Presque une féerie: le roman Madame Chrysanthème de Pierre Loti

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Presque une féerie: le roman Madame Chrysanthème de Pierre Loti
D ossier
Isabel Kranz
Presque une féerie: le roman
Madame Chrysanthème de Pierre Loti
Nous nous sentons placés devant le merveilleux; mais quant à la féerie, nous sommes
dedans.1
I. Les noms
Quand il est question de Madame Chrysanthème (1887) de Pierre Loti, ce roman
fort singulier s’efface souvent derrière les versions ultérieures écrites pour le
théâtre. Comme chacun sait, il a servi de modèle à de nombreuses adaptations
qui ont connu un grand succès: la ‚comédie lyrique‘ éponyme d’André Messager,
Georges Hartmann et Alexandre André (1893) de même que l’opéra de Giacomo
Puccini Madame Butterfly (1904) ont été inspirés par le roman japonais de Loti; à
la fin du XXe siècle s’y ajoutent entre autres la comédie musicale Miss Saigon
(1989) et le film de David Cronenberg M. Butterfly (1993), qui s’appuient sur
l’opéra de Puccini.2 Mais ce qui est raconté dans le roman de Loti se distingue
nettement des versions dramatiques: impossible de trouver chez Loti une histoire
d’amour mélodramatique entre un étranger et une Japonaise. Dans ce roman finde-siècle sur un séjour de plusieurs semaines à Nagasaki, il manque précisément
ces éléments dramatiques qui ont valu à l’intrigue de Madame Butterfly le succès
qu’on lui connaît: on y chercherait en vain une maîtresse asiatique déçue, un suicide ou même une épouse officielle exigeant le retour de son mari.3
Le roman de Loti porte le nom du principal personnage féminin, dont la composition est déjà annonciatrice de certaines tensions: la dénomination féminine Madame et une fleur masculine (le chrysanthème) signalent la complexité des relations de genre, l’association entre l’or (en grec: χρυσός/chrysós) et les fleurs (en
grec: ἄνθος/ánthos) le lien entre l’économie et l’esthétique; en même temps, le
nom évoque de vagues représentations d’un lointain exotique et du colonialisme
français ainsi que le pressentiment que l’histoire deviendra tout autre dès que la
fleur – le chrysanthème – sera remplacée par un insecte – le papillon.4 Mais bien
que le nom ait donné son titre au roman (et à ses adaptations), il n’est en fait pas
question de cette femme: ‚Madame Chrysanthème‘ fait certes chez Loti sans
cesse l’objet de descriptions, mais hormis un moment décisif, elle reste uniquement l’une des nombreuses surfaces de réflexion du protagoniste masculin. Il
s’appelle Loti, et Pierre Loti est aussi le nom de l’auteur de ce roman, un pseudonyme puisqu’il est né Julien Viaud. On est donc tenté de lire Madame Chrysanthème comme un roman autobiographique, ce qu’a souvent fait la recherche.
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Il me semble toutefois plus judicieux de ne pas rechercher plus avant les parallèles biographiques déjà très bien analysés par ailleurs entre l’auteur et le protagoniste,5 mais de faire porter l’attention sur ce roman très élaboré qu’est Madame Chrysanthème6 et sur sa proximité avec le genre de la féerie.7 Le roman
comprend de nombreuses références directes à la féerie, auxquelles s’ajoutent
des caractéristiques relevant également de ce registre sans être explicitement
signalés comme tels. La thèse des réflexions suivantes sera donc que les événements relatés dans Madame Chrysanthème se présentent au protagoniste Loti en
tant que féerie, à savoir une féerie qu’il met lui-même en scène. Mais en même
temps, Loti souffre de son incapacité à regarder derrière ses décors: la beauté du
décor ne cesse d’être évoquée, en même temps que son caractère artificiel et son
inauthenticité. Cette tension marque le roman jusqu’à la fin.
La mise au jour de ces contradictions doit ici faire apparaître ce que Roland
Barthes postule dans ses réflexions sur le roman de Pierre Loti Aziyadé: „il faut
toujours retourner la déception du nom propre et faire de ce retour le trajet d’un
apprentissage“.8 Madame Chrysanthème s’avérera être un pseudonyme qui, sous
ce qualificatif floral attribué à une femme japonaise, cache son vrai nom – KikouSan – et donc un autre niveau de réalité.9 Aussi une lecture de Madame Chrysanthème en tant que féerie permet-elle de réfuter le reproche bien trop hâtif
d’orientalisme auquel le roman se voit souvent confronté.10 Car c’est dans les moments où le cadre théâtral se fissure qu’apparaît l’échec de la tentative de mettre
en scène une féerie japonaise et de la vivre en même temps en tant que réalité
gratifiante.
II. Il ne se passe rien
Le roman Madame Chrysanthème dépeint les quelques six semaines que dure le
mariage arrangé entre Loti, un officier de marine française, et une femme japonaise qu’il nomme Chrysanthème.11 Le troisième personnage principal est Yves,
un marin également français qu’on voit souvent en compagnie du couple. L’action
se passe à Nagasaki. Comme dans d’autres romans de Loti, il ne se passe dans
ce roman japonais au sens traditionnel du terme – rien.
