinat (fig. 3). On notera que le concours ne concerne pas les rentoileurs, le
musée continuant à faire appel à des ateliers externes, principalement la maison
Henry Leguay, devenue par la suite maison Trinquier et Léon Gard, qui ne semble
pas avoir travaillé pour le Louvre après 1939, les rentoileurs Gaston Chauffrey et
Marc-Rodolphe Muller56, qui s’associent à partir de 1945, et, ultérieurement, le
rentoileur Raymond Lepage.
L’activité de l’atelier de restauration des peintures
des musées nationaux entre 1936 et 1950
Le début des campagnes de restauration au musée du Louvre est marqué
par l’arrivée de René Huyghe à la tête du département des Peintures en 1936,
51. Rapport adressé au directeur des musées nationaux concernant la restauration des tableaux
du Louvre, 9 février 1932, AMN, P2 R30 Jacques Maroger.
52. Réunion de la Commission d’experts pour la conservation des peintures, 30-31 mars 1933,
Archives de l’Unesco, OIM/VI/15.
53. Arrêté du 26 novembre 1935, AMN, O5E, Résultats définitifs du Concours des restaurateurs.
54. Idem, procès-verbal du 21 octobre 1935.
55. AMN, O30 547. Cité par I. Cabillic, 2008, op. cit. note 6, p. 93.
56. Odette Berthelé, L’Atelier Chauffrey-Müller : 36 ans de rentoilage et de restauration de
peintures à Paris (1919-1955), mémoire de recherche, Paris, École du Louvre, dir. Nathalie Volle,
Clémence Raynaud, 2009 ; Emmanuelle Polack, Odette Berthelé, « Histoire de la restauration des
fresques de l’église de Nohant-Vic et de leur copie au musée des Monuments français », Techné,
nº 33, 2011, pp. 96-103.
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puis celle de Germain Bazin, nommé adjoint l’année suivante, et chargé plus
particulièrement de la supervision des travaux de restauration57.
Un recensement des œuvres restaurées témoigne de l’intense activité au sein de
l’atelier durant cette période58. Plus de 600 œuvres ont été restaurées, certaines
à plusieurs reprises, dont 582 ont pu être identifiées. Il en ressort que le musée
du Louvre est le principal bénéficiaire des travaux : 86,5 % des tableaux lui
appartiennent, suivi de ceux du château de Versailles (4,5 %). Seulement 78,5 %
des peintures sont soumises à l’accord de la commission avant restauration, qui
n’en contrôle que 12,4 % après restauration.
Hormis les restaurations jugées urgentes en raison de l’état de conservation de
certains tableaux59, la programmation annuelle des travaux a suivi une organisation
méthodique. Les années 1936 et 1937 sont principalement consacrées à une
campagne de « dépoussiérage, nettoyage superficiel, et régénération des vernis »60
de plus de 300 tableaux exposés au Louvre, qualifiée de « véritable sauvetage61 ».
Par la suite, les tableaux accrochés dans chaque salle sont abordés suivant le plan
de fermeture progressive des salles d’exposition prévue par le plan Verne. La
Seconde Guerre mondiale n’empêche pas la poursuite des restaurations, malgré
des conditions de vie et de travail difficiles. Des antennes de l’atelier sont installées
aux châteaux de La Pelice et de Sourches, ainsi qu’au collège Saint-Théodard et à
l’Institut Calvin de Montauban où près de 150 interventions ont été recensées62.
Concernant la typologie des interventions, 18,5 % des tableaux font l’objet
d’un refixage de la couche picturale, 17,5 % subissent une transposition et 7 %
un rentoilage. La décision est prise de ne pas intervenir sur 4 % des œuvres
présentées en commission, souvent en raison de leur fragilité. On sait également
qu’une campagne de « stérilisation » de cadres menée par le laboratoire eut lieu
en 1941, mais les sources d’archives ne donnent pas de précisions sur les objets
concernés63.
L’intervention la plus courante à l’atelier de restauration est l’allégement des
vernis dont il est possible d’affirmer qu’il est réalisé sur la grande majorité des
tableaux restaurés, opération souvent suivie de la reprise des anciennes retouches.
Ce procédé, vraisemblablement mis au point à partir de 193764, consiste à enlever
quelques couches des vernis anciens à l’aide de différents solvants sans atteindre
le dévernissage complet. Il illustre la volonté de dépouiller les tableaux du « jus
de musée » dont ils étaient recouverts, pratique au centre des débats doctrinaux
opposant les musées nationaux français à certains musées allemands et anglosaxons partisans du dévernissage65. À ce propos, René Huyghe déclare : « Si nous
prouvons que nous pouvons faire quelque chose de différent de ce qu’ils font et
de mieux, nous renforcerons notre position66 ».
57. Gilberte Émile-Mâle, « Germain Bazin (1901-1990) et la restauration des peintures au musée
du Louvre », Coré, no 11, 2001, pp. 52-56 ; Magali Botlan, Germain Bazin et la restauration des
peintures (1937-1965), mémoire d’étude, Paris, École du Louvre, dir. Nathalie Volle, Christophe
Pincemaille, 2002.
58. Réalisé d’après les procès-verbaux des commissions de restauration et des devis et
mémoires présentés par les restaurateurs. Ce recensement ne se prétend pas exhaustif, il est
particulièrement lacunaire pour la période de la Seconde Guerre mondiale. Voir Fernando Suárez
San Pablo, L’atelier de restauration des peintures des musées nationaux (1935-1950) : Histoire,
procédés et méthodes, mémoire de recherche, Paris, École du Louvre, sous la dir. de Clémence
Raynaud, 2013, vol. 2, pp. 31-73.
59. Procès-verbal de la commission du 11 mai 1938, C2RMF.
60. D’après l’expression employée par les restaurateurs dans leurs devis et mémoires, conservés
au C2RMF et aux AMN.
61. « Direction des musées nationaux – Diverses notes administratives 1938-1939, Projet de
Budget, Chapitre 37 – musées nationaux – Matériel », AMN, O1A.
62. Isabelle Cabillic, « L’atelier de restauration de peintures du musée du Louvre pendant la
Seconde Guerre mondiale », Technè, no 33, 2011, pp. 53-60 ; voir aussi : Sabine Le Creff,
Marguerite Sido, Conservation et restauration des tableaux du Louvre de 1939 à 1946, mémoire
d’étude, Paris, École du Louvre, dir. Nathalie Volle, Christophe Pincemaille, 2000 ; Amandine de
Pérignon, La Conservation et la restauration de la collection de peinture du musée du Louvre
pendant la Seconde Guerre mondiale au dépôt de Montauban, mémoire d’étude, Paris, École du
Louvre, dir. N. Volle, I. Cabillic, 2006.
63. Comme en témoignent plusieurs pièces dans AMN, PC2.
64. Lettre de René Huyghe à Jean-Gabriel Goulinat, 20 octobre 1937, C2RMF, dossier CI2. Nous
remercions Joëlle Cretin de nous avoir communiqué ces documents.
65. G. Bazin, cité par I. Cabillic, op. cit. note 62, p. 53.
66. Procès-verbal de la commission du 28 mars 1950, C2RMF.
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Parallèlement aux campagnes de nettoyage et de restauration apparaît l’idée
de lutter contre les causes de dégradation des œuvres d’art. En 1932, Jacques
Maroger professe : « La vraie conservation doit prévenir la restauration. Il
faut donc supprimer les causes d’intervention67 », tandis qu’un document
de l’administration constate en 1938 « qu’une grande partie des dépenses très
lourdes des réparations actuelles aurait pu être évitée si les musées nationaux
avaient disposé chaque année des crédits nécessaires à un entretien courant,
beaucoup moins dispendieux, qui eût prévenu certaines altérations aggravées
par le temps68. » En février 1931, le laboratoire étudie le climat des salles de
peinture du Louvre, dont l’intérêt pour la conservation des œuvres avait déjà
été souligné par Jean-François Cellerier69. Si cette question préoccupe toujours
les conservateurs du Louvre, leurs essais se heurtent au manque de moyens de
contrôle des conditions thermohygrométriques des salles autres que la régulation
du système de chauffage, qui se montre insuffisant70. C’est avec plus de succès
qu’un service « d’entretien » des peintures est établi en 1938. Le lundi, jour
de fermeture du musée au public, deux restaurateurs, alternant par roulement
hebdomadaire, réalisent des opérations de « nettoyage superficiel, dépoussiérage,
traitement du vernis et menues restaurations71 » : « Ces soins préventifs donnés
à temps éviteront certainement dans l’avenir les travaux toujours délicats et trop
nombreux qui doivent être exécutés d’urgence quand le mal a déjà fait son œuvre
néfaste72 », conclue un rapport.
Le plan Verne comme facteur de changement
L’évolution de la politique de restauration des peintures des musées nationaux
ne peut être entièrement comprise sans tenir compte des répercussions du plan
de réaménagement du musée du Louvre entrepris par Henri Verne. En effet, c’est
dans le cadre de la réorganisation du département des Peintures du musée du
Louvre qu’on décide de restaurer systématiquement les collections.
Deux autres facteurs dérivés du plan Verne contribuent à l’ampleur et au
succès des campagnes de restauration menées entre 1936 et 1950. D’abord, les
travaux ont pu être engagés grâce aux crédits extraordinaires reçus au titre des
plans d’« outillage national », dont une partie est destinée au financement des
restaurations73. Ainsi, le plan d’Adrien Marquet attribue à la restauration des
peintures du musée du Louvre 250 000 francs en 1937, la même somme l’année
suivante, à laquelle s’ajoutent 98 761 francs pour la restauration de tableaux du
château de Versailles74. Ne disposant plus de cette manne en 1939, le Louvre
ne semble disposer que de 100 000 francs, dont 20 000 francs sont réservés au
programme de nettoyage hebdomadaire75. Le suivi des budgets disponibles durant
la guerre est lacunaire. On sait cependant que 80 000 francs sont affectés aux
restaurations conduites au château de Sourches en 1940, et que 450 000 francs
ont été destinés en octobre 1942 aux rentoilages réalisés à Sourches et
Montauban76. En 1947 le budget disponible est de 4 000 000 de francs, somme
réduite à 2 500 000 francs l’année suivante, « ce qui, avec l’augmentation des
prix, permettra d’effectuer moins de travaux » se plaint Germain Bazin77.
67. Op. cit. note 51.
68. Op. cit. note 61.
69. Copie du procès-verbal du Laboratoire d’Essais des Arts et Métiers au sujet de la détermination
des températures et de l’état hygrométrique de l’air dans diverses salles du Musée, 2 avril 1931,
AMN, PL2.
70. Comme en témoignent plusieurs pièces de Germain Bazin et René Huyghe dans AMN, 6LL3
1937-1949 (m).
71. Op. cit. note 59.
72. Rapport sur l’administration et la conservation des musées nationaux pendant l’année 1936
et pendant l’année 1937 (janvier – octobre). Extrait du Journal Officiel de la République Française,
31 juillet, AMN, O2A ; procès-verbal de la commission du 23 janvier 1939, C2RMF.
73. H. Verne, 1934, op. cit. note 10, p. 9. Les sources d’archives parlent indistinctement
d’« outillage national » et de « plan Marquet ».
74. AMN, P2R5, plusieurs pièces.
75. Op. cit. note 61.
76. I. Cabillic, op. cit. note 62, p. 59.
77. Procès-verbal de la commission du 9 juin 1949, C2RMF. Le budget de 1947 est dépensé en
1948, celui de 1948 en 1949. L’interprétation de ces sommes doit cependant tenir compte des
forts taux d’inflation et des successives dévaluations ayant eu lieu de 1939 à 1948, liées à la
Seconde Guerre mondiale.
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Par ailleurs, les travaux de réaménagement prévoient la fermeture des salles
d’exposition du département des Peintures de manière graduelle entre 1937 et
194778 (fig. 4). Cela a permis aux restaurateurs de travailler éloignés du regard
du public et d’éviter la confrontation de tableaux présentés sous divers états de
conservation et de nettoyage, ce qui aurait pu susciter l’incompréhension des
amateurs. Un article paru dans La Croix le 15 juillet 1945, après la réouverture
du Louvre, témoigne de la réception des restaurations, majoritairement saluée par
la presse (fig. 5) : « La rencontre est émouvante. […] Une surprise : la vivacité
des couleurs. On a fort habilement fait la toilette des toiles, dont une poussière
vénérable faisait oublier l’éternelle jeunesse qu’est celle des chefs-d’œuvre79 ».
Fig. 4
Travaux de réaménagement de la Grande
Galerie du musée du Louvre
5 octobre 1947
AMN, O30 358
Photo Jahan © Archives nationales
de Pierrefitte-sur-Seine
De 1930 à 1950, les musées nationaux ont développé un système d’organisation
et de contrôle de la restauration des peintures qui répond aux préoccupations
partagées par les institutions muséales rassemblées au sein de l’OIM. Multiples
acteurs – conservateurs, scientifiques, restaurateurs et représentants de
l’administration ont travaillé de concert à la définition d’une politique marquée
par la prudence. Ainsi, la campagne de travaux pour présenter les collections
de peinture du musée du Louvre dans un état de conservation en accord aux
principes muséographiques modernes n’est entamée qu’après la définition d’un
ensemble de principes sur la restauration, l’accord sur les méthodes de nettoyage,
et la mise en place d’une nouvelle commission de restauration servant d’organe
de contrôle. C’est dans ce contexte que, faute d’avoir développé une véritable
théorie de la restauration, la mise au point du procédé d’allégement du vernis
à permis aux musées nationaux français, dès 1948, de prendre part sur le plan
international aux débats de la « querelle des vernis ». Il doit être souligné le rôle
essentiel joué par Henri Verne dans l’organisation de l’atelier de restauration des
peintures des musées nationaux, ainsi que celui des conservateurs ayant mis en
œuvre sa politique, René Huyghe auquel succède Germain Bazin, en 1950.
78. Déclarations de René Huyghe dans Luc Decaunes, « Musées : Jardins publics de l’art »,
Regards, 21 janvier 1937. Une copie de cet article est conservée dans AMN, O30 358.
79. Une collection des coupures de presse relative à la réouverture du musée, dont cet article,
est conservée dans AMN, O30 358, « Coupures de presse 1945 ».
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Fig. 5
André Frédérique
« Pour et contre le Louvre rajeuni ? »
Combat, 16 juillet 1945
AMN, O30 358
© Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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L’auteur
Diplômé en histoire de l’art à l’Universidad Autónoma de Madrid (licence),
Fernando Suárez San Pablo a soutenu un mémoire de Master 1 à l’École du Louvre
consacré au restaurateur Pierre Michel, sous la direction de François Mirambet
et d’Isabelle Cabillic. En 2013 il a soutenu un mémoire de recherche sous la
direction de Clémence Raynaud intitulé L’atelier de restauration des peintures des
musées Nationaux (1935-1950) : Histoire, procédés et méthodes.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Pascal Häusermann et le motel
L’Eau vive : une conception d’avant-garde ?
Alexandra Buvignier-Legros
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/legros.pdf
Pour citer cet article :
Alexandra Buvignier-Legros, « Pascal Häusermann et le motel L’Eau vive : une
conception d’avant-garde ? » [en ligne] no 7, octobre 2015, p. 46 à 53.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Pascal Häusermann et le motel L’Eau vive :
une conception d’avant-garde ?
Alexandra Buvignier-Legros
La France des Trente Glorieuses connaît des mutations importantes.
L’exode rural et le développement démographique amènent les populations à
se concentrer en milieu urbain. En parallèle, l’expansion économique favorise
l’entrée dans les foyers des progrès techniques comme la voiture, le téléphone
ou la télévision. Ces phénomènes favorisent l’émergence d’une société nouvelle
dédiée à la consommation et aux loisirs. Le mot d’ordre des années 1950-1960
est à la modernité1. Dans ce contexte de bouleversement social, un concept
d’hébergement venu des États-Unis se développe. Les premiers motels apparaissent
en Arizona en 1913 et se multiplient dans les années 19302. Le nom provient
de la contraction des mots motor et hotel qui indiquent la fonction du motel, à
l’origine placé en bordure d’une grande route et divisé en unités composées d’une
chambre, d’une salle de bain et d’un garage. En lien avec l’essor du tourisme, le
motel offre aux classes moyennes un hébergement de courte durée sur la route
des vacances, proche d’une maison individuelle3. Les motels, associant mobilité
et loisirs deviennent par conséquent synonymes de modernité et se propagent en
Europe dans les années 1950 sous des formes variées, notamment à Interlaken en
Suisse dès 19554 ou dans la ville portuaire de Douvres, avec par exemple le Dover
Stage construit par Louis Erdi (1956-1957)5.
À partir de 1964, le propriétaire du relais Lorraine-Alsace Maurice Thiery6, le
propriétaire du relais Lorraine-Alsace situé à Raon-l’Étape,, souhaite développer
son hôtel et envisage de construire un motel de type « américain » composé
de deux ailes de cinq cellules reliées par un corps central7. Il découvre ensuite
l’architecture de Pascal Häusermann (1936-2011) grâce à l’exemple de Pougny
cité dans l’article publié dans le journal ELLE en mars 19668. Il charge alors
l’architecte suisse9 d’aménager une annexe de son hôtel, située à une centaine
de mètres. Après un échange épistolaire en mai 196610, le groupe hôtelier est
construit entre 1967 et 1971 sur une presqu’île de 42 ares11 et se compose d’un
ensemble de bâtiments dont la désignation de « coquillages » se réfère aux formes
sphériques réalisées grâce à la technique du voile de béton projeté (fig. 1). Ainsi,
le motel L’Eau vive illustre l’essor de ce nouveau type de construction en même
temps qu’il présente une solution architecturale innovante.
Les étapes du projet
Un premier projet est dessiné en septembre 196612. Cet avant-projet
ambitieux13 constitué d’unités d’habitation évoque les conceptions de l’architecte
L’auteur tient à remercier Stéphanie Quantin, qui lui a confié le dossier de protection du
Museumotel, pour sa confiance et son soutien, ainsi que Dominique Jarrassé.
1. François Loyer, Histoire de l’architecture française, de la Révolution à nos jours, Paris, éd.
Mengès, 1999, p. 313.
2. Nikolaus Pevsner, A history of building types, Princeton, Princeton University Press, 1997,
p. 192.
3. Michel Ragon, Où vivrons-nous demain ?, Paris, Robert Laffont, 1963, p. 195.
4. « Motel, Interlaken, Suisse », L’Architecture d’aujourd’hui, no 61, 1955, p. 84, 85.
5. « Hôtel à Douvres, Grande-Bretagne », L’Architecture d’aujourd’hui, no 77, mai 1958, p. XXI.
6. Raon-l’Étape, Fonds Häusermann, dossier 4, lettre à monsieur Thiery, 31 mars 1964.
7. Ibidem.
8. Delphine Quille, Motel de L’Eau vive, Nancy, École d’architecture, 2003, p. 5.
9. Raon-L’Étape, Fonds Häusermann, dossier 4, contrat-type architecte-maître d’ouvrage, 2 mai
1967.
10. Ibidem, lettre de P. Häusermann à monsieur Thiery, 25 mai 1965.
11. Bruno Tourmen, Museumotel, L’Utopie, zen pop design architecture by Pascal Häusermann,
Raon-L’Étape, 2006, p. 5.
12. Raon-L’Étape, Fonds Häusermann, dossier 8, avant-projet, plan masse, septembre 1966.
13. Ibidem, avant-projet, perspective, septembre 1966.
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en matière d’urbanisme et d’architecture mobile14, explicitées dans la trilogie
Habiter, Construire, Organiser15, et possèdent déjà les différentes caractéristiques
développées dans la réalisation finale. Cependant au fur et à mesure, le projet
s’oriente vers une solution plus simple. En mars 1967, la répartition en deux
pôles, d’un côté les services et l’appartement du gardien, et de l’autre les neufs
cellules hôtelières, semble définitivement acquise.
Fig.1
Le Museumotel
2013
© SCI Modules /
Photographie Bruno Tourmen
Les cellules hôtelières16 se divisent en deux catégories, coquillages familiaux ou
coquillages individuels selon leur capacité d’accueil. Cette composition constitue
le programme imposé à Pascal Häusermann. L’architecte doit tenir compte des
conditions dictées par le commanditaire. Ainsi, en octobre 1966, Häusermann
propose une cellule service incluant une brasserie17. Malgré l’enthousiasme que
soulève le projet, ce dernier est abandonné. En effet, le groupe hôtelier est destiné à
offrir un « havre de détente et de silence18 ». Par conséquent, les projets présentent
des espaces de repos comme des zones de verdure, des salons de lecture ou des
terrasses. L’annexe de l’hôtel doit pouvoir offrir à la clientèle un maximum de
confort moderne. Un projet de piscine est envisagé, la télévision et le téléphone
sont installés, et des espaces réservés aux automobiles sont aménagés. Il s’agit d’un
motel « de conception d’avant-garde19 » résolument tourné vers la modernité.
Le programme est favorisé par l’implantation paysagère. En effet, cet ensemble
jouit d’une situation exceptionnelle car malgré sa situation proche du centre-ville,
les coquillages s’intègrent dans un espace ceinturé par des arbres et les deux bras de
la rivière la Plaine (fig. 2). Cette caractéristique est accentuée par la présence des
montagnes qui entourent la vallée. L’importance de l’environnement naturel dans
les conceptions de Pascal Häusermann se vérifie dans de nombreux exemples,
comme le Balcon de Belledonne qu’il réalise en 1966.
Une véritable progression vers les coquillages hôteliers est mise en place depuis
l’entrée en passant par le jardin et la terrasse qui complète les espaces de services
et de réception. Les coquillages semblent disposés de manière aléatoire autour
14. Cat. d’exp., Pascal Häusermann, architecte, urbaniste, Chalon-sur-Saône, Maison de la
culture, 1974, pp. 1-7.
15. Pascal Häusermann, Habiter, Construire, Organiser, Bruxelles, Socorema, 1970, n.p.
(Collection Neuf).
16. Raon-L’Étape, Fonds Häusermann, dossier 4, lettre de monsieur Thiery à P. Häusermann,
22 mai 1966.
17. Raon-L’Étape, Fonds Häusermann, dossier 4, lettre à P. Häusermann, le 29 octobre 1966.
18. Ibidem.
19. Ibidem, dossier 2, formule pension Relais Lorraine Alsace.
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d’un foyer20 central (voir fig. 2), selon une solution héritée des premiers projets
dessinés par Häusermann. Cependant, cette situation qui apparaît de prime abord
spontanée obéit en réalité à une logique. Chaque coquillage est à la fois ouvert
sur le point central, et coupé de cet espace collectif puisque tous sont dirigés vers
la rivière, c’est-à-dire vers l’extérieur, de manière à favoriser l’intimité des clients.
Ainsi, le motel doit être adapté à une clientèle qui se tourne davantage vers les
loisirs, recherche le confort et la modernité en même temps qu’elle devient de
plus en plus mobile et indépendante.
Fig. 2
L’île Häusermann
vers 1980
© SCI Modules /
Photographie anonyme
Fig. 3
Pascal Häusermann visitant la fin du chantier
1968
© SCI Modules /
Photographie anonyme
Le choix de l’architecte suisse (fig. 3), à la fois « prospecteur21 » et constructeur,
s’explique par les solutions radicalement innovantes qu’il propose mais également
par la compétitivité économique de ses réalisations et la rapidité de la mise en
œuvre. Le propriétaire souhaite construire vite et à peu de frais22. Les contraintes
financières de l’hôtelier rencontrent les recherches de Pascal Häusermann. Ces
20. D. Quille, op. cit. note 9, p. 10.
21. Mélanie Godefroy, Pascal Häusermann, architecte : une utopie rationnelle, la rigueur
contestataire, Tours, université de Tours, 2006, n. p.
22. Raon-L’Étape, Fond Häusermann, dossier 4, lettre de monsieur Thiery à P. Häusermann
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dernières, de même que ses projets, réalisés ou non, s’inscrivent dans un courant
qui voit le jour dès les années 1950 à la suite du IXe Congrès international
d’architecture moderne (CIAM) sur l’habitat à Aix-en-Provence. La charte
d’Athènes et le fonctionnalisme de Le Corbusier sont contestés par une jeune
génération d’architectes. L’habitat devient modulaire, c’est-à-dire constitué de
plusieurs cellules qui peuvent être complétées ou supprimées selon les besoins
d’un habitant qui se veut libre de toute contrainte. En 1956, Ionel Schein met
au point des cabines hôtelières mobiles qui dérivent des solutions imaginées par
Kiesler dans les années 1940 et même dès 1928 par Richard Buckminster Fuller
(1895-1983) pour la Dymaxion House. Ce dernier utilise le principe des dômes
géodésiques pour le pavillon américain à l’Exposition universelle de Montréal
en 1967. Proche de l’architecture prospective théorisée par Michel Ragon qu’il
rejoint par ailleurs au sein du Groupe international d’architecture prospective
(GIAP) en 1966, Pascal Häusermann voit dans l’habitat un bien consommable,
mobile et économique23. Ses réflexions théoriques s’accompagnent d’un solide
bagage technique puisqu’en 1958, il assiste aux cours du London Polytechnic à
l’occasion d’un stage à Londres24.
Dès 1959, alors qu’il est encore élève à l’école d’architecture de l’université de
Genève, Pascal Häusermann adopte, pour une maison à Grilly25, la technique
du béton projeté, expérimentée dès les années 1920 par Le Corbusier pour la
cité ouvrière de Lège-Cap-Ferret (1923-1924), puis par John Johansen pour
l’Air Foam House (1955)26. Il la perfectionne en utilisant une armature légère
et autoportante facilement modulable selon le programme. Les cellules du
motel sont réalisées à partir de cette technique. Après les travaux de fondation,
la première phase consiste à mettre en forme le ferraillage de manière à établir
la structure sur laquelle est projeté le béton (fig. 4). Cette deuxième phase
s’effectue en plusieurs opérations, chacune correspondant aux différents voiles
qui composent le coquillage.
Fig. 4
Le chantier du motel
1967
© SCI Modules /
Photographie anonyme
De nombreux projets et réalisations résultant de ses recherches autour des
coques de béton et des matières plastiques voient le jour, dans les années 1960
en France, puis en Suisse et en Inde à la fin de sa carrière. Le motel L’Eau vive
s’inscrit dans une période faste de la carrière de l’architecte, une dizaine d’années
après ses premiers essais et avant les restrictions de permis de construire dans les
23. Pierre-Pascal Rossi, Roger Gillioz (réal.), Pascal Häusermann en personne, TSR, 1974,
65 min.
24. M. Godefroy, op. cit. note 21.
25. Cat. d’exp., Architectures expérimentales 1950-2000 : collection du FRAC Centre, sous la
direction de Marie-Ange Brayer, FRAC Centre, 2003, Orléans, édition HYX, 2003, p. 238.
26. F. Loyer, op. cit. note 2, p. 344.
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années 1970. En effet, durant la décennie 1960 et jusqu’au début des années 1970,
Häusermann a réalisé et imaginé de nombreux projets qui trouvent un écho
avec le motel L’Eau vive et qui correspondent à une architecture « récréative27 »
destinée à répondre aux nouveaux besoins d’une société tournée vers les loisirs.
Parmi ses projets d’architecture modulaire, celui d’un hôtel à Minorque (19661967) conçu comme un groupement sur plusieurs niveaux de cellules en voile de
béton sur pieds téléscopiques, très semblables aux projets de 1966, témoigne des
complexes audacieux envisagés par l’architecte.
Cependant, les rêves extravagants de Pascal Häusermann se concrétisent
davantage dans des projets plus simples28. Le Balcon de Belledonne (1966),
composé d’une coquille principale et de bulles secondaires révèle la différence
d’échelle entre l’ampleur donnée dans l’architecture de papier et les réalisations.
Le théâtre mobile (1968) reprend l’organisation hiérarchique d’une bulle
principale et de petites annexes. La salle polyvalente de Douvaine (1971) en
forme de « soucoupe » s’intègre également au sein d’un ensemble ambitieux. Le
motel L’Eau vive se situe dans cette même logique. En effet, les premiers plans de
1966 cèdent peu à peu la place à un ensemble simplifié, tant dans les formes que
dans l’organisation, pour des raisons certainement financières. À la suite du motel
de L’Eau vive, M. Thiery avait envisagé la construction d’un hôtel à Saint-Dié
en 1971-197229. Pour ce projet, Pascal Häusermann a exploité les principes
développés dans ses projets d’architecture modulaire, à savoir un ensemble
de bulles hiérarchisées groupées en cercle. Le motel de Raon-L’Étape apparaît
donc comme le seul complexe hôtelier, parmi les nombreux projets de Pascal
Häusermann, a avoir été réalisé. Il s’agit d’une architecture osée qui fait intervenir
le renouvellement des formes et du mode de vie dans un espace collectif.
Il semble que Pascal Häusermann et sa femme Claude Costy-Häusermann
aient inventé un répertoire de formes dans lequel ils ont puisé leurs inspirations.
