Les effets de la musique à la Renaissance : pouvoir et séduction

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Les effets de la musique à la Renaissance : pouvoir et séduction
« Les effets de la musique à la Renaissance : pouvoir et séduction »
Le Complexus effectuum musices du théoricien et compositeur Johannes Tinctoris (ca.
1435-1511), écrit en 1475, est le premier exemple d'un traité consacré entièrement aux effets de
la musique. Pourtant, les écrits théoriques, qu’il s’agisse de traités du Moyen Age ou de la
Renaissance, n’éludent en rien la question des effets. Le plus souvent, les pouvoirs de la musique
sont évoqués en début de traité, à la suite de considérations sur la définition et les origines de la
musique. A l'époque de Tinctoris, la littérature sur les effets de la musique puise abondamment à
un répertoire d'anecdotes, de citations et d'histoires, rapporté notamment dans les Etymologiae
d'Isidore de Séville (ca. 560/570-636).
Johannes Tinctoris
Né en plein coeur du XVe siècle, le théoricien et compositeur Johannes Tinctoris reçoit
son éducation musicale vraisemblablement dans une maîtrise proche de son lieu de naissance
(Braine-l’Alleud, village situé actuellement en Belgique, à proximité de la petite ville de
Nivelles). Dès le début des années 1460, il occupe le poste de “petit vicaire”1 à la Cathédrale de
Cambrai où officie un certain Guillaume Dufay. Tinctoris poursuit sa formation à l’Université
d’Orléans où il obtient en 1463 le titre de "licencié en droit civil et en droit canon". Le théoricien
aurait également été, comme il l’affirme dans son traité De inventione et usu musices, "magister
pueri" à la cathédrale de Chartres. Tinctoris passera la plus grande partie de sa carrière à la
prestigieuse cour aragonaise de Naples où il cumule les fonctions de chanteur, conseiller et
secrétaire du roi Ferrante mais aussi précepteur de la princesse Béatrice, future reine de Hongrie.
Les traités de Tinctoris fournissent une démonstration détaillée de tous les aspects de l'art
musical. Ainsi, le théoricien consacre un traité à la notation (Tractatus de regulari valore
notarum, 1474-75), un autre au contrepoint (Liber de arte contrapuncti, 1477), un autre aux
proportions (Proportionale musices, 1472-73), un à la terminologie musicale (Diffinitorium
musices, 1472-74) ainsi qu'un autre -moins technique- aux effets de la musique (Complexus
effectuum musices, 1473-74).
1
Les « petits vicaires » sont des musiciens venus du nord de la France et des Pays-Bas pour chanter la polyphonie
dans les cathédrales. Voir Craig Wright, «Dufay at Cambrai : Discoveries and Revisions», Journal of American
Musicological Society, xxvii, 1975, p. 194 et sq.
1
Le Complexus effectuum musices, traité atypique
Dans le Complexus, Tinctoris énumère vingt effets de la musique qu'il illustre par diverses
références et citations (à Quitilien, Saint Augustin, Aristote, Cicéron, Virgile, Bernard de
Clairvaux, Thomas d'Aquin, les Ecritures, Horace, Juvénal, Ovide, etc.). Les premiers effets
présentés (voir les 6 premiers chapitres dans le tableau 1) donnent d’emblée à la musique un rôle
de premier plan dans la liturgie. La définition de ces effets sert Tinctoris à légitimer les pratiques
musicales au sein de l’Eglise. Ces pratiques, bien que largement répandues, ne cessaient
d’inquiéter les théoriciens mais aussi les théologiens qui se penchaient sur les problèmes
musicaux. Toujours méfiants à l’égard des sens et, par conséquent, à l’égard du plaisir musical,
les théoriciens et théologiens avaient besoin, pour légitimer l’usage de la musique au coeur de la
liturgie, de trouver des arguments bien fondés.
Les doutes quant à l’utilité de prier Dieu en musique apparaissent de manière régulière
dans les écrits sur la musique tout au long du Moyen Age. De Saint Augustin à Tinctoris, en
passant par d’autres philosophes tels Thomas d’Aquin, les discours n’ont de cesse de justifier
l’utilisation de la musique, tout en mettant en garde contre son caractère sensuel et donc
dangereux. L’expression de ce paradoxe trouve sa formulation la plus forte chez Saint Augustin.
Au XVe siècle, des théologiens comme Gilles Charlier (1390-1471) ou Jean Le Munérat
(mort ca. 1498) ravivent ce débat sur l’utilité de la musique. Les prises de position de Gilles
Charlier en faveur de la musique dans l’institution chrétienne s'inscrivent dans les discussions
menées en France au XVe siècle sur l’utilisation de la musique dans l’Eglise et ses effets,
bénéfiques ou pernicieux. Proche de Charlier dont il fut vraisemblablement l’élève au Collège de
Navarre, Jean Le Munérat a occupé des fonctions importantes à l'Université de Paris, tout comme
son prédécesseur. Le conflit entre le textuel et le musical, hérité de la patristique et présent dans
le Tractatus de duplici ritu cantus ecclesiastici in divinis officiis (ca. 1470), unique ouvrage sur la
musique de Charlier, perdure chez Le Munérat. Ce dernier, dans son De moderatione et
concordia grammatica et musice (1490), ancre le conflit dans une pratique vivante qu’il connaît
bien : celle de la musique interprétée dans le chapelle du Collège de Navarre.