Il n’y a pas d’intrigue dramatique, ce que le narrateur à la première personne
formule également de manière explicite en reconnaissant qu’il relate cette histoire
„[à] défaut d’intrigue et de choses tragiques“ (MC, 14). A cet égard, le roman se
rapproche fort d’Aziyadé, le roman de Loti qui se passe à Istanbul et pour lequel
Roland Barthes fait remarquer à juste titre qu’il n’est pas porté par des événements ou des accidents, mais par de futiles incidents: „L’incident [] est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie; c’est ce
pli léger, fuyant, apporté au tissu des jours; c’est ce qui peut être à peine noté: une
sorte de degré zéro de la notation, juste ce qu’il faut pour pouvoir écrire quelque
chose“.12 De tels incidents se produisent en masse dans Madame Chrysanthème:
le trio composé de Loti, Chrysanthème et Yves participe à de nombreuses festivi20
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tés et occupe la majeure partie de son temps à faire des achats et à sortir. A la
maison, la femme japonaise effectue toujours les mêmes activités stéréotypées:
„Chrysanthème entretient les fleurs dans nos vases de bronze, s’habille avec une
certaine recherche, porte des chaussettes à orteil séparé, et joue tout le jour d’une
sorte de guitare à long manche qui rend des sons tristes“ (MC, 79). De même
qu’il n’est pas possible de relever des événements marquants ou des tournants
dramatiques, il n’y a pas de motifs traditionnels faisant progresser l’action comme
de vifs sentiments ou une intrigue.13 A la différence de Madame Butterfly, il s’agit
donc dans Madame Chrysanthème explicitement d’une histoire „[à] défaut d’amour“
(MC, 14) où, comme Barthes le faisait remarquer pour Aziyadé, „[d]onc, il se passe:
rien“.14
Cette absence d’action et la structure par épisodes de l’ensemble du roman
rendent les repérages temporels difficiles. En tant que lectrice, on n’arrive pas à
évaluer la durée avec précision: il n’existe pas d’évolutions notables permettant de
mesurer le temps passé, et même les moments qui laissent apparaître un éventuel
changement – par exemple quand le narrateur décide d’appeler désormais sa
femme japonaise par son vrai nom –, s’avèrent être un faux espoir: au lieu de
proposer quelque chose qui pourrait ressembler à une intrigue, Loti ne s’en tient
pas à ses propres déclarations et en revient sans le moindre commentaire à la dénomination française.
D’une façon générale, on peut donc constater dans le roman Madame Chrysanthème une impression de stagnation qui va même jusqu’à l’ennui: l’ennui s’empare
dès le début du protagoniste français et à la première lecture on y succombe aussi. Cependant, cette expérience de lecture souligne moins un problème inhérent
au roman que l’une de ses caractéristiques indubitables: il s’apparente à cet égard
au genre de la féerie qui, d’après Victor-Henry Debidour, ne devrait pas non plus
être mesuré à l’aune du temps chronologique, mais qui est plutôt „l’envers du
temps“.15 Car même si dans les féeries classiques il se passe beaucoup de choses – ces pièces de théâtre se caractérisent par de fréquents changements de lieu
comme par des scènes et des événements se succédant à un rythme accéléré –,
c’est justement cette incessante succession d’épisodes qui donne une impression
de décousu et d’incohérence, si bien qu’à la fin de la pièce on n’en arrive en fait
qu’à un statu quo prévisible dès le début.16
III. Le décor
Mais en fin de compte de quoi s’agit-il dans ce roman de deux cents pages qu’est
Madame Chrysanthème? Dans la dédicace à la duchesse de Richelieu, la nièce
de Heinrich Heine, Loti désigne le triangle central du roman comme étant „Moi, le
Japon, et l’Effet que ce pays m’a produit“ (MC, 43, italiques dans l’original). Il n’est
donc question dans Madame Chrysanthème ni de la femme japonaise ni d’événements quelconques s’étant produits à Nagasaki, mais en premier lieu des impressions faites par le Japon sur le narrateur. Loti est celui qui relate sous forme de
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rétrospective son séjour à Nagasaki; les événements sont présentés uniquement
de son point de vue à lui, le regard qu’il porte sur les choses et les hommes est la
seule perspective qui nous soit offerte. Celle-ci nous est rendue accessible par de
longs passages descriptifs empreints de jugements personnels. L’effet dont il est
ici question est dû à toutes ces descriptions du décor qui occupent une grande
place dans le roman. L’affirmation d’Alfred Bouchard selon laquelle la féerie serait
une „[p]ièce à grand spectacle, où le sujet est remplacé par les décors“17 est donc
parfaitement adaptée au roman de Loti. Car dans les passages de Madame Chrysanthème où il est question de décor, il s’agit dans la plupart des cas de décors de
théâtre: le lieu a un caractère très nettement théâtral, il se présente comme l’un de
ces tableaux qui dans les féeries enchantent le spectateur et sont censés le transporter dans un pays lointain. Le protagoniste Loti crée les conditions de cette configuration auto-réflexive dès le début du roman: le premier chapitre, très court
comme beaucoup d’autres chapitres du roman, se passe sur le bateau qui amène
Loti et Yves au Japon, la veille de leur arrivée à bon port: „En mer, aux environs de
deux heures du matin, par une nuit calme, sous un ciel plein d’étoiles“ (MC, 45).
Cette toute première phrase du roman, sans verbe, rappelle déjà une indication
scénique. Dans cette situation, Loti raconte à son ami Yves qu’il projette de se marier dès qu’ils auront accosté à Nagasaki. Ce qu’il attend de sa future épouse reste
très général: „une petite femme à peau jaune, à cheveux noirs, à yeux de chat. –
Je la choisirai jolie“ (MC, 45). Il s’imagine déjà la maison où ils vivront: „Ça se passera dans une maison de papier, bien à l’ombre, au milieu des jardins verts“ (MC,
45). Cette vision d’avenir au début du roman contredit toutes les représentations
qu’on pourrait communément avoir du mariage – surtout celle qui voudrait que le
mariage implique d’abord une personne précise pour laquelle on éprouverait des
sentiments positifs et que le mariage ne soit pas le but en soi. Mais ici il n’est
question ni d’un mariage d’amour ni d’un mariage dicté par des considérations
économiques, ni non plus, ainsi que nous le verrons par la suite, d’un arrangement
purement érotique: „Par ennui, mon Dieu, par solitude, j’en étais venu peu à peu à
imaginer et à désirer ce mariage“ (MC, 46).18 Dans Madame Chrysanthème, il n’y
a ni quête ni amour, si bien que ce qui manque chez Loti, c’est justement ce qui
fait avancer l’action de la plupart des féeries.