Les différents projets du motel de Raon-l’Etape montrent d’une part qu’il existe
différents types de « bulles » et d’autre part que ces modèles sont déclinés d’une
construction à une autre. Quatre grandes solutions peuvent être par exemple
définies : la « soucoupe » utilisée pour le projet de piscine et exécutée pour la
permanence médicale de Genève ; le « bivalve » souvent repris pour des pavillons
individuels ; les bulles sur pieds « télescopiques » projetées en 1966 pour le motel
et divers projets non réalisés et qui peuvent être comparées à la maison Unal ; les
« bouteilles » des plans d’octobre 1966 pour Raon-l’Étape et de la maquette d’une
église à Mulhouse. Ces similitudes sont le fruit de la collaboration étroite entre
les deux architectes.
Fabrication artisanale et fabrication sérielle
Le caractère protecteur des bulles et les intérieurs à l’aspect de grottes donnent
l’impression de se trouver dans un habitat troglodyte. Les intérieurs sont en effet
revêtus d’un voile de polyuréthane, matériau isolant que l’architecte a expérimenté
pour ses cellules d’habitation en plastique. Pascal Häusermann apprécie cette
solution nouvelle pour son bon rapport qualité-prix et son aspect brut de « peau
d’orange » qui donne une « ambiance chaude »30. De même que dans la maison
Unal (fig. 5), les coquillages semblent hérités des constructions vernaculaires
méditerranéennes ou africaines comme la maison Dogon31. Or, Claude Costy
note dans la préface de Pratique du voile de béton en autoconstruction32 que ces
recherches ne se situent pas en rupture de l’architecture traditionnelle « belle,
créatrice, fonctionnelle » mais doivent s’appuyer sur ces exemples d’habitats
autoconstruits. L’intérêt que portent ces architectes aux formes vernaculaires n’est
27. M. Godefroy, op. cit. note 21.
28. www.frac-centre.fr [01/09/2015].
29. D. Quille, op. cit. note 9, p. 16.
30. Raon-l’Étape, Fonds Häusermann, dossier 7, lettres de P. Häusermann à la maison Strati
France et à R. Lachaize, août-septembre 1967.
31. Joël Unal, Pratique du voile de béton en autoconstruction, Paris, éditions Alternatives, 1981,
p. 6.
32. Idem, Ibidem.
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pas un cas isolé puisqu’en 1964-1965, le Museum of Modern Art de New York33,
puis en 1969 le Musée des Arts décoratifs de Paris34, présentent l’exposition
« Architecture without architects » de Bernard Rudofsky. À l’occasion de cette
exposition sont étudiées les architectures troglodytes de Sicile, de Cappadoce, et
d’Afrique.
Fig. 5
La maison Unal
© Photographie de l’auteur, 2013
Contrairement au gros-œuvre qui relève d’une production presque artisanale,
le second-œuvre s’inscrit dans le principe de la série cher à Pascal Häusermann. Il
a en effet, également développé des recherches en matière d’architecture sérielle.
Pour le club de Palafrugell (1967), l’architecte imagine des cellules organisées de
manière systématique dans un immeuble de deux étages. L’hôtel de La Clusaz
(1967) exploite davantage encore le principe de série à travers un grand ensemble
de chalets. Les coquillages hôteliers et le coquillage accueillant les espaces de
services possèdent un sol en ardoise synthétique « ardesia »35 ou sont revêtues de
micro-mosaïque noire et blanche ou rose36. De nombreux croquis37 témoignent
des recherches de Pascal Häusermann pour organiser les salles de bains de manière
fonctionnelle. Les fournitures, réalisées en plastique à partir d’un moule, sont
spécialement conçues pour le motel mais elles sont également destinées à être
commercialisées pour permettre leur propre financement38. Ce principe rejoint
la conception d’une architecture consommable destinée au plus grand nombre
et l’invention de Pascal Häusermann de modules-coques en matières plastiques
destinés à être industrialisés, appelés les Domobiles (1971-1973).
Enfin, la construction du projet est sous-tendue par la dualité entre solution
économique et effet esthétique, production sérielle et fabrication. Malgré
l’organisation systématique définie par les plans et l’aspect à première vue régulier
de l’ensemble, de nombreuses anomalies peuvent être observées de manière
imperceptible. Chaque coquillage possède une forme propre, plus ou moins
allongée, ronde, ou aplatie. À l’intérieur des coquillages, l’irrégularité se perçoit
dans les variations de plans, et dans le détail des structures. L’entreprise locale de
maçonnerie, inexpérimentée, s’est montrée maladroite par endroits. Cependant
ces irrégularités témoignent du caractère expérimental de la construction. Elles
33. Jacques Lucan, Architecture en France (1940-2000) : histoire et théories, Paris, Le Moniteur,
2001, p. 123.
34. M. Godefroy, op. cit. note 21.
35. Raon-l’Étape, Fonds Häusermann, dossier 7, commande, 24 octobre 1968.
36. Ibidem, factures nos 51-69, novembre 1968.
37. Ibid., dossier 2, croquis de plans des salles de bain.
38. Ibid., dossier 7, lettre de P. Häusermann à R. Lachaize, 11 février 1968.
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révèlent également la manière dont travaillait Pascal Häusermann. Il accepte et
intègre la part d’aléatoire qui survient au moment de la projection de béton.
De plus, il apparaît comme un concepteur et un technicien qui se préoccupe
davantage des volumes et du principe constructif que des détails. Les coquillages
contiennent ainsi une part d’improvisation et manquent de finition. Loin
d’être un motel standardisé, les cellules hôtelières de Raon-l’Étape possèdent
leurs spécificités propres. Häusermann semble exploiter deux principes a priori
opposés : d’un côté l’autoconstruction et de l’autre la production industrielle.
L’utilisation de la technique du béton projeté et de matériaux nouveaux issus
de l’industrie est subordonnée aux idées développées par le GIAP et celle d’un
« habitat évolutif » promue par Pascal Häusermann. L’architecte suisse constate
que la mobilité imprègne de plus en plus l’habitat puisque la société favorise les
changements de situation professionnelle et privée39. Dans ce contexte, les nouveaux
matériaux et en particulier les matières plastiques jouent un rôle important dans le
motel L’Eau vive. En effet, alliées au gunitage, technique de projection du béton,
les matières plastiques permettent non seulement une construction rapide et
économique, mais également l’essor d’une architecture libérée des règles, traduite
par les formes sphériques des cellules hôtelières. Chanéac choisit également
les nouvelles matières synthétiques pour ses Cellules polyvalentes qui reflètent
sa volonté de penser une « architecture insurrectionnelle »40. L’architecture
prospective théorisée par Michel Ragon à travers ses manifestes Où vivronsnous demain ?41, Les cités de l’avenir42 , ou La Cité de l’an 200043, rassemble à
partir de mai 1965 des architectes tels que Yona Friedman, Paul Maymont,
Ionel Schein, ou Chanéac, puis Pascal Häusermann en 1966. Ces derniers se
regroupent avec Antti Lovag au sein de l’association Habitat Évolutif à partir de
197144 afin de proposer une révolution architecturale. Désormais l’architecture
doit se renouveler par l’intégration de l’habitant et de son mode de vie dans le
projet de construction. Antti Lovag se définit ainsi comme un « habitologue »45.
Il met en application ses réflexions dans la maison du Rouréou (projet de 1969,
travaux 1986-1991) à Tourrettes-sur-Loup. Antti Lovag conçoit ici un ensemble
de bulles adaptables selon les besoins des habitants et pour lesquelles il va jusqu’à
concevoir le mobilier. À Raon-L’Étape, chaque coquillage correspond à une unité
spatiale qui se caractérise par la fluidité des volumes rendue possible par le plan,
l’omniprésence de la courbe et la structure intégrant le mobilier. Ainsi, tout
comme l’intérieur de la maison Unal, le fonctionnel et l’esthétique sont liés de
telle sorte que le bâtiment est parfaitement adapté à l’Homme et à ses activités.
Dans ses réalisations, Häusermann démontre ses compétences techniques. Les
coquillages de Raon-L’Étape possèdent une élégance qui se lit notamment dans
les volumes de la bulle principale et de son porte-à-faux. La maison Unal (1973)
qui bénéficie des mêmes recherches illustre le caractère aérien des bulles permis
par la technique. Au contraire, les réalisations d’Antti Lovag apparaissent plus
massives. Le palais Cardin à Théoule-sur-Mer (1993) semble s’ancrer dans le sol.
À la différence d’Antti Lovag, Pascal Häusermann peut être qualifié d’ingénieur.
La forme ronde s’inspire de la nature et en particulier de la coquille. Selon lui, il
s’agit de la forme à la fois la plus économique et la plus résistante : « la sphère est
le volume maximum pour le minimum de surface […] et la voûte est la surface
la plus résistante par rapport aux contraintes de gravitation »46. Les ouvertures
s’intègrent dans cette logique grâce à des baies conçues spécifiquement pour le
motel, et grâce aux hublots et aux ouvertures zénithales proches des skydomes
utilisés par Antti Lovag, notamment à la maison du Rouréou. Elles sont également
comparées à des coquillages bivalves et décrites comme un « retour pur et simple
39. Cat. d’exp., Pascal Häusermann, architecte, urbaniste, op. cit., p. 1.
40. Eve Roy, « La question de la mobilité dans les représentations et expérimentations
architecturales en Europe de 1960 à 1975 », Rives méditerranéennes, 2009, rives.revues.
org/2693 [15/07/2013].
41. M. Ragon, Où vivrons nous demain ?, Paris, Robert Laffont, 1963.
42. M. Ragon, Les Cités de l’avenir, Paris, éditions Planète, 1965.
43. M. Ragon, Les Cités de l’an 2000, Paris, Casterman, 1968.
44. M.-A. Brayer, op. cit. note 25, p. 241.
45. Idem, Ibidem, p. 308.
46. Julien Donada (réal.), La bulle et l’architecte, Paris, TS productions, 2003, 52 min.
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aux coquillages de Pougny ». Cependant, les coquillages du motel L’Eau vive se
distinguent des « Jumelles » de Pougny (1960-1961). Contrairement à celles-ci,
les cellules hôtelières ne possèdent pas de bandes vitrées reliant les deux coques et
s’apparentent davantage à des cellules organiques modelées. L’architecture, conçue
comme une unité spatiale47 s’apparente à une sculpture. L’influence de Niemeyer48,
relayée grâce à des revues comme L’Architecture d’Aujourd’hui et à travers la
station balnéaire de Pampulha à Belo Horizonte est perceptible. L’architecte
brésilien emploie alors pour l’église Saint-François d’Assise (1940-1943) une
suite d’arcs paraboliques. La liberté et la simplicité des formes permises par le
voile de béton tendent à transformer l’architecture. Cette tendance s’accomplit
avec l’architecture sculpture. Ce mouvement architectural, difficilement défini,
regroupe, à partir des années 1950, des artistes dont les démarches hétérogènes
s’opposent au fonctionnalisme des CIAM par le goût des formes courbes. Ils
prônent une synthèse des arts au service de l’humain notamment grâce à la
revue L’Architecture d’Aujourd’hui créée par André Bloc dès 193049. Les cellules
modulaires connaissent un grand succès auprès d’artistes comme Pierre Szekely
(1923-2001) ou Henri Mouette (1927-1995) qui reprennent à leur compte pour
la maison Verley (1971) la technique du voile de béton projeté développée à
Raon-l’Étape.
Après avoir été longtemps méconnues et avoir subi des travaux dévastateurs, les
bulles de Pascal Häusermann ont été sauvegardées et sauvées du démantèlement
par un groupe de cinq passionnés qui s’attache depuis 2006 à faire revivre le
site grâce à l’activité hôtelière du Museumotel et aux animations de l’association
Bubble’s friends. Aujourd’hui l’ensemble conserve son unité architecturale et a
récemment été protégé au titre des monuments historiques.
L’auteur
Diplômée de l’École du Louvre, Alexandra Buvignier-Legros s’est spécialisée
en histoire de l’architecture. Elle a soutenu en 2014 son mémoire de Master 2
intitulé La restauration de la chapelle de la Trinité au palais de Fontainebleau sous
le règne de Charles X et continue d’y consacrer ses recherches. Cet article est tiré
du dossier de protection du Museumotel réalisé dans le cadre de son stage à la
conservation des monuments historiques de Lorraine en 2013.
47. J. Lucan, op. cit. note 33, p. 125.
48. F. Loyer, op. cit. note 2, p. 341.
49. M.-A. Brayer, op. cit. note 25, p. 128.
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Goya dans l’historiographie française
du xixe siècle : images et textes
Agnès Gué
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/gue.pdf
Pour citer cet article :
Agnès Gué, « Goya dans l’historiographie française du xixe siècle : images et textes »
[en ligne] no 7, octobre 2015, p. 54 à 63.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
Goya dans l’historiographie française
du xixe siècle : images et textes
Agnès Gué
À la faveur des guerres napoléoniennes en Espagne (1808-1813), la France
s’ouvre à l’art de la péninsule ibérique : des collections de peintures espagnoles sont
bientôt constituées par certains officiers peu scrupuleux et d’autres personnages
malhonnêtes1. Grâce à ces collections, le nom de Francisco Goya y Lucientes
(1746-1828) apparaît peu à peu, et est très rapidement associé au recueil des
Caprices2, dont plusieurs exemplaires3 circulent à cette époque en France. En 1824
Charles Motte publie à Paris une série de dix lithographies d’après les Caprices.
Il avait déjà édité plus tôt des scènes de victoires de la campagne en Espagne4.
Le goût pour l’Espagne s’accentue ensuite, comme en témoigne la création de la
Galerie espagnole5 au Louvre, ouverte entre 1838 et 1848.
Au cours de la deuxième moitié du xixe siècle, les auteurs français – critiques
d’art ou écrivains – tendent à voir Goya comme l’artiste espagnol par excellence6,
sans lui accorder toutefois la même valeur qu’à Velázquez7. Pour Théophile
Gautier, qui a voyagé en Espagne et eu l’occasion d’y croiser de vieilles espagnoles,
les « abominables mégères des Caprices » sont des « portraits d’une exactitude
effrayante »8 : l’œuvre de l’artiste, et ce recueil gravé en particulier, correspondent
à l’image pittoresque et littéraire que les Français se font de l’Espagne. Il n’y
a donc rien d’étonnant à ce que l’historiographie française sur Goya, à cette
période, ait du mal à se défaire de cette vision partielle de l’artiste, connu surtout
pour les Caprices.
Pourtant, en 1867, un ouvrage dû à Charles Yriarte prend le parti novateur
de mettre davantage en lumière l’œuvre peint de Goya, notamment grâce à
l’inclusion de très nombreuses reproductions, comme en atteste le titre Goya : sa
biographie, les fresques, les toiles, les tapisseries, les eaux-fortes et le catalogue de l’œuvre
avec cinquante planches inédites d’après les copies de Tabar, Bocourt et Ch. Yriarte9.
Il faudra attendre 1910 pour qu’un ouvrage aussi richement illustré paraisse à
nouveau : Goya. Cinquante planches d’après ses œuvres les plus célèbres10. En effet,
Paul Lafond, à travers ces reproductions, se fait l’écho de l’importante exposition
rétrospective de Madrid (du 13 au 25 mai 1900) qui avait révélé au public de
nombreuses peintures alors méconnues11. Un changement s’amorce dès lors et on
peut à ce propos citer Enrique Lafuente-Ferrari : « C’est dans la première moitié
1. Ilse Hempel Lipschutz, La pintura española y los románticos franceses., 1re éd., Cambridge
Harvard University Press, 1972, traduit de l’anglais par José Luis Checa Cremades, Madrid,
Taurus, collection « Ensayistas », 1988, pp. 20, 47, 52, 61, 79. Francis Haskell, La norme et le
caprice, 1ère éd., s.l., Phaidon Press Limited, 1976, traduit de l’anglais par Robert Forth, Paris,
Flammarion, collection « Champs », 1993, pp. 49-50.
2. Recueil gravé de 80 planches publié en 1799.
3. Michel Florisoone, « Comment Delacroix a-t-il connu les Caprices de Goya ? », Bulletin de la
Société de l’Histoire de l’Art français, 1957, pp. 131-144, p. 138.
4. Estampes conservées au musée de l’Armée, (Paris), portefeuille Empire, no III, sur l’Espagne.
5. Pourtant les quelques tableaux de Goya qui y sont exposés ne sont pas appréciés : Jeanine
Baticle, Cristina Marinas, La galerie espagnole de Louis-Philippe au Louvre 1838-1848, RMN,
Paris, 1981, p. 24.
6. I. H. Lipschutz, op. cit. note 1, p. 202, p. 232. Cependant, Murillo et Velázquez, davantage
considérés, contribuent aussi à la création d’une image romantique de l’Espagne.
7. F. Haskell, op. cit. note 1, p. 31-40 : dans la fresque de l’Hémicycle à l’École des beaux-arts
(Paul Delaroche, 1841), Velázquez est représenté mais pas Goya.
8. Théophile Gautier, Tra los montes, Paris, Victor Magen, 1843, p. 56.
9. Charles Yriarte, Goya : sa biographie, les fresques, les toiles, les tapisseries, les eaux-fortes
et le catalogue de l’œuvre avec cinquante planches inédites d’après les copies de Tabar, Bocourt
et Ch. Yriarte, Paris, Henri Plon, 1867.
10. Paul Lafond, Goya. Cinquante planches d’après ses œuvres les plus célèbres, Paris, Goupil
& Cie, 1910.
11. Cat. d’exp., Goya 1900. Catálogo ilustrado y estudio de la exposición en el Ministerio de
Instrucción pública y Bellas Artes, Pilar Vera del Castillo, Luis Alberto de Cuenca y Prado, Joaquin
Puig de la Bellacasa et alii, Madrid, 2002, Ministerio de educación, cultura y deporte, Madrid,
2002, t. I et II.
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du xxe siècle qu’on commença à considérer Goya comme un des grands créateurs
de la peinture occidentale12 ».
Comment le regard des historiens a-t-il été amené à évoluer ? La connaissance
de l’œuvre de Goya en France s’est construite largement par les textes, mais les
reproductions d’œuvres ont aussi joué un rôle de premier plan.
En effet, l’usage des reproductions dans l’historiographie française du xixe siècle
sur Goya est crucial13 et c’est en partie grâce à leur diffusion que l’artiste acquiert
sa notoriété, la plupart de ses œuvres n’étant visibles qu’en Espagne14. Il faut
distinguer d’une part les œuvres gravées originales – qui circulent très tôt, comme
les Caprices – et d’autre part les recueils ou planches fac-similés, les reproductions
dans les ouvrages et la photographie commerciale.
L’essor de cette dernière catégorie permet également la diffusion en France
d’images de tableaux de Goya, présents dans les collections espagnoles (musée du
Prado et Académie des beaux-arts de San Fernando15) : le photographe français
Jean Laurent (1816-1886), installé en Espagne, publie en 1861 son premier
album sur le musée de Madrid, et en 1867 celui des tableaux de l’Académie des
Beaux-Arts de San Fernando16. Ces reproductions étaient en vente, dès 1867,
dans sa boutique parisienne. Jean Laurent photographia également en 1874
les peintures de la Quinta del Sordo, probablement avant leur restauration17.
Les photographies de l’œuvre peint de Goya vont influencer l’historiographie
française dans la deuxième moitié du xixe siècle et déterminer aussi le choix des
illustrations (gravures ou photographies)18.
Les reproductions, support visuel complémentaire du discours écrit, sont donc
indispensables pour comprendre le processus de réhabilitation de Goya, en ce
début du xxe siècle.
Pour déterminer leur importance dans l’élaboration d’une culture visuelle, il
faudra s’intéresser plus particulièrement aux reproductions issues des ouvrages
consacrés à l’artiste aragonais et ce sera l’occasion d’analyser quelques-uns des
décalages et correspondances entre les écrits et les images d’œuvres connues alors.
Nous mettrons en lumière la diffusion d’œuvres inédites dans les ouvrages de
Charles Yriarte et comment la diffusion des images, plus fréquente dès la fin du
xixe siècle19, devient elle-même un élément de discours autonome, contribuant à
la revalorisation de l’artiste.
Correspondances et décalages entre écrits et reproductions
Traditionnellement, les historiens d’art considèrent l’œuvre comme « l’enfant
de l’artiste »20, cette dernière devant être représentative du caractère de son
créateur. Dans cette optique, les portraits ou la biographie du peintre jouent un
12. Enrique Lafuente-Ferrari, Les Fresques de San Antonio de la Florida, Madrid, Skira, 1955,
p. 9.
13. Nigel Glendinning, Goya and his Critics, New Haven, Londres, Yale University, 1977.
Ouvrage fondamental pour l’étude de la réception de Goya, abordée sur une vaste chronologie
– du xviiie siècle jusqu’au xxe siècle – et selon plusieurs zones géographiques. L’historiographie
française du xixe siècle y est présentée de façon résumée.
14. Jean Laurent, Catalogue des principaux tableaux des musées d’Espagne reproduits en
photographie, Madrid, Rojas y Compañía, 1867, n. p. Son but est de diffuser des œuvres que peu
ont vues en réalité. De nombreux Goya sont reproduits (2e et surtout dans la 3e série).
15. Helena Pérez Gallardo, « La fotografía comercial y el Museo del Prado », Boletín del Museo
del Prado, vol. XX, no 38, 2002, pp. 129-146. Helena Peréz Gallardo, « La llegada de la fotografía
a la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando », Madrid, Anales de Historia del Arte, 2011,
pp. 147-165, p. 165 photographies de 1867 de la Maja vestida et de la Casa de locos, repr. fig. 9
et 10.
16. H. Peréz Gallardo (2011), op. cit. note 15, pp. 147-165.
17. Maria Carmen Torrecillas Fernández, « Las pinturas de la Quinta del Sordo fotografiadas por
Jean Laurent », Boletín del Museo del Prado, vol. XIII, 1992, pp. 57-69.
18. Idem, ibidem, p. 60. Yriarte fait réaliser des gravures d’après des photographies pour son
ouvrage : C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, pp. 155, 156.
19. Germain Bazin, Histoire de l’histoire de l’art de Vasari à nos jours, Paris, Albin-Michel, 1986,
p. 403 : « L’illustration photographique ne deviendra possible que lorsqu’on pourra impressionner
en creux d’après des positifs photographiques une plaque de métal, pour obtenir dans des ateliers
de photogravures des images en grand nombre. Cela ne se fera que dans les années 18751880 ».
20. Ernst Kris, Otto Kurtz, L’image de l’artiste. Légende, mythe et magie, 1re éd., Vienne, Krystall
Verlag, 1934, éd. anglaise, Boston, Yale University Press, éd. française, trad. de l’anglais par
Michèle Hechter, Paris, Rivages, p. 159.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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rôle signifiant. Goya, considéré comme l’exemple même du caractère espagnol
est fréquemment représenté par des gravures tirées de ses autoportraits ou du
portrait peint par Vicente López (1826). Certains auteurs tentent d’y déceler les
traits de son tempérament21. L’un des premiers articles français sur Goya (1834)22
reproduit le fameux autoportrait de profil des Caprices (fig. 1). Théophile Gautier
dans son article de 184223, suivi du premier catalogue raisonné de l’œuvre gravé
par Eugène Piot, en fait une description qui retiendra l’attention de ses successeurs. Fig. 1 Jean-Ignace Granville
Francisco Goya, peintre espagnol
1834
gravure sur bois
Anonyme, « Peintres espagnols, Francisco Goya
y Lucientes », Magasin Pittoresque, t. II, n°41,
1834, pp.324-325, p.324,
Paris, bibliothèque nationale de France.
© Bibliothèque nationale de France
Le Goya24 de Laurent Matheron, fonctionnaire et critique d’art bordelais25,
s’inscrit dans cette tendance : bien qu’on y trouve un essai de catalogue, le récit
biographique est privilégié, l’ouvrage s’inscrit alors dans la tradition de l’histoire
de l’art conçue comme histoire des artistes. En effet, l’auteur se plaît à raconter
une multitude d’anecdotes : récits-types des biographies d’artistes26. Le style
romancé de l’ouvrage rappelle le témoignage de l’érudit espagnol Valentín
Carderera (1796-1880)27qui affirme que si Goya avait écrit sa vie, elle aurait été
aussi intéressante que celle de Benvenuto Cellini28. Matheron souligne à son tour :
« On l’a dit quelque part, Goya était un contemporain de Benvenuto Cellini […].
On aurait pu ajouter qu’il n’était pas moins batailleur et mystificateur que le
célèbre florentin29 ». Il s’intéresse avant tout au personnage et ne parle des œuvres
que de façon très générale. Toutefois il s’attarde sur les techniques employées en
les décrivant précisément : il a pu interroger un témoin direct, le peintre Antonio
Brugada qui a vécu avec Goya à Bordeaux30.
Le désintérêt de Matheron pour les œuvres surprend surtout pour le Portrait
de Ferdinand Guillemardet, qu’il est le premier à mentionner dans un ouvrage
21. Laurent Matheron, Goya, Paris, Schulz et Thuillié, 1858, n.p., (p. 109-110, version pdf http://
books.google.com). C. Yriarte, op. cit. note 9 p. 52.
22. Anonyme, « Peintres espagnols, Francisco Goya y Lucientes », Magasin Pittoresque, t. II,
n° 41, 1834, pp. 324-325, p. 324, les pl. no 39 et no 52 des Caprices y sont aussi reproduites.
23. Théophile Gautier, « Francisco Goya y Lucientes », Le Cabinet de l’amateur et de l’antiquaire,
1842, p. 337-345, p. 341. et voir C. Yriarte (1867), op. cit., note 9, p. 50.
24. L. Matheron, op. cit. note 21, il est dédié au peintre Eugène Delacroix.
25. Sur Matheron (1823-1905) : correspondance.delacroix.fr.
26. E. Kris, O. Kurtz, op. cit. note 20, p. 29 et p. 52. 27. Ricardo Salamero, Valentín Carderera y Solano. Estudios sobre Goya (1835-1885), Zaragoza,
Institución Fernando el Católico, 1996. Carderera aurait rencontré Goya, collectionnait ses
dessins, et a apporté une aide précieuse aux auteurs français. Il publie des articles dans la
Gazette des Beaux-Arts en 1860 et 1863.
28. Il a écrit deux articles en espagnol ; un en 1835, où il compare la vie de Goya à celle de
Cellini et un en 1838.
29. L. Matheron, op. cit. note 21, p. 55.
30. Idem, Ibidem, p. 106 et p. 116 (note de fin d’ouvrage no 8).
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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après que l’œuvre lui ait été signalée par Eugène Delacroix qui était un ami du
fils de Guillemardet. Matheron, en effet, n’exploite pas sa découverte mais se
contente de dire que Goya avait une prédilection pour ce portrait. Il n’en donne
ni description ni reproduction (il n’y en a aucune dans son livre) et ajoute que
Guillemardet posa « dans le costume simple et austère des grands dignitaires
d’alors »31. Ce laconisme peut s’expliquer s’il n’a pas vu l’œuvre, comme cela
pourrait bien être le cas32. L’auteur insiste donc avant tout sur l’artiste, faisant
ainsi écho à l’autoportrait maintes fois reproduit des Caprices, recueil qui fascine
toujours autant et durablement33.
On sait combien l’existence précoce de reproductions de cette œuvre
ainsi que l’article de Gautier en 1842 furent déterminants pour la réception de
Goya en France. L’écrivain cherche à retranscrire à travers sa sensibilité littéraire
des planches qui acquièrent alors une notoriété comme Aun no se van (fig. 2) :
Fig.2
E. Bocourt (dessinateur), Sotain (graveur)
Et encore ils ne s’en vont pas
(d’après la pl. n° 59 des Caprices de Goya)
gravure
Charles Blanc (dir.),
Histoire des peintres de toutes les écoles.
École espagnole par M.M. Charles Blanc,
W. Bürger, Paul Mantz, L. Viardot
et Paul Lefort, Paris, Jules Renouard, 1869, p.1
du chap. sur Goya, Paris, bibliothèque
de l’Institut National d’Histoire de l’Art,
collections Jacques Doucet,
cote Fol D 422 OU USUEL 759 BLA
Paris, bibliothèque de l’INHA,
collections Jacques Doucet
Photo © INHA,
Dist. RMN-Grand Palais / image INHA
« II y a surtout une planche tout à fait fantastique qui est bien le plus
épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé ; elle est intitulée : Y
aun no se van. C’est effroyable, et Dante lui-même n’arrive pas à cet effet
de terreur suffocante ; représentez-vous une plaine nue et morne au-dessus
de laquelle se traîne péniblement un nuage difforme comme un crocodile
éventré ; puis une grande pierre, une dalle de tombeau qu’une figure
souffreteuse et maigre s’efforce de soulever. La pierre, trop lourde pour les
bras décharnés qui la soutiennent et qu’on sent près de craquer, retombe
malgré les efforts du spectre et des autres petits fantômes qui roidissent
simultanément leurs bras d’ombre ; plusieurs sont déjà pris sous la pierre,
un instant déplacée : l’expression de désespoir qui se peint sur toutes ces
physionomies cadavéreuses, dans ces orbites sans yeux, qui voient que leur
31. L. Matheron, op. cit. note 21, p. 78.
32. Centre de documentation du musée du Louvre. Dossier d’œuvre Ferdinand Guillemardet
M. I.697 (dossier biographique sur les Guillemardet, lettre à Louis Guillemardet du 24/01/1851
dans : Eugène Delacroix, Correspondance générale publiée par A. Julien, vol. V, p. 199 : « Un
ami de Bordeaux écrit une biographie de Goya […], je lui ai parlé du portrait de ton père […].
Il m’envoie un jeune peintre de ses amis qu’il a chargé de lui rendre compte de ces ouvrages.
Me permets-tu de te l’adresser… ».
33. Antoine de Nait, Les eaux- fortes de Francisco de Goya. Los Caprichos gravures fac-similé de
M. Segui y Riera. Notice biographique et étude critique accompagnées de pièces justificatives par
Antoine de Nait, Paris, Boussod-Valadon et Cie, 1888. La série y est intégralement reproduite. Voir
aussi : cat. d’exp., Les Caprices de Goya, Gustave Geoffroy, Paris, Galerie Laffitte, 20 rue Laffitte,
20 avril-9 mai 1896, s. ed., s. l., 1896.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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labeur a été inutile, est vraiment tragique ; c’est le plus triste symbole de
l’impuissance laborieuse, la plus sombre poésie et la plus amère dérision que
l’on ait jamais faites à propos des morts34. »
L’ouvrage illustré de Gustave Brunet35, pourtant novateur dans l’usage de la
photographie, témoigne de la notoriété du texte de Gautier : il préfère citer la
fameuse description de Aun no se van plutôt que d’en reproduire la photographie36.
On voit donc qu’il peut exister un certain décalage entre les œuvres connues
et celles qui sont reproduites. D’autres œuvres fréquemment citées, comme les
portraits équestres royaux de Charles IV (fig. 3) et de Marie-Louise (exposés au
musée du Prado depuis son ouverture en 1819), sont peu reproduites dans les
ouvrages du xixe siècle37.
Fig. 3
Francisco Goya y Lucientes
Portrait équestre de Carlos IV
1800-1801
huile sur toile
H. 3, 36 ; L. 2, 82 m
Madrid, musée du Prado, noP00719
© 2015 Museo Nacional del Prado.
Il en est de même pour le Christ en croix (1780). Depuis 1785 cette œuvre,
grâce à laquelle l’artiste est reçu à l’Académie de San Fernando, est visible dans
l’église de San Francisco el Grande (Madrid). Elle est exposée au Museo de la
Trinidad (1835-1836) puis au Fomento à partir d’avril 1866 et intègre le musée
du Prado en 1872. Plusieurs auteurs38 font l’éloge de ce tableau religieux, genre
où Goya n’excelle pourtant pas selon eux39, où le talent de l’artiste s’exprimerait
de façon égale dans le dessin et le coloris. L’œuvre n’est pourtant pas reproduite
34. T. Gautier, op. cit. note 23, p. 341.
35. Gustave Brunet, Étude sur Francisco Goya sa vie et ses travaux. Notice biographique et
artistique accompagnée de photographies d’après les compositions de ce maître, Paris, Aubry,
1865.
36. Idem, ibidem, p. 29. Pour des reproductions de cette planche : Charles Blanc (dir.), Histoire
des peintres de toutes les écoles. École espagnole par M.M. Charles Blanc, W. Bürger, Paul Mantz,
L. Viardot et Paul Lefort, Paris, Jules Renouard, 1869. A. de Nait, op. cit. note 33.
37. C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 78, petite reproduction du portrait de la reine. Pour
le début du xxe siècle : Paul Lafond, « Goya, V. Goya portraitiste », La Revue de l’art ancien
et moderne, t. VII, 10 janvier 1900, p. 50, 51, repr. et Goya, Paris, Librairie de l’art ancien et
moderne, collection « Les artistes de tous les temps », 1902, p. 54, 55, repr.
38. C. Blanc (dir.), op. cit. note 36, Paul Lefort, « Francisco Goya », Gazette des Beaux-Arts,
t. XIII, 1876, p. 336-344, p. 339, Francisco Goya. Etude biographique et critique suivie de l’essai
d’un catalogue raisonné de son œuvre gravé et lithographié, Paris, Renouard, 1877, p. 12.
C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 21.
39. Idem, ibidem, p. 4, p. 7, et Paul Lefort, Francisco Goya. Étude biographique et critique suivie
de l’essai d’un catalogue raisonné de son œuvre gravé et lithographié, Paris, Renouard, 1877,
p. 10, et P. Lafond, op. cit. note 10, p. 3.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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avant la fin du xixe siècle40. Si elle plaît, elle fascine moins les auteurs car elle
n’illustre ni l’« originalité » ni la « verve » considérées alors comme caractéristiques
de Goya.
En quête d’images
C’est seulement avec Charles Yriarte que l’historiographie prend une autre
orientation. L’ambition de ce dessinateur et historien d’art d’origine espagnole41
est de faire connaître l’œuvre peint de Goya, jusqu’alors délaissé au profit de
l’œuvre gravé. Dans son ouvrage de 1867, il donne une importance nouvelle aux
reproductions d’œuvres dont on compte un nombre exceptionnel. Il parcourt
l’Espagne vers 1860 en compagnie du peintre Léopold Tabar (1818-1869), et
d’un certain Bocourt42 pour consulter des documents inédits et voir les œuvres43.
Selon toute vraisemblance, Yriarte aurait fait réaliser des copies peintes44 de
quelques-unes des toiles par ces deux artistes. Il s’agit des œuvres dont le titre,
à la table des gravures, est suivi de la mention « copie de » ou « d’après » Tabar,
Bocourt ou Yriarte. Ces copies peintes (qu’on retrouve dans le catalogue de la
vente Yriarte45) sont utilisées comme intermédiaire entre l’œuvre originale et la
gravure. Pour certaines œuvres, les artistes auront recours à des photographies
ou des gravures anciennes réalisées par des contemporains de Goya pour les
reproduire à leur tour. Yriarte, conscient des limites des reproductions, n’hésite
pas à inviter le lecteur à aller voir sur place les originaux46.
Plus tard, il cherche à démontrer la valeur de ses contributions pour l’étude de
l’œuvre de Goya et semble minimiser le travail d’un autre spécialiste du maître, Paul
Lefort, qui pourtant ne néglige pas les reproductions d’œuvres dans ses propres
articles47. Yriarte fait publier en 187748 quatre planches inédites des Proverbes49.
La présentation d’œuvres inconnues, dont il fournit des reproductions, lui donne
l’occasion d’étudier à nouveau Goya :
« À part la critique, qui peut toujours s’exercer, et les interprétations sur
l’œuvre gravé, auxquelles le champ reste toujours libre, […] je ne crois pas
qu’on puisse désormais rien dire de neuf sur l’auteur des Désastres de la guerre.
Il faut une circonstance spéciale pour prendre la parole à son sujet50. »
40. Paul Lafond, « IV-Goya peintre religieux », La Revue de l’art ancien et moderne, t. VI, 1899,
p. 473 et Goya, Paris, Librairie de l’art ancien et moderne, collection « Les artistes de tous les
temps », 1902, p. 47, repr.
41. Maria Dal Falco, Charles Yriarte et l’Espagne. Le voyageur et l’historien d’art. Mémoire
d’étude, Monographie de Muséologie sous la direction de François-René Martin (directeur de
recherche), Nadine Gastaldi (personne-ressource), École du Louvre, mars 2006, vol. 1. Yriarte
(1832-1898), écrivain et dessinateur d’origine espagnol qui fera carrière dans l’administration ;
en 1881 il est nommé Inspecteur des Beaux-Arts.
42. Marcus Osterwalder (dir.), Dictionnaire des illustrateurs 1800-1914, Neuchâtel, Ides et
Calendes, 1989, p. 143 et catalogue.bnf.fr (notice d’autorité personne). Il doit s’agir d’un artiste
de la famille Bocourt, où sont connus plusieurs graveurs dont Marie-Firmin (1819-1904) et
Étienne-Gabriel (né en 1821). Ce dernier était dessinateur au Monde Illustré (comme Yriarte) et
c’est sans doute lui qui réalise les dessins (ensuite gravés) pour l’Histoire des Peintres de toutes
les écoles. École espagnole (1869), signés E. Bocourt.
43. M. Dal Falco, op. cit. note 41, p. 5.
44. C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 5.
45. Paul Chevallier, Catalogue […] dépendant de la Succession de M. Charles Yriarte inspecteur
général des Beaux-Arts et dont la vente aura lieu hôtel Drouot, salle no 6, le lundi 26, mardi 27,
mercredi 28 décembre 1898 à 2h. Commissaire-priseur : M. Paul Chevallier, s. l., s. ed., s. d.
Dans la catégorie Tableaux modernes, no 69 :« Tabar, d’après Goya. La famille de Charles IV.
Étude », au no 10 : « Goya (d’après) La Romeria de San Isidro », il s’agit peut-être d’une copie de
Tabar. Dans l’ouvrage de 1867, ces œuvres sont dessinées et gravées « d’après Tabar ».
46. Certaines trahissent l’original, comme le Général Urrutia (v.1799, Museo del Prado), portrait
en pied réduit à un buste : C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 69, repr.
47. C. Blanc (dir.) op. cit. note 36. Voir chronologie en fin d’article. Lefort collabore aussi à un
ouvrage comportant 7 reproductions d’œuvres de Goya (4 peintures, dont 2 provenant de sa
collection, et 3 gravures).
48. C. Yriarte, « Goya aquafortiste », L’Art, revue hebdomadaire illustrée, t. II, 1877, pp. 3-10,
32-40, 56-60, 78-83.
49. Planches gravées v.1815-1824, recueil publié en 1864 par l’Académie de San Fernando. Cat.
d’exp., Goya graveur, sous la direction de Gilles Chazal, Paris, Petit-Palais, 13 mars-8 juin 2008,
Paris, Paris-Musées, 2008, p. 280. Cette série inachevée est actuellement connue sous le titre
de Disparates, et les 4 cuivres publiés en 1877 ont été acquis par le musée du Louvre en 2011,
voir : Pascal Torres, Francisco de Goya ou l’invention de la Modernité : du sommeil de la raison
aux Disparates, L’œuvre en scène, mercredi 13 juin 2012 (louvre.fr).
50. C. Yriarte (1877), op. cit. note 48, p. 4.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Paradoxalement, il mentionne à peine ces nouvelles gravures mais tente
d’interpréter certaines planches des Caprices, et la dernière partie de son article
qui devait porter sur les planches inédites n’a pas été publiée…51
Fig. 4
D’après Charles Yriarte
(vraisemblablement d’après une copie peinte),
Morin (dessinateur), Moller (graveur)
La Maja vestida (d’après Goya)
1867
gravure
Charles Yriarte, Goya : sa biographie,
les fresques, les toiles, les tapisseries,
les eaux-fortes et le catalogue de l’œuvre avec
cinquante planches inédites d’après les copies
de Tabar, Bocourt et Ch. Yriarte, Paris,
Henri Plon, 1867, p.88, repr. pl. h.-t.
Les œuvres reproduites dans l’ouvrage d’Yriarte, dont quarante-cinq sont
inédites52, contribuent indubitablement à la construction d’une culture visuelle.
Il est ainsi le premier à diffuser une gravure de la Maja vestida (fig. 4), tableau
sans doute choisi en raison de sa popularité. Il est difficile de mesurer exactement
l’ampleur de l’influence de ces gravures qui peuvent à l’occasion resservir dans
d’autres publications53 : une œuvre choisie pour être gravée aura souvent une
répercussion croissante. Ainsi, en 1869, dans l’Histoire des peintres de toutes les
écoles. École espagnole, on trouve une nouvelle gravure de la Trahison de Judas,
sans doute réalisée d’après celle de l’ouvrage d’Yriarte54. Deux gravures sur bois55
issues de l’ouvrage d’Yriarte ont déjà servi pour des articles de Valentín Carderera,
publiés au début des années 186056. D’autres œuvres déjà connues à l’époque
sont également diffusées, comme le Portrait du jeune homme en habit gris, d’abord
reproduit en 186957 et la Jeune femme à la rose58.
Discours par l’image
Même si, avec le temps, de plus en plus d’œuvres de Goya atteignent la
postérité59, le peintre reste considéré comme un artiste de second ordre, la critique
51. Idem, ibidem, p. 83 : « Nous laisserons s’écouler quelques temps et reprendrons cette étude
avec la Tauromachie, les Proverbes et la série des Désastres de la guerre, le chef-d’œuvre du
maître, qui nous montrera Goya sous son côté philosophique et humanitaire ». Nous n’avons pas
trouvé trace de la fin de cet article dans cette revue, dont nous avons consulté avec attention tous
les numéros suivants jusqu’à l’année 1900.
52. 36 reproductions de peintures (dont les fresques et le portrait par Vicente López), dix
reproductions de gravures. Enfin, 4 vues de lieux en lien avec la vie de l’artiste.
53. P. Lafond (1902), op. cit. note 40. On retrouve plusieurs gravures de la Gazette des BeauxArts.
54. La reproduction de 1869 dessinée par E. Bocourt et gravée par Sotain, est, chez Yriarte,
réalisée « d’après Bocourt » par Lavée (dessin) et Linton (gravure). Ce doit être le même Bocourt
qui a réalisé la copie peinte, qu’il dessine en 1869.
55. D’après les planches no 7 (Ni asi la distingue) et no 35 (Le descañona) des Caprices.
56. R. Salamero, op. cit. note 27, p. 17.
57. Portrait de Javier Goya (v. 1805), fils de l’artiste, actuellement conservé dans une collection
particulière parisienne. Paul Mantz, « Exposition en faveur des Alsaciens-Lorrains. Peinture (3e
article) », Gazette des Beaux-Arts, t. XXXV, 1874, pp. 289-309, p. 299, p. 301, repr. et « Les
portraits du siècle », Gazette des Beaux-Arts, t. XXXI, 1885, p. 497-511, p. 503, le portrait est
décrit.
Paul Lefort, La Peinture espagnole, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1893, p. 273, no 108,
repr.
58. Œuvre fréquemment reproduite au xixe siècle et au début du xixe siècle. Pour les références
des anciennes reproductions. Ce tableau est aujourd’hui attribué à un proche collaborateur de
Goya : Agustín Esteve y Marques (1753-v.1820) et a été vendu aux enchères en 2007 (sothebys.
com, 8 juin 2007, lot 270). Sur l’artiste : museodelprado.es.
59. N. Glendinning, op. cit. note 13, p. 21, il cite les catalogues des ouvrages de Matheron et
Yriarte pour les références françaises du xixe siècle.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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le relègue dans la catégorie de la peinture de genre, jugée inférieure, et déplore
l’inégalité de son talent. On ne présente pas Goya comme un modèle pour les
artistes ; Paul Lefort le voit davantage comme un initiateur au style pictural de
Velázquez et les gravures réalisées d’après le sévillan servent aussi de support à
l’étude de ce maître reconnu60. Yriarte émet lui aussi des réserves, il déconseille
aux peintres inexpérimentés « de prendre le Goya de San-Antonio pour leur
maître » 61. C’est au début des années 1900 qu’on observe une certaine réhabilitation
de la technique picturale de Goya. En effet, cette année-là, Madrid accueille la
première grande exposition rétrospective dédiée à Goya, qui comptait surtout
des portraits. La critique française connaissait et s’intéressait jusque-là presque
exclusivement à l’œuvre gravé qui était justement présenté en nombre réduit. Le
photographe d’art Mariano Moreno réalise des photographies des tableaux ; les
amateurs pouvaient venir en acheter chez lui62. Ces photographies vont ensuite
être exploitées dans des publications espagnoles63 sur Goya au début du xxe siècle.
En dépit de la rareté des articles français annonçant ou résumant cette
exposition64, Paul Lafond (1847-1918)65, auteur influent, réutilise aussi certaines
de ces photographies66 pour illustrer la moitié de son livre ; les amateurs sont
alors davantage en mesure d’apprécier l’œuvre peint du maître aragonais. Dans
son Goya. Cinquante planches d’après ses œuvres les plus célèbres67, les reproductions
d’œuvres (uniquement des peintures) priment clairement sur le texte, réduit à
dix pages, mais qui n’en est pas moins intéressant, les propos tenus révélant un
nouveau regard, plus élogieux : « Ce maître, un des plus grands, est le résumé
des éléments accumulés par les artistes castillans qui l’ont précédé68 ». Si l’on
perçoit encore Goya comme l’archétype de l’artiste espagnol, sa technique n’est
plus qualifiée d’inégale, et Lafond reconnaît qu’elle s’adapte au sujet représenté. Il
affirme même, au sujet des lithographies que Goya « s’y montra, comme en tout
et partout, un maître »69.
Dans les ouvrages du xixe siècle, antérieurs à celui de Lafond, les gravures et
autres œuvres reproduites, qui attestent de l’intérêt pour l’artiste, ont pu fournir
des modèles pour la réalisation de faux et de pastiches70… Déjà, en 1856,
quatre-vingt tableaux réalisés d’après les célèbres Caprices ont failli être vendus
aux enchères avant que la supercherie ne soit découverte et la vente annulée71.
Certains amateurs restent toutefois convaincus de l’authenticité de ces tableaux,
60. P. Lefort (1877), op. cit. note 39, p. 1. et Paul Lefort, « Velázquez (6e article) », Gazette des
Beaux-Arts, t. XLVII, 1880, pp. 176-185, p. 181, repr. C. Blanc, « Vélasquez à Madrid », Gazette
des Beaux-Arts, t. XV, juillet-décembre 1863, 1er juillet, pp. 65-74, pp.65, p. 72.
61. M. Dal Falco, op. cit. note 41, p. 54 et C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 56 et p. 7.
62. Cat. d’exp., Pilar Vera del Castillo, Luis Alberto de Cuenca y Prado, Joaquin Puig de la Bellacasa
et al., op. cit. note 11, t. I, pp. 43, 44.
63. Idem, ibidem, t. I, p. 50.
64. Id., ibid., t.1, p. 256 : Ricardo de los Ríos, « L’exposition des œuvres de Goya à Madrid »,
La Chronique des Arts, no 28, 25 août 1900, p. 286-288. Nous avons trouvé une autre mention
de l’exposition : Paul Lafond, Les nouveaux Caprices de Goya, Paris, Société de propagation des
livres d’art, 1907 (version numérisée sur museodelprado.es avec une coupure de presse à la fin :
« L’exposition des œuvres de Goya, ouverte le 3 mai 1900 à Madrid » y sont reproduites des
planches gravées non représentatives de l’exposition).
65. Fréderic Jimeno, « LAFOND, Paul (1er juillet 1847, Rouen-21 septembre 1918, Pau) », notice
publiée le 17/02/2014 sur le site de l’INHA. Il est conservateur du musée des Beaux-Arts de Pau
de 1900 à 1918.
66. P. Lafond (1910), op. cit. note 10, en comparaison, sur le rôle et la circulation des
reproductions photographiques on pourra consulter : Dominique Jarrassé et Emmanuelle Polack,
« Le musée de Sculpture comparée au prisme de la collection de cartes postales éditées par les
frères Neurdein (1904-1915) », Cahiers de l’École du Louvre, recherches en histoire de l’art,
histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie (en ligne) no 4, avril 2014,
p. 2 à 20, notamment p. 19 et note no 45.
67. P. Lafond (1910), op. cit. note 10.
68. Idem, ibidem., p. 1.
69. Id,. ibid., p. 2 et 10.
70. Guillaume Kientz et Charlotte Chastel-Rousseau (dir.), Goya en question. Journée d’actualité
de la recherche et de la restauration, Programme détaillé, Auditorium du Louvre, saison 20132014, 24 avril 2014, p. 10. Dans l’étude de Véronique Gérard-Powell sur Goya et le marché de
l’art français du xixe siècle : « La connaissance indirecte que l’on avait de l’artiste par les gravures
et les peintures ‘goyesques’ engendra, vers 1856-1867, l’apparition d’un nombre spectaculaire de
faux alimentée par le marché espagnol […] ».
71. Robert Mesuret, « Les faux Goya des musées de province », La Revue du Louvre et des
musées de France, nos 4-5, 1963, pp. 183-194. Il cite Matheron pour cette vente, pp. 185-186.
L. Matheron, op. cit. note 21, note no 1 en fin d’ouvrage.
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qui auraient été proclamés faux par des marchands souhaitant acquérir la
collection à moindre coût72.
La gravure du Garrotté (v. 1778-1785) de Goya (fig. 5), est elle aussi
particulièrement populaire comme en attestent de fréquentes reproductions73 et
les fac-similés destinés à tromper les amateurs. Ceux-ci doivent alors être vigilants
pour reconnaître les épreuves originales74. Il existe également deux tableaux peints
(l’un acquis en 1875 par le musée de Lille et un autre au musée d’Agen, tous deux
d’Eugenio Lucas Velázquez (1817-1870), s’inspirant de cette gravure75. Le choix
du thème n’est sans doute pas fait au hasard : les faussaires détournent à leur profit
une culture visuelle bien implantée chez les amateurs, notamment grâce aux
fac-similés. Dans ce cas précis du tableau du Garroté, composé à partir d’œuvres
de Goya, le faux bénéficie à son tour d’une diffusion par la reproduction. Lafond,
« chef de file des auteurs qui ont donné le tableau de Lille à Goya »76, publie cette
œuvre dans son ouvrage illustré, comme d’autres auteurs par la suite. Ce n’est
qu’en 1938 que le Garroté de Lille n’est plus attribué à Goya77.
Fig. 5
Francisco Goya y Lucientes
Le Garroté
v. 1778-1785
eau-forte et brunissoir sur papier
H. 0,48 ; L. 0, 32 m.
Rosenwald Collection, National Gallery of Art,
Washington
© Wikimedia Commons
Si les textes écrits sur Goya exercent parfois une influence considérable dans
les jugements portés sur l’artiste, on ne peut négliger le poids des reproductions
dans la mise en place d’une connaissance visuelle de l’œuvre de Goya. S’intéresser
à l’un et à l’autre peut mettre en évidence des correspondances ou des décalages
révélateurs des aspects privilégiés par les auteurs.
Dans les années 1860-1870, plusieurs ouvrages et articles avec des reproductions
d’œuvres de Goya participent peu à peu à l’élaboration d’une connaissance des
72. Hadrian Ségoillot, « Goya au Musée du Louvre », L’Artiste, 15 juillet 1866, pp. 221-224,
p. 224 : Louis Guillemardet tenta d’acquérir cette collection pour le Louvre (à qui il lègue le
Portrait de Ferdinand Guillemardet en 1865), dont il achète plus tard des tableaux pour lui et
Delacroix.
73. G. Brunet, op. cit. note 35, p. 22, repr. et C. Yriarte (1867), op. cit. note 9, p. 101, repr.
Paul Lefort, « Essai d’un catalogue raisonné de l’œuvre gravé et lithographié de Goya », Gazette
des Beaux-Arts, t. XXIV, 1868, pp. 169-186, 385-399, p. 181, repr. La gravure originale de Goya
de 1778 fut éditée de nouveau en 1830, 1868 et 1928, ce qui explique aussi sa popularité au
xixe siècle.
74. Valentín Carderera, « François Goya », Gazette des Beaux-Arts, t. XV, 1863, pp. 337-249,
p. 244, note no 2 de Philippe Burty, critique d’art.
75. R. Mesuret, op. cit. note 71, pp. 190, 191. Le tableau de Lille s’inspire certainement aussi de
la pl. no 34 des Désastres de la guerre (publiés pour la 1ère fois en 1862-1863) : on y retrouve en
effet un homme garroté sur un échafaud entouré d’une foule compacte.
76. Idem, ibidem, p. 190 et note no 41.
77. Id., ibid., pp. 190, 191. Tableau aujourd’hui attribué au peintre Eugenio Lucas Velázquez
(1817-1870), autrefois connu sous le nom d’Eugenio Lucas Padilla, ami du fils de Goya, Javier,
dont il acquit vers 1855 les 4 planches gravées des Disparates du musée du Louvre, voir P. Torres,
op. cit. note 49, et museodelprado.es.
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œuvres par l’image et non plus seulement par le texte. Au premier plan, on trouve
l’ouvrage d’Yriarte qui dynamise un processus déjà amorcé par certains. Le parti
pris de l’auteur, qui se propose d’élargir la connaissance de l’œuvre à la peinture
de Goya et appuie son discours sur l’image, cherche à initier une revalorisation
de l’artiste.
L’exposition de 1900 lui fait presque écho, car elle présente surtout des tableaux
qui bénéficient d’une diffusion par la photographie, technique de reproduction
plus fiable que la gravure. La revalorisation de Goya, observée chez Lafond, est
liée à cette meilleure connaissance de l’œuvre, mais aussi à d’autres phénomènes
plus généraux. En effet, la peinture impressionniste, d’abord décriée dans les
années 1870, prend de l’importance à la fin du xixe siècle78. Goya devient même
peu à peu un modèle pour plusieurs générations d’artistes, des romantiques
jusqu’aux expressionnistes79, en dépit des réserves émises par les historiens d’art.
Enfin, la fascination exercée par Goya correspond au moment de la redécouverte
de Watteau80 dès les débuts de la monarchie de Juillet (1830-1848), artiste auquel
il est fréquemment comparé pour les scènes de genre, tout au long de la période
qui nous intéresse.
Grâce aux reproductions qui circulent plus facilement que les peintures, des
correspondances artistiques peuvent être constatées et établies, amenant peu à
peu à un changement d’opinion sur un artiste dont l’œuvre gravé, le plus connu,
était souvent réduit au rang de caricature81.
L’auteur
Après une licence bi-disciplinaire d’histoire de l’art et d’espagnol à l’Institut
Catholique de Paris, Agnès Gué a obtenu son diplôme de muséologie à l’École du
Louvre. Dans le cadre de son Master 2, elle a soutenu en 2014 son mémoire de
recherche en histoire de l’art : Goya dans l’historiographie française, 1842 - années
1900, sous la direction de Cristina Marinas.
78. Patricia Fride-Carrassat, Isabelle Marcade, Les mouvements dans la peinture, Paris, Larousse,
2005, p. 68.
79. N. Glendinning, op. cit., note 13 p. 21.
80. F. Haskell, op. cit. note 1, p. 104, p. 206, note 256 : les Watteau augmentent de valeur :
« Cette secousse commerciale influa sur toutes les peintures dont le style avait quelques rapports
avec celui de ce maître ». M. Dal Falco, op. cit. note 41, p. 34.
81. Cat. d’exp., G. Chazal (dir.), op. cit. note 49, p. 145.
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Lumière sur Eugène Martial Simas,
décorateur oublié de la Belle Époque
Constance Desanti
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/desanti.pdf
Pour citer cet article :
Constance Desanti, « Lumière sur Eugène Martial Simas, décorateur oublié de la Belle
Époque » [en ligne] no 7, octobre 2015, p. 64 à 75.
© École du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Lumière sur Eugène Martial Simas,
décorateur oublié de la Belle Époque
Constance Desanti
Décorateur, peintre et illustrateur, Eugène Martial Simas (1862-1939) fut à
l’origine d’une œuvre féconde largement saluée par les critiques de son temps.
Pourtant, si l’on peut encore de nos jours contempler ses réalisations dans les
gares, brasseries ou demeures privées, son nom a quelque peu disparu de la
mémoire collective. C’est à la lumière de deux récents projets de restauration de
compositions dont il est l’auteur – les vitraux laïcs de la demeure Art nouveau de
Belle-Île, dite « château Laurens », à Agde (Hérault) et les panneaux en céramique
émaillée de la gare de Tours – qu’il apparaît propice d’éclairer d’un jour nouveau
cet artiste si singulièrement ancré dans notre patrimoine.
Des débuts prometteurs
Eugène Martial Simas voit le jour le 31 août 1862 à Paris1, en pleine révolution
industrielle. La ville de Poissy dans les Yvelines, où il grandit2 avec son frère cadet,
abrite alors la fabrique de chapeaux familiale que créa en 1853 son grand-père
maternel, Gabriel Gibus, célèbre inventeur du chapeau claque. Cependant, bien
qu’il fût probablement imprégné par l’univers artisanal et bientôt mécanisé de la
chapellerie, ce n’est pas vers ce champ d’activité que le jeune Eugène Martial se
tourne à ses débuts, mais vers la conception de décors de théâtre. C’est en effet
auprès du peintre en décor Jean-Baptiste Lavastre3 (1839-1891), lui-même élève
d’Édouard Despléchin (1802-1871), grand décorateur de théâtre de la période
romantique, que E. M. Simas entame sa formation artistique.
La maîtrise affinée du processus de création que requiert son activité de
décorateur de théâtre – travail d’esquisse, réalisation de maquettes puis peinture
du décor sur d’immenses toiles tendues – le mène progressivement à élargir son
domaine d’application à la décoration de bâtiments publics tels que les mairies.