Un de ses autres traités, le Qui precedenti tractatu (1493), rapport d'un débat scolastique
mené la même année par l’auteur en défense de la musique, cherche à définir et délimiter les
fonctions respectives de la parole et de la musique dans la célébration de la messe et des offices.
2
La pratique à laquelle se heurte Le Munérat, est celle héritée du Concile de Bâle (1431-1449), qui
avait réglé un certain nombre de points à propos des cérémonies religieuses. Les règles du
Concile, conformes aux prescriptions des Pères de l'Eglise, exigeaient que le chant convienne au
caractère sacré et solennel de la liturgie. Le chant guidé par des considérations musicales (donc
non verbales) était évidemment écarté par ces prescriptions2. C’est dans ce cadre précis, dans ce
contexte marqué par les disputes théologiques, que je voudrais replacer le Complexus effectuum
musices.
Depuis quelques temps déjà, la musicologie s’est penchée avec intérêt sur le Complexus3.
Il est loin le temps où un historien comme Charles Van den Borren pouvait écrire, dans sa notice
biographique sur Tinctoris : “Le Complexus est le moins intéressant de tous les traités de
Tinctoris. Le sujet qu’il traite-les effets de la musique- n’est point de ceux dans lesquels un esprit
féru de logique concrète pouvait apporter du neuf et de l’original. Ses vingt chapitres s’appuient,
en majeure partie, sur des conceptions héritées de l’Antiquité, l’auteur s’efforçant de les adapter
à l’esprit religieux de son temps, sans négliger pour cela le facteur profane que le moyen âge
n’était point parvenu à écarter entièrement.”4
Dès la première lecture, le Complexus apparaît comme un traité surprenant. Le ton y est
différent que dans les autres écrits de Tinctoris, sans parler de la construction – un florilège de
citations- très loin de la démonstration implacablement rigoureuse du Liber de arte contrapuncti
par exemple. Traité atypique dans l’oeuvre du théoricien, le Complexus l’est également dans la
production théorique de son temps.
2
Don Harran, In Defense of Music. The Case for Music as Argued by a Singer and Scholar of the Late Fifteenth
Century, Lincoln, University of Nebraska Press, 1989, p. 51.
3
Chr. Page , « Reading and Reminiscence : Tinctoris on the Beauty of Music », Journal of American Musicological
Society, 69/1 (1996), 1-31 ; Strohm R. and Cullington, D. (éds), On the Dignity & the Effects of Music: Egidius
Carlerius; Johannes Tinctoris, King's College, Londres, 1996 ; Rob C. Wegman, « Sense and Sensibility in LateMedieval Music : Thoughts on Aesthetics and Authenticity », Early Music, 22/2 (1995), 299-312 ; L. Zanoncelli,
Sulla estetica di Johannes Tinctoris, con edizione critica, traduzione e commentario del Complexus effectuum
musices, Bologne, Casa Forni, 1979.
4
Charles Van den Borren, « Johannes Tinctoris », dans Biographie nationale de Belgique, Académie royale des
sciences, tome XXV, 1930.
3
Tableau 1. Complexus effectuum musices : liste des vingt principaux effets de la musique
Musica :
La musique :
1. Deum delectat
Plaît à Dieu
2. Dei laudes decorat
Embellit les prières
3. Gaudia beatorum amplificat
Augmente la joie des bienheureux
4. Ecclesiam militantem triumphanti assimilat
Assure le triomphe de l’Eglise militante
5.
Ad
susceptionem
benedictionis
divinae Prépare les fidèles à la bénédiction divine
praeparat
6. Animos ad pietatem excitat
Incite l’âme à la piété
7. Tristitiam depellit
Chasse la tristesse
8. Duritiam cordis resolvit
Adoucit les cœurs
9. Diabolum fugat
Fait fuir le diable
10. Extasim causat
Cause l’extase
11. Terrenam mentem elevat
Elève l’esprit terrestre
12. Voluntatem malam revocat
Détourne la mauvaise volonté
13. Homines letificat
Réjouit les hommes
14. Egrotos sanat
Guérit les malades
15. Labores temperat
Adoucit le travail
16. Animos ad praelium incitat
Incite l’âme au combat
17. Amorem allicit
Attire l’amour
18. Iocunditatem convivii augmentat
Accroît la joie dans les banquets
19. Peritos in ea glorificat
Glorifie ceux qui la pratiquent
20. Animas beatificat
Rend l’âme heureuse
Sans aucune prétention technique, le Complexus se présente avant tout comme un
hommage “au noble art de la musique”. Les effets énoncés sont attribués à la musique en général
et non à telle ou telle caractéristique musicale, comme c’est le cas dans la théorie de l’éthos des
4
modes très en vogue à la Renaissance5. Dans le Complexus, Tinctoris ne fait qu’une brève
allusion aux modes. Au chapitre 10 (Musica extasim causat), il rapporte l’anecdote fameuse
puisée de l’Institutio oratoria de Quitilien d’un flûtiste provoquant la folie d’un homme par
l’emploi du mode phrygien. Ailleurs, dans le Liber de natura et proprietate tonorum, Tinctoris
reconnaît que les compositeurs et les chanteurs peuvent intentionnellement doter leur musique
d’une certaine qualité affective. Il y discute aussi l’idée selon laquelle les modes possèdent des
puissances affectives intrinsèques6, ajoutant que les qualités perçues dépendent en partie des
prédispositions de l’auditeur, du compositeur et de l’exécutant.
Le titre Complexus effectumm musices place ce court traité hors des catégories habituelles
du traité musical. Au sens propre, le terme “complexus-us” signifie “action d’embrasser,
d’entourer, embrassement, étreinte”7 mais aussi “liaison”, “enchaînement” ou “communauté”.
Dans le cas du traité de Tinctoris, “complexus” désignerait plutôt “enchaînement”, “assemblage”
ou même “liste”. Des nombreux effets connus et discourus au Moyen Age et à la Renaissance,
l’auteur n’en retient que vingt comme il l’écrit dans le prologue, ce qui renforce le côté sélectif de
son discours. Les vingt petits chapitres (quelques lignes à peine) du Complexus correspondent
chacun à l’un des vingt effets sélectionnés par l’auteur. Le titre laisse aussi penser que Tinctoris
n’épuisera pas le sujet. A la lecture du traité, des difficultés surgissent, certaines liées à son
5
L’éthos des modes connaît un réel engouement durant la Renaissance. Soucieux de conserver une filiation avec la
musique de l’Antiquité, les théoriciens puisent dans des textes classiques connus — La République de Platon, La
Politique d’Aristote — la définition des effets des modes. Puisque l’émotion naît du rapport entre le texte et la
musique, une composition polyphonique doit s’accorder avec la qualité affective du texte mis en musique, et requiert
donc le choix d’un mode approprié. Dans les traités de la Renaissance, le choix du mode est considéré comme crucial
même s’il y a peu de cohérence entre la définition des qualités émotionnelles (l’ethos) et les huit modes de la
musique polyphonique. En effet, la plupart de ces définitions sont simplement transférées telles quelles, à partir d’un
système modal étranger à la pratique du plain-chant et de la polyphonie, à savoir le système grec et ses huit modes
(Dorien, Hypodorien, Phrygien, Hypophrygien, Lydien, Hypolydien, Mixolydien, Hypermixolydien). Les théoriciens
de la Renaissance, tels Gaffurius et Glarean, retiennent des modes grecs (tout à fait différents du système modal
occidental) leur pouvoir de provoquer chez l’auditeur des passions variées ou des attitudes morales. L’actualisation
de la théorie antique leur sert tout à la fois à proposer une définition des modes contemporains, et à tenter d’expliquer
les effets merveilleux de la musique.
6
Liber de natura et proprietate tonorum, i, [1 :68] dans Johannes Tinctoris, Opera theoretica, éd. Albert Seay, 2
vols., Corpus scriptorum de musica, 22, Rome, 1975-8, Les références aux traités de Tinctoris se feront comme suit :
les nombres en chiffres romains majuscules indiquent les livres ; les nombres en chiffres romains minuscules réfèrent
aux chapitres, la numérotation entre crochets renvoie à la pagination de l’éditeur.
.
7
Félix Gaffiot, Le Grand Gaffiot, dictionnaire Latin-français, Hachette, 2000. Voir aussi « complexus (decl. iv),
*association, société », J. F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden, E. J. Brill, 1976.
5
caractère de mosaïque, d’autres au manque de précision de la description des effets ou à
l’absence d’explication causale de ces phénomènes.
Parmi les effets choisis par Tinctoris, une belle proportion illustre les relations entre la
liturgie et la musique. Ces effets lui servent tout à la fois à ancrer la musique au cœur de la
liturgie, à légitimer les pratiques et à justifier l’instrumentalisation de la musique par l’Église.
Johannes Tinctoris, Complexus effectuum musices8
Illustrissimae dominae Beatrici de Aragonia,
Regis Siciliae, Jherusalem et Ungariae
probissimae filiae, Johannes Tinctoris inter
legum artiumque mathematicarum professores
minimus immortalem servitutem. Scienti mihi,
beatissima Beatrix, quam ardenti quamque
vehementi studio ingenuae arti musices operam
impendas, occurrit quosdam ingentes effectus
ipsius compendiose tuae celsitudini exponere.
Quibus, licet animum tuum instar illius a quo
caelestem
duxit
originem
arbitror
constantissimum, exciteris nunquam abs tam
insigni opera desistere. Quod quidem aggressus
ego sum non minus amore tui quam artis
inductus. Enimvero ut quam gratissimum mihi est
musicen, cui me ab ineunte aetate dedidi, studio
tam illustris, tam prudentis tamque formosae
dominae regis filiae gloriosissimam fore, sic et
beneficio ipsius artis quam ceterarum
potentissimam Plato, pulcherrimam Quintilianus,
divinamque scientiam Augustinus asserit, tuum
semper animum ab omni dolore purificatissimum
expeto. Neque me credas velim omnes effectus
ipsius liberalis ac honestae musices, sic eam
Aristotiles vocat, hoc in opusculo complecti,
verum tantummodo viginti (...)
