anthropologie et didactique des langues étrangères (C. Berger)
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anthropologie et didactique des langues étrangères (C. Berger)
Éducation et Sociétés Plurilingues n°31-décembre 2011 Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères Catherine BERGER La didattica delle lingue straniere ha ancora difficoltà a superare l'ambito delle competenze linguistiche ed a sviluppare modi di prendere in considerazione la relazione verso l'alterità. Le scienze umane, e l'antropologia in particolare, affrontano tale questione sia sul piano teorico, sia per mezzo di una modalità di ricerca specifica. Poggiando sulla mia formazione in etnologia e sulla mia esperienza di ricerca in un campo lontano dall'universo scolastico, cercherò di mostrare ciò che l'antropologia può portare alla didattica delle lingue straniere, fornendo esempi concreti di esercizi messi in pratica con futuri docenti, passibili di trasposizione nei confronti degli allievi. The art of teaching a foreign language still has to overcome the hurdle of purely linguistic know-how and develop ways of taking otherness into account. The humanities – anthropology in particular – broach the question theoretically as well as practically, thanks to specific investigation techniques. My training in ethnology and experience with fieldwork far removed from the school universe allow me to show what the anthropological approach can contribute to foreign language teaching and provide a few concrete examples of exercises used with future teachers that can also be applied in the classroom. Si l’on reconnaît à l'apprentissage des langues étrangères d'autres ambitions que la seule acquisition de savoir-faire linguistiques envisagés en dehors de tout contexte social et culturel, la didactique des langues ne peut s'appuyer exclusivement sur des sciences du langage définies de façon étroite. Apprendre une langue étrangère implique une prise en compte de l'altérité qui va bien au-delà d'un changement de code et ne se met pas en place spontanément dans le cadre scolaire. On continue encore trop souvent à parler "des cultures" comme s'il s'agissait d'entités discrètes, homogènes, fonctionnant sur le mode englobant et à assigner des traits spécifiques et définitifs à ceux qui "font partie" de tel ou tel ensemble. Dans une période marquée par les replis identitaires et les volontés d'exclusion, apprendre une langue étrangère offre l'occasion de travailler sur l'altérité et l'identité et permet de déconstruire ces conceptions réductrices qui s'opposent à toute vision complexe et dynamique des phénomènes de contacts et de brassages linguistiques et socio-culturels. Si elle se donne aussi cet objectif, la didactique des langues peut s'appuyer sur les sciences humaines et en particulier sur l'anthropologie (1) car "la recherche anthropologique traite au présent de la question de l'autre. La question de l'autre n'est pas un thème qu'elle rencontre à l'occasion; il est son unique objet intellectuel, à partir duquel se laissent définir différents champs d'investigation" (Augé, 1992: 28). Dans la réflexion sur l'altérité, l'anthropologie peut beaucoup apporter sur le plan théorique mais, parce que cette discipline s'est C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères longtemps caractérisée par une démarche d'enquête spécifique, celle du "terrain", elle peut devenir source d'inspiration pour des pratiques didactiques. Le terrain, immersion prolongée du chercheur dans les sociétés étrangères qui constituaient son objet d'étude, a en effet longtemps constitué le rite d'initiation des anthropologues et leurs journaux de bord, au premier rang desquels celui de Bronislaw Malinowski, témoignent des difficultés rencontrées en passant d'un monde à un autre. Aujourd'hui, l'anthropologie a diversifié ses sources et elle s'intéresse essentiellement à des sociétés proches et des environnements familiers mais la démarche permet toujours de nourrir un questionnement sur l'altérité et l'identité qui semble tout à fait pertinent pour la didactique des langues. Je tenterai de l'illustrer par des exemples concrets issus de mon expérience personnelle. Le contexte Ayant suivi tout au long de ma formation universitaire un double cursus en anthropologie et en anglais, j'enseigne l'anglais et, occasionnellement, le FLE (français langue étrangère) tout en menant des recherches basées pour l'essentiel sur des enquêtes de terrain, tant en anthropologie qu'en didactique des langues. Spécialisée dans l'étude du domaine européen, j'ai tout d'abord travaillé sur la constitution des identités régionales et sur diverses formes de syncrétismes religieux. Il y a une douzaine d'années, j'ai été