La relation tant attendue avec la femme japonaise naît uniquement de l’imagination du protagoniste qui, comme l’indique la phrase suivante, aspire à passer un
certain laps de temps au même endroit: „Et puis surtout, vivre un peu à terre, en
un recoin ombreux, parmi les arbres et les fleurs, comme cela était tentant, après
ces mois de notre existence que nous venions de perdre []“ (MC, 46). Le Japon
se présente comme une alternative à la vie en mer, comme le lieu où l’on peut être
à terre. L’épisode de Nagasaki est encadré par l’accostage et l’appareillage du
bateau français qui porte ce nom très révélateur: La Triomphante. Le dernier regard jeté sur le continent à l’avant-dernier chapitre le souligne encore une fois. En
écrivant au présent, Loti dépeint le départ du bateau qui s’éloigne de la grande
baie verte et le premier regard sur la mer: „Voici la mer qui s’ouvre, immense, in22
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colore et vide, reposant des choses trop ingénieuses et trop petites“ (MC, 230).
L’aspiration initiale, le désir de passer un peu de temps dans un espace circonscrit
après les mois passés dans celui, infini, de la mer, s’est entre-temps dissipée. Il ne
reste plus que le regard rétrospectif sur un Japon de plus en plus petit: „Les montagnes boisées, les caps charmants s’éloignent. – Et tout ce Japon finit en rochers
pittoresques, en îlots bizarres sur lesquels des arbres s’arrangent en bouquets, –
d’une manière un peu précieuse peut-être, mais tout à fait jolie“ (MC, 230).19
Le motif de l’artificialité et de la composition esthétique qui revient à la fin du
roman est évoqué dès l’arrivée dans le port de Nagasaki et caractérise en permanence dans les chapitres qui suivent la perception que Loti a du Japon. Le
bateau français accoste au crépuscule, dans la pénombre, et les versants boisés
qui bordent le chenal qu’emprunte le bateau rappellent au narrateur les coulisses
qui suggèrent la profondeur tout en semblant artificielles. L’impression de se trouver dans un décor de théâtre se renforce au fur et à mesure que le bateau se
rapproche du rivage, quand il est dit que le chant monotone des cigales monte à la
manière d’un „crescendo d’orchestre“ (MC, 49) et que tout cela donne une impression d’artificialité:
Toute cette nature exubérante et fraîche portait en elle-même une étrangeté japonaise;
cela résidait dans je ne sais quoi de bizarre qu’avaient les cimes des montagnes et []
dans l’invraisemblance de certaines choses trop jolies. [] des éléments disparates de
paysage se trouvaient rapprochés, comme dans les sites artificiels (MC, 49).
Le pays inconnu est perçu ici sous des auspices négatifs en tant que disparate et
artificiel et cette impression culmine dans une profonde aversion au moment de
l’arrivée au port: „[] tout ce monde était laid, mesquin, grotesque!“ (MC, 51).
Les deux marins français Loti et Yves ne savent tout d’abord pas très bien où ils
se trouvent, car les nombreux édifices de style européen ne les aident pas à
s’orienter dans ce nouveau pays: „Où sommes-nous vraiment? – Aux Etats-Unis?
– Dans une colonie anglaise d’Australie, – ou à la Nouvelle-Zélande?“ (MC, 51). La
déception les gagne quand ils constatent que ce lieu prétendument exotique n’est
pas aussi étranger qu’il y paraissait. Ceci montre ce que cherche en fait Loti: „[l]e
vrai, le vieux Nagasaki japonais“ (MC, 52), dont il suppose qu’il se trouve derrière
cette façade européenne. Cette idée selon laquelle la surface visible cacherait
quelque chose, un Japon plus authentique, poursuit le protagoniste tout au long du
roman: il est souvent question de personnes qu’on entend et qu’on devine derrière
des murs de papier, mais qui restent inaccessibles; Loti entend sans cesse des
bruits derrière lui et quand son regard se porte vers le lointain, il est généralement
question de ce qu’il présume derrière ce qu’il voit. Mais Loti n’est pas en mesure
de pénétrer jusque-là. Il a au contraire toujours l’impression de se retrouver dans
une japonaiserie: „[] je me sens entré en plein dans ce petit monde imaginé, artificiel, que je connaissais déjà par les peintures des laques et des porcelaines“
(MC, 63). Or, c’est justement dans ce Japon des laques et des surfaces arrangées
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qu’il évoque au début de son séjour à Nagasaki qu’il séjournera au cours des semaines qui viennent.
IV. L’heure bleue de la féerie
Si aujourd’hui on ne parle plus de la disparition de la féerie au XXe siècle, mais de
sa survivance dans des genres littéraires et visuels différents, c’est entre autres
grâce aux travaux d’Hélène Laplace-Claverie. Cependant, l’importance des caractéristiques du genre varie au cours de ce processus d’adaptation. La féerie moderne a, selon Laplace-Claverie, pris presque entièrement ses distances avec les
moyens des stupéfiantes machineries théâtrales du XIXe siècle. En revanche, deux
éléments du spectaculaire revêtent une signification particulière: l’accompagnement musical et les effets de lumière. Dans Madame Chrysanthème, ils retiennent
particulièrement l’attention.