A l'illustre princesse Béatrice d'Aragon, fille
vertueuse du Roi de Sicile, de Jérusalem et de
Hongrie, Johannes Tinctoris, le plus humble des
professeurs de loi et des mathématiques, présente
sa soumission éternelle. Sachant l'ardeur et la
véhémence du zèle avec lequel vous vous
consacrez à cet art libéral qu'est la musique, il
m'est venu l'idée, Ô bienheureuse Béatrice, de
présenter à son Altesse un abrégé de quelques-uns
de ses immenses effets. Et ce, bien que je juge
votre âme tout à fait constante, à l'image de celui
dont elle tient son origine céleste, afin qu'elle ne
renonce jamais à cet art si noble. Quant à moi, j'ai
entrepris cet ouvrage tant par amour de l'art que
par affection pour vous. En effet, il m'est très
agréable que la musique, à laquelle je me suis
dévoué depuis mon plus jeune âge, acquière de la
gloire par le zèle d'une aussi illustre, prudente et
belle dame, fille d'un roi. Bien plus, je souhaite
que, par les bienfaits de cet art -que Platon9 appelle
le plus puissant de tous, Quintilien le plus beau10,
et Augustin la divine science -, votre âme soit
entièrement libérée de toute douleur. Ne croyez pas
que j'ai voulu ici rassembler tous les effets de cet
art libéral et honorable, comme le nomme Aristote
dans un petit ouvrage11, mais seulement vingt (...)
Dès le prologue, Tinctoris, se référant à Augustin, souligne le caractère “divin” de la
musique. Ensuite, les six premiers chapitres (1. Charme Dieu 2. Embellit les prières 3. Augmente
8
Johannes Tinctoris, op. cit., [2 : 165] Sauf mention spécifique, les traductions du latin au français sont miennes.
Platon, République, 401d.
10
Quintilien, Institution oratoire, I, 10: 17.
11
Aristote, Politique, VIII, 1339a.
9
6
la joie des bienheureux 4. Assure le triomphe de l’Eglise militante 5. Prépare les fidèles à la
bénédiction divine 6. Incite l’âme à la piété) proposent au lecteur un véritable programme
liturgique. D’autres chapitres, comme le dernier (20. Rend l’âme heureuse) illustrent également
et avec intensité cette convergence entre musique et foi. On ne peut cependant réduire le
Complexus à une liste d’effets “religieux” ; d’autres effets, profanes, sont également abordés par
Tinctoris.
Ainsi l’auteur consacre-t-il quelques chapitres aux pouvoirs “merveilleux” de la musique,
certains ayant traversé la littérature musicale depuis l’Antiquité. Ces effets circulaient alors à
partir de deux sources incontournables de la science de l’époque : les Etymologiæ d’Isidore de
Séville et l’Institutio oratoria de Quintilien.
Tableau 2. Typologie des effets à partir du Complexus effectuum musices
1. MUSIQUE ET LITURGIE
2. MUSIQUE ET MERVEILLEUX
Plaît à Dieu (1)
Cause l’extase (10)
Embellit les prières (2)
Incite l’âme au combat (16)
Augmente la joie des bienheureux (3)
Attire l’amour (17)
Assure le triomphe de l’Eglise militante (4)
Prépare les fidèles à la bénédiction divine (5)
Incite l’âme à la prière (6)
Elève l’esprit terrestre (11)
Rend l’âme heureuse (20)
3. MUSIQUE ET ETHIQUE
4. MUSIQUE ET THERAPEUTIQUE
Chasse la tristesse (7)
Guérit les malades (14)
Adoucit le coeur (8)
Fait fuir le diable (9)
Détourne la mauvaise volonté (12)
Réjouit les hommes (13)
Adoucit le travail (15)
Accroît la joie dans les banquets (18)
Glorifie ceux qui la pratiquent (19)
La plupart des théoriciens de la Renaissance, lorsqu’ils abordent la question des effets, se
contentent de citer le passage des Etymologiae d’Isidore de Séville où sont énumérés les pouvoirs
7
merveilleux, thérapeutiques et éthiques de la musique. On retrouve quelques-uns de ces effets
dans le Complexus : effets merveilleux (la musique adoucit les coeurs-la musique cause l’extase);
effets thérapeutiques (la musique guérit les malades)12; effets éthiques (la musique incite à
l’amour) etc.
Isidore de Séville, Etymologiae13
Musica movet affectus, provocat in diversum
habitum sensus. In praeliis quoque tubae
concentus pugnantes accendit, et quanto
vehementior fuerit clangor, tanto fit ad certatem
animus fortior. Siquidem et remiges cantus
hortatur ad tolerandos quoque labores. Musica
animum
mulcet,
et
singulorum
operum
fatigationem modulatio vocis consolatur. Excitatos
quoque animos musica sedat, sicut de David
legitur, quia a spiritu immundo Saulem arte
modulationis eripuit. Ipsas quoque bestias, necnon
et serpentes, volucres atque delphinos ad auditum
suae modulationis Musica provocat.
