1CINBIOSE, UQAM CP 8888, succ. Centre-ville, Montréal

Transcription

1CINBIOSE, UQAM CP 8888, succ. Centre-ville, Montréal
CARACTÉRISTIQUES POPULATIONNELLES :
FACTEURS DE CONFUSION OU SOURCES ESSENTIELLES D’INFORMATION POUR
LES ÉTUDES QUANTITATIVES DE TMS ET POUR L’INTERVENTION?
KAREN MESSING1, SUSAN STOCK2, FRANCE TISSOT1, ANA MARIA SEIFERT1,
STÉPHANIE PREMJI1
1
CINBIOSE, UQAM
C.P. 8888, succ. Centre-ville, Montréal QC H3C 3P8 Canada
2
Institut national de santé publique et Université de Montréal
RÉSUMÉ
En ergonomie et en épidémiologie, les caractéristiques populationnelles
(genre/sexe, race/ethnicité/culture/statut d’immigrant, âge, classe sociale)
posent problème pour les analyses concernant les TMS. Dans les études
quantitatives, l’ajustement sur ces « variables de confusion » peut
équivaloir à l’ajustement sur des conditions de travail, cachant des risques
importants. Dans l’analyse de l’activité, ne pas tenir compte des divisions
du travail selon l’âge, le sexe, l’ethnicité/la race et la classe sociale peut
priver l’ergonome d’une source importante d’information sur les
contraintes du travail et les stratégies de régulation de la tâche. Par
contre, souligner les différences entre les groupes sociaux peut conduire à
de la discrimination. La construction sociale des interventions exige une
prise en compte nuancée des rapports de pouvoir dans les entreprises.
La validité scientifique exige aussi une compréhension de ces rapports et
leur relation avec les risques de TMS. Il est primordial de chercher de
nouvelles méthodes, axées sur la compréhension des mécanismes en jeu.
INTRODUCTION
Identifier les causes des TMS se fait surtout à l’aide des disciplines de
l’ergonomie et de l’épidémiologie. À prime abord, les caractéristiques
populationnelles (genre/sexe, race/ethnicité/culture/statut d’immigrant,
âge, classe sociale) ne paraissent pas centrales pour les analyses des
deux disciplines. En ergonomie, on tient compte « naturellement » de la
variabilité des individus, quelle que soit sa source, et comme on ne peut
intervenir sur les caractéristiques de ces individus, pourquoi s’attarder à
les identifier? En épidémiologie, il faut considérer ces attributs collectifs,
mais ils sont parfois perçus exclusivement comme des sources de
confusion dont il convient de soustraire les effets des analyses
(Niedhammer et coll. 2000).
Leur intérêt politique, par contre, n’est pas négligeable. Des mouvements
sociaux, dont les syndicats, s’y intéressent parce que certaines de ces
caractéristiques engendrent des inégalités qu’il faut éliminer. Et certains
effets des inégalités se font ressentir jusqu’au poste de travail et
deviennent pertinents pour l’analyse de l’activité. Ainsi, des ergonomes
ont traité sérieusement de l’âge (Laville et coll. 1975), du sexe (Messing
1999) et de l’ethnicité (Premji et coll., accepté). En même temps, l’intérêt
scientifique de considérer les inégalités émerge aussi dans les recherches
de l’épidémiologie sociale, où certains auteurs suggèrent de nuancer la
pratique de l’ajustement sur l’ethnicité, le sexe ou la classe sociale
(Krieger 2000; Messing et al., 2003; d’Errico et al., 2007).
Depuis 1993, certaines chercheures du CINBIOSE sont impliquées dans
un partenariat avec des centrales syndicales portant sur la santé des
femmes au travail (voir www.invisiblequifaitmal.uqam.ca). Depuis 2000
des chercheures de CINBIOSE collaborent également avec le Groupe
scientifique sur les TMS liés au travail de l’INSPQ, afin d’étudier ces
inégalités. Nous avons effectué des études ergonomiques ou
épidémiologiques sur les TMS et les facteurs de risque en milieu de
travail. Nous avons été amenées à considérer le sexe, l’ethnicité et la
classe sociale dans nos analyses (voir aussi la communication de Premji
dans cet atelier). À partir de tout ce matériel, nous présentons ici
quelques conclusions et questionnements portant sur la manière d’intégrer
les caractéristiques populationnelles dans les études quantitatives.