sollicitée par un nouveau centre de recherche consacré entièrement aux marins du commerce (Le SIRC – Seafarers' International Research Centre – de l'Université de Cardiff, au Royaume Uni) pour mener la partie française d'un grand projet de recherche international dans le monde maritime. Ce projet, lié aux mutations majeures qui touchent ce secteur, portait principalement sur la façon dont les missions religieuses qui ont longtemps été quasiment les seules institutions à se soucier du bien-être des marins, s'adaptaient à ces évolutions. Je me suis donc "plongée" dans le milieu maritime, ai fréquenté ces missions en France et dans divers pays, notamment aux Philippines dont sont originaires près du quart des marins du monde. Ce sujet se révélant passionnant, j'ai poursuivi d'autres recherches sur la vie à bord, la condition des marins philippins et les missions maritimes. C'est cette expérience de terrain qui a nourri l'essentiel de mes travaux en didactique des langues. Défi de l'éclectisme Avoir des objets d'étude disparates, fréquenter pour sa recherche des milieux très éloignés, faire appel à des disciplines a priori distantes peut surprendre. Si nombre de penseurs de renom ont revendiqué leur éclectisme, si l'on reconnaît dans d'autres contextes le potentiel créatif du métissage, on s'interrogera plus volontiers sur le bien-fondé d'une démarche 48 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères qui peut apparaître de prime abord comme très éclatée. Il est vrai que la pluridisciplinarité expose davantage et que les risques d'éparpillement ou, à l'inverse, de rapprochements hasardeux, existent bel et bien. Pourtant, en ce qui concerne l'anthropologie et la didactique des langues étrangères, non seulement des combinaisons et des rapprochements semblent possibles mais je voudrais montrer qu'on peut aussi tirer profit du décalage entre des contextes éloignés, des méthodes différentes, voire des temporalités distinctes, qui deviennent alors sources d'approfondissement et d'enrichissement dans les divers domaines. Des objets et des problématiques en commun Alors que la sphère thématique de l'anthropologie couvre une palette quasiment infinie d'activités humaines et de situations sociales qui proviennent de contextes lointains ou proches, les recherches en didactique des langues étrangères se concentrent beaucoup sur le monde éducatif ou ses marges: voyages scolaires à l'étranger, échanges internationaux d’étudiants, apprentissage en immersion, etc. S'il est évidemment indispensable de se pencher sur ces situations directement pertinentes pour l'enseignement institutionnel, il semble nécessaire d'investir également d'autres contextes sociaux plurilingues comme, par exemple, les espaces de travail internationaux ou les situations liées aux migrations transnationales. Le milieu de la marine marchande que j'ai étudié apparait à cet égard particulièrement pertinent car les situations de brassages linguistiques et culturels y sont permanentes. Depuis la fin des années 1970 des changements importants sont en effet intervenus dans le monde maritime qui a été un des premiers secteurs "mondialisés", en particulier au niveau de l'emploi. Pour réduire leurs coûts de fonctionnement, bon nombre de compagnies de navigation ont abandonné le pavillon national et immatriculé leurs navires dans des pays plus "complaisants" en matière de salaire et de conditions de travail, afin de remplacer les coûteux équipages nationaux par des équipages recrutés pour une large part dans des pays à faibles revenus (2). Dans les équipages d'aujourd'hui qui dépassent rarement vingt personnes, on rencontre souvent des marins de deux, trois ou quatre nationalités, voire parfois bien davantage. L'anglais théoriquement obligatoire pour la navigation internationale est encore ignoré de certains marins et très loin d'être correctement maîtrisé par d'autres. Il arrive même qu'il n'y ait à bord aucune langue de communication connue de tous. Malgré cela, il est rare que les marins reçoivent la moindre formation spécifique pour les préparer à travailler et à vivre en milieu pluriculturel et plurilingue. On commence seulement à prendre conscience du problème car des études ont établi le 49 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères lien direct entre les difficultés de communication et une partie non négligeable des accidents en mer. A l'échelon des individus, on constate que les marins qui ont trop de difficultés linguistiques pour converser facilement courent le risque de s’isoler socialement avec, là aussi, des conséquences qui peuvent être graves. Le milieu maritime se révèle également propice à l'étude des phénomènes d'identification et d'appartenance qui nous concernent