La musique excite les émotions et transporte les
sens dans un autre état, elle anime les combattants
dans les batailles, et plus le son de la trompette est
impétueux, plus l'esprit devient fort. Puisqu'en effet
elle encourage les rameurs, la musique calme
l'esprit pour l'aider à supporter toutes sortes de
peines. Le chant soulage la fatigue de toute tâche.
La musique apaise l'âme en proie à la fureur,
comme on peut le lire de David qui parvint, par l'art
de la mélodie, à arracher Saül à un esprit mauvais. Il
n'est pas jusqu'aux bêtes sauvages, pour ne pas
parler des serpents, oiseaux et dauphins, qu'elle
n'incite à prêter l'oreille à ses sons mélodieux.
Un simple coup d’oeil à deux traités, l’un du XIIIe siècle (Egidius Zamorensis) et l’autre du
XVe siècle (Gilles Charlier), suffit à démontrer la postérité de ce passage des Etymologiae.
Johannes Egidius Zamorensis, Ars musica14
Elle [la musique] avive les sentiments, éduque les
sens, anime les combattants, et plus le son de la
trompette est impétueux, plus l’homme résolu au
combat devient courageux : lorsqu’elle résonne aux
oreilles des ennemis, elle remplit de joie ceux qui
étaient dans l’abattement et terrifie les adversaires.
Elle allège le travail ; elle soulage la fatigue des
bergers et de tous ceux qui sont accablés ; elle calme
les esprits échauffés et éloigne les soucis et les
inquiétudes.
Affectus provocat, sensus praeparat, pugnantes
animat, et quanto clangor fuerit vehementior,
tanto ad certandum fit strenuus fortior : tristes
laetificat, reos terrificat, quum ad eorum hostium
(aures) tuba buccinat. Labores alleviat,
pastorales et alios languentes sanat : animos
excitatos sedat : curas et sollicitudines alienat
(…)
12
L’idée d’une vertu thérapeutique de la musique avait été remise à l’honneur au XIVe siècle par Jean de Murs dans
sa Somme musicæ, mais déjà présente dans l’Antiquité (Galien) et au Moyen Age (Avicenne), deux penseurs
également évoqués par Tinctoris dans le Complexus.
13
Isidorus Hispalensis, Sententiae de musica, dans Martin Gerbert (éd.), Scriptores ecclesiastici, 3 vols., St. Blaise,
1 : 20.
14 Egidius Zamorensis, Ars musica, dans Martin Gerbert (éd.), Scriptores ecclesiastici, 3 vols., St. Blaise, 1784 ;
réédition par Hidelsheim, Olms, 1963, 2 : 373.
8
Gilles Charlier, Tractatus de duplici ritu cantus ecclesiastici in divinis officiis15
…movet affectus, provocat in diversum habitum
sensus […] Siquisdem remiges hortatur, ad
tolerandos quosque labores musica animum
mulcet, et singulorum operum fatigationem
modulatio vocis solatur. Excitatosque animos
musica sedat, sicut de David legitur, qui ab
immundo spirito Saulem arte modulationis eripuit.
Ipsasque bestias, necnon et serpentes, volucres
atque delphinos ad auditum suae modulationis
musica provocat.
Elle [la musique] excite les émotions et transporte
les sens dans un autre état […] Puisqu’en effet elle
encourage les rameurs, la musique calme l’esprit
pour l’aider à supporter toutes sortes de peines. Le
chant soulage la fatigue de toute tâche. La musique
apaise l’âme en proie à la fureur, comme on peut le
lire de David qui parvint, par l’art de la mélodie, à
arracher Saül à un esprit mauvais. Il n’est pas
jusqu’aux bêtes sauvages, pour ne pas parler des
serpents, oiseaux et dauphins, qu’elle n’entraîne à
prêter l’oreille à ses sons mélodieux.
A la Renaissance, le merveilleux et le spectaculaire hantent les discours sur la musique et
les théoriciens invoquent les récits bibliques (David), mythologiques (Orphée, Apollon) et
historiques (Timothée) tout en puisant aux anecdotes présentes dans l’Institutio oratoria de
Quintilien ou les Etymologiæ d’Isidore de Séville. Ainsi, au chapitre 19 du Complexus, Tinctoris
dresse un parallèle entre les musiciens du XVe siècle et des figures légendaires chargées de
pouvoirs surnaturels, comme Amphion et Orphée.
La musique, légitimation du pouvoir de l’Église
Jamais, dans ses traités, Tinctoris n’oublie d’aborder, fut-ce même brièvement, la place
qu’occupe la musique dans la religion. La question de l’utilité de la musique dans les pratiques
rituelles constitue le point de départ d’un débat général sur les pouvoirs de la musique et sur son
utilisation dans le culte, déjà vieux lorsque Tinctoris écrit ses traités.