SEXE ET TMS DANS CERTAINES ÉTUDES QUANTITATIVES
Nous avons relevé les facteurs de risque associés aux douleurs au cou,
aux membres supérieurs et inférieurs et au bas du dos chez les
répondants à l’Enquête sociale et de santé 1998 (Stock et al. 2006;
Messing et al. sous presse; Tissot et al., 2007). Dans certains cas, il y
avait une différence entre les sexes dans la prévalence des TMS. Les
analyses ont été effectuées séparément pour les hommes et les femmes
(« analyse différenciée selon le sexe » [ADS]), et également de manière
plus conventionnelle, c'est-à-dire, pour tout l’échantillon en ajustant pour le
sexe. On utilise l’ADS parce que les femmes et les hommes occupent des
emplois différents, effectuent des tâches différentes à l’intérieur des
mêmes emplois, et sont traités différemment par les collègues et les
supérieurs hiérarchiques (Messing 1999). On a craint que le fait d’ajuster
pour le sexe équivaille à un ajustement pour des conditions de travail,
sous-estimant ainsi l’ampleur de la relation entre un TMS et des variables
d’exposition professionnelle. Une telle situation survient par exemple si,
dans une grande population, la même appellation de facteur de risque ne
correspond pas à la même réalité pour les hommes et les femmes. Par
exemple, les « charges » désignées par le vocable « manutention de
charges lourdes » peuvent être surtout des objets, dans le cas de
manutentionneurs masculins, ou surtout des personnes, dans le cas du
personnel féminin de la santé ou de l’éducation. Dans ce dernier cas, la
manutention se complexifie par les considérations éthiques, la crainte de
la violence (patient atteint de démence) ou les difficultés associées à la
manipulation d’un « objet » qui bouge, qui crie et qui est précieux
(garderie). Les mouvements sont différents, et peuvent être associés
différemment aux TMS.
Un autre type de problème survient si très peu de personnes d’un sexe
sont exposées au facteur de risque considéré ; tel est le cas des
vibrations, surtout le lot des hommes, ou du harcèlement sexuel, surtout
vécu par des femmes; il convient alors d’identifier la population touchée.
Enfin, comme les ergonomes comprennent bien, le contexte d’une
exposition peut changer complètement son impact ; un travail répétitif
avec la possibilité d’ajuster l’aménagement de son poste peut impliquer
des contraintes biomécaniques bien différentes de la situation d’un travail
répétitif dont les modes opératoires sont imposés. Or, dans une vaste
enquête populationnelle, nous ne pouvons pas nous informer de
l’ensemble des expositions des travailleurs et travailleuses. Mais nous
savons que celles des hommes et des femmes s’insèrent dans des
contextes bien différents.
Malgré ces incertitudes, ces vastes enquêtes sur la population au travail,
permettent de tenir compte de toute une gamme de facteurs personnels,
de facteurs du contexte hors-travail et d’expositions professionnelles. Elles
permettent ainsi d’identifier de nouveaux facteurs de risque et de cerner
l’importance relative de plusieurs d’entre eux. Une enquête
populationnelle par l’échantillonnage des ménages peut intégrer des
données concernant des milliers de travailleurs et travailleuses œuvrant
dans des petites entreprises non-syndiquées ou difficiles d’accès, dont
celles où il serait difficile d’obtenir le consentement de l’employeur. Elle
peut produire des données quantitatives qui ont un pouvoir de convaincre
(Poulmaire-Prunier et Gadbois 2005). Pour ceux qui veulent faire de la
prévention, elle pallie certains biais et lacunes identifiés au niveau des
données d’indemnisation (Lippel 1999;Scherzer et al. 2005; Gravel et al.