Ainsi, Simas prend part en 1892 aux concours ouverts visant à orner la salle
à manger et les salons d’introduction du nouvel Hôtel de Ville de Paris, rebâti
entièrement à la suite des évènements de la Commune. Le Petit Palais, musée
des Beaux-Arts de Paris, conserve dans ses réserves les cinq esquisses exécutées
par l’artiste à cet effet. Répondant à une commande spécifique de la Ville, ces
réalisations illustrent, à l’aide de gracieuses allégories républicaines et religieuses,
la vie quotidienne parisienne et clament le triomphe et la renommée de la capitale
française. Véritable retranscription iconographique des préceptes moraux incarnés
par la IIIe République, les panneaux vantent alternativement les bienfaits de la
révolution industrielle florissante (esquisse Art, Science, Industrie, Commerce)
et l’utilité des travaux des champs (esquisse Les Champs, Le Verger, Le Parterre,
Le  Potager, etc.)
Si Eugène Martial Simas ne remporte pas ces deux concours, décrochés par
Georges Bertrand et Bonis, ce « coup d’essai » lui permet de se faire remarquer et
1. Archives en ligne de la ville de Paris, acte de naissance d’Eugène Martial Simas daté du
1er septembre 1862 : « Du premier septembre mil huit cent soixante-deux, dix heure du matin –
acte de naissance de Eugène Martial […] né le trente et un août dernier […] rue Beaubourg n° 40,
fils de Louis Émile Simas, fabricant de chapeaux, âgé de quarante ans et de Catherine, Adolphine
Victorine Gibus, sans profession, âgé de trente et un ans ».
2. Le Manuel Général de l’instruction primaire, n° 35, du 29 août 1874, nous apprend qu’Eugène
Martial Simas a été élève à l’école libre de Poissy (Seine et Oise), alors dirigée par M. Duplessier.
3. Anonyme, « Derrière la toile », Le Rappel, 24 janvier 1894 : « décor artistique de M. Martial
Simas élève de J. B. Lavastre ».
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d’obtenir cinq ans plus tard la commande du décor de la salle des mariages de la
mairie de Créteil4.
Au cœur de cet édifice élevé au xviiie siècle par Nicolas le Camus de Mézières,
les quatre toiles marouflées signées de Simas viennent revêtir la pièce de l’union
civile de paysages rustiques de Créteil et de ses environs. Il faut en effet garder
à l’esprit qu’en 1897, Créteil n’est alors qu’une petite bourgade rurale qui vit
au rythme des saisons, des semis et des moissons. Dans un style naturaliste et
réaliste proche de celui des peintres de l’École de Barbizon tels François Daubigny
ou Jean-François Millet, Eugène Martial Simas dépeint la vie quotidienne de
Créteil et de ses habitants : canotage et promenade dominicale en famille au bord
de la Marne, labourage des champs, coupe du bois en forêt au seuil de l’hiver
ou encore déambulation de cyclistes et de voitures tractées par des chevaux sur
l’artère principale de la ville.
Une fois n’est pas coutume, la thématique privilégiée est celle d’un idéal
républicain célébrant l’amour heureux et la famille, mais aussi le travail qui est,
par la productivité, le soutien à la nation. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant car
rappelons que dans l’optique de la rentabilité économique du xixe siècle, mariage
et travail étaient liés. Dans une grande attention au détail, Simas parfait cette
décoration de lambris peints de bouquets de lys et de lauriers symbolisant la
pureté et la réussite dans le mariage.
De la peinture monumentale aux arts décoratifs
et industriels
Eugène Martial Simas aurait pu se cantonner à son activité de peintre en décor,
mais, en observateur attentif des bouleversements sociaux et des avancées techniques
et scientifiques que le pays connaît alors, il voit plus loin. Durant la décennie 1890,
il décide de donner une nouvelle tournure à sa carrière de décorateur, en s’orientant
vers les arts appliqués à l’industrie. Les supports d’application de ses créations sont
alors extrêmement diversifiés, allant de la porcelaine de Sèvres au vitrail coloré en
passant par le mobilier d’intérieur, les tissus brodés, les carreaux de faïence fine de
Sarreguemines, le papier et le métal chromolithographiés. L’œuvre finale résulte donc
de l’association essentielle entre son pinceau d’artiste et le savoir-faire de l’artisan ou
la technique de l’industriel. Cette démarche créatrice collective d’un genre nouveau
est portée aux nues par le critique d’art Roger Marx dans son ouvrage manifeste L’Art
social (1913) où il avance : « Un abus fréquent met en conflit le travail à la main et le
travail à la machine ; ils peuvent, ils doivent coexister […] Leur pratique simultanée
est indispensable. »5 Dans cette lignée, l’œuvre de Simas incarne parfaitement cette
volonté de renouvellement des moyens plastiques à l’aube du xxe siècle qui conduira
progressivement à la remise en cause de la hiérarchie des genres et à l’affirmation
de la place prépondérante des arts décoratifs et industriels dans la société moderne.
Une collaboration fructueuse avec la manufacture
de Sarreguemines
En 1895, alors âgé de 33 ans, Eugène Martial Simas entreprend de travailler
avec la manufacture alsacienne de Sarreguemines. La fabrique, créée au lendemain
de la Révolution française par trois négociants, s’agrandit rapidement et fonde
des succursales à Digoin, en 1877 et à Vitry-le-François, en 1881. Réputée pour
la blancheur et la finesse de son biscuit, la faïence qui y est produite devient
très prisée et se répand largement à la suite de l’invention du chemin de fer.
Simas conçoit de nombreux modèles, diffusés grâce aux catalogues de vente que la
manufacture édite, qui seront ensuite fabriqués sous la forme de panneaux carrelés
4. Archives de la mairie de Créteil, dossier sur la maison du combattant, document D1/14,
délibération du conseil municipal de Créteil, texte du préfet devant le conseil général de la Seine,
le 23 octobre 1897 : « Je vous proposerai de confier la décoration de la mairie de Créteil à
M.  Eugène Martial Simas, jeune artiste de talent dont les paysages ont été remarqués au Salon
du Champ de Mars et qui a été primé au concours ouvert pour la décoration de la salle à manger
de l’hôtel de ville de Paris ».
5. Roger Marx, L’Art social, Paris, éditions E. Fasquelle, 1913, p. 12.
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de faïence, recouverts d’émaux cloisonnés à l’engobe. La préciosité des matériaux
utilisés et la grande qualité d’exécution de ces créations témoignent du savoirfaire de la manufacture qui contribue à la réalisation d’œuvres d’art à part entière.
Fig. 1
Détail du Dîner chez Mollard
1895
émaux cloisonnés sur
carreaux de céramique
de Sarreguemines
H. 2,25 m. ; L. 1,65 m.
brasserie Mollard, Paris
© Photographie de l’auteur, 2015
À la suite d’une réflexion globale sur la salubrité publique, de nombreux « lieux
d’hygiène » se dotent de décors de faïence qui présentent l’avantage de se nettoyer
facilement. Parmi les commanditaires de ces tableaux brillants, on trouve les cafés.
La brasserie Mollard est l’incarnation même de cette volonté d’assainir la ville à
l’approche de l’Exposition universelle de 1900. Situé dans le quartier de la gare
Saint-Lazare à Paris, l’édifice dont on doit l’aménagement intérieur à l’architecte
Édouard-Jean Niermans (1859-1928) devient « le rendez-vous des voyageurs du
monde entier6 ». Dans ce décor fastueux composé de mosaïques or de la maison
Bicchi et de marbres précieux, prennent place neuf panneaux de Sarreguemines
signés de la main de Simas. Dans le premier salon en entrant, deux panneaux
illustrent l’arrivée et le départ de la gare d’une jeune femme. Vêtue dans l’exacte
tendance de la mode féminine des années 1895-1900 avec son chapeau garni
de nœuds et sa robe dotée de manches gigot, elle descend les marches de la gare
saint-Lazare toute proche pour se rendre à la capitale avant de regagner la banlieue
le soir venu, les bras chargés de paquets. Plus loin, trois autres panneaux s’offrent
à notre vue. Sur le thème identique de la gare saint-Lazare et des plaisirs que
permettent les villes qu’elle dessert, ils plaident tour à tour les vertus apaisantes du
canotage à Saint-Germain-en-Laye, les bienfaits des bains de mer d’une station
balnéaire comme Trouville et la fraîcheur de la campagne à Ville-d’Avray. Ce sont
aussi deux triptyques – dont l’un a malheureusement disparu et qui autrefois se
faisaient face – dépeignant les festivités de la table. Le premier (fig. 1), encadré
par deux allégories de l’Automne et de l’Hiver, fait flamboyer sous les cotillons et
6. L. 
Couturat, « 
L’architecture moderne, une brasserie modèle 
», Gil Blas (supplément
hebdomadaire du samedi), juin 1896.
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les confettis, l’ivresse d’une soirée parisienne où de jeunes noceurs grisés, incarnés
entre autre par un clown diabolique et une danseuse en tutu, tentent de faire
oublier le chagrin d’un pierrot mélancolique.
Quant au second, se plaçant sous les auspices du Printemps et de l’Été, il
dévoilait le déjeuner en plein air de convives endimanchés dont une demoiselle
arborant une robe aux motifs japonisants. Le décor de la brasserie s’achève enfin
par des allégories de l’Alsace et de la Lorraine, reflet probable de la nostalgie
causée par la perte récente de ces deux régions françaises.
L’année 1895 correspond également à la décoration par Eugène Martial Simas
de deux autres panneaux de faïence de Sarreguemines ornant la brasserie La Cigale,
à Nantes. Œuvre d’Émile Libaudière (1853-1923), l’édifice à l’architecture de fer
apparente présente lui aussi un décor riche et coloré, agrémenté de peintures de
Georges Levreau (1867-1936) et de sculptures d’Émile Gaucher (1860-1909).
Dans ce lieu dédié à la boisson, Simas met en scène deux jeunes femmes, l’une
vêtue d’une robe rose printanière portant à ses lèvres un bock de bière et l’autre,
à l’ondulation serpentine, brandissant une coupe de champagne mousseux qui
s’écoule lentement à la lueur des lampions japonais.
Notons enfin que deux autres panneaux de l’artiste figurent cette fois-ci sur
le perron d’un restaurant parisien, Le Petit Zinc – anciennement connu sous
le nom de L’Assiette au beurre – niché au cœur du Quartier Latin. Incorporés
à la façade céladon de l’édifice, modèle Art nouveau rappelant les bouches de
métro d’Hector Guimard, ils invitent l’éventuel client à s’immerger dans une
atmosphère bucolique suggérée par une jeune Lorraine cueillant des iris jaunes et
par une Bressane récoltant les œufs du poulailler d’un jardin potager.
Trois ans plus tard, de nouveaux panneaux signés Eugène Martial Simas sont
commandés à la manufacture pour décorer un tout autre lieu, la gare de Tours,
fraîchement érigée par l’architecte Victor Laloux (1850-1937), également auteur
de la gare d’Orsay. Le bâtiment, inscrit au titre des monuments historiques depuis
1984, est un chef-d’œuvre d’architecture de pierre, de verre et de fer au sein
duquel les panneaux de Simas prennent toute leur dimension. Parmi les seize
pièces installées, neuf sont signées de l’artiste7. Véritable invitation au voyage et
à la détente, ces compositions brillantes représentent chacune une destination
que la gare dessert. Flanc de colline parsemé d’arbres et de rochers pour Vic-surCère, cité fortifiée où ondulent de petits chats pour Carcassonne, longs pins
se balançant au vent pour Arcachon, petits ruisseaux rocailleux dominés par le
massif auvergnat pour le Mont-Dore et ainsi de suite jusqu’au neuvième panneau
qui dépeint Saint-Jean-de-Luz, station balnéaire du Pays Basque où deux
promeneuses contemplent l’océan du haut des falaises. Ce dernier panneau est un
des plus évocateurs par son style japonisant qui met en contraste le bleu de Prusse
de l’eau et le blanc nacré de la roche calcaire si caractéristique du littoral basque.
Ajoutons qu’en plus de leur fonction décorative, ces « cartes postales »
monumentales, par leur séduisante mise en scène, représentaient un moyen non
négligeable pour les compagnies de chemin de fer d’élargir leur clientèle, sensible
à cette nouvelle forme de publicité touristique.
Un encas savoureux : la rencontre du biscuit émaillé
avec le petit-beurre nantais
La participation de Simas au décor de La Cigale attire l’attention de l’industriel
nantais Louis Lefèvre-Utile qui lui commande en 1896, par l’entremise de la
manufacture de Sarreguemines, un ensemble de panneaux décoratifs pour orner
son nouveau siège. Héritier de la pâtisserie familiale en 1883, Louis Lefèvre-Utile
entend bien agrandir la petite entreprise et rendre visible l’image de la marque.
Pour ce faire, il rachète une ancienne filature dont les bâtiments bordent l’un
7. Parmi les seize panneaux muraux de la gare de Tours dépeignant les sites de Touraine, de
Bretagne, d’Auvergne et du sud-ouest, les neuf que l’on doit à E. M. Simas sont : Vic-sur-Cère,
Carcassonne, Arcachon, Pont de Cahors, Mont-Dore, Amboise, Luchon, Fontarabie, Saint-Jeande-Luz.
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des principaux bras de la Loire et dont les machines fonctionnent à la vapeur.
Il s’entoure également des meilleurs illustrateurs de son époque. Mettre l’art au
service de la consommation est en effet indispensable pour cet entrepreneur qui
souhaite se façonner une image de marque répondant à tous les raffinements de
l’époque.
Aussi, après avoir approché le célèbre affichiste tchèque Alfons Mucha, il
suggère à Eugène Martial Simas deux compositions autour des thématiques du
sport et du Teatime8, à partir desquelles naîtront les panneaux Le Samovar et
Le Tandem, placés dans l’escalier d’honneur et dans la cour intérieure du siège
de la maison LU. Un an plus tard, Simas réalise un plateau circulaire pour la
présentation du gâteau nantais9 (fig. 2) puis de petits seaux à biscuits en forme de
bonbonnière imprimés sur plaques de fer blanc.
Fig. 2
Maquette du plateau à gâteau nantais
Le goûter sur l’herbe
vers 1897
gouache, aquarelle et encre sur papier
Collection Familiale Lefèvre-Utile-Fruneau,
Nantes
photo Jehan Romé, courtesy Olivier Fruneau
Les deux premiers modèles, les Souris et les Coquelicots, charmantes
compositions scandées d’épis de blé rappelant la fabrication du petit-beurre, sont
imprimés par Alfred Riom. Les deux suivants, les Chats et les Bleuets sont quant
à eux, imprimés par Champenois. La dernière création d’E.M. Simas pour LU,
datant de 1903, est une boîte en fer blanc rectangulaire illustrant la récréation
d’enfants qui se régalent de biscuits de la marque10.
On doit enfin à Simas le dessin du monogramme emblématique de la maison
LU trônant au-dessus des deux tours de l’usine nantaise élevées en 1909 par
l’architecte parisien Auguste Bluysen (1868-1952).
8. Fonds Lefèvre-Utile, archives départementales de Loire Atlantique, Nantes, correspondance
entre Louis Lefèvre-Utile et Eugène Martial Simas : cartons 118 J8-118 J9
9. Fonds Lefèvre-Utile, idem : cartons 118 J9-118 J10
10. Au sujet des créations d’Eugène Martial Simas pour LU, et de manière générale, pour
approfondir l’histoire des différents conditionnements de la célèbre marque de biscuits, nous
renvoyons à la lecture de l’ouvrage richement illustré d’Olivier Fruneau-Maigret, LU, un siècle
d’habillages et de boîtes mythiques, La Ferté-Bernard, éditions Daniel Bordet, 2010.
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Verrières arc-en-ciel et salle de bain végétale : les décors
vivifiants du Château Laurens
Poursuivant son travail de dessinateur pour l’artisanat et l’industrie, E.M.   Simas
s’associe dès 1896 au peintre-verrier Théophile Laumonnerie (1863-1924) dont
il se fait le cartonnier11. Deux ans plus tard, les deux hommes sont réunis par
Emmanuel Laurens pour le projet de décoration de sa surprenante villa se dressant
sur le domaine de Belle-Île, bordé par le fleuve Hérault. Le propriétaire leur passe
commande de cinq verrières afin de décorer les petits-appartements de sa bâtisse12.
Si l’association des deux hommes est fructueuse sur le plan artistique, il semble
qu’elle l’ait aussi été sur le plan humain puisque Théophile Laumonnerie devient
le témoin de mariage de Simas la même année13.
Fig. 3
Lithographie d’ensemble
du Cabinet de toilette du Château Laurens
1898
d’après Art et décoration, 1903
Service patrimoine de la Communauté
d’Agglomération Hérault-Méditerranée
La plus imposante des verrières, La Mer, décorait le salon-bureau d’Emmanuel
Laurens. Représentant un grand paysage marin bordé par des falaises, elle figure
en son centre une sirène qu’implore une jeune femme accompagnée d’un enfant.
Le traitement des ondes marines n’est pas sans rappeler le japonisme véhiculé en
Europe par l’estampe et, dans le cas présent, par la célèbre Vague d’Hokusai (17601849). La touche poétique du vitrail est enfin sublimée par un cartouche placé
à l’étage inférieur et renfermant les vers du poète parnassien Eugène Le  Mouël :
« Sirènes de mer au sourire d’écume, aux yeux verts, aux cheveux que dorent
les couchants, votre charme est mortel ! Pour vos palis de brume, vous tentez
11. Dès 1896, Eugène Martial Simas et Théophile Laumonnerie exposent le vitrail La Mer au salon
de la société nationale des Beaux-Arts et au salon du Champ de Mars.
12. Nous devons à Laurent Félix, chargé du patrimoine et de la villa Laurens pour la Communauté
d’Agglomération Hérault Méditerranée, un article approfondi sur les décors du Château Laurens.
Intitulé « Le château Laurens et son décor : une demeure remarquable à Agde en 1900 » et paru
en 2013 dans les Études héraultaises, il retrace l’histoire de la villa, revient sur les artistes qui
l’ont façonnée et fait le point sur les phases de restauration réalisées.
13. Archives en ligne de la ville de Paris, acte de mariage d’Eugène Martial Simas avec Anne
Marie Dalbergue, signé le 3 novembre 1898 dans le 18e arrondissement de Paris.
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d’arracher les hommes à leurs champs, et vous perdez les fils des femmes par vos
chants. Sirènes de la mer au sourire d’écume14. »
Mais le véritable chef-d’œuvre qu’Eugène Martial Simas réalise pour la demeure
d’Emmanuel Laurens est sans nul doute une salle de bain, projet auquel prennent
part avec lui toute une équipe d’artistes et d’artisans : Gian Domenico Facchina
réalise le sol fleuri en mosaïque de marbre et d’émail, Théophile Laumonnerie
peint le vitrail chenillé d’un glacier, quant à Alexandre Charpentier et Félix
Aubert, membres du mouvement L’Art dans Tout, ils conçoivent les modèles des
baigneuses et des plantes aquatiques qui animent les revêtements muraux en
faïence de Sarreguemines. Sur le thème de l’eau et de la nature sauvage, la pièce
qu’imagine Simas dans son entièreté développe un programme iconographique
d’une grande cohérence. L’eau agit en effet comme le fil conducteur de la pièce :
partant du glacier figuré sur le vitrail, elle s’écoule lentement sur le parterre
de prairie avant de finir sa course dans le bassin-baignoire où des nénuphars
s’entrecroisent. Aussi, les éléments qui constituent ce décor s’accordent à la
perfection, formant un ensemble harmonieux dont l’originalité et la délicatesse
seront largement salués par la critique et relayés dans les journaux d’art tels que
Art et décoration15 (fig. 3) et The Studio16.
Le lustre de la porcelaine de Sèvres
Tandis qu’il commence à se forger une renommée certaine, la manufacture
nationale de Sèvres, qui connaît alors un rayonnement européen, passe commande
à Simas d’une dizaine de modèles de vases à destination de l’esplanade des
Invalides à l’approche de l’Exposition universelle de 1900. L’artiste effectue pour
cette occasion des compositions originales, dont un vase de taille monumentale
intitulée Les Poésies qui développe sur son pourtour une mystérieuse épopée
d’inspiration mythologique et médiévale17. Ses créations, qui ont le mérite
de s’affranchir des modèles anciens, se parent de végétaux stylisés aux notes
japonisantes (boutons d’or, trèfles à quatre feuilles, berces des prés) et d’animaux
comme ce chat blotti dans un champ de narcisses, animal totémique de son œuvre
comme de celle de nombreux autres artistes – on pense à Steinlen ou Bonnard
– et qui selon Théodore de Banville, est inséparable du poète tant il incarne « la
rêverie, le rythme visible, la Pensée agile et mystique18. » Le cadre de l’Exposition
universelle accorde une visibilité sans pareille à cette collection réalisée en
collaboration avec les céramistes Pihan, Drouet et Gébleux, lui permettant d’être
à nouveau présentée au public lors de l’Exposition française d’art décoratif se
déroulant à Copenhague en 190919.
La nature comme source d’inspiration
d’un mobilier « moderne »
Lors de l’Exposition universelle de 1900, Eugène Martial Simas n’expose pas
uniquement avec la manufacture de Sèvres mais rejoint également le pavillon
Lefèvre-Utile ainsi que le « groupe XII » dédié au mobilier. Dans cette dernière
catégorie, il conçoit l’ensemble d’un hall-bibliothèque pour la maison Jansen,
grande firme de décoration fondée en 1880 par le hollandais Jean-Henri Jansen.
La pièce qu’il aménage de bout en bout arbore le motif général de la flore et
de la forêt. Dans cette « boîte » ouverte au public et recouverte entièrement de
lambris en bois de poirier, se love une cheminée de Jean Escoula formée de deux
14. Nous n’avons pas retrouvé la source du poème. Eugène Le Mouël étant un contemporain et
ami de Simas il est possible que ces vers aient été écrits spécialement pour le vitrail.
15. Maurice Guillemot, « Un cabinet de toilette », Art et décoration, juillet-décembre 1903,
pp. 399,400.
16. Anonyme, « A modern bath-room designed by E. M. Simas », The Studio, no 75, juin 1899.
17. Le vase de Beauvais dit Les Poésies est actuellement exposé dans les collections permanentes
de la Cité de la céramique, à Sèvres.
18. Théodore de Banville, Le Chat, 1882.
19. Gustave-Roger Sandoz et Jean Guiffrey, Exposition française d’art décoratif de Copenhague,
1909 : rapport général : précédé d’une étude sur les arts appliqués et industries d’art aux
expositions, Paris, Comité français des expositions à l’étranger, 1913, p. 94.
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atlantes représentant des travailleurs de la forêt. De nombreux meubles de style
Art nouveau viennent garnir l’espace : bureau en bois de violette chaussé de
pieds d’angélique et de chèvrefeuille, fauteuils recouverts de velours décorés de
primevères, écran à cheminée sculpté de clématites sauvages, etc.20 En rupture
avec l’éclectisme qui domine alors l’Exposition, Simas prend part, avec d’autres
artistes tels que Louis Majorelle, Émile Gallé ou Georges de Feure, au renouveau
stylistique de l’ébénisterie française au tournant du siècle.
Poursuivant sur cette lancée, il dessine deux ans plus tard un nouvel ensemble
mobilier réalisé par l’ébéniste Paul-Alexandre Dumas pour la maison Barbedienne21
(fig. 4). Il est fort probable que les deux hommes se soient rencontrés dans les
allées de l’Exposition universelle, Dumas ayant reçu à cette occasion une médaille
d’argent pour la présentation d’un intérieur de bibliothèque en acajou sur le
thème de l’angélique. Présenté au salon du mobilier de 1902, l’ensemble composé
d’un buffet, de deux dressoirs, d’une table et de chaises se décline autour de la
plante arbustive du sorbier caractérisée par de minces feuilles oblongues et par de
petits fruits rouges.
Fig. 4
Réalisation de P.A Dumas
sur modèle d’E.-M Simas
desserte cintrée
vers 1903
chêne maillé, marbre, bronze doré
L. 150 ; H. 121 ; P. 0,45 m.
courtesy Ader Nordmann
Le style adopté – motifs dérivés de la nature, courbes sinueuses, emploi de
matériaux d’origine végétale et minérale tels que le marbre veiné et les bois
tropicaux – témoigne de la quintessence de l’Art nouveau qui est alors à son
sommet. Outre le salon de 1902, ces meubles connaissent une large diffusion grâce
aux catalogues de vente estampillés Barbedienne, à destination du consommateur.
20. Pour une description exhaustive du salon Jansen aménagé par Simas à l’Exposition
universelle de 1900, nous recommandons de se reporter aux deux articles suivants : Gabriel
Mourey, « Décoration moderne », Les Modes, Goupil and Cie, avril 1901 ; Gustave Soulier,
« L’ameublement aux Salons », Art et décoration, juillet-décembre 1901, pp. 33-40.
21. Pour plus d’informations sur cet ensemble mobilier, nous préconisons la lecture de l’article
« Une salle à manger », Art et décoration, juillet 1902, pp. 167-171 ; et la consultation des
catalogues de vente Maison Barbedienne, P-A Dumas successeur, conservés à la bibliothèque
des Arts-décoratifs de Paris sous les cotes Br. 736 et Br. 1009. Signalons aussi qu’un buffet
bas et une desserte appartenant à cet ensemble sont passés en vente à l’hôtel Drouot le lundi
3 décembre 2012, comme nous l’indique un des catalogues de la société de vente aux enchères
Ader Nordmann consacré aux arts décoratifs et sculptures du xxe siècle.
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Retour aux premières amours :
le décor de théâtre en héritage
L’année 1908 annonce une étape nouvelle dans la carrière artistique de
E.M.  Simas. Après une quinzaine d’années dévolues aux arts industriels, il signe
son grand retour dans le domaine du décor de scène. Succédants à Pedro Gailhard,
les deux nouveaux directeurs de l’Opéra de Paris, André Messager et Leimistin
Broussan, souhaitent apporter « du sang neuf » à cette institution ancestrale.
Pour ce faire, ils décident de faire appel à des décorateurs n’ayant encore jamais
travaillé pour l’Opéra de Paris. Simas se voit alors sollicité pour le décor du
« jardin de Marguerite », issu de l’opéra Faust de Charles Gounod, d’après la
pièce de Goethe. Ce sera le début d’une intense collaboration puisqu’il participera
ensuite chaque année, et ce jusqu’en 1915, aux décors de nouvelles pièces pour
l’Opéra : la Roussalka, d’après Pouchkine en 1911 ; Roma de Jules Massenet en
1912 ; Fervaal de Vincent d’Indy en 1913 ; Parsifal de Richard Wagner en 1914 ;
Mademoiselle de Nantes, ballet sur une chorégraphie de François Ambrosiny en
1915, et enfin, l’Esclarmonde de Jules Massenet en 1923. Parallèlement, il produit
des décors pour de nombreux théâtres parisiens tels que le Théâtre national de
l’Odéon22, l’Olympia23, le Théâtre des Champs Élysées24, la Comédie Française25,
l’Apollo26, le Théâtre du Gymnase27 ainsi que pour la compagnie française du
Théâtre Shakespeare28.
Les décors qu’il confectionne pour l’Opéra de Paris s’inscrivent dans la droite
lignée des créations fastueuses de l’époque romantique qui connaissent leur
apogée avec les décorateurs Charles-Antoine Cambon et Édouard Despléchin,
puis avec leurs successeurs Jean-Baptiste Lavastre et son associé Eugène Carpezat.
Sur le modèle de ses prédécesseurs, les décors que Simas conçoit dans l’atelier
qu’il reprend à Carpezat s’appuient sur de minutieuses recherches historiques,
topographiques et archéologiques qu’il effectue à la bibliothèque afin de retranscrire
le plus fidèlement possible le lieu de l’action de la pièce. Évoquant ces décors plus
vrais que nature, un critique contemporain rapporte même que « de vraies fleurs »
ainsi qu’un « pommier non moins véritablement fleuri » se sont introduits dans
les « jardins de Marguerite »29. Il faut dire que Simas aime rendre l’impression
de vérité. À cet égard, le panneau mouvant qu’il réalise pour l’opéra Parsifal fait
sensation : se déroulant et s’enroulant à l’aide de bobines énormes, il donnait au
public l’illusion parfaite de suivre le héros dans son ascension sur le mont Salva.
Héritier de la longue tradition des décors pittoresques et spectaculaires, le style de
Simas évolue malgré tout vers le naturalisme et vers un vérisme qui fait écho aux
évolutions scénographiques d’alors, incarnées notamment par le théâtre d’André
Antoine. Ses « coloris étranges et vaporeux » ravissent l’œil du spectateur, le plus
souvent issu de la bourgeoisie, classe sociale montante sous le Second Empire
et qui fréquente assidûment les théâtres et l’opéra. Mais l’arrivée de la Grande
Guerre, qui plonge la société française dans le chaos, provoque le recul net de
la fréquentation des lieux de spectacle et sonne le glas, dans le même temps, de
l’activité de décorateur de Simas.
