Dire la maladie et se retrouver entre soi. Les forums de discussion

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Dire la maladie et se retrouver entre soi. Les forums de discussion
Dire la maladie et se retrouver entre soi.
Les forums de discussion de l'Internet sur les hépatites
Marta Maïa1
Introduction
Le travail présenté ici décrit la façon dont les personnes qui sont atteintes d’une
hépatite C ressentent la maladie et expriment leurs expériences sur des forums de
discussion de l’internet.
L’étude a été menée entre 2003 et 2005 dans le cadre d’une recherche
postdoctorale au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France.
La collecte de données s'est faite par un recueil de témoignages sur des forums de
discussion en ligne autour des hépatites et des entretiens avec dix personnes rencontrées
sur ces forums, cinq femmes et cinq hommes âgés de 35 à 60 ans et vivant dans la région
parisienne. Les entretiens semi-directifs, d’une durée moyenne de 80 minutes, ont été
enregistrés avec l’accord des personnes interrogées. Des témoignages sont introduits dans
le texte afin d’apporter un éclairage au lecteur. Les prénoms cités sont fictifs.
Hépatite et hépatant
Un traitement qui peut éliminer le virus de l’hépatite C est disponible, mais il
n’est pas toujours efficace. Son taux de succès dépend de certains facteurs, comme la
coïnfection avec un autre virus, la consommation d’alcool, l’âge, le moment où l’hépatite
est détectée et un traitement engagé. Le succès du traitement dépend aussi de son vécu.
En effet, des patients arrêtent le traitement avant son terme ou ne le suivent pas
correctement (sautes de prises, changements fréquents des horaires de prise, etc.) en
raison de sa pénibilité. Généralement, au fil des mois, les patients sont de plus en plus
fatigués, ce qui ne favorise pas un suivi correct du traitement, qui doit se poursuivre, en
général, durant douze mois. Les effets indésirables des médicaments sont nombreux :
fièvre, courbatures, maux de tête, fatigue, nausées, perte de poids, perte de cheveux,
troubles du goût, troubles du sommeil, troubles psychologiques, troubles oculaires,
sécheresse de la peau, réaction cutanée aux points d’injection, anorexie, neutropénie, etc.
Des études montrent que 15% des patients qui entament un traitement ne le mènent pas à
terme (Lévy, 2002). La fatigue est l’un des principaux effets secondaires du traitement
(SOS Hépatites, 2004). Une fatigue parfois invalidante, face à laquelle les malades
ressentent un manque d’écoute. Les troubles de l'humeur et la dépression sont également
fréquents parmi les patients sous traitement (SOS Hépatites, 2003). Des malades parlent
d’un manque d’envie de maintenir des relations avec les autres, voire une agressivité
contre les autres et contre soi-même, qui peut aller jusqu’au suicide. Il est en outre certain
que l'état de maladie, se savoir malade, nuit à l'équilibre psychologique.
Les malades ressentent souvent un manque d’écoute de la part des autres, à
commencer par les médecins, même si les relations médecins-patients ont changé depuis
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Chercheure en anthropologie sociale, Portugal.
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l’apparition du VIH/SIDA, qui a donné lieu à une importante mobilisation et capacitation
de la part des malades. Dans la maladie chronique, le patient doit gérer sa maladie, c’està-dire s’administrer des soins, agir sur son corps, participer activement à son traitement,
être auto-soignant. Certains malades acquièrent des connaissances médicales, créent des
associations de malades pour faire entendre leur voix et deviennent des acteurs collectifs,
des partenaires dans la gestion du système de santé. L’appartenance à un groupe de
malades ou à une association est une originalité de l’auto-soignant que devient le malade
chronique. Le malade souhaite rompre l’isolement et cherche une similitude
d’expériences, inconnues des autres, qui engendre sympathie et compréhension entre
malades qui vivent une expérience commune. En France, ces groupes tendent à se
répandre (Herzlich et Pierret, 1984).
L’interrogation sur l’origine de la maladie n’est jamais entièrement satisfaite par
les réponses de la médecine. Le malade s’interroge sur le sens de sa maladie. Il a besoin
de relier sa maladie à son environnement et à sa vie. Le malade se tourne alors vers les
autres malades pour comprendre ce qui lui arrive.