en didactique des langues étrangères et dont on peut observer les constantes évolutions. La répartition hiérarchique du personnel, en officiers d'un côté et équipage de l'autre, se matérialise dans l'espace du navire par différents "carrés" ou salles à manger. Depuis quelques années, on rencontre parfois des bateaux dans lesquels les carrés séparent "européens" d'un côté et "asiatiques" de l'autre. Les justifications données pour expliquer ce changement sont d'ordre pragmatique en raison des types de nourriture mais, même si dans les faits, la distinction recouvre souvent celle entre officiers et personnel d'exécution, il n'empêche qu'on assiste là à un début de recomposition d'une catégorie très ancienne, héritée du modèle militaire, sur des bases "ethniques". Parce que les marins doivent s'adapter à un mode de vie très différent de ce qu'ils ont connu avant de naviguer, le milieu maritime offre aussi un bon point d'observation de la variété des appartenances pour un même individu selon l'activité et le contexte social: travail, moments de détente à bord, repas quotidiens, sorties en groupe au moment des escales, vie quotidienne lors du retour au pays, etc. Ce pourront être tour à tour la position hiérarchique, le fait de travailler au "pont" ou à la "machine", l'origine géographique et les habitudes culturelles, la langue, l'âge, le bateau sur lequel il navigue, les goûts personnels, l'appartenance au milieu maritime, le niveau social dans le pays d'origine, etc. qui amèneront le marin à se situer au sein de différentes échelles ou groupes de sociabilité, passant parfois d'un extrême à l'autre en termes de statut. Les navires de la marine marchande sont souvent présentés comme des sortes de "laboratoires de la mondialisation". Dans cette perspective, il est intéressant d'étudier comment ces microsociétés plurinationales arrivent à fonctionner et comment, dans chaque bateau, parvient à se créer, plus ou moins bien, une "culture commune" qui permet de supporter un travail répétitif et épuisant et une vie loin des siens dans des conditions particulièrement pénibles de promiscuité et, paradoxalement, d'isolement. Une bonne partie des marins d'aujourd'hui partage la condition des migrants transnationaux "sous contrat" qui s'expatrient pendant des mois ou des années pour envoyer au pays le salaire qui fera vivre leur famille. En choisissant de travailler en mer, ils constituent néanmoins une catégorie 50 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères spécifique de migrants car ils ne s'installent dans aucun territoire étranger mais doivent s'adapter en permanence à un environnement de travail qui peut changer avec chaque navire et à une communauté humaine qui se renouvelle tout au long des embarquements en fonction des contrats de chacun. Ces quelques exemples nécessairement présentés de manière succincte, permettent d'entrevoir que le monde maritime offre un terrain d'étude pertinent pour les problématiques de la didactique des langues. Parce qu'il chamboule bon nombre de nos catégories et repères habituels, il peut même permettre de renouveler et d'élargir certains domaines d'investigation. Deux champs de recherche en synergie Malgré les proximités qui viennent d'être mentionnées, le chercheur est souvent amené à se spécialiser sur un sujet ou un autre sans que les préoccupations communes apparaissent au premier plan. J'en ai fait personnellement l'expérience avec certains aspects très "pointus" de la recherche effectuée pour le SIRC qui m'a amenée à entreprendre d'autres travaux sur les prêtres au travail dans la marine et les missions religieuses qui s'occupent des marins, collaborant à cette occasion avec des sociologues et des historiens spécialisés dans l'histoire sociale des mouvements religieux. Même si ces recherches, en amenant à explorer les fondements de l'attitude missionnaire, font apparaître des notions comme celles de médiation qui peuvent intéresser la didactique des langues, il faut reconnaître qu'on se trouve alors assez loin de l'enseignement des langues et des questions qu'il soulève. Pour autant, travailler simultanément ou de façon plus alternée sur des objets de recherche éloignés peut présenter certains avantages. En obligeant le chercheur à passer d'un univers à un autre, d'une problématique à une autre, voire d'une méthode à une autre, on favorise la prise de recul par rapport à son propre travail et on limite les risques d'enfermement dans une logique unique. Le chercheur, même fortement investi dans son objet du moment, ne perd jamais totalement de vue ses autres préoccupations. Si le bénéfice sur la longue durée est assez manifeste, il s'avère néanmoins difficile et même parfois pénible de s'investir