22. Au Théâtre national de l’Odéon, Eugène Martial Simas réalise deux décors (un grand salon
d’une vieille maison du xvie siècle et un bureau-bibliothèque) pour la pièce La maison des juges,
de Gaston Leroux, jouée en 1906.
23. Il produit le décor pour Enfin… une revue ! de MM. Moreau, Ardot et Albert Laroche, à
l’Olympia, en 1912.
24. Eugène Martial Simas élabore le décor de Benvenuto Cellini, opéra d’Hector Berlioz au
Théâtre des Champs Elysées, en 1913.
25. Pour la Comédie Française, Simas conçoit le décor de La Furie en 1909, du Ménage de
Molière en 1912, comédie en cinq actes et six tableaux de Maurice Donnay, ainsi que de Riquet
à la houppe de Théodore de Banville en 1913, en collaboration avec le décorateur Alfred Devred.
26. En 1915, il confectionne le décor de La cocarde de Mimi Pinson, opérette en trois actes de
M. Ordonneau et F. Gally, jouée à l’Apollo, sur une musique de M. Goublier fils.
27. Eugène Martial Simas réalise l’intégralité du décor de la pièce de théâtre Petite Reine, au
Théâtre du Gymnase, en 1917.
28. En 1910, il conçoit les décors de onze pièces pour la compagnie française du Théâtre
Shakespeare fondée par Camille de Sainte-Croix : Comme il vous plaira, Conte d’hiver, La
Tempête, Troïlus et Cressida, École de la Pie Grièche, Cymbeline, Les Joyeuses Commères de
Windsor, Le songe d’une nuit d’été, Beaucoup de bruit pour rien, Peines d’Amour perdues et Le
Marchand de Venise.
29. Chassaigne de Néronde, « La nouvelle mise en scène de Faust à l’Opéra », Les annales
politiques et littéraires, 2 février 1908, pp. 108,109.
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Du décor monumental au petit format
Le dernier tiers de la carrière d’Eugène Martial Simas est occupé par
l’illustration d’ouvrages, et plus particulièrement de poèmes, ainsi que par la
peinture de chevalet. Déjà quelques années plus tôt, il s’était essayé à l’art de
l’affiche, domaine qui avait pris une ampleur nouvelle à partir des années 1850,
grâce au perfectionnement de la technique de la gravure en couleur, aussi appelée
chromolithographie. Le Musée des Arts décoratifs de Paris conserve l’une de
ses affiches (fig. 5). À visée publicitaire, elle encourage à la consommation de la
« Ludivine », liqueur fabriquée à l’abbaye de Poissy, ville qui vit grandir l’artiste.
Fig.5
Affiche « Ludivine,
liqueur de l’Abbaye de Poissy »
1896
papier, lithographie couleur, imprimée par
Edward Ancourt à Paris
H. 0,755 ; L. 0,56 m.
Musée des Arts décoratifs de Paris,
numéro d’inventaire 12175
© Photo Les Arts décoratifs / Jean Tholance,
tous droits réservés
Une autre, conservée aux cabinets des estampes de la BnF, nous annonce la
soirée du bal des étudiants se déroulant au Grand-Théâtre de Lyon, en 1893. Deux
ans plus tard, l’illustration d’un calendrier de l’année 1895, publié en anglais et
relatant les pérégrinations au fil des mois d’un couple de jeunes bourgeois, rend
compte de la diversité des supports que Simas plébiscitait alors, ainsi que de leur
diffusion au-delà des frontières françaises.
En 1904 et 1905, il est appelé à décorer un nombre choisi de fables de Jean
de La Fontaine pour Le Figaro illustré. Dans des tons pastel, les illustrations qu’il
élabore selon une vision très personnelle complètent discrètement le texte sans
le paraphraser. On retrouve là tout son talent de décorateur qui, de la même
manière qu’au théâtre, prend soin de donner un cadre scénique à l’action
sans pour autant l’écraser et l’ensevelir sous le faste. Il poursuit en 1921 avec
l’illustration du frontispice d’un recueil d’études de Dante conçu pour le sixième
centenaire de la mort du poète. Souvenons-nous que ce dernier fut une source
d’inspiration intarissable pour les artistes du xixe siècle. De Delacroix à Blake
en passant par Cabanel, Bouguereau et Rodin, tous puisèrent dans sa Divine
Comédie les sentiments les plus sombres qui animent l’âme humaine pour
façonner un art tourmenté et passionné. A contrario, l’image que donne Simas
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du poète, fortement inspirée d’un portrait qu’en fit Sandro Botticelli, est celle
d’un homme sage, aux traits mûrs, apparaissant dans toute sa grandeur classique.
Cette aspiration à un art objectif et impassible n’a rien d’étonnant chez Simas.
En effet, ses œuvres ont des affinités certaines avec le mouvement littéraire du
Parnasse dont les membres prônaient, en réaction contre les excès lyriques du
romantisme, une poésie dépassionnée et descriptive. Il est d’ailleurs à noter que le
portrait de Dante qu’il élabore est directement suivi des vers majestueux du poète
parnassien Pierre de Nolhac (1859-1936). Simas alliera également ses talents
d’illustrateurs avec un autre membre du Parnasse, Édouard Beaufils (1868-1941),
dont il ornera en 1929 le recueil de poèmes Le Sortilège, couronné la même année
par l’Académie française. Dans un style dépouillé évoquant quasiment un travail
d’esquisse, Simas choisit de se servir uniquement d’encre noire pour signifier
l’Italie éternelle des poèmes de Beaufils.
Quant à la peinture de chevalet, si elle occupe exclusivement la fin de sa
carrière, elle a toutefois accompagné l’artiste toute sa vie. Dès l’âge de 24 ans,
il expose à Versailles puis au Salon de la société des artistes français avant de
devenir associé et enfin d’être nommé sociétaire de la Société nationale des beauxarts30. Le plus souvent, il dépeint les paysages qu’il observe lors de ses voyages en
Normandie31, en Italie32 ou dans le sud-ouest33 de la France. On sait notamment
qu’il rapporte des Balkans cinquante-six toiles qui seront exposées en 1919 à la
célèbre galerie Georges Petit. Mais Simas se plait aussi à réaliser les portraits de ses
amis artistes tels que l’architecte Albert-Désir Guilbert (1866-1949) ou encore le
peintre Germain David-Nillet (1861-1932). Bien que cette activité ne constitue
pas l’essentiel de son travail, elle lui permet toutefois de conserver une visibilité
grâce à l’exposition de ses tableaux dans les Salons.
Simas, un artiste resté méconnu
Eugène Martial Simas disparaît le 30 septembre 1939 à l’âge de 77 ans alors
qu’il rend visite à un ami en Bourgogne34. Sa mort passe relativement inaperçue,
ce qui s’explique probablement par l’actualité politique du moment : l’entrée
en guerre de la France contre l’Allemagne. Aussi, en ces temps de troubles, les
journaux de l’époque communiquent exclusivement les faits de guerre et aucun
papier rétrospectif sur la vie et la carrière de l’artiste ne voit le jour. Il faut ajouter
qu’Eugène Martial Simas n’a pas engendré de descendance qui aurait pu conserver
les archives personnelles de l’artiste, sources précieuses de renseignements.
Corollairement, l’inventaire après décès de ses biens, dressé généralement à la
demande des héritiers potentiels, n’a pas eu lieu. Enfin, avec le temps, certains
projets auxquels il participa furent démolis comme le jardin d’hiver de la maison
des Clermont-Tonnerre à Maisons-Laffitte, en banlieue parisienne, édifice que
l’on devait à Louis Granet (1852-1935)35 et dont les panneaux de faïence furent
en partie réutilisés pour décorer un restaurant parisien36.
30. Eugène Martial Simas est nommé sociétaire de la Société nationale des beaux-arts en 1924,
à l’âge de 62 ans.
31. De Normandie, il rapporte Le calvaire de Bénouville, Le carrefour de Ranville, La divette à
Cabourg, Marée Montante, coucher de soleil, Le Soir (vieux Cabourg), Les dunes à Cabourg, Mer
basse à Cabourg et Pêcheurs de Dives, toiles qu’il expose entre 1894 à 1905.
32. En 1922, il expose au salon de la Société nationale des beaux-arts L’église du Monte dei
Cappuccini à Turin.
33. Inspiré par les paysages du sud-ouest de la France, Simas peint les tableaux « La dépiquaison »
à Pescadoure, L’Arize à Montesquieu-Volvestre, L’automne à Montesquieu-Volvestre, exposés en
1920, et Un châtaigner de l’Aveyron, Un moulin, vallée de l’Aveyron, exposés en 1925.
34. Registres de décès de la mairie de Saint-Julien-du-Sault, Yonne, Bourgogne : Acte de décès
d’Eugène Martial Simas, réalisé le 30 septembre 1939, à Saint-Julien-du-Sault : « Le trente
septembre mil neuf cent trente-neuf, onze heures, est décédé Eugène Martial Simas, né à Paris
le trente et un août mil huit cent soixante-deux, artiste peintre, domicilié 4 rue Armand Carrel,
[…] époux de Anne Marie Dalbergue. Dressé le trente septembre mil neuf cent trente-neuf,
dix-huit heures, sur la déclaration de Eugène Coltat, carrossier, soixante-deux ans, domicilié à
Saint-Julien-du-Sault. »
35. Une photographie de la décoration intérieure du jardin d’hiver de la villa des ClermontTonnerre à Maisons-Laffitte est conservée à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, au sein du
fonds Granet, André (1881-1974), Louis (1852-1935), Bernard (1925-1981), sous la cote 086
ifa.
36. Aujourd’hui, les panneaux de carreaux de faïence de Sarreguemines, dont on doit les modèles
à Simas et qui décoraient autrefois le jardin d’hiver, ornent le perron du restaurant La Fermette
Marbeuf, situé dans le 8e arrondissement de Paris.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Et aujourd’hui ?
Bien que des zones d’ombre subsistent encore sur la composition de son
œuvre, les éléments qui nous sont parvenus permettent d’affirmer que Simas est
un décorateur incontournable qui a marqué son époque. Véritable orchestrateur
de projets décoratifs, il a conçu un art au service des gens, qui se mêle à leur vie
quotidienne, marquant l’environnement urbain de son empreinte. Son univers,
bien loin de l’esthétique décadentiste fin-de-siècle et du mysticisme prôné par
les symbolistes, est celui d’un monde idéalisé et pittoresque, délicat et raffiné qui
trouve davantage de connivences avec le mouvement parnassien, dont il admirait
la poésie. Les motifs et les thèmes qu’il développe – la flore, la Femme – renvoient
à l’Art nouveau mais également au Japonisme, tendance de la fin du xixe siècle
qui inspira de nombreux artistes comme Édouard Manet ou les peintres Nabis.
Témoignage artistique unique de la Belle Époque, l’œuvre d’Eugène Martial
Simas ne doit pas être négligée mais au contraire, préservée. C’est le cri d’alarme
que lance l’association Patrimoine-Environnement, militant pour la protection
du patrimoine de France et porteuse du projet de restauration des panneaux
de faïence de la gare de Tours. En effet, ayant subi les outrages du temps et la
pollution aérienne de la gare, le support d’origine des tableaux, fait de chaux,
est à ce jour fortement dégradé et n’assure plus l’adhérence des carreaux de
céramique peinte, qui de ce fait se décollent et menacent de tomber et de détruire
les compositions. Par ailleurs, la suie produite par les locomotives sous les grandes
halles voyageurs pendant près d’un siècle, a fortement encrassé les carreaux de
céramique. Aussi, dans l’optique de leur indispensable restauration, un appel aux
dons a été lancé sur le site de financement participatif ulule.com. Espérons qu’il
porte ses fruits afin de rendre à ces délicieuses compositions l’éclat et la postérité
qu’elles méritent.
L’auteur
Après une licence d’histoire de l’art à l’Université de Bourgogne, Constance
Desanti a obtenu le diplôme de muséologie puis celui de 2e cycle de l’École du
Louvre. En 2013, elle a rédigé un mémoire de Recherche sous la direction d’Alice
Thomine-Berrada et d’Yves Badetz autour de la personne et de l’œuvre d’Eugène
Martial Simas (1862-1939).
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Faire carrière à Paris : Armand Bloch (1866-1932)
et la Franche-Comté, l’importance du soutien
régional pour les artistes au xixe siècle
Clémentine Delplancq
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/delplancq.pdf
Pour citer cet article :
Clémentine Delplancq, « Faire carrière à Paris : Armand Bloch (1866-1932) et la
Franche-Comté, l’importance du soutien régional pour les artistes au xixe siècle »
[en ligne] no 7, octobre 2015, p. 76 à 85.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
Faire carrière à Paris : Armand Bloch
(1866-1932) et la Franche-Comté,
l’importance du soutien régional
pour les artistes au xixe siècle.
Clémentine Delplancq
Armand Bloch naît en 1866 à Montbéliard, au sein d’une famille de sculpteurs
dont l’activité principale est la taille de pierres tombales et l’ornementation de
monuments funéraires. Rêvant de faire carrière dans les Beaux-arts, le jeune
artiste part pour Paris à l’âge de seize ans. La capitale fourmille alors de jeunes
hommes venus comme lui de leur province natale à la conquête du succès dans
la Ville Lumière. Paris réunit à l’époque les principaux lieux d’étude – académies
libres, École des beaux-arts, musées –, les Salons et les critiques influents.
Mais la vie à Paris coûte cher. Il faut se nourrir, se loger, louer un atelier, payer
la terre et le plâtre, les outils, ainsi que les modèles que l’on fait poser. Le premier
besoin de ces artistes est donc financier. Pour exister, il faut aussi exposer : au
Salon, dans les galeries, dans l’espace public. Cette visibilité vient aussi par
les critiques dans la presse, nécessaires pour asseoir une notoriété. Elle permet
d’obtenir des commandes, principales ressources d’un sculpteur au xixe siècle.
Armand Bloch ne fait pas exception, les archives nationales regorgent de lettres
dans lesquelles il réclame des commandes de travaux. Ces lettres attestent de liens
avec de nombreux élus : évoluant au cœur de réseaux régionaux et de sociétés
d’entraide efficaces, le cas de ce sculpteur permet d’apprécier l’importance de
ces organisations dont les membres éminents sont souvent à l’origine d’achats
d’œuvres et de commandes. Enfin, la Franche-Comté, région natale de Bloch,
fournit la plus grande partie des critiques qui donnent un retentissement à ses
créations.
Dans plusieurs domaines – soutien financier, soutien social et soutien critique
– ce sont des personnalités franc-comtoises que l’on voit intervenir auprès de
l’artiste. L’exemple éloquent d’Armand Bloch permet d’étudier combien la
province d’origine d’un artiste peut constituer le soutien essentiel d’une carrière.
Armand Bloch est un enfant de sa région, la Franche-Comté. C’est donc à
celle-ci et à ses personnalités – bisontines, pontissaliennes et montbéliardes –
que nous nous intéresserons. Mais ce phénomène de soutien et d’étai régional
constitue une grille de lecture bien utile à l’étude d’autres sculpteurs : JeanBaptiste Carpeaux (1827-1875) et sa ville natale de Valenciennes, ou encore le
montalbanais Antoine Bourdelle (1861-1929) et son réseau du sud-ouest.
Subventions, achats, commandes : un soutien financier
Soutenir l’étudiant : une subvention pour entrer
à l’École des beaux-arts
Comme de très nombreux artistes qui montrent un talent prometteur dans
leur jeunesse, Armand Bloch est subventionné par sa région pour aller étudier à
Paris. Les étapes intermédiaires sont parfois plus nombreuses : Antoine Bourdelle
passe ainsi, après Montauban, par l’École des beaux-arts de Toulouse avant de
partir pour Paris. Bien qu’une École des beaux-arts existe à Besançon, Armand
Bloch, lui, part dès 1882 de Montbéliard pour la capitale, grâce à une subvention
accordée par le Conseil Général du Doubs. Il rejoint à Paris l’atelier du sculpteur
toulousain Alexandre Falguière, afin de préparer le concours d’entrée à l’École des
beaux-arts. Dès 1883, le sculpteur reçoit une subvention annuelle de 300 francs1,
1. Paris, Archives nationales, AJ/52/331, et Besançon, Archives Départementales du Doubs,
4/T/25.
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grâce au témoignage positif de son professeur. Le préfet réclame toutefois
communication des notes de l’élève afin de les soumettre au Conseil Général.
Le directeur de l’École des beaux-arts lui répond rapidement qu’après « en avoir
référé à M. Falguière, son professeur, [il a] l’honneur de [l’] informer que le jeune
homme donne pleine satisfaction par son travail et ses progrès et qu’il est digne
à tous égards de la bienveillance dont il est l’objet de la part de Ms. les membres
du Conseil Général »2. La suite de l’histoire est perceptible dans les Rapports et
délibérations du Conseil Général du Doubs, de 1883 à 1886. En avril 1884, puis
en 1885, une subvention de 300 francs pour l’année est allouée à Armand Bloch,
après que le rapporteur M. Chenevier ait donné lecture des « renseignements très
satisfaisants fournis par le directeur de l’école des beaux-arts sur le compte de
l’élève Bloch »3.
Pour l’année 1886, alors que Bloch présente des « notes satisfaisantes », sa
pension n’est pas renouvelée, en raison de son échec en mars 1885 aux épreuves
d’admission à l’École des beaux-arts. De plus, il semble que Bloch ait déserté
l’École : le directeur des Beaux-Arts signale en janvier 1887 « M. Bloch n’a pas
été admis aux cours pratiques et n’a pas étudié dans le musée », alors qu’il écrivait
en juillet 1885 : « il n’a pas été admis mais travaille assidûment dans les galeries
de l’École »4. La commission de l’instruction publique considère que « si le
département doit des encouragements aux individus qui se recommandent par
des aptitudes spéciales et qui se trouvent dans l’impossibilité de les développer par
leurs propres ressources, il ne doit pas soutenir de ses deniers ceux qui n’invoquent
pour titre dans ces matières qu’un travail soutenu et ne peuvent témoigner d’une
vocation toute particulière »5.
Cette appréciation sévère ne décourage pas l’artiste qui fait carrière en dépit de
son échec à entrer à l’École. Elle laisse toutefois imaginer les difficultés financières
auxquelles le sculpteur, ainsi privé de ressources, dut faire face.
Le soutien des hommes politiques de la région Franche-Comté
auprès du ministère des Beaux-Arts
Sorti du circuit académique, Armand Bloch, s’il veut faire carrière, doit se faire
remarquer soit par un coup d’éclat au Salon – ce qu’il fait en 1891 avec le succès
du Martyr (fig. 1) – soit par l’appui de personnalités publiques. Dans toutes ses
demandes de travaux auprès du ministre de l’Instruction publique et des BeauxArts, il est recommandé par des personnalités politiques, souvent franc-comtoises.
Le 19 mai 1888, Jules Viette (1843-1894), député du Doubs, alors ministre
de l’Agriculture, écrit au ministre des Beaux-Arts pour exprimer son soutien à
Armand Bloch et demander que sa sculpture Le Repos (1888, plâtre, non localisé)
soit inscrite sur la liste des achats au Salon6. En juin 1889, lorsqu’Armand Bloch
écrit au ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, il est à nouveau
recommandé par Jules Viette, qui annote la lettre, qualifiant Bloch d’« artiste de
grand mérite et à tous égards recommandable »7. L’élu de Montbéliard intervient
encore par des lettres du 26 juin 1889, du 29 novembre 1889 et du 9 décembre
1889. Très jeune (seulement 22 ans) et encore hésitant dans son style, Armand
Bloch est donc encouragé, soutenu, recommandé avec insistance par les hommes
politiques de sa région. Il obtient finalement une commande qu’il termine en
septembre 18958, et bénéficie en 1900, grâce au docteur Charles Borne, député
de l’arrondissement de Montbéliard, de l’achat d’une de ses œuvres pour le musée
de la ville.
2. Paris, Archives nationales, AJ/52/331, et Besançon, Archives Départementales du Doubs,
4/T/25.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Rapports et délibérations du Conseil Général du Doubs, août 1887.
6. Paris, AN F/21/4292/A, lettre du ministère de l’Agriculture au ministère des Beaux-Arts,
18 mars 1888.
7. Paris, AN, F/21/4292/A, lettre d’Armand Bloch au ministre de l’Instruction publique et des
Beaux-Arts du 29 novembre 1889.
8. Paris, AN, F/21/4292/A. Il s’agit du buste de Paul Huet.
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Fig. 1
Armand Bloch
Martyr
1891
bois de chêne
H. 0,565 ; L.2,03 ; P. 0,534 m.
Paris musée d’Orsay RF3682 LUX124
© Photographie de l’auteur, 2014
C’est à nouveau cet élu qui fait acheter en 1902 l’une des œuvres les plus
saisissantes de Bloch, Le Supplicié ou Christ, Fin de la Flagellation (fig. 2)9. Jusqu’à
sa mort, Armand Bloch fait appel à ses relations dans le corps de l’État pour
réclamer achats et commandes, notamment au sénateur bisontin Jules Jeanneney,
qui obtient pour lui la restauration et la fabrication d’un socle pour son grand
Monument aux Masques10 en 1928. Toutes les tentatives ne sont toutefois pas
concluantes, et malgré la recommandation du député de Besançon Julien Durand
en 1928, l’achat du groupe étonnant des Cinq escholiers brûlés à Lyon en 155311
est refusé.
Fig. 2
Anonyme
Armand Bloch dans son atelier posant près de
sa sculpture Supplicié, fin de la flagellation.
Vers 1902
photographie contrecollée sur carton
Montbéliard, musée du château
des Ducs de Wurtemberg
© Montbéliard, musée du château
des Ducs de Wurtemberg
Les œuvres achetées par l’État du vivant de l’artiste, sous l’action de hauts
fonctionnaires franc-comtois, comptent aujourd’hui pour la quasi-totalité des
œuvres de Bloch visibles dans les collections françaises. Ces achats anthumes se
révèlent donc capitaux pour la postérité de l’artiste.
La commande privée
À titre privé, ces personnalités franc-comtoises manifestent également leur
soutien à Armand Bloch en lui commandant leur portrait sculpté. Les catalogues
9. Paris, AN, F/21/4292/A, lettre du député Borne au directeur du Sous-secrétariat d’État aux
Beaux-arts, le 20 juin 1902.
10. 1908-1913, socle en 1924, bois, collection du F.N.A.C., déposé au musée La Piscine, Roubaix.
11. 1928, bois, non localisé.
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du Salon permettent donc de recenser un certain nombre de commandes privées.
Parmi les personnalités politiques, on retrouve évidemment celles qui soutiennent
le sculpteur auprès de l’administration des Beaux-Arts : le docteur Borne (fig. 3)
notamment, député puis sénateur du Doubs, membre des radicaux et modérés
proche de Waldeck-Rousseau, originaire de Saint-Hippolyte, commune très
proche de Montbéliard.
Fig. 3
Armand Bloch
Buste du Docteur Borne
1899
Bronze
H. 0,8 ; L. 0,7 ; P. 0,45 m.
Montbéliard, musée du Château
des Ducs de Wurtemberg,
n° d’inventaire 337.1968.12.01
© Collection musées de Montbéliard,
photographie Claude-Henri Bernardot, 2015
Bloch sculpte le buste de Julien Durand en 1931, député radical du Doubs de
1924 à 1936, ainsi que ministre des Postes en 1930 et du Commerce en 1932,
celui de Jules Jeanneney, alors sénateur de la Haute-Saône, après avoir été maire,
député et conseiller général. Ce dernier demeure un soutien inébranlable pour
Bloch sa vie durant, obtenant pour lui des commandes, réclamant les meilleurs
lieux d’exposition pour ses œuvres. Après la mort du sculpteur en 1932, il
continue de venir en aide financièrement à sa veuve, qui fait appel à lui jusqu’en
1945. Parmi les notables de la ville natale du sculpteur, citons le général Fernand
Blazer, membre du comité d’honneur local du « monument commémoratif
élevé aux Enfants de l’Arrondissement de Montbéliard morts pour la patrie et
en souvenir de l’Armée de l’Est ». Celui-ci commande en 1931 son buste en
bronze à Bloch, alors qu’en 1930, Bloch a signé, dans le bois, le buste d’un autre
militaire, le commandant Dagnaux. Pilote dans l’armée, natif de Montbéliard,
ce dernier adhéra à l’association franc-comtoise Les Gaudes le 14 mars 1929, il a
pu rencontrer Bloch lors d’une réunion de l’association dont ce dernier était un
habitué.
Par la commande de portrait, ces personnalités assurent du travail à Armand
Bloch, des revenus et des œuvres à exposer au Salon. Par la réussite de ces portraits
privés, le sculpteur fait la preuve de son talent et démontre qu’il mérite de recevoir
des commandes de portraits de grands hommes pour des monuments publics
dans diverses villes franc-comtoises.
Soutien des acteurs régionaux par la commande et l’achat
Les commandes de sculpture de monuments publics n’émanent pas directement
de l’État ou des collectivités locales mais sont le fait de comités de particuliers, au
sein desquels on retrouve souvent des élus locaux – bien souvent ceux-là même
dont Armand Bloch fait le portrait, et qui sont heureux que des enfants du pays
sculptent l’effigie de leurs grands hommes.
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La liste de ces commandes est longue, nous nous contenterons donc d’évoquer
les effigies du peintre orientaliste Georges Brétegnier au cimetière d’Héricourt,
le monument au caporal Peugeot à Joncherey, celui de Pierre-Frédéric Dorian à
Montbéliard. Le monument à Jules Viette, figure dont on a évoqué l’importance
dans la carrière de Bloch, est de plus grande ampleur : deux figures en pied
s’ajoutent au buste et ornent le piédestal.
Après-guerre, Armand Bloch, comme de très nombreux sculpteurs – Antoine
Bourdelle, Aristide Maillol (1861-1944) ou Paul Landowski (1875-1961) parmi
les plus célèbres – reçoit des commandes locales pour divers monuments aux
morts. Il signe ainsi pas moins de neuf monuments aux morts dans la région :
ceux de Montbéliard (un pour la guerre de 1870, un autre pour celle de 19141918), d’Audincourt, de Seloncourt, d’Hérimoncourt, de Roppe, de Mandeure,
de Saint-Hippolyte et d’Abbevilliers.
Armand Bloch reçoit également une commande de sculpture architecturale à
Belfort, où il réalise le fronton du Palais de justice.
En plus des commandes de monuments publics, la région natale de Bloch le
soutient en achetant certaines de ses œuvres pour ses musées municipaux. En 1900,
une Tête de Christ en bois de chêne entre au musée municipal de Montbéliard grâce
à l’action conjuguée de la commune, de la Société d’Émulation de Montbéliard
et de l’État. Parmi les œuvres acquises directement par l’État, plusieurs sont
attribuées aux musées de l’est de la France, confortant la renommée du sculpteur
dans sa région natale. Un buste de Communiante12, acquis en 1916 par l’État,
est attribué en 1925 au musée de Belfort. La traduction en bronze du Martyr est
attribuée en 1924 au musée de Strasbourg, et le musée de Belfort s’enrichit en
1925 d’une œuvre de grande ampleur en bois, le majestueux Bûcheron (1897),
grâce à une attribution de l’État qui l’avait précédemment acquis en 1916.
Réseaux régionaux et sociétés d’entraide
Tout au long de sa carrière, Bloch sait profiter du réseau puissant et actif des
francs-comtois de Paris. Dans un article publié après la mort d’Armand Bloch
dans le journal régional Franche-Comté, Monts-Jura et Haute Alsace, le peintre
pontissalien Robert Fernier décrit ses rapports avec les artistes du pays13 et raconte
l’avoir rencontré à un banquet des « Gaudes ». Ce terme qui désigne un plat
typique du pays bressan est aussi le nom d’une association parisienne de francscomtois qui publiait un bulletin annuel et organisait régulièrement des banquets
réunissant les francs-comtois résidant à Paris. D’après Robert Fernier, Bloch était
présent à chacun de ces banquets. Il fut membre de l’association de mars 1889
jusqu’à sa mort, et aurait fini par en devenir le directeur en 192914.
Fondée en 1881 à Paris, l’association franc-comtoise des Gaudes se définit
comme une société amicale ayant pour but de « donner un appui moral aux jeunes
gens franc-comtois ou belfortains qui se destinent aux carrières libérales15 ». Ses
statuts précisent les conditions d’admission : être franc-comtois ou d’ascendance
franc-comtoise, être présenté par deux membres titulaires, et obtenir l’adhésion
des deux tiers des membres présents lors du vote. La cotisation est de cinq
francs par an au commencement, puis de six francs à partir de 1896. Elle ne
comprend pas moins de deux cent cinquante membres en 1890. L’article IX
des statuts précise aussi que : « toutes discussions politiques et religieuses sont
rigoureusement interdites ».
D’autres associations de francs-comtois existent à Paris : « La Prévoyante,
société de secours mutuels », le « Cercle républicain franc-comtois, réunion
amicale et politique ». Mais l’association des Gaudes semble être la plus durable
12. 1891, marbre
13. Robert Fernier, « Armand-Lucien Bloch (1864-1932) », Franche-Comté, Monts-Jura et HauteAlsace, mai 1932, no 154, pp. 74,75.