« En fait, il faut dire que c’est important d’aller voir des personnes qui ont la
même maladie que soi, parce qu’à mon avis, l’entourage ne le comprend pas. C’est
normal, on ne saigne pas, on n’a pas un bras en moins ou des choses assez visibles... Et
la fatigue, bon, des fois, ça ne se voit pas. Quand on dit aux gens « je suis un peu
fatigué », pour eux, une fatigue se répare en une nuit. Les gens ne comprennent pas ce
qu’on ressent. » (Fabrice)
En Occident, la maladie signifie infériorité, diminution, humiliation. Elle est
maléfique (Laplantine, 1992). La souffrance du malade vient aussi de là. Il doit gérer la
maladie, mais aussi gérer sa signification sociale. L’impact qu’a la maladie sur l’individu
dépend de la signification qu’il lui attribue, dans le contexte social particulier qui est le
sien.
Le mode de contamination, événement de son histoire personnelle, peut modeler
la vision que l’individu a de sa maladie. Ainsi, certains malades contaminés par le VHC
par transfusion sanguine mettent l’accent sur une identité de victimes qui les distinguerait
des malades infectés à l’occasion d’usage de drogues, comme j’ai pu l’observer lors des
Forums SOS Hépatites et comme cela m’a été décrit par des membres d’associations de
malades.
C’est à un membre de l’association SOS Hépatites que l’on doit l’invention du
terme "hépatant", qui joue sur les mots, pour désigner les personnes engagées dans les
associations de malades atteints d’une hépatite. Les personnes engagées dans la lutte
contre la maladie sont, de par leur implication et leur action, méritoires et épatantes. Le
terme s’est ensuite élargi aux personnes vivant avec une hépatite virale en général. Je
reprends ce terme car les sujets qui font l’objet de mon étude y adhèrent.
Parcours hépatant : de l’annonce au traitement
L'annonce de la maladie chronique est un évènement bouleversant, car il fait
basculer la personne dans un statut de malade.
L'annonce du diagnostic de l’hépatite C représente souvent un changement dans la
vie quotidienne, qui est dorénavant rythmée par les consultations et les examens
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médicaux. C'est aussi un changement dans les relations avec les proches, à qui le malade
demande du soutien alors qu'il est moins disponible pour les siens.
Enfin, le diagnostic introduit un changement dans les relations avec les autres par
la peur de la contamination, c’est-à-dire d’une éventuelle transmission virale aux proches,
ainsi que la peur de la discrimination.
« Ça a posé un problème de relation sexuelle, la découverte du VHC, au niveau
sexuel, à la limite, tu sais que t’es pas contaminant, mais il suffit que tu ais une relation
un peu plus longue et ça pose problème parce que ça peut coincer, ça a coincé. Ça
n’oblige pas de le dire mais, c’était pesant. J’étais obligé de téléphoner à la personne
pour lui dire, tu vois, c’était pesant. » (Laurent)
La stigmatisation des malades pouvant nuire à leur qualité de vie, ils font parfois
le choix de ne pas révéler leur état de santé aux autres, même si cela peut se traduire par
un obstacle à l’aide sociale et entraîner l’isolement, qui est un facteur aggravant pour
l’état de santé (Dijker, 1998).
Dans les représentations sociales, la bonne santé est identifiée à la norme et la
maladie à un état considéré anormal. La maladie représente ainsi une sorte de déviance
sociale, surtout lorsqu’elle permet au malade d’échapper aux tâches, responsabilités et
contraintes qui pèsent quotidiennement sur ceux que l’on catégorise comme bien-portants
(Herzlich, 2000). Dans une société qui exalte la performance, loue l’adaptation et érige la
santé en valeur centrale, la notion de santé se mêle à celle de réussite et de recherche
d’excellence. La maladie devient alors désordre et faute, et soulève des problèmes
d’identité à celui qui se sent (un) malade, potentiel objet de stigmatisation (Corin, 1996).