C’est ainsi que la musique joue un rôle important dans la relation fluctuante de
Loti avec sa femme japonaise. Chrysanthème sait faire de la musique comme il
sied aux femmes de sa condition. Elle joue de la guitare japonaise nommée
chamècen dont elle s’accompagne pour chanter. Mais si d’après Laplace-Claverie,
c’est la musique qui, dans les féeries modernes, assure le travail de ‚féerisation‘,
qu’elle seule crée ces effets d’enchantement des spectateurs et de transfert des
événements dans un lointain non défini obtenus auparavant par des artifices
théâtraux sophistiqués,20 il est difficile de dire que ce soit le cas pour le roman de
Loti. Les accords de guitare joués par Chrysanthème constituent plutôt l’un de ces
moments où les particularismes locaux peuvent avoir sur l’étranger exactement
l’effet contraire, non pas en le plongeant dans une ambiance agréable, mais en
marquant sa différence. Cela apparaît par exemple dans le fait que Loti ressent la
musique de Chrysanthème comme triste et mélancolique, qu’il la qualifie de „mélopée“ (MC, 208) et que d’une manière générale elle le laisse plutôt indifférent. Le
protagoniste ne semble aucunement enchanté par ces étranges sonorités. Toutefois, par leur indéniable exotisme, elles authentifient le décor comme véritablement
japonais et contribuent ainsi à sauvegarder l’unité de la féerie.
Mais ce qui est encore plus frappant que la musique de Chrysanthème, c’est la
bande-son composée de bruits de la nature qui sous-tend tout le roman de Loti.
Dans de nombreuses scènes de Madame Chrysanthème, le chant des cigales est
cité comme étant le bruit japonais par excellence: c’est „l’éternelle musique des cigales“ (MC, 76/77), à laquelle sont accolés des adjectifs comme „monotone“ (MC,
49) et „infatigable“ (MC, 107) ou des adverbes comme „toujours“ (MC, 105; 25 occurrences en tout). Le caractère répétitif du chant des cigales traduit sur le mode
auditif cette impression de répétition incessante du toujours même que produit sur
Loti la vie à Nagasaki. De plus, cette musique souligne, surtout aux moments où
les cris d’animaux sont comparés à des sons cristallins, passant du registre de la
nature à celui de l’espace domestique (cf. MC, 53, entre autres), l’effet que le pays
a sur le protagoniste: elle fait partie du décor japonais dans son ensemble.
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L’accent mis sur la lumière est le second aspect frappant de la ‚mise en scène‘
de la féerie à Nagasaki dans le roman de Loti. Des effets de lumière sont décrits à
presque tous les endroits où l’auteur recourt au genre de la féerie, par exemple
dans la première description nocturne de la ville de Nagasaki après l’arrivée brutale dans le port avec ses nombreux marchands et son architecture européenne:
on y trouve la première comparaison avec une féerie. Dans le crépuscule, le nouveau pays produit une impression féerique sur les marins français:
Et à mesure que la nuit descendait, confondant les choses dans de l’obscurité bleuâtre, ce
Japon où nous étions redevenait peu à peu, un pays d’enchantements et de féerie. Les
grandes montagnes, toutes noires à présent, se dédoublaient par la base dans l’eau immobile qui nous portait, se reflétaient avec leurs découpures renversées, donnant l’illusion
de précipices effroyables au-dessus desquels nous aurions été suspendus; – et les étoiles,
renversées aussi, faisaient dans le fond du gouffre imaginaire comme un semis de petites
taches de phosphore (MC, 52).
La lumière du couchant fond tout d’abord les différentes impressions de la journée
en un tableau d’ensemble. Vue du bateau, la terre ferme se reflète dans la mer si
bien que les repères spatiaux sont brouillés. L’eau semble mener à d’immenses
précipices au-dessus desquels le bateau est seulement suspendu tant bien que
mal. Et le firmament se poursuit lui aussi à la surface de la mer. Outre les illusions
de la surface, c’est ici l’ambiguïté du décor qui apparaît à la fois comme enchanteur et menaçant. Quand peu à peu s’allument les lumières de la ville, l’immense
installation lumineuse se poursuit, „donnant l’impression d’une capitale immense,
étagée autour de nous en un vertigineux amphithéâtre“ (MC, 52). Le narrateur qui,
au début du roman, avait encore annoncé sans la moindre hésitation comment se
passeraient les semaines à terre, commence à laisser entendre que son point de
vue ne peut aucunement être compris en tant que point fixe à partir duquel il serait
aisé de catégoriser et de classer le pays étranger, mais qu’il fait lui-même partie
de sa mise en scène, qu’elle sape les fondements de ses propres catégories et
qu’elle ne cesse de le menacer tout en l’enchantant.
Les comparaisons avec les féeries atteignent leur paroxysme à peu près au milieu du roman, au chapitre 34, qui propose la description détaillée d’une promenade nocturne des trois personnages principaux avec d’autres marins français et
leurs épouses japonaises. Le prétexte en est le pèlerinage au temple de la ‚Tortue
Sauteuse‘. Les dames portent des tenues particulièrement soignées et toute la
ville baigne dans une „animation de grande fête“ (MC, 146). La montée vers le
temple permet au regard de revenir vers la ville:
[] à la féerie des lanternes et des costumes s’en ajoute une autre, qui est lointaine,
bleuâtre, vaporeuse: tout Nagasaki, avec ses pagodes, ses montagnes, ses eaux tranquilles pleines de rayons de lune, s’élevant en même temps que nous dans l’air. Lentement, pas à pas si l’on peut dire, cela surgit alentour, enveloppant d’un grand décor
diaphane tous ces premiers plans où papillotent des lumières rouges et des banderoles de
toutes couleurs (MC, 149).
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La magie de ces coulisses urbaines englobe tout désormais; plus les protagonistes montent, plus ils pénètrent dans la féerie.