Les discussions du Moyen Age prenaient appui sur les réflexions d’Augustin qui, dans les
Confessions et le De civitate Dei, se demandait s’il était souhaitable de prier en chantant. Fasciné
par la théorie des nombres de Pythagore, Augustin, pour qui la musique est la science des
nombres par excellence, la considère comme la “science divine”. Quand il aborde la question de
l’utilisation de la musique dans la foi, Augustin se soucie avant tout du rapport entre le chant et
les paroles. L’instrumentalisation, la légitimation de la musique dans la foi ne va pas sans
Egidius Carlerius, Tractatus de duplici ritu cantus ecclesiastici in divinis officiis dans J. D. Cullington et R.
Strohm (éds.), On the Dignity and Effects of Music : Egidius Carlerius and Johannes Tinctoris, Londres, King’s
College, 1996., p. 42.
15
9
troubler Augustin, même s’il considère la musique comme une voie de connaissance pour
approcher Dieu. Selon Augustin, le plaisir provoqué par la musique représente un certain danger
et s’il ne peut nier que la volupté des chants joue un rôle dans la foi, il craint qu’elle n’aveugle les
fidèles et ne les éloigne du sens du texte. Pour lui, le chant serait utile et souhaitable lorsque les
psaumes et les hymnes sont interprétés de manière à préserver l’intelligibilité du texte. Un
célèbre traité anonyme du XIVe siècle — le Quatuor Principalia — se fera l’écho des
considérations augustiniennes sur la musique.
Quatuor Principalia16
Non enim sine ratione mos cantilenae in Dei
ecclesia institutus est, in qua mentes audientium
delectantes ; ad virtutis amorem excitarentur
tamen tanta est vis musicae ut si ultra quam
oportet mollioribus modis utantur, animos
audientium ad lasciviam delectat.
Ce n’est pas sans raison qu’a été instituée dans
l’Eglise de Dieu la pratique des chants sacrés, grâce
à laquelle les esprits des auditeurs, sous le charme,
pourraient être entraînés à l’amour de la vertu.
Cependant la force de la musique est telle que s’il
est fait usage de modes plus amollissants qu’il ne
convient, elle peut ravir les âmes des auditeurs
jusqu’à la volupté.
Les interrogations au centre de la pensée de Saint Augustin reviendront « hanter » le
Complexus. Dans son traité, Tinctoris montre, si pas la maîtrise, du moins la connaissance d’un
grand nombre de sources et d’autorités parmi lesquelles Saint Augustin et surtout, ses
Confessions, tiennent une place centrale. La première référence apparaît au chapitre 6 (la musique
incite l’âme à la piété) dans lequel Tinctoris nous donne comme matière cet extrait du livre 10
des Confessions, sans aucun commentaire ou explication, sans aucune autre citation que ce soit
d’Augustin ou d’un autre auteur.
16
Quatuor Principalia I, E. De Coussemaker (éd.), Scriptorum des musica medii aevi nova series a Gerbertina altera,
[4 : 204].
10
Complexus effectuum musices17
Musica animos ad pietatem excitat
La musique incite l’âme à la piété
Unde Augustinus in libro 10° Confessionum :
« Adducor… cantandi consuetudinem approbare
in Ecclesia, ut per oblectamenta aurium animus
infirmior ad affectum pietatis assurgat »18
Ainsi, Augustin, dans le livre 10 des Confessions :
«Je suis amené (…) à approuver que la coutume
de chanter dans l'Eglise se conserve afin que, par
le plaisir qui touche l'oreille, l'esprit encore faible
s'élève dans les sentiments de la piété.
Plus loin, dans le chapitre 8 intitulé (la musique adoucit le cœur), le théoricien cite à
nouveau les Confessions mais cette fois le livre 9.
Complexus effectuum musices19
Musica duritiam cordis resolvit
La musique adoucit le coeur
Unde Augustinus in libro nono Confessionum : D'où Augustin, dans les Confessions (livre 9)
«Flevi in hymnis et canticis tuis, suave sonantis avoue : «J'ai versé des larmes à tes hymnes et
Ccclesiae tuae vocibus commotus acriter.»20
cantiques, profondément ému par les accents
suaves des voix de ton Eglise.»
Dans ce chapitre, le plus long du Complexus, Tinctoris fait suivre la citation d’Augustin
par diverses références aux Ecritures, à la Somme théologique, et à d’autres textes (Institutio
oratoria de Quitilien, les Odes d’Horace, les Georgiques de Virgile) pour illustrer la capacité de
la musique à remuer les émotions des êtres humains mais aussi de tous les êtres animés et
inanimés. Ainsi, on apprend par une référence à l’Institutio oratoria que la musique d’Orphée
captivait les bêtes sauvages, mais aussi les rochers et les forêts. Un extrait des Odes d’Horace
raconte qu’Amphion parvenait à faire se mouvoir les pierres, rien qu’en chantant.
Les deux références du Complexus aux Confessions ne semblent pas faire écho à la
tension qui anime les propos d’Augustin quand il s’agit de justifier le rôle de la musique dans la
foi et par là, d’envisager la notion de plaisir musical. Voici un passage où Augustin, dans un style
chargé d’affects, formule ce conflit :
17
Johannes Tinctoris, Complexus, op. cit., iv [2 : 169-170]
Augustin, Confessions, X, 33 : 50.« Adducor cantandi consuetudinem approbare in Ecclesia, ut per oblectamenta
aurium infirmiorum animus in effectum pietatis assurgat ».