Les maladies chroniques ne s’accompagnent pas toujours de symptômes
directement visibles. Mais, en dépit de son manque de visibilité, sa survenue constitue
souvent une rupture biographique qui implique des changements dans le mode de vie de
l’individu devenu malade, telle l’astringence aux soins médicaux. Se savoir malade peut
aussi provoquer un changement dans la perception que la personne a d’elle-même,
comme le montrent de nombreux travaux (cf Bataille, 2005 ; Laplantine, 1992 ; Adam et
Herzilch, 1994 ; Carricaburu et Pierret, 1992). Certaines maladies chroniques, handicaps
ou affections, disqualifient socialement les personnes qui en sont atteintes (Goffman,
1975).
Dans le cas des personnes en traitement, ce sont les effets secondaires des
médicaments qui sont fréquemment à l’origine d’un sentiment d’être malade, car
l’hépatite C est en règle générale asymptomatique. Cela décourage d’ailleurs certains
patients de s’engager dans un traitement.
L’incompréhension de l’entourage a été mentionnée par les personnes interrogées
à propos du vécu de la maladie. Elle tient surtout à une incapacité à prendre totalement
conscience de la souffrance du malade au quotidien et sur le long terme, et un sentiment
d’incapacité à résoudre tous les problèmes que pose la maladie de l’autre. Les malades
ont alors le sentiment que seuls d’autres malades sont à même de les comprendre. C’est
cette compréhension qu’ils rencontrent dans les associations de malades et les forums de
discussion de l’internet autour de la maladie qui les affecte.
Le forum de discussion: un espace de narrative thérapeutique
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Les malades parlent beaucoup du traitement et de ses effets secondaires, qui
obligent parfois à un arrêt maladie. Le moment d'entamer le traitement réveille le besoin
de chercher des informations sur la maladie. La découverte des forums est décrite comme
thérapeutique: le malade ne se sens plus seul et incompris, il a l'occasion d'échanger avec
des personnes qui ont le même vécu, en quelque sorte des pairs ou des compagnons de
maladie, et il y trouve du réconfort. Il peut apprendre, parler, écouter, échanger, dans une
relation empathique avec des personnes qui ont un vécu semblable.
Il arrive que durant la période de traitement le malade fréquente plus assidument
les forums, en quête d’informations et de soutien. Les liens avec les autres membres du
ou des forums s’intensifient à ce moment là et occupent une place considérable dans le
vécu la maladie.
Un des effets secondaire du traitement est le repli sur soi, ce que certains malades
appellent “le côté autiste”: le malade n'a pas envie de sortir, de voir du monde. Mais
l’échange avec d’autres malades n’est pas une relation comme les autres. Les malades
parlent très librement sur les forums, qui sont pour eux un espace anonyme où ils se
sentent entre égaux, entre pairs, entre compagnons de maladie. Les personnes que j'ai
rencontrées parlent d'un sentiment de réconfort, du sentiment de se sentir compris, qui
parfois fait défaut chez les personnes de l'entourage, du sentiment de se sentir soutenu
ainsi que d'un sentiment d'appartenance à un groupe de personnes qui partagent une
expérience commune et avec qui on désir communiquer.
Comme disait Agnès, une femme divorcée de 50 ans:
«Je me suis rendue compte qu'il y avait un grand nombre de personnes dans le
même cas (...) Par exemple, c'était la première chose que je faisais le matin au réveil. Je
branchais mon PC et lisais les nouveaux messages sur le site, qui était ouvert en
permanence. Donc, je passais mon temps entre mon ordinateur, mon lit et mon canapé...
Pendant le traitement, il y a des moments où je devenais folle... Et là, toutes les
personnes avec lesquelles tu as déjà parlé, elles sont là pour te dire : "tu dois tenir bon!"
Tu t'intéresses aux autres, ça te permet de t'intéresser à nouveau aux autres... Ça permet
de ne pas se sentir complètement hors du monde. Parce que c'est ça le problème, c'est
que tu te sens complètement hors du monde. Et ça, ça maintient une relation...»