Ce qui saute aux yeux dans cette description comme dans d’autres où il est
question du théâtre en général et de la féerie en particulier, c’est la prédilection
pour la couleur bleue. D’une part sur le plan temporel: l’heure bleue est l’heure de
l’enchantement et donc de la féerie. Ensuite, l’expression „immense décor bleuâtre“
(MC, 160) revient sans cesse. Et la moustiquaire qui abrite Loti et Chrysanthème
pendant leur sommeil est également bleue; elle se retrouve dans une scène qui
relate (l’échec d’) une tentative d’échapper au décor de théâtre: une nuit où une
souris s’égare dans la chambre de Loti et Chrysanthème, il se souvient d’un épisode analogue avec Aziyadé dans son cher Istanbul. Chrysanthème ne soutient
pas la comparaison avec celle qui l’a précédée: Loti regarde sa femme japonaise
avec haine et se lève „pour sortir de ce tendelet de gaze bleue“ (MC, 87), mais
après avoir brièvement contemplé Nagasaki plongé dans la nuit, il retourne se
coucher. Il n’est pas autorisé à sortir du décor – pour cela, il lui faudra quitter la
ville de Nagasaki dont il a fait une féerie, non sans s’être fait tatouer un dragon
bleu et rose.
V. La fée (ou une libellule) est morte
On a souvent fait remarquer que dans les féeries du XXe siècle il n’y avait plus que
rarement des fées. Il est donc d’autant plus étonnant que chez Loti, outre la comparaison du cadre japonais avec le décor des féeries, des fées soient évoquées
explicitement. C’est ainsi qu’un jour qu’il se promène, le protagoniste remarque
une femme japonaise:
Tout à coup, cette petite mousmé21 m’apparut, un peu au-dessus de moi, au sommet de la
courbure, sur un de ces ponts tapissés de mousses grises; en pleine lumière, en plein soleil, se détachant à la manière des fées éblouissantes sur un fond de vieux temples noirs et
d’ombres. Elle retenait sa robe d’une main et la faisait plaquer au bas de ses jambes, pour
se donner l’air plus svelte. Autour de sa petite tête étrange, son ombrelle ronde à mille
plissures, éclairée par transparence, faisait une grande auréole bleue et rouge bordée de
noir; et un laurier rose chargé de fleurs, poussé entre les pierres de ce pont, s’étalait à côté
d’elle, baigné lui aussi du soleil. Derrière cette jeune fille et ce laurier fleuri, tout était
repoussoir obscur (MC, 176sq.).
Jusque dans les détails, cette rencontre rappelle le poème de Charles Baudelaire
„A une passante“ (1857): dans une rue animée, le poète voit passer une figure
féminine dont il ne retient qu’une impression fugitive. Chez Baudelaire, la femme
porte des vêtements de deuil qui contrastent avec un „éclair“ permettant au moi du
poète de percevoir l’apparition. Chez Loti, l’arrière-plan est sombre, la lumineuse
jeune fille s’en détache si bien qu’on est en droit de penser à ces apparitions de
fées dans les théâtres du XIXe siècle où des jeux de lumière faisaient de l’entrée
en scène de la créature féerique un moment marquant. Les deux femmes sont
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occupées à retenir leurs vêtements: chez Baudelaire, c’est le somptueux ourlet,
tandis que chez Loti la mousmé s’efforce, selon le narrateur, de marcher le plus
droit possible. Un peu plus loin, Loti complète l’analyse de l’inscription figurant sur
l’ombrelle de la jeune fille: „Nuages, arrêtez-vous, pour la regarder passer“ (MC,
177) en allant jusqu’à utiliser explicitement le verbe „passer“ qui donnait son titre
au poème de Baudelaire, titre devenu désormais une icône des rencontres impromptues dans les grandes villes modernes.
Si les rencontres avec une femme dans la rue sont présentées avec un parallélisme évident, le jugement que les spectateurs masculins portent sur elles
dans une remarque ultérieure est différent. Tandis que ce moment de beauté fugitive incite chez Baudelaire le moi du poète à réfléchir aux potentialités non réalisées, chez Loti le narrateur ramène la scène à un niveau profane quand il est écrit
„[p]oupée comme les autres évidemment, poupée d’étagère et rien de plus“ (MC,
177), soulignant par là l’interchangeabilité de la figure féminine: „En la regardant,
je me disais même que Chrysanthème, apparaissant à cette même place, avec
cette robe, cet éclairage et ce nimbe de soleil, eût produit un effet aussi charmant“
(MC, 177). Le poème de Baudelaire traite du kairos dans la modernité; chez Loti, il
est seulement question d’un effet produit par l’espace, le costume et la lumière, qui
peut donc être répété à l’infini.
Dans cette accentuation de l’interchangeabilité, Chrysanthème s’en tire une
autre fois plutôt mal. Cependant, elle est elle-même qualifiée à deux reprises de
fée; une fois à la fin du roman (MC, 191) avec son amie Jonquille – une autre fille
en fleurs japonaise –, et auparavant, dans un passage assez long qu’il est intéressant de regarder de plus près:
Elle dormait à plat ventre sur les nattes, sa haute coiffure et ses épingles d’écaille faisant
une saillie sur l’ensemble de son corps couché. La petite traîne de sa tunique prolongeait
en queue sa personne délicate. Ses bras étaient étendus en croix, ses manches déployées
comme des ailes – et sa longue guitare gisait à son côté.
Elle avait un air de fée morte. Ou bien encore elle ressemblait à quelque grande libellule
bleue qui se serait abattue là et qu’on y aurait clouée (MC, 108).
Chrysanthème endormie plaît beaucoup à Loti:22 elle est „très décorative“ (MC,
109), dit-il à Madame Prune, qui souhaiterait réveiller la jeune femme, car à ses
yeux elle manque d’attentions pour son mari. Lui, en revanche, la compare à une
fée morte: dans la féerie de Loti, il n’y a donc plus de créatures féeriques vivantes,
véritablement magiques, elles sont là uniquement à titre de comparaison, à
laquelle se substitue l’instant d’après une autre image, empruntée à la nature: de
fleur, Chrysanthème devient une libellule morte.23
La comparaison de Chrysanthème endormie avec une fée morte rappelle, outre
le motif de la mort, l’aspect de la désexualisation qui, tout au long du roman, caractérise cette configuration de personnages homme occidental – femme orientale.