14. Jules Adler, «  L’Opinion d’un maître  », Franche-Comté, Monts-Jura et Haute-Alsace, mai 1932,
no 154, p. 75. L’article mentionne un discours d’intronisation de Bloch en tant que président des
Gaudes. Nous n’avons pas retrouvé ce discours ni d’autres éléments à ce sujet.
15. Les Gaudes, association franc-comtoise, Bulletin annuel, 1884, pp. 69,70.
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et la plus puissante. Elle compte en effet des membres prestigieux : le ministre
de l’Instruction publique de 1896 à 1898, M. Rambaud, la préside pendant
plusieurs années, tout comme Louis Pasteur ou encore le sculpteur Gabriel-Jules
Thomas qui en est membre honoraire.
Bloch a pu trouver dans cette association l’appui moral de plusieurs de ses
commanditaires. Le député Jules Viette devient membre en 1888, de même
que le général Fernand Blazer. Il est amusant de signaler que le peintre Charles
Weisser (1864-1940) – auteur du portrait de Bloch sculptant dans son atelier
(fig. 4) – lui aussi originaire de Montbéliard et membre de l’association, habite
aux 49 du boulevard Saint-Jacques en 1889, c’est à dire à la même adresse que
Bloch jusqu’en 1893.
La proximité entre ces artistes était donc réelle. Parmi les hommes dont Bloch
a sculpté le portrait, plusieurs sont membres de l’association : le peintre Pierre
Muenier, le peintre Georges Brétegnier, mais aussi le docteur Borne, le sénateur
Jules Jeanneney, l’aviateur Jean Dagnaux, etc. Sans oublier Henri Bouchot16,
l’un des fondateurs de l’association et pour lequel il réalise deux bustes, celui du
monument public de Besançon et celui qui orne son monument funéraire au
cimetière Montparnasse à Paris. On peut aussi supposer que bien des bustes qu’il
présente au Salon de façon anonyme sont ceux de personnes rencontrées parmi
ce cercle de soutien qu’est l’association des Gaudes. Dans chaque grande ville,
une antenne de cette association existe, et lorsqu’Armand Bloch recherche des
souscripteurs pour le Monument aux Morts de la guerre de 1870 à Montbéliard,
il écrit qu’il va déposer la liste de souscription aux Gaudes de Rouen et de Reims17,
ce qui permet de mesurer l’étendue et l’importance de ce réseau.
Fig. 4
Charles Weisser (1864-1940)
Le sculpteur Armand Bloch dans son atelier
1896
huile sur toile
H. 0,74 ; L. 0,54 m.
Montbéliard musée du château
des Ducs de Wurtemberg
No d’inventaire 1936.02.06
© Collection musées de Montbéliard,
photographie Claude-Henri Bernardot, 2015
16. Henri Bouchot fut conservateur du cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale,
membre associé correspondant de l’Académie des Sciences, des Belles-lettres et des Arts de
Besançon, élu membre de l’Académie des Beaux-Arts en 1904 et auteur de plusieurs ouvrages
relatifs à la Franche-Comté.
17. Montbéliard, Arch. Mun., 1/M/198.
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L’association sait mettre en valeur ses jeunes membres lorsqu’ils réussissent.
Ainsi en 1889, Bloch est cité parmi les artistes félicités par l’association pour
l’obtention de la médaille de 3e classe qu’il a reçue en mai au Salon pour son Saint
Joseph (fig. 5). En 1891, le dîner mensuel du 3 décembre est donné en l’honneur
de Bloch et de Muenier pour leur succès au Salon : il s’agit de l’achat par l’État
du Martyr18 de Bloch (voir fig. 1) et de la Leçon de Catéchisme de Jules-Alexis
Muenier19. Armand Bloch appartient également à une autre société de franccomtois à Paris : la Gairi. Ce mot est dérivé du terme « diairi », qui désigne le
chignon des paysannes montbéliardaises. Le journal hebdomadaire franc-comtois
Les Gaudes signale la participation de Bloch au banquet fondateur de la société en
mai 1890. Les peintres Charles Weisser et Georges Brétegnier ainsi que le député
Jules Viette, sont également membres de cette société amicale de franc-comtois20.
C’est d’ailleurs au cours d’une soirée du Giairi qu’Armand Bloch est choisi pour
exécuter le buste du monument funéraire de son ami Brétegnier au cimetière
d’Héricourt21. Cette anecdote parmi d’autres témoigne de l’impact de ces sociétés
amicales de soutien entre francs-comtois sur la carrière du sculpteur.
Fig. 5
Armand Bloch
Saint Joseph
1889
bois de chêne
H. 1,85 ; L. 0,7 ; P. 0,6 m.
Église Saint-Maimboeuf, Montbéliard
© Photographie de l’auteur, 2014
Nous savons peu de choses des réseaux d’amitiés d’Armand Bloch. Le peintre
Charles Weisser, qui a peint Bloch sculptant dans son atelier, fut probablement
un proche du sculpteur. Armand Bloch noua des relations avec Pierre et Aline
Ménard-Dorian, couple issu d’une riche famille d’industriels. Le couple recevait
dans son salon des artistes et des écrivains (notamment Émile Zola – dont Bloch
sculpta un buste –, Alphonse Daudet, les frères Goncourt, Auguste Rodin, Eugène
Carrière) ainsi que des hommes politiques, toujours des républicains radicaux22.
Bloch fut choisi pour créer le Monument commémoratif à Pierre-Frédéric Dorian à
18. 1891, bois de chêne, Paris, musée d’Orsay
19. 1890, huile sur toile, Besançon musée des Beaux-Arts
20. D’après Ernest Figurey, « La Gairi à Paris », Les Gaudes, 1er juin 1890, no 110. Cette société
est aussi évoquée au sujet de Georges Brétegnier dans le cat. d’exp. Georges Brétegnier
(1860-1892), sous la direction de Vincent Fournier, Montbéliard, musée du château des ducs de
Wurtemberg Montbéliard, 26 février-30 avril 2005, pp. 33-37.
21. Idem, ibidem, p. 34
22. Anne Martin-Fugier, Les Salons de la IIIe République, arts, littérature, politique, Perrin, Paris,
2009 (seconde édition), p. 84.
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Montbéliard23. Né à Montbéliard, Pierre-Frédéric Dorian, qui avait été ministre
des Travaux publics dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870, était
le père d’Aline Dorian. Des traces de relations entre Armand Bloch et les MénardDorian sont conservées jusqu’en 191124. C’est aussi Aline Ménard-Dorian qui
aurait recommandé Armand Bloch à Henri Roujon, directeur du Sous-secrétariat
d’État aux Beaux-Arts, pour la commande de la statue de Denis Papin pour l’École
nationale supérieure de Roubaix. Elle lui écrit : « Il faut que vous donniez une
commande (de figure moulée) à A. Bloch, le très excellent sculpteur25 ! ». On
sent ici le lien très fort d’entraide qui existait entre ces parisiens d’origine franccomtoise. Cette lettre de Madame Ménard-Dorian à Henri Roujon est aussi un
bon exemple du rôle que jouaient les membres éminents des salons parisiens dans
le succès des artistes sous la IIIe République.
L’importance pour un artiste de s’inscrire dans un groupe régional se lit aussi
dans le choix des lieux d’exposition. Bloch présente ainsi son travail lors de
l’« Exposition franc-comtoise des Beaux-Arts » qui a lieu à Besançon en 1902, à
l’occasion des fêtes du centenaire de Victor Hugo. Henri Bouchot en est l’un des
principaux organisateurs. Le sculpteur affirme aussi sa place au sein de ce groupe
d’artistes régionaux en participant à l’« Exposition des artistes franc-comtois »
organisées dès 1921 par le journal Jura français à la Galerie Simonson, située
au 19 de la rue Caumartin à Paris. La participation de Bloch à cette exposition
est avérée en 1922 et en 1925. En 1924, Bloch expose au Palais du Rhin de
Strasbourg dans la section Franche-Comté, lors de la « Deuxième Exposition
organisée par les Artistes vivants de l’est de la France (Alsace, Franche-Comté,
Lorraine) ». Il est d’ailleurs intéressant que Bloch ait choisi d’y exposer les groupes
en plâtre des monuments aux morts de Roppe et de Montbéliard, mettant ainsi
en valeur son travail pour la région.
En marge des grands rendez-vous qu’étaient les Salons annuels, Armand Bloch
profitait donc du réseau franc-comtois pour présenter ses œuvres. Ce qui ne
l’empêchait pas de participer aussi à des expositions internationales comme celles
de Nantes et de Munich en 1904, de Bâle en 1906, et même de San Francisco
en 1915.
Le soutien critique dans la presse régionale
C’est dans la presse régionale que l’on trouve la plupart des articles relayant les
participations de Bloch aux Salons parisiens. Signalons que celui-ci fut remarqué
assez tôt par des auteurs parisiens – Paul Mantz qualifie son Saint-Joseph en
1889 de « très bon travail »26. Mais ces bonnes critiques se tarissent assez vite, et
Bloch n’est, à partir de 1910, presque plus mentionné que dans les publications
montbéliardaises et bisontines.
La Revue franc-comtoise suit de près les francs-comtois exilés à Paris. Dès 1888,
on peut y lire une critique encourageante pour le jeune Bloch, dans la tribune
tenue par Henry Chapoy. Chaque année, cette revue publie une critique des
« artistes franc-comtois au Salon ». Le rédacteur en chef en est Henri Bouchot.
Mais le périodique signalant le plus fréquemment le talent d’Armand Bloch est
la revue hebdomadaire Les Gaudes, journal illustré, anecdotique, littéraire, artistique
et musical. Chaque exposition de Bloch au Salon y est commentée avec louanges
par les critiques qui se succèdent de 1888 à 1913. En 1888, Henri Chapoy juge
Armand Bloch « digne de tous encouragements27 ». Le Martyr est jugé en 1891
d’une « délicatesse extrême28 ».
23. 1892, bronze et granit, Montbéliard place Dorian – détruit en 1942.
24. Montbéliard, Arch. Mun., 1/M/198, lettre de juin 1911 d’Armand Bloch à Julien Durand.
25. Paris, AN, F/21/2158/B, lettre du 28 mars 1900 d’Aline Ménard-Dorian à Henri Roujon.
26. Paul Mantz, « Le Salon », Le Temps, 16 juin 1889, p. 2.
27. Henri Chapoy, « Les artistes franc-comtois (au salon de 1888) », Revue franc-comtoise,
1888, pp. 6-11, p. 7.
28. Ernest Figurey, « Les artistes franc-comtois au Salon des Champs-Élysées », Les Gaudes,
journal hebdomadaire illustré anecdotique, littéraire, artistique et musical, no 158, 7 juin 1891,
p. 5.
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En 1894, un article entier est consacré à Armand Bloch dans Les Gaudes, par
E. Beaulieu. C’est l’un des seuls articles monographiques sur Bloch publié de
son vivant. L’auteur y développe une critique dithyrambique de son art, insistant
sur ses sculptures sur bois. Au sujet du Buste d’Alexandre Lunois29, il décrit par
exemple une œuvre « rendue par le chêne avec une sobriété de ton, une délicatesse
de touche, une perfection de travail qui décèlent un ciseau de maître30 ». Alors
que Bloch est âgé de 28 ans seulement, le critique le considère comme un artiste
dont la qualité n’est plus à démontrer, et promis à un avenir brillant : « son talent
est maintenant assez sûr de lui même pour traiter les grandes compositions »,
écrit-il.
Les critiques des Gaudes ne sont pas exemptes d’un certain chauvinisme
régional : Bloch est félicité en 1896 pour avoir « reproduit fidèlement les traits
caractéristiques du franc-comtois » dans une œuvre appelée Virilité.
Au fil des années, la manière de décrire les œuvres d’Armand Bloch traduit la
renommée grandissante de l’artiste. Si, lors de ses premières apparitions aux dîners
des Gaudes, il est simplement précisé « Armand Bloch, sculpteur », en 1904, le
journaliste des Gaudes évoque à propos de Bloch : « les qualités maîtresses que
chacun se plaît à reconnaître dans le sculpteur si connu et si apprécié31 ». La
critique reconnaît chaque année dans les œuvres de Bloch un talent toujours plus
certain et observe avec bienveillance l’évolution de cet artiste prometteur qui fait
la fierté de sa région.
Attachement régional et choix des sujets
Au-delà des bénéfices évidents qu’il tire de ce réseau franc-comtois efficace,
l’appartenance d’Armand Bloch à sa région est-elle lisible dans ses œuvres ?
À plusieurs reprises, Armand Bloch prend pour sujet le personnage de la
diaïchotte, figure traditionnelle féminine du pays de Montbéliard. À l’exception
de ces représentations de paysannes, Bloch a assez peu traité de sujets régionaux.
Robert Fernier le remarque d’ailleurs dans son hommage posthume : « Il n’eut
pas, comme un peintre, la satisfaction d’exprimer souvent la poésie de sa province
natale32 ». Les deux représentations de diaïchottes sur des monuments aux morts
sont là parce que le sujet, la fonction des œuvres et leur lieu de destination le
justifient. Le buste conservé par le musée de Montbéliard, quant à lui, ne s’inscrit
pas dans la même démarche. Provenant de l’atelier de Bloch, il a probablement
été donné au musée par l’artiste ou par sa veuve, et n’est donc pas le fruit d’une
commande. C’est donc un exemple intéressant de sujet régional que Bloch sculpte
sans autre motivation que son goût personnel.
Notons que de nombreux artistes de l’époque partagent un même intérêt pour
le costume folklorique : en peinture, c’est Pascal Dagnan-Bouveret (1852-1929)
ou Paul Gauguin qui jouent de ses effets plastiques, Georges Lacombe (18681916) en sculpture.
Enfin, on peut inscrire aussi au compte de l’inspiration régionaliste le fait de
représenter, presque systématiquement, des gloires locales. On trouve ainsi dans
la liste des portraits exécutés par Bloch ceux de Georges Cuvier, originaire de
Montbéliard, un projet de monument à Louis Pasteur, natif de Dole, à Gustave
Courbet, qui a vu le jour à Ornans...
La dimension de l’appartenance régionale est donc essentielle à la compréhension
de la carrière d’un artiste tel qu’Armand Bloch. L’étude du réseau humain dans
lequel il évoluait donne un sens aux œuvres qu’il conçut, aux commandes
auxquelles il répondit, aux lieux où il exposa. Par la lecture attentive de quotidiens
publiés à Montbéliard et à Besançon, par le dépouillement des bulletins édités par
29. 1894, bois de chêne, Paris musée d’Orsay.
30. E. [prénom inconnu] Beaulieu, « Armand Bloch », Les Gaudes, no 234, 1er août 1894, p. 11.
31. Anonyme, « Beaux-Arts », Les Gaudes, journal hebdomadaire illustré anecdotique, littéraire,
artistique et musical, no 477, 16 septembre 1904, p. 2.
32. R. Fernier, op. cit. note 14, p. 74-75.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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les sociétés savantes du Doubs et les associations de franc-comtois de Paris, tout
un système de relations et d’activités est à nouveau mis au jour.
Cette grille de lecture ne permet toutefois pas d’explorer toute la richesse de la
carrière de l’artiste, qui fut sur le plan artistique un grand artisan du retour de la
sculpture sur bois, mais aussi un libre-penseur, engagé dans divers mouvements
sociaux. La compréhension précise des mécanismes (entraide régionale ou autres)
qui permettent au sculpteur de pratiquer son art constitue donc, en particulier
dans le cas de l’étude d’un artiste méconnu, un premier pas indispensable dans la
démarche de recherche.
L’auteur
Clémentine Delplancq a soutenu en 2013 son mémoire de deuxième année
de deuxième cycle sur le sculpteur Armand Bloch (1866-1932), sous la direction
de Catherine Chevillot et d’Anne Pingeot. Elle s’intéresse à la sculpture du
xixe siècle, et notamment à la sculpture sur bois à la fin du siècle, ainsi qu’au
phénomène d’émigration des sculpteurs vers les États-Unis à cette période. Elle
est aujourd’hui chargée de production d’une exposition sur la postérité artistique
de Beethoven au musée de la musique.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
ISSN 226-208X ©Ecole du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Vous avez dit médiation ?
Claire Merleau-Ponty
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/merleau.pdf
Pour citer cet article :
Claire Merleau-Ponty, « Vous avez dit médiation ? » [en ligne] no 7, octobre 2015,
p. 86 à 88.
© École du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Vous avez dit médiation ?
Claire Merleau-Ponty
Le numéro sept des Cahiers de l’École du Louvre revêt une importance
particulière et symbolique : il donne la parole à de jeunes chercheurs qui ont
entrepris un travail de muséologie sur la médiation culturelle dans les musées.
Les deux articles présentés sont de nature et d’origines différentes et montrent
l’ampleur et la diversité de cet outil au service de la muséologie. Ils prouvent, par
ailleurs, que la médiation dans les musées, intéresse les jeunes professionnels bien
qu’elle ait encore beaucoup de difficultés à être reconnue et à occuper la place
qu’elle devrait y avoir. La preuve aussi qu’elle est bien installée dans le cursus
universitaire. Militante de la médiation culturelle dans les musées depuis de
longues années, je suis heureuse de présenter ces deux textes.
Le premier article rend compte d’un travail de recherche sur la Cité nationale
de l’histoire de l’immigration, son histoire, sa conception, et sa mise en œuvre,
complexe et significative du rapport qu’entretient une institution culturelle de ce
type avec son public potentiel et réel. L’auteure souligne l’importance, pour les
associations partenaires et pour le public, du choix d’un musée pour ce thème
de l’immigration et non d’un « centre de ressources et de mémoires », moins
pérenne aux yeux de l’ensemble de la société. Elle indique clairement le désir
d’établir un rapport solide entre les visiteurs et les collections. « Cette “mise en
patrimoine” de l’immigration repose sur une volonté d’agir sur la société et ses
représentations » nous dit le texte. Il s’agit de présenter la diversité culturelle mais
aussi d’être fidèle au projet politique, celui de l’intégration républicaine. Elle
nous explique que la réalisation de ce projet ambitieux et complexe passe par
la création d’une collection en connivence avec le public, et la nécessité d’une
médiation particulièrement étudiée pour ce patrimoine largement immatériel.
En effet, comment restituer au public de façon claire, intéressante et attrayante,
documents d’archives, enregistrements sonores, souvenirs, et modestes objets
témoins ? Comment être fidèle au témoignage des donateurs ? Comment répondre
aux missions du musée ? La Cité nationale de l’histoire de l’immigration soulève
une question muséologique particulièrement complexe. Andréa Delaplace nous
explique que le rapport entretenu avec le public et la médiation qui en découle
sont des clefs de réussite de la mission du musée.
Le second texte témoigne de l’étude d’un outil de médiation proposé aux musées
au bénéfice des mal, et non-voyants. Joan Despéramont expose la démarche des
« Souffleurs d’images » et présente l’originalité, l’inventivité et la qualité de ce
dispositif de médiation destiné à un public particulier. Les institutions culturelles
sont de plus en plus attentives aux visiteurs qui souffrent d’un handicap et dont le
souhait, le plus souvent, est de ne pas être isolé du reste du public. À la question
de la perception des arts plastiques qui soulève des interrogations scientifiques
et émotionnelles quand on est privé de la vue, cet article propose une solution :
« souffler » les images. La qualité et l’intérêt de cette étude me semblent pouvoir
être utiles à d’autres chercheurs en médiation et aux musées eux-mêmes.
Étant donné le contenu de ce numéro, il me semble bon de rappeler ce que
l’on appelle « médiation », « outil » ou « dispositif » de médiation dont on parle
souvent sans en préciser le sens. Dans les années 1980, la Nouvelle Muséologie
installe le public au centre du musée. Celui-ci devient, peu à peu, la grande
préoccupation des professionnels alors que jusque-là, acquisitions et conservation
focalisaient leur attention. La place donnée à la médiation se développe lentement
en France alors que les pays anglo-saxons en saisissent bien plus tôt l’intérêt.
L’époque où la médiation, disait-on, n’avait pas droit de cité dans les musées
d’art parce qu’elle risquait de polluer la relation du visiteur et de l’œuvre, est
heureusement révolue.
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Le mot lui-même n’est pas employé tout de suite. On parle d’animation, de
communication puis d’interprétation et enfin de médiation. À l’ouverture du
Musée en Herbe en 1975, l’équipe fondatrice n’imaginait pas qu’elle faisait de la
« médiation » pour le jeune public.
« Médiation », ce petit mot issu d’un monde bien différent de celui de la
culture, n’avait pas encore, il y a dix ans, à ses débuts dans les musées, acquis
ses lettres de noblesse, tant soit peu qu’il en ait actuellement ! À l’époque, les
activités de médiation étaient confiées à une équipe indispensable au musée,
celle des guides, conférenciers et animateurs (encore que ces derniers étaient
un peu marginaux car on ne cernait pas bien leurs attributions), qui assuraient
les visites-conférences devant les œuvres. Ce que recouvre le mot médiation
actuellement reste encore assez flou. Certains cantonnent la médiation aux visites
accompagnées et aux cartels. Pourtant, elle recouvre des champs beaucoup plus
larges. Les expositions qui font parler les collections grâce à la façon, souvent
novatrice, dont elles abordent les thèmes et les œuvres sont des dispositifs de
médiation très efficaces. Mais la présentation scénographique, les aides à la visite
de toutes natures, (textuelles, vidéo, multimédias), les ateliers et les événements
(conférences, spectacles vivants, concerts, films) comptent aussi parmi les outils
de médiation indispensables.
La médiation est, en fait, tout ce qui enrichit, nourrit et influence la perception
et la connaissance des œuvres par les publics dans leur variété.
Grâce aux études de public (enquêtes, observations, entretiens, analyses), la
prise de conscience, de la grande diversité des visiteurs de musées, a poussé les
personnels à inventer des dispositifs de médiation adaptés aux publics spécifiques.
Avec le déplacement du centre d’intérêt des musées vers le public, il ne s’agit pas
simplement de multiplier les entrées pour des raisons économiques, mais, pour
des raisons déontologiques, d’inventer un accueil adapté aux visiteurs dans leur
diversité. En toute logique, un public bien traité devient prescripteur et fidèle.
À partir de cette constatation, se développent de multiples méthodes et outils
de médiation. On parle alors de vulgarisation pour les musées de sciences et
techniques et pour les muséums, d’action culturelle, d’animation (avec un peu
de condescendance), et d’éducation muséale (traduction de l’anglais de museum
education) pour les autres musées.
En 2002, en France, la loi musée, qui impose aux établissements d’avoir
des directions, départements, services « culturels » ou « des publics », fait faire
un bon à la médiation dans les musées, aussi bien dans les esprits que sur le
terrain. Auparavant, quand ces services existaient, ils étaient fragiles, inféodés
à la conservation et composés généralement de guides, conférenciers et/ou
d’animateurs et d’enseignants détachés à temps partiel. Après 2002, ces services
gagnent une certaine autonomie, un budget et du personnel. Ils assurent à la fois
des missions d’accueil face au public et la conception des opérations de médiation.
Dans certains pays, ces services culturels réalisent parfois des expositions.
Dans les musées, au fur à mesure que croît l’intérêt pour les visiteurs, on
s’intéresse tout d’abord aux scolaires, futur public, quantifiable, nombreux, captif.
Ensuite les visiteurs locaux deviennent une cible, mine potentielle de clients et
espoir de fidélisation. A contrario, il s’agit également de satisfaire les touristes, en
grand nombre dans certains musées, et qui ont des attentes spécifiques. D’autres
types de visiteurs font l’objet d’attention et d’études : le public à mobilité réduite,
les visiteurs présentant des problèmes psychiques, le public du champ social, celui
qu’on dit éloigné (celui des hôpitaux et du milieu carcéral). Avec le développement
des loisirs, le public familial devient plus nombreux et plus exigeant et suscite
l’intérêt des équipes. Vient enfin le développement du public virtuel. On constate
que les catégories de visiteurs sont pléthoriques et qu’il est impossible de répondre
à tous ces besoins si variés. Pourtant, les établissements tentent de multiplier
les offres dans leurs programmes culturels. Certains établissements font le choix
de privilégier un type de public en particulier. Au musée Guimet, par exemple,
un travail important est mené en direction du public du champ social avec de
petits moyens. L’équipe pédagogique du musée du Louvre mène des opérations
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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en direction du public carcéral et hospitalier. D’autres essaient de répondre aux
attentes des types de visiteurs majoritaires dans leur établissement. Il s’agit d’offrir
à l’ensemble des visiteurs plusieurs « entrées » (esthétique, sensible et affective
ou encore didactique) pour approcher les collections avec l’idée de faire naître le
plaisir qui active l’attention, la compréhension et la mémoire.
L’article sur la Cité nationale de l’histoire de l’immigration nous montre les
difficultés d’ouvrir un musée sur le thème multiculturel de l’immigration, surtout
lorsque l’on met les visiteurs au centre de la réflexion. La médiation joue un rôle
déterminant à travers la conception de ses outils propres et grâces aux publics
partenaires qui participent à la constitution de la collection. Le texte qui présente
les « Souffleurs d’images » est l’exemple du développement de la médiation pour
des visiteurs aux caractéristiques spécifiques, dispositif qui pourrait s’appliquer à
tous les musées de Beaux-arts. Voici deux exemples du travail de médiation dans
sa variété et sa complexité.
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Un palais pour les immigrés ?
Le musée de l’histoire de l’immigration à Paris :
une collection et un musée en devenir.
Andréa Delaplace
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/delaplace.pdf
Pour citer cet article :
Andréa Delaplace, « Un palais pour les immigrés ? Le musée de l’histoire de l’immigration à Paris :une collection et un musée en devenir » [en ligne] no 7, octobre 2015,
p. 89 à 99.
© École du Louvre
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Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Un palais pour les immigrés ? Le Musée de l’histoire de l’immigration à Paris :
une collection et un musée en devenir
Andréa Delaplace
Dans la première décennie du xxie siècle, la France a assisté à une redéfinition
et à une profonde transformation de son paysage muséal. Avec la création du
musée du Quai Branly1, une réorganisation des collections d’anthropologie et du
système des musées dans ce domaine s’est produite. Le musée national des arts
d’Afrique et d’Océanie (MAAO) a fermé ses portes en 2003, ainsi que le musée
des Arts et Traditions populaires (ATP) en 2005 et le musée de l’Homme en
20082. Leurs collections ont été transférées vers d’autres lieux : respectivement au
musée du Quai Branly, ouvert en 2006 et au musée des civilisations de l’Europe
et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille, finalement inauguré en 2013 avec un
énorme succès auprès du public3.
Fig. 1
Entrée du Palais de la Porte Dorée
© photographie de l’auteur, 2014
Dans ce cadre de renouvellement, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration
(CNHI) ouvre ses portes en octobre 2007, après une longue période de gestation
et sans la présence du président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, le
jour de son ouverture qui reste ainsi discrète et sans caractère officiel4.
La CNHI est un musée national, un établissement public relevant de la tutelle
de trois ministères : les ministères de l’Éducation Nationale, de la Culture et de la
Recherche. Le musée n’est pas totalement achevé lors de son ouverture et pendant
les années qui suivent des éléments complémentaires vont être ajoutés au projet
initial : ouverture de la médiathèque Abdelmalek Sayad, ouverture des espaces
restaurés du palais de la Porte Dorée ainsi que d’une exposition permanente
1. Sally.Price Paris Primitive : Jacques Chirac’s museum on the Quai Branly. Chicago : University
of Chicago Press, 2007.
2. Après une longue période de renouvellement et de restructuration, le musée de l’Homme
devrait rouvrir en octobre 2015.
3. L’ouverture du Mucem a été repoussée à plusieurs reprises jusqu’en juin 2013.
4. Il est important de rappeler que le projet du musée de l’immigration a été conçu et lancé sous
le gouvernement de Jacques Chirac et que Nicolas Sarkozy a choisi de ne pas inaugurer ce musée
(sous le gouvernement Sarkozy les politiques d’immigration ont été très strictes avec la création
d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement).
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au deuxième étage sur l’histoire du palais, création d’un café et d’un espace de
convivialité à l’entrée du musée.
Ces deux dernières années, ont été marquées par le changement du nom de
cette institution qui devient officiellement Musée de l’histoire de l’immigration
en 20135, et par la réouverture au public en 2014 de l’exposition permanente
Repères et de la Galerie des dons. Avec son inauguration le 15 décembre 2014, sept
ans après son ouverture, le musée fait la une des médias et le discours de François
Hollande sur l’immigration6 relance les discussions sur cette thématique7.
Plusieurs questions centrales se posent : La CNHI a-t-elle réussi à mettre
en place les objectifs présents dans son projet scientifique ? En quoi consiste le
patrimoine de l’immigration ? Comment exposer l’immigration ? Quel est le
discours construit sur l’immigration à travers l’exposition permanente Repères ?