Maryse a eu le même ressenti:
«J’avais retrouvé pas mal de témoignages et de vécus que je ressentais, donc ça
m’avait réconfortée, parce qu’il y a quand même des moments, sous ce traitement-là, où
je trouvais qu’on était vraiment dans des états un peu bizarre, et de lire des témoignages
sur les traitements, bon, je m’étais rendue compte que c’était pas moi qui devenais folle,
mais que c’était des effets secondaires du traitement qui commençaient à être reconnus.
A la sortie du deuxième traitement, je me suis dit que, là, c’était pas possible, il fallait
que je rencontre d’autres personnes, que je vois un petit peu qu’est-ce qui ce passait,
parce que je n’entendais que la voix… je n’avais comme référence que mon hépatologue,
qui certes était prévenant mais ne répondait pas à toutes mes questions. Donc j’ai senti le
besoin de discuter avec d’autres malades, de façon à, justement, me rassurer sur les
effets secondaires.»
Les forums fonctionnent donc comme un lieu d'information, de réconfort,
d'entraide et de narration de soi, participant ainsi à la gestion de la maladie. Dire la
maladie, c'est reconfigurer la perception du vécu en insérant les événements dans une
trame significative (Laplantine, 1992 ; Ricœur, 1990).
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Les forums permettent une narrative-dialogue. La construction du sens s'opère à
travers un récit dialogique, où le discours est adressé, partagé et discuté. La relation qui
s'établit avec les autres malades rend cette forme de récit particulier parce que dialogique
(Quinche, 2005). En outre, le fait de lire les histoires de ses pairs, permet à la personne
malade de mieux se placer et définir sa propre histoire de vie. Le travail d'écriture
dialogique peut ainsi devenir un salut par l'écriture, selon l'expression de Laplantine
(1992) et une expérience limite qui participe à la gestion de la maladie.
De la maladie à la guérison ou du malade au guéri
La guérison fait également partie des sujets abordés dans les forums.
Étonnamment, la guérison n'est pas toujours facile à vivre, parce qu'elle représente encore
un changement dans la vie quotidienne, une rupture biographique et peut-être aussi un
besoin de recomposer son identité (de malade qui n'en est plus un), comme le montre le
témoignage d’Agnès:
«Et bah, ça, justement, c’est un truc qui est un peu bizarre, figure-toi, parce que
pendant tout mon traitement, je me suis sentie un petit peu comme de… Si tu veux, j’étais
pas bien, j’étais malade, mais, en même temps, j’étais très soutenue, tu vois,
psychologiquement, j’avais un psychiatre qui me suivait, j’avais des entretiens avec une
psychologue, il y avait mon gastro qui me suivait beaucoup, même ma généraliste, elle
était vachement à l’écoute et tout ça, et à la fin du traitement, tout d’un coup…Bon, en
plus, il y avait le site qui m’a vraiment…beaucoup aidée aussi, et tout d’un coup, c’est
comme si t’as…Tout s’arrête d’un seul coup! Le traitement s’arrête, donc, comme si t’es
sensée ne plus avoir besoin d’aide et que tout est…T’es complètement dépossédée de ta
vie, quoi, si tu veux…C’est un petit peu comme quand on arrête la dope, je veux dire…
Quand on est alcoolique, tu vois, un truc comme ça. Parce qu’en fait, tout esprit, il est
rempli de ce qui t’arrive, soit de l’alcool ou de la dope ou, donc, de l’hépatite. Je ne
pensais qu’à ça, j’étais là pour me soigner et je ne pensais qu’à ça. Et donc, tout d’un
coup, t’es sensée te sentir bien parce que c’est fini, mais t’as plus de quoi remplir ta
vie… Ça m’a choquée, ce truc là, c'était très bizarre...»