19
Johannes Tinctoris, Complexus, op. cit., viii [2 : 170]
20
Augustin, ibid., IX, 6 : 14.
18
11
«[…] lorsqu'il arrive que le chant me touche davantage que ce que l'on chante, je confesse
avoir commis un pêché qui mérite châtiment ; et j'aimerais alors beaucoup mieux n'avoir
point entendu chanter.»21
Après Augustin, Thomas d’Aquin s’interroge lui aussi sur les rapports entre musique et
théologie. Dans la Somme théologique (2. 2. 91. 2), il consacre un chapitre à la nécessité de prier
Dieu en musique. Dès le premier article de ce passage de la Somme, reprenant les arguments
d’Augustin, Thomas d'Aquin affirme que le chant augmente la ferveur de celui qui prie et crée
dans toute l’assemblée une atmosphère de dévotion.
Thomas d’Aquin, Somme théologique22
La louange extérieure a le pouvoir de rendre plus
exaltée l’effusion intime du chanteur, et d’inciter les
autres à louer Dieu.
Valet exterior laus ad excitandeum interiorem
affectum laudantis, et ad provocandos alios ad Dei
laudem.
Thomas d’Aquin, et plus précisément la partie de la Somme où il est question de la musique
dans l’Eglise, est cité à deux reprises dans le Complexus. La Somme contient également tout le
matériau des Confessions cité par Tinctoris. Au chapitre 8 (La musique adoucit le cœur) du
Complexus, Tinctoris invoque une série d’auteurs dont Thomas d’Aquin qui, selon le théoricien,
aurait écrit que Dieu avait besoin, dans les temps reculés, d’une multitude d’instruments pour
adoucir le cœur des juifs (le passage de la Somme est lui-même introduit par un extrait de l’Exode).
Thomas d’Aquin, Somme théologique23
Praeterea, in veteri lege laudabatur, Deus in
musicis instrumentis et humanis cantibus :
secundum illud Psalm. (ps. 32, v. 2, 3) :
« Confetemini Domino in cithara ; in psalterio
decem chordarum psallite illi ; cantate ei
canticum novum ». Sed instrumenta musica, sicut
citharas et psalteria, non assumit Ecclesia in
divinas laudes, ne videatur judaizare. Ergo, pari
ratione, nec cantus in divinas laudes sunt
assumendi.
Sous l’ancienne loi on louait Dieu avec des
instruments de musique et des voix humaines :
témoin ce verset du Psaume : « Louez le Seigneur
sur la cithare, sur le psaltérion aux dix cordes
accompagnez-vous ; chantez-lui un cantique
nouveau ! » Or l’Eglise a abandonné l’usage des
instruments, comme la cithare et le psaltérion,
pour ne pas sembler suivre les pratiques
judaïques. Il faut donc pour le même motif éviter
le chant dans la louange de Dieu.
21
Augustin, ibid., 10 : 33
Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique. « La Religion », Tome 2, 2a-2ae, Questions 88-100, édition latinfrançais, traduction française de J. Mennessier, éd. de la Revue des Jeunes, Paris, 1934, p. 141
23
Ibid.,p. 143.
22
12
Thomas d’Aquin pose la question suivante : « Doit-on faire usage de chants pour louer
Dieu ? ». Il répond d’abord par la négative en faisant référence aux Ecritures (Paul, Epître aux
Ephésiens), où il est écrit : « Enseignez-vous et exhortez-vous les uns les autres, par des psaumes,
des hymnes et cantiques spirituels »24. Pour Thomas d’Aquin, on ne peut introduire dans le culte
rien de plus que ce qu’autorisent les Ecritures c’est-à-dire le chant de l’esprit et non le chant de
nos lèvres.
Suivent quatre autres objections à l’utilisation du chant dans l’Eglise dans laquelle le
Docteur souligne l’abandon par l’Eglise de l’usage des instruments (passage cité plus haut et
auquel réfère Tinctoris).
Intervient alors une proposition contradictoire (sed contra) puisque, Thomas d’Aquin
constate, comme l’avait fait dix siècles plus tôt Augustin, que le chant a été institué dans l’Eglise
de Milan grâce à l’acte fondateur d’Ambroise.
Vient ensuite la conclusion (respondeo): la louange vocale est nécessaire pour entraîner le
cœur humain vers Dieu25. Il ne reste plus après à Thomas d’Aquin qu’à démontrer cette nécessité
en proposant des solutions aux cinq objections qu’il avaient avancées, relues à la lumière de sa
conclusion (respondeo), avec force autorités (Jérôme, Augustin, Grégoire, Aristote).
A propos des instruments, puisque qu’il en est question dans le passage cité par le
Complexus, Thomas d’Aquin fait référence au livre 8 de la Politique d’Aristote où il est affirmé
qu’il faut bannir de l’enseignement certains instruments comme la flûte ou la harpe, et n’admettre
que les instruments qui sont capables d’améliorer les auditeurs. Pour Thomas d’Aquin, « Les
instruments de musique de ce genre, impressionnent plus l’âme dans le sens des émotions
agréables, qu’ils ne forment de bonnes dispositions intérieures »26.
Si Tinctoris allègue la Somme comme autorité, il ne rentre par contre pas dans le débat
soulevé par Thomas d’Aquin. Plus encore, il ne craint pas une certaine forme de contradiction.
En effet, lorsque Thomas d’Aquin cite le psaume 147, il y fait référence comme à une ancienne
pratique pour en conclure qu’il ne faut PAS utiliser une multitude d’instruments. Or, l’utilisation
par Tinctoris de ce passage de la Somme suggère le contraire, comme vient d’ailleurs le confirmer
24
« Docentes et comonentes vosmetipsos in psalmis et hymnis et canticis spiritualibus » Je souligne. Ibid., p. 142
« Laus vocalis ad hoc necessaria est ut affectus hominis provocetur in Deum », ibid., p. 144.
26
« Hujusmodi enim musica intrumenta magis animum movent ad delectationem quam per ea formetur interius bona
dispositio », ibid., p. 147.
25
13
un autre chapitre – « La musique embellit les louanges à Dieu » (chapitre 2) où le théoricien cite
le dernier psaume de la doxologie (psaume 150).
Johannes Tinctoris, Complexus effectumm musices27
Musica Dei laudes decorat
La musique embellit les prières de Dieu
Laudate eum in sono tubae; laudate eum in
psalterio et cythara; laudate eum in tympano et
choro; laudate eum in chordis et organo; laudate
eum in cymbalis benesonantibus; laudate eum in
cymbalis iubilationis; omnis spiritus laudet
Dominum.
Louez-le au son de la trompette; louez-le avec la
harpe et la lyre; louez-le avec les timbales et la
danse; louez-le avec des instruments à corde et
l'orgue; louez-le avec des cymbales retentissantes;
louez-le avec des cymbales jubilatoires; que tout
esprit loue Dieu.
Une deuxième et dernière occurrence de la Somme apparaît à la fin du Complexus, dans le
chapitre 20 (la musique rend l’âme heureuse). Tinctoris dit ceci : la pratique de prier en chantant
a été instituée car la musique pousse l’âme au repentir et participe au Salut. Si on doute encore du
rôle de la musique dans la foi, de sa capacité à apporter la félicité, il suffit de relire ce dernier
chapitre du Complexus.
Johannes Tinctoris, Complexus effectuum musices28
Musica animas beatificat
La musique rend l’âme heureuse
Propter hoc enim ecclesia Dei laudes cantari
instituit, ut patet per capitulum Cleros 21 dis, et
per Doctorem Sanctum secunda secundae,
quaestione XCIa, articulo secundo. Unde, cum
per compunctionem animae salutem attingant,
sequitur musicam huiusmodi salutis esse
causam.
C'est pour cette raison que l'Eglise a institué le
chant dans les prières à Dieu, comme cela est clair
dans la Somme théologique de Saint Thomas ainsi
que dans le chapitre Cleros29. Et comme l'âme
atteint le salut grâce au repentir, il s'ensuit que la
musique est la cause de son salut.
Des deux autorités théologiques, Augustin est celui dont la pensée semble avoir le plus
imprégné Tinctoris. L’influence de Thomas d’Aquin sur les écrits du théoricien demanderait à
être approfondie par l’identification systématique et l’analyse des nombreuses allusions que
27
Johannes Tinctoris, Complexus, op. cit., ii, [2 : 168]
Ibid., xx, [2 : 177]
29
Voir Thomas d'Aquin, Somme théologique [2.2.91.1] et Distinctio 21 (Cleros) dans Decretum Gratiani I, xxi. Voir
E. L. Richter & E. Friedeberg, Corpus Iuris Canonici I, Leipzig, 1879, pp. 66-72.
28
14
Tinctoris fait des œuvres d’Aristote, car les références identifiées jusqu’ici sont de celles pour
lesquelles Thomas d’Aquin a écrit des commentaires (le De coelo et l’Ethique à Nicomaque dans
le Liber de arte contrapuncti, la Politique dans le Liber de natura et proprietate tonorum).
Ce tour d’horizon aura tout juste permis d’affirmer que Tinctoris avait une connaissance,
peut-être pas toujours directe mais, en tout cas très ponctuelle des textes d’Augustin et de
Thomas d’Aquin. Assurément Tinctoris se sert de ceux-ci en tant qu’autorités et ne cherche pas à
débattre ou à répondre à leurs arguments à la manière d’un philosophe. Les propos de l’un et de
l’autre sont insérés dans un discours qui vise à appuyer le rôle de la musique dans la foi, un
discours à la fois musical et théologique.
Le Complexus, traité consacré aux effets de la musique, relie le pouvoir et le musical
avec, comme renforcement de cette union sacrée, de nombreuses références à des figures ellesmêmes chargées d’autorité (les nombreux auteurs cités au cours du traité). Le Complexus illustre,
par sa volonté d’à la fois légitimer les pratiques et d’instrumentaliser la musique, à quel point,
dans l’esprit d’un homme de la Renaissance, la musique reste au service de Dieu.
© Marlène Britta
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