L’objectif de cet article est de s’interroger sur l’articulation entre mémoire,
patrimoine, immigration et diversité culturelle. Il s’agit d’essayer de comprendre
les enjeux de la création, en France, d’un musée national dédié à l’immigration.
Nous dresserons un rappel historique du projet de la CNHI suivi d’une
analyse des missions du musée présentes dans son projet scientifique, puis nous
aborderons la question du choix du bâtiment et sa relation avec le musée. Enfin,
nous analyserons la constitution de la collection et la formation d’un patrimoine
de l’immigration.
Fig. 2
Vue de l’exposition permanente Repères
© photographie de l’auteur, 2015
Rappel historique du projet
L’idée d’un lieu consacré à l’histoire de l’immigration était depuis longtemps
défendue par les milieux associatifs et universitaires. En 1992, le projet de
création d’un musée était porté par l’association pour un musée de l’Immigration
(association d’historiens et de militants associatifs) qui réunissait notamment Pierre
Milza, Gérard Noiriel, Dominique Schnapper, Émile Temime et Patrick Weil. En
2001, à la demande du Premier Ministre Lionel Jospin, un premier rapport a été
5. Dans cette article nous utiliserons le sigle CNHI pour parler du Musée de l’histoire de
l’immigration puisque nous parlons de sa création et de son parcours avant les changements
récents.
6. Le discours complet de François Hollande sur le site de l’Élysée : www.elysee.fr/declarations/
article/discours-d-inauguration-du-musee-de-l-histoire-de-l-immigration [31/08/2015].
7. Lire l’article paru le 15/12/2014 sur Le Monde - Immigration : la contre-offensive de
Hollande :
www.lemonde.fr/politique/article/2014/12/15/immigration-la-contre-offensive-dehollande_4540644_823448.html [31/08/2015].
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rédigé par Driss El Yazami (délégué général de l’association Génériques) et Rémy
Schwartz (maître des requêtes au Conseil d’État) sur la forme que pourrait revêtir
un lieu dédié à l’histoire de l’immigration. Le rapport prônait la création d’un
centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration et avançait plusieurs
propositions : un centre national, un réseau de partenaires, un lieu ouvert sur
l’université ou encore un musée ouvert au public.
En 2002, le projet d’une cité nationale de l’histoire de l’immigration a été
annoncé dans le programme politique de Jacques Chirac, puis a été relancé dans
le cadre plus large du Comité interministériel d’Intégration du 10 avril 2003.
L’une des décisions du Comité concernait la mise en place d’une nouvelle mission
de préfiguration d’un centre de ressources et de mémoire de l’immigration
présidée par Jacques Toubon. Tenant compte des leçons du rapport de El Yazami
et Schwartz et se référant aux moyens et aux compétences de l’Agence pour le
développement des relations interculturelles, cette mission a mis en place les
outils nécessaires à la réalisation d’une institution à vocation culturelle, sociale
et pédagogique nouvelle, destinée à reconnaître et mettre en valeur la place des
populations immigrées dans la construction de la France.
Après un an de travaux et portée par une réflexion universitaire et associative de
plusieurs années, le projet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration a été
officiellement lancé le 8 juillet 2004. L’établissement public de la Porte Dorée8, Cité
nationale de l’histoire de l’immigration, est créé le 1er janvier 2007, après parution
au Journal Officiel du 17 novembre 2006. L’ouverture du musée est annoncée pour
le printemps, puis l’été 2007 et aura finalement lieu le 10 octobre 2007.
Missions
Dans son projet scientifique et culturel, la CNHI révèle sa mission et son
caractère de musée. Des quatre grands objectifs avancés par les concepteurs du
projet, les deux premiers montrent très clairement l’attachement de la CNHI à la
question patrimoniale :
1. « Concevoir et gérer le Musée national de l’histoire et des cultures de
l’immigration, ensemble culturel original à caractère muséologique et
scientifique, chargé de conserver et de présenter au public des collections
représentatives de l’histoire, des arts et des cultures de l’immigration. »
2. « Conserver, protéger et restaurer pour le compte de l’État les biens
culturels inscrits sur l’inventaire du Musée national de l’histoire et des
cultures de l’immigration dont il a la garde et contribuer à l’enrichissement
des collections nationales9. »
Ainsi la CNHI se définit avant tout, comme un musée national de l’histoire
et des cultures de l’immigration, chargé de conserver, protéger et enrichir des
collections et de les diffuser auprès du public. Le choix du champ lexical utilisé
ici est essentiel pour comprendre la volonté de rattacher la CNHI à la question
patrimoniale. Selon Marie-Hélène Joly :
La CNHI aurait pu ne pas être un musée : baptisée « Centre de ressources
et de mémoire » dans le rapport de la mission de préfiguration de 2004,
son nom définitif a fait l’objet de plusieurs hypothèses, chacune révélant
des intentions et un positionnement symbolique différents. Cependant, sa
mission de musée a été clairement inscrite dans tous les textes de création de
l’institution certes en partie pour des raisons conjoncturelles de recherche
de financement, mais il n’est pas indifférent que les associations à la base
du projet aient souhaité cette inscription, révélant par là un attachement
8. Le palais de la Porte Dorée, établissement culturel public de l’État, abrite deux projets
scientifiques et culturels différents : la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – aujourd’hui
Musée de l’histoire de l’immigration – et l’Aquarium tropical – vestige de l’Exposition coloniale
de 1931.
9. Projet scientifique et culturel de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, rédigé en
novembre 2005.
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à la nature patrimoniale et pérenne de l’institution « musée ». L’existence
d’un patrimoine leste en effet un établissement : le patrimoine témoigne
visiblement de l’existence d’un phénomène et par ailleurs on ne peut faire
disparaître d’un trait de plume un monument, une collection10. »
Le processus de patrimonialisation permet ainsi de sauvegarder la mémoire de
l’immigration et renforce son caractère pérenne par la création d’une collection
et d’un musée. Si le projet de la CNHI avait été de créer un centre de ressources
et de mémoire, comme le rappelle Marie-Hélène Joly, le poids et la portée de
l’institution n’aurait pas été le même.
Fig. 3
Premier plan - Série Immigrés portugais
à Champigny-sur-Marne, Paul Almasy, 1963
Musée de l’histoire de l’immigration;
deuxième plan - Œuvre de Barthélémy Toguo,
Climbing Down
© photographie de l’auteur, 2015
Cette «  mise en patrimoine  » de l’immigration repose donc sur une volonté d’agir
sur la société et ses représentations. Autrement dit, la reconnaissance patrimoniale
et ses outils peuvent engendrer un changement de la réalité en passant par un
changement des représentations d’une culture ou d’une communauté. Ainsi, le
Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration, affiche dans son
nom la volonté de reconnaissance de la diversité culturelle liée à l’immigration.
Pourtant, avec le changement du logotype de la CNHI en 2013, la mention
de la diversité culturelle disparait. La CNHI devient alors Musée de l’histoire
de l’immigration. Ce changement a eu lieu avec une nouvelle campagne de
communication qui mettait l’accent sur la mise en patrimoine de la mémoire de
l’immigration. Sur le site internet du musée on peut lire :
À travers des messages qui interpellent le grand public, avec une accroche
simple, directe et humoristique, cette campagne entend rappeler que
l’histoire de l’immigration est l’histoire de tous, et fait partie de l’histoire
de la France11. »
Toutefois, cette mémoire ne peut évidemment pas être univoque, tant les
mobilisations associatives ou autres divergent. Telle association va afficher son
souhait de rassemblement des immigrés de toute origine, telle autre ne concevra
sa vocation mémorielle et patrimoniale que dans la singularité de l’histoire d’une
communauté en particulier. En conséquence, la question de la diversité culturelle
face au patrimoine reste toujours complexe : volonté multiculturelle contre
volonté communautaire. Lorsque l’on évoque les questions mémorielles, il est
plus facile de parler de la mémoire d’un groupe de personnes, d’une culture. On
peut se demander s’il n’y a pas un certain artifice à vouloir parler de mémoire ou
de patrimoine de l’immigration, qui suppose un discours basé sur la conception
10. Marie-Hélène Joly, « La place de la Cité nationale dans le paysage muséal français », Hommes
& Migrations, no 1267, mai-juin 2007, Dossier La Cité nationale de l’histoire de l’immigration, une
collection en devenir, p. 69.
11. Voir www.histoire-immigration.fr/la-cite/dernieres-nouvelles/nouvelle-campagne-decommunication, [15/01/2015].
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d’État-nation, alors que les mobilités de populations obéissent finalement
à des logiques transnationales, mais aussi à une identification collective à une
situation migratoire qui regroupe des réalités extrêmement diverses. De ce fait,
les populations immigrées peuvent-elles, ou encore veulent-elles, se reconnaître
dans une même histoire, un même patrimoine comme le propose la CNHI, née
de la volonté de donner une « place aux immigrés » dans le grand récit national ?
Le processus de patrimonialisation de l’immigration reste ainsi très délicat
justement par le caractère multiculturel du phénomène qui va à l’encontre de
l’unité du discours patrimonial. Néanmoins, même si la Cité traite d’un thème
complexe à gérer comme celui de l’immigration, son ambition et sa portée restent
nouvelles car avant la création de la CNHI, il n’y avait pas de musée destiné
à l’histoire de l’immigration en France. À l’exception de quelques expositions
temporaires ou expériences dans quelques musées, le thème était absent du
panorama des musées français :
Ce n’est pas un vide absolu, néanmoins : quelques musées ont travaillé
avec les communautés immigrées, mais ils sont peu nombreux. On peut
citer l’écomusée de Fresnes, le musée dauphinois de Grenoble et le musée
d’histoire de Marseille qui se sont fortement engagés dans cette voie et il faut
saluer leur engagement profond et régulier sur cette question ainsi que leur
collaboration réelle et respectueuse avec les communautés12. »
Le caractère politique et social de la Cité est très présent dans tous les
documents et les publications officiels du musée. La volonté d’inscrire l’histoire
de l’immigration dans l’histoire de France est l’un des propos forts, avancés par les
porteurs du projet du musée et ainsi, le projet de la Cité s’affirme comme un acte
politique vers « l’intégration » de l’histoire et des cultures de l’immigration dans
l’histoire nationale. Selon Jacques Toubon, président du Comité d’Orientation
de la CNHI, le projet de la Cité est d’« inscrire l’histoire de l’immigration non
seulement comme une composante de l’histoire sociale, mais comme une partie
intégrante de l’histoire de France13 ». En outre, selon le dossier de presse de la
CNHI du printemps 2007 :
La Cité veut être un élément majeur de la cohésion sociale et républicaine de
la France. Au-delà de sa fonction patrimoniale, elle a aussi un rôle important
de producteur de culture et de signes. Ses missions principales sont donc
des missions au long cours, dont les enjeux fondamentaux se joueront sur
plusieurs années14. »
Ici, on aperçoit donc, de manière très claire, le caractère national et républicain
de la CNHI. L’intégration de l’histoire de l’immigration à l’histoire nationale est
l’objectif majeur de cette nouvelle institution qui réaffirme donc les concepts
d’intégration, de cohésion sociale et républicaine :
[...] Le projet politique qui fonde la CNHI est celui de l’intégration
républicaine, appuyé sur une vision historique de longue durée, deux siècles
de l’histoire nationale. On peut se demander s’il ne vient pas un peu tard,
alors même que cet idéal d’intégration peut paraître aujourd’hui fragilisé
ou du moins questionné, mais il a le mérite de relever clairement le défi15. »
Sans vouloir trop simplifier, on pourrait résumer l’ambition de ce projet
comme étant celui de montrer la façon dont les « Autres », les étrangers immigrés,
intègrent progressivement l’identité nationale, le « Nous » national16. Or, on
retrouve le problème qui a été évoqué précédemment : l’approche régalienne du
patrimoine se heurte à différents obstacles quand il s’agit de l’immigration dont
12. M.-H. Joly, « La place de la Cité nationale », op. cit. note 10, p. 70.
13. Jacques Toubon, Mission de préfiguration du Centre de ressources de mémoire de
l’immigration, rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2004, p. 13.
14. Dossier de presse de la CNHI du printemps 2007.
15. M.-H. Joly, « La place de la Cité nationale », op. cit. note 10, p. 75.
16. Benoit de l’Estoile, Le goût des autres – de l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris
Flammarion, 2007, p. 14.
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le premier réside dans la conception intégratrice de l’identité nationale qui va à
l’encontre de l’idée de diversité culturelle au sein d’une société :
L’apparition d’un patrimoine en lien avec la construction de la nation
française laisse peu de place au patrimoine de l’immigration, que celui-ci
concerne un patrimoine culturel, lié à l’histoire particulière d’un groupe, ou
un patrimoine en lien avec le parcours migratoire : tous les deux renvoient
à la fois à la peur du communautarisme et à un imaginaire postcolonial
empreint de stéréotypes17. »
De ce fait, on peut dire que la CNHI est un projet « à la française » fondé sur
une vision intégratrice et nationale de l’immigration. Dans des musées anglosaxons la notion de communauté semble être plus présente dans le processus
de patrimonialisation et cela vient peut-être du fait que dans ces pays, l’État est
moins présent dans les initiatives de mise en patrimoine. Parallèlement, c’est la
première fois, depuis de nombreuses décennies, que l’État français s’engage dans
un projet de musée national à caractère social et politique aussi fort que celui de
la CNHI.
Fig. 4
Nouvel affichage de l’œuvre de Denis Darzacq
et une table de repères chronologiques -partie
Lieux de vie de l’exposition permanente
© photographie de l’auteur, 2015
Le choix du bâtiment
Plusieurs lieux ont été envisagés pour abriter la Cité nationale de l’histoire de
l’immigration : la Bourse de commerce, une partie du palais de Chaillot, l’Hôpital
Laennec, l’ancien Centre Américain à Bercy ou même, le toit de la Grande Arche
de la Défense. Le choix du bâtiment s’est finalement porté sur le palais de la Porte
Dorée « en raison de son statut de monument historique, de son rayonnement
artistique et de son style architectural spectaculaire et limpide, trois éléments
qui en font un lieu prestigieux. Par ailleurs, le rôle de ce palais dans l’histoire de
France, en l’occurrence l’Exposition Coloniale Internationale de 1931, invite à
revisiter l’histoire des liens entre la France et le reste du monde et l’évolution du
regard qu’elle porte sur les autres cultures18. »
Ce choix a créé une polémique car le palais de la Porte Dorée fut le siège de
l’ancien musée des Colonies inaugurés lors de l’Exposition Coloniale de 1931.
Ainsi, le « poids historique » du lieu faisait craindre que le thème de l’immigration
en France ne soit mêlé à celui de la colonisation, donc de manière stigmatisante
pour le nouveau musée. Pourtant, le discours des porteurs du projet de la CNHI
affirmaient qu’il s’agissait de renverser les significations du bâtiment : « d’un lieu
17. Nöel Barbe et Marina Chauliac, « Mémoire des immigrés, patrimoine de l’immigration »,
L’immigration aux frontières du patrimoine, éditions de la Maison des sciences de l’homme,
2014, p. 13.
18. Projet scientifique et culturel de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration rédigé en
novembre 2005.
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de mémoire, d’une forme de glorification de la mission civilisatrice de la France
dans les colonies, il doit devenir l’institution culturelle qui illustrera l’apport
décisif des immigrés dans la construction et l’identité du pays. »19 Ce pari est-il
tenu ? La Cité a-t-elle réussi à transformer « l’imaginaire » lié au palais de la Porte
Dorée ?
L’histoire du palais de la Porte Dorée
Le palais de la Porte Dorée a été construit en 1931 par Albert Laprade et
inauguré lors de l’Exposition Coloniale. Il était le seul édifice voué à survivre
à l’Exposition Coloniale car il a été construit dans le but de rendre pérenne le
discours colonialiste. Le palais, de style Art déco, a été conçu afin de cristalliser
la diversité des styles de l’Empire et d’exprimer la domination de celui-ci sur
ses colonies. Son plan carré, parfaitement symétrique, reprend le principe des
palais marocains en aménageant une grande salle centrale entourée de galeries.
La façade, très caractéristique du style Art déco, renoue avec la monumentalité
des temples antiques, des piliers aux chapiteaux stylisés évoquent les colonnes
ioniques des temples grecs, tout en exprimant la maîtrise de la France sur les
colonies représentées sur les bas-reliefs. La décoration intérieure du bâtiment,
murs et sol, est composée de fresques et de mosaïques décoratives qui seront
restaurées et présentées au public.
Le palais de la Porte Dorée a changé plusieurs fois de nom, « musée Permanent
des Colonies » pendant l’Exposition Coloniale de 1931, il prend le nom de
« musée des Colonies et de la France Extérieure » en 1932, puis celui de « musée
de la France d’Outre-Mer » en 1935. Avec la décolonisation, le musée change
de vocation et, dès 1959 sous l’impulsion d’André Malraux, ministre d’État
chargé des affaires culturelles, il devient, en 1960, le musée des Arts Africains et
Océaniens qui sera fermé au public en 2003, ses collections étant alors transférées
au musée du quai Branly.
La CNHI ferme symboliquement l’ancien palais des Colonies le 14 juillet
2006, en programmant une représentation du Discours sur le colonialisme d’Aimé
Césaire, avant les travaux qui lui permettront d’ouvrir ses portes au public. L’idée
de cet événement était de réaffirmer la nouvelle vocation du lieu : de « palais des
colonies » il se transformait en une « cité » dédiée à l’histoire et aux cultures de
l’immigration. Selon les porteurs du projet de la CNHI, le bâtiment devient un
lieu vivant, un vrai forum de rencontres et de discussions sur l’immigration.
Pourtant, quand on visite le musée, la réalité se révèle complètement différente
du projet. Le forum central, ancienne salle des fêtes, en est un exemple manifeste,
où l’impression de vide est très marquée. On se déplace dans la grande salle des
fêtes sans trop savoir quel est sa finalité : un énorme espace avec un très haut
plafond, où l’on peut se déplacer à sa guise mais sans comprendre le contexte
des mosaïques et des fresques qui la décorent. Les visites guidées du musée
commencent par la salle des fêtes pour inscrire le bâtiment dans son contexte
et présenter son histoire. Cependant, le visiteur qui choisit de faire seul la visite,
sans audioguide ou visite-guidée, ne trouve pas de support écrit (légende ou texte
de présentation) qui explique le sens des décors présents dans la salle des fêtes à
l’entrée du musée.
Le premier étage, qui pendant longtemps ne présentait qu’une maquette du
palais de la Porte Dorée et qui pendant la période d’ouverture du musée avait été
réservé aux expositions temporaires présente, depuis 2013, une exposition sur
l’histoire du palais de la Porte Dorée. Il s’agit d’une tentative de contextualiser
le palais pour répondre aux critiques qui avaient été faites à ce sujet depuis son
ouverture en 2007. En effet, il faut monter jusqu’au deuxième étage du musée
pour accéder à l’exposition permanente Repères, à l’espace dédié aux expositions
temporaires et à la Galerie des dons.
19. « Cité de l’histoire de l’immigration : mémoire vivante de l’identité française » in hors-série,
Géo découverte, « Les plus beaux musées de Paris », 2008
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De plus, la CNHI s’étend dans une partie seulement du palais de la Porte
Dorée, le sous-sol étant occupé par l’aquarium et d’autres salles vides, qui ne font
pas partie des espaces d’exposition. Ainsi, le musée ne donne pas l’impression de
s’approprier son espace physique. Un énorme décalage existe entre ce qui est exposé
et le bâtiment lui-même. D’un côté, l’exposition permanente Repères se trouve
dans un espace réaménagé qui bénéficie d’une muséographie très contemporaine,
et d’un autre, les espaces restaurés pendant les travaux du musée, comme les
fresques de la salle des fêtes ou encore le salon Lyautey, n’ont pas d’informations
en dehors de quelques indications ou dépliants mis à disposition à l’entrée des
salles ou à l’accueil du musée depuis 2011 et qui essaient de combler cette lacune.
Il est donc clair qu’il est nécessaire de procéder à une contextualisation plus
effective des espaces historiques du palais. Il serait alors intéressant de faire un
travail d’intégration entre espace muséal et bâtiment pour que le public puisse
mieux apprécier la décoration et l’espace historique dans lequel la CNHI s’est
installée. Même si depuis 2013, l’exposition du deuxième étage essaie de faire
cette mise en contexte essentielle du palais de la Porte Dorée, elle demeure une
réponse tardive et insuffisante aux critiques.
La CNHI semble tellement craindre de mélanger histoire de l’immigration et
histoire coloniale, qu’elle préfère abandonner une mise en contexte permanente20
de la relation entre le bâtiment et l’histoire coloniale. Pourtant, cette ouverture à la
discussion sur l’histoire coloniale est très importante, même si ce n’est pas l’objectif
central du musée, car le bâtiment qui abrite la cité est trop chargé d’histoire pour
que celle-ci soit oubliée et la sensation de décalage entre expositions et bâtiment
ressentie par le visiteur pourrait ainsi être allégée.
Le défi de la constitution d’une collection
Un comité scientifique pluridisciplinaire, regroupant des professionnels
issus de formations très diverses comme l’histoire, l’histoire de l’art, l’art
contemporain, et l’art du xixe siècle, l’histoire de la photographie, l’ethnologie et
l’anthropologie sociale, a été constitué pour élaborer un plan d’action du musée.
Parmi ces professionnels qui ont participé à la création du musée, on retrouve
Nancy Green, Gérard Noiriel, Marie-Claude Blanc-Chaléard et Patrick Weil. Les
séances de travail ont été l’occasion de larges débats où savoirs et expériences ont
été échangés afin d’opérer des choix pertinents aussi indiscutables que possible.
Cependant, la contrainte d’un calendrier serré qui juxtaposait la construction des
galeries permanentes à la constitution des collections, a été l’une des difficultés
majeures du projet.
La CNHI, dans un espace de temps réduit, devait relever le défi de commencer
une collection à partir de rien, car elle n’avait hérité d’aucune collection initiale.
Le défi de « la page blanche » a donc été l’un des points principaux lors des
discussions du comité scientifique. Comme le rappelle Marie-Hélène Joly :
Tous les musées nationaux sont nés de collections 
: confiscations
révolutionnaires, libéralités et dations prestigieuses, commandes de l’État
appelées avec le temps à accéder au statut de musée, recompositions de
collections existantes. L’histoire des musées nationaux sur deux siècles est
faite de ces recompositions et migrations de collections, y compris très
récemment (ainsi le musée national d’art moderne, le musée d’Orsay, le
musée du quai Branly, le Mucem)21. »
Ce défi est donc une première dans la création d’un musée national en
France. La définition d’un patrimoine de l’immigration était donc le centre de
ces discussions, il fallait pouvoir dégager les axes principaux de la constitution
des collections. En quoi consiste un patrimoine de l’immigration ? Quels
20. Pendant l’exposition temporaire « 1931, les étrangers au temps de l’Exposition Coloniale »,
en 2008, la relation entre l’Exposition Coloniale, le palais de la Porte Dorée et l’immigration avait
très bien été analysée et discutée.
21. M.-H. Joly, « La place de la Cité nationale », op. cit. note 10, p. 77.
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objets ou documents doit-on privilégier ? L’historien travaille principalement
avec des documents d’archives, de l’écrit. Alors comment exposer cela dans un
musée sans rendre l’exposition « ennuyeuse » ? L’idée d’introduire des œuvres
d’art contemporain pour diversifier les sources est liée à cette volonté de rendre
l’exposition plus attirante et intéressante pour le public.
Dans la première partie de l’exposition permanente Repères, on aperçoit des
boîtes colorées qui contiennent plusieurs objets : valise, châle, statuette, vinyle,
photos qui illustrent différents parcours et histoires de migrants originaires de
diverses parties du monde.
Ces objets se présentent alors comme des objets témoins : des objets dépositaires
de parcours de vie qui sont les porteurs concrets de témoignages, de souvenirs.
L’objet devient alors symbole d’une histoire et d’une mémoire. Il provoque des
réminiscences ou des souvenirs chez celui qui le possède : une mémoire de son
origine, de sa famille, de la vie qu’il a laissé derrière lui.
En effet, les objets domestiques de la vie quotidienne réactivent à chaque
instant de la journée les souvenirs des personnes et des événements, et les
situent dans le registre mémoriel. Il s’agit d’une mémoire non verbale qui
fait appel aux sens, surtout à la vue, au toucher et à l’odorat22. »
Ainsi, l’objet prend, ici, le rôle d’un « aide-mémoire », un support mnémonique
qui sert à rappeler des lieux, des personnes ou des évènements significatifs.
Néanmoins, les objets matériels, ainsi que les lieux, ne sont pas juste destinés
à nourrir ou activer la mémoire, ils participent à sa structuration. Laurent
Lepaludier le rappelle : « L’objet est non seulement une référence cognitive qui
cristallise autour de lui la perception du monde, mais aussi un point d’accroche
essentiel de la mémoire qui structure le souvenir autour de lui. »
Fig. 5
Vue de l’exposition permanente Repères
© photographie de l’auteur, 2015
Le rapport entre objets, lieux et mémoire se transforme avec le temps et varie
selon les personnes. Un même objet peut donc apporter différents souvenirs selon
les transformations de la mémoire au fil des années. Par exemple, le tri d’objets,
pendant un déménagement, entraîne un tri de la mémoire et en conséquence une
restructuration de celle-ci. La personne est confrontée au choix d’abandonner, ou
pas, des objets avec ses souvenirs. Les objets gardés sont requalifiés et la mémoire
reconstruite : « Ces objets conservés acquièrent une plus-value mémorielle
justement parce qu’ils accumulent des histoires. Leurs riches biographies attestent
de la survivance aux drames répétés de la confrontation de l’objet avec ses
souvenirs. »
Ainsi, « la mémoire des lieux ou des objets n’est pas figée, elle est appropriée
et domestiquée de toutes sortes de manières par les citoyens ». La mémoire d’un
22. Debary, Octave et Turgeon, Laurier (direction) : « Objets et mémoire », Éditions de la Maison
des sciences de l’homme – Paris, 2007. (Idem pour toutes les citations qui suivent).
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monument, par exemple, peut changer « au cours de la vie des gens en fonction
de l’évolution des contextes ou des besoins des personnes elles-mêmes. » C’est ce
qui se passe avec le palais de la Porte Dorée qui veut transformer son rôle dans la
mémoire collective des français en passant d’un lieu lié à la colonisation vers un
lieu lié à l’immigration.
L’héritage des immigrés n’est pas seulement constitué d’objets mais aussi
de témoignages et de mémoires immatérielles. En effet, l’héritage culturel des
migrants se compose en grande partie d’un héritage immatériel (mémoires,
réminiscences, etc.) et les objets demeurent minoritaires. Ainsi, le témoignage
de leurs détenteurs devient alors absolument indispensable, qu’il soit direct
(témoignage filmé du vivant de la personne) ou indirect (témoignage laissé par
écrit ou transmis oralement). Il est fondamental de laisser s’exprimer la mémoire,
réalité d’un groupe ou d’un individu, et ce, quel que soit son rapport à la vérité
de l’histoire, à laquelle elle est en permanence confrontée.
La CNHI a donc décidé de constituer une collection en constante évolution
qui unit la collecte d’objets à la collecte de témoignages : la Galerie des dons.
Elle collecte les objets du quotidien d’hier, devenus un souvenir et peut-être plus
un symbole pour ceux qui les possèdent. Tout immigré ou personne d’origine
immigrée peut contribuer à cette collection en faisant un don, un prêt ou un
dépôt et, afin de faire partager ces histoires, d’en montrer la richesse et la diversité,
d’en faire un patrimoine commun, chaque don est accompagné d’un récit, d’une
explication. L’objet « témoin » est alors doublé d’une narration personnelle
(mémoire) qui l’enrichit davantage.
En quoi consiste alors le patrimoine de l’immigration selon la CNHI ? Si on
analyse, la constitution de la collection du musée, on s’aperçoit qu’elle repose sur
une conception mémorielle du patrimoine. Le parcours personnel de l’immigré
est valorisé ainsi que l’histoire orale. La notion d’objet témoin reste centrale dans
la constitution de cette collection ainsi que la pluralité de ces objets qui témoigne
de la diversité culturelle de ces communautés.
Ce sont les objets témoins et les documents personnels (les photos personnelles,
les documents officiels, pièces d’identités passeports, etc.) donnés par les immigrés,
qui permettent de retracer le parcours de vie de leurs propriétaires. De ce fait,
l’enjeu que représente la définition d’un patrimoine de l’immigration semble
indissociable d’un travail de collecte d’objets et de récits auprès des populations
migrantes, de proche ou lointaine descendance. Cette stratégie de constitution de
la collection abouti ainsi à une approche très mémorielle de l’immigration dans
la Galerie des dons et dans la première partie de l’exposition permanente Repères,
soulignant ainsi le lien entre mémoire, immigration et diversité culturelle.