Après le traitement il y a un long moment d'attente empreinte d’anxiété car il faut
se remettre des effets secondaires du traitement, se remettre à travailler et attendre
environ un an pour s'avoir si la charge virale est toujours nulle, donc si l'on est guéri. Il
faut alors faire le deuil de la maladie et changer de rythme de vie, s'habituer à l'absence
de consultations médicales et d'examens. Certains patients guéris s'engagent à ce moment
dans une association ou continuent simplement de participer aux forums de discussion,
restant ainsi liés avec la maladie par les malades. D'autres patients préfèrent couper
radicalement avec la maladie. Mais ce n'est pas pour autant que tout redevient comme
avant: il arrive qu'un changement de projets de vie, d'habitudes, de valeurs et de
représentations se produise au moment de la guérison, par exemple un changement
d'hygiène de vie, une modification de la perception de soi, un déménagement, le début
d'une psychanalyse, etc. Après le traitement, il y a parfois un sentiment de vide et un
besoin de recomposer son identité. La guérison peut aussi entraîner une culpabilité, la
culpabilité d'être guéri, comme le montre ces témoignages de Caroline et de Sophie:
«Dans le cas de la maladie, j'ai culpabilisé, car je ne comprenais pas pourquoi je
n'étais pas hyper heureuse d'être guérie; je me suis demandée si je ne souhaitais pas
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garder les bénéfices secondaires, à savoir: beaucoup d'attention centrée sur moi, surtout
de la part des médecins.»
« Je me suis mise à culpabiliser sur le fait de ressentir tout ça, comme si je
n'étais pas contente d'avoir guérie, d'avoir survécue, et que je baignais dans les bénéfices
secondaires... Bref seule, désemparée, comme mise à la porte, avec toutes ces souffrances
et interrogations sur mon futur, à assumer, cette fois toute seule...»
Un bénéfice secondaire, c'est ce qui apparaît comme bénéfique autour de
l'évènement (la maladie). Par exemple, la personne reste dans un état maladif car les
autres font plus attention à elle, ils sont plus prévenants, donc elle bénéficie de l'attention
accrue des autres, ce qui lui donne un confort social et affectif qui ne lui donne pas envie
de sortir de cet état.
La phase du traitement est vécue comme un moment ambigu, qui déstabilise la
personne, son quotidien, l'image de soi, les relations avec les autres, la perception qu’elle
a des autres, mais qui, en même temps, incarne l'espoir d'une guérison et donc d'une
meilleure qualité de vie et d'une espérance de vie plus longue. C'est aussi une période où
l’individu se sent « plongée dans la maladie ». Or, au moment où il sort de cette
« parenthèse », il a besoin de recomposer son identité en tant que non-malade et parfois
aussi en tant qu'être qui travaille, a des relations sociales, une vie sexuelle, etc. Il doit, par
ailleurs, intégrer à la représentation de soi son expérience de la maladie. Quand il « sort
de la maladie », il peut ressentir un « vide » car par la « perte » du virus, il perd aussi les
liens sociaux liés à l'état de malade, le sentiment d’être pris en charge et, par conséquent,
son identité de malade. Le quotidien n’est plus rythmé par la maladie et l’individu doit
s’adapter à ce nouvel état et à son nouveau statut, celui de guéri. Le malade, après avoir
renversé l’échelle de valeurs qui met la maladie du côté du malheur et avoir réussi à
percevoir la maladie comme « quelque chose qui a du bon », à la « positiver », qui définit
son quotidien et lui-même, se voit à nouveau confronté à un besoin de redéfinition de
soi. De façon momentanée ou permanente, la maladie modifie la perception de soi. Le
corps n’est pas seulement, pour le malade, un objet physique ou un état physiologique,
c’est une part essentielle de son moi (Good, 1998).
La maladie est un facteur de régression de la santé, mais aussi de rupture de
l’identité. L’individu va alors soit nier le trouble, soit le majorer, soit intégrer cette
contrainte et réorienter son projet biographique, ce qui lui permettra de dépasser ses
difficultés (Leroy, 1980). C’est ce dernier cas qui prévaut chez les personnes que j’ai
interviewées.
Conclusion
Lorsque le soutien social fait défaut, les associations apportent une aide
considérable, fournissant des services sociaux et juridiques, de l’information sur la
maladie et les traitements, un soutien émotionnel à travers, par exemple, des groupes de
parole ou encore un lieu de sociabilité, d’occasions de rencontres et de détente (Adam et
Herzlich, 1994). Ces associations font preuve de l’importance du soutien émotionnel,
psychologique, relationnel, social, voire matériel, dans la gestion de la maladie.