2006).
Or, effectivement, quand nous avons effectué nos ADS, nous avons pu
détecter certaines associations qui n’émergeaient pas quand les analyses
étaient conduites pour l’ensemble de la population, en ajustant pour le
sexe, qu’il y ait eu ou non une différence de prévalence de TMS selon le
sexe. D’autres chercheurs ont pu montrer que la classe sociale ou
l'ethnicité correspond aussi à une pléthore d’interactions avec les
expositions et les effets (Tissot et al. 2005 ; d’Errico et al. 2007). Devonsnous, pouvons-nous stratifier les analyses à la fois pour la classe sociale,
l’ethnicité, le sexe et l’âge, ce qui exigerait une taille d’échantillonnage très
importante, rarement obtenue dans les contraintes budgétaires actuelles ?
Ou devons-nous rechercher d’autres approches à des analyses
multivariées et multi-niveaux ?
Pour tenir compte de plusieurs facteurs en même temps, certains
chercheurs emploient des techniques d’analyse par grappes (cluster
analysis). Par exemple, une étude suédoise sur les TMS a formé 11
groupes de participants, post facto, à partir des données. Certains
groupes ont montré un risque élevé de TMS. Ces groupes pouvaient être
caractérisés selon la proportion de femmes, de personnes exposées à
certaines conditions, etc. (Leijon et al. 2007). Cependant, la valeur de
telles analyses pour l’intervention ergonomique est loin d’être évidente,
puisque les facteurs spécifiques responsables des TMS se retrouvent en
« grappes » inextricables. Et en identifiant des groupes sans spécifier les
causes de TMS, ce genre d’analyse pourrait donner des armes à ceux et
celles qui voudrait exercer une discrimination à l’embauche.
LES INTERVENTIONS ERGONOMIQUES
L’intervention ergonomique n’implique pas que l’analyse du travail, elle
exige aussi une construction sociale. Cette construction sociale de
l’intervention requiert de créer un rapport de force qui favorise les
changements (Vézina et coll. 2003). Alors, quand il s’agit d’intervention, il
faut situer les caractéristiques des populations par rapport aux enjeux de
pouvoir dans les entreprises. Dans plusieurs entreprises, les femmes, les
immigrants, les minorités visibles, les jeunes, les personnes de faible
scolarité, ont peu de prises sur leurs conditions de travail. Dans ces cas,
l’ergonome a la responsabilité d’agir comme « courroie de transmission»
pour faire entendre ces groupes (Villeneuve 1993).
Un bémol : il n’y a pas de correspondance biunivoque entre telle
caractéristique et tel statut. Ainsi, les personnes plus vieilles peuvent être
considérées comme expertes ou encore comme dépassées ou infirmes.
Les rapports hiérarchiques peuvent coïncider avec les rapports sociaux de
sexe dans un endroit où les hommes sont gérants et les femmes,
secrétaires, mais s’inverser dans une unité d’hôpital où les femmes sont
infirmières et les hommes, concierges.
En plus des rapports de pouvoir, les caractéristiques sociodémographiques peuvent sous-tendre des stratégies collectives de
régulation de la tâche. On décrit des stratégies de protection des
personnes vieillissantes par la répartition collective des tâches exigeantes
physiquement. Les études de Premji et de Seifert (actes de ce congrès)
montrent que l’entraide lors de moments de surcharge est une des
stratégies les plus fréquentes, mais qu’elle se passe parfois dans des
cercles fermés qui ont une base ethnique/ linguistique. Dans ces cas,
quand on regarde les rapports d’accidents, les données d’absences, les
difficultés de recrutement, l’accès aux programmes de formation ou la
distribution des tâches, considérer les caractéristiques de la population
peut fournir à l’ergonome des prises importantes pour la transformation
des conditions de travail.