Si on dresse un bilan des sept premières années d’existence de la CNHI, on
aperçoit un musée qui n’a cessé de se transformer certainement car il peine à
trouver son espace dans le paysage muséal français. La « crise identitaire » du
musée est peut-être liée aux tensions et aux problèmes de la société française
face à la question de « l’identité nationale ». La démission de huit membres du
conseil scientifique de la CNHI, en mai 2007, pour protester contre la création
d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du
Codéveloppement, montre bien l’enjeu et les contradictions présentes dans ce
processus de patrimonialisation de l’immigration en France.
Si l’acte de mise en patrimoine peut être une affaire d’État, comme dans le
cas de la CNHI, il convient de s’interroger sur le discours diffusé par celle-ci
pour définir ce qui constitue la nation. L’inscription de l’immigration dans la
politique patrimoniale de l’État mène-t-elle à une prise en compte du « caractère
multiculturel » de la société française (de l’identité française) ? La conception
intégratrice de l’identité nationale, voire même assimilationniste, bloque toute
conception de diversité culturelle. La communauté nationale se définissant comme
achevée, en tant qu’unité dont l’immigré doit se rapprocher, s’oppose à l’image
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d’une nation inclusive qui accepterait justement les différentes communautés
issues du phénomène migratoire23.
Un autre point important à analyser est la façon dont le musée dresse une
image des immigrés et le discours qui est véhiculé à travers son exposition
permanente Repères. La création d’une collection a été un défi relevé par la
CNHI qui a littéralement construit un patrimoine de l’immigration fondé sur le
caractère mémoriel des objets et des récits rassemblés par le musée : des photos,
des vidéos, des œuvres d’art, des documents d’archives, des objets divers donnés
par des immigrés24. Il est certain que la CNHI reste une tentative d’agir sur la
société et ses représentations à travers la reconnaissance patrimoniale. Toutefois,
le musée ne semble pas trouver un discours pertinent sur le sujet : son exposition
permanente ne fait pas l’unanimité auprès du public et du milieu académique25
depuis son ouverture en 2007, et, en conséquence, il essaie de se « réinventer »
avec les récentes modifications de l’exposition permanente Repères et de la Galerie
des dons (les deux rouvertes au public en 2014). Il reste à savoir si le musée arrivera
à trouver sa voix et sa place dans le paysage muséal français.
L’auteur
Andréa Delaplace a présenté son mémoire de Master 2 sur la Cité nationale
de l’histoire de l’immigration à l’EHESS (mention Ethnologie et Anthropologie
sociale) et est doctorante en Histoire des musées et du patrimoine, sous la direction
de Dominique Poulot. Elle est aussi membre organisatrice du Groupe de Travail
en Histoire du Patrimoine et des Musées – HiPaM : projet-hipam.blogspot.fr.
23. Ainsi, l’Unité de l’identité nationale française s’opposerait à la multiplicité du multiculturalisme.
24. La collection photographique du Musée de l’histoire de l’immigration se répartit sous les trois
volets (et axes d’acquisition) de la collection permanente : collection historique, collection d’art
contemporain et collection ethnographique (dans laquelle se trouvent les objets collectés auprès
des immigrés).
25. Pour plus d’informations sur la réception de la CNHI auprès du public et du monde
académique lire : Le musée fantôme, article. Le Monde, Mars 2010 : www.lemonde.fr/societe/
article/2010/03/19/le-musee-fantome_1321510_3224.html [07/09/2015] et La Cité de
l’immigration ? Un ratage bien intentionné (Ready or not, France opens museum on immigration),
article. The New York Times, Courier international, Nov. 2007 : www.nytimes.com/2007/10/17/
arts/design/17abroad.html?_r=0 [07/09/2015].
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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Cahiers de l’École du Louvre
recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations
archéologie, anthropologie et muséologie
Numéro 7. Octobre 2015
Les Souffleurs d’images.
Un concept développé par le Centre
de Recherche Théâtre-Handicap (CRTH).
Joan Despéramont
Article disponible en ligne à l’adresse :
http://www.ecoledulouvre.fr/cahiers-de-l-ecole-du-louvre/numero7octobre-2015/desperamont.
pdf
Pour citer cet article :
Joan Despéramont, « Les Souffleurs d’images. Un concept développé par le Centre de
Recherche Théâtre-Handicap (CRTH) » [en ligne] no 7, octobre 2015, p. 100 à 106.
© École du Louvre
Cet article est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’utilisation
commerciale – Pas de modification 3.0 non transposé.
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Les Souffleurs d’images
Un concept développé par le Centre de Recherche
Théâtre-Handicap (CRTH)
Joan Despéramont
Le concept des Souffleurs d’images a été développé il y a maintenant six ans par
Pascal Parsat, auteur, comédien, metteur en scène, professeur d’art dramatique
aux conservatoires de Paris, fondateur et directeur artistique du Centre de
Recherche Théâtre-Handicap (CRTH)1. Constatant que les élèves malvoyants de
l’école d’art dramatique du CRTH, Acte 21, ne pouvaient pas profiter comme
les autres des sorties pédagogiques organisées à leur intention, il décide, dès
2008, d’associer en binôme un étudiant valide et un étudiant déficient visuel
afin que le premier puisse décrire en direct au second les éléments de mise en
scène des spectacles (costumes, décors, déplacements…). Les mots étant soufflés
discrètement à l’oreille de la personne déficiente visuelle, l’appellation « souffleurs
d’images2 » a vu le jour.
La réussite de cette création qui offrait enfin un moyen de rendre accessible
le spectacle vivant à ses étudiants handicapés visuels, a incité Pascal Parsat à
ouvrir le dispositif à d’autres bénéficiaires. C’est ainsi qu’en 2009, il a proposé
une formation à des élèves en art dramatique afin que ces derniers puissent
accompagner au théâtre des personnes mal ou non-voyantes qui souhaitaient
assister à une représentation, quelle que soit la cause de leurs troubles visuels.
Tous les lieux de programmation culturelle et de diffusion désireux d’améliorer
leur accessibilité peuvent désormais conclure un partenariat avec le CRTH afin
d’accueillir les publics handicapés visuels et les Souffleurs d’images.
Le type de présentation dépend de l’œuvre artistique considérée (pièce de
théâtre, spectacle de danse, de cirque, performance ou exposition). Au théâtre,
par exemple, le souffleur présente l’auteur, son époque et la pièce au spectateur,
puis effectue une description en direct, en fonction des demandes de ce dernier
(costumes, éléments de scénographie, actions...).
Pour ce qui est des modalités pratiques, le spectateur paie sa place et le souffleur
est invité par la structure d’accueil dans le cadre d’un partenariat avec le CRTH.
Il n’est donc aucunement question de rémunération, ce service étant basé sur
un système d’échange : l’étudiant peut accroître sa « consommation culturelle »
car des spectacles et expositions lui sont accessibles gratuitement ; la personne
déficiente visuelle bénéficie d’un service personnalisé, plus adapté à ses besoins
qu’une audiodescription par audioguide ; la structure d’accueil (théâtre, centre
culturel ou musée) améliore son accessibilité sans avoir à effectuer de dépenses
particulières. Par ailleurs, ce genre de dispositif permet la rencontre entre deux
personnes et favorise donc le lien social.
Depuis son ouverture à des bénéficiaires extérieurs en 2009, ce programme a
pris de l’ampleur. Les demandes sont de plus en plus importantes. Le concept
est maintenant bien connu des structures de diffusion du spectacle vivant et des
1. Aujourd’hui considéré comme ERP (établissement recevant du public) culturel de référence, le
CRTH, originellement Centre Ressources Théâtre Handicap, a été créé il y a plus de 20 ans par
la compagnie de théâtre Regard’en France. Sa raison d’être repose sur la volonté de se rendre
accessible à divers types de publics, notamment handicapés, en trouvant des solutions, en les
développant et en les diffusant. Son ambition est de promouvoir l’égalité, comme l’affirme sa
devise : « créateur d’égalité ». Il souhaite ainsi faire le lien entre culture et handicap, en prêtant
la même attention à chacun de ces deux secteurs.
2. Les informations contenues dans cet article proviennent essentiellement de propos recueillis
le 24 novembre 2014 lors d’une interview de Maxime Caillaud, régisseur de production et
gestionnaire du dispositif des Souffleurs d’images au CRTH. Il reprend également certains
éléments développés dans notre mémoire : L’importance de l’accessibilité de l’information et du
confort dans une exposition, mémoire de stage de l’École du Louvre, réalisé sous la direction de
Claire Merleau-Ponty et d’Aurélie Samuel, soutenu en septembre 2014. Certaines données sont
également issues du site Internet du CRTH (www.crth.org).
Cahiers de l’École du Louvre, numéro 7, octobre 2015
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100
spectateurs aux besoins spécifiques. Plus d’une vingtaine de théâtres et centres
culturels de Paris et de sa région sont maintenant partenaires du CRTH3.
À présent, ce ne sont plus seulement des étudiants en art dramatique mais
également des artistes plasticiens, des étudiants en art et en histoire des arts qui se
font souffleurs d’images et accompagnent au théâtre, au cirque ou au musée des
spectateurs déficients visuels.
Le dispositif s’est progressivement étendu à d’autres types d’évènements,
comme les expositions, à la suite de plusieurs sollicitations de partenaires4.
Lorsque nous avons proposé à Aurélie Samuel, responsable de la section Textiles
au musée national des arts asiatiques - Guimet, de tenter l’aventure Souffleurs
d’images pour son exposition « Clemenceau, le Tigre et l’Asie » (12 mars-16 juin
2014), encore peu de musées avaient conclu un partenariat avec le CRTH, si ce
n’est le musée du quai Branly. En adoptant le système des Souffleurs d’images
pour l’ensemble de sa programmation, ce dernier, considéré comme précurseur
dans le domaine de l’accessibilité, a réellement encouragé le développement
du programme. Depuis septembre 2014, un nouveau partenariat conclu avec
Paris Musées ajoute quatorze institutions muséales à la liste des lieux accessibles
aux déficients visuels grâce au concept des Souffleurs d’images.
Le concept ne se limite pas à l’Île-de-France mais se développe aussi en
Provence-Alpes-Côte-d’Azur grâce au financement fourni par la région. Des
formations sont mises en place à Marseille, Aix-en-Provence, Cannes ou Istres,
et les Souffleurs d’images sont présents depuis maintenant cinq ans au Festival
d’Avignon5. Maxime Caillaud, responsable de la gestion du dispositif et de la
communication, nous a appris que l’extension à d’autres régions n’était possible
qu’à partir du moment où ces dernières acceptaient de financer l’opération.
Certains prérequis sont par ailleurs nécessaires pour permettre la mise en place des
Souffleurs d’images dans certaines villes, à savoir la présence d’un conservatoire
d’art dramatique ou d’une école d’art, de moyens de transports et de lieux culturels
(théâtres, musées, centre culturel, etc.).
Le contact avec les associations pour malvoyants est également important pour
aider à faire connaître le programme. Maxime Caillaud souhaite miser sur la
jeunesse dans ce domaine, considérant qu’elle représente l’avenir, en particulier
en ce qui concerne la maîtrise des nouvelles technologies de l’information comme
les réseaux sociaux. Il a ainsi récemment contacté l’Institut national des jeunes
aveugles (INJA), qui s’est montré particulièrement intéressé par le concept.
Un dispositif aux multiples avantages
Bien que les musées se préoccupent de plus en plus de l’accessibilité de leurs
collections aux publics déficients visuels, les visites qui leur sont consacrées
induisent une forme d’isolement car elles mêlent rarement personnes valides
et handicapées. Or il a été démontré que l’un des éléments les plus importants
pour le bien-être psychologique des personnes en situation de handicap est de ne
pas se sentir exclues du reste de la société. L’accessibilité de la galerie tactile du
Louvre, tant aux voyants qu’aux déficients visuels, est ainsi un grand pas en avant
dans le domaine de la sociabilisation, de même que les rares ateliers ouverts aux
personnes valides comme handicapées. À ce niveau, le programme des Souffleurs
d’images est particulièrement intéressant car il permet une mise en contact de la
personne déficiente visuelle avec les visiteurs valides et offre un échange privilégié
avec le souffleur (partage des ressentis, des connaissances, des interrogations de
chacun, etc.).
3. www.crth.org/index.php/handicap-information-services/usagers/souffleurs-d-images/listedes-lieux-partenaires [03/09/2015].
4. Nous pouvons par exemple citer la Fondation Antoine de Saint-Exupéry pour la Jeunesse, qui
a fait appel aux services des Souffleurs d’images pour l’exposition qu’elle a organisée à l’Espace
Icare autour d’Antoine de Saint-Exupéry (4-30 novembre 2011), et La Villette, pour l’exposition
consacrée au photographe Li Wei (20 mars-19 août 2012).
5. Une équipe de souffleurs est présente sur place, en renfort, les souffleurs parisiens ne pouvant
pas toujours effectuer le déplacement.
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Les Souffleurs d’images présentent également un avantage par rapport aux
parcours tactiles pour malvoyants comme celui du département des arts de
l’Islam du musée du Louvre, par exemple. Ces derniers ne proposent qu’un
nombre restreint d’œuvres à toucher6, les installations étant très coûteuses. En
effet, pour des raisons évidentes de conservation, les pièces originales ne peuvent
généralement pas être mises à disposition des visiteurs handicapés visuels7. Des
copies sont donc réalisées, en plâtre ou en résine, et accompagnées d’un échantillon
du matériau d’origine mais elles ne retranscrivent que les volumes généraux ou
les contours d’une œuvre graphique8. Le visiteur peut donc se sentir frustré,
surtout lorsque l’on sait que le musée du Louvre expose environ trente-cinq mille
œuvres9. L’avantage du dispositif des Souffleurs d’images est que toutes les œuvres
peuvent faire l’objet d’une description, d’une remarque, d’une discussion entre
le souffleur et le visiteur handicapé. Ainsi ce dernier profite d’une plus grande
liberté de choix, l’accessibilité est améliorée et, bien qu’aucun contact concret
avec les œuvres ne soit offert, ce type de visite permet à l’esprit et à la sensibilité
de la personne déficiente visuelle d’avoir accès à l’ensemble d’entre elles.
Un problème se pose également avec les documents en braille. En effet, en
France, seuls 15 % des aveugles ont appris à lire ce système d’écriture tactile
qui repose sur une combinaison de six points saillants (10 % l’utilisent pour
la lecture, 10 % pour l’écriture). Chez les malvoyants profonds et moyens, son
apprentissage est plus rare, il se limite respectivement à 3 % et 1 %10. La plupart
du temps, ce sont les individus dont la déficience visuelle est survenue tôt qui en
ont fait l’apprentissage11.
Par ailleurs, l’une des principales causes de cécité et de troubles visuels en
France, avant 65 ans, est la rétinopathie diabétique. Or, cette maladie nécessite
des contrôles sanguins journaliers par piqûre sur les côtés de l’extrémité du doigt.
Soignants et patients connaissent peu cette précision et piquent le plus souvent
dans la pulpe, altérant ainsi la sensibilité digitale. Il devient alors difficile, en cas
de cécité, de continuer à lire les documents en braille et les images tactiles mis en
place dans certains musées. Les réflexions menées sur l’accessibilité des institutions
culturelles pourraient être enrichies par la connaissance de cette donnée. De plus,
les techniques existantes à l’heure actuelle pour la conception de documents en
braille et d’images tactiles présentent de réels inconvénients. Celles dont le coût
reste relativement abordable produisent bien souvent des supports insatisfaisants
6. La galerie tactile du musée du Louvre propose une présentation thématique de dix-huit
moulages dont le but est de représenter la diversité de la collection de sculpture, de l’Antiquité
aux temps modernes. Bien que l’institution tente de renouveler régulièrement les supports
exposés dans cet espace – en 2014, nous en sommes au sixième changement depuis l’ouverture
de la galerie en 1995 ; le prochain aura lieu en 2017 – ce nombre demeure toutefois restreint.
Par ailleurs, peu de musées sont en mesure de financer un tel projet.
7. Il faut savoir que les non-voyants, afin de bien appréhender les objets, ont un toucher plus
fort que celui des personnes voyantes, ce qui constitue un danger pour les œuvres fragiles. Par
ailleurs, le port de gants, obligatoire pour certains objets, entrave la perception des formes et
des matériaux.
8. Si les détails étaient retranscrits, l’œuvre deviendrait illisible au toucher. Les couleurs, quant à
elles, sont difficiles voire impossibles à rendre.
9. Nous pouvons également évoquer l’exemple du musée du quai Branly qui, pour chacune de ses
expositions, fait réaliser des versions tactiles de quatre œuvres. Mettre en place ces dispositifs est
déjà fort louable mais cela ne constitue qu’une infime partie de l’ensemble des objets présentés.
10. Marie-Sylvie Sander, Marie-Christine Bournot, Françoise Lelièvre, Anne Tallec, La
population en situation de handicap visuel en France : importance, caractéristiques, incapacités
fonctionnelles et difficultés sociales – une exploitation des enquêtes HID 1998 et 1999 [en
ligne]. Observatoire régional de la santé des Pays de la Loire, juillet 2005, p. 70, disponible sur :
www.santepaysdelaloire.com/fileadmin/documents/ORS/ORS_pdf/PH/2005handicapvisuel_
france.pdf [01/09/2014].
11. L’utilisation du braille est plus ponctuelle chez les personnes ayant perdu la vue tardivement ;
ces derniers l’emploient pour avoir accès à des éléments signalétiques généraux ou aux
posologies inscrites sur les boîtes de médicaments, mais rarement pour des lectures plus
approfondies (romans, journaux, etc.) Voir Cécile Allaire (dir.). Informer les personnes aveugles
ou malvoyantes. Partage d’expériences [en ligne]. Saint-Denis : INPES, collection Référentiels
de communication en santé publique, 2012, disponible sur : www.inpes.sante.fr/pdv/docsHTML/
guideMalvoyants/index.html#note1 [09/08/2015].
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car trop fragiles12 et/ou désagréables à la lecture13. Quant aux solutions permettant
d’obtenir un résultat de qualité, elles sont généralement très onéreuses14.
La flexibilité du dispositif constitue également un avantage non négligeable.
Comme nous pouvons le lire sur le site Internet du CRTH : « avec les Souffleurs
d’images c’est ce qu’on veut, où et quand on veut »15. Cela signifie que, contrairement
à des visites de groupe organisées à destination des publics mal ou non-voyants à
un horaire bien précis dans un certain lieu, le programme offre une réelle liberté. Il
permet au bénéficiaire de choisir ce qu’il souhaite voir, où et quand.
Enfin, les visites-conférences menées pour des groupes de mal et non-voyants
peuvent parfois s’avérer dérangeantes (celles destinées aux publics valides
également). Le guide effectue en effet des descriptions relativement complètes de
plusieurs œuvres de l’exposition et parle avec un niveau sonore relativement élevé.
Un autre avantage du dispositif des Souffleurs d’images est l’absence de nuisances
sonores. Comme il s’agit d’une visite à deux et que l’étudiant, comme le nom
du système l’indique clairement, souffle sa description à l’oreille de la personne
déficiente visuelle, le parcours des autres visiteurs ne s’en trouve pas perturbé16.
Du point de vue des apprentis comédiens et des étudiants en art, le système des
Souffleurs d’images permet d’enrichir leur formation. Ils sont en effet contraints
de repérer ce qui est réellement important dans une œuvre ou une pièce, ce qui fait
sens et qu’il est donc nécessaire de décrire pour en permettre la compréhension.
Les étudiants apprennent ainsi à gérer un discours cohérent, sans se perdre dans
des détails de description inutiles mais en visant l’essentiel et, surtout, à écouter et
s’adapter à un visiteur particulier ayant un handicap bien spécifique. Le dispositif
est également un vecteur de sensibilisation, le CRTH permet aux spectateurs
valides de tenter l’expérience : les yeux bandés, ils se font souffler à l’oreille la
description d’un évènement par un Souffleur. Cet outil de sensibilisation rappelle
le travail entrepris avec « Les Visiteurs du noir », concept de théâtre dans le noir
initié par le CRTH dès 1993.
Fonctionnement et mise en application du dispositif
Deux types de situations peuvent se présenter. Une personne mal ou
non-voyante peut demander à être accompagnée dans un lieu déjà partenaire,
auquel cas elle doit acheter son billet en précisant « accompagnement Souffleurs
d’images », réserver un souffleur auprès du CRTH et retrouver celui-ci le jour
dit sur le lieu de l’évènement17. Le déficient visuel peut également effectuer une
demande pour une institution non encore partenaire. Dans ce cas, Maxime
Caillaud contacte l’institution en question et, après lui avoir expliqué en quoi
consiste le dispositif des Souffleurs d’images, lui propose d’effectuer un test avant
de signer un quelconque accord. Il est rare que le lieu refuse cet essai. La situation
s’est toutefois déjà présentée, l’institution craignant que les autres visiteurs ou
spectateurs soient gênés par le soufflage ou refusant d’accorder la gratuité de
l’évènement au souffleur.
Afin de mettre en place le système des Souffleurs dans un lieu culturel, une
convention doit être établie avec le CRTH. Le texte décrit le concept des Souffleurs
12. L’embossage, technique la plus couramment utilisée, produit des documents dont le motif
peut subir un écrasement avec le temps. Le thermogonflage possède aussi une durée de vie
assez limitée.
13. La thermogravure produit de petits points parasites. La lecture d’un document réalisé par
thermoformage est, de plus, désagréable.
14. Le dépôt de résine est l’une des techniques les plus satisfaisantes mais elle est particulièrement
coûteuse.
15. www.crth.org/index.php/handicap-information-services/usagers/souffleurs-d-images
[03/09/2015].
16. Cette question de la nuisance sonore engendrée par les Souffleurs d’images est souvent
une source d’inquiétude pour les spectateurs de pièce de théâtre. En effet, le Souffleur prévient
les personnes assises à proximité qu’il va murmurer des descriptions à l’oreille de la personne
déficiente visuelle qu’il accompagne. Les spectateurs craignent donc souvent d’être dérangés
mais l’expérience a prouvé que la nuisance est quasi inexistante.
17. Généralement, le souffleur et le bénéficiaire se retrouvent directement sur le lieu de la
représentation ou de l’exposition. Il arrive parfois qu’ils se rejoignent à la station de métro la
plus proche mais l’idée n’est pas d’accompagner la personne déficiente visuelle depuis chez elle
jusqu’au lieu culturel.
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d’images et indique que l’institution culturelle, de même que le CRTH, doivent
disposer d’assurances permettant de couvrir tant les souffleurs que les visiteurs
déficients visuels en cas d’accident. Enfin, bien qu’aucune information d’ordre
économique ne soit précisée dans ce document, il est en revanche fait mention
des moyens de communication à mettre en œuvre : le CRTH demande que
son logo soit présent sur les affiches, flyers, dossier et communiqué de presse de
l’exposition ou du spectacle. En échange, il propose que le programme d’activités
du théâtre, musée ou centre culturel soit mis en ligne sur son site Internet,
entièrement vocalisé, pour le rendre accessible aux visiteurs mal et non-voyants.
Formation des souffleurs
Les souffleurs d’images sont formés par Pascal Parsat lors de journées organisées
à cet effet. Il leur apprend comment se déplacer avec une personne déficiente
visuelle, de quelle manière lui parler et décrire les œuvres, qu’il s’agisse de création
plastique ou d’art dramatique.
La formation s’est développée à partir du moment où le dispositif s’est ouvert
à d’autres bénéficiaires que les élèves de l’école Acte 21. Pascal Parsat a alors
contacté Michel Chiron, inspecteur de l’Art dramatique de la Ville de Paris, afin
que celui-ci propose aux étudiants de l’ensemble des conservatoires parisiens de
devenir souffleurs.
Lors de l’extension du concept aux institutions muséales, Maxime Caillaud
a contacté l’École du Louvre, pensant que des étudiants en histoire des arts
seraient plus à même d’effectuer les soufflages réalisés dans le cadre d’expositions.
Laurence Tardy, ancienne chargée de mission au service de la scolarité, a ainsi été
son premier relais au sein de l’École18.
Ces formations, ouvertes aux étudiants en art dramatique, cirque, arts
appliqués, histoire des arts, etc., permettent aussi de réactualiser régulièrement
le réseau de souffleurs car, une fois leur cursus achevé, ils ne sont plus forcément
disponibles pour poursuivre cette activité. Le CRTH informe également les lieux
culturels sur le fonctionnement et les modalités d’accès à ce service.
La communication
Le CRTH fait éditer des prospectus, flyers, cartes avec informations en braille
(fig. 1) et communique par le biais de son site Internet. Afin de valoriser le
dispositif, Maxime Caillaud a également mis au point, depuis le début de l’année
2014, une newsletter mensuelle qui offre aux partenaires l’opportunité de mettre
en avant un élément de leur programmation.
Lorsqu’un partenariat est établi avec un lieu culturel, c’est à ce dernier
de faire sa propre publicité et de montrer qu’il tente de se rendre accessible
par l’instauration d’un nouveau dispositif. Il doit s’emparer du concept et le
diffuser auprès de son public afin de l’élargir. Le développement et la réussite du
système des Souffleurs d’images dépendent en effet de la capacité de l’institution
à s’investir et à communiquer à la fois auprès de ses employés et auprès du
public sur le programme. Les Souffleurs d’images sont avant tout un concept
d’accompagnement.
La perception du dispositif des Souffleurs
par les visiteurs déficients visuels
Au moment de l’ouverture des Souffleurs d’images à des bénéficiaires externes,
en 2009, un témoignage oral ou écrit était demandé au souffleur et à la personne
déficiente visuelle afin de connaître leurs avis. N’étant pas réellement construit,
le principe s’apparentait davantage à celui du livre d’or. Connaître le point de vue
18. L’auteur tient à remercier chaleureusement Laurence Tardy de lui avoir fait découvrir ce
dispositif.
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des participants au programme est essentiel afin d’y apporter des améliorations
si besoin.
Début 2013, un questionnaire a été mis au point. Tout d’abord distribué en
version papier, il a ensuite été mis en ligne et envoyé par courrier électronique19.
Ce système offre la possibilité de mesurer le taux de satisfaction et d’obtenir des
chiffres permettant de convaincre les financeurs du CRTH et les institutions
culturelles du bon fonctionnement du programme.
Le contact humain permis par le dispositif et la flexibilité20 qu’il offre sont les
remarques positives les plus récurrentes. Les déficients visuels apprécient que le
discours se construise suivant leurs besoins propres.
Fig. 1
Documents de communication
des Souffleurs d’images
© Photographie de l’auteur, 2015
Lors de l’exposition « Clemenceau, le Tigre et l’Asie », nous avons interrogé un
visiteur bénéficiaire21 qui nous a dit apprécier la possibilité d’un partage d’émotions
et de connaissances avec l’étudiant. Il trouve les audioguides intéressants mais
considère qu’ils négligent souvent le ressenti et l’imaginaire. Selon lui, il est par
ailleurs nécessaire de choisir une personne ayant une voix agréable22. Il trouve
également qu’être accompagné est plus sécurisant que de se déplacer seul à l’aide
d’une canne ou même d’un chien guide.
Le programme mis au point par le CRTH, bien que n’étant pas la seule
option possible en matière d’accessibilité pour les déficients visuels, nous semble
ainsi intéressant à développer dans les institutions culturelles. Il offre en effet
confort et sécurisation au visiteur handicapé, tout en favorisant la sociabilisation
et le partage intergénérationnel, souvent très enrichissant. Le public mal et
non-voyant, encore trop souvent négligé par les institutions muséales, voit ainsi
de nouvelles possibilités s’ouvrir à lui. Sans prétendre révolutionner le secteur
culturel, le CRTH espère, grâce à ce dispositif, contribuer à un changement de
comportements, d’usages et de mentalités.
19. Ce questionnaire est disponible en ligne sur : docs.google.com/forms/d/1fCS1uTNTv11bW_
4C4N2eyjiBu_Q8-BLOGVS-8p6TjIw/viewform [03/09/2015].
20. Dans un reportage réalisé sur l’exposition « Indiens des Plaines » (8 avril-20 juillet 2014)
au musée du quai Branly, la bénéficiaire du programme déclare en apprécier la flexibilité (voir :
www.youtube.com/watch?v=qYp8r5F7N_I).
21. Il s’agissait d’un homme d’une soixantaine d’années, devenu aveugle à la suite d’un accident
de voiture.
22. Il faut cependant savoir que cet avis n’est pas celui de tous les déficients visuels. Maxime
Caillaud nous a appris que certaines personnes, très habituées aux synthèses vocales –
qu’elles sont amenées à entendre dans le cadre de matériel médical à usage privé, d’ustensiles
électroniques de cuisine ou de matériel informatique, par exemple – ne supportent pas les voix
naturelles.
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L’auteur
Après l’obtention du diplôme de premier cycle de l’École du Louvre en 2012,
Joan Despéramont a travaillé sur l’importance de l’accessibilité de l’information
et du confort dans les expositions, validant ainsi son second cycle en médiation
culturelle. Ayant découvert l’existence du programme des Souffleurs d’images à
cette occasion, elle en a proposé l’application à sa tutrice de stage au MNAAG,
Aurélie Samuel, dans le cadre de l’exposition « Clemenceau, le Tigre et l’Asie »
(12 mars-16 juin 2014).
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