Créativité 3: Notes de cours

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Créativité 3: Notes de cours
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La Créativité
Notes de lectures : à propos de Winnicott, de l'aire transitionnelle, de
l’imaginaire et de la créativité.
Introduction
En 1951 Winnicott crée le concept d’objet et d’aire transitionnels. L’un de ses articles
fondateurs se retrouve dans l’ouvrage « De la pédiatrie à la psychanalyse » de 1969. Mais,
l’article est issu d’un exposé que Winnicott a donné à la Société Psychanalytique Britannique
au mois de mai 1951.
Le point de vue de Winnicott sur la créativité est original et toujours d’actualité. Non
seulement ce psychanalyste nous permet de comprendre les origines de « l’illusion », du
monde imaginaire et culturel, mais il pointe également les enjeux psychiques qui s’y rattachent (l’angoisse, le désir, le sentiment de toute puissance).
Nous verrons dans cette synthèse trois aspects que Winnicott a développés : premièrement la créativité et son origine, deuxièmement, le phénomène (ou objet) transitionnel et troisièmement la créativité productive (qui concerne la production artistique).
Pour finir, nous tenterons d’articuler les notions de Winnicott à la réalité du terrain, en
particulier dans le cadre d’un atelier de créativité.
Air et objet transitionnels chez Winnicott
Une définition
Le phénomène (ou objet) transitionnel n’appartient ni à l’extérieur du moi et ni à la subjectivité du sujet. Il permet d’unir l’enfant à la mère, mais c’est aussi l’occasion d’une séparation. La définition qu’en donne Winnicott (1969, p. 110) est la suivante :
J’ai introduit les expressions « objet transitionnel » et « phénomène transitionnel » pour
désigner la zone d’expérience qui est intermédiaire entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la relation objectale vraie, entre l’activité créatrice primaire et la
projection de ce qui a déjà été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de cette dette (« dis : merci ! »)1.
Dans cette définition, Winnicott oppose ainsi le monde extérieur au monde intérieur de
l’enfant. D’un côté « la relation objectale vraie », c’est-à-dire, le monde extérieur au moi. De
l’autre côté se trouve « l’érotisme oral », l’objet intérieur, ce qui est entretenu d’une manière
toute subjective. Cette même opposition s’organise autour de l’acte de politesse. Le remer1
A noter que Winnicott parle du « schème des phénomènes transitionnels » qui apparaîtrait entre 4 et 12 mois (1969,
p.113), et « du stade transitionnel » (Ibid.)
-2ciement est une affirmation de l’autre, dans ce qu’il est, à savoir, une personne extérieure, différente. Alors que l’« ignorance primaire de la dette » représente la négation de la différence.
L’autre n’existe pas pour ce qu’il est. C’est donc entre ces deux extrêmes que se met en place
un espace qui permet de relier le monde intérieur de l’individu à la réalité. Il faut noter que
Winnicott ne se borne pas à simplement étudier l’enfant. Sa question tourne autour de la formation de l’ « l’illusion » et des codes culturels. C’est pourquoi sa notion d'aire transitionnelle
concerne notre civilisation :
Je me hasarde à avancer qu’il existe un état intermédiaire entre l’inaptitude du petit enfant
à reconnaître et à accepter la réalité et son aptitude croissante à le faire. Ce que j’étudie
ici c’est donc l’essence de l’illusion, celle qui est permise au petit enfant et qui est propre à
l’art et à la religion dans la vie d’adulte » (1969, p. 111)
Entre l’objet transitionnel et le fantasme existe une relation étroite. Tous deux sont issus
de la pulsion imaginative. L'homme a besoin d'inventer de créer de "l'illusion". Et ce dernier
terme n'est pas péjoratif pour Winnicott. C'est une gratification différée. Je peux m'imaginer
manger à la fin de la journée et m'en réjouir. D'une part, mon imagination crée une image (un
symbole) et celui me permet de patienter et d’entretenir un désir.
A l’origine de l’illusion
L’objet transitionnel est un objet quelconque auquel s’attache l’enfant, un objet qui a
appartenu à la mère. Il est le premier symbole de confiance, et représente également
l’expérience de la fiabilité. À mesure que le monde s’introduit dans la vie de l’enfant, cette
chose est perdue. Mais, par contre, le phénomène transitionnel, lui, perdure dans la vie adulte.