BIBLIOGRAPHIE
d'Errico A, Punnett L, Cifuentes M, et coll. (2007) Hospital injury rates
in relation to socioeconomic status and working conditions. Occup
Environ Med. vol. 64, no. 5, pp. 325-33.
Gravel, S., Brodeur, J.-M., Champagne, F., Lippel, K., Patry, L.,
Boucheron, L., et al. (2006). Critères pour apprécier les difficultés d'accès
à l'indemnisation des travailleurs immigrants victimes de lésions
professionnelles. http://www.pistes.uqam.ca/v8n2/articles/v8n2a6.htm
Krieger, N. 2000. Refiguring "race": epidemiology, racialized biology,
and biological expressions of race relations. Int J Health Serv vol. 30, no.
1, pp. 211-216.
Laville, A., Teiger, C., Wisner, A. (eds) (1975) Age et contraintes de
travail. Jouy en Josas : Naturalia et Biologia - Editions Scientifiques.
Leijon O, Lindberg P, Josephson M, Wiktorin C. (2007) Different
working and living conditions and their associations with persistent
neck/shoulder and/or low back disorders. Occ Environ Med vol. 64, no. 2,
pp. 115-121.
Lippel K. 1999. Workers' compensation and stress. Gender and access
to compensation. Int J Law Psychiatry 22: 79-89.
Messing, K. 1999 La pertinence de tenir compte du sexe des
"opérateurs" dans les études ergonomiques: Bilan de recherches.
PISTES vol. 1 no 1. http://www.pistes.uqam.ca/v1n1/articles/v1n1a5.htm
Messing, K., L. Punnett, M. Bond et coll. (2003) Be the fairest of them
all: Challenges and recommendations for the treatment of gender in OHS
research. American Journal of Industrial Medicine 43: 618-629.
Messing, K., Tissot, F., Stock, S. sous presse. Distal lower extremity
pain and working postures in the Quebec population. American Journal of
Public Health.
Niedhammer I, Saurel-Cubizolles MJ, Piciotti M and Bonenfant S. How
is sex considered in recent epidemiological publications on occupational
risks? Occup Environ Med 2000:57(8):521-7.
Premji, S., Lippel, K., Messing, K. (accepté) « On travaille à la
seconde! » Rémunération à la pièce et santé et sécurité du travail dans
une perspective qui tient compte de l’ethnicité et du genre. PISTES.
Prunier-Poulmaire, S., Gadbois, C. (2005) Quand le questionnaire
s’impose à l’ergonome. In L’ergonomie et les chiffres de la santé au
travail : ressources, tensions et pièges, ed S Volkoff, pp. 75--86. Octares
éditions, Toulouse.
Scherzer T, Rugulies R, Krause N. 2005. Work-related pain and injury
and barriers to workers' compensation among Las Vegas hotel room
cleaners. Am J Public Health 95: 483-488.
Stock S, Vézina N, Seifert AM, Tissot F, Messing K. 2006. Les
troubles musculo-squelettiques au Québec, la détresse psychologique et
les conditions de travail : relations complexes dans un monde du travail en
mutation. Santé, Société et Solidarité de l'Observatoire franco-québécois
de la santé et de la solidarité 2: 45-59.
Tissot, F., Messing, K., Stock, S. (2005) Standing, sitting and
associated working conditions in the Quebec population in 1998.
Ergonomics 48 (3): 249-269.
Tissot, F., Messing, K., Stock, S. 2007. Relationships between low
back pain and different types of standing and sitting postures in the 1998
Quebec Health And Social Survey. PREMUS 2007. Book of Abstracts.
Vézina N, Stock, SR, Simard, M, St-Jacques, Y, Marchand, A,
Bilodeau, P-P, Boucher, M, Zaabat, S,Campi, A 2003. Problèmes
musculo-squelettiques et organisation modulaire du travail dans une usine
de fabrication de bottes - Phase 2. Montréal : IRSST.
Villeneuve J. Quelques réflexions sur l'intervention ergonomique.
Bulletin de l'Association Canadienne d'Ergonomie 1993;6(1):10-11.