simultanément dans deux domaines de recherche différents. Le choix des temporalités est souvent imposé par des impératifs extérieurs et devoir tout mener de front se révèle alors compliqué. Il faut quitter un univers pour se plonger dans l’autre et retrouver ses marques à chaque fois. Là encore, on peut sans trop forcer le trait, trouver quelques bénéfices dans la répétition de cet effort d'ajustement qui impose une certaine souplesse. Tous ces décalages permettent l'irruption de l'altérité dans le travail lui-même, offrant des contrepoints, 51 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères aidant à réagir, obligeant à mieux se situer et, dans le meilleur des cas, libérant la pensée pour la rendre plus créative. Posture de recherche en anthropologie On remarque souvent que, à la différence de l'historien, l'ethnologue "secrète en quelque sorte ses propres sources" (Fabre, 1986: 3). Les travaux mentionnés plus haut sont basés pour une large part sur différentes périodes d'enquête sur le terrain, démarche dont l'ethnologue François Laplantine écrit: "La démarche anthropologique de base, celle que tout chercheur considère aujourd’hui comme incontournable, quelles que soient par ailleurs ses options théoriques, procède d’une rupture initiale par rapport à tout mode de connaissance abstrait et spéculatif, c’est-à-dire qui ne serait pas fondé sur l’observation directe des comportements sociaux à partir d’une relation humaine. On ne peut en effet étudier des hommes à la manière du botaniste examinant la fougère, du zoologue observant le crustacé, on ne le peut qu'en communiquant avec eux (…)" (Laplantine 1987: 147). Si le monde de la marine marchande et celui des missions religieuses maritimes n'apparaissaient pas comme totalement "exotiques", je n’avais, au début de cette recherche, aucun lien direct qui m’y rattachait personnellement et aurait pu m'offrir une porte d’entrée. Il a fallu parcourir toutes les étapes permettant progressivement une immersion dans des milieux où le fait d’être une universitaire n'était pas nécessairement un atout. Cette enquête qui a combiné observations participantes et entretiens, souvent de type compréhensif, avec de multiples informateurs, m'a amenée à vivre des situations ludiques ou éprouvantes mais toujours instructives – travail au bar d'un foyer de marins, visite de nombreux bateaux, pèlerinage et assemblées de la Mission de la Mer, participation aux réunions de femmes de marins aux Philippines, etc. Même si j'ai aussi exploité des documents d'archive ou quelques travaux existants, j'ai pu à nouveau vérifier qu’"en règle générale, cependant, le terrain reste ce moment où, à partir de la perception de l’inaperçu, dans un travail de dessillement devant l’évidence qui aveugle, se dégagent quelques hypothèses qu’une exploration raisonnée va ensuite mettre à l’épreuve, vérifier, affiner, étendre (…)" (Fabre 1986: 9). Proximité et distance C’est en effet à travers la proximité avec le groupe d'individus sur lesquels porte la recherche, le contact plus ou moins prolongé avec eux, que le chercheur peut espérer s'affranchir des idées préconçues dont il était porteur pour tendre vers la compréhension de leur vision du monde ou de 52 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères tout autre aspect plus spécifique de leur mode de vie. "Le sens commun est toujours aussi difficile à dépasser, il reste l'ennemi n°1 de la recherche: c'est un fait bien connu, on ne voit et n'entend que ce que l'on attend de voir et d'entendre. C'est là tout le problème du chercheur en sciences sociales plus soumis au sens commun que le chercheur en sciences exactes […]" (Duval 2000: 8). La phase d'enquête ethnographique sur le terrain demande une implication particulière du chercheur qui, s’il se réfugiait derrière son statut scientifique ou toute autre barrière protectrice, risquerait d’engendrer le rejet ou de n'obtenir qu’un discours convenu. Le chercheur est physiquement et émotionnellement présent au sein du groupe humain qu'il fréquente et il expose sa personne. S'il tente de s'approcher au plus près de l'univers de sens de ses interlocuteurs pour le comprendre "de l’intérieur", il ne devient pas l'un d'eux pour autant. Le risque d'aller trop loin existe et il arrive que le chercheur se trouve dans une position périlleuse. Dans les années 1970, l’ethnologue Jeanne FavretSaada en a fait l’expérience et le récit de son enquête avait choqué la communauté scientifique avant que son travail ne devienne un modèle du genre. Etudiant la sorcellerie dans le Bocage de l’Ouest de la France, son enquête stagnait, personne n'acceptant de lui donner des informations sur les pratiques en cours. Elle n'avait pu "démarrer" que lorsque, sans qu'elle l’ait sollicité ou même encouragé, certains de ses informateurs l'avaient perçue comme détentrice de véritables "pouvoirs". Cela l'avait amenée à mettre en question l'idéal d'extériorité de l'observateur: "Autant dire qu'il n'y a pas de position neutre de la parole: en sorcellerie, la parole, c'est la guerre. Quiconque en parle est un belligérant et l'ethnographe comme tout le monde. Il n'y a pas de place pour un observateur non engagé." (FavretSaada 1977: 27). Même si le sujet de cette enquête en fait un cas limite, on peut voir ici l'illustration de la difficulté de la position du chercheur qui se trouve en équilibre instable entre proximité et extériorité. "On rencontre dans l'ensemble du champ anthropologique un certain nombre de tensions majeures, opposant l'universalité et les différences, la compréhension par "le dedans" et la compréhension par "le dehors", le point de vue du même et le point de vue des autres… Mais ces tensions sont véritablement constitutives de la pratique même de l'anthropologie. Cette dernière ne commence à exister qu'à partir du moment où le chercheur se livre à une confrontation entre ces divers termes, vit en lui-même ces tensions, souvent polémiques, s'efforce de les penser et d'en rendre compte" (Laplantine 1987: 181). Traduire l'expérience 53 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères La démarche de l'anthropologue ne se limite pas en effet à accepter la rencontre avec ceux auxquels il s’intéresse. Elle n'acquiert un sens que par le travail de distanciation, de réflexion et d'analyse qui permet au chercheur de restituer ce qu’il a observé en le problématisant. Comme le rappelle Marc Augé: "La participation dont il s'agit lorsqu'on parle d'observation participante est d'ordre intellectuel: il s'agit d'entrer dans les raisons de l'autre" (Augé 2006). Si le chercheur tente de perturber le moins possible le milieu qu’il pénètre, il a conscience des effets de sa présence et, loin de chercher à les minimiser quand il communique ses résultats, il prend souvent le parti de donner beaucoup de précisions sur ses conditions d’enquête, allant jusqu’à livrer parfois son journal de terrain. Georges Condominas parle même de "la nécessité d’ethnographier les ethnographes" (1965: 35) en donnant l’exemple dans son propre ouvrage: "J’ai pensé qu’il serait utile de démonter mon propre mécanisme et de décrire les étapes qui m’ont conduit à l’expérience que je dois décrire, croyant pouvoir apporter ainsi à ceux qui utiliseront les résultats de mes recherches les moyens de déterminer exactement la part d’éléments subjectifs qui y sont glissés, d’en déceler les points faibles et d’avoir une idée plus exacte de la marge d’erreurs qui s’y trouvent" (ibid. 35-36). L’ethnologue observateur apparaît aussi comme observé, tant sur le terrain par ceux auprès desquels il se trouve que par ses pairs et ses lecteurs quand il communique les résultats de son travail. Au cours de son enquête, le chercheur change constamment de statut, toujours à cheval sur plusieurs univers. Sur le terrain, il est dans un état d’ouverture, parfois de quasi passivité qui lui permet de se laisser imbiber par des univers de pratiques et de pensée qui ne sont pas les siens sans pour autant que disparaissent les objectifs de sa recherche. Dans la phase d’analyse et de réflexion, quand il met en forme et rédige, il doit encore se replonger dans le monde qu’il a quitté et s’engager dans l’écriture, elle aussi subjective mais tournée cette fois vers ceux auxquels il la destine. Cette activité d’allers-retours fonctionne comme une sorte de traduction avec la difficulté de donner à voir un contexte social et culturel à des lecteurs dont les repères et les références sont autres. Ce mouvement vers l’altérité, cette disposition à quitter le connu et le maîtrisé pour accepter une part d’incertain et d’inattendu semble du même ordre que ce qui peut se passer dans une situation de communication interculturelle. On peut alors faire l’hypothèse qu’à la fois l’expérience du terrain et la phase plus réflexive lors de la rédaction des résultats, induisent des attitudes, développent des compétences qui pourraient trouver leur place dans le cadre d’un enseignement/apprentissage des langues et cultures étrangères qui se soucierait de faire travailler la relation à l’altérité. 54 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères Retour à l'enseignement; réflexion sur les concepts Cela fait déjà des années que la réflexion s’est engagée sur des concepts comme ceux d’identité, d’appartenance et surtout de culture, tant en sociologie, qu'en histoire ou en anthropologie et qu'on en trouve l'écho dans divers travaux sur l'éducation interculturelle. Nombreux sont les auteurs qui ont attiré l'attention sur la nécessité de s’affranchir des définitions culturalistes étroites toujours déterministes, globalisantes, réductrices. Pourtant, les visions dynamiques qui introduisent la complexité sont quasiment absentes du discours courant et, ce qui est particulièrement perturbant, n’ont guère pénétré le monde éducatif. Comme l’a relevé Gabrielle Varro (in De Villanova et alii 2001), le terme "interculturel" luimême n’est pas dénué d’ambiguïté. Les "activités interculturelles" à l’école dans les années 1970 ont pu fonctionner sur une vision folklorique et très réductrice des cultures nationales. Aujourd’hui encore, à de rares exceptions prés, il ne semble pas que la nécessité de combattre ces conceptions figées soit clairement prise en compte par l’ensemble des acteurs scolaires: décideurs, concepteurs de programmes, enseignants, éditeurs et auteurs de manuels scolaires, etc. et qu'on se préoccupe de la question lors de la formation des enseignants et a fortiori en classe de langue. Sans m’attarder ici sur les causes de cette situation, je proposerai quelques exemples d'activités directement inspirées par la démarche anthropologique. La plupart ont été expérimentées et affinées dans un cours destiné à des étudiants de Master FLE, pour la plupart futurs enseignants de langues en France ou à l'étranger. Dans cette formation, il s'agissait de travailler sur le rapport à l'altérité à la fois de façon théorique et pratique. Je ne développerai pas ici la partie théorique pourtant essentielle pour aborder des notions et concepts complexes (constructivisme, représentations sociales, stéréotypes, modes de catégorisation, culture, identité, métissage, théories racialistes, etc.) et pour fixer des repères à travers la présentation de courants et d'auteurs majeurs des sciences humaines. Je ne décrirai pas non plus des activités relativement classiques comme l'analyse de supports de représentations: récits de voyages, documents liés aux expositions coloniales, manuels scolaires, publicités, etc. permettant d'illustrer de manière critique une autre partie du cours consacrée à la construction historique du regard sur l'autre dans nos sociétés. Je me concentrerai sur quelques exercices pratiques moins courants et plus directement inspirés par l'anthropologie et l'enquête de terrain. Pratiques de classe et enquête de terrain 55 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères Il est important de souligner que toutes ces activités ne prennent leur sens qu'en lien avec un enseignement théorique et à travers le travail réflexif effectué individuellement et collectivement. Ainsi, pour faire toucher du doigt comment toute description – d'individus, de groupes, d'institutions, etc. – est une construction subjective de la réalité, deux ou trois extraits de films documentaires sont visionnés et commentés lors de chaque séance de cours. La simple juxtaposition de films dont les auteurs ont des approches très variées de la "réalité" permet déjà de souligner la complexité de la restitution du réel à l'écran. Les étudiants apprennent peu à peu à distinguer non seulement des écritures personnelles mais des attitudes différentes dans le rapport que chaque réalisateur entretient avec ceux qu'il filme, ce qui permet de travailler sur le rapport à l'altérité. On peut décliner toute une palette de relations filmeurs-filmés qui va de la relégation dans l'étrangeté absolue dans des films d'aventuriers des années 1930 à la co-construction avec les sujets filmés dans certains films de Jean Rouch ou d'Agnès Varda. On peut montrer comment, parfois, la représentation préconstruite du réalisateur s'interpose avec la réalité de ceux qu'il filme, l'amenant à gommer ou à travestir ce qui va à l'encontre de l'image voulue. D'autres auteurs encore utilisent la caméra comme un instrument d'exploration qui leur permet de découvrir autre chose que ce qu'ils imaginaient. Divers cinéastes travaillent comme des anthropologues, investissant des communautés humaines sur de longues périodes et tentant de restituer au plus près le point de vue des personnages filmés (Berger 2010: 221-246). Il est intéressant pour des étudiants de langues étrangères de réfléchir sur les notions de catégories et de classements qui sont à la fois au cœur de toute langue mais aussi de toute description sociale. On peut le faire sur un mode très ludique en s'inspirant de la démarche de Georges Pérec dans Tentative d'épuisement d'un lieu parisien (Pérec 1975). Dans ce texte, Pérec fait une longue description de la place Saint-Sulpice à Paris sous la forme d'inventaires inhabituels: couleurs, chiffres, trajectoires, etc. On peut demander à des étudiants de se poster un quart d'heure ou davantage dans un lieu comme un café ou un banc public et de décrire ce qu'ils ont sous les yeux sous forme de listes pour lesquelles ils créent leurs propres catégories. Les résultats sont souvent surprenants et la comparaison en classe des inventaires de chacun permet d'illustrer les processus à l'œuvre dans toute opération de classement, illustrant la part de choix et d'arbitraire inhérente à la constitution de toute catégorie. On peut dans la foulée travailler sur le "découpage du monde" propre à chaque langue et la complexité de toute traduction. 56 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères Le travail qui s'inspire le plus de l'anthropologie et constitue l'aboutissement du cours de Master FLE est une observation plus longue que les étudiants doivent effectuer en autonomie. Elle donne lieu à la production d’un petit rapport de type ethnographique qui peut être évalué. L’exercice a essentiellement pour but de faire vivre aux étudiants l’expérience de l’implication et de la distanciation à travers les différentes phases d'une petite enquête de terrain et on ne leur demande aucune analyse. Les étudiants choisissent le sujet précis de leur observation, souvent à l'occasion de l'un des stages inclus dans leur formation. Ils reçoivent des consignes précises sur l'objectif, la mise en œuvre et la présentation du rapport. Il leur est demandé de décrire une micro-situation sociale, une pratique courante impliquant un petit groupe de personnes, en imaginant qu’ils écrivent pour un lecteur caractérisé comme "étranger". Le travail se décompose en deux étapes bien distinctes: l’observation pendant au moins cinq séances au cours desquelles ils prennent des notes sur un carnet et la rédaction du rapport qui doit préciser les conditions d’enquête, présenter le cadre nécessaire à la compréhension et surtout décrire avec précision la situation sociale observée en l’organisant selon des rubriques thématiques qu’ils doivent décider en fonction du sujet. Cet exercice les oblige à se démarquer du récit chronologique, souvent centré sur l’observateur, et à traduire la réalité observée en termes intelligibles pour un lecteur réputé ne pas la connaître. Pour m’assurer que les étudiants basent bien leur description sur ce qu’ils ont vu et non sur ce qu’ils savaient ou imaginaient avant l’observation, il est prévu que je puisse consulter leur carnet de notes. Cette description peut porter sur des situations très quotidiennes ou un peu moins connues: interactions dans la salle des professeurs d’un collège, salutations entre étudiants à la cafeteria de l'université, comportement des élèves dans la cour d’une école, repas des petits à la cantine d’une école maternelle, soirées "hard métal" entre jeunes, comportement des voyageurs dans un train de banlieue, etc. L'exercice amène les étudiants à changer leur regard et leur point de vue. En choisissant des sujets proches, on évite le piège de l’exotisme. Ici, c’est la banalité qu’il faut interroger en pensant au futur lecteur pour lequel rien n'est a priori "évident". Le choix des catégories en fonction du terrain aide à percevoir la part d’arbitraire de toute classification et la part de l'observateur dans la construction de la "réalité" qu'il décrit. L'attention portée au niveau "micro" qui n’autorise aucune généralisation permet d'apprécier la distance entre une réalité concrète complexe et ce à quoi on aurait pu s’attendre avant d'aller y voir de près. L'approche strictement descriptive à si petite échelle a de toute évidence des limites. L'anthropologie ne se réduit pas à de simples observations 57 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères fragmentées à l'infini. Il lui faut des analyses et des synthèses mais il ne s’agit pas ici de former des ethnologues, ni même d’enseigner des méthodes d’enquête, même si cette initiation à l’observation peut constituer une première étape par la rigueur méthodologique qu'elle impose. Il s’agit d’un simple exercice qui permet de travailler sur la traduction du réel et qui présente l'avantage d'être facile à mettre en œuvre tout en impliquant beaucoup les étudiants. Il leur demande un véritable effort personnel car ils ne reproduisent pas un modèle connu. On constate que cette expérience, pour limitée qu'elle soit, les amène à se poser de multiples questions. La position d’observateur les déstabilise et c’est là une situation "d’étrangeté" qu'ils vivent émotionnellement et non pas seulement de façon théorique. Conclusion Dans la didactique des langues étrangères, les sciences humaines, particulièrement l'anthropologie, doivent être sollicitées au même titre que les disciplines linguistiques. Les enseignants d'aujourd'hui se sentiraient mieux armés