Il touche à la culture en général2, tel que le jeu, ou encore « la création artistique et
l’appréciation des arts, le sentiment religieux, le rêve et aussi le fétichisme, le mensonge et le
vol, la naissance et la perte de tout sentiment affectueux, la toxicomanie, le talisman des rites
obsessionnels, etc. »3 (1969, p. 114). De ce point de vue, Winnicott cherche bien l’essence de
l’illusion, ou en d’autres termes, l’origine de la création artistique et de la culture en général,
toutes deux se constituant à partir de symboles. Ceux-ci n’appartiennent pas directement au
monde extérieur des sujets, mais ni complètement à la subjectivité de ceux-ci. Car le symbole
est partagé par une collectivité, il est en quelque sorte le sol sur lequel un consensus peut
s’opérer. Quand je regarde l’œuvre d’un grand artiste (reconnu par la société), celle-ci me
donne du plaisir, plaisir qui peut être partagé par une grande majorité des personnes. Par
exemple, les qualités esthétiques d’un tableau de Léonard de Vinci (son dessin et ses couleurs) sont extérieures à moi-même, mais pourtant, le sentiment que j’éprouve, lui, vient bien
de l’intérieur de moi. Il y a bien quelque chose qui se passe donc entre moi et le monde extérieur. C’est bien un espace, une aire qui médiatise mon rapport au monde. Et cette réalité s’est
constituée dès la petite enfance.
Winnicott nous donne quelques caractéristiques quant à l’objet transitionnel. J’en retiendrais deux. La première est la suivante : il représente le sein ou l’objet de la première rela-
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Winnicott dira que si cet objet est voué au désinvestissement, sans le deuil, néanmoins « il perd sa signification, et
ce, parce que les phénomènes transitionnels sont devenus diffus, se sont répandus sur tout le territoire intermédiaire qui sépare « la réalité psychique intérieure » du « monde extérieur dans la perception commune à deux personnes », c’est-à-dire qu’ils
recouvrent tout le domaine de la culture » (1969, p.114)
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Winnicott note : « Et c’est bien là un des rôles essentiels de l’objet transitionnel que d’ouvrir la voie du symbolisme » (Duparc, 2005, p. 63)
-3tion. La deuxième : il est antérieur à l’établissement de l’épreuve de la réalité, c’est-à-dire
avant que l’enfant découvre le principe de réalité (l’objet extérieur et ses exigences).
Mais quels sont les enjeux psychiques et affectifs qui se constituent autour de ce phénomène ? Tout d’abord, la mère qui s’adapte aux besoins de l’enfant lui permet d’avoir
l’illusion d’une fusion, en particulier entre le sein et lui-même. La mère doit, par la suite, désillusionner l’enfant, et cela, de manière progressive. Mais pour que la désillusion s’opère, il
faut que le bébé ait suffisamment de ressources (ce sont ses possibilités d’illusion). Winnicott
donne cette définition complémentaire au phénomène transitionnel « un domaine
d’expérience vécue neutre qui ne sera pas contesté » (1969, p. 122)
Le rapport entre le sujet et la réalité est une préoccupation qui touche non seulement
l’enfant, mais aussi à l’adulte. Cette relation (réalité intérieure et extérieure) est source de tensions qui sont partiellement résolues par la culture. C’est une zone qui, dans l’absolu, n’est
pas remise en question. Ainsi, quand je dessine, je peux inventer et dessiner comme je veux.
Ce que je représente n’a pas à être contesté, personne ne me demandera si c’est objectif ou
subjectif.
Créativité entre l'être et le faire
Le quotidien
Pour Winnicott, la notion de créativité doit être comprise comme un processus très large. Il se rapporte à la vie et à l'être. C'est pourquoi il peut dire: « La créativité, c’est donc le
« faire » qui dérive de « l’être ». Elle montre que celui qui est, est vivant. L’impulsion peut
être en repos, mais si l’on emploie le mot « faire », c’est qu’il y a déjà créativité » (1988, p.
43). Cette notion de « faire » implique que le sujet doit agir et non réagir à l’environnement.
La créativité, au niveau de la vie quotidienne, est une action qui est consubstantielle à l’être.
Le sentiment de soi est donc fondamental. C'est pourquoi le terme de « créativité » pourrait
prêter à confusion. Car, ce processus ne renvoie pas nécessairement à la construction d’un objet extérieur. Mais il s’agit, à l’origine, d’un regard. Car l’enfant développe cette compétence
particulière qui est celle de « voir toute chose d’un œil neuf, à être créateur de chaque détail
de la vie » (1988, p. 45).