Des groupes de parole se forment autour de l’hépatite C, comme c’est le cas des
forums de discussion sur Internet. Pour certains, le dialogue avec des personnes qui
partagent l’expérience d’une même maladie peut être très bénéfique, permettant de lutter
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contre l’isolement et l’auto-stigmatisation et de pacifier le rapport à la maladie.
Néanmoins, comme le souligne Bungener (1998) à propos de l’épidémie du VIH/SIDA,
les individus ne possèdent pas tous les mêmes capacités à mobiliser un réseau d’entraide.
Les personnes socialement vulnérables n’ont pas la même capacité que les personnes
socialement aisées, pour chercher des informations, du soutien psychologique et/ou
associatif. Par ailleurs, le soutien familial, quand il existe, n’est pas toujours facile à
gérer. L’entourage peut ne pas comprendre et ne pas supporter le comportement et les
réactions du malade. Lorsque les malades sont en difficulté – que ce soit un besoin
d’informations, une souffrance physique ou une détresse psychologique – ils ne cherchent
pas forcément un soutien dans leur entourage, mais auprès d’associations, de personnes
qui connaissent leur maladie, leurs droits sociaux, les structures de soutien
psychologiques, qui ont elles-mêmes le vécu de cette maladie et qui ont une plus ample
connaissance des difficultés qu’elle pose et des réponses qu’il est possible d’y apporter.
L’engagement associatif est pour certains malades une motivation pour s’engager dans le
traitement, un moteur dans la lutte contre leur maladie. Cet engagement donne un esprit
de combat aux malades, leur permettant de se sentir plus forts et plus armés face à la
maladie.
Le malade engagé, par le biais de l’association, partage ses connaissances et son
vécu au profit d’autres malades qui cherchent de l’aide. Cette démarche est peut-être
aussi un moyen de rester dans un contexte que le « malade guéri » a du mal à quitter,
parce qu’il fait désormais partie de son vécu et de son identité. « Malade guéri » semble
un contre-sens, mais cette expression nous montre que la maladie en tant qu’expérience
passée fait désormais partie du parcours personnel de l’individu, le présent se
construisant avec les expériences du passé.
Le besoin d'informations, de s'exprimer sur leur expérience de la maladie et de
partager des informations motive les malades à chercher des forums de discussion en
ligne. Ce partage d’expériences avec des personnes dans le même cas, naît et/ou se
renforce avec le début du traitement. Les effets indésirables du traitement peuvent
amener le malade à cesser de travailler. C'est à ce moment que le lien avec les autres
malades se renforce. Le malade, privé de l’énergie nécessaire pour sortir de chez lui, voit
dans ces sites internet l'occasion de maintenir un lien avec le monde, qui n’est pas un
monde quelconque mais celui des hépatants, les seuls capables de le comprendre.
Les hépatants parlent des membres qui ont déjà vécu l'expérience (souvent
pénible) du traitement comme des « initiés ». On remarque dans les discours une
valorisation de ceux qui ont déjà mené à terme plusieurs traitements. C’est une manière
de s’encourager qui est tournée en revalorisation de soi en tant que malade. Parfois, le
nombre de traitements réalisés s’exhibe comme autant de médailles et les médaillés ont
droit à moult compliments. Cette expérience difficile qu’est le traitement est transformée
en instrument de valorisation de soi. Selon les modèles d’interprétation de la maladie
énoncés par Laplantine (1992), nous pouvons voir là un renversement du modèle
d’interprétation de la maladie : de maléfique, elle devient bénéfique, car elle permet,
outre l’introspection citée plus haut, l’exploit. Le traitement, qui est le plus souvent
pénible, est alors vécu comme une maladie guérison. J’ai ainsi pu observer, chez les
personnes interviewées, des passages d’un modèle étiologique, selon l’analyse de
Laplantine, à un autre, en fonction du parcours biographique du malade : maladie
blessure lors de l’annonce du diagnostic, maladie gratification lorsqu’elle apporte des
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bénéfices secondaires au patient, maladie guérison pendant le traitement, maladie exploit
lorsque le traitement est mené à terme et le patient « réussit » et guérit.
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