en disposant d'un bagage théorique leur permettant de penser leur pratique des langues et des cultures étrangères dans la société actuelle, complexe et en perpétuelle évolution, mais ils bénéficieraient aussi de l’expérience d’une enquête de terrain. L'anthropologue sur le terrain doit devenir un expert de l'entre-deux, il se confronte en permanence à des situations déstabilisantes, des changements de repères et il met sa personne en jeu. Il accepte l'implication, la relation à l’autre. On peut même dire qu'il la recherche. Même s'il travaille dans un environnement proche comme un stade de football ou un laboratoire, il essaie d'occulter ce qu'il sait pour commencer à voir et à s’approprier les points de vue des divers acteurs auxquels il s’intéresse. Il s’efforce ensuite de les restituer à ses lecteurs en prenant la distance qui lui permet d’analyser les situations sociales. Dans la pratique d'une langue étrangère en situation de communication interculturelle, on peut faire l’expérience d’allers-retours entre son propre univers et celui de l’autre qui sont sensiblement du même ordre. On y trouve aussi le besoin de dépasser son ethnocentrisme naturel pour être attentif à d'autres manières de voir et de faire. Il faut imaginer comment l’autre peut nous percevoir en retour. Le principal apport de l'anthropologie pour de futurs formateurs en langue étrangère me semble résider dans les questionnements et les déstabilisations, voire les transformations que la pratique de l'enquête, même sous forme d'exercices d'initiation, peut engendrer. C'est une forme de sensibilisation authentique dans la mesure où il ne s'agit pas simplement d'une connaissance emmagasinée au milieu de beaucoup d’autres mais d'une expérience vécue et qui passe par les sens et l'émotion. Elle est ensuite conceptualisée, ce qui lui donne sa valeur 58 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères formatrice. L’expérience de l’observation de terrain au sein d’un petit groupe inconnu favorise la curiosité active, elle pousse à la remise en question des évidences et donne envie d’aller plus loin dans la découverte de ceux qui nous entourent: "Pour déciller les yeux, je ne connais guère d'autre moyen que de mettre un Autre en face de nous […]" (Dibie 1998: 14). Une démarche que les formateurs ont véritablement incorporée peut ensuite être transposée aux apprenants eux-mêmes. Chaque enseignant peut devenir capable de créer des exercices d'observation et de conceptualisation inspirés de l'anthropologie et adaptées à sa situation d'enseignement spécifique. Les activités qui ont été décrites ici ont été déclinées pour des plus jeunes qu'elles ont beaucoup mobilisés. Beaucoup d'autres restent à inventer. Notes (1) Si certains auteurs comme C. Levi-Strauss distinguent clairement les termes "anthropologie, ethnologie, ethnographie", la communauté scientifique actuelle en fait une utilisation beaucoup plus floue, ce qui les rend souvent interchangeables. (2) Aujourd'hui, plus de la moitié du tonnage mondial est transporté par des navires battant pavillon de complaisance (Panama, Liberia, Bahamas, etc.) mais il existe aussi des "pavillons bis" dans certain pays (Norvège, Danemark, France, etc.) qui permettent, entre autres, d'employer une majorité de marins étrangers. Bibliographie ABDALLAH-PRETCEILLE, M. 1999. L’éducation interculturelle. Paris: PUF. AUGÉ, M. 2006. Le métier d'anthropologue. http://cmb.ehess.fr/document192.html Conférences Marc Bloch. AUGÉ, M. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris: Le Seuil. BERGER, C. 2010. Filmeurs et filmés, modalités d'une relation à l'autre dans le cinéma documentaire in GOHARD-RADENKOVIC , A., ACKLIN MUJI, D. (Éds) Entre médias et médiations: les "mises en scène" du rapport à l'altérité. Paris: l'Harmattan, pp. 221-246. CONDOMINAS, G. 1965. L’exotique est quotidien. Paris: Plon. DE VILLANOVA, R., HILY, M. & VARRO, G. (Éds.). 2001. Construire l’interculturel? Paris: L’Harmattan. DIBIE, P. 1998. La passion du regard. Paris: Métailié. 59 C. Berger, Prendre le large: anthropologie et didactique des langues étrangères DUVAL, M. 2000. Deux catégories de l'altérité: entre fascination et répulsion. Ethnologies comparées, n° 1, automne 2000. Revue électronique du CERCE, http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm FABRE, D. 1986. L’ethnologue et ses sources. Terrain n° 7, pp. 3-12 FAVRET-SAADA, J. 1977. Les mots, la mort, les sorts. Paris: Gallimard. GALISSOT, G., KILANI, M. & RIVERA, A. 2000. L’imbroglio ethnique. Lausanne, Payot. GIRAUD, M. 1993. Culture. Pluriel: recherches, 1: 37-45 LAPLANTINE, F. 1987. Clefs pour l'anthropologie. Paris: Seghers. PEREC, G. 1975. 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