Pourtant, la créativité ne va pas de soi. Elle n’est pas nécessairement une action spontanée. Elle exige souvent une lutte. On pourrait dire que le bébé, pour Winnicott, doit se battre
dès qu’il prend conscience de la réalité extérieure : « le principe de réalité est une sale histoire » (1988, p. 44). En effet, la confrontation à la réalité peut amener le sujet dans deux extrêmes.
a. La première attitude qu’il peut adopter est celle de la soumission : c’est l’antithèse de
la créativité.
b. L’autre manière d’agir est celle qui adopte une position omnipotente. Je veux donc
avoir le pouvoir sur toute chose. Dans ce cas, on serait plus proche de la créativité,
mais avec une forte prédominance destructive.
-4Vie créatrice et art créateur
Une distinction s’impose. Winnicott considère que chacun de nous peut être créatif et au
quotidien. Mais chacun ne peut pas devenir un artiste.
L’individu peut préserver sa créativité, se battre contre la routine, lutter contre
l’uniformisation et la soumission. Dans l’existence, tout peut advenir, tout peut être l’occasion
d’inventer de l’inattendu : « dans toute situation il y a toujours moyen pour quelqu’un de vivre créativement » (1988, p. 47). Ainsi dans le cadre d’un travail routinier, je peux mobiliser
mon imagination. Dans ce cas, pour Winnicott, la créativité est quelque chose de très subjectif, et de personnel. Ce processus ne débouche donc pas nécessairement sur une production artistique, ou sur la modification concrète de l’environnement. Ainsi, la volonté de conserver un
secret est déjà un acte créateur. Dans ce cas, il s’agit d’organiser une économie psychique afin
de le préserver de la curiosité des autres. Une fierté peut ainsi s’emparer du sujet qui détient
une information dont il est le seul au monde à connaître son existence.
L’exemple que nous donne Winnicott qui pourrait sembler dérisoire est celui de la cuisson des saucisses. Un simple acte comme celui-ci peut être l’expression d’une soumission absolue. La personne, dans ce cas, suit mécaniquement une recette. Ou alors, la volonté d’une
exploration procédant par tâtonnement et débouchant sur l’originalité anime le sujet. Nous
sommes, dans ce cas, dans un processus créatif. Pour le psychanalyste, il ne fait aucun doute
que le résultat n’est pas important. Mieux vaut en définitive, des saucisses brûlées, ou pas assez cuites, qui sont le résultat d’une attitude créative, que des saucisses réussies, préparées
dans un état d’esprit servile.
Cet exemple démontre que Winnicott cherche bien une origine, quelque chose de fondamental, propre à l’être humain. L’idéal, comme on le comprendra, est bien de conjuguer la
réussite de la saucisse et une préparation créative. Et chacun peut le faire. Par contre, tout le
monde n’est pas appelé à devenir un grand cuisinier, en bref, un grand créateur. C’est pourquoi, pour Winnicott, à la différence de la créativité, la pratique artistique, elle, implique un
talent particulier. Si chacun peut être créatif au quotidien, chacun ne va pas se lancer dans la
carrière musicale ou littéraire. Et pour entrer dans une vocation artistique, il est important de
connaître ce qu’il s’est fait. Il en est de même pour apprécier l’art « l’étude du milieu est
d’ailleurs une clé pour comprendre et apprécier un artiste » (1988, p. 59).
La puissance de l’environnement
Winnicott (1975), dans son article sur « La créativité et son origine » met bien en évidence l’impact du milieu sur le sujet. Il pourrait même parfois se laisser aller à un certain pessimisme. Si la créativité d’un sujet ne peut pas être anéantie, l’environnement peut, par contre,
causer des dommages quasi irrémédiables :
Quand on lit des témoignages d’individus qui ont été réellement dominés dans leur foyer,
ou qui ont passé toute leur existence dans des camps de concentration ou encore qui ont
subi, leur vie durant, des persécutions politiques, on comprend très vite que seules quelques-unes de ces victimes parviennent à rester créatives et, bien entendu, ce sont celles qui
souffrent (1975, p. 132).
Winnicott aborde une réalité psychique qui n’est pas sans rappeler la résilience, puisqu’il « ne saurait vraisemblablement y avoir de destruction complète de la capacité de
l’individu à vivre une vie créative » (1975, p. 133). Quelle que soit la situation, aussi extrême
soit-elle, le sujet peut toujours se construire une fausse personnalité qui donnera l’apparence
-5d’une soumission absolue. Mais dans son for intérieur, une vie secrète se cachera, une vie
créative. La souffrance par contre sera là. Elle sera l’expression d’un isolement, de
l’impossibilité de relier cette force créatrice aux autres.