Car comme Laplace-Claverie le montre de façon convaincante, les fées ne sont
pas des êtres sexués, mais des figures androgynes: „Par goût du paradoxe, on
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pourrait aller jusqu’à dire que la fée est le contraire de la femme – le mot ,femmeʻ
amputé des consonnes nasales qui lui donnent sa résonance – une vierge farouche qui tente d’échapper aux aléas de la maternité en cultivant des pouvoirs
surnaturels“.24 Nulle part dans le roman, il n’est question d’une attirance physique,
voire érotique entre elle et Loti et contrairement à celles qui lui succéderont, Chrysanthème ne donne pas d’enfant à son mari étranger. Ce qui en revanche saute
aux yeux, c’est le trio qu’ils forment avec Yves qui, à partir du milieu du roman,
passe de plus en plus souvent la nuit chez Loti et Chrysanthème. Le narrateur
semble nourrir pour lui des sentiments beaucoup plus profonds que pour son
épouse japonaise. Car même l’éventualité d’une jalousie se rapporte à cet ami
homme: „[] je ne me figure pas que cette petite épouse de hasard puisse jamais
amener un trouble un peu sérieux entre ce ,frèreʻ et moi“ (MC, 106).25 Pour ce qui
est de la constellation des genres, le roman de Loti est donc apparenté aux féeries
modernes à propos desquelles Laplace-Claverie écrit: „De l’androgynie à la permutation, de l’alliance des contraires au dépassement des oppositions, la féerie
moderne se plaît à épuiser toutes les figures de l’ambivalence sexuelle. La créature féerique, à la fois surdéterminée et indéterminée, ne cesse de brouiller les
cartes“.26 Madame Chrysanthème s’avère encore une fois plus complexe que les
Madame Butterfly qui suivront.
VI. Presque une féerie
La mise en scène du mariage à Nagasaki, laquelle, d’après tout ce que nous savons en tant que lecteurs du roman, correspond exactement aux désirs de Loti, ne
satisfait toutefois pas ses besoins. Des fissures apparaissent sans cesse, annonciatrices d’échec. Cette insuffisance se manifeste dans l’emploi très fréquent de
l’adverbe „presque“: tout se passe presque comme il devrait, mais il manque toujours un petit quelque chose. Dès l’introduction, „presque“ apparaît dans un
contexte révélateur: la constellation de la Grande Ourse, que voient les deux marins ancrés au large de Nagasaki, se tient „presque aussi haut que dans le ciel de
Paris“ (MC, 46). Après de nombreuses semaines passées en mer, leur bateau atteint enfin un lieu qui leur permet de descendre à terre, et pourtant il lui manque un
petit rien décisif pour égaler le ciel de Paris, mesure de toutes choses. Le „presque“
n’exprime pas seulement un manque, il souligne à maintes reprises que le narrateur juge d’après des critères auxquels les événements de Nagasaki ne peuvent
se conformer. D’emblée, le séjour au Japon n’est pas envisagé en tant que découverte d’un univers inconnu jusqu’alors, mais en tant qu’essai de mise en scène
d’une féerie parfaite au milieu d’un Japon préfiguré par l’artisanat d’art et les
représentations populaires.
Les personnes qui y vivent n’atteignent pas non plus la perfection: les premières
femmes que Loti voit lors du défilé des prétendantes présentées par l’entremetteur
sont „presque mignonnes“ (61), le marieur va même jusqu’à n’avoir „presque pas
de nez, presque pas d’yeux“ (65), face à la première femme qu’on lui propose il a
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„presque un scrupule“ (72) en raison de son jeune âge, et les vieilles femmes qui
vivent elles aussi de la générosité des étrangers lui font „presque de la peine“ (73).
Mais ce sont ses réflexions au sujet de Chrysanthème elle-même qui sont les plus
éloquentes: elle a „presque une expression, presque une pensée“ (MC, 73),
„presque un air de penser“ (MC, 75). Elle ne se voit pas attribuer d’identité propre,
elle est incapable de penser. Et pourtant la scène où ils font connaissance indique
déjà qu’à la fin du roman Chrysanthème s’avérera plus ambiguë que Loti ne l’avait
pensé auparavant. D’une part, lors de la première rencontre avec Loti elle est
habillée en bleu foncé, ce qui marque son appartenance à la féerie. Mais en même
temps, elle se trouve aussi en dehors du cadre théâtral puisqu’elle est présentée
comme une véritable spectatrice: „Elle fait une moue d’ennui, de dédain aussi un
peu, comme regrettant d’être venue à un spectacle qui languit, qui n’est guère
amusant“ (MC, 73). Ici transparaît pour le personnage féminin la possibilité d’un
en-dehors alors que seul un rôle lui est dévolu dans la pièce mise en scène par
Loti.
Cette ambiguïté pressentie du personnage de Chrysanthème est confirmée à la
fin du roman. Car au moment où Loti doit repartir, cet arrangement prétendument
parfait se fissure lui aussi en surface. Loti, qui veut dire adieu à son épouse japonaise après s’être fait tatouer un dragon en souvenir de Nagasaki, arrive chez lui
un peu trop tôt. Bien malgré lui, il voit Kikou-San assise au milieu des piastres que
son mariage lui a rapportées, elle les caresse et les fait tinter avec un petit marteau tout en fredonnant une chanson gaie. Déçu par ce spectacle, qu’il appelle ce
„dernier tableau de mon mariage“ (MC, 224) et qui n’est aucunement l’‚apothéose
finale‘27 des deux protagonistes, Loti constate: „Comme j’ai été naïf de me laisser
presque prendre à quelques mots assez réussis qu’elle avait prononcés hier au
soir en cheminant à mon côté“ (MC, 224). Le fait désormais évident que le mariage
était, pour eux deux, un arrangement économique et que Kikou-San savoure visiblement sa nouvelle richesse, déplaît au protagoniste. Dans cette mise en scène,
la femme-objet ne doit pas avoir de vie propre; il apparaît donc que Loti a toujours
été le seul à la percevoir comme une surface unidimensionnelle. Contrairement à
ce qu’il présumait au début, „[l]es gens de ce pays-ci n’ont aucune conscience de
l’heure, du prix du temps“ (MC, 69), Chrysanthème a une idée très claire du temps
et de son prix. La principale figure féminine, considérée comme un simple décor,
montre ainsi que les féeries ont toujours été un théâtre populaire avec un espoir
de profit: si la mise en scène était aussi bonne que le mariage temporaire entre
Loti et Kikou-San, alors il faut en payer le prix.
De telles fissures dans une mise en scène trop parfaite soulignent le fossé qui
existe entre le protagoniste Loti et le narrateur Loti, lequel revient après coup sur
ce qu’il a vécu au Japon: „Tout cela est presque joli à écrire; écrit, tout cela fait
presque bien“ (MC, 83). Le but escompté, la mise en scène parfaite, le roman
parfait, n’est pas atteint – on en reste à une vague approximation. Cette insuffisance est due au redoublement du protagoniste à la fois metteur en scène et personnage principal de sa propre féerie, où il doit sans cesse se rappeler qu’il doit
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jouer le rôle qu’il s’est lui-même attribué: „Je me fais l’effet de jouer pour moimême quelque comédie bien piètre, bien banale“ (MC, 84). Par ailleurs, le narrateur Loti n’est pas en mesure de rendre le caractère spécifique de ces scènes japonaises en écrivant de telle manière qu’il y ait une issue à ce cercle vicieux:
„Pour raconter fidèlement ces soirées-là, il faudrait un langage plus maniéré que le
nôtre; il faudrait aussi un signe graphique inventé exprès, que l’on mettrait au hasard parmi les mots, et qui indiquerait au lecteur le moment de pousser un éclat de
rire“ (MC, 99). Il faudrait une langue qui combine un style plein de délicatesse avec
des indications scéniques destinées aux lecteurs, une langue donc qui ne soit ni
théâtre ni prose et qui puisse surmonter les deux pôles qui, selon Laplace-Claverie,
caractérisent la féerie moderne: „d’un côté le culte de l’image et le primat de la
mise en scène, de l’autre l’ascétisme visuel et le travail de la forme littéraire“.28
Mais l’objectif n’est pas atteint: „tout cela ne se dessine pas, ne s’exprime pas,
demeure intraduisible et insaisissable“ (MC, 214).
Pour prendre ses distances avec cette féerie, il ne reste plus en fin de compte à
Loti que le recours à un pouvoir magique. Dans la dernière scène du roman, Loti
essaie d’effacer complètement les non-événements de Nagasaki en se refusant à
emporter quelque souvenir que ce soit dans son nouveau port. Dans la dernière
scène sur le bateau il se débarrasse des fleurs de lotus que Chrysanthème lui
avait données: „[] je ne tiens point à ces lotus, bien qu’ils soient les derniers
souvenirs vivants de mon été à Nagasaki“ (MC, 231). Non seulement le marin
français n’emporte aucun souvenir matériel de son été au Japon, mais il prie dans
ses derniers mots une divinité japonaise de le laver complètement de cette aventure: „O Ama-Térace-Omi-Kami, lavez-moi bien blanchement de ce petit mariage,
dans les eaux de la rivière de Kamo“ (MC, 232). L’expérience japonaise doit être
rayée de sa mémoire, mais ce qui reste, c’est le texte.
(Traduit de l’allemand par Rose-Marie Eisenkolb)
Resümee: Isabel Kranz, Presque une féerie: le roman Madame Chrysanthème
de Pierre Loti untersucht, abseits zahlreicher dramatischer Adaptionen, von einer
comédie lyrique über eine Oper und einem Musical bis hin zu diversen Verfilmungen, die bisher kaum beachteten Hinweise im Romantext auf das Bühnengenre
der féerie. These des vorliegenden Artikels ist, dass sich dem Protagonisten die
Ereignisse in Madame Chrysanthème (1887) als eine féerie präsentieren, die von
ihm selbst inszeniert wird. Zugleich jedoch leidet er unter seiner Unfähigkeit, hinter
deren Bühnenbilder vorzudringen: Immer wieder wird die Schönheit der Szenerie
evoziert, ihr aber zugleich der Vorwurf von Künstlichkeit und Inauthentizität gemacht. Im Rückgriff auf Roland Barthes’ Lektüre von Lotis Aziyadé ermöglicht es
die Lektüre von Madame Chrysanthème als féerie, jenem allzu schnellen Vorwurf
des Orientalismus entgegenzutreten, mit dem sich der Roman oft konfrontiert
sieht: Denn in den Momenten, in denen das theatrale Setting aufbricht, zeigt sich
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das Scheitern des Versuchs, eine japanische féerie zu inszenieren und diese zugleich als erfüllende Realität zu erleben.
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Victor-Henry Debidour: Saveur des Lettres. Problèmes littéraires, Paris, Plon, 1946, 43.
Jonathan Wisenthal parle dans ce cas de „Madame Butterfly narratives“ transmédia
(Jonathan Wisenthal: „Inventing the Orient“, in: Jonathan Wisenthal et al. (ed.), A Vision
of the Orient: Texts, Intertexts, and Contexts of Madame Butterfly, Toronto et al., University of Toronto Press, 2006, 3-18, 5).
Ce rôle est dévolu chez Loti à Yves, l’ami objet d’un désir homoérotique; cf. à ce sujet
Hélène de Burgh: Sex, Sailors and Colonies. Narratives of Ambiguity in the Works of
Pierre Loti, Bern et al., Lang, 2005.
L’optique différente de l’histoire n’est pas seulement marquée par le passage de la flore à
la faune, mais aussi par un nom hybride: tandis que dans Madame Chrysanthème l’une
des deux parties du nom est française, dans Madama Butterfly (titre original en italien) le
titre français italianisé est associé à la désignation anglaise du papillon.
Cf. à ce propos, entre autres, la longue introduction de l’édition utilisée ici: Bruno Vercier:
„Préface“, in: Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, 5-35. Par la
suite, l’édition est citée dans le texte en utilisant la sigle MC.
Une lecture comparative a récemment été fournie par Margaret Topping: „Exoticist Illusion in Pierre Loti’s Japan“, in: Catherine Emerson (ed.), Artful Deceptions: Verbal and
Visual Trickery in French Culture, Oxford et al., Lang, 2006, 83-96.
Bien que le titre le donne à penser, il n’y a, autant que j’ai pu le vérifier, aucune prise en
compte du genre de la féerie dans Dolores Toma: Pierre Loti: le voyage, entre la féerie et
le néant, Paris, L’Harmattan, 2008. Cette dénomination est ici plutôt utilisée au sens
large, en tant que synonyme de „merveilleux“.
Dans ce qui suit, je m’appuierai à maintes reprises sur le très intéressant article de Roland Barthes: „Pierre Loti: ,Aziyadéʻ“, in: id.: Œuvres complètes II: 1966–1973, Paris,
Seuil, 1994, 1401-1411, 1401.
Chez Puccini aussi, l’héroïne a un vrai nom, Cho-cho San. Les noms très élaborés des
femmes japonaises dans l’opéra sont qualifiées par le général Pinkerton de „nomi di
scherno o scherzo“.
Ce jugement a lui aussi déjà été relativisé ailleurs de façon convaincante; cf. à ce sujet
entre autres Topping: „Exoticist Illusion“, art. cit. Du reste, cette objection se rapporte surtout à l’opéra de Puccini et moins au roman de Loti, rarement analysé en détail.
Ainsi que le souligne Akane Kawakami, il s’agit ici de la traduction d’un nom de femme
japonais en un nom de fleur français qui, en premier lieu, doit sembler authentique: „not
so much Japanese as Japanese-like, conforming to a vague idea of exoticism, prettiness
(flower names), ephemerality. [] the sound becomes imbued with a meaning, that of
,Japanesenessʻ for the Parisian reader“ (Akane Kawakami: „Stereotype Formation and
Sleeping Women: The Misreading of Madame Chrysanthème“, in: Forum for Modern
Language Studies, 38, 3, 2002, 278-290, 280).
Barthes: „Pierre Loti: ,Aziyadéʻ“, art. cit., 1402sq.
Le narrateur impute ce défaut de structure classique de l’action au pays où se passe le
roman: „[] tout un imbroglio de roman semble poindre à mon horizon monotone; toute
une intrigue paraît vouloir se nouer au milieu de ce petit monde de mousmés et de cigales [] Il y aurait même là matière à un gros drame fratricide; mais nous sommes au
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Japon et, vu l’influence de ce milieu qui atténue, rapetisse, drolatise, il n’en résultera rien
du tout“ (MC, 165).
Barthes: „Pierre Loti: ,Aziyadéʻ“, art. cit.,1403.
Debidour, op. cit., 45.
En lien avec Aziyadé, Barthes insiste sur le rôle important du temps aux deux sens du
terme chez Loti: „[] le temps renvoie à une sorte d’existence complexe du monde []
où se mêlent le lieu, le décor, la lumière, la température, la cénesthesie [] il permet au
discours de tenir sans rien dire []“ (Barthes: „Pierre Loti: ,Aziyadéʻ“, art. cit., 1403).
Alfred Bouchard: La langue théâtrale: vocabulaire historique, descriptif et anecdotique
des termes et des choses du théâtre, suivi d’un appendice contenant la législation théâtrale en vigueur, Paris, Arnaud et Labat, 1878, 116-117 (italiques dans l’original).
Ailleurs, il est dit: „[] il me semble m’être fiancé pour rire, chez des marionnettes“ (MC,
77).
Le narrateur use et abuse de l’adjectif „petit“ et le reconnaît: „J’abuse vraiment de
l’adjectif petit, je m’en aperçois bien; mais comment faire? – En décrivant les choses de
ce pays-ci, on est tenté de l’employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard, – le Japon
physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là“ (MC, 182).
Cf. Hélène Laplace-Claverie: Modernes féeries. Le Théâtre français du XXe siècle entre
réenchantement et désenchantement, Paris, Champion, 2007, 176.
Ce mot est une création de Pierre Loti: „Mousmé est un mot qui signifie jeune fille ou très
jeune femme. C’est un des plus jolis de la langue nipponne; il semble qu’il y ait, dans ce
mot, de la moue (de la petite moue gentille et drôle comme elles en font) et surtout de la
frimousse (de la frimousse chiffonnée comme est la leur). Je l’emploierai souvent, n’en
connaissant aucun en français qui le vaille“ (MC, 90sq.).
Pour une comparaison détaillée entre ce passage et la description d’Albertine endormie
dans La Recherche de Marcel Proust, cf. Kawakami: „Stereotype Formation and Sleeping
Women“, art. cit., 286-288.
L’idée selon laquelle Kikou-San serait un insecte mort qu’on aurait épinglé renvoie à son
tour au moment où Madame Butterfly pressent sa propre mort brutale: „On dit outre-mer /
Que si un papillon tombe / Dans les mains d’un homme, / On le perce / D’une épingle.“
Laplace-Claverie, op. cit., 113sq.
Pour une lecture plus précise des structures du désir dans Madame Chrysanthème, cf.
Burgh, op. cit.
Laplace-Claverie, op. cit., 120.
Cf. Roxane Martin: La Féerie romantique sur les scènes parisiennes 1791-1864, Paris,
Champion, 2007, 35.
Laplace-Claverie, op. cit., 159.