D’un point de vue pédagogique, l’auteur nous met en garde. Chaque système peut donc
favoriser ou tuer l’élan créateur chez l’enfant.
Un atelier créatif
L’accent sur le faire et son plaisir
En quoi les notions d’illusion et d’objet transitionnel peuvent être applicables dans le
cadre d’une animation ou d’un atelier d’art pour enfants ?
Tout d'abord, le phénomène transitionnel implique une rencontre. L’utilisation
d’images, d’un monde illusoire, le récit de contes, permet à l’enfant de se maintenir entre
deux mondes : celui de la réalité et de la subjectivité. Dès lors, il est important, pour toutes activités créatrices, que celles-ci soient à la fois un lien vers la réalité, mais aussi une confirmation de la valeur de l’enfant. D’une part, la réalité existe. Elle est constituée, entre autres, par
des personnes qui se sont entendues sur le sens d’une activité et sur les résultats attendus. Non
pas que ceux-ci doivent être normatifs. Au contraire, ils peuvent être « délirants ». Mais ils
doivent être pris au sérieux. Et c’est là que le principe de non-contestation intervient. Ce qui
est joué, peint, exprimé n’est pas contestable. C’est-à-dire que rien n’est étrange, bizarre ou
exagéré. Il serait, de ce point de vue, absolument contre-productif d’émettre une critique
consistant à désigner une création comme extravagante, puisque, fondamentalement, la créativité implique justement une forme d’originalité.
Comme on l’a vu, le résultat est secondaire. L’essentiel est bien déjà de vivre l’activité
de manière créative. C’est-à-dire que le résultat est dans un premier temps peu important. Ce
qui n’est pas un mal en soi. Je fais un bonhomme et je l’écrase à la fin de la matinée. Même le
fait de détruire et d’anéantir son objet peut être créatif. Mais il n’est pas possible d’en rester
là.
Des repères communs
Le matériel premier avec lequel travaille l’enfant se trouve au cœur de sa subjectivité (en deçà
de l’air transitionnel). Il va chercher au fond de lui, des images, des signes et des symboles. Il
doit par la suite s’efforcer de répondre à une exigence commune minimale. Sinon il finit par
s’enfermer dans son monde. Et l’existence de l’air transitionnel dépend de cet « effort » pour
adhérer à un code commun, un effort soutenu également par l’éducateur.
La reconnaissance de l’objet créé (une figurine en pâte à modeler, un dessin, etc.) est
nécessaire, c’est une manière de prendre en considération ce lien entre l’enfant et le monde
social. Mais faut-il encore donner une place « objective » à la création. Le rôle de l’éducateur
est bien de lui attribuer un sens et de l’intégrer dans un environnement humain. Le but de
l’activité créatrice est donc de maintenir un lien « objectif », une relation à la réalité commune
et culturelle. Et dans cette mini société que représente un groupe d’enfants, chacun, doit pouvoir y trouver son compte. C’est-à-dire que le travail qui est produit doit entrer en résonance
avec les autres travaux (ceux des enfants, mais aussi ceux des artistes). C’est dans ce sens que
l’atelier représente, en quelque sorte, une aire transitionnelle pour le groupe.
-6Dans tous les cas, c’est bien dans « l’illusion » que l’enfant construit son univers. Une
illusion partagée par les uns et les autres. Lors de l’activité elle-même, la pulsion imaginaire
prédomine. C'est pourquoi la relation au principe de réalité est fondamentale. L’équilibre est
nécessaire. C’est bien ce que relève Winnicott. Entre la toute-puissance et la soumission, un
compromis doit être maintenu. Celui-ci est délicat. Mais les limites données à l’enfant (sous
forme de consignes) et les exigences doivent permettre à celui-ci d’explorer son aire transitionnelle sans tomber ni dans la soumission ni dans la contestation. Il doit donc à la fois faire
l’expérience de la fiabilité et de la confiance (ce qu’il produit est reconnu et valorisé) et de la
permanence, car il a beau faire ou détruire, il participe à une réalité commune qui poursuit le
chemin de la création envers et contre tout.
Bibliographie
Duparc, F. (Ed.) (2005). Winnicott en 4 squiggles. Paris : In Press.
Green, A. (2005). Jouer avec Winnicott. Paris : PUF.
Winnicott, D.W. (1988). Conversations ordinaires. Paris : Gallimard.
Winnicott, D.W. (1975). Jeux et réalité. Paris : Gallimard.
Winnicott, D. W. (1969). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot.