1 Pour Papa, Maman et Émilie

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1 Pour Papa, Maman et Émilie
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Pour Papa, Maman
et Émilie
1
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
REMERCIEMENTS
J´adresse toute ma sincère reconnaissance à Madame le professeur Maria do Rosário
Girão Ribeiro dos Santos, qui a dirigé cette recherche. C´est grâce à son attention
constante, son encouragement, son aide précieuse, son exigence et ses conseils que j´ai
pu mener ce travail à son terme.
Je tiens à remercier sincèrement Monsieur le professeur Manuel José Silva, qui a eu la
gentillesse de relire ce travail et d´y apporter les corrections nécessaires.
Je suis particulièrement redevable à mes parents et à ma sœur, pour leur soutien et leur
amour “à distance” qui m´ont apporté courage et énergie.
Que mes collègues du “Mestrado” soient remerciés pour leurs encouragements.
Ma dernière attention ira aux membres de ma famille, que la mort a emportés avant que
ne s´achève ce travail ; leur absence habite ces pages.
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
AVERTISSEMENT
NORMES GRAPHIQUES
Le texte principal est justifié et écrit en caractère de police Times New Roman (TNR),
taille 12, avec une interligne de 1,5 et une marge de 3 cm de chaque côté. Les citations
qui servent d´introduction aux chapitres sont écrites en caractère de police TNR, taille
10, entre guillemets, et sont isolées du texte principal. Les commentaires en bas de page
sont écrits en caractère de police TNR, taille 8, avec une interligne de 1. Il n´y a pas
d´espace entre la barre oblique et les mots qui la précèdent et la succèdent, sauf quand
elle sépare des vers.
CITATIONS
Les citations suivent le modèle suivant : auteur ; date : page. Lorsque plusieurs citations
sont du même auteur, la référence bibliographique est : Idem ; date : page. Si elles sont
du même auteur et appartiennent au même ouvrage, la référence est : (Ibidem : page).
Pour les citations de La Machine infernale de Jean Cocteau (1934), la référence est :
chapitre, page. Pour celles de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, la
référence est : RTP volume, page. Quand les citations sont incomplètes au début et à la
fin, les réticences apparaissent entre parenthèses : (…). Si elles ont été coupées au
milieu, les réticences apparaissent entre crochets : […]. Plusieurs citations ont été
volontairement répétées.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Le titre des œuvres et des poèmes est en italique. Celui des articles apparaît entre
guillemets. Les références bibliographiques, à la fin de notre dissertation, ont comme
modèle : NOM, Prénom, Titre de l´ouvrage, Lieu de l´édition, Édition, Collection,
Volume, date.
ABRÉVIATIONS
Recherche pour À la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
RÉSUMÉ
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Mythe littéraire qui illustre le thème du parricide et de l´inceste, le mythe
d’Œdipe peut être expliqué à la lumière de la psychanalyse. En effet, il constitue, à
partir de Sophocle, une source inépuisable pour les écrivains et les artistes, car Œdipe
est une figure mythique plurielle, énigmatique et dynamique, qui dépasse les
contingences d´une époque pour accéder, ainsi, à l´intemporalité.
Du point de vue des relations entre la littérature et le mythe, nous nous sommes
située dans une perspective rhétorique, en vue de repérer la présence de ce dernier dans
le texte littéraire. Du côté de l´écrivain, il se configure en termes de la révélation du
désir censuré, de la pulsion indicible et du complexe latent. En ce qui concerne le texte,
il émerge comme un hypotexte et/ou intertexte. Pour le lecteur, il surgit comme un
véritable jeu de ‘pistes’, susceptibles de déclencher le plaisir de la surprise et/ou de
combler un horizon d´attente(s). Du côté des critiques, il offre une pluralité
d´approches : sociologique (organisation sociopolitique et culturelle de la société où le
mythe est né), psychanalytique (renvoyant à l´ensemble des conflits qui structurent la
psyché) et structurale (privilégiant la syntaxe du mythe, avec ses combinaisons et ses
oppositions).
Pour des raisons d´équilibre génologique, le corpus sélectionné a porté sur Jean
Cocteau et Marcel Proust. En vérité, dans La Machine infernale, le dramaturge procède
à une transposition homodiégétique, véhiculant une transmotivation et une
transvalorisation. En désacralisant le mythe, afin de dénoncer la situation politique
vécue en France au cours de l´entre-deux-guerres, Cocteau conserve ses invariantes,
l´adapte à son actualité politique, lui prête une atmosphère poétique, lui confère un style
moderne, y ajoute des personnages et en modifie d´autres. Dans la Recherche, roman de
la procrastination d´une vocation, Proust procède à une recréation du mythe d´Œdipe,
tremplin pour l´originalité de son style-vision, fondé sur la métaphore et sur la
réminiscence. Lors de la scène œdipienne du baiser nocturne, François le Champi de
George Sand − une histoire d’amour entre une mère et son fils adoptif − fait sa première
apparition en scène et constitue une “mise en abîme” du complexe d’Œdipe du
protagoniste-narrateur, qu’il n´hésite pas à transposer de la vie vers l’art.
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
RESUMO
Em busca do mito de Édipo…
Do ‘lado’ de Cocteau e Proust, passando por Sand…
O mito de Édipo é um mito literário, que, ilustrando o tema do parricídio e do
incesto, pode ser explicado à luz da psicanálise. Constitui, com efeito, e a partir de
Sófocles, uma fonte inesgotável para todos os escritores e artistas, porque Édipo é uma
figura mítica plural, enigmática e dinâmica, que ultrapassa as contingências de uma
dada representação temporal para, assim, aceder à intemporalidade.
Situámo-nos numa perspectiva retórica, do ponto de vista das relações entre
literatura e mito, a fim de identificar a presença deste último no texto literário. No que
respeita ao escritor, ele configura-se em termos de revelação do desejo censurado, da
pulsão indizível e do complexo latente. No tocante ao texto, ele emerge como um
hipotexto e/ou intertexto. No que concerne ao leitor, ele surge como um verdadeiro jogo
de ‘pistas’, susceptíveis de desencadearem o prazer da surpresa e/ou de preencherem um
dado horizonte de expectativa(s). Para os críticos, ele presta-se a uma pluralidade de
abordagens: sociológica (organização sociopolítica e cultural da sociedade onde o mito
viu a luz do dia), psicanalítica (reenviando ao conjunto dos conflitos que estruturam a
psique) e estrutural (privilegiando a sintaxe do mito, bem como o seu sistema de
combinações e oposições).
Por razões de equilíbrio genológico, o corpus seleccionado incidiu em Jean
Cocteau e Marcel Proust. Na verdade, em La Machine Infernale, o dramaturgo procede
a uma transposição homodiegética, veiculando uma transmotivação e uma
transvalorização. Dessacralizando o mito, a fim de denunciar a situação política vivida
em França entre as duas Grandes Guerras, Cocteau mantém as suas invariantes, adaptao à sua actualidade política, empresta-lhe uma atmosfera poética, incute-lhe um estilo
moderno e acrescenta-lhe algumas personagens, alterando outras tantas. Na Recherche,
romance da procrastinação de uma vocação, Proust recria o mito de Édipo, trampolim
para a originalidade do seu estilo-visão, alicerçado na metáfora e na reminiscência.
Aquando da cena edipiana do beijo nocturno, François le Champi de George Sand história de amor entre uma mãe e o seu filho adoptivo – faz a sua aparição em cena e
constitui uma “mise en abîme” do complexo de Édipo do protagonista-narrador, que ele
não hesita em transpor da vida para a arte.
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
TABLE DES MATIÈRES
I- Introduction .............................................................................................................9
II- Introduction au mythe ........................................................................................10
2.1- Pour une typologie des mythes ................................................................11
2.2- L´interprétation du mythe ........................................................................12
2.3- La puissance du mythe .............................................................................14
2.4- Le récit mythique et le récit littéraire .......................................................15
III- Le mythe littéraire d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle.
Histoire et littérature ................................................................................................20
3.1- Mythe et tragédie......................................................................................23
3.2- Les invariantes du mythe..........................................................................26
3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne ...........................................................29
3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions.........................34
3.5- Le lien avec le réel....................................................................................37
IV - L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau ......................................................38
4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures) .......................................38
4.2- Jean Cocteau, le théâtre et les mythes.........................................................44
4.3- Les analogies et les divergences entre Œdipe roi et La Machine infernale50
4.4- L´originalité de Cocteau .............................................................................53
4.5- Cocteau et la psychanalyse freudienne .......................................................62
4.5.1- La relativisation du parricide et de l´inceste..............................63
4.5.2- Le complexe d´Œdipe................................................................64
V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand
.....................................................................................................................................70
5.1- Proust, lecteur de Freud et Sand ..............................................................71
5.2- Le traitement du complexe chez Proust et Sand ......................................76
5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance ...................................77
5.2.2- À la recherche de la pureté de l´âme humaine ........................82
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
5.3- La mise en scène du complexe chez Proust .............................................83
5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne ............................................84
5.3.2- Le drame du coucher .................................................................85
5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste .....................................................89
5.3.4- Les ‘figures’ de la mère..............................................................92
5.3.5- Les ‘figures’ du père ..................................................................95
5.3.6- La ‘résolution’ du complexe......................................................98
VI- Conclusion .........................................................................................................101
VII- Bibliographie ...................................................................................................103
7.1- Œuvres de Sophocle.............................................................................103
7.2- Œuvres de Cocteau...............................................................................103
7.3- Œuvres de Proust .................................................................................104
7.4- Œuvres de Sand....................................................................................104
7.5- Autres œuvres ......................................................................................105
7.6- Œuvres générales (articles et ouvrages)...............................................106
7.7- Dictionnaires ........................................................................................107
7.8- Études critiques (articles et ouvrages) .................................................108
7.8.1- Sur les mythes (articles et ouvrages) .......................................108
7.8.2- Sur Œdipe roi ..........................................................................109
7.8.3- Sur La Machine infernale ........................................................110
7.8.4- Sur le complexe d´Œdipe ........................................................110
7.8.5- Sur le mythe dans la littérature (articles et ouvrages) .............112
7.8.6- Sur Proust ................................................................................112
7.8.7- Sur Sand...................................................................................114
VIII- Annexes...........................................................................................................115
Annexe I : Œdipe et le Sphinx, Ingres (1808) ...........................................................115
Annexe II: Vases représentant Œdipe et la Sphinx in RUIPÉREZ, Martín S., El mito de
Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006 .........116
Annexe III : Œdipe et le Sphinx, Gustave Moreau (1864)........................................118
Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922).............................................................119
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe V : la Grèce au Ve siècle avant J.-C .............................................................120
Annexe VI : Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo
intitulé «Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont
participé Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre
autres .........................................................................................................................121
Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société
des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr.
Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir)..................................................124
Annexe VIII : Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane et DOREY, Véronique,
À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998................126
Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du
côté de chez Swann (1913) et À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919) ..............129
Annexe XI : Vue de Delft, Ver Meer (1661) .............................................................130
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
I- Introduction
Les « mythes – comme tout ce qui vit – ont besoin d´être irrigués et renouvelés sous
peine de mort » (Tournier ; 1977:193).
Selon Gaston Bachelard, « (…) tout mythe est un drame humain condensé. Et
c´est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation
dramatique actuelle » (Diel ; 1966 : 6). Durant l´entre-deux-guerres et l´Occupation,
période pendant laquelle la crainte des dangers et l´immanence du tragique apparaissent
à l´ordre du jour, le théâtre français replonge dans l´Antiquité, afin de s´emparer de ses
mythes. Ces derniers s´avèrent un tremplin à traduire l´inquiétude ressentie par tous au
cours d´une époque marquée par l´installation des dictatures fascistes en Europe, qui, à
la suite de la Première Guerre Mondiale, détruisent l´espérance en une paix permanente.
La tragédie de Sophocle marque les débuts de la vie littéraire et artistique du
personnage d´Œdipe. Les malheurs de ce roi de Thèbes n´ont cessé d´aviver
l´imagination et la réflexion des auteurs jusqu´à nos jours. Le théâtre1, le roman, l´opéra
et le cinéma se sont emparés de ce sujet, Œdipe étant, ainsi, devenu une référence
permanente de la création artistique depuis Sophocle.
À partir de ce noyau commun constitué par les traits invariants du mythe2
d´Œdipe, quatre œuvres ont été sélectionnées: Œdipe roi de Sophocle, La Machine
infernale de Jean Cocteau, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust et François
le champi de George Sand.
Le choix porté sur Cocteau et Proust se justifie par une volonté de varier les
genres littéraires et les discours littéraires du mythe3 ; il s´agit de contrebalancer une
1
« La littérature comparée s´est d´abord manifestée, au cours du XIXe siècle, par le désir d´effacer les frontières que les
nationalismes culturels traçaient autour des États-nations. Dans ces dernières décennies, elle s´en prend volontiers aux frontières qui
séparent la littérature et les autres arts, peinture, musique, cinéma… Le théâtre, qui marie le texte et le décor, le geste et la musique,
les arts de l´espace et les arts du temps, est donc à double titre matière comparatiste ! Certes, et voilà que notre discipline, depuis
longtemps accusée de trop embrasser pour bien étreindre, prétendrait s´annexer le champ des études théâtrales, qui ont connu un
prodigieux essor au cours de ces dernières décennies.» (Body ; 1996 : 221).
2
« (…) l´homme vit des mythes où il se retrouve et se poursuit […] étudier leur histoire, se pencher sur le secret de leurs mutations
infinies, c´est aussi apprendre à connaître sa propre odyssée dans ce qu´elle a de plus élevé et souvent de plus tragique. Dans toute
conscience éprise de justice il y a une Antigone, dans toute révolte un Prométhée, dans toute quête un Orphée ; nous frémissons
devant Médée, rêvons devant Tristan, tremblons devant Œdipe. Ces héros sont en nous et nous sommes en eux ; ils vivent de notre
vie, nous nous pensons sous leur enveloppe. En tout homme sommeillent ou s´agitent un Oreste et un Faust, un Don Juan et un
Saül ; nos mythes et nos thèmes légendaires sont notre polyvalence, ils sont les exposants de l´humanité, les formes idéales du destin
tragique, de la condition humaine. […] Les vieux mythes de notre civilisation ne contiennent-ils pas assez de richesses et de mystère
pour tenter le chercheur le plus exigeant et la multiplicité de leurs incarnations n´a-t-elle pas de quoi solliciter l´esprit le moins
curieux ? Au cœur de ces antiques légendes veillent quelques-uns des symboles primordiaux de la culture occidentale, quelques-uns
des signes exaltants ou terribles de l´aventure humaine ; motif suffisant, peut-être, de se pencher sur eux. » (Trousson ; 1981 : 8 et
9).
3
Dans leur ouvrage intitulé Da Literatura Comparada à Teoria da Literatura, Álvaro Manuel Machado et Daniel-Henri Pageaux
(2001 : 106) affirment que «várias leituras se proporcionam ao comparativista: analisar as estruturas do texto em geral (o esquema
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À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
pièce de théâtre avec un roman, ou, encore, le mythe désacralisé chez Cocteau4 au
mythe romancé pour Proust.
Nous nous proposons d´étudier comment Jean Cocteau, a réussi à relever le défi
de l´actualisation du mythe antique d´Œdipe dans une pièce du XXe siècle, en opèrant
une transposition homodiégétique, s´appuyant sur une transmotivation et une
transvalorisation5. Pour cela, il nous faudra, tout d´abord, comprendre comment la
légende d´Œdipe est devenue mythe chez Sophocle, afin d´analyser, ensuite, sa pièce
Œdipe roi réécrite par Cocteau dans La Machine infernale, ainsi que sa relation avec la
psychanalyse freudienne.
Puis, nous observerons comment Marcel Proust, un auteur auquel Jean Cocteau
vouait une profonde admiration, insère le complexe d´Œdipe dans À la recherche du
temps perdu d´une façon stratégique (dans l´incipit et dans l´explicit), à travers un
réseau de références aux lectures6 de son enfance, lorsqu´il fait apparaître, au cours de la
scène du baiser nocturne, dans Combray (RTP I, 4 à 184), le livre intitulé François le
Champi de George Sand (1999), qui réapparaît, également, à la fin de la Recherche. Le
romancier procède à une recréation romanesque du mythe, en essayant de contourner la
scène œdipienne du baiser nocturne par le biais de l´art, cette dernière étant transposée
vers la scène créatrice.
Finalement, il a fallu fuir le biographisme, puisque, comme nous le rappelle
Proust dans Contre Sainte-Beuve, le moi social se distingue du moi profond7.
II- Introduction au mythe
mítico), os problemas da intertextualidade (passagem duma versão para outra e presença duma determinada versão do mito num
determinado texto), enfim, questões relativas às formas e aos géneros literários confrontados com o esquema mítico.».
4
Bien que La Machine infernale (1934) multiplie les références à l´oracle de Delphes, qui prédit le pire des destins à Œdipe,
Cocteau s´y reporte à peine comme à une sorte de postulat de base et ne s´intéresse qu´à la seule rigueur mathématique avec laquelle
s´accomplit l´oracle.
5
Suivant la terminologie de Gérard Genette, dans son ouvrage intitulé Palimpsestes (1982) : «Homodiégétiques, toutes les tragédies
classiques qui reprennent un sujet mythologique ou historique, et même si à d´autres égards elles transforment largement ce sujet.»
(Idem : 422) ; «Transvalorisation : c´était ici un double mouvement de dévalorisation et de (contre-) valorisation portant sur les
mêmes personnages (…)» (Idem: 514) ; transmotivation lorsque de nouveaux personnages sont mis en évidence (Idem : 466).
6
Il semble « (…) que les livres de chevet des personnages proustiens aient une destination et une signification. Comme une
enseigne au-dessus de leur tête, comme un leitmotiv wagnérien, ils attirent notre attention sur un trait essentiel de leur destinée ou de
leur fonction ; comme un éclairage indirect, ils servent à projeter sur eux une lumière supplémentaire ; ils permettent à l´auteur de
suggérer maintes choses sans les dire. Ce sont ces ressources secrètes qui renforcent et enrichissent une architecture complexe, et de
ces moyens raffinés qui plaisaient à Proust comme ils enchantent son lecteur attentif. » (Rousset ; 1962 : 163).
7
Proust (1971 : 221) explique que la méthode de Sainte-Beuve, qui faisait de Taine un maître exceptionnel de la critique au XIXe
siècle, consiste à ne point séparer l´œuvre de l´homme. Sainte-Beuve n´a pas vu l´abîme qui sépare l´écrivain de l´homme du
monde, le moi de l´écrivain ne se manifestant que dans ses livres (1971 : 225). Dans son ouvrage intitulé L´Arbre jusqu´aux racines.
Psychanalyse et création, Dominique Fernandez (1972 : 307) affirme que Proust « a ramassé toute sa vie dans son œuvre, en posant
comme principe que sa vie ne comptait pas : en sorte que toute tentative de juger le créé par le vécu, la solidité de l´enquête d´après
les possibilités concrètes offertes comme matériaux à cette enquête, entraîne automatiquement la disqualification».
10
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
« Un grand mythe, c´est tout d´abord une image vivante que nous berçons et
nourrissons en nous, qui nous éclaire et nous réchauffe. De l´image, il a les contours
fixés, semble-t-il, de toute éternité, mais son paradoxe tient dans la force de
persuasion qu´il irradie malgré son antiquité. » (Tournier ; 1981 : 25).
Le mot mythologie8 vient du grec mythos (récit, rumeur) et logos (parole), ce
qui nous renvoie directement à un genre oral. Le mythe a, ainsi, permis de transmettre
les connaissances avant même que l´écriture ne soit capable de le faire. Relevant de la
tradition orale, il passe de bouche en bouche, de génération en génération, n´étant ni la
"propriété" d´aucun locuteur, ni susceptible d´être modifié, puisqu´il n´est pas figé9.
Cependant, comme les traditions orales se sont perdues, nous ne pouvons trouver que
des versions paralittéraires ou littéraires du mythe.
2.1- Pour une typologie des mythes
« Qu´est-ce qu´il y avait quand il n´y avait pas encore quelque chose, quand il n´y
avait rien ? À cette question, les Grecs ont répondu par des récits et des mythes. »
(Vernant ; 2000 : 17).
Classes
Fonctions
Évolution
dans le temps
Mythes
1
Développer une théorie sur la naissance de
cosmogoniques l´univers (relater le passage du néant à quelque Antéhistorique
chose).
Mythes
2
théogoniques
Mythes
3 anthropologiques
(1)
Expliquer la formation progressive du monde
(les océans, les montagnes,...). Les phénomènes Antéhistorique
naturels sont mêlés à l´action des divinités.
(1)
Expliquer l´apparition de l´homme sur terre.
Historique
(2)
8
Gérard Legrand (1972: 21) réfère que le terme mythologie renvoie au récit mythique et à la science relative à ce récit. D´un point
de vue historique, le récit mythique préexiste aux discours philosophique et scientifique.
9
Dans leur ouvrage intitulé Teoria da Literatura (1976 : 237), René Wellek et Austin Warren affirment que le mythe est social,
anonyme et collectif.
11
À la recherche d´Œdipe…
4
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Mythes
Traiter des origines10 d´une cité ou d´une action.
historiques
Les légendes, le sacré et l´histoire créent le
mythe avec des fins politiques ou morales.
Historique
(2)
(1) L´histoire relate une lutte contre les dieux ou fait intervenir des êtres fabuleux.
(2) Des êtres humains, avec des noms propres et des destinées individuelles, ou bien
des États, organisés en fonctionnement, apparaissent.
2.2- L´interprétation du mythe
Dans sa préface à l´œuvre intitulée Le symbolisme dans la mythologie grecque,
Gaston Bachelard déclare que plusieurs interprétations du mythe sont possibles11. Selon
la tradition philosophique, c´est une fable discursive qui véhicule une signification
obscure que la réflexion est impuissante à déchiffrer. Pour les fonctionnalistes, c´est
l´élément d´un ensemble global et cohérent, défini par les préoccupations matérielles, et
qui met en rapport l´homme et la nature ou double l´organisation sociale que celui-ci
soutient. Les structuralistes affirment que les mythes sont déterminés les uns par les
autres et trouvent en eux-mêmes leur vérité, plutôt que dans leur contexte. Enfin,
l´interprétation psychologique, la plus adéquate, à notre modeste avis, au mythe
d´Œdipe, défend que l´accent est mis sur le postulat de symbolisation mythique (calcul
psychologique exprimé sous une forme imagée, compromis effectué entre les désirs
d´une part, les complexes et les sentiments d´angoisse et de culpabilité des individus
d´autre part).
10
«Não há mito que não seja mito das origens. Isso quer dizer que o mito conta, em definitivo, o que aconteceu num tempo
imemorial, in illo tempore, mas que se mantém, ainda e sempre, válido. Ou antes: o facto de contar, de proferir o mito e, portanto,
de o actualizar pela palavra, confere-lhe a sua plena validade. O enunciado do mito não é apenas exposição de factos: a exposição de
factos torna-se sempre inaugural, na medida em que ela transporta o público para o tempo das origens. Assim, a narrativa reactualiza
o mito, reactiva a história. E, por isso, o mito é a negação de todo e qualquer progresso cronológico, de todo e qualquer provir: o
tempo do mito é um tempo circular que se refere a um tempo antigo, um tempo das origens que será para sempre a chave explicativa
do homem.» (Machado et Pageaux; 2001:110).
11
Le « domaine des mythes s´ouvre aux enquêtes les plus diverses, et les esprits les plus différents, les doctrines les plus opposées
ont apporté des interprétations qui eurent chacune leur heure de validité. Il semble ainsi que le mythe puisse donner raison à toute
philosophie. Êtes-vous historien rationaliste ? Vous trouverez dans le mythe le récit encombré des dynasties célèbres. N´y a-t-il pas,
dans les mythes, des rois et des royaumes ? Pour un peu on daterait les différents travaux d´Hercule, on tracerait l´itinéraire des
Argonautes. – Êtes-vous linguiste, les mots disent tout, les légendes se forment autour d´une locution. Un mot déformé, voilà un
dieu de plus. L´Olympe est une grammaire qui règle les fonctions des dieux. Si les héros et les dieux traversent une frontière
linguistique, ils changent un peu leur caractère, et le mythologue doit établir de subtils dictionnaires pour déchiffrer deux fois, sous
le génie de deux langues différentes, la même histoire. – Êtes-vous sociologue ? Alors dans le mythe apparaît un milieu social, un
milieu moitié réel moitié idéalisé, un milieu primitif où le chef est, tout de suite, un dieu. » (Diel ; 1966 : 5).
12
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Dans le Dictionnaire des mythes littéraires (1988: 1129 à 1138), Pierre Brunel
affirme que le mythe (mythos) a longtemps été défini en tant que discours (logos),
renvoyant, par conséquent, à un savoir objectif, rationnel et logique. De plus, la presse,
qui est une « grande consommatrice de clichés suggestifs » (Idem : 1130), abuse trop
souvent de ce mot. Autrefois, en France, le mythe12 a, également, été associé aux récits
merveilleux de la mythologie gréco-latine. C´est le cas, par exemple, du « mythe de la
caverne » qui, en réalité, est une allégorie13. Ce critique explique, d´ailleurs, qu´il existe
différents emplois du mot « mythe », selon les options méthodologiques14 :
C´est une histoire véridique et sacrée qui
s´est déroulée au commencement des
Le mythe envisagé par l´ethnologue
temps
et
qui
sert
de
modèle
de
comportement à tout être humain. Le
mythe primitif englobe, ainsi, les récits de
religion, d´origine(s), de justification des
coutumes.
Il
s´agit
d´une
croyance
collective,
Le mythe envisagé par le sociologue et par symbolique et dynamique qui revêt la
le politologue
forme d´une image. C´est un facteur
nécessaire à la cohésion sociale15.
12
Le mythe est un récit fabuleux, souvent d´origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des
forces de la nature, des aspects de la condition humaine.
13
L´allégorie désigne une suite d´éléments descriptifs ou narratifs concrets dont chacun correspond aux divers détails de l´idée
abstraite qu´ils prétendent exprimer, symboliser. «La Prosopographie est une description qui a pour objet la figure, le corps, les
traits, les qualités physiques, ou seulement l´extérieur, le maintien, le mouvement d´un être animé, réel ou fictif, c´est-à-dire, de
pure imagination. […] L´Éthopée est une description qui a pour objet les mœurs, le caractère, les vices, les vertus, les talens [sic],
les défauts, enfin les bonnes ou les mauvaises qualités morales d´un personnage réel ou ficyif. (…)» (Fontanier ; 1968 : 425 à 427).
14
A ce propos, voir LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale (1974 : 236 et 237).
15
Selon Michel Maffesoli, dans son article « Mythe, quotidien et épistémologie» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 91 à 101), la
dimension mythique d´une idée la rend dynamique, lui permet d´exalter les enthousiasmes et engendre des projets ainsi que des
réalisations. Cette idée rend possible le progrès social, alors que l´idéologie, qui ne rassemble qu´une communauté, est éphémère et
mortelle, laissant la place à d´autres imaginaires. Le mythique participe donc à l´acte fondateur d´une société, car ce qui compte le
plus est la faculté de rassemblement, et moins le contenu, comme il est possible de constater à travers les grands mouvements
révolutionnaires et les religions. En politique, il est nécessaire de recourir au mythe, qui se fonde sur l´interpénétration des
consciences, pour motiver, convaincre et illusionner.
13
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Il désigne une image qui possède la
capacité de réunir les énergies d´un ou
Le mythe envisagé par le psychologue
plusieurs individus autour d´une idée
commune, mais qui ne peut se prouver, car
elle met trop directement en question les
valeurs admises.
2.3- La puissance du mythe
Claude Abastado nous explique, dans son ouvrage Mythes et rituels de
l´écriture (1979: 11 à 28), qu´à partir du XIVe siècle une énorme curiosité renaît envers
le monde de l´irrationnel. Les mythes traditionnels revivent avec des significations
nouvelles et d´autres mythes nouveaux sont créés. Le mot mythe est même attesté, pour
la première fois, en 181816. L´intérêt porté aux mythes est tout d´abord dû aux curiosités
historiques et à un certain zèle religieux. En littérature, toutes les mythologies se
transforment en source d´inspiration, mais pas toujours en tant qu´ornements
rhétoriques conseillés par les poètes classiques. Des mythes bibliques passent, alors, à
être mêlés à des mythes païens dans la même œuvre, afin de chanter l´épopée de
l´Humanité. Les auteurs récupèrent les légendes médiévales, les féeries celtiques et
bretonnes, ainsi que les mythologies germanique et scandinave. Des personnages
d´origine littéraire, tels que Faust et Don Juan, atteignent une dimension mythique et
des personnages historiques, comme Jeanne d´Arc et Napoléon, pénètrent dans la
légende, en devenant, dans un cas et dans l´autre, des mythes littéraires17.
16
Dans l´article «De la fable au mythe» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 43 à 55), Jean-Louis Backès affirme que bien qu´au MoyenÂge et à l´époque classique des dérivés du mot «mythe» étaient connus (mythologie et mythographie), le mot lui-même avait
disparu pour faire place au latin fabula. Or, le mythe existe indépendamment de son sens, alors que la fable vit de sa morale. Le mot
mythe surgit en Allemagne, au cours de dernières années du XVIIIe siècle, et est attesté en langue française dans les premières
années du siècle suivant. Le mot «mythologie» désigne «uniquement l´ensemble des récits traditionnels non plus fabuleux, mais
respectables en raison de leur caractère traditionnel même» (Idem: 52), c´est-à-dire une collection d´histoires et non
l´exemplification d´un concept. Le mot «mythe» a tout d´abord existé au pluriel, afin de désigner l´ensemble des traditions, des
récits et des dits.
17
«(…) o mito é História e não apenas história. O mito é História dum grupo, duma colectividade, duma sociedade, dum conjunto
cultural. Pode alimentar-se da história do grupo, mas é sempre reexplicação da História utilizada. Neste sentido, o mito “redobra”
sempre a História, pois, historicamente, torna-se apenas uma história de compensação. É uma falta (real ou aparente) de certas
realidades ou de certos dados históricos que explica de que maneira o mito surge, se exprime, e se escreve como História segunda.
Os exemplos dos mitos de Jeanne d´Arc, de Napoleão, em França, do sebastianismo em Portugal, de Ivã, o Terrível, ou de Pedro, o
Grande, na Rússia atestam, em certos momentos historicamente definidos, o papel desempenhado pela história de compensação face
a uma situação considerada frustrante, face à uma situação de “manque”.» (Machado et Pageaux; 2001: 102).
14
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le mythe possède, tout d´abord, une fonction illustrative, en mettant en scène
un personnage au sein d´un contexte précis ; puis, une fonction explicative, parce
qu´une fois représenté il apporte des solutions aux problèmes sur lesquels l´homme se
penche tout au long de sa vie. Il peut, aussi, avoir une fonction d´intégration ou de
contestation sociale. En effet, le mythe permet à l´homme de s´intégrer socialement,
comme c´est le cas des héros mythiques. Cependant, des héros révoltés comme Faust ou
Don Quichotte nous renvoient à la contestation sociale18. Finalement, le mythe détient
une fonction de restructuration. En période de crise sociale et historique, les groupes
sociaux se projettent sur un héros mythique, donnant ainsi un sens à leurs actions
politiques. De la sorte, Napoléon au XIXe siècle et Charles de Gaulle au XXe siècle ont
incarné le mythe du Sauveur de la nation pour bien des générations19. Chaque époque
engendre, donc, ses propres mythes20.
2.4- Le récit mythique et le récit littéraire
« (…) la mythologie gréco-romaine a fondé en quelque sorte les thèmes que, par la
suite, la littérature, la morale, les sociétés humaines, et parfois les sciences ont repris
et développés. » (Schmidt ; 1993 : 6).
18
Dans Le Vol du vampire (1981 : 31 et 32), Michel Tournier souligne que « (…) la fonction des grandes figures mythologiques
n´est sûrement pas de nous soumettre aux raisons d´état que l´éducation, le pouvoir, la police dressent contre l´individu, mais tout au
contraire de nous fournir des armes contre elles. Le mythe n´est pas un rappel à l´ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre pour
protéger la liberté de l´individu face aux contraintes de la société ».
19
Dans son article «Biographie et mythographie aujourd´hui» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 69 à 80), Daniel Madelénat déclare que
le mythe et la biographie sont des récits qui relatent les actions de personnages dignes de mémoire. Le mythe, qui est transmis par
une variabilité de traditions, est sacré, sa temporalité originelle, ses acteurs surnaturels, alors que la biographie est une narration
précise qui se fonde sur des sources attestées d´une vie individuelle au sein du temps, de l´espace et du réseau de causes. Mais,
malgré leurs différences, la biographie demeure une mythographie, en actualisant un mythe comme modèle d´une existence
mémorable. Les études critiques sur la biographie placent ce genre dans le monde du mythe, lui assignant les généalogies des dieux
et des héros, ou encore les poèmes qui consacrent leurs exploits comme ancêtres. Les épopées homériques abondent, d´ailleurs,
d´éléments biographiques. Au chant VI de l´Iliade, les guerriers Glaucos et Diomède réfèrent leur lignée et leur victoire ; l´Odyssée
est une biographie partielle d´Ulysse. Les formes primitives de la biographie s´apparentent ainsi au mythe, mais, à partir du XVIIe
siècle, la biographie s´adapte à la modernité et devient progressivement un récit historique et factuel ayant le souci de l´exactitude.
Cependant, à l´heure des médias audiovisuels, le biographe construit le mythe de son sujet, afin de l´autocélébrer et de lui conférer
l´immortalité. La vedette de la presse incarne alors la gloire, le bonheur, ou la tragédie : Marlène Dietrich devient une déesse fatale
grâce à son physique et sa morale ; Brigitte Bardot devient la femme par excellence, qui représente la libération sexuelle au cours
des années soixante. Puis, les biographes se décident à montrer la part d´ombre des mythes cinématographiques, politiques,
historiques, populaires et de l´écriture, profitant de l´irradiation mythique pour la contester. Le scepticisme poststructuraliste, la crise
de l´épistémologie historique, la conviction que les cadres idéologiques et mentaux limitent la vision de l´observateur et la réflexion
sur les codes de l´écriture narrative permettent aux mythes de retrouver «un rôle légitime dans le devenir individuel et collectif»
(Idem : 75). Le biographe ne peut échapper aux mythes, qui sont présents dans son inconscient mythopoïétique et qui satisfont le
goût du public pour le merveilleux et le sacré. Le mythe se régénère et s´actualise dans la biographie, qui trouve en lui un modèle.
C´est ainsi que se révèle la mythobiographie démystificatrice, qui rejette les clichés et les stéréotypes pour s´emparer de la tension
énergétique qui anime la vie et qui transgresse la méthodologie historique. Il existe un lien intime ente l´auteur et son objet, ne
permettant plus de tracer une frontière. Dès que la biographie cherche à expliquer le pourquoi et le comment, au lieu de se
concentrer à peine sur le quoi, elle s´assigne la fonction des mythes : elle confère la forme à l´uniforme, l´unité à la diversité et le
sens à l´apparence. Elle doit alors associer « l´abrupte simplicité du mythe et la complexité des circonstances historiques, la
polyvalence des symboles et l´énigme de toute individualité » (Idem : 80).
20
Dans son ouvrage intitulé Littérature et Mythe (2001 : 142 et 143), Marie-Catherine Huet-Brichard affirme qu´«une collectivité
peut se reconnaître dans une figure mythique héritée, Bacchus pour les poètes de la Pléiade, Narcisse ou Salomé pour les poètes
symbolistes ; un mythe peut émerger de la littérature proprement dite, comme le Graal ou Tristan ; un groupe peut faire appel à des
images-forces qui ont pour fonction de prendre en charge une situation vécue comme inédite ; enfin, les mythes élus par une
génération révèlent les préoccupations, les désirs ou les fantasmes de cette dernière.»
15
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Plongeant dans un passé lointain, le mythe constitue un récit légendaire, mais
tous les récits légendaires ne sont pas des mythes. Le conte de fées, par exemple, bien
qu´il renvoie à un ailleurs intemporel avec l´expression « Il était une fois », n´est pas un
mythe, ce dernier devant être notamment marqué par une continuité narrative. Pierre
Brunel (1988: 1129 à 1138) différencie très clairement ces différents types de récits :
Mythe
Création spontanée
Allégorie
Forme narrative démonstrative et calculée
Utopie
Projection dans un avenir idéal
Légende
Fondement plus ou moins historique
Conte
Forme désacralisée.
En effet, le récit mythique n´est pas un récit figé dans le temps : il est repris et de lui
subsistent plusieurs versions qui apportent sans cesse des significations nouvelles. La
mythologie gréco-romaine doit, donc, beaucoup au développement de la littérature
gréco-romaine21.
Pierre Brunel (Idem: 1049 à 1058), écrit que le mythe et la littérature ont pour
point commun la narration. Quel statut occupe, alors, celle-ci dans le mythe et dans la
littérature ? La plupart des définitions du mythe fournies par les ethnologues, les
psychologues et les critiques le considère comme étant un récit, d´où son caractère
narratif. Comment la narration littéraire peut-elle se saisir de la narration mythique ?
Même les formes littéraires non narratives paraissent ne pas pouvoir se passer de la
narration, qui semble, ainsi, marquer son omniprésence. La littérature nécessite de
raconter pour parler : « En somme écrire sans indices de narration n´est pas un choix
durablement tenable, et les textes les plus délibérément contraires à l´anecdote ont
encore bon gré mal gré recours aux béquilles […] du récit. » (Idem: 1051).
21
C´est ce qu´affirme Joël Schmidt dans le Dictionnaire de la mythologie grecque et romane (1993 : 6) : « Depuis l´Iliade et
l´Odyssée d´Homère, rédigées au VIIIe siècle avant Jésus Christ, jusqu´à Ovide et Sénèque, plus de dix siècles se sont écoulés. La
mythologie a pu être ainsi continuellement remaniée, modifiée, adaptée aux goûts et aux mœurs des temps successifs de l´histoire
par les poètes, les tragiques et les historiens. À Homère, dont l´œuvre déborde de vie, a succédé Hésiode, qui, tel un juriste ou un
classique, semblable à ce que furent Malherbe et Boileau au XVIIe siècle après la grande tempête littéraire du XVIe siècle, a remis
quelque ordre dans les généalogies des dieux et dans l´énoncé et la codification des mythes. Puis à la fin du VIe siècle est apparue la
tragédie grecque, qui a largement puisé son inspiration, ses sujets et son langage dans la mythologie. Des tragiques comme Eschyle,
Sophocle et Euripide ont repris les mythes vieillis par les ans. Ils ont rajeuni et transformé les dieux et les héros des grandes familles
légendaires et royales de la Grèce et leur ont donné une convaincante force de vie dans de nouvelles versions (…) ».
16
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le mythe nous offre le récit d´événements caractérisés par des situations
violentes. À cette intensité des scènes s´ajoute aussi leur organisation, marquée par le
contraste. Ainsi, après être devenu le glorieux roi de Thèbes, Œdipe devient un
vagabond. Le mythe peut, donc, être lu « au moyen de couples antithétiques » (Idem:
1053), qui assurent son lien à la tragédie. C´est également grâce à ces contrastes que la
psychologie soutient que la mythologie s´avère une double représentation du désir, au
sein de son expansion et de sa précocité. Dans Œdipe roi et La Machine infernale, nous
constatons la présence d´une série d´impossibilités liées au double statut du désir :
Jocaste ne peut être mère et amante en même temps.
À l´inverse du récit littéraire, le récit mythologique se caractérise par une
brièveté violente ; il va droit au fait, sans s´embarrasser d´éléments qui lui soient
extérieurs. Il s´agit d´une accumulation chronologique de scènes et/ou d´épisodes. Par
opposition au mythe, la narration littéraire « admet le détour et accepte les feutres »
(Idem: 1054). Cela étant, le récit littéraire est caractérisé par le désir de voiler les
masques et la latence, tandis que le récit mythique l´est par le dévoilement, la présence
crue et l´émergence.
RÉCIT LITTÉRAIRE
RÉCIT MYTHIQUE
Désir de voiler
Dévoilement
Masques
Présence crue
Latence
Émergence
Les critères d´intensité sous-jacents à ces deux types de récits ne sont pas
suffisants pour les définir. La violence du récit littéraire semble exclusivement littéraire
et appartient au discours. Sa tension résulte d´un heurt entre l´ordre porté par le discours
et le désordre véhiculé par ce qui est énoncé par lui.
Toutefois, cette séparation du mythe et de la littérature ne nie nullement leur
superposition et leur surimpression. En effet, la littérature sert, souvent, de « véhicule au
mythe » (Idem: 1056)22.
22
Dans leur introduction à l´œuvre Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième
anniversaire (2000 : 7), Yves Chevrel et Camille Dumulié signalent que la poésie et le mythe sont deux modes du verbe créateur,
poïétique : la première constitue le langage naturel du mythe, le poète épique étant le premier créateur de mythes, l´inventeur du
mythe du héros qui a tué son père. La voix du poème sauve ainsi la parole et préserve la vie de l´esprit pour les hommes. Colette
Astier, dans son ouvrage intitulé Le mythe d´Œdipe (1974 : 18), signale que, comme le mythe est une histoire qui exerce
constamment sa fascination au cours des âges, il ne peut point entretenir, comme il le fait avec la sociologie et la psychologie,
17
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Dans ce contexte, Pierre Brunel (1988: 1129 à 1138) signale qu´en littérature le
mythe désigne un récit (ou l´un de ses personnages) symbolique, qui acquiert une valeur
fascinante – idéale ou répulsive – et qui fournit une explication d´une situation ou lance
un appel à une communauté. Il est, ainsi, possible de différencier le mythe explicatif ou
explicite (qui implique le maintien d´un ordre) du mythe normatif ou dynamique (qui
s´oriente vers quelque chose à accomplir), ainsi que de constater que le mythe est
l´affaire d´une collectivité. En ce qui concerne la littérature, le mythe s´insère dans la
relation que l´écrivain entretient avec son époque et son public. Un texte littéraire ne
peut donc point être perçu en tant que mythe ; il se contente de reprendre et de
reproduire, par l´entremise de la transposition, de la transmotivation et de la
transvalorisation, des images mythiques, pouvant acquérir une valeur mythique selon le
public et l´époque. De la sorte, un texte peut perdre cette valeur/dimension selon les
changements de circonstance. C´est le cas du mythe de Don Juan qui, jusqu´au XXe
siècle, a perdu son pouvoir de fascination. En effet, un thème littéraire23 peut très bien
détenir une valeur de mythe, lorsqu´il exprime la pensée d´un groupe social, puis
redevenir un simple thème appartenant à la tradition littéraire, quand il ne fascine plus
ce groupe24. L´actualité se mesure, donc, aux variations de sa réception.
Nous pouvons, également, constater qu´il existe une certaine continuité d´un
niveau mythologique à un autre. Dans le passé, des représentations mythiques grecques
ont inspiré des thèmes littéraires.
«d´étroits rapports avec la littérature, à laquelle il est susceptible de prêter à la fois une structure et une raison d´être». C´est pour
cette raison qu´une des caractéristiques du mythe consiste à «ensemencer sans fin d´autres récits».
23
Dans son ouvrage intitulé Thèmes et mythes (1981 : 15 à 24), Raymond Trousson nous rappelle que les thèmes ou les sujets
désignent une matière peu précise (la montagne, l´océan, les sentiments et les idées), alors que les types légendaires, mythologiques,
bibliques, littéraires, historiques, sociaux et professionnels servent à tracer l´histoire d´un personnage littéraire. Quant aux mythes,
ils servent à raconter une histoire sacrée (domaine de l´histoire des religions), à traduire des pulsions inavouables refoulées sur le
surmoi (domaine de la psychologie), ou à exprimer les convictions d´une collectivité (domaine de la sociologie). Le motif est un
concept large, une notion générale, désignant soit une certaine attitude, soit une situation de base, impersonnelle, dont les acteurs
n´ont pas encore été individualisés. La psychanalyse désigne le motif général par le thème particulier qui en est issu. Ainsi, le thème
du complexe d´Œdipe renvoie au motif (élément non littéraire) de la rivalité père-fils, qui relève de l´expérience humaine et qui
constitue la matière de la littérature. En revanche, pour étudier un thème, il faut partir d´un fait littéraire. Aux antipodes de Raymond
Trousson, P. Brunel, Cl. Pichois et A.-M. Rousseau présentent, in Qu´est-ce que la littérature comparée ? (1983 : 125), le motif en
tant qu´élément concret, opposé à l´abstraction et à la généralisation du thème. Ils définissent le thème « comme un sujet de
préoccupation ou d´intérêt général pour l´homme […] lieu commun » et ils désignent par mythe « un ensemble narratif consacré par
la tradition et ayant, au moins à l´origine, manifesté l´irruption du sacré, ou du surnaturel, dans le monde. Il se trouve qu´à un stade
avancé de son développement le mythe peut se charger d´une signification abstraite : […] Il est alors la proie d´un thème auquel il
tend à se réduire.». Quant à Pierre Brunel et Yves Chevrel, ils approchent, dans Précis de Littérature Comparée (1989 : 165), la
dichotomie thème-mythe de la dichotomie non commun/nom propre, que la grammaire a consacrée, et affirment que le mythe
renvoie à une constante archétypale, à une image canonique et à une figure emblématique, l´étude des mythèmes (la plus petite unité
de discours mythiquement significative, selon Gilbert Durand) relevant de la thématologie. Selon Álvaro Manuel Machado, in Do
Ocidente ao Oriente. Mitos, imagens, modelos (2003 : 31), « (…) enquanto um tema se circunscreve à ‘explicação imediata,
descritiva, do texto literário, ordenando-o estritamente em função dos géneros e dos períodos, em suma, em função da dinâmica
diacrónica (mesmo quando numa perspectiva comparativista), o mito eleva o tema a um nível de catarse, no sentido propriamente
aristotélico do termo, tornando-o um elemento não só recorrente mas fundamental duma literatura e duma cultura através dos
séculos (…)».
24
Dans son article « La parole habitante et la pensée mythique» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 103 à 109), Pierre Sansot défend
que le mythe est d´ordre collectif et que la pensée mythique se caractérise par sa perduration et sa capacité à renaître, même après
être tombée en léthargie, grâce à l´Anthropos primordial.
18
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le mythe est passé de l´oral à l´écrit : ce qui était, autrefois, collectivement
écouté et perçu comme quelque chose de sacré est, actuellement, lu individuellement et
critiqué. La fascination jadis exercée par les figures mythiques atteint aujourd´hui un
public très restreint, qui ne représente pas vraiment une collectivité. La syntaxe du
mythe est semblable à celle de tous les genres littéraires à dominante symbolique. Il
possède une structure d´organisation le plus souvent de type dramatique et se caractérise
par ses mythèmes, que nous pouvons définir en tant que les plus petites unités du
discours mythiquement significatives25.
Les mythes primitifs étaient statiques ; ils s´imposaient à l´homme et le
rassuraient. À partir du théâtre grec et, surtout, de la Bible, les images totalisantes
gagnent un caractère dramatique et dynamique, dans lequel la liberté humaine est
désormais appliquée. Chaque groupe d´individus vit au sein d´un mythe global qui
représente l´univers et justifie la société, ainsi que ses rites. Les grandes religions
opèrent, ensuite, un changement décisif, en conservant certains éléments mythiques,
mais en modifiant complètement leur portée symbolique. Les réflexions théologiques
ont, ainsi, construit, au long de plusieurs siècles, un équilibre bien que fragile « entre les
images symboliques et la rationalité abstraite » (Idem : 1134). Plus tard, en littérature,
les siècles redéfinissent les thèmes antiques d´origine mythologique par rapport à de
divers éléments : du « mythe unique et ‘totalisant’ du groupe primitif, nous sommes
ainsi passés au flot de mythes éclatés que charrie la culture moderne » (Idem : 1131).
Cependant, il est indispensable que les mythes littéraires continuent à impliquer une
référence à une vision globale et totalisante, qui leur permet de demeurer concevables.
Ainsi, le mythe de Don Juan26 se constitue sur un fond de religion catholique populaire.
De nos jours, il est impossible d´accepter une pensée mythique pure, car il
s´avère très dangereux de ne pas critiquer rationnellement les symboles. Le mythe doit
instaurer un dialogue avec la rationalité métaphysique et la psychologie, par exemple.
La vérité du mythe est symbolique, parce qu´elle offre un sens pour la vie qu´elle ne
peut nullement imposer et démontrer. La majorité des mythes provenant du passé ou
d´autres cultures ne représentent plus aujourd´hui que des thèmes littéraires et ne sont
25
Gilbert Durand écrit, dans son ouvrage intitulé Structure Anthropologique de l´imaginaire (1992 : 64), que le « mythe apparaît
comme un récit (discours mythique) mettant en scène des personnages, des situations, des décors généralement non naturels (divins,
utopiques, surréels) segmentales en séquence ou plus petites unités sémantiques (mythèmes) dans lesquels s’investit obligatoirement
une croyance – contrairement à la fable et au conte. Ce récit met en œuvre une logique qui échappe aux principes classiques de la
logique d’identité.»
26
Michel Tournier (1981 : 32 et 33) explique que Don Juan symbolise le refus de la soumission du sexe aux ordres conjugaux,
sociaux, politiques et religieux de l´Espagne du XVIIe siècle. Pour affirmer sa liberté érotique, Don Juan incarne est adultère,
parjure, blasphémateur et assassin. Il représente la révolte de la liberté de l´homme de plaisir contre la fidélité conjugale.
19
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
plus essentiels à notre vie actuelle. À présent, le mythe sert essentiellement à répondre
à une « question plus ou moins permanente posée à l´humanité » (Idem : 1136).
La production littéraire de notre société désacralisée constitue un champ
privilégié d´expression du mythe en tant que récit sacré. Il est nécessaire de tenir
compte de l´initiative que l´auteur entreprend à introduire des transformations, sa
capacité à se projeter dans le texte et à y intégrer des éléments relatifs à l´actualité.
III- Le mythe d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle. Histoire et
littérature
«Qu´est-ce qu´un mythe aujourd´hui ? Je donnerais tout de suite une première
réponse très simple, qui s´accorde parfaitement avec l´étymologie : le mythe est une
parole. […] Le mythe ne se définit pas par l´objet de son message, mais par la façon
dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n´y en a pas de
substantielles.» (Barthes ; 1957 : 194 et 195).
Le « mythe […] est du faux qui à la longue devient vrai, alors que l´Histoire est du
vrai qui devient faux à la longue.» (Cocteau ; 1956 : 26 et 27)27
Dans son œuvre intitulée Les mythes grecs (1967: 17 à 28), Robert Graves nous
signale que les éléments d´un mythe antique peuvent être découverts dans des légendes,
car un seul auteur ne fournit jamais la version la plus complète d´un mythe. La légende
d´Œdipe n´est donc pas une création de Sophocle28.
C´est dans l´Iliade 29(Homère ; 1995) que nous trouvons les premières allusions
et le récit de quelques épisodes de la guerre qui oppose les deux fils d´Œdipe, Etéocle et
Polynice, et qui constituait l´épopée intitulée Thébaine, aujourd´hui perdue. Le premier
texte faisant référence à la légende d´Œdipe est l´Odyssée d´Homère (deuxième moitié
du VIIe siècle avant notre ère). Lorsqu´il descend aux enfers, Ulysse rencontre l´ombre
d´Épicasté, qui lui apprend qu´après la découverte de l´horrible vérité Œdipe continua à
régner sur Thèbes, mais avec de perpétuels remords. Le châtiment de notre héros est
27
«Il reste que la notion même de mythe est frappée d´équivoque : un mythe, c´est à la fois une belle et profonde histoire incarnant
l´une des aventures essentielles de l´homme, et un misérable mensonge débité par un débile mental, un “mythomane” justement.»
(Tournier ; 1981 : 12).
28
C´est ce qu´explique Pierre Vidal-Naquet dans sa préface aux Tragédies de Sophocle (1973 : 11) : « Le poète tragique puise […]
dans l´immense répertoire des légendes héroïques qu´Homère et les auteurs des autres cycles épiques avaient mises en forme et que
les peintres imagiers d´ Athènes ont représentées sur les vases. Les héros tragiques sont tous empruntés à ce répertoire (…) ». A ce
propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 23 à 28), dans le chapitre intitulé
«Las versiones preclásicas del mito».
29
Cf. chant IV, vers 378 et suivants (54) ; chant V, vers 804 (75) ; chant X, vers 286 (136) ; chant XIV, vers 114 (194).
20
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
donc moral et non pas physique comme chez Sophocle30. Puis, la trilogie d´Eschyle
(525- 426 av. J. –C.), composée par Laïos, Œdipe et Les Sept contre Thèbes, reprend
aussi la légende. Dans la troisième pièce de théâtre (la seule qui nous soit parvenue),
l´auteur insiste sur la fatalité qui s´accable sur Œdipe à travers les « générations
boiteuses » (Vernant : 2000, 254), à cause de la faute originelle de Laïos qui a aimé le
jeune Chrysippos31. Finalement, dans la tragédie Œdipe d´Euripide (480-406 av. J.- C.),
dont il ne nous reste qu´un fragment, les serviteurs de Laïos rendent Œdipe aveugle afin
de venger leur maître. Œdipe est, alors, enfermé par ses propres fils dans un palais à
Thèbes.
Selon Mircea Eliade, dans son essai intitulé Aspects du mythe (1966 : 16 et 17),
le « mythe raconte une histoire sacrée, il relate un événement qui a eu lieu dans un
temps primordial, le temps fabuleux des “commencements” […]. Il raconte comment,
grâce aux exploits des êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la
réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un
comportement humain, une institution.». Le mythe est sacré, car des êtres surnaturels y
interviennent, et il présente des ‘réalités’ non scientifiques, mais qui répondent à un
profond besoin religieux. C´est un récit tenu pour vrai, mais en apparence opposé au
discours rationnel, puisqu´il fait référence à un monde rêvé et irréel, voire utopique et
achronique, qui ne tient compte ni de l´espace ni du temps. Quoique sa fonction consiste
dans l´explication du monde concernant ses aspects divins et humains, il est irrationnel.
30
Cf. chant XI, vers 271-280 (1995 ; 505) : Homère affirme qu´Œdipe a assassiné son père et qu´Epicasté l´a épousé par
imprudence. La vérité a ensuite été révélée par les Dieux et Épicasté se pendit et descendit dans l´Hadès : « Et je vis la mère
d´Œdipe, la belle Épiscasté, qui commit une action énorme, dans l´ignorance où était son esprit, en se mariant avec son fils. Et lui se
maria avec elle, après avoir abattu son père. Sur-le-champ, les dieux propagèrent la nouvelle parmi les hommes ; mais lui, dans
Thèbes tout aimable, régna les Cadméens, subissant de douloureuses épreuves, par la volonté funeste des dieux. Épicasté s´en alla
chez le puissant Hadès aux portes si bien ajustées, ayant attaché le lacet de sa ruine à la haute poutre maîtresse, sous l´effet de
l´angoisse qui s´était emparée d´elle… A Œdipe elle laissa, derrière elle, maintes et maintes souffrances, toutes celles
qu´accomplissent les Érinyes d´une mère ». Nicolas Journet (2006 : 48) remarque que l´expiation de l´inceste et du parricide n´est
pris en charge que par la mère. C´est elle qui meurt, alors qu´Œdipe n´est point banni. Celui-ci, qui ne ressent pas la moindre
culpabilité, pense essentiellement aux pièges qui lui ont été tendus par les dieux, incarnant, ainsi, le type du héros homérique, qui se
débat contre le destin infligé par des dieux capricieux. Pour lui, l´important n´est pas de se conformer aux lois humaines, mais de
vaincre ses ennemis. L´aveuglement d´Œdipe, qui correspond à la castration, n´apparaît que chez Sophocle. Selon Legrand (1972 :
64), le suicide par pendaison de Jocaste renvoie aux fétiches de la fertilité végétale et aux figurines suspendues aux arbres. Pour la
psychanalyse, la pendaison renvoie à des pulsions mâles, la mandragore naissant de la semence de Judas dans le folklore médiéval.
31
Legrand (1972 : 59 à 61) remarque qu´ Œdipe, en se présentant comme vainqueur à Jocaste, qui avait promis sa main à qui
découvrirait l´énigme, permet l´exécution de la malédiction des Labdacides. Cette malédiction a une origine ambisexuelle, puisque
Laïos avait été maudit dans sa postérité par Pélops, à qui il avait enlevé le fils, Chrysippos (le cheval d´or). Cet enlèvement, qui
constitue un péché pédérastique, a eu lieu contre le consentement du jeune Chrysippos. Son père Pélops avait lui-même fui
auparavant l´étreinte de Poséidon, qui le dota de chevaux magiques. Pour punir ce crime, la déesse des amours légitimes, Héra,
aurait envoyé la Sphinx à Thèbes, afin de ravager la ville. Plus tard, Œdipe se lance à la recherche de chevaux volés, à la demande
de son père. Cette quête le conduit à un carrefour, siège des démons méridiens, où il tue son père lors d´une querelle de préséance,
selon certains et parce qu´Œdipe dispute Chrysippos à Laïos, selon une autre variante : « Or, le sens magique de l´homosexualité
active est la récupération par l´homme d´une féminité imaginaire dont le jeune partenaire n´est que le support. Le sens du rapt, c´est
l´échec : Laïos n´a pu conquérir sa propre composante féminine, et sa malédiction se transmet à Œdipe.» (Idem : 60). En tuant
Laïos, Œdipe s´est identifié à lui et hérite une malédiction réalisée et à nouveau transmissible.
21
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le sacré intervient dans la tragédie de Sophocle avec les oracles d´Apollon,
« un des douze dieux de l´Olympe, patronnant la lumière, l´intelligence, la divination et
les arts » (Philibert ; 2002 : 18). Ses oracles étaient célébrés à Delphes, le plus grand
centre religieux de la Grèce antique. Bien qu´il ne soit pas à l´origine de la malédiction
qui s´est abattue sur Laïos, Apollon la valide au deuxième épisode. Œdipe apprend de
Jocaste que cet oracle de Delphes a jadis prédit un destin horrible pour le fils de Laïos :
« Un oracle arriva jadis à Laïos, non d´Apollon lui-même, mais de ses serviteurs. Le
sort qu´il avait à attendre était de périr sous le bras d´un fils qui naîtrait de lui et de
moi. » (Sophocle ; 1973 : 209).
Avec Œdipe roi (Sophocle ; 1973), nous passons d´un mythe antéhistorique à
un mythe historique. Les aventures vécues par Œdipe débutent par un mythe
antéhistorique moyennant la référence à un animal fabuleux (un lion ailé à tête et buste
de femme), qui cohabite avec les hommes. Le prêtre se réfère à la Sphinx32 pour
rappeler à Œdipe qu´il a autrefois sauvé la ville de cet animal : « Il t´a suffi d´entrer
jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à l´horrible
Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186)33. Créon en parle également : « La Sphinx aux
32
Dans Sur Œdipe (Anatomie de la mythologie), Gérard Legrand (1972 : 54 à 58) remarque que le héros œdipien apparaît toujours
face à la Sphinx, un monstre femelle qui pose une question à Œdipe, qui en est lui-même la réponse à la fois particulière et
universelle. Partant de l´étymologie, le nom propre Sphinx constitue une adaptation poétique et intentionnelle du nom thébain Phix.
Le nom d´oiseaux de nuit strix ou d´oiseaux magiques iynx a eu de l´influence sur ce nom, afin de le rapprocher plus du verbe
sphiggein. La forme Phix a elle-même été rapprochée du radical pnigping (étouffer) dans l´ouvrage Das Ratsel der Sphinx de
Ludwig Laistner, où l´Ulralptraum (cauchemar fondamental) a été étudié, pour la première fois, comme source de la mythologie. La
Sphinx est un monstre lubrique des montagnes proches de Thèbes, et redouté par les bûcherons. Cette démone méridienne est ellemême issue d´un inceste œdipien, fruit de l´union d´Echidne (femme-serpent de nature vampirique) avec le chien Orthros ou Orthos
[« l´érigé »] (bicéphale, à queue de serpent), qui est à son tour fruit d´une relation entre Echidna et Typhon (dernier monstre mâle né
de la Terre). Cette généalogie rattache ainsi la Sphinx à Typhon, dont les voix changeantes sont uniquement comprises par les
Dieux. La Sphinx est perçue comme une personnification de la tempête ou de la nuit, Œdipe apparaissant comme le soleil levant et
Jocaste comme l´aurore. Selon deux autres variantes, la Sphinx serait une enfant que Laïos aurait eue avant d´épouser Jocaste ou
encore, la fille du Thébain Ucalégon (nom d´homme primitif igné évoquant Deucalion et même Volcanus), utilisé par Homère et
repris par Virgile pour nommer un vieillard troyen associé encore au feu. Plus tard, la place de la Sphinx parmi les Thébains est vue
comme une présence qui pose des problèmes. Dans un état plus ancien de la légende, la Sphinx obligeait le peuple à se rassembler
chaque matin pour lui poser une énigme impossible à résoudre, à la suite de laquelle elle dévorait un homme tous les jours. La
victoire d´Œdipe a donc permis de débarrasser le pays de ce terrible monstre. Cf. annexe I : dans son tableau de 1808 intitulé Œdipe
et le Sphinx, Ingres représente la Sphinx levant une patte de lionne griffue, épaisse et presque disproportionnée pour saisir sa proie.
Ces pieds de lion apparaissent, également, dans les représentations de sirènes, afin de montrer la ressemblance de ces femmes ailées
avec la Sphinx. Nous serions, donc, en présence d´une Sphinx « pied-bot », face à un Œdipe, lui aussi, « pied-bot ». Dans le folklore
grec, nous retrouvons une autre démone méridienne : l´Empuse (Empousa), dont le nom termine par deux syllabes qui évoquent
celui d´Oidi-pous. Il s´agit d´une femme-spectre, placée aux Enfers par Aristophane et rattachée par d´autres traits à la mythologie
solaire, qui saute à travers les rochers pour se jeter sur les voyageurs s´étant égarés aux carrefours, afin de leur faire perdre la raison
ou bien de leur broyer les os dans son étreinte. Elle a deux pieds d´âne chaussés d´énormes sabots, l´un de bronze et l´autre
ressemblant à un excrément, tant il est souillé de fumier. Ceci renvoie à la nature phallique et anal sadique de la variante d´Hécaste
au visage resplendissant de feu. La Sphinx représente la part féminine d´Œdipe, c´est-à-dire la projection (miroir renversé) de sa
personnalité.
33
Legrand (1972 : 43 à 45) remarque que le tableau d´Ingres, où Œdipe discute avec le Sphinx, présente deux détails importants. Cf.
annexe I : Œdipe et le Sphinx (1808) :
1- Le personnage barbu semble stupéfait face à l´audace et à l´incroyable chance d´Œdipe qui se prépare pour aller annoncer la
défaite de la Sphinx aux Thébains. Il s´agit là de l´aspect social du mythologème œdipien. Œdipe se présente, alors, en tant que
témoin d´un temps précédent porteur de la malédiction qui est mise en place, bien que Laïos avait voulu l´éviter à tout prix.
2- Le pied charnu d´Œdipe apparaît à gauche, contrastant avec les ossements plus vieux et maigres, au premier plan du détail. Ceci
nous renvoie à l´étymologie admise par les Grecs du nom d´Œdipe, à savoir, pied gonflé/pied bot. Ce pied surgit de l´abîme des
victimes, tandis qu´Œdipe répond à la devinette posée par l´animal et à laquelle il aurait répondu inconsciemment, en se désignant
lui-même. La Sphinx aurait alors baptisé Œdipe par le cri « oi dipous ! », c´est-à-dire « oh, un bipède ! ». Selon la psychanalyse, ce
pied bot renvoie à un pénis en érection, ce qui nous permet d´établir un rapprochement d´Œdipe avec les Dactyles, qui sont des
22
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
chants perfides, la Sphinx, qui nous forçait à laisser là ce qui nous échappait, afin de
regarder en face le péril placé sous nos yeux. » (Idem : 189).
Toutefois, la mention à Thèbes34 et à Corinthe35 nous renvoie à des villes
réelles, qui ont une organisation politique monarchique, ce qui relève de l´Histoire.
Le mythe d´Œdipe se revêt d´un grand intérêt : en premier lieu, à travers la
fascination, car il raconte une réalité et soulève des interrogations qui font appel à
l´imagination et à la sensibilité de chacun. Le mythe sollicite, donc, à l´esprit d´explorer
un ailleurs énigmatique vers nos origines ou vers l´au-delà avec, par exemple, Orphée,
qui descend aux Enfers. De la sorte, il donne une forme à l´inconnu. Puis, le mythe fait
appel à la réflexion, parce qu´il narre des situations sans pour autant porter un jugement
définitif sur ces dernières. En effet, sa finalité ne consiste point à fournir des réponses,
mais plutôt à nous inciter à les rechercher. Enfin, le mythe véhicule le savoir: bien que
légendaire, il ne cesse pas de contenir une part de vérité. Chaque version d´un même
mythe correspond à un contexte social déterminé, à une société donnée. Ainsi, Électre a
commencé par symboliser l´ancien droit de la famille et du sang, puis a fini par
représenter celui de la justice qui est rendue par la cité.
De même, le drame d´Œdipe répond à des questions exemplaires,
fondamentales et éternelles sur l´homme. Bien qu´il ait accompli le fait extraordinaire
de résoudre l´énigme du Sphinx, ce qui prouve bien son intelligence, Œdipe est
doublement aveugle puisqu´il méconnaît ses origines et ses actes. Que pouvons donc
nous savoir de nous-mêmes ? Sommes-nous libres ? 36
3.1- Mythe et tragédie
démons phalliques, une sorte de Titans en miniature, nés de la Terre. Tel les héros, Œdipe est tout d´abord perçu en tant qu´un dieu
déchu de l´époque antéhistorique appartenant au cortège d´Héphaïstos, boiteux comme lui, ou de Poséidon, ce qui expliquerait sa
disparition dans un bois sacré sous les auspices de Thésée.
34
« Ville de Grèce (*Béotie), célèbre par la légende d´*Œdipe. Ses habitants sont les Thébains. Ennemie d´Athènes, puis de Sparte.
Détruite par *Alexandre le Grand en 336 av. J. –C. Ville moderne (18700 hab.) reconstruite après les tremblements de terre de 1853
et 1893. » (Le Robert Dictionnaire d´Aujourd´hui ; 1991 : 315).
35
« Ville et port de Grèce, centre commercial sur l´isthme du même nom qui relie le Péloponnèse à la Grèce centrale et qui est
traversé par un canal (ouvert en 1883). 22700 hab. (les Corinthiens). Elle fut une des plus riches cités de la Grèce antique, rivale
d´Athènes et de Sparte. Affaiblie par la guerre du *Péloponnèse, elle fut détruite par les Romains (146 av. J. –C.). » (Idem : 75).
36
« Sophocle semblait avoir tout dit et dans une aveuglante clarté qui aveuglera peut-être effectivement tout autant qu´elle éclairera.
Du moins la lisibilité du destin du héros s´y alliait-elle à une possibilité indéfinie d´interprétations et de projections. » (Astier ;
1988 : 1061). Legrand (1972 : 52) nous rappelle que le mythe grec ne sert nullement à rassurer l´homme relativement à des
problèmes de subsistance ni même par rapport aux forces du monde qui lui étaient extérieures. Les problèmes de la destinée
humaine ne sont pas nés avec le Christianisme, qui est « responsable de l´histoire comme perspective de fuite » (Idem). Le mythe
grec s´insère plutôt au sein d´un monde où l´homme commence à constituer un mystère pour lui-même, d´où l´incroyable
importance de l´énigme de la Sphinx à laquelle Œdipe parvient à répondre. C´est de là que naît le succès extraordinaire de la figure
d´Œdipe, qui apparaît donc comme voyant ou devin. Dans Œdipe roi, il ne cesse de poser des questions et de mener une enquête sur
lui-même.
23
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Colette Astier (1974 : 46 à 47) souligne que le mythe a prêté sa force à la
tragédie, qui lui a donné sa voix. Au resserrement tragique et à une structure poétique se
succède le récit chronologique des étapes de la vie d´Œdipe, la liberté de narration et les
divers récits plus ou moins parallèles. Nous assistons, alors, au passage de l´informel à
la forme, de l´ouverture à la structure, c´est-à-dire à la superposition du discours
mythique et de la poésie. La tragédie, qui transcrit de façon exhaustive chaque épisode
légendaire de la vie d´Œdipe par le biais d´un poème tragique, est, ainsi, une des
versions de ce mythe.
De la vie d´Œdipe Sophocle a fait un destin marqué par la causalité
événementielle : l´enchaînement des moments de l´intrigue d´Œdipe roi37 se fait par la
nécessité logique d´une enquête “policière”38, qui met l´accent sur des rapports de
causalité perçus par une intelligence déductive. Le présent et le passé s´y superposent,
afin d´accentuer le contraste entre ce qu´Œdipe fut et ce qu´il est devenu ; il apparaît
sous la triple lumière de son passé, de sa prédestination et de ce qu´il vit. Au début de
l´intrigue sophocléenne, il est au sommet de sa réussite, étant roi et époux, aimé au sein
de sa ville et de sa famille. Il est en pleine possession de son autorité, de son intelligence
et de sa force. Sophocle l´entoure, d´ailleurs, de vieillards ou d´enfants, afin d´imposer
sa maîtrise et son pouvoir jusqu´au moment de la grande prophétie proférée par Tirésias,
qui trace une ouverture vers l´avenir d´Œdipe, un passage de son bonheur à son
malheur, entre le déchiffrement de l´énigme posée par la Sphinx et l´accablante
découverte de ses origines. Le passé, le présent et l´avenir s´entrechoquent, afin de
montrer l´ incompréhensible contradiction qui marque le destin d´Œdipe au sein de la
tragédie qui charrie tous les extrêmes de la condition humaine, Sophocle insistant
surtout sur l´antagonisme de l´homme et de la divinité:
▪ l´intelligence/ la méconnaissance (aveuglement de la lucidité) ;
37
Dans son article intitulé «Terreur et pitié chez Œdipe» (1999 : 46), Didier Anzieu affirme que les philologues francophones ont
traduit, de façon erronée, le titre de la tragédie de Sophocle, Oidipius turannos (Œdipe tyran et non Œdipe roi).Vers le Ve siècle
avant Jésus-Christ, un grand nombre de cités grecques étaient gouvernées par des tyrans, sous l´influence d´Athènes. Ce tyran, qui
exerçait un pouvoir absolu, était élu par le peuple, alors que le roi, qui œuvre au bien-être de la cité, s´inscrit dans une lignée
légitime.
38
«La trame dramatique de l´Œdipe de Sophocle est une sorte d´intrigue policière : Œdipe mène l´enquête qui le conduit à découvrir
sa propre identité, et du même coup celle de l´auteur des crimes qui accablent la cité.» (Journet ; 2006 : 50). La trame du roman
policier est constituée par une enquête policière ou une enquête de détective privé. Ce genre comporte six invariantes : le crime ou le
délit, le mobile, le coupable, la victime, le mode opératoire et l´enquête. Œdipe roi peut être assimilé à une enquête policière tout
d´abord par le thème principal : il s´agit de trouver l´assassin d´un meurtre qui a, comme témoin, le vieux serviteur qui
accompagnait Laïus. Jocaste connaît également l´histoire. Puis, nous avons un enquêteur de nom Œdipe, qui a déjà fait ses preuves
en déchiffrant l´énigme de la Sphinx. Il existe aussi une fausse piste constituée par la vérité révélée par Tirésias, que l´enquêteur ne
trouve pas crédible, ainsi qu´un interrogatoire, lorsqu´Œdipe cherche à arracher la vérité des témoins qui se dérobent. Finalement,
l´énigme est résolue à la fin de la pièce. Tout ceci nous fait, alors, conclure qu´Œdipe roi se situe sans doute à l´origine de la
littérature policière. Chez Sophocle, le public connaît déjà l´assassin et il n´y a donc pas de suspense. Ce dernier et l´enquêteur ne
font qu´un, ce qui nous amène à constater que nous avons plutôt affaire à une analyse qu´à une enquête : le sujet découvre peu à peu
la vérité sur lui-même.
24
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
▪ le bonheur provenant de la famille/ le malheur qui lui est inhérent ;
▪ le refus de l´oracle/la démonstration de son pouvoir.
Cette antithèse tragique constitue un effet de stylisation qui balaie le champ des
possibles et remet tout en cause :
Antinomie tragique sous-jacente à l´itinéraire œdipien
Royauté
Exil passé et à venir
Maîtrise de soi
Démarche vers les ténèbres
Fierté de sauveur de la cité
Indignité de porteur de la souillure
Autorité royale
Pauvreté du mortel39
Sophocle a également instauré, dans sa pièce, le conflit entre l´intelligence et la
famille, qui s´organise selon une série d´oppositions :
▪ l´exil/l´appartenance à une maison royale ;
▪ la route et le cheminement solitaire/ l´entrée dans la ville de Thèbes ;
▪ la force adulte indépendante/la dépendance à l´égard de la famille.
La tragédie reprend et dramatise cette disjonction entre le pouvoir et l´affectivité, par
l´effet de chute et de décalage entre un Œdipe heureux et un Œdipe aveugle. Son
intelligence devient passion à travers son désir de connaître le mystère de ses origines,
puis facteur de ruine, lorsqu´elle se met en guerre contre l´harmonie familiale. Par
respect à l´égard d´Œdipe, à la reconnaissance du pouvoir royal et à la prescience
divine, les Thébains, représentés par le Chœur, préfèrent néanmoins demeurer sourds et
aveugles aux affirmations de Tirésias. Jocaste demande à Œdipe de cesser son
investigation et le berger de Laïos, réfugié dans la montagne, ne parle que sous l´effet
de la menace. Ceux qui aiment Œdipe tentent, ainsi, de le protéger contre lui-même, en
lui refusant la claire compréhension de son passé. L´intelligence vaincra tout de même
39
Selon Nicolas Journet (2006 : 51), Œdipe devient un bon citoyen à Colone, après avoir été un aveugle errant : «C´est donc quand
je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme.» (Sophocle ; 1973 : 364). Sophocle nous livre, ici, une leçon d´histoire
politique : l´homme ordinaire est meilleur citoyen que le tyran.
25
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
et détruira l´union car, dans le mythe et dans la tragédie, le bonheur est refusé à
l´homme qui se veut adulte indépendant.
3.2- Les invariantes du mythe
« Le mythe, c´est tout d´abord un édifice à plusieurs étages qui reproduisent tous le
même schéma, mais à des niveaux d´abstraction croissante. » (Tournier ; 1977 :
188).
Dans son ouvrage intitulé Le mythe d´ Œdipe, Colette Astier (1974 : 20 à 26)
présente les maillons décisifs de la biographie du personnage œdipien, au niveau de la
narration40 :
Inquiets de la menace que représente pour eux leur enfant
I
L´exposition de
maléfique et difforme, Jocaste et Laïos l´exposent sur le
l´enfant
Cithéron41, après lui avoir passé des aiguilles d´or à travers
les chevilles.
II
Le meurtre du
père
À l´âge adulte, Œdipe rencontre son père qu´il méconnaît
(atténuante du parricide) et le tue.
Avant d´atteindre Thèbes, Œdipe remporte une autre victoire
sur la Sphinx, qui tente une union sexuelle avec les
La victoire sur la Thébains, qui passaient à sa portée42, et qui leur propose une
40
À ce propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 89 à 102), surtout le chapitre
intitulé «Principales motivos que componen el mito».
41
Gérard Legrand (1972 : 46) signale qu´Œdipe est abandonné dès sa naissance et, ensuite, recueilli comme un « fils du Soleil »,
incitant alors à la rêverie : le Soleil est, aux vieilles époques méditerranéennes, en relation avec la végétation (énergie panique de la
Terre), ainsi qu´avec la sorcellerie et l´enfer, monde d´élection des ténèbres. L´île de Rhodes est le centre de son culte et la patrie
des Telchines, un groupe de démons et de magiciens chez qui la voyance et les paroles fatidiques provoquent la grêle et les
tempêtes. L´orphelinat d´Œdipe, situation d´enfant trouvé voué au vagabondage et au statut de l´enfant originel dans la mythologie,
évoque deux autres enfants qui recherchent leur mère : les « Vagabonds » du poème de Rimbaud, dont l´un définit son « état
primitif » comme celui d´un « fils du Soleil ».
42
Gérard Legrand (1972 : 50 à 52) nous renvoie à L´Anthropologie structurale, lorsque Lévi-Strauss instaure un parallèle entre le
mythe d´Œdipe face à la Sphinx et quelques contes des Indiens d´Amérique qui font référence à une sorte de mère phallique des
animaux qui terrifie tellement le chasseur que celui-ci éprouve une érection, à la suite de laquelle elle en profite pour le violer. En
échange, cette mère phallique des animaux, qui apparaît comme une femme abandonnée dont les enfants sont décédés, confère au
chasseur de l´adresse pour la chasse. La comparaison avec Œdipe possédant la Sphinx s´impose, d´autant plus que les êtres
telluriques des Pueblo et des Kwakiutl, chez qui ont lieu ces légendes, apparaissent avec les pieds sanglants, boiteux et trébuchants.
Dans ces deux cas, le mythe a pour but, selon Lévi-Straus, de rassurer l´homme relativement à la cosmogonie, afin de lui permettre
d´en vérifier le bon fonctionnement, à travers la substitution de la naissance en tant que fruit du rapport sexuel, par le fantasme de
l´autochtonie, c´est-à-dire par la naissance à partir du sol. Selon la légende thébaine, ce fantasme de l´autochtonie était lié aux
origines de la cité. Labdacos descend lui-même par sa mère des Spartes, guerriers nés des dents du dragon qui avaient été semées
par Cadmos, le fondateur de Thèbes.
26
À la recherche d´Œdipe…
III
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Sphinx et la
énigme originale pour l´ensemble de la mythologie grecque,
réponse à
car elle concerne l´homme. Ce monstre féminin et triple
l´énigme
(lionne, oiseau et serpent43) meurt de la savoir devinée par
Œdipe, pour qui la route de Thèbes est, désormais, ouverte.
IV
L´inceste ou le
Œdipe épouse Jocaste, dont la main avait été promise à qui
mariage avec
triompherait du fléau, et accède à la royauté.
Jocaste
En découvrant qu´il a commis le parricide et l´inceste44,
V
Le châtiment
d´Œdipe
Œdipe s´inflige volontairement une mutilation qui le conduit
à la cécité.
Au terme de sa destinée dans le bois de Colone, Œdipe est
VI
L´élection divine
ravi par la divinité et apprend que sa tombe sera bénéfique à
la terre qui la portera.
La mort d´Œdipe ne met point final au mythe, qui ne
pourrait se terminer que par l´extinction totale de la race. Ses
La descendance
enfants sont le fruit de l´union incestueuse avec Jocaste, en
43
Gérard Legrand (1972 : 60 à 68) nous informe que, dans Animion, Magic and the Divine, Géza Roheim affirme que le serpent est
un animal qui tue son père, lorsqu´elle commente un vase de Naples (Cf. Annexe II: Vases représentant Œdipe et la Sphinx in
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006), sur lequel Œdipe
est peint comme une figure grotesque avec des cornes et une queue de serpent et s´accouple à une Sphinx à la croupe ailée. Cet acte
de zoophilie n´apparaît que rarement sur les figurations. Il est préférable de dire qu´Œdipe tue la Sphinx d´un coup de lance, ou
encore que celle-ci se suicide par désespoir d´être vaincue. La solution de l´énigme est substituée par une copulation masochiste,
l´acte sexuel étant alors renvoyé à la relation incestueuse d´Œdipe avec une reine veuve qu´il méconnaît. La queue de serpent
d´Œdipe prouve son origine tellurique et atteste son lien de parenté avec la Sphinx. Édouard Schuré, dans son ouvrage Précurseurs
et Révoltés (1904), commente le dessin de G. Moreau. Cf. Annexe III : Œdipe et le Sphinx (1864): « la Sphinx est la Nature, et
lorsqu´elle réclame à Œdipe le mot de son énigme, il peut lui répondre : le mot de ton énigme, c´est l´homme, c´est moi ! Car tout ce
que tu es, je le suis. Je te porte en moi-même avec un dieu en plus : ma conscience et ma volonté. Avec ce dieu je te mesure de la
croupe à la chevelure et des yeux jusqu´au fond des entrailles. Il ne reste plus à la Sphinx qu´à se jeter dans le gouffre. » (Legrand ;
1972 : 61 à 69). Moreau ajoute que la Sphinx et Œdipe sont identiques. Ayant recours à son intuition, il a trouvé la véritable
énigme : « celle de la réciprocité du Moi et du non-Moi jusque dans l´engendrement, sous une lumière voisine de celle du
romantisme allemand. » (Idem : 63). Nous notons là un refoulement de la part de Moreau, dont les tendances œdipiennes sont bien
connues. Tout comme dans la toile d´Ingres, les pieds apparaissent au-dessus de la fosse dans le dessin de Moreau. Nous pouvons
ainsi résumer la situation : la reine offre sa main (Mère phallique) à qui réussira à vaincre (à qui copulera avec) le Monstre/l´énigme
(elle-même). Legrand ajoute que la Sphinx-Jocaste s´impose comme la composante féminine d´Œdipe, provenant du fait que Laïos
ait violé Chrysippos. Se présentant comme « roi-magicien » (Idem : 65), Œdipe doit exposer l´hermaphrodisme typique, sans
toutefois ne jamais y parvenir. Cette identité secrète se manifeste dans la gravure anonyme qui, vers 1820, à partir de l´Iconographie
Romaine de Visconti, figura Œdipe se préparant à séparer la Sphinx en deux, dans le sens de la longueur, par un coup d´épée. Le
contenu sexuel involontaire est alors flagrant, puisqu´Œdipe et sa victime ont le même profil. Nous trouvons aussi cette
identification dans les associations d´images que Max Ernst baptisa Œdipe. Cf. Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922) : la tête
d´oiseau joue un rôle important, déterminé par l´ambivalence freudienne des volatiles, le coq renvoyant au pénis.
44
Gérard Legrand (1972 : 64) ne partage point l´idée de Nietzche, qui explique que l´inceste est la condition de l´énigme. Il compare
Œdipe à la tribu sacerdotale des Mages chaldéens ou iraniens, chez qui l´inceste est approuvé. Cette transgression du tabou constitue
une condition nécessaire pour atteindre un savoir supérieur.
27
À la recherche d´Œdipe…
VII
d´Œdipe
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
transportant une faute du passé dans le présent, et en
garantissent l´authenticité de l´histoire.
Colette Astier (Idem : 28 à 34) remarque que les trois axes thématiques de la
légende d´Œdipe sont l´essentiel de la vie de tout homme ― d´où leur caractère
d´universalité ― et qu´ils font appel à un imaginaire collectif :
1- La royauté dans Thèbes : la victoire sur le vieux roi (épreuve naturelle) et le triomphe
sur le monstre (épreuve surnaturelle) ont permis à Œdipe l´accession au trône, qui est la
consécration de sa force physique et intellectuelle, à caractère exceptionnel.
2- L´oracle qui a présidé aux destinées des Labdacides : malgré la force qu´il a su se
découvrir, Œdipe n´est que le jouet bafoué et condamné par avance à la souillure tout au
long de sa vie. Il passe du bonheur à la cécité. La catastrophe qui clôt son destin prouve
l´appartenance d´Œdipe à un ordre qui le dépasse. Alors que la royauté confère la
mesure de l´homme, l´oracle lui apporte la preuve de ses limites.
3- La famille d´Œdipe: l´itinéraire d´Œdipe est compris entre la famille dont il est issu
et celle qu´il fonde et qui se révèle être la même, montrant l´ambiguïté fondamentale de
la relation d´amour : «Seul, le prochain par le sang peut être mon ennemi. Seul, le
prochain par affection qui devrait nous unir sait me faire souffrir : il n´est de pire mal
que celui qui me touche de plus près.» (Astier ; 1974 : 31). La relation d´amour devient,
donc, une relation de violence, car ce sentiment n´est jamais inoffensif45. Sophocle n´a
pas hésité à évoquer la plénitude et l´atrocité de l´union d´Œdipe avec sa mère, car,
comme l´affirme Aristote dans sa Poétique (1997 : 30 à 35)46, la tragédie doit présenter
une structure complexe et mettre en scène des faits qui suscitent la terreur et la pitié47, à
travers lesquels nous reconnaissons l´expression de deux pulsions fondamentales : la
45
« Ah ! lumière du jour, que je te voie ici / pour la dernière fois, puisque aujourd´hui, / je me révèle le fils de qui je ne devais pas /
naître, l´époux de qui je ne devais pas l´être, / le meurtrier de qui je ne devais pas tuer !» (Sophocle ; 1973 : 225).
46
Cf. chapitres XIII et XIV de la Poétique.
47
Au chapitre XVIII, Aristote (1997: 42 à 44) défend que toute tragédie doive comporter un nouement (du début jusqu´au
renversement conduisant au malheur et au bonheur) et un dénouement (du renversement jusqu´à la fin). Il établit une typologie de
tragédies : la tragédie complexe, la tragédie à effets violents, la tragédie de caractère et le spectacle. La tragédie ne doit pas être
structurée comme l´épopée, qui englobe plusieurs histoires, d´où l´ampleur de son étendue. Les auteurs doivent provoquer l´effet
tragique par la surprise qui éveille le sens de l´humain moyennant des coups de théâtre et des actions simples. Le chœur doit être
perçu comme un acteur, faire partie de l´ensemble de l´histoire et participer à l´action, comme chez Sophocle. Didier Anzieu (1999 :
45 à 63) affirme qu´Œdipe devient parricide et incestueux, parce qu´au cours de sa petite enfance il a été exposé à une terreur, qui
oriente son destin pulsionnel et qui est présentée aux lecteurs et aux spectateurs : l´horreur de la violence sexuelle infligée à un
garçon, de la mise à mort d´un bébé, de la révélation de son destin incestueux et parricide par l´oracle, de l´accomplissement de
l´inceste et du parricide caractérisés par la monstruosité physique et morale, de l´épidémie de la peste, de la découverte de la vérité,
de l´automutilation, des frères qui s´entretuent, de la jeune vierge emmurée vivante et de l´interruption d´une lignée (conséquence de
la faute). Ces moments d´horreur sont contrebalancés par un moment de pitié, lorsque le berger thébain, qui a pitié du nouveau-né
Œdipe, décide de ne pas le tuer. Antigone, qui a pitié de son père mutilé et exilé, l´accompagne dans son errance.
28
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
haine et l´amour. À cause d´une faute, et non par le vice ou la méchanceté, un homme
jouissant de renom et de bonheur (tel Œdipe) tombe dans le malheur. Faire naître la
terreur et la pitié par le spectacle ne relève point de l´art ; elles doivent naître des faits
qu´elles représentent pour déclencher des frissons chez le public. L´auteur doit chercher
à faire surgir la violence au sein des alliances, accomplie par des agents qui connaissent
leurs victimes ou qui ne reconnaissent l´alliance qu´après l´accomplissement du crime,
ce qui crée la surprise de la reconnaissance. Selon Aristote, les tragédies s´abattent
toujours sur les mêmes familles, comme c´est le cas d´Œdipe dans l´œuvre
sophocléenne.
3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne
Les versions antiques du mythe d´Œdipe sont, pour nous, occultées par une
œuvre majeure, celle du dramaturge grec Sophocle (v. 496-406 av. J.-C.). Trois de ses
pièces sont consacrées à la famille d´Œdipe : Œdipe à Colone évoque la mort apaisée
du héros et Antigone la destinée tragique de sa fille. Dans Œdipe roi, qui constitue, pour
nous, la version la plus achevée de la légende, Sophocle a repris la légende d´Œdipe,
mais il y a introduit des modifications48 : il n´évoque pas la faute originelle de Laïos et
l´oracle ne dicte pas à Œdipe les actions qu´il doit réaliser. Œdipe assume, alors, tout
seul le poids d´une faute qu´il n´a pas commise intentionnellement et se retrouve puni
sans avoir mérité le châtiment de l´aveuglement. Tout ceci soulève une série de
questions sans âge : Qui suis-je ? Où me mènent mes actes ? De la sorte, il a
proportionné un héritage tout aussi fascinant qu´encombrant pour les générations
suivantes de dramaturges, en conférant un nom, des signes et un destin à son
personnage, trois éléments essentiels49 au héros mythique.
48
Selon Claudie Bolzinger, dans son article « L´interdit d´exterminer et la problématique fraternelle dans l´Antigone de Sophocle»
in Mythes et Psychanalyse (Clancier et ali ; 1997: 77 à 85). Dans son article intitulé «Traitements baroque et classique de deux
mythes» (1998 : 374), Jacques Voisine réfère que les tragédies de Sénèque sont traduites en français à partir de 1629, par B. de
Bauduyn, en vers. Il faut attendre jusqu´en 1692 la première traduction de l´Œdipe roi de Sophocle par M. Dacier, bien qu´Aristote
faisait déjà de nombreuses références à cette pièce dans sa Poétique.
49
Cf. Mythes et rituels de l´écriture (Abastado ; 1979 : 60 à 66), à propos des trois éléments essentiels au héros mythique :
▪ Un nom → Un héros mythique est avant toute chose consacré par un nom et, dans bien des cas, par plusieurs noms qui le
désignent dans des variantes du mythe.
▪ Des signes → Le héros mythique est reconnaissable à des signes qui le sacrent et grâce à son destin d´exception.
▪ Un destin → Un scénario mythique est constitué par des scènes et des situations qui configurent le destin du héros. Il désigne
l´histoire de la quête d´un objet qui, bien que variable selon les représentations, symbolise toujours un absolu. Cette recherche met
en pratique les dons du héros. Il s´agit d´une quête dramatique, tragique ou triomphante, où s´affrontent autour, avec ou contre le
poète des forces qui façonnent un univers mythique. Ces forces sont des figures triviales, sublimes ou fantastiques.
29
À la recherche d´Œdipe…
La pièce Antigone
50
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
(Sophocle ; 1973) fut écrite en 441 avant J.-C. Avec
Sophocle, Antigone est devenue un personnage mythique qui oppose une aventure
humaine à une aventure politique instituant une valeur51. Alors qu´Œdipe Roi constitue
une énigme policière, ainsi qu´un travail d´enquête, de révélation et de mise à jour,
Antigone est un débat relatif à la mort et aux rites funéraires, qui représentent un
véritable problème de civilisation et qui se situent aussi au centre de la problématique
fraternelle. Les deux frères Étéocle et Polynice se sont entre-tués, lance contre lance, à
une des sept portes de Thèbes. La responsabilité de cette affaire revient à Œdipe, qui a
été amené à maudire ses fils qui, ayant découvert l´inceste, l´ont enfermé dans le palais.
Un jour, ils ont servi à leur père la hanche d´un animal à la place de l´épaule (morceau
réservé aux rois). Œdipe n´a évidemment pas toléré ce manque de respect et les a
condamnés à se battre, armes à la main, à cause de leur héritage. L´Antigone de
Sophocle est une tragédie de l´héritage du malheur transmis : la malédiction prononcée
par Œdipe quant à la mort de ses fils et de l´une de ses filles. Toutefois, nous ne
pouvons point oublier les causes plus lointaines telles que la transgression de l´oracle
par Laïos. La filiation d´ Œdipe est, donc, une filiation falsifiée.
Toujours dans Mythes et psychanalyse (Idem: 87 à 97), Jean-Marc Talpin
signale, dans l´article «Le destin tragique des enfants d´Œdipe et de Jocaste», que le
mythe d´Œdipe est pluriel à travers ses différentes versions.
Œdipe roi
Avant-propos
traumatique
Œdipe à Colone
Histoire des Labdacides.
Chronologie de l´histoire familiale et non
celle de l´écriture.
50
Tout comme Œdipe, Antigone devient un véritable personnage littéraire, lors de son retour à Thèbes. Désirant rendre les honneurs
funéraires à son frère Polynice, tué dans la campagne des Sept contre Thèbes, elle brave les ordres du roi Créon. Elle se montre prête
à lui désobéir, car elle est convaincue que les liens du sang et les devoirs religieux dus aux défunts sont plus forts que l´ordre royal.
Surprise, en compagnie de sa sœur, en train d´ensevelir le corps de Polynice, Antigone est amenée devant Créon, qu´elle accuse de
ne pas respecter les lois naturelles et religieuses. Se sentant défié dans son autorité, le roi ordonne que les deux sœurs soient arrêtées.
Son fils Hémon s´efforce alors de le raisonner et de l´amener à la clémence, après avoir pris soin de déclarer sa totale soumission à
son père. Cependant, Créon condamne Antigone à être enterrée vivante, soupçonnant son fils de comploter contre lui. Le devin
Tirésias prévient alors le roi que cette décision aura des conséquences néfastes pour la cité. Lorsque celui-ci se ravise, il est déjà trop
tard : Antigone s´est pendue dans le tombeau avec sa ceinture, tout comme sa mère Jocaste s´était pendue avec son foulard. Fou de
rage et après avoir essayé de tuer son propre père, Hémon se suicide avec son épée, suivi par Eurydice, sa mère.
51
Selon Françoise Duroux, dans son article intitulé «Antigone encore. Les femmes et la loi» (1991 : 181et 182), la “provocation”
d´Antigone se doit au fait qu´elle intervient sur le terrain des lois de la polis, afin de les enfreindre au nom d´autres lois. Ici, l´enjeu
est politique ; ce n´est pas une simple affaire de famille. Antigone se réclame de la justice des dieux d´en bas, et non des lois écrites,
défendant, ainsi, l´ordre archaïque du sang (éthique) contre celui de la cité (politique), moderne et pragmatique, défendu par Créon.
Pour celui-ci, Antigone commet une double transgression : elle désobéit au décret et conteste la légalité, dans sa position de femme
qui ne peut légiférer (Idem : 184 et 185).
30
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Antigone
Les enfants d´Œdipe et de Jocaste réactualisent, pour Œdipe, l´histoire de son
abandon dans sa petite enfance, ainsi que sa double faute. En se crevant les yeux, Œdipe
prétend réussir à s´introspecter, mais il rencontre là la plus forte limite à son désir de
savoir, que Jocaste a tant de fois tenté de décourager. Jocaste et Œdipe, par le suicide et
par l´aveuglement, semblent, chacun à sa manière, assumer leur destin et expier leurs
crimes. Toutefois, la génération parentale se libère toujours de quelque chose sur la
génération qui suit.
S´adressant à l´enfant et au parent, l´interdit de l´inceste est bifare. Jocaste obéit
à l´ordre de son frère Créon, lorsqu´elle accepte d´épouser le premier homme qui
réussirait l´exploit de délivrer Thèbes de la terreur de la Sphinx, sans penser qu´elle
pourrait être en train de prendre implicitement un grand risque. Lorsque le libérateur de
la ville se présente avec ses pieds enflés et masqués, Jocaste ne le reconnaît point et se
lie à lui : « Les places sont dès lors scellées, la tragédie peut advenir » (Idem : 89).
Œdipe manifeste, à plusieurs reprises, de l´inquiétude relativement à l´avenir de
ses filles, paraissant ainsi conscient de la malédiction qu´il transmet à travers son sang.
En effet, celui-ci permet d´instaurer les processus d´identification du côté des enfants et
d´identification projective du côté des parents.
La fratrie fonctionne par couple et se structure sur le mode de redoublement
d´une paire homosexuée. Le thème du double répète la double position généalogique d´
Œdipe et de Jocaste : les enfants sont demi-frères ou demi-sœurs d´Œdipe, fils ou fille
ou petite-fille de Jocaste. Néanmoins, même si Œdipe est explicitement désigné en tant
que frère, il est toujours investi par ses enfants comme père.
Ils
constituent
l´unique
couplage
hétérosexué qui s´inscrit sous le signe de
Polynice
↔
Antigone
la mort et, donc, de la mère. Cependant, en
se posant comme un homme, Antigone nie
sa féminité.
31
À la recherche d´Œdipe…
Étéocle
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Ismène52
À cause de l´interdit de l´ensevelissement, la mort de Polynice fait se rompre les
deux couples homosexués pour en faire naître un autre hétérosexué, mais cette fois-ci
dans la mort (Polynice et Antigone). Créon le comprend, lorsqu´il profère deux
sentences symétriques à l´égard de ces deux personnages : il refuse la tombe à un mort,
mais ordonne qu´un vivant y soit enfermé. Le couple parental hétérosexué fournit donc,
ici, un modèle mortifère, puisqu´il réactive dangereusement le mode du sexuel. La mort
empêche, ainsi, le rapprochement hétérosexué. La fratrie met en scène la pulsionnalité
sur le mode de la répétition intergénérationnelle. L´érotique se mélange au mortifère et
atteint la disparition qui se déploie à toute la famille, puisque la vie de Créon ne fera
plus aucun sens à partir de la perte de son fils.
L´interdit proféré par Créon d´ensevelir Polynice, à cause de sa traîtrise à
Thèbes, permet à Antigone de rejouer la scène de la mort de son père. Tout comme
Polynice, mais contre ses fils, Œdipe fait don de la puissance de sa sépulture à Athènes,
une cité rivale, à condition que celle-ci lui permette d´y passer sa vieillesse. Ce choix
instaure une opposition au sein de la différence entre les deux groupes homosexués de la
fratrie. Étéocle et Polynice encore alliés, c´est-à-dire Thèbes, prennent Antigone et
Ismène en otages, qui ne peuvent être libérés que si Œdipe décide de venir mourir près
de Thèbes. Mais Thésée les délivre, les rendant à leur père, ce qui représente la toutepuissance après la mort.
L´ensevelissement d´Antigone lui permet de rejouer la scène primitive à laquelle
Œdipe, Jocaste et Polynice participent par l´inceste initial qui brouille les positions
généalogiques. L´amour s´y mêle à la mort et Éros à Thanatos, au sein du ventre
maternel que symbolise le tombeau. Antigone se situe, ainsi, à la charnière de deux
52
Françoise Duroux (1991 : 183) nous rappelle que lorsqu´Antigone propose à Ismène d´enfreindre le décret de Créon, celle-ci
fournit des réponses opposant des arguments de frontière. Tout d´abord, elles sont des femmes par nature et ne peuvent pas
intervenir sur le terrain de la machination politique. De plus, elles ne disposent point des instruments nécessaires à cette intervention
et, finalement, elles ne peuvent pas combattre l´effectivité d´un pouvoir. Lorsqu´elle est arrêtée, Antigone refuse la complicité aprèscoup de sa sœur. Dans son insurrection, elle choisit, alors, comme alliés Œdipe et Polynice, car ils sont indispensables à sa sortie du
genre. Dans Œdipe à Colonne (Sophocle ; 1973), Œdipe s´appuie sur elle et se sert de ses yeux. C´est désormais Antigone qui
s´adosse à lui et utilise Polynice pour situer sa rébellion, puisqu´elle ne peut invoquer son statut de femme déjà inscrit dans la
politique de Créon.
32
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
épisodes d´une saga familiale. La première est constituée par Œdipe, Polynice et par
elle-même, et se déroule autour du tombeau. La deuxième rassemble Antigone et
Jocaste par le biais de la corde que toutes deux utilisent afin de mettre fin à leurs jours.
Toutefois, cette corde ne symbolise nullement le lien ; il s´agit d´une simple
identification mimétique et fusionnelle. En revanche, le tombeau se referme sur le
dédoublement d´une origine au sein de laquelle s´annihilent le groupe parental et le
groupe fraternel.
En effet, Antigone devient un personnage mythique toujours dynamique depuis
Sophocle, puisqu´elle ne cesse de constituer une véritable source d´inspiration pour de
nombreux auteurs, tout en gardant ses caractéristiques originelles, comme nous pouvons
notamment le constater dans Antigone de Jean Anouilh53.
Sophocle a, également, écrit la pièce Œdipe à Colone54 entre 407 et 406 avant J.C., mais elle ne fut jouée qu´en 401, à titre posthume, grâce à l´intervention de son
petit-fils, Sophocle le Jeune. Après s´être mutilé, Œdipe est chassé de Thèbes par ses
fils. Banni et mendiant, il est aidé par Antigone, puis par Ismène, et demande asile à
Thésée, roi d´Athènes. Celui-ci le fait installer à Colone, ville natale de Sophocle.
Œdipe assume assez bien son sort d´autant qu´il est persuadé qu´il a subi les crimes bien
plus qu´il ne les a commis. Comme Étéocle refuse de céder la place à son frère,
Polynice et Créon viennent parler avec leur père afin d´obtenir son appui. Cependant,
Œdipe refuse de les aider et demande à Thésée de ne jamais restituer son corps aux
53
«A actuação da filha mais velha de Édipo no ciclo mítico antigo da Casa Real de Tebas não é, em conteúdo mitológico,
suficientemente determinante e autónoma para impor um "mito de Antígona". Esta impõe-se essencialmente como personagem
dramática, como modelo dramatúrgico e como exemplo de actuação moral. São precisamente estas características que fascinam os
artistas posteriores, que a transformam numa personagem modelar e, desse modo, constroem uma dimensão de leitura a que
podemos, agora sim, chamar mítica. O mito de Antígona existe, mas não na mitologia grega antiga. É um produto posterior que
chega, contudo, até aos nossos dias com grande vitalidade.» (Jabouille ; 1999 : 23).
54
L´action se déroule à Colone, dans un bois sacré près de Thèbes. Sa fille Antigone le guide, mais les habitants de Colone
souhaitent le chasser à cause de ses crimes. Ismène, son autre fille, les rejoint et les avertit que ses frères, Étéocle et Polynice, vont
se disputer la succession du trône de Thèbes. Thésée (roi de Thèbes) et Créon accusent Œdipe d´être le responsable de cette lutte
fratricide : ses fils se vouent une haine contre nature à cause de son inceste. Œdipe plaide, alors, sa cause : la faute du parricide et de
l´inceste est des dieux. Thésée est convaincu et lui permet de rester à Colone. Polynice demande de l´aide à Œdipe contre son frère.
Le père le chasse et menace leur atroce rivalité. Le tonnerre gronde, lui faisant comprendre que les dieux lui pardonnent, étant prêts
à l´accueillir. Œdipe s´enfonce, alors, seul dans le bois, seuil de l´immortalité. Dans cette pièce, Œdipe est déchu, mais réconcilié
avec les dieux et avec lui-même. Dépouillé de son orgueil et sans illusions sur les capacités de l´intelligence humaine, il atteint la
sérénité. Sa tombe sera bénéfique à la terre qui la porte. Nietzche (1964 : 62 et 63) réfère que, dans cette pièce, « nous rencontrons la
même sérénité mais portée dans une région plus haute où elle se transfigure. Au vieillard accablé de malheurs qui s´offre en victime
à tout ce qui l´atteint, fait écho la sérénité céleste qui descend des sphères divines et qui nous suggère que le héros, maintenant
passif, atteint par ce fait son activité suprême dont l´effet surpasse sa propre vie, tandis que les entreprises conscientes de son
existence antérieure ne l´ont conduit qu´à la passivité. Ainsi l´œil de l´homme voit se défaire lentement les nœuds inextricables de la
fable œdipienne ― et notre plus grande joie résulte de ce retournement de la dialectique.». Dans sa thèse de doctorat intitulée A
formação de Almeida Garrett. Experiência e Criação (1971: 435 et 436), Ofélia Paiva Monteiro réfère qu´Almeida Garrett a écrit
Édipo em Colona en 1820, où il dénonce l´humiliation du tyran oppresseur et cruel et exalte l´homme juste et bon. Cette œuvre de
Garrett s´inspire de la pièce éponyme de Sophocle et qui justifie les évènements absurdes et horribles qui se sont abattus sur un
personnage innocent et désarmé. Œdipe souffre, mais accepte son destin et reçoit, finalement, la compensation des dieux
providentiels.
33
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Thébains après sa mort. Ayant perçu les signes de sa mort prochaine, Œdipe se retire
pour mourir seul et la terre s´ouvre pour l´ensevelir. Antigone et Ismène repartent pour
Thèbes, afin d´essayer d´éviter le meurtre entre leurs frères.
Dans cette pièce, Sophocle réhabilite Œdipe et le déculpabilise de tous ses
crimes : « Mes actes, je les ai subis et non commis. […] c´est sans rien savoir que j´en
suis venu où j´en suis venu. » (1973 : 360).
3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions
«Roi protecteur de son peuple ou criminel malgré lui, l´ambivalence d´Œdipe a
permis à chaque époque de s´approprier un héros adapté à ses valeurs dominantes.»
(Journet ; 2006 : 58)
L´Œdipe du récit sophocléen a été repris par plusieurs auteurs et a suscité des
réflexions variées à propos du destin, de la liberté humaine et de l´évolution du
comportement humain. Ce mythe a inspiré des poètes, des dramaturges et des
romanciers, surtout à partir de la Renaissance, qui prôna le retour à l´Antiquité : « Le
malheureux destin d´Œdipe, et plus généralement celui des Atrides, ne cessera de hanter
les écrivains qui, nombreux, souhaiteront eux aussi écrire, comme Eschyle et Sophocle,
sur Œdipe. » (Schmidt ; 1993 : 150).
La postérité de ce mythe est immense. Du XIIe siècle avec Le roman de
Thèbes55 (vers 1150) au XXe siècle, nous pouvons compter de nombreuses adaptations
et transpositions du mythe d´Œdipe, qui ne cesse de se métamorphoser sans pour autant
s´affranchir des données de la légende. Cette actualisation du mythe montre sa
survivance depuis quelques vingt-cinq siècles, et révèle que l´énigme du destin d´Œdipe
n´a pas encore trouvé de réponse et n´en trouvera certainement jamais56. Les mythèmes
55
Nicolas Journet (2006 : 58) nous informe que ce roman, qui a été rédigé par un clerc, à la cour du roi Henri II Plantagenêt,
s´inspire d´un long poème latin de Stace (Ier siècle avant Jésus-Christ), qui se penche essentiellement sur les faits d´armes des
enfants d´Œdipe et les guerres de Thèbes, ce qui redonne un souffle épique à la légende œdipienne. Afin de renouer avec celle-ci,
les mésaventures d´Œdipe précèdent ce poème au style et au goût arthuriens. L´inceste n´est pas le thème principal de cette pièce de
littérature féodale, qui porte sur les querelles familiales, la ruine du royaume et l´importance des liens créés par les femmes.
56
Dans leur introduction à l´œuvre intitulée Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième
anniversaire (2000 : 4), Yves Chevrel et Camille Dumulié remarquent que « (…) l´entrée en littérature ne dégrade nullement le
mythe, n´est pas un signe de sa décadence, mais, au contraire, lui donne une vigueur nouvelle». Aujourd´hui, le mythe est
essentiellement littéraire, artistique, ce qui prouve sa permanence et sa vitalité. À l´époque moderne, la promotion de la littérature en
tant que genre englobant tous les autres a été accompagnée par une nouvelle inscription du mot mythe. Tout comme ce dernier, la
littérature est une fiction qui se présente comme vraie et le désir du roman est de répéter le geste de la Bible. Lorsque le logos et la
réalité sont défaillants à l´époque moderne, les mythes servent encore à dire le réel et son mystère, ce qui explique la permanence
des figures mythiques, qui nous permettent d´interroger le monde ainsi que notre désir. Une sorte de monstre mythique se crée :
l´antihéros glorifie l´impuissance et se suicide, alors que le héros meurt glorieusement. Actuellement, le mythe a pour fonction
d´occuper un espace qui nous sépare de à la fois de l´autre et de nous-mêmes, qui nous distancie de l´objet de notre désir. Bien qu´il
34
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
de la quête de soi, de l´identité, de la fatalité, du libre arbitre et de la culpabilité
innocente continuent à hanter la nature humaine, ainsi que la littérature.
Quelques réécritures du mythe d´Œdipe à partir de la Renaissance57
Il s´agit d´une transposition thématique58 de la querelle entre les
jansénistes et les jésuites dans une pièce qui célèbre le libre arbitre,
mais dans laquelle la cruauté du mythe n´est pas aussi intense à cause
d´une écriture pleine de conventions. Dans l´«Avis au lecteur» de cette
pièce, Corneille avoue avoir « pris une autre route » (1987 :19) que les
auteurs grecs. Dircé, fille de Laïos, considère Œdipe comme un
usurpateur du pouvoir de son père. Amoureuse de Thésée, elle refuse
d´obéir à Œdipe qui veut qu´elle épouse Hémon, le fils de Créon. Une
rumeur dit que le fils de Laïos est vivant et Œdipe le fait rechercher,
Pierre Corneille car il sait que son pouvoir est encore plus en danger qu´avec Dircé59.
Œdipe (1659)
Thésée fait croire à Jocaste qu´il est ce fils, mais elle demeure
sceptique. Phorbas, l´un des hommes qui accompagnait Laïos lors du
voyage qui lui coûta la vie, met hors de cause Thésée et reconnaît le
meurtrier en Œdipe, qui laisse le trône à celui-là. Comme chez
Sophocle, Jocaste se suicide, mais le thème de la mutilation d´ Œdipe
n´est pas repris. Les amours de Dircé et de Thésée adoucissent le
ait été adapté, mis en pièces et désacralisé, le mythe ne cesse d´introduire dans le monde des figures de l´altérité dont le visage est
familier.
57
Selon Georges Décote et Anne Armand, dans leur manuel intitulé Moyen âge, XVIe siècle (1988 : 172, 220 et 221), l´industrie de
l´imprimerie, née en 1448 à Mayence avec Gutenberg, s´installe à Paris en 1470 et à Lyon en 1473. Vers 1500, une quarantaine de
villes françaises possèdent une librairie (lieu où les livres sont édités, imprimés, puis vendus). De nombreux dictionnaires et
ouvrages de grammaire sont, alors, publiés. Les textes anciens sont commentés, traduits et adaptés dans les domaines littéraire,
juridique et scientifique. L´idée de Renaissance est marquée par un réveil de la culture antique et la rupture avec le Moyen Âge. La
Renaissance redécouvre l´Antiquité : elle débarrasse les textes anciens des commentaires moralisateurs du Moyen Âge, applique la
philologie à une exacte connaissance des écrits anciens, cherche à comprendre les tournures stylistiques latines et grecques non pour
elles-mêmes, mais pour en saisir l´esprit et, derrière elles, l´esprit même d´une civilisation. Mais c´est surtout la situation de
l´homme et de l´individu dans la société qui change à cette époque. Ce changement naît d´une nouvelle perception de la culture
antique dans un monde en pleine expansion.
58
Selon Genette (1982 : 292 et 293), la transposition est la plus importante des pratiques hypertextuelles. Nous nous trouvons face à
une transposition thématique quand un retournement idéologique a lieu : le sens est manifestement transformé.
59
Œdipe à Jocaste: «Un bruit court depuis peu qu´il vous a mal servie, / Que ce fils qu´on croit mort est encor plein de vie: /
L´Oracle de Laïus par là devient douteux, / Et tout ce qu´il a dit peut s´étendre sur deux.» (Corneille; 1987 : 58).
60
Les pièces antiques d´Eschyle, de Sophocle ou d´Euripide, ainsi que les pièces classiques de Corneille ou de Racine, se
ressemblent sur un point : les personnages convoitent le pouvoir, aspirent à régner ou entendent maintenir leurs fonctions royales.
Jacques Voisine (1998 : 376 et 377) remarque que Corneille relègue au second plan le caractère parricide et incestueux du
35
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
tragique familial et les joutes verbales entre Tirésias et Créon
n´existent pas. Il s´agit plus d´un drame politique60, dans lequel Œdipe
se bat pour garder le pouvoir, en dépit des évidences qui nient sa
légitimité. Quand il reconnaît qu´il a commis un parricide, il abdique,
mais non sans avant avoir fait reconnaître qu´il était, en fait, le roi
légitime de Thèbes.
Dans ce drame influencé par son éducation protestante, l´auteur ne
croit pas en la culpabilité d´Œdipe face au parricide et à l´inceste. De
plus, il introduit le familier, le burlesque61 et le trivial dans une
diégèse qui met en scène le personnage Œdipe, qui essaie de se libérer
de la tyrannie d´un dieu en se crevant les yeux. Tirésias reproche
André Gide
sévèrement à Œdipe de ne pas craindre les dieux. Le rejet du péché
Œdipe : drame domine son attitude : Œdipe revendique l´affirmation de soi. Lorsqu´il
en trois actes
prend conscience du parricide et de l´inceste à l´acte III, Tirésias le
(1930)
conjure de se repentir pour que Dieu lui pardonne. Jocaste souhaite
Thésée (958)
que cette affaire soit étouffée. C´est par orgueil et en signe de défi à
Dieu qu´Œdipe se mutile62. Dans Thésée (1958), Œdipe et Thésée se
rencontrent. Sa cécité lui a alors ouvert les yeux sur Dieu, il a
découvert la foi et sa souffrance devient sa rédemption63. Dans cette
protagoniste, pendant une bonne moitié de la pièce. La dimension politique domine l´histoire mythique à travers l´intrigue
amoureuse entre Thésée, roi d´Athènes, et Dircé, prétendante au trône de Thèbes. La majeure partie de la production dramatique de
l´auteur se centre, d´ailleurs, sur des intrigues politiques au sein d´un cadre historique. Corneille interprète la pièce de Sophocle dans
un sens chrétien, lorsque le sang d´Œdipe produit des miracles, en commençant par la fin de la peste, qui ravage Thèbes.
61
Pour Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre (2002 : 36), le burlesque est « l´explication des choses les plus sérieuses par
des expressions tout à fait ridicules et plaisantes. ». Selon Gérard Genette (1982 : 80), le « travestissement burlesque réécrit […] un
texte noble, en conservant son “action”, c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son
invention et sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre “style”, au sens classique du terme,
plus proche de ce que nous appelons depuis le Degré zéro une “écriture”, puisqu’il s’agit là d’un style de genre. ».
62
Œdipe à Tirésias : « Est-ce là ce que tu voulais Tirésias ? Jaloux de ma lumière, souhaitais-tu m´entraîner dans ta nuit ? Comme
toi, je contemple à présent l´obscurité divine. J´ai châtié ces yeux qui n´avaient point su m´avertir. Tu ne pourras plus m´accabler
désormais de ta supériorité d´aveugle.» (Gide ; 1958 : 28).
63
Œdipe à Thésée: «“O obscurité, ma lumière!” et toi, tu ne le comprends, je le sens bien, pas davantage. On y entendit une plainte;
c´était une constatation. Ce cri signifiait que l´obscurité s´éclairait soudainement pour moi d´une lumière surnaturelle, illuminant le
monde des âmes. Il voulait dire, ce cri: Obscurité, tu seras dorénavant, pour moi, la lumière. Et tandis que le firmament azuré se
couvrait devant moi de ténèbres, mon ciel intérieur au moment même s´étoilait […] Du temps de ma jeunesse, j´ai pu passer pour
clairvoyant. Je l´étais à mes propres yeux. N´avais-je pas su, le premier, le seul, répondre à l´énigme du Sphinx? Mais c´est depuis
que mes yeux charnels, par ma propre main, se sont soustraits aux apparences que j´ai, me semble-t-il, commencé à y voir vraiment.
Oui; tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s´ouvrait en moi sur les
perspectives infinies d´un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi jusqu´alors, m´avait fait jusqu´alors
mépriser. Et ce monde insensible (je veux dire: appréhensible par nos sens) est, je le sais à présent, le seul vrai. Tout le reste n´est
qu´une illusion qui nous abuse et offusque notre contemplation du Divin. “Il faut cesser de voir le monde, pour voir Dieu”, me disait
un jour le sage aveugle Tirésias; et je ne le comprenais pas alors; comme toi-même, ô Thésée, je sens bien que tu ne me comprends
pas.» (Gide; 1958: 1451 et 1452).
36
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
reprise du mythe antique, Gide nous offre une vision chrétienne de la
tragédie de l´homme.
Alain Robbe-
Un inspecteur des services spéciaux, Wallas, mène une enquête sur
Grillet
l´assassinat d´un certain Daniel Dupont, soit-disant commis par une
Les Gommes
mystérieuse organisation de terroristes, auteur de l´exécution de huit
(1953)
crimes en neuf jours, tous perpétués à la même heure, et concernant
des rouages discrets du pouvoir. Au cours de son enquête, Wallas
rencontre de nombreux personnages qui le mettent sur de fausses
pistes. Il ignore un élément essentiel : Daniel Dupont, dont le corps
n´a pas été trouvé, n´est pas mort. À la suite d´une série de
quiproquos, il sera amené à devenir lui-même l´assassin qu´il
recherche. Dans ce roman policier, Wallas remplace Œdipe64. Il
commet l´homicide d´un inconnu, qui peut être son père. L´inceste
demeure au second plan : Wallas rencontre une papetière, qui semble
être sa sœur.
3.5- Le lien avec le réel
À la différence des contes de fées, le mythe entretient toujours un lien avec le
réel, même s´il est impossible de prouver scientifiquement son existence. Cela étant, il
64
Pour Colette Astier (1974 : 191 à 215), Les Gommes d´Alain Robbe-Grillet est une œuvre de rupture, par son refus net de la
mythologie, de Sophocle, du classicisme et de la psychanalyse. L´allusion à la tragédie n´est qu´ironie, les allusions au jeu de tarot
sont une malice, et l´enquête policière, un déguisement. Pour la première fois, il s´agit d´une œuvre sur Œdipe, et non sur Œdipe roi
ou Œdipe à Colone : l´auteur respecte le mouvement de l´intrigue sophocléenne en cinq parties, tout en contredisant la logique
événementielle et la signification. Alors que Laïos meurt avant l´action de la pièce, le meurtre dévalorisé de Dupont a lieu au
dénouement, avant la reconnaissance, la mort étant désormais un point d´arrivée et non de départ. De plus, l´échec de Wallas ne le
mène vers aucun salut dans cet univers amoral, où il n´y a ni pureté, ni faute, ni liberté. Robbe-Grillet rompt particulièrement avec le
dénouement tragique, en récusant l´arbitraire d´un itinéraire de malheur menant à la glorification du héros. Nous n´y retrouvons
donc point les oppositions qui assurent la tension de la tragédie sophocléenne. Wallas ne rencontre personne avec qui s´affronter,
comme le fait Œdipe à l´égard de Tirésias et de Créon. La déambulation fait de lui-même la proie de ses fantasmes, du refoulé, de
l´enfance, de l´identité. Dans sa quête inavouée de l´identité familiale, le protagoniste est redevenu Œdipe, mais un Œdipe qui n´est
plus roi, plutôt salarié et aliéné. Le romancier passe du mythe au complexe. L´immersion lente de la ville sous les eaux glauques du
canal, où apparaissait la figure de la Sphinx, représente, d´ailleurs, le triomphe de l´inconscient sur le roman : «Nous passons d´une
structure de conflit – structure éminemment dramatique – à une structure ouverte. Nous passons de la tragédie à un roman de
parodie, de l´indifférenciation la plus morne, à un roman de l´attente sans but, à un roman de l´atonie et de la vacuité. […] RobbeGrillet par son acceptation sans rémission du pire et de la catastrophe nous fait plus étroitement rejoindre la légende que la tragédie
(…)» (Idem : 196). Le roman abonde d´allusions au mythe : l´exposition de l´enfant est sans cesse répétée à Wallas à travers les
motifs de la dentelle des rideaux (deux bergers font boire du lait à un petit enfant nu, sous un arbre), le meurtre de Laïos est présent
dans celui de Dupont, la Sphinx apparaît dans l´énigme dont l´ivrogne poursuit Wallas et l´inceste surgit dans la relation équivoque
entre le personnage et l´ex-Mme Dupont. Ce roman, où la fatalité et l´échec sont exacerbés, est la tragédie, sans fatum, de l´homme
moderne qui entretient des rapports avec son subconscient, d´une part, et avec le monde, de l´autre.
37
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
narre des situations identiques que nous retrouvons sans cesse tout au long de l´Histoire.
Il est bien évident qu´Antigone n´a pas existé. Cependant, elle ne cesse point de
symboliser le refus de soumission de l´individu face à un pouvoir arbitraire. Si
l´existence d´Œdipe peut être mise en cause, en tant que mythe littéraire, les thèmes du
parricide et de l´inceste demeurent universels, voire actuels.
IV- L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau
« Une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour
l´anéantissement mathématique d´un mortel. » (Cocteau ; 1934 : 36).
Inspirée du mythe d´Œdipe, La Machine infernale (1934), écrite par Jean
Cocteau pour Louis Jouvet, reprend à sa manière les grands thèmes venus de la
légende : le pouvoir, le destin et la famille.
4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures)
La première moitié du XXe siècle est marquée par un incontestable
développement des reprises et réécritures de grands mythes gréco-romains ― dans le
théâtre, le roman et la poésie ―, en même temps que s’affirment les avant-gardes. Pour
comprendre cette “modernité mythique”, ou cette dichotomie mythe-modernité, il faut
tenir compte de ces implications idéologiques et philosophiques.
Quelques reprises de mythes antiques dans le théâtre français du XXe siècle
L´action de cette pièce en deux actes, qui traite de la guerre de Troie,
Jean Giraudoux est dominée par la fatalité. À cause de l´enlèvement d´Hélène par
La guerre de
Pâris, la guerre menace. La Grèce réclame la captive, mais Troie
Troie n´aura
refuse. Hector et Ulysse tentent de préserver la paix, mais en vain, car
pas lieu (1935) l´inéluctable destin s´accomplit : la guerre de Troie a lieu65.
65
Hector à Andromaque : « Elle aura lieu. » (Giraudoux ; 1982 : 551).
38
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Les thèmes de cette pièce en deux actes sont le devoir et la vengeance.
Sous les instigations de sa sœur Électre, Oreste venge le meurtre de
Jean Giraudoux son père, Agamemnon, en tuant sa mère Clytemnestre, ainsi que son
Électre (1938) amant, Égisthe, qui voulait marier Électre à un jardinier. Celle-ci ne
devient elle-même qu´avec l´arrivée de son frère, revendiquant la
pureté et la justice66.
Cette première pièce théâtrale de Sartre est un drame en trois actes,
régi par les thèmes de la révolte, de la vengeance et du remords.
L´histoire se déroule dans la ville mythique d´Argos où règne Égisthe,
qui a tué Agamemnon et épousé sa femme, Clytemnestre. Il instaure
Jean-Paul
un régime de terreur dans la ville, celle-ci devant expier le crime.
Sartre
Quinze ans plus tard, Oreste revient à Argos, dont les habitants sont
Les Mouches
persécutés par les mouches (symbole du remords)67, et y retrouve sa
(1943)
sœur Électre, qui ne le reconnaît pas et se trouve réduite à la condition
d´esclave. Égisthe chasse la jeune fille, qui exhorte la foule à la révolte
et qui reconnaît son frère. Oreste tue sa mère et Égisthe, puis s´enfuit.
Il veut emmener Électre qui, horrifiée par le double meurtre, se réfugie
auprès de Jupiter. Il est, finalement, poursuivi par les Érinyes, ces
divinités malfaisantes qui persécutent les criminels.
Jean Anouilh
Les thèmes dominants de cette pièce théâtrale sont la révolte et la soif
Antigone
d´absolu. Antigone, née de la relation incestueuse d´Œdipe et de
66
Électre aux Euménides : « J´ai ma conscience, j´ai Oreste, j´ai la justice, j´ai tout.» (Giraudoux ; 1982 : 684). Dans son ouvrage
intitulé L´intertextualité. Mémoire de la littérature (2001 : 88 à 90), Tiphaine Samoyault remarque que la reprise de ce mythe par
Giraudoux « se suffit d´une mémoire vague et délocalisée » : le dramaturge a affirmé n´avoir relu aucun texte portant sur le sujet,
ayant travaillé à partir du souvenir de ses lectures anciennes. Il évite d´attribuer toutes les vertus au personnage éponyme, favorise le
schéma de l´enquête aux dépens de celui de la vengeance, modifie les traits caractérologiques d´Égisthe qui devient amoureux
d´Électre (soupçon d´inceste) et qui est aussi important qu´elle (valorisation secondaire). Aux yeux d´Égisthe, Argos prend l´aspect
d´une petite ville de province française.
67
Jupiter au Pédagogue : « Ce ne sont que des mouches à viande un peu grasses. Il y a quinze ans qu´une puissante odeur de
charogne les attira sur la ville. Depuis lors elles engraissent. Dans quinze ans elles auront atteint la taille de petites grenouilles.»
(Sartre ; 1947 : 109). Oreste à Jupiter : «Vraiment ? Des murs barbouillés de sang, des millions de mouches, une odeur de boucherie,
une chaleur de cloporte, des rues désertes, un Dieu à face d´assassiné, des larves terrorisées qui se frappent la poitrine au fond de
leurs maisons ― et ces cris, ces cris insupportables (…)» (Idem : 116).
39
À la recherche d´Œdipe…
(1944)
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Jocaste, a une sœur, Ismène, ainsi que deux frères, Étéocle et Polynice,
qui se sont entre-tués. Leur oncle Créon interdit d´ensevelir Polynice,
car ce dernier a levé une armée contre Thèbes68. Antigone enfreint
cette loi et fait le sacrifice de sa vie, étant condamnée à être enterrée
vivante. Elle choisit la mort et refuse le mensonge, ainsi que les
compromissions de Créon, qui souhaite la sauver.
Dans son œuvre intitulée Littérature et Mythe, Marie-Catherine Huet-Brichard
(2001 : 136 à 140), affirme que de 1922 (date de la publication d´Antigone de Cocteau)
à 1944 (date de la publication d´Antigone d´Anouilh) une génération de dramaturges
plonge dans la mythologie gréco-latine, afin d´aborder les problèmes du présent. Ceci
est d´autant plus étonnant puisque la littérature se construisait depuis le romantisme
dans le refus des modèles, mais explicable par le long et inépuisable dialogue entre la
littérature et le mythe. Le mythe étant la mise en récit d´une question que l´homme se
pose à propos du monde, sa reprise prouve que ce questionnement continue à exister,
mais autrement. Antigone, chez Sophocle, et Euripide, chez Anouilh, posent la question
de la réconciliation entre l´ordre (droit écrit) et la justice (droit naturel). La figure
mythique d´Œdipe, de Sophocle à Cocteau, est le lieu de la rencontre du permis (le
possible) et de l´interdit (l´impossible), alors que celle d´Électre interroge le lien
problématique entre la justice et la vengeance. Dans le contexte politique et social de
l´entre-deux-guerres, la question de l´ordre et du droit se pose en fonction d´un débat
philosophique : celui de la liberté et de la responsabilité de l´individu au sein d´un
univers déserté par les dieux, ainsi que celui de l´essence et de l´existence du Bien et du
Mal.
Dans la majorité des cas de reprise de situations et de figures mythiques, la
relation entre hypertextes et hypotextes relève d´une transposition ludique et sérieuse,
homodiégétique (sans changement de cadre, ni de personnage), fondée sur la
transmotivation (explication nouvelle des données et de personnages) et sur la
68
Cf. Prologue (Anouilh ; 1946 : 12 et 13) : l´histoire « commence au moment où les deux fils d´Œdipe, Etéocle et Polynice, qui
devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l´aîné, au terme
de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à
sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon,
le roi, a ordonné qu´à Etéocle, le bon frère, il serait fait d´imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou,
serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera
impitoyablement puni de mort. ».
40
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
transvalorisation (nouveaux personnages mis en évidence). Cela étant, une nouvelle
architecture se crée, engendrant une signification différente et permettant aux auteurs
d´exprimer leur indépendance par rapport aux textes précédents. Toutefois, ceux-ci font
acte d´allégeance au mythe, qui, dynamique, ne vit que de ses constantes
métamorphoses. Dans Électre (Giraudoux : 1982), Égisthe devient un personnage de
premier plan et le personnage du mendiant est ajouté. Au début de la pièce, l´héroïne,
ainsi que ce dernier, ignorent l´assassinat d´Agamemnon et la liaison de la mère avec
Égisthe et ces déplacements, qui conduisent à déséquilibrer l´unité et la cohérence du
récit, afin de mettre à distance l´histoire racontée. En fait, pour « l´auteur, il s´agit moins
d´échapper au mythe que de le récupérer ou de l´instrumentaliser. Choisir et imposer
une histoire dont tout le monde connaît la fin et le faire quand l´enjeu du texte est la
question de la fatalité et de la liberté, c´est en quelque sorte démonter le mécanisme
même de la fatalité et donner un sens nouveau à la notion de liberté.» (Huet-Brichard ;
2001 : 140). La fatalité n´est plus une force extérieure à l´homme ; elle est, désormais,
personnifiée par les dieux et intériorisée. Dans ce théâtre de démystification des
pouvoirs, les dieux sont rabaissés au plan des mortels. Ces processus offrent un espace
de liberté pour l´auteur et ses personnages au sein d´un schéma prédéterminé, qui se
répète pour les spectateurs au cours de la représentation. Et, si ceux-ci ignorent tout du
mythe, l´un des personnages se charge de leur en présenter le mécanisme implacable : le
prologue résume le destin des personnages d´Antigone (Anouilh : 1977), alors que dans
La Machine infernale (Cocteau : 1934 ; 35 et 36), la Voix rappelle le contenu de
l´oracle et les principaux épisodes du drame, tout en interpellant le lecteur pour mettre
en évidence la dynamique du mythe et du texte : «Regarde, spectateur, remontée à bloc,
de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d´une vie humaine, une
des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l´anéantissement
mathématique d´un mortel» (Idem : 36).
L´Antiquité grecque et romaine a fourni une série de thèmes aux auteurs du
XXe siècle69, qui, à travers leurs relectures des mythes et des figures légendaires70 et
69
Dans son article «Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? L´Antiquité des Goncourt. Petit essai de mythocritique» (Chevrel
et Dumulié ; 2000 : 135 à 161), Robert Koopus souligne qu´au milieu du XXe siècle, l´art, la littérature et l´enseignement européens
puisent leurs principales sources d´inspiration dans l´Antiquité. Les Goncourt se sont cependant acharnés contre celle-ci, en venant
même à rejeter tout ce qui appartient au passé dans leur Journal (1989 : 882 et 883): «Après y avoir mûrement réfléchi, je [c´est
Jules qui tient la plume, mais son je vaut pour les deux frères] reste intimement convaincu qu´il n´y a pas de beautés éternelles en
littérature ― en d´autres termes, qu´il n´y pas de chefs-d´œuvre absolus. Qu´un homme fasse aujourd´hui l´Iliade trouverait-il un
lecteur ? Molière présentant Le Misanthrope, Corneille les Horaces aux Français, ne seraient pas lus, et cela justement. Les
professeurs et les Académiciens [nous] sont persuadés qu´il y avait des œuvres et des hommes échappant à l´action du temps, aux
révolutions du goût, au renouvellement d´esprit, d´âme, d´intellect des temps et des peuples : c´est qu´il faut bien qu´ils gardent
quelque chose et qu´ils sauvent un Capitole. Certaines conceptions de Balzac, pas mal de vers d´Hugo, des pages surtout de Henri
41
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
mythiques, ont provoqué le retour en force du tragique dans l´histoire contemporaine,
car ils retrouvent un drame familial moderne dans les sujets antiques. Le mariage est
fréquemment présenté comme l´accomplissement d´une fatalité de la soumission. C´est,
par exemple, le moyen de garantir le silence d´Électre et la résignation d´Antigone ;
Clytemnestre meurt, d´ailleurs, pour avoir refusé les décisions de son époux
Agamemnon. De plus, la tragédie moderne pose souvent une interrogation en ce qui
concerne la condition féminine, comme chez Électre et Antigone. Le pacifisme des
femmes est démontré, comme le fit Aristophane, dans Lysistrata. Oreste, Électre et
Antigone sont des adolescents révoltés, en butte à l´autorité, leur révolte pouvant
aboutir à la violence. Ainsi, dans Les Mouches (1943) de Jean-Paul Sartre, Oreste se
manifeste par la violence et le meurtre.
Si les auteurs de Neuf-Cents réécrivent et transposent le mythe, essentiellement
dans une tragédie politique moderne71, la question de l´ordre se pose (Œdipe s´oppose à
l´oracle divin, tout comme Laïos et Jocaste) et la guerre apparaît souvent à l´ordre du
jour, comme dans Électre et La Guerre de Troie n´aura pas lieu de Jean Giraudoux.
Leurs œuvres constituent, également, une représentation du pouvoir, puisqu´en plein
XXe siècle Créon, Œdipe, Égisthe et Caligula apparaissent dans les pièces d´Anouilh, de
Heine sont, à mon sens, en ce temps, le sublime ; et peut-être cela, un jour, dans des siècles ne le sera-t-il plus. Tout changerait dans
le monde, l´homme passerait par les plus prodigieuses modifications, changerait de religion, referait la conscience ― et les idées, les
phrases, les imaginations, qui ont charmé le monde à son enfance, une race de pasteurs polythéistes, nous charmerait encore aussi
puissamment, aussi intimement après le Christ, Louis XV, Robespierre et Rigolboche ? Il faut vivre de cette croyance-là pour
l´avoir, du moins, pour la confesser ! Et puis les masses aiment à avoir une foi en littérature : cela dispense d´avoir un goût (…)».
Au XIXe siècle, les travaux sur l´hellénisme sont nombreux et de nombreux auteurs, parmi lesquels Ponsard et Leconte de Lisle,
faisaient revivre la tragédie classique et vouaient une vénération quasi religieuse à l´Antiquité, alors que Baudelaire et les Goncourt
désiraient faire une place importante à la vie moderne et contemporaine dans l´art et la littérature. Les frères Goncourt reprochaient
à la littérature grecque et latine de n´évoquer que les corps, au lieu d´analyser les âmes, et rompirent totalement avec la notion
d´auteur canonique. Selon eux, l´Antiquité est une civilisation trop jeune, qui exalte démesurément la force physique et qui a une
conception trop héroïque de la vie. De plus, sa littérature est trop axée sur le général et pas assez sur l´individu. C´est pourquoi, ils
ont cherché l´émotion directe, en satisfaisant leur curiosité de journalistes envers la vie quotidienne, et sont devenus les inventeurs
de l´histoire sociale, c´est-à-dire de l´histoire de la vie privée, des idées, « des pratiques religieuses, de l´éducation, de l´hygiène, des
mœurs de table, du vêtement» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 151). Le passé lointain ne les intéressait donc nullement. Le XVIIIe
siècle est leur siècle de prédilection, celui de leurs origines, de 'leur Antiquité' ; c´est le siècle de l´aristocratie, de la presse, des
mémoires de la vie privée, de la mode. Ils prétendaient faire l´histoire du présent à travers l´observation directe ; c´est pourquoi le
journal l´emporte sur le roman. Les Goncourt pensaient vivre à une époque de changements au niveau de tous les domaines de la vie
et de la pensée, qui présupposent la destruction de toutes les valeurs du passé comme la religion, la monarchie, l´art et la littérature.
Ils excluent des genres littéraires comme la tragédie et la poésie, leurs valeurs littéraires étant anticlassiques et, donc, en
contradiction avec celles de leur temps; seule la prose capable de rendre la réalité dans l´art est moderne. Or, ils sont conscients que
le simple témoignage n´est point une œuvre d´art qui résiste à la destruction et à la mort.
70
À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Larousse ; 2001 : 1216 et 1034) définit le mythe en tant que
récit d´origine populaire transmis par la tradition et exprimant, de manière allégorique, ou sous les traits d´un personnage historique
déformé par l´imagination collective, un grand phénomène naturel. Il peut, également, s´agir de l´amplification et de la déformation,
par l´imaginaire populaire, d´un personnage, de faits historiques ou de phénomènes sociaux. En revanche, la légende est un récit
traditionnel, dont les événements fabuleux ont pu avoir une base historique réelle, mais qui ont été transformés par l´imagination
populaire.
71
Marie-Catherine Huet Brichard (2001 : 138 et 139) remarque que les dramaturges privilégient les épopées et les grandes tragédies
grecques, la tragédie étant le lieu d´expression des conflits de la cité, mettant en débat une situation ou un personnage devant le
public et alternant les voix du chœur et des personnages. La tragédie procure, donc, un espace idéal pour exposer des contradictions
individuelles ou collectives apparemment insurmontables et créer un effet de distance entre le spectateur et l´objet de la
représentation, puisqu´elle emprunte ses sujets à la légende et non à l´Histoire. Faire référence au théâtre de Sophocle et d´Euripide,
au XXe siècle, revient à assigner une fonction politique à la pièce et exiger de la réflexion de la part du spectateur, tout en lui
procurant de l´émotion.
42
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Giraudoux ou de Camus, alors que de véritables dictateurs agissent et gouvernent dans
plusieurs pays d´Europe. Le modèle antique surgit, alors, comme un moyen de dévoiler
la barbarie moderne, de dénoncer l´indifférence, l´aveuglement et la passivité face à
l´oppression, le mythe devenant écho de l´actualité. Le tragique revient, donc, à l´ordre
du jour. Par la ‘modernisation’ de son écriture, le mythe exprime les angoisses
survenues de l´actualité et les dramaturges l´utilisent comme des paraboles72
historiques : les inquiétudes du présent transparaissent par le biais de la fable millénaire.
Dans La guerre de Troie n´aura pas lieu, le mythe fonctionne comme un signal
d´alarme, l´avant-guerre de Troie évoquant celle de 1939-45. À travers ce titre
provocateur, Giraudoux fait allusion à ses espoirs et à ses appréhensions, sachant que la
guerre de Troie a, effectivement, eu lieu.
Le deux septembre 1939, l´Angleterre et la France déclarent la guerre à
l´Allemagne nazie. En mai 1940, le pire se réalise : la France est envahie et occupée. Il
n´est désormais plus question d´interrogations, mais de lutte contre l´occupant.
Cependant, la publication de livres et la création de spectacles doivent être
préalablement autorisées par la censure allemande. Il s´avère évidemment impossible
d´appeler ouvertement à la résistance. Le mythe apparaît, alors, comme un masque
capable de déjouer la censure, puisque, par définition, il renvoie à des temps anciens,
étant intemporel et sans rapport avec les temps présents. Il existe, pourtant, de
nombreuses similitudes entre le Paris des années 1943-1944 et le climat de la ville
d´Argos peint dans Les Mouches. Chez Sartre, les habitants d´Argos ressentent de la
culpabilité, comme les collaborateurs, et le gouvernement de Vichy cherchait à
l´inculquer aux Français, afin d´expier la défaite et bien asseoir leur pouvoir. Ainsi, les
auteurs modernes, confrontés aux plus grands périls et désastres de l´Histoire à leur
époque, en viennent à exposer, dans leur création, ce qui fonde les valeurs essentielles
de justice et de liberté pour l´Humanité.
Toutefois, ces circonstances historiques n´expliquent point, à elles seules, le
retour des mythes antiques dans le théâtre français. Le noyau dur des mythes ne peut
nullement faire objet de modifications : Antigone meurt, Œdipe tue son père et épouse
sa mère, la guerre de Troie a lieu, Oreste et Électre tuent leur mère Clytemnestre. Le
dramaturge ne se soucie donc pas d´inventer une intrigue, son attention se concentrant
sur le sens qu´il prétend conférer au mythe repris. Le débat d´idées, qui stimule l´esprit,
72
À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Idem: 1327) définit la parabole en tant que récit allégorique,
derrière lequel se cache une morale.
43
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
est donc favorisé, et le public cultivé, qui connaît déjà le dénouement de l´histoire,
devient le témoin de l´impuissance des personnages face au cours des événements. Se
substituant à la fatalité antique, le mythe devient source d´émotion tragique.
4.2- Jean Cocteau, le théâtre et les mythes
Wolter (2004 : 83 à 87), dans son article intitulé «Le mal rouge et or. Création
théâtrale et inspiration architecturale chez Jean Cocteau», signale qu´au cours de
l´enfance de Cocteau, le théâtre73 s´avérait un véritable mystère, car sa mère s´y rendait
sans lui. Le théâtre ne se laissait alors deviner qu´à travers les conversations, les revues
et les fascicules des programmes. Dans les magazines et les programmes, il découpe des
dessins et des photos avec lesquels il se construit des théâtres en carton, puis en bois. Sa
concentration repose ainsi sur des éléments architecturaux, surtout le rideau et le cadre,
qui deviennent le miroir de ses aspirations. L´enfant prépare le travail manuel de
l´adulte qu´il est devenu.
En effet, Cocteau fut costumier, décorateur, metteur en scène et dramaturge. Ce
loisir enfantin révèle sa prédilection pour l´esthétique et la conception spatiale du
théâtre frontal. Il réitère même la rampe, le rideau et le cadre à l´intérieur de l´espace
scénique de ses pièces, cette mise en abîme du lieu de représentation renvoyant le
spectateur au décor au sein duquel il a pris place. Sa fascination va pour la scénographie
du XIXe siècle, lorsque sa mère et son grand-père ouvrent les premières grandes salles
d´or. Pour lui, l´or et le rouge sont des couleurs fondamentales, et la représentation
débute bien avant le lever du rideau, sa notion de théâtre comprenant le bâtiment, le
genre littéraire, la mise en scène, la représentation et l´évènement social. Les salles
parisiennes se caractérisent par la tapisserie d´andrinople et l´exubérance des ornements
rococo, qui renforcent le souvenir de la mère, Eugénie Cocteau étant sa première
vedette. Il assistait, alors, à ses préparatifs – au cours desquels elle endossait le costume
73
Pour Wolter (2004 : 83 à 87), le théâtre est un lieu où l´architecture et la littérature interfèrent. Nous y distinguons deux catégories
d´architecture : l´intérieur de l´espace scénique, qui manœuvre les personnages et leurs destins, et l´espace hors scène, visible de la
salle. Au sein de ce dernier, la rampe, le rideau et le cadre de la scène symbolisent, dans l´architecture, la base matérielle de la
littérature. La scénographie de la salle constitue un paratexte non langagier des œuvres jouées ; c´est le témoin des courants
littéraires et dramaturgiques. Jean Cocteau admirait les salles de théâtre, étant très sensible à l´atmosphère qui y régnait et dont il en
fera même un personnage allégorique dans le prologue d´Elisabeth Patter, une de ses pièces de jeunesse. Dans la préface de La
Machine à écrire (2003 : 873), Cocteau réfère que l´atmosphère occupe une place fonctionnelle, car elle est essentielle à la réussite
de l´hypnose collective qui permet l´unité du public. Wolter défend que l´architecture exerce un certain pouvoir sur l´homme : elle
ne constitue point à peine la préparation d´une bonne réception ; elle agit, aussi, au niveau de l´inspiration du créateur.
44
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
et se maquillait – qui équivalaient au spectacle du Français ou de l´Opéra dont il était
privé. La mère, qui substitue les drames et les opéras, détient alors le rôle principal.
Quand il assiste, enfin, à une de ses représentations, il lui semble que sa robe se
mélange à la tapisserie et elle devient une trinité de l´acteur, de l´œuvre et du lieu :
« elle est comédienne unique dans le spectacle que constituent sa toilette et son départ,
et elle préfigure et incarne l´endroit même d´une cérémonie. Le luxe de ses habits et de
ses bijoux reflète pour lui la splendeur de la salle, le rituel des préparatifs est l´écho du
cérémonial de la représentation, et vice versa» (Wolter ; 2004 : 88). À l´approche de ses
cinquante ans, Jean Cocteau tente de retrouver ce “paradis perdu” par le biais de sa
production dramatique et de la recréation de l´atmosphère des spectacles d´enfance, tout
d´abord avec un revirement vers le théâtre traditionnel : le théâtre de boulevard de 1938
à 1946 (Les Parents terribles, Les Monstres sacrés et La Machine à écrire), le drame
romantique et le mélodrame (L´Aigle à deux têtes), ainsi que la tragédie classique
(Renaud et Armide). Ces souvenirs influencent la production littéraire de l´auteur, qui
écrit La Machine infernale entre Opium (1930) et Portraits-Souvenir (1935), deux
œuvres qui initient la série d´autoportraits et d´essais rétrospectifs rédigés vers la fin de
sa vie, alors que sa création romanesque et théâtrale s´épuise. La longue genèse des
quatre actes hétérogènes de La Machine infernale s´opère, donc, sous l´influence des
souvenirs de l´enfant spectateur.
La poétique focalisée sur les monstres des planches s´entrevoit déjà dans la
préface de La Voix humaine. La tragédie Renaud et Armide est une pièce d´inspiration
architecturale, ayant été écrite à l´intention d´un théâtre. Cocteau a commencé à
produire tardivement, car il recherchait un nouveau public plus populaire que celui de
l´avant-garde, et passa même par le music-hall avec L´École des veuves (1936).
Cependant, la production architecturale dépasse la dimension sociologique, puisque la
composition du public varie selon les salles comme le “Michel”, la salle “Richelieu” et
le “Palais Garnier”. Bien qu´il soit avide de spectateurs plus populaires et qu´il
soutienne une nouvelle politique de prix d´entrée, son penchant pour l´élitisme se révèle
par sa préférence du luxe architectural. Cocteau, qui préfère les salles dont la splendeur
est éclatante, est conscient que les spectateurs choisissent un théâtre en fonction de
l´ambiance. Certaines salles, comme celle de “Vaudeville”, ont une fonction à l´échelle
de l´urbanisme. Avec la disparition de celle-ci, Cocteau prévoit le danger de l´arrivée
des cinémas.
45
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Dans son article « Jean Cocteau et les mythes », in Mythes et psychanalyse
(1997), Anne Clancier explique que son expérience clinique lui a permis de constater
que les individus qui ont subi une carence paternelle ou maternelle, lors de leur petite
enfance, font référence, beaucoup plus que les autres, à des mythes ou à des héros
mythiques74. Chaque sujet ressent le besoin de s´identifier tout d´abord aux parents, puis
à des personnes de leur entourage ou à des personnages valorisés socialement, le plus
souvent rencontrés au cours des études comme, par exemple, des héros de l´Histoire ou
des écrivains. Les écrivains qui recourent constamment aux mythes dans leur œuvre
auraient-ils alors ressenti une carence familiale durant leur enfance? L´étude
biographique de plusieurs écrivains, effectuée par Anne Clancier, lui a permis de
répondre affirmativement à cette question75. Dans ce cadre, Orphée, le héros prestigieux
qui symbolise le sujet créateur, apparaît souvent en tant que figure d´identification
mythique pour de nombreux poètes, comme, par exemple, Apollinaire et Jean Cocteau.
À l´âge de huit ans, Jean Cocteau perdit son père. Devenu écrivain, il introduisit, au sein
de ses textes, différentes figures mythiques, auxquelles il conféra une marque
personnelle.
En fait, le recours aux divers mythes et aux figures mythiques s´avère
structurant pour le moi des écrivains76. L´absence d´une image paternelle stable et solide
lors de l´enfance, ainsi que la grande proximité qui s´est établie avec sa mère, du fait
que son frère et sa sœur soient beaucoup plus âgés que lui, ont empêché Cocteau
d´intégrer la bisexualité psychique, c´est-à-dire son identification aux images parentales.
Face à cette situation, l´écrivain a été amené à trouver plusieurs solutions afin d´éviter le
morcellement du moi : la recherche d´images d´identification avec des auteurs qu´il
admire et des héros littéraires, ainsi que l´écriture, à travers laquelle surgissent des
personnages avec lesquels il construit des relations permettant de résoudre des conflits
74
À travers un aller-retour entre le clinique et la littérature et vice-versa, Anne Clancier introduit un nouveau concept par analogie
avec le contre-transfert de la cure psychanalytique : le contre-texte.
75
En psychanalyse clinique, il est préférable de ne pas recevoir de renseignements biographiques du patient venant de l´extérieur.
Est-il alors possible d´utiliser les données biographiques d´un écrivain dans la critique littéraire psychanalytique ? Ou bien, devonsnous nous restreindre à l´études des textes ? Les données biographiques de l´écrivain peuvent nous être fournies par lui-même à
travers les lettres, un journal intime ou, encore, par les biographies qu´il aurait accepté de son vivant. Ces informations sont donc
utiles à l´analyse des textes. Et un personnage de roman peut-il être mis en parallèle avec l´écrivain ? Nous ne devons jamais
« prendre à la lettre un romancier» (Clancier ; 1997 : 160), bien qu´il puisse se projeter dans ses personnages. Les traits de caractère
de ces derniers peuvent contenir une part de ce que l´auteur sait de lui-même (des aspects biographiques, des souvenirs ou des
rêves), mais aussi des facettes provenant d´autres modèles sur lesquels l´écrivain projette des parties de sa personnalité inconsciente.
Le lecteur entre, alors, en résonance avec le personnage créé, qui est un ensemble homogène et vraisemblable.
76
Apollinaire, qui n´a pas vécu avec son père qu´il n´a pratiquement pas connu, s´empare fréquemment des mythes et des figures
mythiques, « des héros mutilés, morcelés ou suppliciés » (Clancier ; 1997 : 156). Il a repris et transformé le mythe d´Orphée et celui
de Merlin, l´enchanteur. Cocteau a également repris le mythe d´Orphée, tout en mettant en scène des héros mutilés qui connaissent
des fins tragiques. Ces deux auteurs utilisent ainsi le mythe en tant que support et modèle d´identification face à la carence de la
figure paternelle.
46
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
internes : « Lorsque l´écrivain devient créateur et s´émancipe de ses modèles, il prouve
qu´il a intégré ses différentes identifications» (Idem: 156). Cela étant, il trouve sa
personnalité et reconstruit son moi à travers l´écriture. Il doit, alors, trouver des thèmes
et inventer un langage à l´aide de formes littéraires et stylistiques, et il peut même en
inventer d´autres, comme l´a fait Cocteau à travers la peinture, le dessin et le cinéma. Se
secourant du mythe, Cocteau fait ses deuils : la perte de son père, qui s´est suicidé
lorsque l´écrivain avait huit ans, et celle de son grand-père maternel77, quand il avait
seize ans, ainsi que celle d´amis au cours de la Première Guerre Mondiale (Jean Leroy,
Roland Garros et Raymond Radiguet).
D´ailleurs, l´enfant qui n´a pas vécu au sein de la sécurité, assurée par deux
parents ayant une bonne relation entre eux, n´a pas connu une structuration psychique
solide et va chercher à colmater cette lacune, notamment par le mimétisme : il essaie
d´imiter les autres, afin de les assimiler ou de pénétrer en eux, pour les contrôler et les
posséder à travers une identification projective. Il s´agit, pour cet enfant, d´une tentative
d´endosser une personnalité, étant donné qu´il ne parvient pas à trouver la sienne. Puis,
à travers l´art, il peut intégrer de diverses images et devenir, enfin, lui-même. La mort
du père lors de l´enfance s´avère un facteur prédisposant à une vocation littéraire de
l´individu, qui se pose la même question qu´Œdipe (s´il est responsable ou non de la
disparition du père et de la grande proximité avec sa mère) et qui cherche son statut de
sujet autonome. L´analyse des figures d´identification mythiques ainsi que les thèmes
des textes de Cocteau nous suggèrent, donc, la personnalité de l´auteur qui ressent le
besoin de se recréer lui-même.
En effet, les individus ayant subi une carence paternelle ont tendance à trouver
des affinités avec des figures susceptibles de jouer le rôle du père. Dans la littérature, ce
“phénomène” peut se traduire par un mimétisme à l´égard des personnages, rendus ainsi
vivants par leur créateur. À cause de ces difficultés d´identification, ils ont fréquemment
recours aux thèmes empruntés au théâtre, au masque, au travestissement et aux animaux
possédant des facultés de mimétisme comme, par exemple, le caméléon78, le perroquet79
et le singe80.
77
«Mon père était peintre amateur. Mon grand-père collectionnait des objets d´art et des tableaux. Il avait de l´audace et de
l´éclectisme. Par exemple, il achetait des toiles à l´atelier d´Ingres et d´Eugène Delacroix. Il possédait, en outre, des masques
d´Antinoë et des bustes grecs.» (Cocteau ; 1956 : 30).
78
Cf. Le poème Léone de Cocteau (1999 : 663) : « Car Léone en marchant était caméléonne. / Elle adoptait des lieux la forme et la
couleur. ».
79
Dans Opium (1930 : 178), Cocteau a révélé un rêve répétitif et angoissant qu´il a eu depuis l´âge de dix ans, à la suite de la mort
de son père, et qui n´a cessé qu´en 1912 : « Mon père qui était mort ne l´était pas. Il était devenu un perroquet du Pré-Catelan, un
des perroquets dont le charivari reste à jamais lié, pour moi, au goût du lait mousseux. Dans ce rêve, ma mère et moi nous allons
47
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Dès sa jeunesse, Cocteau a transposé les mythes grecs dans son œuvre.
▪ l´élaboration du livret d´un Œdipus Rex pour Stravinsky ;
▪ l´adaptation d´Œdipe Roi de Sophocle à la demande de Raymond
Radiguet ;
▪ la pièce Antigone, créée en 1922 et représentée à l´"atelier" ;
Les mythes
grecs
▪ la pièce Orphée, créée en 1926 et représentée par les Pitoeff ;
▪ la pièce La Machine infernale, créée en 1932, qui constitue une
interprétation personnelle d´Œdipe Roi et qui est publiée en 1934 ;
▪ la pièce Bacchus, montée par Jean-Louis Barrault au théâtre
"Marigny" en 1951 ;
▪ le scénario et la réalisation du film Orphée, vers 1947 ;
▪ le scénario du film Le Testament d´Orphée, publié aux Éditions du
Rocher en 1961.
L´ange est une figure qui traverse toute l´œuvre littéraire,
picturale et cinématographique de Cocteau, qui ne reprend pas
exactement le mythe chrétien, mais qui le prend pour base afin de
créer un « mythe personnel»81, selon Charles Mauron. Un jour, en
Les mythes
entrant dans un ascenseur, il crut lire sur un écriteau « ascenseur
bibliques
Heurtebise » et, pendant plusieurs jours, il se sentit à un tel point
hanté par ce nom, que l´ange Heurtebise devint un personnage de
plusieurs de ses œuvres. Quelques jours après, pénétrant dans ce
nous asseoir dans une ferme du Pré-Catelan, qui mélangeait plusieurs fermes avec la terrasse des cacatoès du jardin d´acclimatation.
Je savais que ma mère savait et ne savait pas que je savais, et je devinais qu´elle cherchait lequel de ces oiseaux mon père était
devenu, et pourquoi il l´était devenu. Je me réveillais en larmes à cause de sa figure qui essayait de sourire ». Le perroquet de
Thomas l´Imposteur (Cocteau ; 1923) pourrait-il constituer alors un indice de la recherche d´identification paternelle de Cocteau,
portant sur son père qui est parti trop tôt ? Les oiseaux et les anges dans son œuvre seraient-ils des figures de ce père pour cet
enfant à qui il fut dit que ce dernier s´était envolé au ciel ? La figure de l´ange a surgi en 1915 dans la pensée de Cocteau, qui a
déclaré qu´elle l´avait sauvé de la mort. Elle peut nous renvoyer à la bisexualité psychique (la question du sexe des anges), à un
double narcissique, à un support du clivage et des projections du sujet (les bons et les mauvais anges), ou bien au messager qui
permet la communication entre les esprits et les humains. La figure du père, qui apparaît sous la forme d´un perroquet, est, ainsi,
devenue un ange protecteur. L´Œdipe (le père ne peut plus communiquer avec le petit garçon, qui est seul avec sa mère, qu´à travers
le langage caricatural du perroquet) et, par conséquent, l´agressivité envers le père aurait été surmontée et transformée en une
idéalisation.
80
Cf. Thomas l´imposteur (Cocteau ; 1923 : 65) : «Tout homme porte sur l´épaule gauche un singe et, sur l´épaule droite, un
perroquet. Sans que Guillaume s´y employât, son perroquet répétait le langage d´un monde privilégié, son singe en imitait les gestes.
Aussi ne courait-il pas le risque des gens excentriques, une semaine adoptés et rejetés par le monde. Il y creusait sa place et
apparaissait, son nom l´accréditant, y avoir grandi toujours. ».
81
Le «mythe personnel» est un terme proposé par Charles Mauron, en 1963, dans sa thèse intitulée Des métaphores obsédantes au
mythe personnel (1988). Il s´agit de l'expression de la personnalité inconsciente du poète et de son évolution, comme une
représentation du moi, échappant à sa pensée consciente et rendant compte de son mode d'exister; c´est une mise en histoire à la fois
de son rapport au monde et aux différentes instances qui composent le moi.
48
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
même ascenseur, il ne lut plus « Heurtebise », mais « RouxCombalusier ». Le premier nom qu´il crut voir advint d´un état
hypnotique, dans lequel il se trouvait à cause de sa dépendance à
l´opium, et qui lui permit de faire surgir de son inconscient une figure
qui n´était autre que l´image du père.
▪ la pièce Les Chevaliers de la Table Ronde, qui constitue un épisode
Les mythes du du cycle des romans de la Table ronde ;
Moyen-Âge
▪ le scénario du film l´Éternel Retour, qui nous renvoie à Tristan et
Yseult ;
▪ la pièce Renaud et Armide.
Comme l´amour est impossible en vie par l´interdit de l´inceste, l´amour dans
la mort constitue un autre thème des romans, du théâtre et des films de Cocteau : La
Machine infernale, Les Parents terribles, Les Enfants terribles, l´Éternel retour, Roméo
et Juliette, L´Aigle à deux têtes et Orphée.
Tout individu qui a perdu son père lors de la petite enfance se sent coupable du
désir inconscient qu´il a eu de l´éliminer, afin de rester seul avec sa mère. De surcroît, à
cause du manque de médiation du père dans la structure familiale, qui n´est composée
que par la mère et l´enfant, ce dernier peut ressentir «une angoisse liée à une relation
avec l´image d´une mère archaïque» (Clancier ; 1997 : 159). La force pulsionnelle est
grande et la capacité de sublimation du sujet peut le conduire à reformuler ses conflits
dans sa création. En fait, les conflits inconscients de Cocteau ont laissé des traces dans
son œuvre comme, par exemple, l´image de la mère archaïque possessive. Ils l´ont
amené à créer, à reprendre, à transformer et à intégrer des thèmes anciens dans des
formes modernes, notamment dans le film Orphée. Dans son dernier film, Le Testament
d´Orphée, il préfigure sa propre mort : Athéna, qui représente la mère archaïque,
transperce le poète de sa lance. Cocteau a crée des mythes personnels, comme celui de
la femme possessive e dangereuse qu´est Elisabeth dans Les Enfants terribles82.
82
Les Enfants terribles, qui ont donné suite à un roman et à un film, s´avèrent, au premier degré, un drame bourgeois ainsi qu´un
roman psychologique. Élisabeth et Paul, deux adolescents qui vivent dans un appartement avec leur mère malade, partagent la même
chambre depuis leur enfance. C´est Élisabeth qui s´occupe d´elle. Leur père, qui est alcoolique, n´est pas présent et ne revient à la
49
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Nous allons, désormais, nous pencher sur la reprise du mythe d´Œdipe, et, par
conséquent, sur les thèmes de l´inceste et du parricide dans La Machine infernale
(1934).
4.3- Les analogies et les divergences entre Œdipe roi et La Machine infernale
Jean Cocteau a, tout d´abord, respecté la trame générale de la tragédie de
Sophocle et son adaptation semble parfois littérale, ce qui nous prouve que l´auteur a
procédé à une transposition homodiégétique, puisqu´il reprend le même sujet
mythologique83.
Tout comme chez Sophocle, Œdipe mène une enquête sur ses véritables
origines, se secourant des témoignages des messagers et des serviteurs et se heurtant à
ce qu´il soupçonne d´être un complot de sa perte. Les mythèmes84 d´Œdipe roi
subsistent avec :
▪ l´oracle d´Apollon qui condamne Œdipe au parricide et à l´inceste : « Tu assassineras
ton père et tu épouseras ta mère. » (I, 35) ;
▪ le meurtre d´un vieillard qui est, en fait, son père : « Un soir de voyage, au carrefour
où les chemins de Delphes et de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval
le bouscule ; une dispute éclate ; un domestique le menace ; il riposte par un coup de
bâton. Le coup se trompe d´adresse et assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus,
roi de Thèbes. Et voici le parricide. » (I, 35) ;
maison que pour mourir. Au début du roman, Paul est blessé, au cours d´une bataille de boules de neige à la sortie du lycée, par
Dargelos, un élève agressif et indiscipliné dont la beauté et le caractère fascinent son camarade. La tragédie débute quand Gérard, un
ami de Paul, le ramène à la maison. Le médecin de famille affirme, alors, que le jeune garçon ne peut plus retourner à l´école. La vie
de Paul et de sa sœur se confine dorénavant dans leur chambre commune, où Gérard se rend tous les jours, afin de participer à leurs
jeux. Ces enfants étant pauvres, Élisabeth travaille comme mannequin dans une maison de couture, où elle sympathise avec Agnès,
qu´elle invite à venir dans la chambre. Puis, elle épouse un jeune américain très riche, qui meurt le soir du mariage, à la suite d´un
accident de moto. Elle hérite ce qui lui est du et la tragédie se déroule désormais entre les quatre personnages : Élisabeth, Paul,
Agnès et Gérard. Ce dernier aime Élisabeth, devenue le meneur du jeu, mais elle ne s´en aperçoit pas et ne songe qu´à son frère.
Agnès aime Paul, qui correspond à cet amour, car elle lui rappelle le visage de Dargelos. Le destin frappe une seconde fois Paul,
lorsqu´ Élisabeth n´accepte pas de s´écarter de lui et invente une machination diabolique pour les séparer. Paul meurt et sa sœur se
suicide d´un coup de revolver, comme l´a fait le père de Cocteau. La vie de Paul a donc été entourée par deux figures mortifères : la
figure d´ange de Dargelos, qui l´a fasciné, et celle de démon de sa sœur, qui représente à la fois l´amante et la mort.
83
Selon Gérard Lieber, dans sa préface de l´édition de 1934 de La Machine infernale, la «matière est empruntée à la légende
d´Œdipe et à ses différents épisodes : l´enfant abandonné dans la montagne, le meurtre du père, la victoire sur le (ou la) Sphinx, le
mariage avec la mère, la découverte tardive de l´enchaînement fatal des événements avec pour conséquence la mort de la mère et
l´aveuglement d´Œdipe. Le modèle théâtral est donné vers Sophocle (vers 495-406 av. J.- C.). » (Cocteau ; 1934 : 7).
84
Dans son article «Permanence du mythe et changements de l´histoire» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 17 à 28), Gilbert Durand
affirme que l´Histoire est l´adaptation de l´identité de la nature humaine aux événements et, qu´avec le mythe, elle se range dans le
rang du récit. Il se demande comment le mythe, qui est une invariante universelle, dérive de l´espace et du temps. Selon lui, le mythe
d´Œdipe est tout aussi valable chez Freud que chez Sophocle. Pour ne pas se dénaturer, un mythe ne peut pas perdre trop de
mythèmes. Il est animé de trois formes différentes par les flux des avatars de l´Histoire : les dérivations hérétiques, quand certains
mythèmes sont préférés au détriment d´autres ; les dérivations syncrétiques, lorsque la totalité de l´univers imaginaire d´un
ensemble historico-culturel gravite autour d´un mythe et, finalement, les dérivations éthiques, quand une pression historique fait
porter un jugement de valeur sur un élément ou un ensemble mythique. Face à ces changements, le mythe perdure et vainc l´entropie
du temps mortel.
50
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
▪ l´allusion à la résolution de l´énigme du Sphinx et le mariage avec sa mère biologique:
« Pendant une de ses haltes, on lui raconte le fléau du Sphinx. Le sphinx, " la Jeune Fille
ailée", “la Chienne qui chante”, tue peu à peu la jeunesse de Thèbes. Ce monstre pose
une devinette et tue ceux qui ne la résolvent pas. La reine Jocaste, veuve de Laïus, offre
sa main et sa couronne. Comme s´élancera Le jeune Siegfried, Œdipe se hâte. La
curiosité, l´ambition le dévorent. La rencontre a lieu. De quelle nature, cette rencontre ?
Mystère. Toujours est-il que le jeune Œdipe entre à Thèbes en vainqueur et qu´il épouse
la reine. Et voilà l´inceste. » (I, 36) ;
▪ la découverte de la vérité avouée par le berger, au bout de longues années : « Tu es le
fils de Jocaste, ta femme, et de Laïus tué par toi au carrefour des trois routes. Inceste et
parricide, les dieux te pardonnent. » (IV, 131) ;
▪ le suicide de Jocaste et la mutilation d´Œdipe annoncée par Antigone : « Mon oncle !
Tirésias ! Montez vite, vite, c´est épouvantable ! J´ai entendu crier dans la chambre ;
petite mère ne bouge plus, elle est tombée tout de son long et petit père se roule sur elle
et il se donne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang
partout. J´ai peur ! J´ai trop peur, montez…, montez vite… » (IV, 131).
De Sophocle à Cocteau, nous continuons en présence d´une question d´actualité
politique85. Dans Œdipe roi (1973), Sophocle nous expose la rivalité des cités de
l´Antiquité.
Par la localisation géographique des événements, nous retrouvons, chez
Sophocle, une époque pendant laquelle la Grèce86 n´est pas encore une nation unifiée et
où chaque grande ville essaie d´imposer son autorité sur les autres. Il est, alors, possible
de constater que Sophocle est lui-même un citoyen d´Athènes87, puisqu´il semble lui
conférer plus de prestige à travers ses textes.
Recueilli par un berger, Œdipe est adopté par le roi de Corinthe, ville dans
laquelle il passe sa jeunesse. Cette ville qui, au VIe siècle, constituait le plus vaste centre
maritime et commercial de la Grèce, déclina devant Athènes durant la guerre du
85
«L´Œdipe de Sophocle ne prétend pas résoudre un problème : il soulève des questions que, probablement, au temps d´Homère, on
ne se posait pas, car les lois civiques n´existaient pas et les héros n´avaient donc pas à les suivre. La légende d´Œdipe, trop riche
pour n´avoir qu´une seule et unique clé, se révélera capable, parce qu´elle intrigue et passionne ceux qui l´entendent, de survivre
jusqu´à nos jours en soulevant d´autres dilemmes.» (Journet ; 2006 : 51).
86
Cf. Annexe V : la Grèce au Ve siècle avant J.-C.
87
Nicolas Journet (2006 : 51) remarque qu´en s´affermissant, de nombreuses citées grecques se sont inventées un fondateur
autochtone, alors que la légende ancienne en attribuait la fondation à un héros ou à un demi-dieu venu d´ailleurs. Au Ve siècle,
Athènes s´est dotée d´assemblées, d´institutions et de lois, dont le plein accès est réservé aux citoyens légitimes. Face à la montée
des étrangers parfois riches et actifs, qui réclament leur intégration, Périclès a adopté, en 451, des mesures plus restrictives : seuls
les enfants nés de père et mère athéniens seront des citoyens légitimes. La filiation et l´autochtonie deviennent, dès lors, un enjeu
concret. Sophocle aborde, donc, dans sa pièce, un thème sensible : le souci des athéniens face aux étrangers. En mettant en scène
Œdipe, il entend peut-être prévenir les dangers des mesures de Périclès : Œdipe poussa ce mythe politique jusqu´à ses ultimes
conséquences, en confondant la cité avec la famille (Idem : 57).
51
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Péloponnèse. Pour Œdipe, Corinthe n´est qu´une ville de passage, étant donné qu´ il la
quitte, à partir du moment où il doute de ses origines ; puis, il refuse d´y retourner, après
avoir entendu l´oracle d´Apollon. Cette ville ne détient donc qu´une importance
secondaire face à Athènes.
Quant à Thèbes, elle a longtemps été une ville ennemie d´Athènes, en s´alliant
d´abord aux Perses durant les guerres nédiques, puis aux Spartiates, lors de la guerre du
Péloponnèse. C´est à cette ville que sont associés les crimes d´Œdipe  le parricide et
l´inceste, ce qui nous montre que Sophocle a voulu la discréditer.
Dans Œdipe à Colonne du même auteur, Œdipe est absous de ses crimes et
divinisé. Il est né à Thèbes, où il a été maudit par la suite, et a été élevé à Corinthe, mais
c´est dans un des quartiers d´Athènes  Colonne  qu´il trouve le pardon et la gloire.
La Machine infernale traite, aussi, de politique88, puisqu´elle fait intervenir rois
et reines dont le pouvoir n´est toutefois pas envié. En effet, ce dernier est marqué par
des intrigues, des gouvernants non appréciés, des gouvernés faciles à manipuler et un
pays terrorisé par le Sphinx89.
Jean Cocteau donne un nouveau souffle au mythe d´Œdipe en y incorporant
des allusions à l´actualité politique de son époque, c´est-à-dire, à la période de l´entredeux-guerres. La première représentation de la pièce date, d´ailleurs, de 1934, cette
époque étant marquée par la montée des régimes totalitaires en Europe, avec Mussolini
en Italie (1929) et Hitler en Allemagne (1933). En 1936, la guerre civile éclate en
Espagne, opposant les républicains aux troupes nationalistes du général Franco,
soutenues par Hitler et Mussolini. En France, beaucoup de personnes revendiquent un
régime de ce type, comme le fait la matrone pour Thèbes : « (…) Il faudrait un homme
de poigne, un dictateur ! » (II, 72). Le 6 février 1934, les organisations d´extrême droite
avaient déclenché des émeutes dans la capitale française, afin de renverser la
République en faveur d´une dictature. De la sorte, Cocteau ridiculise ces organisations,
qui pourraient être représentées par la matrone, qui croit que sa belle-sœur est un
vampire et que ses fils épouseront, un jour, des créatures monstrueuses : « (…) Mais
moi, je sais que ma belle-sœur est un vampire, je le sais… Et mes fils risquent
88
Le mythe a un caractère politique, puisqu´il met en scène des figures royales ou retrace la fondation des cités. Cette portée
politique du mythe est fort visible dans La Machine infernale, où Cocteau présente le pouvoir comme un objet de convoitise et de
dégoût. Le dramaturge instaure, toutefois, un vrai débat politique entre les personnages. Leurs discussions renvoient à l´actualité
politique des années 1930-1940, qui apparaît étrangement liée à l´univers intemporel du mythe.
89
« Dieux, il est d´autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe [sic]. / Sachez ceci, tyrans de l´homme et de l´Érèbe, / Dieux qui
versez le sang, dieux dont on voit le fond, / Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont / Où la terre et le ciel semblent
en équilibre, / Mais vous pour être rois et moi pour être libre.» (Hugo : 2002 ; 500, vers 651 à 656).
52
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
d´épouser des monstres d´enfer parce qu´ils s´obstinent à être in-cré-du-les. » (II, 71).
L´après-guerre de 1918 ressemble, ainsi, de plus en plus à un avant-guerre.
Le spectateur assiste, également, à une parodie des discours officiels prononcés
lors de la Première Guerre Mondiale, afin de glorifier l´héroïsme des soldats et des
familles qui avaient perdu un ou plusieurs de leurs membres : « La guerre, c´est déjà pas
drôle, mais crois-tu que c´est un sport que de se battre contre un ennemi qu´on ne
connaît pas. » (I, 39). Plus loin, le désir des autorités thébaines d´ériger un monument
aux morts, victimes du Sphinx, renvoie aux souscriptions pour construire des
monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, dans les communes françaises :
« Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander nos derniers sous pour construire
un monument aux morts du Sphinx ? Croyez-vous que cela nous les rende ? » (II, 73).
Le Sphinx est ainsi envisagé comme une allégorie de la guerre de 14-18, au cours de
laquelle les jeunes générations ont été sacrifiées au nom de la nation : « (…) Ensuite, le
bruit s´étant répandu que le Sphinx posait des devinettes, on a sacrifié la jeunesse des
écoles ; alors les prêtres ont déclaré que le Sphinx exigeait des offrandes. C´est làdessus qu´on a choisi les plus jeunes, les plus faibles, les plus beaux. » (II, 73). En effet,
la victoire de 1918 a été remportée, mais a provoqué d´innombrables victimes mortelles.
On pensait que c´était le prix à payer pour un monde meilleur, alors que la menace d´un
autre conflit déclenchait un sentiment d´insécurité et de méfiance de la population
envers la politique. Tous les espoirs des Français furent donc vite dissipés. Cocteau
nous rend un témoignage de leur déception.
4.4- L´originalité de Cocteau
« Le mythe littéraire est constitué par ce récit, que l´auteur traite et modifie avec une
grande liberté, et par les significations nouvelles qui y sont ajoutées. Quand une telle
signification ne s´ajoute pas aux données de la tradition, il n´y a pas de mythe
littéraire (…). » (Albouy ; 1969 : 9).
Par rapport à l´hypotexte de Sophocle, Jean Cocteau a tout d´abord créé de
nouveaux personnages90 : le fantôme de Laïus, Anubis, le Sphinx et la matrone. Le
90
Dans La Machine infernale (1934), Cocteau désigne la Sphinx de Sophocle au masculin et utilise la transcription latine Laïus,
certainement pour se moquer de ses discours que personne n´écoute. Le fantôme de Laïus, qui apparaît sur les remparts de Thèbes,
dans l´acte I, nous fait penser à Hamlet de Shakespeare (1997), lorsque le roi mort apparaît à son fils et lui révèle qu´on l´a
assassiné.
53
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
spectre de Laïus parle de manière discontinue afin de ridiculiser le rôle du père. Cocteau
le met en scène en tant qu´être pur de tout reproche, ce qui est en contradiction avec la
tradition mythique. Ce n´est pas lui qui expose son fils et qui lui troue les pieds (c´est
Jocaste, la mère de l´enfant) ; de même, il ne lève point la main le premier sur Œdipe,
lors de leur rencontre au carrefour fatal. Chez Cocteau, l´agression part du domestique
et Œdipe frappe Laïus sans l´avoir voulu : « le coup se trompe d´adresse et assomme le
maître » (I, 35). Dans La Machine infernale, les dieux sont mauvais et cruels et ils ont
arbitrairement choisi Œdipe pour leurs petits jeux, ce qui prouve qu´ Œdipe n´est pas
coupable de ce qu´il lui arrive. Anubis, le dieu des morts d´Égypte, ne se transforme
jamais en être humain, ne pouvant ainsi ressentir aucun sentiment. Il nous rappelle,
alors, que l´apparence des dieux n´est qu´une invention des hommes. C´est, également,
l´exécuteur impitoyable du Sphinx, mais, lorsque ce dernier redevient déesse, Anubis
lui est complètement soumis. Le Sphinx, dont le corps et l´esprit sont en contradiction,
est le résultat de la métamorphose de Némésis, la déesse de la vengeance qui incarne la
fatalité. Il revêt aussi l´apparence d´une jeune fille, qui n´aime pas tuer et qui ressent des
sentiments humains comme l´amour. La matrone, en revenant de Thèbes, parle
longuement à Némésis, ne sachant pas qu´il s´agit du Sphinx, puisqu´elle l´appelle
« Mademoiselle » (II, 71) et lui conseille de faire attention à une possible attaque de ce
dernier.
Cocteau emprunte les autres personnages au drame de Sophocle et garde leur
identité, c´est-à-dire « leur inscription dans un univers diégétique : nationalité, sexe,
appartenance familiale, etc. », ce qui constitue un « signe presque infaillible de la
fidélité diégétique » (Genette : 1982, 422). Cependant, le dramaturge transforme ces
personnages au niveau de leur caractère, moyennant la transvalorisation. Dans Œdipe
roi, Œdipe apparaît comme étant un jeune homme très intelligent, puisqu´il a réussi à
résoudre l´énigme du sphinx : « (…) nous t´estimons le premier de tous les mortels dans
les incidents de notre existence et les conjectures créées par les dieux. Il t´a suffi
d´entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à
l´horrible Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186). Dans La Machine infernale (1934),
Œdipe est un personnage démystifié qui ne possède plus cette intelligence : il ne résout
l´énigme du sphinx que parce qu´il a été aidé par ce dernier et n´est même pas capable
de le reconnaître lorsqu´il l´aperçoit pour la première fois. Sa seule ambition est de
devenir roi, pour être riche : « (…) J´aime les foules qui piétinent, les trompettes, les
54
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
oriflammes qui claquent, les palmes qu´on agite, le soleil, l´or, la pourpre, le bonheur, la
chance, vivre enfin ! » (II, 77). Et, lorsque le Sphinx lui apparaît sous sa véritable
forme, Œdipe tremble de peur et appelle sa mère : « Mérope ! … Maman ! » (II, 84).
Ensuite, quand Tirésias le rend temporairement aveugle, il appelle Jocaste en criant « au
secours » (III, 104), comme un petit enfant appellerait sa mère. Œdipe est prisonnier du
désir incestueux : il préfère les femmes mûres et demeure insensible au charme du
sphinx, qui apparaît sous la forme d´une jeune fille. Il avoue, d´ailleurs, à Tirésias qu´il
a « toujours rêvé d´un amour presque maternel » (III, 102). C´est seulement à partir du
moment où il se rend volontairement aveugle qu´Œdipe devient un héros, le symbole de
l´absurde de la condition humaine. Œdipe n´est, donc, plus un jeune homme fort et
intelligent, mais plutôt un jeune rêveur ambitieux. Finalement, dans le mythe, Œdipe est
amené à commettre involontairement d´horribles crimes à cause de son père Laïus, mais
il n´en commet qu´un seul par sa volonté, qu´aucun oracle n´avait prévu : la mort de ses
deux fils due à ses imprécations. Cocteau opte pour faire disparaître totalement les deux
fils, le père ne pouvant point être méchant dans sa pièce. Soit à cause de son histoire
personnelle, soit sous l´influence de la psychanalyse, il met plus en scène le complexe
que le mythe.
Chez Sophocle, Jocaste commence par réconcilier son frère Créon et Œdipe :
« Malheureux ! qu´avez-vous à soulever ici une absurde guerre de mots ? N´avez-vous
pas de honte, lorsque votre pays souffre ce qu´il souffre, de remuer ici vos rancunes
privées ? (À Oedipe.) Allons, rentre au palais. Et toi chez toi, Créon. Ne faites pas d´un
rien une immense douleur. » (1973 : 206). Elle ne croit point aux prophéties et aux
oracles et essaie de convaincre son second mari à ne pas éclaircir les doutes qui règnent
sur sa naissance : « Et n´importe de qui il parle ! N´en aie nul souci. De tout ce qu´on t´a
dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon ! » (Idem : 220). C´est elle qui
informe Œdipe sur l´assassinat de Laïos, mais elle demeure un personnage énigmatique
car elle ne parle pas de ce qu´elle a ressenti lors de l´abandon de son fils et lors de la
découverte de l´inceste. Chez Cocteau, elle apparaît comme une femme qui est sans
cesse en colère, qui se débat avec ses accessoires et qui déteste les escaliers : « (…) Et
les escaliers me détestent. Les escaliers, les agrafes, les écharpes. Oui ! Oui ! Ils me
détestent ! Ils veulent ma mort. » (I, 59). Elle ressemble plus à une mère qu´à une
épouse, à travers le vocabulaire qu´elle emploie lorsqu´elle s´adresse à Œdipe : « (…)
Allons ! quel gros bébé ! il est impossible de te laisser dans toute cette eau. Ne te fais
55
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
pas lourd, aide-moi… » (III, 113). Mais c´est une mère frustrée qui, jadis, a sacrifié son
enfant qui peuple désormais ses rêves: « L´endroit du rêve ressemble à cette plateforme ; alors je te le raconte. Je suis debout, la nuit ; je berce une espèce de nourrisson.
Tout à coup, ce nourrisson devient une pâte gluante qui me coule entre les doigts. Je
pousse un hurlement et j´essaie de lancer cette pâte ; mais… oh ! Zizi… Si tu savais,
c´est immonde… Cette chose, cette pâte reste reliée à moi et quand je me crois libre, la
pâte revient à toute vitesse et gifle ma figure. (…) » (I, 49). Elle conserve, d´ailleurs,
son berceau près de son lit, ce qui prouve qu´il s´agit d´une mère désespérée : « Veux-tu
que j´ôte le berceau ? Depuis la mort de l´enfant, il me le fallait près de moi, je ne
pouvais pas dormir… j´étais trop seule… Mais maintenant… » (III, 98). Cependant, elle
ment à Œdipe en lui racontant que sa sœur de lait avait tué son enfant en l´abandonnant
« sur une montagne » (III, 115), après lui avoir troué les pieds. Ainsi, pour faire de
Laïos un personnage entièrement pur, Cocteau chargea Jocaste : c´est elle qui prend
l´initiative de mutiler et d´exposer l´enfant. Alors que, dans le mythe, elle n´était qu´une
malheureuse victime du crime de son mari, qui la privait d´être mère et la condamnait à
l´inceste, son désir incestueux est flagrant chez Cocteau. Toutefois, elle n´est point
mauvaise ou antipathique, faible plutôt, et, après sa mort, elle apparaît comme un
fantôme secourable à son fils aveugle au cours de l´acte IV, devenant mère pour
l´éternité, sans être désormais hantée par le crime de l´inceste, puisqu´au royaume des
morts les « choses qui paraissent abominables aux humains […] ont peu d´importance »
(IV, 133). Dans la pièce de Cocteau, Jocaste n´apparaît, donc, pas comme une femme
passive et effacée, mais plutôt comme l´un des personnages les plus importants de la
pièce à partir de l´acte III.
Dans le drame de Sophocle, Tirésias est un aveugle91 qui voit l´avenir sous les
ordres de Loxias, c´est-à-dire Apollon. Il y surgit comme « l´auguste devin, celui qui,
seul, parmi les hommes, porte en son sein la vérité ! » (1973 : 194). Il accuse Œdipe
d´être l´assassin de Laïos, sans craindre ses menaces, puisqu´il est le représentant des
91
Robert Graves (1967 : 297 et 298) présente les causes hypothétiques de la cécité de Tirésias, le devin le plus célèbre de la Grèce à
cette époque :
1ère hypothèse : Athéna l´a rendu aveugle parce qu´il l´avait aperçue, par mégarde, en train de se baigner nue.
2ème hypothèse : Un jour, sur le mont Cyllène, Tirésias aperçut une scène d´accouplement entre deux serpents. Ceux-ci l´attaquèrent
et il tua la femelle à coups de bâton. Tirésias fut alors transformé en une prostituée célèbre. Sept ans plus tard, assistant à la même
scène, au même endroit, il tua le serpent mâle et redevint homme.
3ème hypothèse : Au cours d´une dispute entre Aphrodite et les Trois Grâces à propos de laquelle des trois était la plus belle, Tirésias
affirma qu´il s´agissait de Célé. Aphrodite le transforma aussitôt en vieille femme, puis Célé l´emmena en Crète, où elle lui offrit
une magnifique chevelure. Tirésias dut alors apaiser une seconde querelle, mais cette fois entre Héra et Zeus, à propos de l´infidélité
de celui-ci. Tirésias défendit Zeus et Héra se vengea de lui, en le rendant aveugle. Zeus lui donna, alors, le don de la prophétie et une
vie s´étendant sur sept générations, afin de le compenser.
56
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
dieux. Il symbolise ainsi tout le contraire d´ Œdipe : il est physiquement aveugle, mais
connaît la vérité. Dans La Machine infernale (1934), Tirésias est toujours un devin,
mais son don de prophétie ne sert absolument à rien, car il ne peut empêcher les
événements futurs, ce qui montre que même celui qui sait ne peut rien conte la fatalité.
Il incarne, donc, les limites de la condition humaine. Cependant, il est constamment
ridiculisé par la reine : « Quel malheur ! Toujours trop tard, Zizi, je suis toujours
informée la dernière dans ce royaume. Que de temps perdu avec vos poulets et vos
oracles ! Il fallait courir. Il fallait deviner. Nous ne saurons rien ! rien ! rien ! Et il y aura
des cataclysmes, des cataclysmes épouvantables. Et ce sera votre faute, Zizi, votre faute,
comme toujours. » (I, 56-57). Tirésias perd, donc, ses fonctions d´auguste devin de la
cité.
En ce qui concerne le déroulement de l´intrigue, Cocteau introduit tout d´abord
des changements au niveau des actes de la pièce. Ainsi, les actes I et II n´ont pas
d´équivalent chez Sophocle. Il s´agit d´une « addition » dont « le principe d´extension
est pour l´essentiel une continuation analeptique : non pas depuis l´origine du drame
(oracle, naissance et exposition d´Œdipe), mais aussitôt après la mort de Laïos »
(Genette : 1982, 368). Des quatre actes de cette pièce moderne, le quatrième est le seul
qui correspond au dernier acte d´Œdipe roi.
Le dramaturge modifie également certains moments fondamentaux de la
diégèse. Il imagine tout d´abord qu´Œdipe est incapable de résoudre seul, par son
intelligence, l´énigme du Sphinx, comme nous l´avons déjà affirmé. Il ne réussit à
répondre à la question du sphinx que parce que celui-ci lui a soufflé la réponse par
amour :
▪ « …Et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se passerait
à cette place, Œdipe, si tu n´étais pas n´importe quel joli garçon de Thèbes et si tu
n´avais pas eu le privilège de me plaire. » (II, 83) ;
▪ « Ensuite, je te commanderais d´avancer un peu et je t´aiderais en desserrant tes
jambes. Là ! Et je t´interrogerais. Je te demanderais par exemple : Quel est l´animal qui
marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? Et tu
chercherais, tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait sur une petite
médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre
ces deux colonnes détruites, et je te remettrais au fait en te dévoilant l´énigme. Cet
animal est l´homme qui marche à quatre pattes lorsqu´il est enfant, sur deux pattes
57
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
quand il est valide, et lorsqu´il est vieux, avec la troisième patte d´un bâton. » (II, 84 et
85).
Puis, au contraire de ce qui se passe dans Œdipe roi, Jocaste réapparaît, afin de
guider Œdipe devenu aveugle : « Ta femme est morte pendue, Œdipe. Je suis ta mère.
C´est ta mère qui vient à ton aide… Comment ferais-tu rien que pour descendre seul cet
escalier, mon pauvre petit ? » (IV, 133). De la sorte, sa fille Antigone ne l´accompagne
plus seule, mais avec l´aide de sa mère, sans pour autant percevoir sa présence. Jocaste
apparaît, alors, en tant que mère et non plus comme l´épouse défunte.
Il s´agit de deux éléments diégétiques auxquels Sophocle avait renoncé et qui
permettent à Cocteau de se démarquer d´Œdipe roi, qui avait été considéré comme « la
meilleure des tragédies du temps » (Astier : 1988,1066) par Aristote.
Alors que dans Œdipe roi l´inceste et le parricide demeurent toujours
abominables à cause du relativisme moral de la pièce, chez Cocteau ces crimes perdent
de leur horreur dans le royaume des morts : « (…) Les choses qui paraissent
abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où j´habite, si tu savais comme elles
ont peu d´importance. » (IV, 133)92. L´inceste disparaît avec le corps dans l´au-delà, où
les actes monstrueux ne sont pas perçus comme tels.
De même, Cocteau confère un caractère poétique à La Machine infernale, qui
naît de la vision d´un univers imaginaire dans lequel surgit l´invisible. Le réel ne se
limite pas au monde sensible ; nous assistons à l´irruption de l´irréel u du mystère u
dans le réel, à la réconciliation du visible et de l´invisible. Les morts y vivent et
continuent à dialoguer avec les vivants93. Ainsi, le fantôme de Laïus apparaît tout au
début : « Messieurs ! De grâce ! Suis-je invisible ? Ne pouvez-vous m´entendre ?» (I,
58). À la fin, c´est celui de Jocaste qui apparaît pour guider Œdipe devenu
aveugle : « Non, Œdipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle ; les autres
92
Cette citation est volontairement répétée.
Wolter (2004 ; 88 à 92) remarque que le théâtre constitue l´espace d´un massacre régulier : tous les soirs, le sang des personnages
tragiques (Œdipe, Antigone, Phèdre, Hamlet et ses consanguins) coule sur la scène, qui est un véritable autel sur lequel des martyrs
se sacrifient (rituel de la sanctification du lieu). Quant au rideau, il tombe en gigantesque guillotine, telle une machine à tuer. À
force d´être tué chaque soir, l´interprète des grands rôles devient un fantôme, le théâtre étant une maison hantée par deux types de
revenants : les personnages littéraires et les artistes disparus. Toute la terminologie coctalienne renouvelle la perception du théâtre
comme lieu et pratique sacrés, et vise à sacraliser le spectacle et à édifier les théâtres comme des cathédrales du drame. Le rideau de
feu marque la frontière entre le périssable et l´impérissable, la rampe celle de notre univers avec le royaume céleste. Lorsque le
rideau se lève, trois coups (la Trinité), puis douze plus rapides (les Apôtres) retentissent et les spectateurs assistent à l´éternel retour
des personnages littéraires massacrés et ressuscités, le spectacle révélant ainsi le salut offert par la poésie – l´immortalisation d´une
partie de soi-même dans les personnages coctaliens. Cependant, la voie du salut est finalement celle de la profanation, car le sacré ne
s´analyse pas, puisqu´il est tabou par essence. L´enfance représente cet âge magique de la naïveté, l´enchantement enfantin du
spectacle résultant de la méconnaissance de ses secrets de fabrication. La magie se perd, alors, quand nous pénétrons dans les
coulisses et lorsque nous participons à l´élaboration du mystère.
93
58
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
ne peuvent plus me voir. » (IV, 133). La pièce est également peuplée de divinités
comme le Sphinx et Anubis, qui apparaissent momentanément incarnés.
Quant au temps, il est aboli, comme l´affirme Anubis : « Le temps des hommes
est de l´éternité pliée (…) » (II, 87). Le passé contient le présent et annonce l´avenir.
Nous sommes, donc, en présence d´un éternel présent. Ainsi, la voix annonce aux
spectateurs que les actes I et II se produisent en même temps – « Spectateurs, nous
allons imaginer un recul dans le temps et revivre, ailleurs, les minutes que nous venons
de vivre ensemble. En effet, le fantôme de Laïus essaie de prévenir Jocaste, sur une
plate-forme des remparts de Thèbes, pendant que le Sphinx et Œdipe se rencontrent sur
une éminence qui domine la ville. Mêmes sonneries de trompettes, même lune, mêmes
étoiles, mêmes coqs. » (II, 65) –, les temps se juxtaposant. Plus loin, Jocaste a le même
cauchemar auquel elle a fait référence dans l´acte I, et que nous avons déjà partiellement
transcris : « … Non, pas cette pâte, pas cette pâte immonde… » (III, 112). Ensuite,
Œdipe revit sa rencontre avec le Sphinx lors de sa nuit de noces : « Je dévide, je
déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise… » (III,
117).
L´espace est également bouleversé par l´entremise des « (…) Mêmes sonneries
de trompettes, même lune, mêmes étoiles, même coqs. » (II, 65) pour les deux premiers
actes, mais il ne s´agit, toutefois, point des mêmes lieux : l´acte I se déroule à Thèbes et
l´acte II sur une « (…) éminence qui domine la ville (…) » (Idem). Quant au fantôme de
Laïus, il se trouve à la fois sur les remparts de Thèbes et dans le monde de l´au-delà.
La Machine infernale (1934) nous plonge, aussi, dans un univers onirique, car,
dans leurs rêves, Jocaste et Œdipe révèlent la vérité sur l´inceste : « (…) Allons ! quel
gros bébé ! (…) » et « Oui, ma petite mère chérie… » (III, 113). C´est donc à travers le
rêve que ces deux personnages font ressurgir leurs obsessions et leur authenticité
refoulées94.
Cocteau nous peint,
également, un
univers fantastique propice aux
métamorphoses du Sphinx décrites par les didascalies :
94
Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 11), Freud signale que nous découvrons dans le rêve ce qui est déjà présent : « Je me
propose de montrer […] qu´il existe une technique psychologique qui permet d´interpréter les rêves : si on applique cette technique,
tout rêve apparaît comme une production psychique qui a une signification et qu´on peut insérer parfaitement dans la suite des
activités mentales de la veille ». Dans son ouvrage intitulé Sur le rêve (1942 : 118 et 125), Freud affirme que le rêve est « le gardien
du sommeil », dont le contenu est la figuration d´un désir accompli, un changement que la censure fait subir au matériel refoulé. Il
divise les rêves en trois classes, selon leur comportement à l´égard de l´accomplissement du désir : les rêves, du type infantile et
rares chez l´adulte, qui figurent sans voile un désir refoulé ; la grande majorité de nos rêves qui expriment un désir refoulé sous une
forme voilée et qui ont besoin de l´analyse pour être compris ; les rêves accompagnés d´une angoisse qui les interrompt.
59
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
▪ la transformation en jeune fille : « Œdipe compte. On sent qu´il se passe un événement
extraordinaire. Le Sphinx bondit à travers les ruines, disparaît derrière le mur et reparaît,
engagé dans le socle praticable, c´est-à-dire qu´il semble accroché au socle, le buste
dressé sur les coudes, la tête droite, alors que l´actrice se tient debout, ne laissant
paraître que son buste et ses bras couverts de gants mouchetés, les mains griffant le
rebord, que l´aile brisée donne naissance à des ailes subites, immenses, pâles,
lumineuses, et que le fragment de statue la complètent, la prolongent et paraissent lui
appartenir. (…)» ;
▪ la transformation en Némésis : « (…) derrière les ruines, sur le monticule, apparaissent
deux formes géantes couvertes de voiles irisés : les dieux. » (II, 91) et « Une rumeur
enveloppe les deux grandes formes. Les voiles volent autour d´elles. Le jour se lève. On
entend des coqs. » (II, 92).
En outre, le dramaturge a recours à des décors symboliques. Les ruines sont un
symbole de la fatalité qui s´abat sur les hommes : « (…) Derrière les décombres d´un
petit temple, un mur en ruine […]. Colonnes détruites (…) » (II, 66). Puis, la couleur
« rouge comme une petite boucherie » (III, 97) de la chambre de la nuit de noces est
celle du sang et de la tragédie95. Enfin, cette pièce est peuplée d´objets qui symbolisent
l´angoisse des personnages :
▪ la peur d´Œdipe face au Sphinx à travers la ceinture : « Œdipe resté regarde la
ceinture. Lorsque Jocaste entre, en robe de nuit, il cache vite la ceinture sous la peau de
bête. » (III, 107) ;
▪ la frustration maternelle de Jocaste rendue évidente à travers le berceau : « (…) elle
berce le sommeil d´Œdipe en remuant doucement le berceau. » (III, 118) ;
▪ la découverte de soi à travers le motif du miroir : « (…) Elle roule le meuble avec
prudence jusqu´au premier plan, à la place du trou du souffleur, de sorte que le public
devienne la glace et que Jocaste se regarde, visible à tous. » (III, 119).
Finalement, le théâtre de Cocteau se fait poésie. Son objectif n´est certainement
pas celui de convaincre le spectateur de l´existence réelle des êtres fantastiques, étant
donné que, comme nous venons de le voir, le dramaturge emploie plusieurs stratégies de
95
Wolter (2004 : 87 à 89) constate que Cocteau considère le rouge comme un symbole : c´est la couleur enivrante de l´extase
dionysiaque. Le rouge du sang symbolise la vie, quand il est caché dans les veines, et la mort, lorsqu´il est répandu ouvertement.
Comme la mère se transmute en salle, le sang, qui tapisse le lieu clos, évoque le ventre maternel (endroit où se mêlent la vie et la
mort qui se transforment l´une en l´autre). Les salles de théâtre tapissées de sang évoquent alors la vie intra-utérine du dramaturge et
lui permettent un retour rêvé à l´enfance, c´est-à-dire à l´âge d´or près de sa mère. Le rouge devient obsessionnel dans les œuvres de
Cocteau : dans La Machine infernale, par exemple, la chambre de Jocaste est « rouge comme une petite boucherie au milieu des
architectures de la ville » (Cocteau ; 1934 : 97) et elle se pendra avec une écharpe de cette couleur.
60
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
distanciation entre le monde du spectateur et celui de la pièce. De la sorte, le public doit
donner une signification au spectacle : celle du destin qui ne laisse aucune échappatoire
possible aux humains. Le public est, alors, invité à participer d´une façon active. Ainsi,
en se libérant de la dimension réaliste et traditionnelle du théâtre, Cocteau prétend
explorer l´inconnu moyennant les angoisses, les inquiétudes et les peurs de l´individu96.
Le dramaturge confère, aussi, un style particulier à La Machine infernale (1934).
Bien que l´action de la pièce nous fasse remonter jusqu´à l´époque de la Grèce antique,
nous sommes confrontés à divers anachronismes, qui contribuent à la modernité de la
pièce97:
▪ les discothèques : « (…) ils se soûlent et ils font l´amour et ils passent la nuit dans les
boîtes (…) » (I, 37) ;
▪ les monuments aux morts : « (…) Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander
nos derniers sous pour construire un monument aux morts du Sphinx ? (…) » (II, 73) ;
▪ les produits de cosmétique : « (…) mon noir aux yeux les agace, mon rouge aux lèvres
les agace (…) » (III, 97).
De plus, les soldats et la matrone parlent en argot du début du XXe siècle :
▪ « La frousse quoi… la frousse ! J´en ai vu de plus malins que toi et de plus solides qui
l´avaient, la frousse. À moins que monsieur veuille abattre le Sphinx et gagner le gros
lot. » (I, 38) ;
▪ « Mais ma pauvre petite vache, est-ce que tu te rends bien compte que des centaines et
des centaines de types qui ont été au stade et à l´école et tout, y ont laissé leur peau
(…)» (Ibidem) ;
▪ « J´irai ! J´irai, parce que je ne peux plus compter les pierres de ce mur, et entendre
cette musique, et voir ta vilaine gueule et (…) » (Ibidem) ;
▪ « Pas le morveux qui s´est jeté dans vos jambes. Je parle d´un autre fils de dix-sept ans
(…) » (II, 71) ;
96
Cf. l´inconnu baudelairien dans Le voyage (chapitre VIII, sans numération de page : 1992) : « O Mort, vieux capitaine, il est
temps ! levons l´ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! / Si le ciel et la mer sont noirs comme de l´encre, / Nos
cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! // Verse-nous ton poison pour qu´il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous
brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu´importe ? / Au fond de l´Inconnu pour trouver du nouveau !».
97
Dans Le Peintre de la vie moderne (1980 : 694), Baudelaire donne une excellente définition de la modernité : « La modernité,
c´est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l´art, dont l´autre moitié est l´éternel et l´immuable […] Malheur à celui qui
étudie dans l´antique autre chose que l´art pur, la logique, la méthode générale ! Pour trop s´y plonger, il perd la mémoire du
présent ; il abdique la valeur et les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l´estampille que
le temps imprime à nos sensations. ».
61
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
▪ « Le Sphinx, qu´il dit, c´est un loup-garou […] c´est une arme entre les mains des
prêtres et un prétexte aux mimacs de la police […] C´est à cause du Sphinx qu´on crève
de famine (…) » (Ibidem).
Cocteau introduit des notations humoristiques sur le côté fantastique traduit par
le fantôme de Laïus, visibles dans quelques commentaires humoristiques de la part du
soldat : « Il est très poli votre fantôme d´après tout ce que vous me racontez. Il
apparaîtra, je suis tranquille. D´abord la politesse des rois, c´est l´exactitude, et la
politesse des fantômes consiste à prendre forme humaine, d´après votre ingénieuse
théorie. » (I, 45).
Le burlesque est fréquemment utilisé tout au long de la pièce, ce qui ne
combine point avec le ton grave de la tragédie :
▪ Jocaste attribue un surnom particulier à Tirésias : « Taisez-vous Zizi. Vous n´ouvrez la
bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale. » (I, 47) ;
▪ les soldats ne reconnaissent pas la reine : « Je ne vois pas le rapport que vous cherchez
à établir entre la reine qui est toute jeune, et cette matrone. » (I, 51) ;
▪ le sphinx traite le dieu Anubis comme un chien : « Kss ! Kss ! Anubis… Tiens, tiens,
regarde, cours vite, mords-le, Anubis, mords-le ! » (II, 86).
Enfin, le dramaturge a recours à des aphorismes, des vérités générales ou des
sentences qui renvoient à une sobriété d´expression cohabitant avec des passages
comiques : « (…) Le mystère a ses mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. (…) » (II,
68); « Beaucoup d´hommes naissent aveugles et il ne s´en aperçoivent que le jour où
une bonne vérité leur crève les yeux. » (II, 91).
4.5- Cocteau et la psychanalyse freudienne98
« Frappé par la ressemblance avec la tragédie de Sophocle, Freud a donné à ce genre
de situation névrotique le nom de “complexe d´Œdipe” (on parle symétriquement de
« complexe d´Électre » pour la petite fille). Œdipe a réalisé le désir secret de tout
enfant : il a épousé sa mère et pour cela tué son père ; il en a été puni par la
mutilation. Parfois contestée, la lecture psychanalytique d´Œdipe roi a, en tout cas,
98
Selon Marie-Catherine Huet-Brichard (2001 : 138), les questions des limites du désir et de l´identité des œuvres théâtrales de
l´entre-deux-guerres s´interprètent à l´aide des textes freudiens et de la réflexion sur l´inconscient. Dans cette perspective, ces textes
«apparaîtraient comme des illustrations du roman familial et de la violence de l´affrontement de l´enfant au père ou à la mère, ou
comme des récits du passage problématique de l´âge de l´enfance à l´âge adulte et du difficile accouchement de soi.». Chez
Giraudoux, Électre ne parvient pas à assumer sa sexualité et, donc, à vivre le processus d´individuation jusqu´au bout ; chez
Anouilh, Antigone, qui refuse de devenir adulte, opte pour la mort ; La Machine infernale de Cocteau multiplie les références à la
psychanalyse avec les rêves d´Œdipe et de Jocaste, le diminutif de Tirésias (Zizi) et le caractère androgyne du Sphinx ; Giraudoux
voit, dans la chute d´Oreste bébé (événement traumatique pour Électre), la clé de la lutte entre mère et fille.
62
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
renouvelé l´interprétation de la pièce. Il était inévitable que Cocteau y soit lui aussi
confronté. » (Morineau ; 1998 : 56).
4.5.1- La relativisation du parricide et de l´inceste
Les différentes versions du mythe d´Œdipe ont repris la mort du père, déjà
présente dans la légende. Cependant, dans La Machine infernale (1934), le caractère
monstrueux du parricide est amoindri. Tout d´abord, la « Voix » ne relate ce fait qu´en
quelques lignes, juste avant l´acte I : « Un soir de voyage, au carrefour où les chemins
de Delphes et de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval le bouscule ;
une dispute éclate ; un domestique le menace ; il riposte par un coup de bâton. Le coup
se trompe d´adresse et assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus, roi de Thèbes. Et
voici le parricide. » (35)99. Puis, Œdipe rappelle qu´il s´agit d´un pur et simple
accident : « Tuer ! (Se rappelant Laïus.) Il n´est pas indigne de tuer lorsque le réflexe de
défense nous emporte, lorsque le mauvais hasard s´en mêle ; mais tuer froidement,
lâchement, la chair de sa chair, rompre la chaîne… tricher au jeu ! » (III, 115). Il ne
savait pas encore que l´homme qu´il avait tué était son père mais, même après avoir la
certitude qu´il s´agit de l´homicide de ce dernier, il n´admet pas l´horreur de ce crime :
« Voilà de quoi fabriquer une magnifique catastrophe (…) » (IV, 128). De même, pour
devenir le nouveau roi de Thèbes, Œdipe devait vaincre le Sphinx et Jocaste devait être
veuve. Ainsi, Œdipe révèle à la jeune fille (qui est, en réalité, le Sphinx) son désir de
gloire et de pouvoir qui ne pourra se concrétiser que s´il réussit à tuer le sphinx : « C´est
juste ! Je rêvais de gloire, et la bête m´eût pris en défaut. Demain, à Thèbes, je
m´équipe, et la chasse commence. » (II, 77). Il avoue à Tirésias que Jocaste et lui-même
demeureront indéfiniment inséparables : « (…) De toute éternité nous appartenions l´un
à l´autre. Son ventre cache les plis et replis d´un manteau de pourpre beaucoup plus
royal que celui qu´elle agrafe sur ses épaules. Je l´aime, je l´adore, Tirésias, auprès
d´elle il me semble que j´occupe enfin ma vraie place. C´est ma femme, ma reine. Je
l´ai, je la garde, je la retrouve et ni par les prières ni par les menaces, vous n´obtiendrez
que j´obéisse à des ordres venus je ne sais d´où. » (III, 103). Il informe Jocaste qu´il
imaginait déjà sa beauté en s´approchant de Thèbes : « Voilà. J´approchais de Thèbes.
Je suivais le sentier de chèvres qui longe la colline, au sud de la ville. Je pensais à
99
Cette citation est volontairement répétée.
63
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
l´avenir, à toi, que j´imaginais, moins belle, que tu n´es en réalité, mais très belle, très
peinte et assise sur un trône au centre d´un groupe de dames d´honneur (…) » (III, 110).
Le meurtre de Laïus apparaît, donc, comme l´élimination nécessaire d´un
obstacle pour se marier avec la reine Jocaste, afin de régner sur Thèbes, et non pas
vraiment comme le parricide.
Encore dans ce contexte, et lors de sa nuit de noces, Œdipe manifeste le désir
d´inceste lorsqu´ après un terrible cauchemar il continue à rêver : « Oui, ma petite mère
chérie… » (III, 113)100. Au réveil, il justifie ses propos à Jocaste : « Oh ! Pardon,
Jocaste, mon amour je suis absurde. Tu vois, je dors à moitié, je mélange tout. J´étais à
mille lieues, auprès de ma mère qui trouve toujours que j´ai trop froid ou trop chaud. Tu
n´es pas fâchée ? » (Ibidem). Œdipe introduit, donc, l´image de la mère, sans avoir
conscience de s´adresser à Jocaste. De la sorte, il n´y a là aucune erreur.
La remise en perspective du tabou de l´inceste101 est également présente dans
deux interventions de Jocaste, au début de la pièce et à la fin :
▪ « Les petits garçons disent tous : "Je veux devenir un homme pour me marier avec ma
maman." Ce n´est pas si bête, Tirésias. Est-il plus doux ménage, ménage plus doux et
plus cruel, ménage plus fier de soi, que ce couple d´un fils et d´une mère jeune ? (…) »
(I, 58) ;
▪ « (…) Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où
j´habite, si tu savais comme elles ont peu d´importance. » (IV, 133)102.
Ainsi, bien qu´elle constitue une illustration du complexe d´ Œdipe dont parle
Freud, La Machine infernale (1934) ne fait preuve d´aucun relativisme moral et ne
condamne point l´inceste.
4.5.2- Le complexe d´Œdipe
« Alors même que nous n´avions jusque-là d´autre connaissance que littéraire du
mythe, voici que nos générations renouent avec un mythe sorti des livres et entré
dans les consciences, voici qu´elles retrouvent un discours non littéraire et autonome
100
Cette citation est volontairement répétée.
Dans son ouvrage intitulé Œdipe à Vincennes, Serge Leclaire (1999 : 96) explique que l´inceste signifie prendre le corps de sa
mère comme objet sexuel, ce qui est contradictoire avec la fonction maternelle de limite, qui serait alors mise en jeu comme
fonction objectale ― «La relation incestueuse est l´annulation ou l´escamotage de la limite.» (Idem : 97) ―, ce qui provoque une
sorte de handicap pour toute la vie libidinale ordinaire des sujets (souci de reconstruire une limite contre la jouissance). Dans son
acception psychanalytique, l´inceste renvoie à la relation privilégiée avec la mère, qui se joue dans un âge préœdipien (avant cinq
ans), alors que, dans l´usage courant, il évoque une réalisation sexuelle achevée (Idem: 131).
102
Cette citation est volontairement répétée.
101
64
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
sur le mythe d´Œdipe, voici peut-être que la psychanalyse les a ramenées au mythe
tout court. » (Astier ; 1988 : 1059).
La psychanalyse, dont l´objectif est l´analyse de la manifestation et de la
formation de la conscience de l´homme, c´est-à-dire la faculté que ce dernier a de se
connaître, confère une place très importante au complexe103 d´Œdipe.
Le mythe d´Œdipe et, plus particulièrement, ses versions tragiques posent la
question de la conscience de l´homme et de sa responsabilité face à la loi, qui n´est,
parfois, ni claire ni précise. Dans quelle mesure l´homme est-il réellement le maître des
ses actions ? Quand pouvons-nous dire qu´il est responsable de ses actes ? Ces
questions intéressent aussi le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, qui connaît
bien les mythes grecs. La découverte du complexe d´Œdipe104 est fondamentale, car
celui-ci établit le lien entre le désir et la loi. Pour développer cette théorie, Freud a dû
faire abstraction du contexte social et culturel de la tragédie dans la vie de la cité
grecque au Ve siècle avant J.-C. Il a également dû ignorer les fautes de Laïos, ces fautes
du père qui toucheront les lois sociales non écrites de l´époque, et la famille même de
Pélops, dont le fils Chrysippe perdra la vie.
Selon Samuel Lepastier, dans son article « Analyse différentielle des sources
mythiques dans la pensée de Freud » in Mythes et psychanalyse (1997), l´importance
consacrée dans les travaux des psychanalystes à la mythologie prouve qu´il existe une
contiguïté entre l´interprétation des processus inconscients, qui se révèle dans la crise, et
la capacité à déchiffrer les productions mythologiques. Stimulée par de considérables
découvertes archéologiques, comme celle de la ville de Troie, la mythologie est très
appréciée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sa place étant même reconnue dans
les Universités. Pour soutenir sa pensée, Freud a fait référence à la mythologie.
Freud ne réfère point explicitement le mythe d´Œdipe, mais plutôt la
représentation d´Œdipe roi. La lecture de son œuvre nous amène à constater que la
source grecque n´a pas été plus privilégiée que les autres, puisque les références plus
nombreuses renvoient à la Bible105. Freud se rapporte toujours à la mythologie en la
mettant en relation avec les rites, les religions, le folklore ou la littérature. De la sorte, il
confère un sens assez étendu au mythe. Les sources mythiques appartiennent à des
103
Le complexe désigne le réseau de liens qui construisent le fondement de l´affectivité. C´est une situation à laquelle aucun être
humain ne peut échapper.
104
Didier Anzieu (1999 : 50) réfère que Freud rapporte cette découverte dans une lettre à Fliess datée du 15 octobre 1897.
105
Le fondateur de la psychanalyse ignore même Euripide et cite davantage Shakespeare que Sophocle. Nous trouvons, également,
beaucoup plus d´allusions au Faust de Goethe qu´à Œdipe roi.
65
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
domaines composites : l´Antiquité égyptienne et gréco-romaine, le totémisme, l´espace
judéo-chrétien, la mythologie médiévale et de la Renaissance, ainsi que la mythologie
moderne.
Dans l´Interprétation des Rêves (1996 : 495), Freud interprète un rêve qu´il a eu
vers l´âge de sept ou huit ans: il a vu sa mère qui dormait sur un lit porté par des
personnages munis de becs d´oiseaux. Dans « La mère morte » in Narcissisme de vie,
narcissisme de mort (1983 : 222 à 253), André Green considère qu´il existe, dans cette
représentation, le complexe de la mère morte, c´est-à-dire la perception par l´enfant de
la dépression maternelle. Cette mère qui paraît morte est, en fait, une représentation de
la mère phallique. Dans Souvenir d´enfance de Léonard de Vinci, Freud nous fait part
du seul souvenir d´enfance présent dans les écrits de cet artiste : lorsqu´il était dans son
berceau, un vautour lui ouvrit la bouche avec sa queue qu´il frappa à plusieurs reprises
entre ses lèvres. Freud explique, alors, que l´ «hypothèse enfantine du pénis maternel est
la source commune d´où découlent la structure androgyne des divinités maternelles,
telle Mout l´Égyptienne, et la “coda” du vautour dans le fantasme d´enfance de
Léonard. C´est par un abus de langage que nous appelons ces figurations des dieux
hermaphrodites au sens médical du mot. Aucune d´elles ne réunit en elle les véritables
organes génitaux des deux sexes, ainsi qu´il advient chez quelques monstres, objets de
dégoût pour tout regard humain ; elles surajoutent simplement aux seins, attributs de la
maternité, le membre viril, selon la première représentation que se faisait l´enfant du
corps de la mère. La mythologie conservera cette vénérable et primitive structure
imaginaire du corps maternel à l´adoration des fidèles.» (1927 : 76). Dans ce cadre,
nous pouvons remarquer que ce sont les mythologies les plus anciennes qui rapportent
les pulsions partielles prégénitales et les images maternelles les plus archaïques. De
même, la mythologie grecque est toujours mise en perspective avec d´autres sources
mythologiques.
La mythologie grecque résulte d´un apprentissage social et constitue un pont qui
permet de sortir du particulier vers le général, dans le but d´atteindre des valeurs
universelles. Le recours à la mythologie grecque permet la sublimation et, même, la
satisfaction des fantasmes parricides. L´angoisse du jeune garçon tient à la nécessité : il
est contraint à désirer sa mère et à désirer évincer son père. Il peut exister des variations
individuelles, mais le caractère universel de cette épreuve attribue la même identité à
66
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
tous les hommes. La cure psychanalytique surgit, aussitôt, comme la continuation
directe de la représentation tragique.
La psychanalyse fait donc sortir Œdipe de la littérature106 et « l´oblige même à
descendre dans la rue pour en faire la question de tout-venant » (Astier ; 1988 : 1068),
lui attribuant une facette thérapeutique. Œdipe cesse, alors, d´appartenir exclusivement
à la tradition littéraire, pour fournir un autre type de discours : « Ainsi Œdipe, affranchi
désormais du souvenir de la tragédie, d´un certain classicisme ou d´une idée de la Grèce
est plus vivant qu´il n´a jamais été depuis Sophocle. » (Ibidem).
Cela étant, le complexe d´Œdipe constitue l´ensemble organisé des désirs à la fois
amoureux et hostiles que l´enfant ressent vis-à-vis de ses parents lors de la phase
phallique qui, selon Freud, dans Introduction à la Psychanalyse (1961), se situe entre
trois et cinq ans. Chez l´enfant, le déclin de ce complexe correspond à l´entrée dans la
période de latence, c´est-à-dire lors de la puberté, période durant laquelle il connaît une
sorte de résonance que l´adolescent surmonte avec plus ou moins de succès. Il s´agit
d´un processus qui doit conduire à la disparition des désirs et qui joue un rôle décisif
dans la formation de la personnalité, ainsi que dans l´accession du sujet au désir
humain.
L´expression « complexe d´Œdipe » n´apparaît que tardivement dans l´œuvre de
Freud (1910). Cependant, sa découverte est préparée depuis longtemps, quand, à travers
son auto-analyse, Freud reconnaît en lui l´amour pour sa mère et, envers son père, une
jalousie en conflit avec l´affection qu´il lui porte.
Freud explique que l´individu est soumis à la loi primordiale de la sexualité
lorsqu´il naît. Chez l´enfant, il s´agit d´une énergie sexuelle qui, très tôt, se transforme
en désir de l´Autre qui, pour un enfant, ne peut être que celui de ses parents.
Dès 1905, dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1987), Freud affirme
l´universalité du complexe d´Œdipe, en défendant que tout être humain se voie imposer
la tâche de le maîtriser. Le trajet difficile de ce conflit œdipien donne lieu à deux
théories différentes, suivant les deux sexes. Jusqu´au stade phallique, l´histoire infantile
est la même, la libido étant de nature masculine chez la femme et chez l´homme. Ainsi,
garçons et filles ont la même relation avec la mère, qui devient, dans l´un et l´autre cas,
l´objet privilégié des pulsions génitales. Les enfants se perçoivent tous pourvus d´un
106
« FREUD, qui connaissait ses classiques grecs et latins, n´hésita pas à donner le nom de “complexe d´Œdipe” à cette situation
psychologique particulière. Il avait lu l´histoire, qui exprime elle-même un mythe, écrite par SOPHOCLE, poète tragique grec du
IVe siècle avant Jésus- Christ. » (Besse et Ferrero ; 1980 : 40)
67
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
pénis, qu´ils investissent comme source de plaisir et de puissance sexuelle. Puis, la
découverte de la différence anatomique des sexes les amène à considérer qu´il existe
deux sortes d´individus : ceux qui possèdent un pénis et ceux qui sont châtrés. À partir
de ce moment, les chemins divergent107. La découverte, par le garçon, de la castration
de la mère le fera entrer dans le déclin du complexe d´Œdipe, car elle vient confirmer
l´angoisse de la castration. Dès lors, aucune des positions oedipiennes ne s´avère
tenable : ni la position masculine, qui implique la castration comme châtiment de
l´inceste, ni la position féminine, qui l´implique à titre de présupposition. Le garçon doit
abandonner l´investissement de la mère en tant qu´objet d´amour, investissement qui
sera transformé en une identification, le plus souvent au père, quelquefois à la mère, ou
bien encore à tous les deux.
Selon Freud, l´aboutissement de la trajectoire œdipienne doit être non point le
refoulement, mais une destruction et une suppression du complexe. Par ailleurs, il
affirme que le choix de l´objet œdipien réapparaît à la puberté et que l´adolescent, placé
devant la lourde tâche de rejeter ses fantasmes amoureux, doit accomplir une des
réalisations les plus importantes et douloureuses de ce stade, qui est l´affranchissement
de l´autorité paternelle. Il s´agit, donc, d´un véritable processus, au terme duquel le sujet
doit parvenir à la position sexuelle de sujet désirant et à l´attitude sociale adulte.
Le complexe d´Œdipe se traduit, alors, par l´attachement érotique du petit
garçon à sa mère au sein d´un mécanisme constitué par trois étapes108 : lorsqu´il
découvre le sein maternel, le jeune garçon commence à désirer progressivement sa
mère, en cherchant à s´identifier à son père, parce qu´il souhaite posséder le même statut
107
En ce qui concerne le garçon, Freud expose l´idée suivante dans l´Abrégé de psychanalyse (1940 : 60) : « Quand le garçon (vers
deux ou trois ans) entre dans la phase phallique de son évolution libidinale, qu´il ressent les sensations voluptueuses fournies par son
organe sexuel, quand il apprend à se les procurer lui-même à son gré, par excitation manuelle, il devient alors amoureux de sa mère
et souhaite la posséder physiquement de la manière que ses observations d´ordre sexuel et son intuition lui ont permis de deviner. Il
cherche à la séduire […], l´incite à vouloir remplacer auprès d´elle son père qui jusqu´à ce moment avait été un modèle à cause de
son évidente force physique et de l´autorité dont il était investi. Maintenant, l´enfant considère son père comme rival qu´il voudrait
évincer.». Dans son ouvrage intitule Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine (1950 : 134), Freud affirme que la
mère est le premier objet d´amour du garçon. Le père est, alors, considéré comme un rival gênant, devenant souvent l´objet d´une
franche hostilité. L´enfant ne devine pas la réalité de l´union des sexes, lui substituant des représentations émanées de sa propre
expérience et de ses propres sensations. Ses désirs culminent dans le dessin de mettre au monde un autre enfant, d´une manière
indéterminable. Cet édifice psychique est le complexe d´Œdipe, qui doit être normalement abandonné à la fin de la première période
sexuelle de l´enfance.
108
« La psychanalyse voit dans l´ “identification” la première manifestation d´un attachement affectif à une autre personne. Cette
identification joue un rôle important dans l´Œdipe-complexe, aux premières phases de sa formation. Le petit garçon manifeste un
grand intérêt pour son père : il voudrait devenir et être ce qu´il est, le remplacer à tous égards. Disons-le tranquillement : il fait de
son père son idéal. Cette attitude à l´égard du père (ou de tout autre homme, en général) n´a rien de passif ni de féminin : elle est
essentiellement masculine. Elle se concilie fort bien avec l´Œdipe-complexe qu´elle contribue à préparer. Simultanément, avec cette
identification avec le père, ou un peu plus tard, le petit garçon a commencé à diriger vers sa mère ses désirs libidineux. Il manifeste
alors deux sortes d´attachement, psychologiquement différents : un attachement pour sa mère comme pour un objet purement
sexuel, et une identification avec le père, qu´il considère comme un modèle à imiter. Ces deux sentiments demeurent pendant
quelques temps côte-à-côte, sans influer l´un sur l´autre, sans se troubler réciproquement. Mais à mesure que la vie psychique tend à
l´unification, ces sentiments se rapprochent l´un de l´autre, finissent par se rencontrer, et c´est de cette rencontre que résulte
l´Œdipe-complexe normal. Le petit s´aperçoit que le père lui barre le chemin vers la mère ; son identification avec le père prend de
ce fait une teinte hostile et finit par se confondre avec le désir de remplacer le père, même auprès de la mère. » (Freud ; 1948 : 117).
68
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
que lui. Ensuite, à cause du renforcement des désirs sexuels du garçon envers sa mère, il
conçoit son père comme un obstacle. Finalement, l´identification au père se transforme
en désir de le séparer de la mère et de le remplacer.
La disparition du complexe d´Œdipe dépend des normes culturelles et sociales
de notre civilisation, pour laquelle la sexualité menant à la procréation est légitime et
l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis
toujours. Il s´agit d´un interdit moral et culturel109.
Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de
l´individu à travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral et social. L´interdit de
l´inceste apparaît, donc, en tant que frontière entre nature et culture. Ce passage vers le
culturel s´initie bel et bien par le besoin d´élaboration de règles, c´est-à-dire de lois, qui
disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre qui n´appartient point à sa
famille biologique.
Freud a décidé de donner le nom du personnage principal du drame Œdipe roi
de Sophocle à ce complexe, car il a vu en lui la représentation de la condition humaine.
En interprétant métaphoriquement cette tragédie, il constate que tout homme tue son
père car, en principe, il lui survit, et que le souhait de tout homme est d´épouser sa
mère, qu´il aime110. Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 229), Freud affirme que
« le roi Œdipe qui a tué son père Laïus, et épousé Jocaste, sa mère, n´est que
l´accomplissement du désir de notre enfance». L´individu est, alors, séparé de cet
accomplissement du désir par l´inceste et s´épouvante d´avoir été, un jour, un Œdipe ; il
frémit devant l´accomplissement de son rêve passé dans la réalité, en suivant le
refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel.
Freud avait l´habitude de comparer la psychanalyse à la peste111 qui, chez
Sophocle et Cocteau, ravage la ville de Thèbes. Ce fléau constitue, alors, la prise de
conscience de la névrose112, qui résulte de l´interdit culturel que constitue l´inceste. Ce
109
Colette Astier (1974 : 23) réfère que Marie Delcourt remarqua que, dans les versions primitives du mythe, Œdipe est demeuré un
roi heureux et que ce n´est que lors de l´instauration d´une forme de morale, désormais indépendante du rite, que l´accès au trône a
été jugé et condamné par les poètes.
110
Dans son article «La maîtrise de la temporalité : un combat mythique» in Le Mythe et le Mythique (1987 : 39), Monique
Schneider signale que lors de son interprétation d´Œdipe roi, Freud ne retient que les éléments qui confirment le décret de l´Oracle –
le parricide et l´inceste –, bien que nous soyons également en présence de l´infanticide et du matricide.
111
Selon Nicolas Journet (2006 ; 52 et 53), les maladies collectives n´apparaissent jamais représentées dans l´iconographie grecque.
A partir du Ve siècle avant Jésus-Christ, le médecin grec Hippocrate (450-370 avant Jésus Christ) leur attribue une cause naturelle,
dans son traité intitulé Sur les épidémies : l´air corrompu que tous respirent. Toutefois, l´idée de l´intervention divine et de la
souillure morale ne sont pas abandonnées.
112
Au chapitre II de L´Interprétation des rêves (1996: 99 et 100), le lecteur assiste à l´ouverture d´un gouffre à la fois menaçant et
mortifère : « une gorge de femme occupe toute la scène, dans le rêve de l´injection à Irma, et, pour guérir cette bouche malade,
Freud est pourvu d´un seul instrument thérapeutique : une “ seringue” porteuse d´une "solution" mortifère […]. Il s´agit à la fois du
liquide injecté et de la solution intellectuelle apportée à la névrose et proposée à la patiente. Solution porteuse de microbes,
69
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
malaise oblige l´individu à entreprendre une enquête sur ses origines et à en assumer les
conséquences, tout comme le fait Œdipe. L´homme se voit, ainsi, responsable du
meurtre symbolique de son père, sans qu´il en soit néanmoins responsable.
Dans Introduction à la psychanalyse, Freud rappelle que dans « le dialogue du
célèbre encyclopédiste Diderot intitulé : Le neveu du Rameau, dont Goethe lui-même a
donné une version allemande, vous trouverez le remarquable passage que voici : “Si le
petit sauvage était abandonné à lui-même, qu´il conservât toute son imbécillité et qu´il
réunît au peu de raison de l´enfant au berceau la violence des passions de l´homme de
trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère.” » (1961 : 316 et
317).
Œdipe symbolise le destin de tout individu, qui apprend à passer du stade de la
nature à celui de la civilisation, c´est-à-dire à devenir un homme. La tragique existence
de ce personnage extériorise ce qui a été intériorisé par son éducation, mais trop tard. En
effet, il ne sort du complexe œdipien qu´à partir du moment où il a déjà commis
l´inceste et le parricide : « J´ai tué celui qu´il ne fallait pas. J´ai épousé celle qu´il ne
fallait pas. J´ai perpétué ce qu´il ne fallait pas (…) » (Cocteau : 1934, IV, 131). Chez
l´homme, cette découverte a lieu très tôt et lui permet de grandir sans avoir
véritablement tué son père et épousé sa mère. Cependant, la dramatisation du mythe
d´Œdipe est essentielle à la compréhension de notre prime enfance, car il y a en nous
une voix prête à reconnaître à Œdipe, dont le destin ne nous saisit que parce qu´il aurait
pu être le nôtre.
V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand
En 1909, Jean Cocteau (1889-1963) fait la connaissance de Marcel Proust
(1871-1922)113. Selon lui, dans son article « La voix de Marcel Proust », c´est à travers
celle-ci qu´il regarde les mots de l´œuvre de cet écrivain, c´est-à-dire des « courbes de
style » (1923 : 90) qui constituent son trait idiosyncrasique. Il soutient que la prose
désigne une manière de penser et que le reste n´est que décoratif. Proust fait obéir
l´écriture à sa pensée, à sa voix, puis l´organise d´une forme impressionnante. À chaque
provoquant une série de morts que Freud évoquera dans le réseau associatif qui enserre le rêve. Le mythe d´Œdipe réémerge ici,
dans l´agir psychanalytique plus que dans la connaissance du psychisme : croyant avoir trouvé la "solution" de l´énigme, Œdipe
provoque la peste, la perdition de ceux qu´il croyait sauver.» (Schneider in Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 38).
113
Cf. Annexe VI : Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo intitulé «Portrait souvenir», qui a été
transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont participé Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre
autres. Sur ce point, voir aussi Opium (Cocteau ; 1930 : 133 à 139).
70
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
fois qu´un des personnages proustiens prend la parole, Cocteau écoute la voix rieuse,
chancelante et étalée de Proust, qui racontait son récit tout en organisant un « système
d´écluses, de vestibules, de fatigues, de haltes, de politesse, de fous-rires, de gants
blancs écrasant la moustache en éventail sur la figure » (Idem : 90 et 91). Cette voix ne
lui sortait point de la gorge, mais de l´âme.
Cocteau prône que la “poésie” de Proust correspond à une suite continue de
« tours de cartes, de vitesses et de jeux de glaces » (Idem : 91), qui se manifeste
n´importe comment, les églantines et les églises n´étant qu´un décor. Le dramaturge
ajoute que cet auteur ne craint point le rire, puisque c´est un véritable génie : « la fausse
poésie a peur du rire comme le diable de l´eau bénite » (Idem). Bien avant que Proust se
manifeste comme l´éternel malade114, il constitue un puit de joie, d´où l´erreur de penser
que sa vie n´est qu´une vie mondaine dans une première période, puis, vie solitaire dans
une deuxième étape. Cette vie mondaine, qui fit preuve de tellement de critiques, n´était
point une récréation, mais plutôt le centre de sa rosace. Il n´a pas renoncé à une vie
frivole ; son mal était présent et le séquestrait.
Proust usait de ruses pour composer son œuvre, que Cocteau compare au miel, et
qui trompèrent ses intimes et le rendirent énigmatique aux yeux des gens qui ne
soupçonnaient pas les causes de son indifférence relativement à la littérature, de sa
modestie et de la panoplie d´excuses qui surgissait lors de la lecture de ses pages
manuscrites. Proust prétendait, en fait, servir son auditoire, « sa ruche. Il obéissait à des
lois de miel et de nuit. Le dix-huit novembre, il a quitté son corps sans accepter la
médecine, comme une ruche se vide le jour de l´essaimage, en pleine gloire. Il faut y
reconnaître, sans le comprendre, un acte analogue au sacrifice des abeilles. » (Idem :
92)115.
5.1- Proust, lecteur de Freud et Sand
« Contemporain de Freud et de Bergson, Proust est un psychologue : il
propose une théorie du psychisme qui, pour n´être pas celle de Freud, peut être
confrontée avec la sienne. Son œuvre contient ce que Freud nommait “une science
114
« Proust, grâce à sa fortune, vivait enfermé avec son univers, il pouvait se payer le luxe d´être malade, il était, en fait, malade par
possibilité de l´être ; asthme nerveux, éthique sous forme d´hygiène fantaisiste, amenant la maladie véritable et la mort.» (Cocteau ;
1930 : 157).
115
«La chambre de Marcel Proust, boulevard Haussmann, fut la première chambre noire où j´assistai presque chaque jour – il serait
plus juste de dire chaque nuit, car il vivait la nuit – au développement d´une œuvre puissante. Il était encore inconnu, et nous prîmes
l´habitude de le considérer, dès notre première visite, comme un écrivain illustre. Dans cette chambre étouffante, pleine d´une brume
de poudre contre l´asthme et la poussière qui couvrait les meubles d´une fourrure grise, nous assistâmes à un travail de ruche où les
milles abeilles de la mémoire fabriquaient leur miel.» (Cocteau ; 1956 : 35).
71
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
de l´âme”. La perspicacité de l´auteur de la Recherche concernant la duplicité et
l´hypocrisie des sentiments, la capacité que le sujet a de se leurrer, […] le situent
dans la plus grande proximité avec Freud. Son écriture, son souffle, les
intermittences syntaxiques et la lecture qu´on en fait peuvent apparaître comme un
équivalent de l´association libre. La lecture de Proust constitue ainsi une invitation,
pour tout psychanalyste, à suivre ces associations créatives, moyen de l´observation
d´une psyché entravée ; en fonction de l´originalité de sa rencontre avec Proust, il
portera son regard davantage sur l´écrivain et les particularités de sa vie, soit sur
l´œuvre elle-même dont pourra ainsi, selon le vœu de son auteur, se continuer la
création. » (Présentation de l´éditeur in Coclence et Bauduin ; 2003).
En tant que lecteurs de Proust et Freud, nous remarquons une série d´affinités
entre les œuvres des deux, telles que les rêves, le complexe d´Œdipe, le sentiment de
culpabilité que ce complexe entraîne. Chez les deux auteurs, tout est symptôme de ce
que nous cachons. Toutefois, Proust a été un artiste, et non point un savant. Pour JeanYves Tadié, le «récit proustien, par sa libre association d´idées et son utilisation des
rêves semble normal à l´analyste, alors qu´il heurtait ses premiers lecteurs. Proust a pu
faire les mêmes lectures que Freud […], mais son génie est en rapport avec sa maladie
et ses souffrances affectives. D´autre part, les conflits fondamentaux de Proust – et ce
point échappe à bien des censeurs – sont présents en tout être humain (ainsi l´intérêt de
Jean Santeuil est-il de décrire en détail les conflits de l´adolescence). » (1983 :183).
Dans L´arbre aux racines. Psychanalyse et création (1972 : 294 à 353),
Dominique Fernandez rapproche Proust et Freud116 : le premier interroge le passé, cette
aventure étant accompagnée de souffrances qui procurent une délivrance, ce qui nous
renvoie au labeur entrepris par le second, dans les mêmes années à peu près, tout
d´abord sur lui-même, puis avec ses patients : «Cet effort héroïque de Proust ne sert pas
à explorer la vérité, mais au contraire : c´est “le moyen qui a permis à Proust de
dissimuler sous des explications en apparence exhaustives les mobiles cachés des
maladies, des névroses et des vices” » (Tadié ; 1983: 192).
Dans son ouvrage intitulé Freud, Proust et Lacan (1988 : 99 à 133), Malcom
Bowie met en parallèle la psychanalyse (Freud) et la littérature (Proust). Freud et Proust
ont écrit à propos des processus psychiques et de la sexualité humaine. Le premier
avouait que ses théories avaient tendance à devenir des fictions, décrivant sa théorie des
116
« Les quelques remarques qui suivent ne viennent ni d´un proustomane ni même d´un “proustien” mais d´un simple lecteur,
intéressé spécialement par la psychanalyse et attiré par une œuvre où, selon un bruit ancien et tenace, un écrivain se serait livré, sans
connaître du tout Freud, à une analyse intégrale des mobiles humains.» (Fernandez ; 1972 : 294).
72
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
pulsions comme une mythologie. Le narrateur de la Recherche, quant à lui, s´avère un
théoricien du psychisme humain. Proust et Freud partagent de nombreux intérêts
psychologiques, sociaux et linguistiques. Chacun d´eux décrit les multiples formes de
désir sexuel qui se mêlent et luttent dans les sphères morales, artistiques et
intellectuelles. Ils défendent que le langage, qui s´écarte du substrat libidinal et y
retourne subrepticement, est un médium instable, dans lequel le désir se socialise et où
l´on observe les répétitifs échecs de la socialisation. Tous deux semblent prêts à dévoiler
les pulsions et les enjeux désirants qui sous-tendent leurs propres productions. Quelle
qu´ait été la connaissance de chacune des œuvres de l´autre, celles-ci s´éclairent l´une
l´autre d´une façon remarquable. Leurs textes s´imbriquent et se reflètent, tout en se
contestant et en diffractant les uns des autres. Pour Proust et Freud, la culture informe la
sexualité qui, à son tour, informe la culture. Parmi leurs multiples affinités, Bowie cite
les suivantes : la sexualité infantile et le complexe d´Œdipe ; le sadisme, le masochisme
et leurs hybrides divers ; la jalousie pathologique ; la bissexualité et l´homosexualité ;
l´analyse du rêve et les règles de son interprétation ; la théorie du conscient et de
l´inconscient ; l´émergence ‘accidentelle’ de l´inconscient dans les erreurs, les lapsus,
les symptômes, les tics et les plaisanteries ; le rôle de l´association libre dans
l´exploration des processus mentaux ; les théories de l´écriture.
Selon Jean Milly, dans Proust et le style (1991: 11), la lecture117 constitue le
point de départ de l´œuvre de Proust118, « écrivain cultivé et lettré », qui affirme qu´il
existe une relation spéciale entre l´auteur et le lecteur. Il se place successivement et
même simultanément au sein de ces deux pôles : à travers la lecture, il parvient à
découvrir l´attitude créatrice de l´auteur119 ; lorsqu´il écrit, il se préoccupe de la manière
dont il pourra être lu120.
117
Dans son article intitulé «Scènes de lecture» (1999: 413 à 425), Davis Spurr remarque que les représentations de la lecture dans
la littérature nous fournissent des informations sur le caractère de l´œuvre littéraire en soi. La lecture, qui est une interprétation de
signes, a une fonction signifiante par rapport à un contexte culturel. À travers la scène de lecture, nous nous voyons dans un miroir
textuel: l´œuvre d´art crée les conditions nécessaires à son imitation dans la vie du lecteur. Selon Spurr, la lecture cherche à concilier
le présent et le passé du sujet moderne chez Proust. Dans la Recherche, ce dernier présente la scène de lecture selon une logique
opposant l´intérieur à l´extérieur, dans le temps et dans l´espace: étant enfant, il cherchait à se protéger des intrusions du monde
extérieur à Combray, en poursuivant ses lectures dans le jardin de Tante Léonie. Pour Proust, la lecture engendre une sorte de temps
intérieur qui triomphe sur le temps extérieur.
118
Proust l´affirme lui-même dans «Journées de lecture» (1971 ; 160 à 194).
119
À propos des livres de chevet du narrateur de Combray, Jean Rousset (1962 :150) remarque que « le roman de Proust est non
seulement l´histoire de sa genèse et de sa propre création, il est encore plus, et plus largement, le roman de la création artistique ; il
s´ordonne autour d´une série d´expériences esthétiques. Aussi, chacun de ses personnages y est-il conçu en relation avec l´art ; cela
est vrai, bien entendu, des grand créateurs Vinteuil, Elstir, Bergotte, même la Berma, comme du héros et de ses doubles, Swann,
Charlus ; mais cela est vrai aussi de tous les comparses, de la duchesse de Guermantes, qui tient d´étranges propos sur la peinture, à
Mme de Villeparisis, caricature de Sainte-Beuve, en passant par le clan Verdurin, Bloch ou les Cambremer ; tous ont pour fonction
première de représenter l´une des attitudes possibles, le plus souvent aberrantes, devant l´œuvre d´art. Parmi les aspects particuliers
de cette relation générale, il y a lieu de considérer les lectures des personnages proustiens. On ne peut manquer en effet d´être frappé
73
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Les lectures relatives à la période de son enfance occupent chez lui une place à
part, à cause des impressions extérieures qu´elles tracent dans la mémoire du narrateur
comme, par exemple, le contexte, l´époque et le temps lors desquels se réalise la lecture,
ou, encore, l´aspect extérieur du livre et la présence d´autres personnages. Ces lectures
sont, toutefois, peu littéraires, mais riches de poésie personnelle. Le lecteur
protagoniste-enfant ne retient alors que quelques détails accessoires concernant le héros
des romans :
Capitaine Fracasse
les archaïsmes
« Merle blanc » (Musset)
les mots sur la rose et le scarabée
François le Champi121
le nom « Champi » et les épisodes
censurés par sa mère.
Proust ne cesse, également, de faire référence à l´aspect matériel de la lecture :
dans Combray, il décrit la couverture du roman de Sand ; dans Le Temps retrouvé, le
rêve du narrateur est de posséder une bibliothèque dans laquelle il rangerait les éditions
lui rappelant ses premières lectures et que sa mémoire enrichirait à travers quelques
« vastes enluminures ».
Le narrateur de la Recherche va jusqu´à défendre que la lecture constitue un
véritable obstacle à l´originalité. Elle doit, alors, être éliminée pour qu´un auteur
parvienne à retrouver l´authenticité de ses impressions personnelles. C´est une opinion
que partage aussi George Sand, dans sa préface à François le Champi122. Lorsqu´il
de l´importance donnée par Proust aux livres de chevet de plusieurs de ses héros, à certaines rencontres ou connivences du
personnage avec un livre ou un auteur. Ces rencontres ne sont certainement pas dues au hasard ; en ce domaine, on peut faire
confiance à Proust : des insistances de cette nature doivent avoir un sens. ».
120
Jean Milly (1991: 122) réfère que la phrase longue de Proust correspond à une finalité esthétique. Selon lui, la phrase courte ne
permet pas d´exprimer les impressions et les pensées originales et il est facile d´y introduire des éléments étrangers à son contenu
premier. Proust veut être lu par les autres à travers une activité intellectuelle et de concentration. La longueur des phrases est,
également, due à l´originalité de son art et permet de ne pas trahir la pensée ou la représentation exacte qu´il prétend transmettre :
« Proust cherche […] à cerner la vérité du premier coup, d´un trait long et sinueux, mais unique. » (Idem : 122).
121
Selon Geneviève Henrot, dans son article intitulé « Marcel Proust et le signe "Champi" » (1989 : 146), la lecture de François le
Champi constitue la première expérience de fiction narrative dans la Recherche : l´enfant cherche à cerner empiriquement l´essence
de la littérarité.
122
Anne Berger, dans son article intitulé « L’apprentissage selon George Sand » (1987 : 73 et 74), remarque que cette écrivaine
accorde une place importante à ses préoccupations d’ordre esthétique dans les préfaces de ses romans champêtres, tout en élaborant
une véritable théorie des rapports entre l´art, la nature et l’Histoire. Depuis Nohant, sa campagne natale, elle rédige la plupart de ses
romans champêtres bien loin des tumultes de l’Histoire et des séductions de la société, retournant ainsi aux sources et au sol
d’origine. Elle condamne la production romanesque de son temps, qui n’est qu´une représentation bourgeoise servant à montrer le
réel enlaidi et présente le roman champêtre comme l’envers du roman contemporain, puisqu’il se consacre à l’étude du mystère de
la simplicité primitive.
74
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
parvient, dans Le Temps retrouvé, à définir les principes de son œuvre, le narrateur
définit la lecture en tant que moyen mis à disposition des lecteurs qui y recourent pour
se découvrir et se connaître (passage de la découverte du soi à la découverte de
l´autre)123. Arrivé à cette étape, l´écrivain s´efface complètement.
Nous constatons une évolution dans la conception proustienne de lecture124, au
cours de son parcours d´écrivain :
▪ Préface de La Bible d´Amiens → Lecture = Acte intellectuel et discipline essentielle à
l´accroissement de l´intelligence et à la divulgation des tendances du lecteur.
▪ « Sur la lecture », Contre Sainte-Beuve → Lecture = Attitude idolâtre et passive.
L´œuvre représente le terminus de la pensée de l´écrivain qui, pour le lecteur, constitue
le début d´une réflexion personnelle.
▪ Le Temps retrouvé, III → Rejet formel de la lecture, qui vise exclusivement
l´acquisition de connaissances, même si celle-là est laborieuse et difficile.
François le Champi, un récit dont le caractère pseudo-incestueux frappa les
contemporains et attira sans doute Proust, détient un statut très particulier dans la
Recherche. Tout d´abord, au sein de la première partie de Du côté de chez Swann,
Combray, lors de la scène du baiser nocturne. À la suite de la crise d´angoisse de
l´enfant, qui réclamait un baiser de sa mère, celle-ci s´installe près de son lit et passe la
nuit à lui lire ce roman125. À l´autre extrémité de la Recherche, dans le chapitre IV du
dernier livre (Le temps retrouvé), c´est ce même roman que le narrateur découvre avec
émotion, tel une deuxième madeleine qui déclenche un flot de souvenirs involontaires,
dans la bibliothèque du Prince de Guermantes: « (…) si je reprends dans la bibliothèque
François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, et qui
seul a le droit de lire ce titre. […] Et c´est pour cela que si j´avais été tenté d´être
123
Marie Miguet-Ollagnier regroupe, dans son ouvrage intitulé Mythanalyses (1992 : 9 à 15), les divers genres littéraires en deux
catégories, selon qu´ils favorisent la recherche de l´autre ou celle du moi. Dans la recherche de l´autre, qui s´insère généralement au
sein du récit dramatique, de la nouvelle et du roman, l´auteur s´absente du texte, ou démultiplie sa voix en la délégant à d´autres
personnages. L´auteur peut aussi focaliser sa recherche sur le moi à travers la poésie, le récit initiatique et l´autobiographie, comme
chez Proust et Sand.
124
L´enfant vit avec intensité et quasi exclusivement les circonstances de la lecture. Puis, le jeune homme construit sa personnalité à
travers trois étapes successives : l´admiration, le reniement et le dépassement des modèles de lecture. C´est durant ce stade que
Proust crée des pastiches, après avoir réussi à assimiler l´art des modèles, et devient critique, après avoir assimilé l´art du jugement.
Finalement, l´écrivain veut collaborer à la découverte et à l´affirmation du moi du lecteur, qui parvient à se lire lui-même, à l´aide
du « pouvoir réfléchissant et éclairant du livre ». « Lire, aux différents âges de la pensée proustienne, revient donc toujours, sous des
formes différentes, à s´affirmer soi-même […] » (Miguet-Ollagnier ; 1992 : 16).
125
« Maman s´assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible,
donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n´avais jamais lu encore de vrais romans. J´avais entendu
dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose
d´indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l´attendrissement, certaines façons de
dire qui éveillent l´inquiétude et la mélancolie, et qu´un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me
paraissaient simplement – à moi qui considérait un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais
comme une personne unique, n´ayant de raison d´exister qu´en soi – une émanation troublante de l´essence particulière à François le
Champi. » (RTP I, 41).
75
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
bibliophile, je ne l´aurais été que d´une façon particulière […] c´est plus volontiers de
l´histoire de ma propre vie, c´est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ;
et ce serait […] à l´ouvrage, comme François le champi, contemplé pour la première
fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la
plus triste de ma vie où j´avais […] obtenu de mes parents une première abdication d´où
je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque
jour aggravé à une tâche difficile – et retrouvé aujourd´hui dans la bibliothèque des
Guermantes précisément, par le jour le plus beau et dont s´éclairaient soudain non
seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peutêtre de l´art. » (RTP IV, 464 et 465).
La place qu´occupe François le Champi prouve bel et bien que Proust était un
grand lecteur et admirateur de George Sand, dont le style et la thématique demeurent,
cependant, bien distincts des siens.
5.2- Le traitement du complexe chez Proust et Sand
Le narrateur de la Recherche fait référence, dans Combray, à la pièce Œdipe roi
de Sophocle mais, à cette époque, l´enfant ne peut avoir conscience du thème de cette
pièce, dont le titre surgit au moment de sa vie où il commence à s´intéresser vivement
au théâtre126. À partir de son titre, il l´imaginait tout simplement «éblouissante et fière»
(RTP I, 73), ne prenant pas conscience de l´existence du complexe, dont nous
analyserons le traitement127 chez Proust et Sand.
126
« À cette époque j´avais l´amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m´avaient encore jamais permis d´y aller, et je
me représentais d´une façon si peu exacte les plaisirs qu´on y goûtait que je n´étais pas éloigné de croire que chaque spectateur
regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n´était que pour lui, quoique semblable au millier d´autres que regardait, chacun
pour soi, le reste des spectateurs. Tous les matins je courais jusqu´à la colonne Morris pour voir les spectacles qu´elle annonçait.
Rien n´était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient
conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore
humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n´est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César
Girodot et Œdipe-Roi lesquelles s´inscrivaient, non sur l´affiche verte de l´Opéra-Comique, mais sur la fiche liede-vin de la
Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l´aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin
lisse et mystérieux du Domino noir, et, mes parents m´ayant dit que quand j´irais pour la première fois au théâtre j´aurais à choisir
entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l´une et le titre de l´autre, puisque c´était tout ce que je
connaissais d´elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu´il me promettait et de le comparer à celui que recélait l´autre,
j´arrivais à me représenter avec tant de force, d´une part une pièce éblouissante et fière, de l´autre une pièce douce et veloutée, que
j´étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m´avait donné à opter entre du riz à
l´Impératrice et de la crème au chocolat. » (RTP I, 72 et 73).
127
«La Littérature, c´est l´ensemble des écrits explicitement rangés sous le signe de la fiction (à l´écart du didactique et du
technique), qui réélaborent ce passé frémissant de secrète vérité et qui se trouvent de manière directe soumis à la loi de sa
méconnaissance. Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d´offrir aux textes une autre dimension et
d´observer l´écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement. L´activité littéraire y gagne un régime de sens supplémentaire, et
d´être reconnue subversive en tant que travail de l´Autre. Les structures universelles et l´ineffable singularité du sujet humain s´en
trouvent peut-être appréciées avec plus de justesse, donc plus de justice.» (Bellemin-Noël ; 1989 : 121).
76
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Proust et Sand ne proclament nullement leur allégeance au mythe d´Œdipe. Ils
en font à peine allusion, moyennant le déroulement de l´histoire ou de certains
épisodes128.
À travers la lecture de François le Champi, lors de la scène du baiser nocturne,
le narrateur proustien procède à une mise en abîme129 de son propre complexe œdipien.
Mais il se sert, aussi, de ce roman pour dégager implicitement la conception artistique
de Sand en rapport avec le sentiment qui traduit la vie primitive, la nature, les instincts :
«(…) un sonnet de Pétrarque a sa beauté relative, qui équivaut à la beauté de l´eau de
Vaucluse, qu´un beau paysage de Ruysdael a son charme qui équivaut à celui de la
soirée que voici ; que Mozart chante dans la langue des hommes aussi bien que
Philomèle dans celle des oiseaux ; que Shakespeare fait passer les passions, les
sentiments et les instincts, comme l´homme le plus primitif et le plus vrai peut les
ressentir. Voici l´art, le rapport, le sentiment, en un mot.» (Sand ; 1999 : 25). Marcel
Proust défend, ainsi, que la sensibilité et l´imagination sont beaucoup plus importantes
que les idées. La fonction de l´art n´est donc pas de fournir le réel, mais les impressions
de l´artiste et, dans le cas proustien, les impressions passées.
De la sorte, cette mise en abîme possède un double fond, comme celle du célèbre
épisode de l´énigme du Sphinx dans La Machine infernale de Cocteau (1934). La
réponse que donne Œdipe à la question posée par le Sphinx nous annonce non
seulement le bilan de la vie humaine, mais, également, l´avenir d´Œdipe lui-même :
«Quel est l´animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur
trois le soir ?» (Cocteau ; 1934 : 85)130.
5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance131
128
Dans son ouvrage Mythanalyses (1992: 9 à 15), Marie Miguet-Ollagnier prend soin de distinguer le mythe littéraire de
l´allégorie. Le lecteur se trouve en présence d´un mythe littéraire lorsque le sens de l´histoire biblique ou gréco-latine demeure
latent. Dans ce cas, l´auteur de l´histoire n´intervient pas directement afin d´expliciter le mythe. Au contraire, si « l´écrivain insère
de façon directive son interprétation », il s´agit d´une allégorie. Elle repère, dans des œuvres modernes, des mythes qu´elle qualifie
de « scénario renvoyant au temps sacré des origines et donnant un modèle du comportement humain » (Idem : 9). En effet, les
mythes ne cessent de vivifier la littérature. Elle défend, également, qu´il existe une relation de parenté entre la mythanalyse et la
psychanalyse. En effet, « le contenu explicite de l´œuvre est moins intéressant que son contenu latent, son titre que ses sous-titres ou
le nom de ses personnages secondaires ». L´attention du lecteur doit, donc, être flottante et se porte souvent sur des détails :
« L´œuvre littéraire est […] un puzzle dont des morceaux parfois fort éloignés s´emboîtent les uns dans les autres, reconstituant
alors parfois un schéma mythique qui produit un nouvel effet de sens. » (Idem : 13).
129
Philippe Boyer (1987 : 197) explique que la mère de Marcel fait de cette mise en abîme «l´instrument d´une stratégie qui lui
permet de céder au désir de Marcel par littérature interposée».
130
Cette citation est volontairement répétée.
131
«Chaque fois que la psychanalyse travaille sur une biographie, elle parvient à élucider de cette façon la signification des plus
anciens souvenirs d´enfance. Davantage : on constate en règle générale que c´est le souvenir que l´analysé met en avant, qu´il
raconte en premier, par lequel il introduit la confession de sa vie, qui s´avère être le plus important, celui qui recèle les clés des
tiroirs secrets de sa vie psychique.» (Freud ; 1985 : 196).
77
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
« C´est la mémoire qui devient son objet d´étude de prédilection. Fonction
fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la
charpente de ce long récit consacré à la recherche du temps perdu, puisque celui-ci
n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les données scolaires des
lois d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception
nouvelle, personnelle, originale : la mémoire involontaire. Seul est capable de nous
restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient
inopinément, non point amené par une vague association d´idées, moins encore par
un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand celle-ci se
trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a donné lieu au
souvenir. Le chaînon intermédiaire en est donc une analogie sensorielle.
C´est cette mémoire qui est vraie, utile et féconde. Proust l´oppose
radicalement à l´autre, qu´il appelle volontaire et dont les renseignements qu´elle
donne sur le passé ne renferment rien de lui.» (Borel ; 1975 : 127 et 128).
À la recherche du temps perdu s´ouvre sur un discours du narrateur à l´âge où il
raconte ses souvenirs. Dans cet incipit phénoménologique132, il évoque ses réveils dans
132
Dans son article intitulé «Forme mythique et analyse de l´existence» in Mythes et psychanalyse (Clancier et AthanassiouPopesco : 1997), Roland Kuhn affirme que le mouvement phénoménologique moderne est issu de la philosophie antique (de celle
d´Aristote plus spécifiquement) et a son origine chez Edmund Husserl. Le voir phénoménologique met tout d´abord en cause la
signification des points de vue et perçoit les états des choses à partir d´eux-mêmes, cherchant les règles ainsi que l´ordonnance par
lesquelles ils sont déterminés. Face à une situation donnée, nous avons des perceptions indépendantes et dépendantes du point de
vue, mais à peine ce qui est indépendant de ce dernier peut entrer dans des rapports objectifs, réels et mesurables. En revanche, ce
qui dépend du point de vue est apparent, non-mesurable et reconnaissable par la phénoménologie, qui permet de pénétrer dans la
signification et d´analyser ses apparences et leur différentiation du réel. Le mouvement apparent est particulièrement bien décrit par
Marcel Proust : « Au tournant d´un chemin, j´éprouvais tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir
les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin
avait l´air de faire changer de place » (RTP I ; 1987 : 180). Les mouvements et les objets se produisent au sein d´un espace,
l´expérience des mouvements apparents et de la permanence entre les objets reposant sur différentes structures spatiales. Dans
l´espace mathématique ou physique, qui est homogène et neutre, le « Moi » en tant que sujet peut adopter différents points de vue et
mesurer les rapports entre les choses, puisqu´il est séparé de cet espace. Dans une autre structure du monde, nous distinguons des
directions (droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, proximité/éloignement). Cet espace, qui possède un centre et une périphérie, est
inhomogène. Le centre constitue un moi vécu qui se distingue de l´espace de l´entourage, mais sans qu´il en soit séparé. Quand le
moi vécu bouge, l´espace le suit ; ils sont liés dans un même mouvement, bougeant ensemble. L´espace est, alors, orienté, focalisé,
dirigé. Il existe un troisième espace au sein duquel le moi et le monde ne sont point séparés et ne forment qu´un. Cet espace
atmosphérique (clair/obscur, chaud/froid, familier/étrange, agréable/désagréable, attirant/repoussant, aimable/hostile,
amical/agressif) est multiforme et compliqué à exprimer. C´est la raison pour laquelle le langage de cet espace se sert souvent d´une
image, comme l´a fait Verlaine dans ce vers très connu : « Il pleut dans mon cœur, comme il pleut sur la ville » (1992 : 82). Tout
comme l´espace, le temps est également structuré de différentes manières. Lorsqu´il prétend exprimer les structures spatiales, le
langage se sert du lexique ; quand il s´agit d´exprimer les structures temporelles, il se sert, en plus, de certaines formes
grammaticales et syntaxiques. Le temps impliqué exprime un mouvement durable ou inaccompli, indéterminé par le biais des
infinitifs et des participes. Les mouvements du temps expliqué sont illimités et circulaires ; ils commencent et s´arrêtent à un
moment quelconque. La forme impliquée du temps se différencie aussi de la forme temporelle, qui le distingue du passé. Elle se
personnalise en personnes et en nombres et s´exprime dans un temps expliqué comme l´indicatif. Les mouvements réels et apparents
s´effectuent dans des structures d´espaces et de temps distincts. Chacun de nos actes plonge la situation présente dans le passé
(rétention) et ouvre l´attente d´une situation nouvelle (protention). Cette structure temporelle, qui réunit la rétention et la protention
en passant par le présent, est nommée de "conscience intime du temps" par Husserl. Les rétentions et les protentions apparaissent en
tant que membres coprésents et apprésents au sein de cet horizon. Les mots et les structures langagières sont apprésents tout comme
les formes grammaticales, la place des mots dans la phrase, l´accent et la mélodie, le rythme de la parole, les pauses et les
phénomènes non-verbaux. Comme le langage oral, le langage écrit possède aussi des structures apprésentes. L´horizon influence
toujours la formation du passé et détermine le "comment" du style du parler et de l´écriture, ce qui est essentiel pour se comprendre
avec l´autre. Dans l´horizon apprésenté, le moi constitue une activité constante, qui lie les expériences advenues, et qui structure une
totalité articulée de ce qui tient ensemble. Toutefois, bien qu´il fasse naître cette unité, celle-ci n´est nullement le résultat de sa
volonté. Selon Husserl, il s´agit d´une synthèse passive, cette totalité existant déjà dans le monde hors du moi, ce qui nous amène à
remarquer qu´il est préférable de parler de genèse passive. Les contenus de cette totalité sont donnés et indépendants de l´action du
moi sous une forme apprésente. Ces genèses passives forment, donc, l´arrière-plan, alors que le moi se situe à l´avant-plan. Les
mouvements comme ressentir, sentir, penser, vouloir, reconnaître, rappeler, planifier, recevoir sont aussi codéterminés par nos
78
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
toutes les chambres où il a séjourné : « (…) car on ne peut bien décrire la vie des
hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la
contourne comme une presqu´île est cernée par la mer (…)» (RTP II, 384). La pensée
du narrateur s´arrête, alors, sur sa chambre de Combray133, où il passait ses vacances,
lorsqu´il était enfant. Il se rappelle surtout les soirs lors desquels il devait monter se
coucher sans que sa mère l´ait embrassé, parce que ses parents recevaient Swann
jusqu´à une heure tardive. Au cours de l´une de ces soirées, il décida d´attendre sa mère
jusqu´après le départ de l´invité, dans le but d´exiger d´elle le si précieux baiser. Cette
soirée-là, il obtint qu´elle restât dans sa chambre toute la nuit. Une partie de la nuit, elle
va lui lire à voix haute le célèbre roman champêtre de George Sand intitulé François le
Champi134. Le narrateur revient, ensuite, sur des événements bien plus récents : un jour,
en rentrant chez lui, il boit machinalement une tasse de thé et y trempe un morceau de
madeleine. Ce geste lui rappelle l´ensemble de ses souvenirs perdus de Combray, car sa
grand-mère avait l´habitude de lui offrir une madeleine trempée dans du thé135.
Dans Combray, le narrateur étale le sens de la mémoire, qui lui permet de
revisiter son passé lointain, son enfance. Devenu adulte, il n´arrive même plus à trouver
de réalité que dans cette mémoire du passé. La conséquence nous apparaît, alors, bel et
bien évidente : le passé constitue la matière unique et singulière de l´œuvre d´art136.
C´est à partir du moment où le narrateur proustien est déjà passé à l´âge adulte qu´il
acquiert la conscience de soi et ressent le désir de connaître ses origines et les étapes de
sa vie passée. Partant de souvenirs ancrés dans sa mémoire, il est, alors, capable
d´édifier l´histoire de sa vie jusqu´au moment où il écrit137. Pour cela, il faut que ses
souvenirs ressurgissent à travers la perception de diverses sensations présentes
genèses passives, l´horizon de formes d´apparences et de synthèses de valeurs inactuelles et coactives étant impliqué dans chaque
perception. Husserl conclut qu´il s´agit d´une phénoménologie de l´inconscient.
133
Cf. Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de Marcel Proust et des
Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir).
134
Cf. Annexe VIII: Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane et DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu,
Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998.
135
Nous pouvons nous interroger si l´ensemble de la Recherche surgit de la tasse de thé ou de la chambre nocturne du dormeur
éveillé. Cet insomniaque peut être comparé à l´écrivain que Proust désire être, car il souhaite regarder et évoquer le monde avec lez
yeux de la nuit. Le roman a deux noyaux créateurs juxtaposés, qui rappellent les deux versions juxtaposées de la Création du monde,
dans le premier livre de la Bible : la parole divine, qui retire le monde et l´homme des ténèbres (chaos originel), ainsi que la
naissance de l´homme à partir de la poussière divine et de la femme à partir de l´une de ses côtes.
136
« Nos souvenirs d´enfance n´ont souvent pas d´autre origine. À l´inverse des souvenirs conscients de l´âge adulte, ils ne se fixent,
ne se produisent pas à partir de l´événement même, mais ne sont évoqués que tard, l´enfance déjà écoulée, et alors modifiés, faussés,
mais au service de tendances ultérieures (…).» (Freud ; 1927: 50).
137
Le « temps de la reprise est un temps tragique […] par la répétition amplifiée des mêmes situations : car le Narrateur revit ses
rapports avec sa mère, et la scène de Combray, dans ses relations avec les autre héroïnes ; il revit par la mémoire, mais aussi en
acte ; enfermé dans un monde circulaire, il n´arrivera à s´en libérer qu´en renonçant aux rapports directs avec les autres, en ne les
abordant plus que par l´écriture.» (Tadié ; 1983 : 84 et 85).
79
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
renvoyant à des sensations passées identiques, par le biais de la mémoire
involontaire138.
Selon Annelise Schulte, dans Le moi créateur dans À la Recherche du temps
perdu (2002 : 72 à 88), le moi proustien naît à partir de l´obscurité du sommeil139, ainsi
que de la présence floue et intermittente de ce même moi, afin de raconter la genèse de
celui-ci, qui ne se fonde point sur soi-même. Dans les pages d´ouverture de la
Recherche, l´état d´inconscience provoqué par le sommeil est décrit comme la perte
totale de toute orientation140. Le réveil surgit comme un véritable miracle, car le
narrateur retrouve son propre moi. Toutefois, le dormeur éveillé a besoin de l´aide
extérieure de la mémoire, qui lui rend la conscience et reconstruit le moi perdu, mettant
fin à « l´amnésie du sommeil » (RTP III, 628). D´ailleurs, le narrateur compare la
mémoire à « la déesse Mnémotechnie » (RTP III, 630), cette métaphore nous faisant
supposer qu´elle ne constitue nullement une faculté à disposition, mais un don spontané
indépendant de notre volonté et qui vient de l´extérieur141. Les demi-réveils ne sont pas
une expérience unique des pages d´ouverture ; ils se répètent au cours d´une série de
138
« Fonction fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la charpente de ce long récit consacré à la
recherche du temps perdu, puisque celui-ci n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les données scolaires des lois
d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception nouvelle, personnelle, originale : la mémoire
involontaire. Seul est capable de nous restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient inopinément, non
pas amené par une vague association d´idées, moins encore par un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand
celle-ci se trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a donné lieu au souvenir. Le chaînon intermédiaire en est
donc une analogie sensorielle. C´est ainsi qu´un certain bruit de la pluie fait brusquement revoir au Narrateur les aubépines et les
lilas de son enfance […] Une tasse de thé où il fait machinalement tremper une miette de madeleine fait revivre tout à coup ces
journées de vacances où la tante Léonie lui faisait goûter ainsi un morceau de petite madeleine imbibé de thé. » (Borel ; 1975 :127 et
128).
139
Il surgit spontanément de l´inconscient dont le sommeil est l´une des formes. Proust a une conception morcelée de la conscience
en tant que série fragmentée d´états de conscience hétérogènes et discontinus. Le narrateur perçoit l´état éveillé comme une île
située dans un océan, qui doit être prise en compte lors de la description des vies humaines : « (…) on ne peut bien décrire la vie des
hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu´île est cernée
par la mer (…)» (RTP II, 384). Le moment fugitif du réveil, c´est-à-dire le « dormeur à peine éveillé» (RTP III, 629), intéresse
inlassablement le narrateur. C´est un état dans lequel le moi recouvre assez de conscience. Le demi-réveil lui permet de jeter un bref
coup d´œil dans la vie soustraite à l´inconscient. Cet état de dormeur éveillé est toutefois paradoxal, comme le constate Roland
Barthes, dans Le Bruissement de la langue, lorsqu´il remarque qu´il s´agit d´un « scandale grammatical » : « dire ‘je dors’ est en
effet, à la lettre, aussi impossible que de dire ‘je suis mort’ » (1984 : 316). Le dormeur éveillé cherche, ainsi, à assister à la naissance
de son propre moi à partir de l´inconscient, mais ce moi est ou bien encore trop plongé dans le sommeil ou bien déjà trop
réveillé/conscient. Les images apparaissent alors distordues et le dormeur éveillé recherche l´équilibre entre ces deux états. C´est
bien ce que recherche l´écrivain selon Proust : tirer une réalité de l´inconscient afin de la faire pénétrer dans le domaine de
l´intelligence. Proust compare ce travail de l´écrivain à l´effort de quelqu´un qui prétend examiner son sommeil, tout en continuant à
dormir. Le dormeur éveillé apparaît, ainsi, comme une préfiguration de l´écrivain. Freud (1942 : 125 et 126) affirme que l´état de
sommeil est produit par une résolution de dormir imposée à l´enfant, ou prise sur la base de la fatigue. Cette résolution devient
possible par la mise à l´écart de stimulus pouvant donner d´autres buts que le sommeil à l´appareil psychique. Quand une mère
endort son enfant, celui-ci ne cesse d´exprimer des besoins (il veut encore un baiser, ou il aimerait encore jouer), qui sont en partie
ajournés autoritairement au lendemain. Dans son ouvrage intitulé Métapsychologie (1968 :124), Freud révèle que, du point de vue
somatique, le sommeil est une reviviscence du séjour dans le corps maternel, à travers la position de repos, la chaleur et la mise à
l´écart de l´excitation. Beaucoup d´individus reprennent, d´ailleurs, dans leur sommeil, l´attitude corporelle du fœtus : « L´état
psychique des dormeurs se caractérise par un retrait presque total du monde environnant et par la suspension de tout intérêt pour
lui ».
140
Le narrateur commence par perdre la notion du lieu, puis du temps et, enfin, du moi : « tout tournait autour de moi dans
l´obscurité, les choses, les pays, les années » (RTP I, 6) ; « quand je m´éveillais au milieu de la nuit, comme j´ignorais où je me
trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j´étais » (RTP I, 5). Il perd toute notion de son individualité et il ne lui reste
que le sentiment de l´existence. Le dormeur éveillé peut, alors, se confondre avec un être inanimé : « il me semblait que j´étais moimême ce dont parlait l´ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint » (RTP I, 3).
141
Il s´agit du « don subi de la mémoire » (RTP III, 630). Ce n´est point la volonté de se réveiller qui déclenche la mémoire, mais
plutôt « quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l´azur par quel Inconnu ?) » (RTP III, 370), comme
l´ « habitude de commander son café au lait » (RTP III, 630).
80
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
nuits, pendant une période indéterminée. Le narrateur ne fait référence qu´à quelques
nuits paradigmatiques racontées à l´imparfait, d´où leur caractère itératif. L´expérience
du dormeur éveillé connaît néanmoins l´évolution d´un éveil progressif. Le moi passe
toujours par les mêmes étapes, partant d´un sommeil peuplé de rêves (mémoire du
rêve142) vers les demi-réveils (mémoire du corps143) et finissant par se réveiller
véritablement (mémoire du rêve éveillé144), stade durant lequel se déroule la « rêverie
des chambres » (Schulte : 2002, 76). Les différents types de mémoire, qui
correspondent à chacun de ces stades, ont une double fonction créatrice : en (re)créant le
moi, elles génèrent également le roman, comme c´est le cas de la mémoire du rêve
éveillé, qui fait naître toute la première partie de Combray, notamment le drame du
coucher.
Les demi-réveils et les rêveries font donc renaître Combray I. Au terme de
Combray, le narrateur s´interroge sur la provenance de ses souvenirs. Il distingue, alors,
trois blocs de souvenirs qu´il relie à différents types de mémoire (RTP I, 183 et 184) :
▪ la mémoire du rêve éveillé : « C´est ainsi que je restais souvent jusqu´au matin à
songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil (…) » ;
142
C´est par l´expérience du sommeil intermittent et souvent bref que s´ouvre toute la Recherche (Idem : 77 et 78). Il s´agit d´un
sommeil léger qui retire le moi de l´espace, du temps et de lui-même et qui est ponctué de rêves. La conscience endormie travaille
alors, produisant des images et réussissant à se les remémorer à la suite du réveil. Le rêve constitue, donc, une étape de transition
entre veille (conscience) et réveil (inconscience) ; c´est un style de mémoire, car il retient ce que le rêveur a lu avant de s´endormir,
afin de confondre l´église, le quatuor, la rivalité entre François Ier et Charles Quint avec le rêveur lui-même. Celui-ci se transforme
en quelque chose d´inanimé, ou bien il redevient encore l´enfant qui craignait de se faire tirer les boucles par son oncle. Le rêve fait
se manifester la mémoire d´un trauma enfantin et plonge le protagoniste dans un âge révolu de la vie primitive qu´est l´enfance, qui
constitue le lien avec le rêve suivant, au cours duquel le rêveur retourne à l´enfance de l´humanité. Lors de ce rêve, une fausse
position de sa cuisse lui fait croire qu´une femme se trouve à côté de lui. Il s´agit d´un rêve érotique, qui évoque explicitement la
création d´Ève à partir d´une des côtes d´Adam. Le sommeil du narrateur est ainsi mis en rapport avec la torpeur dans laquelle Dieu
a plongé Adam, afin de lui ôter la côte dont il pourra créer Ève. Tout comme Adam qui va former une seule chair avec Ève, le
protagoniste se figure sur le point de faire l´amour avec la femme rêvée. Cette allusion à la Genèse de la Bible, à travers la création
de l´homme et de la femme, indique que les premières pages de la Recherche racontent aussi une double genèse : celle du moi
créateur du narrateur et du roman, dont il entreprend l´écriture. De la sorte, la mémoire du rêve constitue le mode primitif de la
création littéraire.
143
Lors de son premier réveil où le moi se prend pour l´enfant qu´il a été, le corps joue un rôle primordial (Idem : 78 et 79). Tous les
rêves ont pratiquement une cause physique : un changement de la position habituelle du corps comme, par exemple, la fausse
position de la cuisse, ou encore des habitudes, lorsque le narrateur s´endort dans un fauteuil. Le corps désorganise alors l´espace et
désoriente le dormeur, ce qui lui permet de retrouver son moi grâce à « la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules »
(RTP I, 6). Il ne retient point les sensations vécues dans un lieu déterminé, mais sa position dans cet espace, ainsi que la position des
objets par rapport à lui : « le genre du lit, la place des portes, la prise de jour par les fenêtres, l´existence d´un couloir […] » (RTP I,
6). Au contraire de la mémoire du rêve, qui faisait renaître une sensation isolée (terreur enfantine et plaisir sensuel), la mémoire du
corps fait renaître un espace déterminé (la chambre), qui correspond à une période de la vie du protagoniste. Le demi-réveil
reconstruit sa chambre d´enfant à Combray.
144
Par le biais du rêve et des demi-réveils, le dormeur accède à un degré plus élevé de conscience, sans pour autant se réveiller
vraiment (Idem : 80 et 81). Les évocations de chambres qui défilent sous ses yeux sont des rêveries et non point des représentations
claires d´un esprit totalement éveillé. Il s´agit d´un rêve éveillé de quelqu´un qui rêve les yeux ouverts. Le rêve des chambres suscite
alors des sensations diffuses au protagoniste : des sensations hivernales d´une agréable chaleur ou, à l´inverse, de tiédeur estivale.
Lorsqu´il fait référence à la « chambre de Louis XVI » et à « celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans
la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d´acajou (…) » (RTP I, 8), seuls importent les parfums, les couleurs, les bruits
inhabituels et la position du corps au sein de la chambre. Cette mémoire du rêve éveillé est extrêmement créatrice : elle fait défiler
devant les yeux ouverts du narrateur toutes les chambres où il a déjà dormi, annonçant, dès lors, la structure du roman. Elle s´arrête
longuement sur la chambre à coucher de Combray, faisant revivre le drame du coucher dans les quarante premières pages de la
Recherche, c´est-à-dire Combray I, par opposition à la résurrection de Combray II, générée par l´expérience de la madeleine.
81
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
▪ la mémoire involontaire qui fait surgir Combray II : « dont l´image m´avait été plus
récemment rendue par la saveur […] d´une tasse de thé » ;
▪ la mémoire déclenchée spontanément par associations d´idées et puisée dans les
souvenirs des autres : « par association de souvenirs, à ce que, bien des années après
avoir quitté cette petite ville, j´avais appris au sujet d´un amour que Swann avait eu
avant ma naissance (…) ».
5.2.2- À la recherche de la pureté de l´âme humaine
« François le Champi présente […] de façon réaliste le problème de
l´endettement des paysans et de l´abandon des enfants dans les champs (d´où le nom
«champi»). Mais peut-être la part du rêve est-elle plus grande encore dans ce récit d´un
inceste symbolique – et l´on comprend la fascination du jeune Proust pour ce roman –
entre la mère adoptive et le héros qui, comme dans un conte de fées, devra partir et
accomplir nombre d´épreuves, avant de pouvoir revenir et épouser sa bien-aimée. »
(Didier ; 2004 :34).
Ce roman champêtre et, en quelque sorte, initiatique145, nous raconte
l´aventure, en territoire berrichon, d´un enfant trouvé dans un champ qui n´est recueilli
que par intérêt par une vieille femme, Zabelle. Alors que tout le monde est convaincu
que les champis, en grandissant, ne peuvent devenir que des paresseux et des voleurs,
George Sand nous montre que, s´ils sont aimés, ils seront de bonnes personnes, à travers
le personnage de la belle meunière, Madeleine Blanchet. Celle-là, qui n´est point
heureuse en mariage, décide de sauver le champi des mains de Zabelle, en le lui
achetant. Elle s´occupe de lui et l´aime d´un amour maternel, tout comme elle aime son
fils naturel Jeannie.
François devient un beau jeune homme et la maîtresse du meunier, Sévère,
tente de le séduire, mais sans succès. Vexée et furieuse de ce rejet, elle conseille son
145
Dans son article intitulé «À quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », Garnier (2004 : 443 à 454) explique que, selon les
africanistes qui analysent les littératures orales, le récit initiatique peut être un récit raconté dans un contexte initiatique, ou bien un
récit qui raconte l´initiation d´un personnage. Cette initiation passe par l´expérience, même si elle est éphémère, d´une instabilité du
monde : le personnage de l´aventure initiatique accepte d´assister à la disparition d´un monde ancien. Le récit initiatique, qui est
tendu vers la constitution d´un personnage, met un processus d´individuation en marche. Le héros de ce récit est, alors, une figure
itinérante au sein d´une lecture participative (narrateur/narrataire, conteur/auditeur et auteur/lecteur). Le récit écrit double le
processus d´individuation de la figure et de celui du narrateur : l´énoncé s´accroche au récit et possède l´énonciation. Ce qui arrive
prend toujours la forme d´une rencontre : «Le voyage initiatique est une quête qui prépare une grande Rencontre ultime avec l´être
supposé opérer la transfiguration du héros.» (Idem : 448). Deux niveaux de temporalité, le temps de l´errance initiatique et le temps
de l´attente, cohabitent dans le récit initiatique, cette conjonction étant le "destin" contre le supposé libre arbitre du narrateur. Nous
ne rencontrons donc point d´errance, mais des épreuves énigmatiques qui mèneront la figure itinérante à la révélation finale. Le
narrateur est le processus de cette rencontre, qui est toujours une rencontre avec soi-même.
82
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
amant à chasser François, à cause de la proximité suspecte qui existe entre lui et
Madeleine. Alors qu´il dépense tout son argent avec cette femme, Mr. Blanchet oblige
sa femme à faire sortir le champi de la maison. Celui-ci accepte de partir, ce qui
provoque en lui et en sa mère adoptive un profond chagrin : «Elle était comme si elle
avait perdu un fils de grande valeur et de grand espoir, et elle avait beau aimer celui qui
restait, il y avait une moitié dont elle ne savait plus que faire. […] Pendant ce temps-là
le pauvre François prenait son mal en patience autant qu´il pouvait, et ce n´était guère,
car jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d´un mal pareil. Il commença par en faire
une maladie (…)» (Sand ; 1999 : 108 et 110).
Quelques années plus tard, alors qu´il vit au sein de la famille d´un autre
meunier pour qui il a travaillé, la fille de ce dernier s´intéresse au jeune homme, mais en
vain, car il ne peut oublier sa ‘mère’ Madeleine. Il décide, alors, d´aller la voir et la
trouve ruinée, malade et toujours en proie à la médisance villageoise. Comme Mr.
Blanchet est décédé, François s´occupe des affaires de la famille et réussit à sauver son
patrimoine. Il se rend alors compte qu´il aime Madeleine non comme une mère, mais
comme une femme, et ils se marient : «François le Champi est, en définitive, un roman
d´amour, ou mieux, devrais-je dire, un rêve d´amour.» (Toesca in Sand ; 1999: 10). En
effet, sans doute «est-ce cela qui donne à ce roman champêtre une autre dimension, un
arrière-plan de naissance de l´amour chez deux êtres qui, par l´écart de l´âge, auraient
pu ne pas l´éprouver ensemble. De là aussi l´émotion qui gagne peu à peu le lecteur et
lui fait négliger le souci social que George Sand a développé dans ces pages.» (Idem :
13).
5.3- La mise en scène du complexe chez Proust
Le complexe œdipien ouvre la Recherche qui nous présente, d´emblée, un moi
qui ne décline pas son identité et son histoire, à l´inverse des héros balzaciens146. Ce
moi constitue l´entité floue et intermittente du dormeur éveillé, qui ne possède point de
certitudes quant au lieu où il se trouve. Le lecteur comprend dès lors qu´il ne s´agit
nullement d´un roman autobiographique, mais d´un texte fictionnel qui traite du thème
146
Georges Décote et Joël Dubosclard, dans leur manuel intitulé XIXe siècle (1988 : 181) affirment que Balzac s´est inspiré de la
médecine de ce temps pour tracer les portraits de La Comédie Humaine. Il s´intéressait particulièrement à la phrénologie de Gall, à
la physiognomonie de Lavater qui voyaient un lien scientifique entre les traits physiques et les traits de caractère. À la différence des
espèces animales, l´homme change vite ; il est modelé par les événements, étant le reflet de son temps. Le personnage balzacien est,
donc, le reflet de son temps, l´incarnation d´une époque, d´un régime ou d´une mode.
83
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
de la vocation artistique. Un doute subsiste, pourtant, lorsque nous reprenons les
catégories de Gérard Genette : où se situe le je initial (moi fictionnel) dans les
différentes perspectives du récit, de l´histoire et de la narration ?
Le dormeur éveillé ouvre le roman, mais, si nous nous plaçons du point de vue
de l´histoire, nous remarquons qu´il se situe en fait vers la fin. Bien qu´intemporels au
premier abord, les demi-réveils peuvent être situés à un point précis du roman : le
dormeur éveillé a déjà séjourné chez Madame de Saint-Loup à Tansonville, mais il n´a
pas encore connu l´expérience de la madeleine ni les révélations de l´Adoration
Perpétuelle au cours de la dernière matinée Guermantes. Ces deux moments cruciaux
nous amènent à situer les demi-réveils dans les années qui précèdent la Première Guerre
Mondiale, époque à laquelle le protagoniste se trouvait dans une maison de santé (RTP
IV : 301 à 432). C´est donc dans une chambre, loin de Paris et de sa vie habituelle, que
le protagoniste malade, insomniaque et isolé147, revoit les lieux où il a vécu, ce qui
explique le « longtemps » initial qui renvoie à de « longues années » (RTP IV : 301),
ainsi que le fait de se coucher tôt, qui semble un acte normal pour quelqu´un de malade.
Le dormeur éveillé se place entre les deux instances du récit, servant de relais entre le
héros et le narrateur148, et incarne une préfiguration du moi créateur au sein de ces pages
qui représentent « le noyau générateur du roman projeté par le narrateur, et par
extension de la Recherche » (Schulte ; 2002 : 72).
5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne
La chambre à coucher149 est le ‘théâtre’ où se joue la scène œdipienne avec,
tout d´abord, le jeu des ombres proportionné par la lanterne magique150 qui transforme
147
Cf. Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du côté de chez Swann (1913) et À
l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919).
148
Dans Les voix narratives (1965 : 36 à 52), Muller le désigne d´ailleurs par sujet intermédiaire, puisqu´à travers les rêves et les
rêveries il se rappelle sa vie passée, n´étant déjà plus le héros plongé au sein des expériences de Combray, Balbec et Doncières. Bien
plus proche du narrateur final que du narrateur initial, il ne coïncide toutefois pas encore avec celui qui regarde en arrière et raconte
tout le parcours à la fin de la Recherche. Il est alors premier dans l´ordre du récit, mais dernier dans l´ordre de l´histoire. C´est la
raison pour laquelle il paraît très proche du moi créateur sur lequel débouche le roman. Le dormeur éveillé se situe, donc, dans une
position extrêmement importante par rapport à la narration.
149
Selon Annelise Schulte (2002: 95 à 99), en faisant naître une série de chambres successives, la chambre du dormeur éveillé
génère et structure l´histoire du protagoniste. C´est un lieu de grande détresse, à cause du coucher : « À Combray, tous les jours dès
la fin de l´après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma
grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations » (RTP I, 9). À cause de la
séparation et du désir, cette chambre est le lieu de la nostalgie de la symbiose maternelle perdue, qui provoque l´insomnie. Dans Le
bruissement de la langue, Roland Barthes distingue, chez Proust, le mauvais sommeil, dû à l´éloignement de la mère, du bon
sommeil, qui est « ouvert, inauguré, permis, consacré par le baiser vespéral de la mère ; c´est le sommeil droit, conforme à la Nature
(dormir la nuit, agir le jour) » (1984 : 316). Toutes les autres chambres de la Recherche ne sont alors que des métaphores spatiales
de la séparation initiale. Elles constituent, donc, le lieu possible du nouveau drame du coucher non-résolu, qui se répète à l´infini.
150
Cf. Annexe X : Photographie de la lanterne magique de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de
Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir).
84
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
la chambre en lieu de ‘crime’, car c´est l´histoire de Golo et de Geneviève, une histoire
d´adultère et de meurtre, qui y est jouée. C´est dans cet espace 'criminel' que se déroule,
par la suite, la nuit incestueuse de l´enfant avec sa mère. La nostalgie de la symbiose
maternelle est si forte et douloureuse que le héros se meurt, comme le démontrent une
série de métaphores ; il part « sans viatique » (RTP I, 27) comme le mort qui descend au
règne des ombres. Plus loin, lorsqu´il arrive dans sa chambre, il doit « boucher toutes
les issues, fermer les volets, creuser mon [son] propre tombeau, en défaisant mes [ses]
couvertures, revêtir le suaire de ma [sa] chemise de nuit. Mais, avant de m´ [s´]
ensevelir dans le lit de fer (…) » (RTP I, 28). Le suaire fait du narrateur un moribond,
tout en l´apparentant au Christ et à sa Passion. Devenu un mort-vivant, la figure du
héros insomniaque151, séparé de la mère, nous renvoie au narrateur des dernières pages
du Temps retrouvé, lorsqu´il est prêt à devenir écrivain, c´est-à-dire de rejoindre son
moi créateur. À ce stade, il est très malade et la mort le menace, ainsi que son œuvre à
venir. Ce sont, cependant, ses graves problèmes de santé qui, en mettant terme à sa vie
sociale, lui permettent de se consacrer exclusivement à son œuvre. Le tombeau, qu´était
le lit de Combray de l´enfant, est, désormais, le lit de l´écrivain « devenu à demi-mort »
(RTP IV, 620). C´est à ce moment qu´intervient la « loi cruelle de l´art [qui] est que les
être meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que
pousse l´herbe non de l´oubli mais de la vie éternelle, l´herbe dure des œuvres fécondes
(…) » (RTP IV, 615). À la fin du Temps retrouvé, la chambre mortuaire du
protagoniste-narrateur est le lieu de la naissance de l´écriture ; c´est ici que naît le
roman, alors que la chambre de Combray − lieu de la séparation escamotée de la mère −
bloque l´accès à l´écriture du héros.
5.3.2- Le drame du coucher
Annelise Schulte (2002: 91 et 92) réfère que, pour Freud, le rêve éveillé
constitue l´état de torpeur et de fascination dans lequel l´enfant est plongé, lorsqu´il
s´invente son roman familial, se créant alors des origines imaginaires, ce qui amène à
151
Ce drame s´étale sur une suite logique de pages sur le dormeur éveillé, puisque nous sommes en présence d´une histoire
d´insomnie ; c´est peut-être d´ailleurs l´origine de l´insomnie qui frappe le dormeur éveillé, qui reste « sans dormir, loin de ma [sa]
mère et de ma [sa] grand-mère » (RTP I, 9).
85
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
conclure qu´il existe des liens entre la Recherche et le roman familial152, puisque c´est
dans cet état que le narrateur revoit les chambres où il a déjà vécu. Dans le roman
familial que l´enfant s´invente, le père et la mère n´apparaissent point seulement comme
ses progéniteurs ; ce sont aussi et, surtout, deux composantes à l´origine de la
personnalité de leur enfant, d´où l´importance du roman surcité pour la genèse du moi.
La présence des instances paternelle et maternelle est également visible dans le matériau
et la “matière” littéraire du roman, au niveau des métaphores, de la structure et du style.
La distribution entre univers maternel et univers paternel s´opère lors de la scène du
drame du coucher, une véritable mise en scène du triangle œdipien.
Au sens freudien, le drame du coucher est une scène primitive (Idem : 92 à 95),
parce que l´enfant se trace une image fantasmatique des rapports sexuels entre ses
parents. Cette scène est d´autant plus angoissante153 pour le jeune garçon que le père
n´adopte point l´attitude du gardien de la mère. Bien au contraire, il renvoie celle-ci à
l´enfant, contredisant ainsi les expectatives de la scène œdipienne. D´ailleurs, la mère ne
l´accepte pas tout de suite. Elle y va contre son gré : «Mais, mon ami, répondit
timidement ma mère, que j´aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne
peut pas habituer cet enfant…» (RTP I, 36). Il s´agit, également, d´une scène primitive,
dans la mesure où la chambre de Combray est la première à être revisitée, du point de
vue de l´ordre de la diégèse. Finalement, cette scène est primitive, parce qu´elle est
déterminante pour la Recherche qu´elle ouvre (origines du roman) et pour le moi du
narrateur (roman des origines). Le héros a environ sept ans lorsque l´histoire commence,
en partant du principe qu´il ait le même âge que Jean Santeuil154, dans les épisodes
parallèles de ce roman éponyme. À cet âge de raison, l´enfant a déjà accédé à l´univers
paternel du langage et de la loi. Nous avons, alors, l´impression que tout ce qui
Claude Abastado (1979 : 95) traite du mythe nervalien, qui possède la structure d´un
roman familial avec un héros, qui cherche à connaître son ascendance et à surprendre les
152
intentions du destin, afin de maîtriser sa destinée. Il n´atteint la vérité qu´au terme de sa quête. Le père, qui est un actant hostile, est
perçu en tant que persécuteur et non point comme protecteur secourable. L´initiation vécue par le héros permet de lui révéler
l´identité véritable de l´amante et de la mère. Le système des actants, ainsi que le scénario du mythe nervalien, nous renvoient à la
structure triangulaire du mythe d´Œdipe. Ce dernier ne manifeste point uniquement une situation familiale ou l´influence portée par
le couple parental sur son enfant. Il traduit aussi la censure exercée par une instance sociale sur les désirs dont l´accomplissement,
réalisé ou tout simplement rêvé, est perçu comme une métaphore de l´inceste. Le mythe nervalien révèle aussi bien la névrose d´un
groupe que d´un individu et découle d´un fantasme personnel et collectif à la fois. La psychanalyse découvre, à travers les images et
l´affabulation narrative, une dramaturgie inconsciente ou «mythe personnel», selon Charles Mauron. Le roman familial signifie une
révolte contre le père, ainsi qu´une affection incestueuse envers la mère. L´écriture prend le sens d´une auto-analyse servant à
surmonter les tendances dissolvantes du psychisme inconscient. Le mythe nervalien traduit des conflits collectifs. En effet,
«l´aventure solitaire et la poursuite d´un salut personnel reflètent les déceptions d´une génération» (Ibidem).
153
Dans son ouvrage intitulé Le vocabulaire de Lacan (2002 : 13 et 14), Jean-Pierre Cléro affirme que, pour Lacan, l´angoisse est
relative soit par rapport à la séparation de la mère, soit par rapport à sa présence trop étouffante. Ce sentiment est le signifié
imaginaire de cette détresse, qui se révèle à travers une solitude absolue. L´angoisse est aussi une demande d´aide vis-à-vis de
l´autre ; elle se situe avant que le sujet ne s´aperçoive qu´il n´a de place nulle part.
154
À ce propos, voir TADIÉ, Jean-Yves, Proust (1983 : 123 à 130).
86
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
appartient à la petite enfance a été oublié, ce qui nous renvoie au paradis perdu de la
période du maternage, aucune forme de mémoire n´étant capable de la revivre.
Toutefois, la symbiose maternelle ne dure point jusqu´à un âge aussi tardif que sept ans,
puisque entre un et sept ans s´opère la rupture progressive de cette dernière, ainsi que
l´accès à l´ordre symbolique grâce à l´apprentissage du langage. Ces expériences
douloureuses se situeraient, alors, dans la phase de la séparation progressive de l´enfant
par rapport à sa mère, à la suite de la période heureuse du maternage. Le drame du
coucher constituerait la concentration imaginaire et poétique d´une série de tentatives
échouées de sortir de l´univers maternel pour accéder à l´univers paternel.
Le drame du coucher155, qui est un fragment isolé du passé, constitue une scène
dramatique, au sens théâtral du terme. Il s´agit d´un épisode tellement intensif et violent
qu´il en devient obsessif et évince tout le reste de l´esprit du narrateur. Ce symbole du
passé, traduit par le pan lumineux156 est à tel point vivant qu´il provoque un vrai
traumatisme qui traverse, de manière souterraine, toute la suite du roman.
Le noyau central de ce drame, dès la montée forcée de l´enfant dans sa
chambre jusqu´à la nuit passée par la mère dans cette même chambre, est encadré par
deux intertextes. Tout d´abord, l´histoire de Golo et de Geneviève de Brabant prépare et
annonce la scène de ‘théâtre’ où se jouera le ‘crime’. Puis, à l´autre bout du texte, la
lecture de François le Champi par la mère s´effectue lors de l´accomplissement du
'crime'. Ces intertextes sont une mise en abîme par rapport au texte central, puisque,
d´une forme indirecte, ils le répètent et le reflètent. Dans ces deux cas, les faits de
l´histoire n´apparaissent point relatés. C´est, donc, de manière bien implicite que le
lecteur établit un rapport entre ces deux récits secondaires et le récit principal.
155
L´évocation du drame du coucher constitue le noyau central de Combray I, mais il ne s´agit que d´un fragment de ce qu´était
Combray : « je n´en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d´indistinctes ténèbres […] » (RTP I, 43).
Nous n´avons qu´un fragment d´espace avec la chambre à coucher, l´escalier qui y mène et les diverses pièces où se trouve la mère
en compagnie des autres adultes. Le narrateur ne nous livre également qu´un fragment de temps, ce décor étant toujours vu à sept
heures du soir (l´heure du coucher).
156
Dans son ouvrage intitulé Le petit pan de mur jaune. Sur Proust (1987 : 29 à 40), Philippe Boyer affirme que la couleur est
l´équivalent du style pour Proust. Cf. Annexe XI : La Vue de Delft de Ver Meer (1661) occupe une place déterminante dans la
Recherche. Alors que pour Swann l´étude de Ver Meer ne constitue qu´un divertissement de collectionneur, nullement enraciné dans
un véritable désir d´écrire, le nom de ce peintre redouble, chez Marcel, la carence du nom-du-Père comme instance de la loi de
l´interdit de l´inceste. En effet, le père ne se porte point garant de cet interdit fondamental, lorsqu´il pousse la mère à passer la nuit
dans la chambre de Marcel. Pour ce jeune enfant, Ver Meer de Delft pourrait s´écrire “vers mère de Delphes”, la scène œdipienne
se déplaçant, ainsi, vers la scène de l´art, afin de permettre à Marcel d´échapper au destin d´Œdipe : «Toute la Recherche vise à
frayer ce passage de Delphes à Delft, de la mère interdite à la langue maternelle, à l´œuvre réalisée (…)» (Idem : 38). Selon Boyer
(Idem : 40 à 46), la Recherche peut être envisagée comme une étude sur Ver Meer, plus particulièrement sur la Vue de Delft. En
apprenant la mort de Bergotte devant le tableau, le narrateur superpose la scène œdipienne à l´œuvre d´art : à la mort d´un “père” en
littérature, et au désir incestueux sous-jacent au nom de Ver Meer, se superpose une vue de la Vue par Marcel, qui la décrit du le
point de vue de l´écrivain qu´il est appelé à devenir, sous le prétexte de raconter la mort de Bergotte. «Ce que Proust a vu dans "le
plus beau tableau du monde" à la seule lumière de son désir (d´écrire), et en substitution à tous les objets de désir interdits sur la
scène œdipienne, c´est le seul objet susceptible de mettre un terme à la course infernale de l´aveuglement œdipien, à savoir l´objet
d´art.» (Idem : 52).
87
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
La légende de Geneviève de Brabant, qui relate l´histoire d´un faux adultère, est
une reprise inversée de l´histoire de l´épouse de Potiphar. Alors que son mari est absent,
Geneviève repousse les avances de l´intendant Golo, qui, pour se venger, accuse cette
femme d´adultère, à la suite de quoi son mari décide de la rejeter. Golo est ainsi
doublement criminel, puisqu´il séduit une femme qui ne lui appartient pas et qu´il
l´accuse de l´avoir séduit. À travers cette légende, l´enfant remarque clairement la vraie
nature de son attachement à sa mère, ce qui constitue la véritable raison de son angoisse
lors des projections de la lanterne magique. La chevauchée de Golo, qui surmonte tout
obstacle, est impossible à arrêter, ce qui effraie le protagoniste, car elle lui suggère la
puissance de sa propre pulsion (supplanter le père et épouser la mère) et la difficulté de
lutter contre elle157. Cette chevauchée prélude déjà le moment décisif où l´enfant
succombe à son impulsion nerveuse, lorsque, décidant de demeurer éveillé et d´arracher
à tout prix le baiser maternel malgré les obstacles, il fait parvenir à destination, c´est-àdire au château de Geneviève, sa chevauchée de jeune Golo. Bien que l´identification
soit complète, étant donné que l´enfant se sait le perfide Golo tentant de séduire
Geneviève, en l´arrachant à son mari qui est le propre père du héros, le protagonisteenfant résiste malgré tout à cette identification, lorsqu´il se réfugie dans les bras de sa
mère, en s´irrigeant non en tant qu´agresseur, mais plutôt comme protecteur de
Geneviève/sa mère.
L´autre
intertexte,
François
le
Champi,
relate
aussi
l´histoire
d´un
amour ‘coupable’ entre une ‘mère’ et son ‘fils’, comme nous avons déjà eu
l´opportunité de l´affirmer, mais, cette fois, c´est la 'mère' qui joue le rôle de séductrice.
Selon Julia Kristeva, dans Le temps sensible (1994 : 19), George Sand raconte l´histoire
« d´un enfant trouvé qui, recueilli par la meunière Madeleine Blanchet, et objet d´amour
inconscient de sa part, devient effectivement l´amant puis l´époux de sa mère adoptive
lorsque, revenu adulte dans son village, il retrouve Madeleine devenue veuve ». Selon
elle, l´atmosphère incestueuse de ce roman paraît avoir choqué les contemporains, qui
en virent la représentation théâtrale bien connue de Proust. L´amour incestueux fait,
également, son apparition dans la Recherche de manière subreptice : le narrateur y fait
premièrement allusion d´une manière succincte, à travers l´euphémisme des « progrès
d´un amour naissant » (RTP I, 41) entre la meunière et l´enfant ; puis, pour notre
157
« Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s´avancer sur les rideaux de la fenêtre […]. Le
corps de Golo lui-même, d´une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s´arrangeait de tout obstacle matériel, de tout
objet gênant (…) » (RTP I, 10).
88
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
protagoniste-enfant comme pour le lecteur non-averti, le mystère demeure entier, parce
que la mère omet toutes les scènes d´amour158 et l´enfant se distrait facilement,
rêvassant à autre chose. De forme tout aussi subreptice, la référence à Un amour de
Swann (deuxième pan du premier volume de la Recherche) surgit par anticipation.
L´amour passionné de Swann pour Odette est mis en rapport avec l´amour de l´enfant
pour sa mère. Si, pour le petit garçon, Swann est celui qui vient troubler et déranger le
rituel du soir entre lui et sa mère, pour le narrateur il est la victime d´un amour tragique,
puisque non-réciproque, devenant même un complice inconscient de l´enfant. Tous
deux partagent les mêmes sentiments, la terrible et insoutenable angoisse de « sentir
l´être qu´on aime dans un lieu de plaisir où on est pas », ainsi que « la joie trompeuse »
(RTP I, 30 et 31) de croire à sa venue par le biais d´un ami. Ces sentiments amoureux
ont donc affecté l´enfant, bien avant que l´amour n´ait apparu dans sa vie159.
5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste
« (…) les éléments de chaque groupe, comme les enfants d´une même famille,
partagent une ressemblance profonde qui les fait plus ou moins se contaminer. Ainsi
quelque chose de la tendance érotique biologique, origine de tous les sentiments
d´amour, se glisse volontiers dans les affections familiales, celle du père pour la
fille, du fils pour la mère, etc., sans le moindre “complexe”, sans motivation
psychologique, en vertu de leur racine commune. […] La vie affective repose sur
des dispositions psychiques, humeur, émotivité, caractère, moralité, intelligence qui
diffèrent d´un sujet à l´autre, ce qui donne à la sensibilité de chacun sa singularité.
C´est de celle-ci que dépendent les réactions de l´individu en face du monde
extérieur, des contacts et des heurts sociaux. Il y a là une vérité psychologique (…)»
(Borel ; 1975 : 105 et 107).
Dans Combray, le narrateur, qui est le personnage pivot et témoin puisqu´il
raconte ce qu´il a cru voir, comprendre et deviner, incarne Œdipe. Or, c´est celui-ci sur
qui le lecteur possède le moins de détails. Ce «je» est transparent, universel. Nous
savons qu´il s´agit du protagoniste-narrateur presque toujours présent dans la
Recherche, excepté dans ce proto-récit qu´est Un amour de Swann. De Du côté de chez
158
Philippe Boyer (1987 : 197) remarque qu´en sautant les scènes d´amour, la mère n´a pas seulement prétendu taire ce qu´elles
pourraient faire entendre à l´oreille chaste de l´enfant. Elle a, également, voulu cacher la situation bien réelle qui était en scène :
l´enfant et la mère ensemble dans la chambre d´amour.
159
Ils « flotte(nt) en l´attendant, vague(s) et libre(s) sans affectation déterminée, au service un jour d´un sentiment, le lendemain
d´un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l´amitié pour un camarade » (RTP I, 30). Le narrateur suggère, ici, que les sentiments
passionnels du héros ne sont nullement de nature érotique, les rapportant, au contraire, à l´amour filial.
89
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Swann au Temps retrouvé, il évolue considérablement, passant des naïvetés de l´enfant
douillet et maladif à l´adulte tyrannique de La Prisonnière, puis à l´écrivain qui ne croit
qu´à l´art, dans le dernier volume.
Le complexe d´Œdipe apparaît lorsque le narrateur se souvient de n´être qu´un
tout jeune garçon qui vit un véritable drame, parce qu´il a peur que sa mère ne vienne
pas l´embrasser avant qu´il ne s´endorme, après la répréhension du père lors d´une
soirée où la famille reçoit Swann. L´enfant perçoit, alors, ce manque de la figure
maternelle comme une terrible souffrance160. Le protagoniste-héros vit, ainsi, un état
d´anxiété mêlée à la tristesse, jusqu´à ce que son père permette, à la grande surprise de
l´enfant, que sa mère passe la nuit avec lui à la suite du départ de l´invité. Il se situe,
alors, au sein du stade phallique, lors duquel survient le complexe d´Œdipe chez le
garçon. Le protagoniste-narrateur n´est donc pas encore entré dans la période de
l´adolescence ; il est encore un enfant qui découvre que son père exerce une fonction
bien particulière : celle de s´accaparer de sa mère. Le jeune garçon vient, ainsi, de
juxtaposer la fonction parentale du père vis-à-vis de lui avec la fonction d´amant vis-àvis de sa mère. C´est un partage bien difficile que celui qui lui est demandé ; l´enfant se
trouve plongé dans sa première solitude d´être humain. Il décide, alors, de faire parvenir
un message écrit161 à sa mère, qui dîne en bas, ce qui suggère le souhait intime de la
restauration de la symbiose originelle. Bien qu´il s´agisse tout d´abord d´une stratégie
permettant au héros d´être un moment présent à l´esprit de sa mère, il permet,
également, de « me [se] faire du moins être invisible et ravi dans la même pièce qu´elle
allait lui parler de moi à l´oreille » (RTP I, 30). Nous percevons, ici, un abîme entre le
désir du protagoniste-héros de s´unir à sa mère, désir traduit par l´envoi du petit mot, et
la réalité du billet refusé par la mère en colère. Tout en ayant conscience du caractère
transgressif de l´envoi du billet, l´enfant rêve que la salle à manger « allait faire jaillir,
160
« Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l´escalier, comme dit l´expression populaire, à
"contre-cœur", montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu´elle ne lui avait pas, en m´embrassant,
donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m´engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en
quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encore
pour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon intelligence n´en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et
qu´une rage de dents n´est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cent fois de suite de tirer
de l´eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c´est un grand soulagement de nous réveiller et que
notre intelligence puisse débarrasser l´idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C´est l´inverse de ce
soulagement que j´éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d´une façon infiniment plus rapide,
presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l´inhalation – beaucoup plus toxique que la pénétration morale – de l´odeur
de vernis particulière à cet escalier. » (RTP I, 27 et 28).
161
Pour Annelise Schulte (2002 : 114 et 115), l´envoi de la lettre constitue une transgression sans retour : « je sentis qu´en écrivant
ce mot à maman, en m´approchant au risque de la fâcher, si près d´elle que j´avais cru toucher le moment de la revoir, je m´étais
barré la possibilité de m´endormir sans l´avoir revue (…) » (RTP I, 32). Dès cet instant, il cède à « une pulsion nerveuse » (RTP I,
33). En cédant à celle-ci, ses parents lui dérobent sa responsabilité, de sorte que sa faute n´est plus une « faute punissable », mais
plutôt un « mal involontaire » (RTP I, 37) qui stigmatise l´enfant.
90
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
projeter jusqu´à mon [son] cœur enivré l´attention de maman tandis qu´elle lirait mes
[ses] lignes » (Idem). Le protagoniste se sent, alors, plus anxieux par le fait d´être
invisible, mais présent auprès de sa mère, comme les princes des Mille et une Nuits, que
par l´hypothèse de sa venue ― « je n´étais plus séparé d´elle ; les barrières étaient
tombées, un fil délicieux nous réunissait » (Idem) ― comme par magie. Ainsi, sur le
plan de l´imaginaire, la symbiose semble rétablie pendant un court instant et la
séparation mise en échec.
Chez Sand, quand Madeleine voit François pour la première fois162, elle
rencontre un enfant pur, d´une beauté angélique : « Madeleine le regarda encore ; c´était
un bel enfant, il avait des yeux magnifiques. C´est dommage, pensa-t-elle, qu´il ait l´air
si niais. » (Sand ; 1999 : 38). Le petit garçon est donc élevé par une femme qui n´est
point sa mère biologique, mais il est aimé et devient un enfant sain, courageux et
obligeant163. Il reçoit, d´ailleurs, une éducation exemplaire, la même qu´une excellente
mère naturelle proportionnerait à son fils : «L´envie lui vint d´apprendre à lire aussi, et
il apprit si vite et si bien avec elle, qu´elle en fut étonnée, et qu´à son tour il fut capable
d´enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première
communion, Madeleine l´aida à s´instruire dans le catéchisme, et le curé de sa paroisse
fut tout réjoui de l´esprit et de la bonne mémoire de cet enfant, qui pourtant passait
toujours pour un nigaud, parce qu´il n´avait point de conversation et n´était hardi avec
personne.» (Idem : 66). François perçoit la meunière comme une véritable mère pour
laquelle il sent un amour pur. Et, tout comme dans Combray de Proust, il réclame un
baiser de Madeleine ; il désire qu´elle l´embrasse comme elle embrasse son fils
naturel : «Eh bien, c´est que… c´est que vous embrassez Jeannie bien souvent, et que
vous ne m´avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l´heure. J´ai
pourtant grand besoin d´avoir toujours la figure et les mains bien lavées, parce que je
sais que vous n´aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et
peigner [sic] Jeannie. Mais vous ne m´embrassez pas davantage pour ça, et ma Mère
Zabelle ne m´embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères
162
« George Sand a souvent raconté qu´elle avait découvert elle-même des enfants abandonnés. Donc, l´origine du héros n´a point
de mystère ; mais il s´agit d´un être sans attache avec une famille, sans aucun souvenir, cela est très important. La romancière insiste
pour que nous nous en persuadions.» (Toesca in Sand ; 1999 : 201 et 202).
163
«C´est ainsi que François le Champi fut élevé par les soins et le bon cœur de Madeleine la meunière. Il retrouva la santé très vite,
car il était bâti, comme on dit chez nous, à chaux et à sable, et il n´y avait point de richard dans le pays qui n´eût souhaité avoir un
fils aussi joli de figure et aussi bien construit de ses membres. Avec cela, il était courageux comme un homme ; il allait à la rivière
comme un poisson, et plongeait jusque sous la pelle du moulin, ne craignant pas plus l´eau que le feu ; il sautait sur les poulains les
plus folâtres et les conduisait au pré sans même leur passer une corde autour du nez, jouant des talons pour les faire marcher droit et
les tenant aux crins pour sauter les fossés avec eux. Et ce qu´il y avait de singulier, c´est qu´il faisait tout cela d´une manière fort
tranquille, sans embarras, sans rien dire, et sans quitter son air simple et un peu endormi. » (Sand ; 1999 :: 45).
91
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
caressent leurs enfants et c´est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous
ne pouvez pas l´oublier.» (Idem : 69). Tout comme le narrateur proustien, l´enfant reçoit
ce baiser, non pas dans un climat d´angoisse, mais plutôt de sérénité.
Quand François rencontre Sévère, la maîtresse du meunier, celle-ci ne le traite
point comme un enfant, comme le fait Madeleine, mais plutôt comme un homme : «
Nous en étions restés aux yeux de François, que la Sévère aurait voulu rendre moins
honnêtes qu´il ne se vantait de les avoir avec elle. «Quel âge avez-vous donc, François ?
qu´elle lui dit, essayant de lui donner du vous, pour lui faire comprendre qu´elle ne
voulait plus le traiter comme un gamin.» (Idem : 88). Mais François rejette ses avances
et se voit contraint, à cause d´une méchante ruse de cette femme, à quitter la maison de
Madeleine sous l´ordre de Mr. Blanchet. François n´a jamais considéré ce dernier
comme un père ; il le perçoit comme une menace, car c´est le symbole de l´autorité pour
la meunière. François quitte, alors, la ferme, mais ne réussit pas à renoncer à l´objet de
son désir : sa ‘mère’ Madeleine. Cet interdit ne le libère donc nullement ; même séparé
de sa ‘mère’, il ne dispose pas de lui-même et ne parvient pas à s´engager dans la quête
d´objets affectifs de plus en plus éloignés de la meunière. Il ne connaît, donc, pas de
castration symbolique. Ainsi, il ne succombe point à la beauté et à la bonté de
Jeannette : «Il avait du respect pour cette bonne fille, et il voyait bien qu´à faire
l´indifférent, il la rendrait amoureuse. Mais il n´avait point de goût pour elle, et s´il l´eût
prise, c´eût été par raison et par devoir plus que par amitié.» (Idem : 121 et 122). C´est
la raison pour laquelle il part rejoindre Madeleine à la mort de Mr. Blanchet et tombe
amoureux d´elle, ne la percevant plus en tant que mère, mais en tant que femme164. Ils
peuvent alors se marier, puisqu´il n´existe pas de véritable inceste165 : la meunière n´est
pas sa véritable mère et il est devenu un jeune homme.
5.3.4- Les ‘figures’ de la mère
164
«François, écoutant Madeleine, pensait qu´elle avait raison, tant il avait l´accoutumance de la croire. Il se leva pour lui dire
bonsoir, et s´en alla ; mais en lui prenant la main, voilà que pour la première fois de sa vie il s´avisa de la regarder avec l´idée de
savoir si elle était vieille et laide. Vrai est, qu´à force d´être sage et triste, elle se faisait une fausse idée là-dessus, et qu´elle était
encore jolie femme autant qu´elle l´avait été. […] François la vit toute jeune et la trouva belle comme la bonne dame, et que le cœur
lui sauta comme s´il avait monté au faîte d´un clocher. Et il s´en alla coucher dans son moulin où il avait son lit bien propre dans un
carré de planches emmi les saches de farine. Et quand il fut là tout seul, il se mit à trembler et à étouffer comme de fièvre. Et si, il
n´était malade que d´amour, car il venait de se sentir brûlé pour la première fois par une grande bouffée de flamme, ayant toute sa
vie chauffé doucement sous la cendre.» (Idem : 186).
165
Philippe Boyer (1987: 195) remarque que l´inceste est ici possible, car nous sommes en présence d´une mère adoptive. Il s´agit là
de toute la différence entre le narrateur proustien et le Champi.
92
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le protagoniste-narrateur de Combray est élevé au sein d´une famille
traditionnelle et unie, du milieu bourgeois. Sa mère apparaît comme une dame qui joue
avec perfection son rôle d´épouse et de mère, selon ce qui était espéré d´une femme au
XIXe siècle. Elle respecte, donc, l´autorité de son mari166 : «Je ne quittais pas ma mère
des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester toute
la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas
l´embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç´avait été dans ma
chambre.» (RTP I, 27). Elle semble être une mère tendre et ferme à la fois167, qui n´a
point l´habitude de céder aux caprices de son fils, mais sait être douce avec lui lorsqu´il
a besoin de sa présence. Et, pour consoler son enfant du chagrin qui s´était emparé de
lui lors de la célèbre soirée, elle demeure, avec la permission de son mari et contre son
gré, dans la chambre de son fils et décide de lui lire un livre, en faisant attention
d´omettre les parties qu´elle considérait moins adéquates à un jeune enfant, à savoir, les
passages évoquant l´inceste permis de François le Champi. Le narrateur souligne, alors,
les dons de lectrice de sa mère168.
166
Serge Leclaire (1999 : 45 à 48) explique que comme l´enfant – qui est le produit d´une fonction organique – sort du corps de la
mère, celle-ci apparaît sous l´image d´une nourrisseuse protectrice et rassurante. Il s´agit de la relation naturelle. Si le père n´assume
pas sa fonction de protecteur à l´endroit du désir maternel, l´enfant est exposé, pratiquement sans défense, à la dévoration
maternelle, le père ne constituant plus un rempart contre cette menace : «il faut que la mère soit beaucoup plus la terre qui supporte
sans défaillir que la mer qui englobe et engloutit» (Idem : 49). Le père, en tant que corps érogène, doit demeurer le point
d´investissement majeur de l´économie libidinale de la mère, dont la fonction doit être conçue comme limite (Idem : 97).
167
«Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse et ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait
à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n´aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette
douceur nouvelle que n´avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d´une main impie et secrète de tracer dans son
âme une première ride et d´y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman,
qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d´un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une
vraie envie de pleurer.» (RPT I, 38).
168
« (…) quand c´était maman qui me lisait à haute voix, qu´elle passait toutes les scènes d´amour. Aussi tous les changements
bizarres qui se produisent dans l´attitude respective de la meunière et de l´enfant qui ne trouvent leur explication que dans les
progrès d´un amour naissant me paraissaient empreints d´un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être
dans ce nom inconnu et si doux de " Champi " qui mettait sur l´enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive,
empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c´est aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l´accent d´un
sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l´interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même
dans la vie, quand c´étaient des êtres et non des œuvres d´art qui excitaient ainsi mon attendrissement ou son admiration, c´était
touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel écart de gaieté qui eût pu faire mal à
cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d´anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand
âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui
respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans
la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à
bannir de sa voix toute petitesse, toute affection qui eût pu empêcher le flot puissant d´y être reçu, elle fournissait toute la tendresse
naturelle, toute l´ample douceur qu´elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient
tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu´il faut, l´accent cordial qui leur
préexiste et les dicta, mais que les mots n´indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des
verbes, donnait à l´imparfait et au passé défini la douceur qu´il y a dans la bonté, la mélancolie qu´il y a dans la tendresse, dirigeait
la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer,
quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie
sentimentale et continue.» (RTP I, 41 et 42). Philippe Boyer (1987 : 198) observe que la lecture du livre par la mère assure l´ancrage
du désir de Marcel dans une réalité corporelle : l´enfant fait l´amour avec la voix maternelle, car il ne peut le faire avec son corps.
La voix est, donc, le premier médiateur symbolique, bien qu´elle continue à être dangereuse, étant encore trop proche de la réalité
physique. Au terme de la Recherche, Marcel sera capable de substituer à cette voix la langue maternelle désormais détachée de toute
inscription corporelle. Il sera passé du côté de l´écriture.
93
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annelise Schulte (2002 : 99 à 101) remarque que, lors de cet épisode, le visage
de la mère est comparé à une hostie qui se montre dans l´ostensoir à cause de sa forme
arrondie et de sa luminosité : « (…) elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et
me l´avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres
puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de s´endormir. » (RTP I, 13). Cette image
traduit une union biologique, puisque le visage de la mère semble devenir comestible,
ce qui nous renvoie à la nostalgie du maternage, quand le nourrisson est entièrement
dépendant du sein maternel169. Son absorption peut être rapprochée de la Communion
avec le Christ dans les espèces du pain et du vin. Le corps de la mère devient, alors, une
présence réelle au niveau du désir du héros, tout comme le Christ est présent, de
manière réelle et non symbolique, pendant l´Eucharistie. Toutefois, le baiser vespéral
donné est plus frustrant que gratifiant, car il est escamoté par la mère, pressée par le
père « qui trouvait ces rites absurdes » (RTP I, 13). Le baiser est si hâtif que l´enfant
redoute déjà sa venue, qui n´est autre qu´un signe du départ de sa mère. De même, ce
baiser maternel ne constitue pas vraiment la réalisation de l´identité absolue et
incestueuse entre la mère et le fils. C´est, plutôt, la trace de cette identité à tout jamais
perdue, une forme de nostalgie. Cette identité n´est point restaurée lors de la nuit passée
par la mère dans la chambre de l´enfant, qui n´est autre qu´une situation exceptionnelle
et non susceptible de répétition, d´où son caractère douloureux. Bien au contraire, au
cours de cette nuit, le héros profane la sacralité de la mère-hostie « d´une main impie »
(RTP I, 38).
Dans le roman de George Sand, Madeleine devient la mère adoptive de François,
malgré tous les préjugés existant autour de la figure des champis : «On me tuera si l´on
veut, j´achète cet enfant-là, il est à moi, il n´est plus à vous. Vous ne méritez pas de
garder un enfant d´un aussi grand cœur, et qui vous aime tant. C´est moi qui serai sa
mère, et il faudra bien qu´on le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me
ferais couper par morceaux pour mon Jeannie ; et bien ! j´en endurerai autant pour
celui-là. Viens, mon pauvre François. Tu n´es plus champi, entends-tu ? Tu as une mère,
169
« (…) manger le corps de la mère, la transformer en sa propre substance, voilà bien la forme la plus extrême de symbiose, car
mère et enfant (re)deviennent un seul corps » (Schulte ; 2002 : 99). Cette scène nous rappelle une autre mise en scène du drame du
coucher, lors de l´épisode de la première nuit à Balbec, mais cette fois avec la grand-mère dans le rôle maternel, qui vient soulager
la détresse du héros : « (…) je me jetai dans les bras de ma grand-mère et je suspendis mes lèvres à sa figure […]. Quand j´avais
ainsi la bouche collée à ses joues, à son front, j´y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais
l´immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d´un enfant qui tète » (RTP II, 28). J.-F. Reille remarque, dans Proust, le temps du désir
(Idem : 84), qu´au cours de l´épisode de la madeleine, celle-ci est nourricière, car elle a été ramollie par le thé, elle a été offerte par
la mère et s´apparente à la nourriture liquide et bouillie donnée au petit enfant. Chez Sand, la ‘mère’ Madeleine peut, d´ailleurs, être
comparée à cette madeleine nourricière, lorsqu´elle décide de materner le champi.
94
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
et tu peux l´aimer à ton aise ; elle te le rendra de tout son cœur.» (Sand ; 199 : 60 et 61).
Et, tout au long du roman, les références à son amour maternel prolifèrent. Voici
quelques exemples bien élucidatifs de cette relation mère/fils :
▪ «Mais elle se regardait comme doublement mère, car elle avait pris pour le champi
une amitié très grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. » (Idem :
65) ;
▪ «Ne le faites point sortir, dit Madeleine avec une voix un peu renforcée, et en écartant
davantage son rideau ; car je le connais, moi, et il a bien agi en venant me voir.
Approche, approche, mon fils ; je demandais tous les jours au Bon Dieu la grâce de te
donner ma bénédiction.» (Idem : 141) ;
▪ «J´ai bien dormi, mon fils, et le Bon Dieu me bénit de me montrer ta figure première à
mon éveil.» (Idem : 160) ;
▪ «Je n´ai plus de mari, je suis vieille et laide autant qu´elle pouvait le souhaiter dans ce
temps-là, et je n´en suis pas fâchée, car cela me donne le droit d´être respectée, de te
traiter comme mon fils, et de te chercher une belle et jeune femme qui soit contente de
vivre auprès de moi et qui m´aime comme sa mère. C´est toute mon envie, François, et
nous la trouverons bien, sois tranquille. Tant pis pour Mariette si elle méconnaît le
bonheur que je lui aurais donné. Allons, va te coucher, et prends courage, mon enfant.»
(Idem : 185 et 186).
Tout comme la mère du narrateur de Combray, elle s´occupe, avec amour, de
l´éducation de son enfant, mais elle n´est pas la mère biologique de François, ce qui
contribue à ce que le lecteur ne se sente point choqué de la relation amoureuse qui
survient, par la suite, entre ces deux êtres exceptionnels. En plus, George Sand a pris
soin de nous fournir, au long du roman, quelques pistes annonçant la fin heureuse de
l´histoire, ainsi que de nous donner des indications sur l´incroyable beauté et la jeunesse
indiscutable de cette femme, qui a eu un mariage malheureux: «Madeleine Blanchet
n´était ni grande ni forte. C´était une très jolie femme, d´un fier courage, et renommée
pour sa douceur et son bon sens.» (Idem : 40) ; «Madeleine n´a encore que vingt ans et
je ne sache qu´elle soit devenue laide. » (Idem : 47). De la sorte, il semble tout à fait
légitime que cette femme apparaisse comme l´objet du désir de François – tout d´abord
en tant que mère, puis en tant que femme.
5.3.5- Les ‘figures’ du père
95
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Le père du narrateur de Combray apparaît d´emblée comme celui qui rivalise
avec lui auprès de sa mère, celui qui la force à délaisser son enfant lors de la soirée où
ils reçoivent Swann. Il représente le “privateur” qui sépare l´enfant de sa mère170, en la
retenant de se l´approprier à travers le baiser : « Mais voici qu´avant le dîner fût sonné
mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : “Le petit a l´air fatigué, il devrait
monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir.” Et mon père, qui ne gardait pas aussi
scrupuleusement que ma grand-mère171 et que ma mère la foi des traités, dit : “Oui,
allons, va te coucher.” Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche
du dîner. “Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme
cela, ces manifestations sont ridicules. (…)”» (RTP I, 27). Pour que l´interdit que
constitue la loi du père s´effectue, la fonction de ce dernier est parfaitement reconnue
par la mère, puis par l´enfant au moment où il devient l´incarnation d´Œdipe. C´est cette
même autorité du père qui permet à la mère de rester auprès de son fils pendant la nuit,
car celui-ci a du chagrin. Cela nous prouve, alors, qu´il ne s´agit en rien d´un père
tyrannique, mais plutôt d´un père très aimant, quoique trop autoritaire172. Le père
manque à son rôle, car il n´incarne pas la loi et n´impose pas l´interdit de l´inceste. Ses
170
Serge Leclaire (1999 : 25) rappelle quelques constantes de la fonction du père. Ce dernier est tout d´abord géniteur / reproducteur
de par sa fonction d´engendrement d´un enfant. Il est le gardien de la loi qu´il protège contre le monde et contre la mère. C´est,
également, le jouisseur et le possesseur de la mère et de toutes les femmes, car il a la possibilité de les interdire. Finalement, il est
aussi initiateur, castrateur et défenseur, puisqu´il possède l´accès à ce monde de jouissance. La fonction paternelle se situe entre la
singularité du corps érogène et l´universalité de la loi, dont elle assure l´articulation, c´est-à-dire le clivage du corps érogène avec le
corps biologique. Elle garantit l´accès à l´inconscient ou à la jouissance, ou réciproquement quelque chose de l´ordre de l´interdit.
Elle assure la non fermeture, l´ouverture dont la dépossession correspond au meurtre du père (Idem : 28 et 29).
171
Annelise Schulte (2002 : 107 et 108) remarque que la grand-mère apparaît la première dans l´ordre de l´histoire, au moment où
l´on fait boire du cognac au grand-père (écart de régime prenant la forme de mise à mort) pour la «tourmenter» (RTPI, 11). Cette
taquinerie est, pourtant, un véritable «supplice» (RTP I, 12) pour l´enfant, auquel il répond par des pleurs, mais surtout parce qu´il
se sent coupable de prendre, malgré lui, « le parti du persécuteur » (Ibidem). Toutefois, la grande préoccupation de la grand-mère,
qui la fait précocement vieillir, est provoquée par son petit-fils : « Hélas, je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits
écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l´incertitude qu´ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand-mère (…) » (Ibidem). Le visage supplicié et vieillissant de la grand-mère montre, d´ailleurs, cette lente
mise à mort : « au cours de ces déambulations incessantes, de l´après-midi au soir, […] on voyait passer et repasser, obliquement
levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l´âge presque mauves comme les labours à
l´automne» (RTPI, 12 et 13).
172
«Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu´il me ferait,
elle me dit d´une voix entrecoupée par la colère : “Sauve-toi, sauve-toi, qu´au moins ton père ne t´ai pas vu ainsi attendant comme
un fou ! ” Mais je lui répétais : “Viens me dire bonsoir”, terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s´élevait déjà sur le
mur, mais aussi usant de son approche comme d´un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouva
encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : “Rentre dans ta chambre, je vais venir.” Il était trop tard, mon père était devant
nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n´entendit : “Je suis perdu !”. Il n´en fut pas ainsi. Mon père me refusait
constamment des permissions qui m´avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce
qu´il ne se souciait pas des “principes” et qu´il n´y avait pas avec lui de “Droit des gens”. Pour une raison toute contingente, ou
même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu´on ne pouvait m´en priver
sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l´heure rituelle, il me disait : “Allons, monte te coucher,
pas d´explication !” Mais aussi, parce qu´il n´avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n´avait pas à proprement
parler d´intransigeance. Il me regarda un instant d´un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots
embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : “Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n´as pas envie de dormir, reste
un peu dans sa chambre, moi je n´ai besoin de rien. – Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j´aie ou non envie de
dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… – Mais il ne s´agit pas d´habituer, dit mon père en haussant
les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l´air désolé cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu
l´auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu´il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit
et couche pour cette nuit auprès de lui.”» (RTP I, 35 et 36).
96
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Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
décisions arbitraires sont uniquement dictées par la situation, par les « convenances
fortuites » (RTP I, 37). L´enfant est, alors, livré aux caprices de son père, qui fait preuve
soit d´une sévérité excessive, soit d´une clémence inattendue. Le père et la mère sont
tous deux coupables : le premier pour avoir inconsciemment restauré la symbiose
maternelle, et la deuxième, pour avoir cédé à la pression exercée par son mari. En
refusant à l´enfant l´accès à son monde et en le renvoyant du côté de la mère, le père
adopte une position faible, car il cède aux désirs œdipiens de son fils, en lui interdisant
l´accès à l´ordre symbolique.
Chez Sand, le père est inexistant. La paternité s´exerce dans le contexte d´une
société. Il est donc indispensable que la fonction paternelle s´exerce également sur
l´enfant, afin de permette une structuration psychique harmonieuse nécessaire à la
construction de son identité. Les travaux des psychanalystes, des anthropologues et des
histoiriciens ont d´ailleurs montré que la fonction paternelle est fondamentale et
universelle, car elle interdit la fusion mère-enfant. Or, dans François le Champi, les
personnages et, par conséquent, le lecteur méconnaissent le père de l´enfant. L´unique
figure masculine qui aurait pu assurer cette fonction serait M. Blanchet. Toutefois, si
nous nous en tenons aux théories de Lacan173, il ne peut exister de père sans parole. M.
Blanchet n´a jamais adressé la parole à François, ce qui l´empêche de jouer le rôle du
père. En effet, c´est la parole qui accorde au père une présence symbolique
indispensable pour inscrire le sujet dans le complexe d´Œdipe, ce qui nous amène à
nous demander s´il est acceptable d´insérer notre jeune protagoniste au sein de ce
‘phénomène’ psychique. Mais nous ne pouvons être sûre qu´il n´existe pas de complexe
d´Œdipe, car Madeleine accorde de l´importance à la parole de son mari, lorsque ce
dernier, aveuglé par les duperies de Sévère, l´oblige à renvoyer François. Ce fait laisse
sous-entendre que la parole du père conditionne l´ancrage de la fonction paternelle,
mais ce serait là le seul épisode où cette fonction serait visible et évidente.
François n´a point du tout été désiré par M. Blanchet, ce qui prouve qu´il
n´existe pas de père au sens symbolique. De même, et étant donné que ce dernier ne
rend pas sa femme heureuse et est souvent absent par son comportement volage, il ne
joue pas le rôle du tiers séparateur lors de l´enfance de François, époque à laquelle doit
173
Dans son ouvrage intitulé Les p´tits mathèmes de Lacan. Cinq études sérielles de psychanalyse (2000), Jean-Louis Sous nous
rappelle que, pour Lacan, la paternité n´est point un acte procréateur biologique ; c´est « une affaire d´allégeance à une parole ou de
reconnaissance par une parole» (Idem : 129), qui amène une femme à accepter qu´un homme puisse tenir la position de père d´un
enfant. Il défend que le désir, naturellement inconscient, est la loi du sujet et que les hommes se sentent plus coupables d´avoir trahi
leur désir que d´avoir trahi la loi morale (Idem : 20 et 21).
97
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
se manifester le complexe. François joue, alors, le rôle d´un “radiateur affectif” pour sa
mère adoptive, qui dépose en lui tout l´amour qu´elle ne peut ressentir pour son mari, en
le transformant en un amour filial.
Dans la mesure où le père est inexistant lors de l´enfance du héros, le rôle
paternel peut être tenu par tout ce qui sépare François de Madeleine – le pont séparateur
avant l´adoption de François, lors de son passage à l´adolescence : «Quand la soupe sera
prête, je poserai ma quenouille sur le pont de l´écluse. […] Alors, vous enverrez l´enfant
avec un sabot dans la main, comme pour chercher du feu, et puisqu´il mangera ma
soupe, toute la vôtre vous restera.» (Sand ; 1999 : 44); «Elle entendit bien rentrer
François qui vint faire son paquet dans la chambre à côté, et elle l´entendit aussi sortir à
la piquette du jour. Elle ne se dérangea qu´il ne fût un peu loin, pour ne point changer
son courage en faiblesse, et quand elle l´entendit passer sur le petit pont, elle entrebâilla
subtilement sa porte sans se montrer, afin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit
s´arrêter et regarder la rivière et le moulin, comme pour leur dire adieu.» (Idem : 105).
Le pont174 symbolise tous les préjugés qui gèrent une mauvaise opinion relativement
aux enfants abandonnés, ainsi que la méchanceté des êtres qui ne peuvent comprendre
l´amour maternel de Madeleine envers le champi :
▪ les préjugés de la mère de M. Blanchet : « (…) je suis sûre qu´il est déjà voleur. Tous
les champis le sont de naissance, et c´est une folie que de compter sur ces canailles-là.
En voilà un qui vous fera chasser d´ici, qui vous donnera mauvaise réputation, qui sera
cause que mon fils battra sa femme quelque jour, et qui, en fin de compte, quand il sera
grand et fort, deviendra bandit sur les chemins, et vous fera honte.» (Idem : 54) ;
▪ la méchante ruse de Sévère : «elle se gaussa de lui pour ce qu´il laissait dans sa
maison, auprès de sa femme, un valet en âge et en humeur de la désennuyer.» (Idem :
92).
5.3.6- La ‘résolution’ du complexe
À travers l´interdit de la loi du père, l´enfant entre dans la culture, devenant
sociétaire et s´insérant au sein d´une structure familiale, car il ne peut y avoir
174
Philippe Boyer (1987 : 195 et 199) affirme que le petit pont, qui est un lieu de passage entre les deux moulins, scande les trois
principaux mouvements du roman (trois, tout comme dans la première version de la Recherche) : l´adoption (amour maternel), le
départ (voyage initiatique ou début de l´apprentissage) et le retour (inceste autorisé). Il remarque, également, que les deux moulins,
qui constituent les repères topographiques des lieux, déterminent la structure de l´œuvre, comme les côtés de Combray fixent celle
de la Recherche. Leur écart autorise François à désirer une "mère" qui a cessé de l´être.
98
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
coïncidence entre les liens d´alliance et les liens de parenté. Cette loi175 de l´imitation
préserve la famille, assure les générations contre la compétition continuelle et oblige
l´individu à aller chercher ailleurs ses relations. Il s´agit de la loi de communication et
d´ouverture du clan. En effet, l´enfant vit, au moment de l´Œdipe, une puberté
psychologique fondamentale pour la préservation de l´ordre culturel. Il passe d´une
histoire individuelle à une histoire collective, car il connaît sa juste position dans la
société, ses droits et ses limites. Ainsi, le narrateur de la Recherche sort du complexe
d´Œdipe à l´âge de douze ans (en 1892)176, ce qui le mène à chercher, comme son père,
mais sans le savoir encore, une femme hors du cercle familial. Cela arrive au cours de
l´une de ses promenades entre les deux côtés, qui symbolisent le passage de l´enfance
vers l´adolescence, lors de laquelle il rencontre, pour la première fois, Gilberte, la fille
de Swann177 et, plus tard, Madame de Saint-Loup.
Pour Annelise Schulte (2002: 91 et 92), le passage du drame du coucher, par
l´entremise duquel le lecteur assiste à la non résolution du conflit œdipien, présente
implicitement les causes de la procrastination de l´art d´écrire : les problèmes de santé et
le manque de volonté ne sont que les symptômes de ce mal bien plus profond, marqué
par une nostalgie paralysante de la symbiose maternelle, et une incapacité de devenir un
être indépendant, apte à prendre la parole dans sa tâche d´écrivain. Le héros accède à
l´ordre symbolique, mais non point de droit, ce dernier lui étant nié par son père, qui le
renvoie à l´univers maternel. La Recherche178 constitue, alors, la narration de la longue
175
L´interdit, c´est la loi qui sépare la jouissance du plaisir, posant la jouissance comme inaccessible et permettant le développement
de l´ordre du désir (Leclaire : 152 et 153) : «La loi, sans considérer l´appareil légiférant ou légaliste qui découle de la loi au sens
œdipien du terme, au sens libidinal du terme, c´est l´ordonnance de l´ensemble des lettres, de l´ensemble des signifiants, de la
totalité des signifiants existants, de la totalité même supposée des lieux érogènes, mais cet ensemble est caractérisé par l´absence
d´une lettre, la lettre qui elle aussi désigne l´ensemble de la loi. C´est ce que Lacan thématise sous la rubrique du grand Autre, c´est
justement cet Un qui ne peut jamais trouver sa place dans le grand Autre, mais qui fait que le grand Autre est barré (…)» (Idem: 27).
Cléro (2002 : 43 à 45) remarque que, pour Lacan, la loi primordiale superpose le règne de la culture au règne de la nature (loi de
l´accouplement), en réglant l´alliance. Ainsi, les lignées doivent être nettes et respectées. La loi est essentiellement une
revendication symbolique, à travers le langage, plutôt qu´une réalité sociale, qu´on peut constater chez Antigone, qui s´acharne à
défendre la valeur des lignées, bien que ces dernières aient été brouillées. Chez Lacan, l´inceste primordial a pour objet la mère. Le
désir qui porte vers celle-ci est, alors, l´envers de la loi.
176
Selon W. Hachez, cité par Jean-Yves Tadié dans son ouvrage intitulé Proust et le roman (1986 : 296 et 297), quatre générations
sont présentes dans la Recherche : 1820 – la grand-mère et Mme de Villeparisis ; 1850 – les parents de Marcel, Françoise, Charlus,
Swann, Odette et les Verdurin ; 1880 – le narrateur, Gilberte et Albertine ; 1900 – les enfants de Gilberte.
177
« Tout à coup, je m´arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s´adresse pas seulement à nos regards,
mais requiert des perceptions plus profondes et dispose notre être tout entier. Une fillette d´un blond roux qui avait l´air de rentrer de
promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs
brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l´ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je
n´avais pas, ainsi qu´on dit, assez “d´esprit d´observation” pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois
que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d´un vif azur, puisqu´elle était blonde : de
sorte que, peut-être si elle n´avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu´on la voyait – je n´aurais pas
été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. Je la regardais, d´abord de ce regard qui n´est pas
que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher,
capturer, emmener le corps qu´il regarde et l´âme avec lui (…)» (RTP I, 139).
178
Annelise Schulte (2002: 107 et 108) explique que le désir incestueux du héros est ressenti comme une faute, qui suscite un pesant
sentiment de culpabilité. L´enfant s´attend, donc, à un châtiment terrible, qui symboliserait une expiation de son crime. La violence
de ce péché œdipien fait abdiquer et vieillir la mère devant la fureur de la névrose de l´enfant, brise l´autorité du père, inflige la
douleur d´une mort lente à la grand-mère, puis décline la santé du héros et provoque sa stérilité littéraire, signes de l´empêchement
99
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
et progressive libération du narrateur à partir du drame du coucher, qui se réalise à
travers la création littéraire, qui lui permettra de concilier et harmoniser l´univers du
père et celui de la mère.
Chez Sand, François finit par se marier avec Madeleine, ce qui semble légitime
au lecteur, puisque l´inceste est bel et bien symbolique. La disparition du complexe
d´Œdipe dépend des normes culturelles et sociales de notre civilisation, pour laquelle la
sexualité utile à la procréation est légitime et l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas
d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis toujours. Il s´agit d´un interdit moral et culturel.
Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de l´individu à
travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral et social. L´interdit de l´inceste
apparaît, donc, en tant que frontière entre nature et culture. Ce passage vers le culturel
s´initie alors par le besoin d´élaboration d´un ensemble de règles, c´est-à-dire de lois qui
disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre, qui n´appartient point à sa
famille biologique. Or, François n´appartient pas à la famille biologique de la meunière.
George Sand démontre, dans ce roman, la suprématie de la nature en tant qu´œuvre d´art
sur la culture, la civilisation : «La nature est une œuvre d´art, mais Dieu est le seul
artiste qui existe, et l´homme n´est qu´un arrangeur de mauvais goût. La nature est belle,
le sentiment s´exhale de tous ses pores ; l´amour, la jeunesse, la beauté y sont
impérissables. Mais l´homme n´a pour les sentir et les exprimer que des moyens
absurdes et des facultés misérables. Il vaudrait mieux qu´il ne s´en mêlât pas, qu´il fût
muet et se renfermât dans la contemplation.» (Sand ; 1999 : 24). François et Madeleine
peuvent, donc, vivre heureux, sans aucun préjugé venant des villageois. L´histoire se
termine, donc, comme un conte traditionnel, où tout finit toujours pour le mieux179.
De plus, George Sand fait preuve de beaucoup d´habileté afin que le lecteur ne
se sente point du tout choqué, en décrivant, page après page, la pureté du champi et de
de l´accès à une vie adulte indépendante. Bien que le héros désire sa mère, son aspiration à détrôner le père ne détermine point tout
le roman. De manière moins évidente, ce qui importe est la dimension de la haine, de la cruauté et du remords qui affecte cet amour
de la mère. Tout comme Œdipe, le héros est destiné à faire cruellement souffrir sa mère en l´épousant, ce sadisme prenant les
dimensions d´une mise à mort de la mère et, par conséquent, du parricide œdipien. En effet, la manifestation de la cruauté
inconsciente du héros envers sa mère, dès Combray I, n´est pas exclusivement la conséquence d´un désir frustré : la mère ne passe la
nuit dans la chambre que par exception et ne cède que partiellement au désir de l´enfant. Cette cruauté advient du fait que le
parricide constitue l´issue inéluctable d´Œdipe, comme l´indique le mythe. Le péché œdipien apparaît comme le péché originel de la
Recherche, le remords alimentant tout le roman qui constitue une tentative d´expiation et de réparation.
179
Anne Berger (1987 : 75) affirme que les romans champêtres de George Sand sont, à l’ exception de Jeanne, des sortes de contes
de fées, où tout est bien qui finit bien, où tous les problèmes d’argent (fantôme menaçant de la société bourgeoise) sont surmontés
et où le mariage abolit les contradictions et les déchirements de l’Histoire. Toutefois, bien qu’elle utilise les stratégies propres au
conte de fées, l’auteur insiste sur la valeur de vérité de son entreprise. Les histoires champêtres sont vraies, puisqu’ elles sont
racontées par de vrais paysans, par l´entremise d’expressions berrichonnes: « – L’histoire est donc vraie de tous points? demanda
Sylvie Courtioux. / – Si elle ne l´est pas, elle le pourrait être, répondit le chanvreur, et si vous ne me croyez, allez-y voir.» (Sand;
1999 : 196). Berger ajoute (Idem: 81) que les épousailles coïncident avec les retrouvailles: la cérémonie nuptiale consacre le retour
du héros sur les chemins premiers (la mère qui l’a réellement aimé, bien qu’elle soit la quatrième selon l’intrigue), la victoire du lien
d’amour originel, la fin des processus de séparation qui ont mené à l’expérience d’un social non familier.
100
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
la meunière, qui apparaissent comme deux êtres exceptionnels180 dont l’amour est vrai
et idéal. Le tabou de l´inceste est donc complètement relativisé dans ce roman d’amour,
« le plus parfait et le moins érotique de tous les romans d’amour » (Berger ; 1987 : 79).
VI- Conclusion
Comme nous l´avons vu, le mythe littéraire d´Œdipe constitue une source
intarissable pour les écrivains depuis Sophocle jusqu´à nos jours, bien que ce
dramaturge ait conféré un destin à jamais implacable à son personnage. Ce récit,
d´intérêt spécial pour la communauté, fut transmis de génération en génération, à la
suite de quoi des poètes lui conférèrent une forme poétique qui facilita le processus de
la mémorisation. Œdipe fut, ainsi, d´abord une légende qui, grâce à Sophocle, s´est
transformée en un récit mythique à travers l´intervention du sacré, les questions
éternelles qu´il soulève et par son intérêt (fascination, réflexion et savoir), dû au triple
rapport de l´homme relativement à son pouvoir, à sa famille et à la divinité, ainsi qu´à sa
longue errance tiraillée entre sa réussite et son échec. Nombreux furent, donc, les
dramaturges qui se sont intéressés et consacrés à l´histoire tragique d´Œdipe, venue du
fond des âges, en lui prêtant toujours un lien avec le réel. Par cette continuité narrative
du mythe configurant sa dynamique indéniable, nous pouvons constater qu´Œdipe est
bel et bien un mythe littéraire, qui vit non seulement à travers les nombreuses
productions qu´il a engendrées, mais aussi par la psychanalyse de Freud, qui l´interpréta
à sa façon et inventa l´expression “complexe d´Œdipe”, en percevant le cheminement
180
À la description du mal social, Sand préfère constamment l´évocation d´un idéal utopique, qu´elle incarne dans des figures
humaines qui parlent un langage authentique et touchant, animé par des sentiments souvent trop beaux pour être vrais. Cf. le
prologue de La Mare au diable (Sand ; 1995 : 34 et 35):« Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes,
sur sa blouse, d´une peau d´agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintures de la Renaissance, marchait
dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armé d´un aiguillon peu acéré. Les
fiers animaux frémissaient sous la petite main de l´enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant
au timon de violentes secousses. Lorsqu´une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d´une voix puissante, appelant chaque bête par
son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la
terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l´areau à travers champs, si, de la voix et de l´aiguillon, le
jeune homme n´eût maintenu les quatre premiers, tandis que l´enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d´une
voix qu´il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le
paysage, l´homme, l´enfant, les taureaux sous le joug ; et, malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un
sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l´obstacle était surmonté et que l´attelage reprenait sa
marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n´était qu´un exercice de vigueur et une dépense d´activité, reprenait
tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire.
Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l´antique tradition du pays transmet,
non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l´art d´exciter et de soutenir l´ardeur des bœufs de travail.
Ce chant, dont l´origine fut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est
réputé encore aujourd´hui de posséder la vertu d´entretenir le courage de ces animaux, d´apaiser leurs mécontentements et de
charmer l´ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de
leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre : on n´est point un parfait laboureur si on ne sait chanter
aux bœufs, et c´est là une science à part qui exige un goût et des moyens particuliers. ».
101
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
œdipien comme la métaphore d´une difficulté de vivre. Il est, alors, devenu impossible
de créer de nouvelles versions de ce mythe sans garder à l´esprit le souvenir de
Sophocle et celui de Freud.
Nous nous sommes alors intéressés plus particulièrement à la reprise de ce
mythe antique dans une pièce moderne, La Machine infernale de Jean Cocteau (1934),
auquel un hommage a été réalisé en 2003, lors de l´Année Jean Cocteau. Pourquoi avoir
choisi ce dramaturge pour cette thèse? Parce qu´il a relevé, avec succès, le défi de
l´actualisation et modernisé le mythe, en respectant la trame générale de Sophocle et en
la plongeant dans son actualité politique. Les invariantes du mythe sont rehaussées – le
parricide, l´inceste, l´aveuglement et la pendaison de Jocaste –, mais l´auteur met en
scène une machine infernale pour l´anéantissement des mortels. Cocteau retrace tout le
parcours d´Œdipe de Delphes à Thèbes en quatre actes, mais seul le quatrième acte
reprend la pièce de Sophocle. C´est, surtout, son incroyable originalité qui nous
surprend. En effet, Cocteau vivifie pleinement ce mythe, en opérant une transposition
homodiégétique s´appuyant sur une transmotivation et une transvalorisation. Il confère à
son œuvre une signification nouvelle (la relativisation de l´inceste), il y ajoute des
personnages et en modifie, il recrée une atmosphère poétique traduite par un style
résolument moderne. Dans le quatrième acte, Cocteau multiplie le double langage et
l´ironie du tragique domine. Il veut montrer le mécanisme infernal du destin qui
s´acharne sur une famille. Le jeu des anachronismes prête à cette pièce une modernité,
qui atteste que le tragique d´Œdipe demeure intact.
Depuis l´Antiquité, Œdipe vit toujours et encore, puisque ses doutes sont
également les nôtres: sommes-nous maîtres de notre destin ? Savons-nous réellement
qui nous sommes ? Connaissons-nous vraiment la portée de nos moindres actes ? Le
long parcours de ce personnage emblématique, paradigmatique et mythique ne cessera
certainement pas là, continuant à hanter les consciences. De la littérature aux sciences
humaines, le singulier destin d´Œdipe demeure une référence constamment vivante de la
connaissance que nous avons de nous-mêmes, qui nous touche, nous exprime et nous
explique.
Étant donné que Cocteau était un ami et un fervent admirateur de Proust, nous
nous sommes, alors, penchée sur le traitement du complexe œdipien chez ce dernier à
travers une œuvre de George Sand : François le Champi. C´est le premier roman dont le
narrateur proustien a connaissance au début de la Recherche, lors de la scène œdipienne
102
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
du baiser nocturne. Le roman de Sand, qui raconte une histoire d´amour entre une mère
et son fils adoptif, lui permet, alors, de réaliser une mise en abîme avec son propre
complexe d´Œdipe. Ce livre de chevet permet, ainsi, à l´auteur de suggérer une réalité
inquiétante, sans l´exprimer directement, mais plutôt d´une façon oblique. Le roman de
Sand est, également, d´autant plus important parce qu´il clôt la Recherche, lorsque le
narrateur le trouve dans la bibliothèque du prince de Guermantes, au moment où il va
entreprendre la production de son œuvre, centrée sur l´histoire d´une conscience et de
son salut par la création. À travers cette position stratégique de François le Champi
dans l´incipit et dans l´explicit, Proust nous dévoile la nature de ses héros et la manière
dont il compose à partir de la réminiscence ; la matière d´art est fournie par les
impressions passées de l´artiste. Lors de la scène du baiser nocturne de Combray, le
narrateur proustien fait alors glisser le complexe d´Œdipe de la vie vers l´art. La
“cathédrale” proustienne ne constitue pas uniquement l´histoire de sa genèse et de sa
propre création ; c´est, essentiellement, le roman de la création artistique, car elle est
structurée autour de plusieurs expériences esthétiques. Chacun des personnages est
conçu en relation avec l´art et chaque livre ou peinture se résume à un style.
Les dramaturges, les romanciers ou, encore, les musiciens et les cinéastes
abordent le mythe d´Œdipe, qui ne surgit donc point à la conscience du créateur et du
lecteur, ou du public, à la manière d´un personnage balzacien. Le mythe littéraire
d´Œdipe demeure dynamique depuis Sophocle, puisqu´il constitue une véritable source
d´inspiration pour de nombreux auteurs, tout en gardant ses mythèmes originels.
VII- Bibliographie
7.1- Œuvres de Sophocle
SOPHOCLE, Tragédies, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Classique », 1973.
7.2- Œuvres de Cocteau
COCTEAU, Jean, Thomas l´imposteur, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 1923.
103
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
COCTEAU, Jean, Opium : journal d´une désintoxication, Paris, Librairie Stock, Coll.
«Le Livre de poche», 1930.
COCTEAU, Jean, La Machine infernale, Paris, Bernard Grasset, Coll. « Le Livre de
Poche », 1934.
COCTEAU, Jean, Le Discours d´Oxford, Paris, Gallimard, 1956.
COCTEAU, Jean, Théâtre complet, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de
La Pléiade», 2003.
7.3- Œuvres de Proust
PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque
de la Pléiade», 1971.
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Éditions Gallimard, Coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», I, 1987.
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu II, Paris, Éditions Gallimard, Coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», II, 1988.
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu III, Paris, Éditions Gallimard, Coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», III, 1954.
PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu IV, Paris, Éditions Gallimard, Coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», 1989.
7.4- Œuvres de Sand
SAND, George, La Mare au diable, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le Livre
de Poche», 1995.
104
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
SAND, George, François le Champi, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le
livre de Poche », 1999.
7.5- Autres œuvres
ANOUILH, Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946.
BAUDELAIRE, Charles, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Coll. «Bibliothèque de
la Pléiade», 1980, Tome II.
BAUDELAIRE, Charles, Le Voyage, [S.l.], René Bonargent, Coll. «Indifférences»,
1992.
CORNEILLE, Pierre, Œuvres complètes III, Paris, Éditions Gallimard, Coll.
«Bibliothèque de la Pléiade», 1987.
ESCHYLE, Théâtre complet, Paris, GF Flammarion, 1964.
GIDE, André, Œdipe, Drame en trois actes (1930), Paris, L´arche, Coll. « Répertoire du
Théâtre National Populaire», 1958.
GIDE, André, Romans. Récits et soties. Œuvres lyriques, Paris, Éditions Gallimard,
Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1958.
GIRAUDOUX, Théâtre Complet, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la
Pléiade», 1982.
HOMÈRE, L´Iliade ; L´Odyssée, Paris, Éditions Robert Laffont, Coll. «Bouquins»,
1995.
HUGO, Victor, La Légende des siècles, Paris, Gallimard, Coll. «Poésie», 2002.
ROBBE-GRILLET, Alain, Les Gommes, Paris, Les Éditions de Minuit, 1953.
105
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
SARTRE, Jean-Paul, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 1947.
SHAKESPEARE, William, A tragédia de Hamlet príncipe da Dinamarca, Lisboa,
Presença, 1997.
TOURNIER, Michel, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 1977.
TOURNIER, Michel, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France, Coll. « Idées »,
1981.
VERLAINE, Paul, Œuvres Poétiques Complètes, Paris, Robert Laffont, Coll.
« Bouquins», 1992.
7.6- Bibliographie générale (articles et ouvrages)
ARISTOTE, Poétique, [S.l.], Éditions Mille et une nuits, 1997, nº 145.
BARTHES, Roland, Essais Critiques IV. Le bruissement de la langue, Paris, Éditions
du Seuil, 1984.
BODY, Jacques, «Études théâtrales et littérature comparée» in Revue de Littérature
Comparée, Paris, Didier Érudition, avril-juin 1996, nº2.
BRUNEL, Pierre, PICHOIS, Claude et ROUSSEAU, André-Michel, Qu´est-ce que la
littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, Coll. «U», 1983.
DÉCOTE, Georges et ARMAND, Anne, Moyen Âge, XVIe siècle, Paris, Hatier, Coll.
«Itinéraires Littéraires», 1988.
DÉCOTE, Georges et DUBOSCLARD, Joël, XIXe siècle, Paris, Hatier, Coll.
«Itinéraires Littéraires», 1988.
106
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
DURAND, Gilbert, Structure Anthropologique de l´imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
FONTANIER, Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, Coll. «Champ
Linguistique», 1968.
GARNIER, Xavier, «À quoi reconnaît-on un récit initiatique ?» in Poétique, Paris,
Seuil, novembre 2004, nº140.
GENETTE, Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, Coll. « Essais », 1982.
LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale, Paris, Librairie Plon, Coll.
« Agora », 1974.
MACHADO, Álvaro Manuel et PAGEAUX, Daniel Henri, Da Literatura Comparada à
Teoria da Literatura, Lisboa, Editorial Presença, Coll. «Fundamentos», 2001.
MACHADO, Álvaro Manuel, Do Ocidente ao Oriente. Mitos, imagens, modelos,
Lisboa, Editorial Presença, 2003.
MONTEIRO, Ofélia, A formação de Almeida Garrett. Experiência e Criação, Coimbra,
Centro de Estudos Românicos, 1971.
NIETZCHE, Friedrich, La naissance de la tragédie, Paris, Éditions Gonthier, Coll.
« Bibliothèque Médiations», 1964.
SAMOYAULT, Tiphaine, L´intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan,
2001.
WELLEK, René et WARREN, Austin, Teoria da Literatura, [S.l.], Publicações EuropaAmérica, Coll. « Biblioteca Universitária », 1976.
7.7- Dictionnaires
107
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
BRUNEL, Pierre, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris, Rocher, 1988.
BRUNEL, Pierre et CHEVREL, Yves, Précis de Littérature Comparée, Paris, Presses
Universitaires de France, 1989.
Dictionnaire de la Langue Française Lexis, Paris, Larousse, 2001.
Le Robert Dictionnaire d´Aujourd´hui, Paris, Le Robert, 1991.
PAVIS, Patrice, Dictionnaire du théâtre, Armand Colin, 2002.
PHILIBERT, Myriam, Dictionnaire des mythologies, Paris, Maxi-Livres, 2002.
SCHMIDT, Joël, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, Larousse,
1983.
7.8- Études critiques (articles et ouvrages)
7.8.1- Sur les mythes
ALBOUY, Pierre, Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Armand
Colin, 1969.
ASTIER, Colette, Le mythe d´Œdipe, Paris, Librairie Armand Colin, Coll. «Prisme»,
1974.
BARTHES, Roland, Mythologies, Paris, Seuil, 1957.
CAILLOIS, Roger, Le mythe et l´homme, Paris, Gallimard, 1938.
CLANCIER, Anne et ATHANASSIOUI-POPESCO, Mythes et psychanalyse, Paris,
Arnaud Dupin et Serge Perrot Éditeurs, Coll. «In Press», 1997.
108
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
DIEL, Paul, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1966.
ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1966.
GRAVES, Robert, Les mythes grecs, Paris, Librairie Fayard, 1967.
GRIMAL, Pierre, La mythologie grecque, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 1953.
JOURNET, Nicolas, «Œdipe» in Les cahiers de science et vie. Les racines du monde,
Paris, Excelsior Publications, avril 2006, nº92.
LEGRAND, Gérard, Sur Œdipe (Anatomie de la mythologie), [S.l.], Éric Losfeld, 1972.
MAURON, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel : introduction à la
psychocritique, Paris, José Corti, 1988.
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid,
Alianza Editorial, 2006.
TROUSSON, Raymond, Thèmes et mythes, Bruxelles, Éditions de l´Université de
Bruxelles, 1981.
VERNANT, Jean-Pierre, L´univers, les dieux, les hommes, Paris, Grand Caractère,
2000.
VOISINE, Jacques, «Traitements baroque et classique de deux mythes» in Revue de
Littérature Comparée, Paris, Didier Érudition, juillet-septembre 1998, nº3.
7.8.2- Sur Œdipe roi
HÖDERLIN, Remarques sur Œdipe. Remarques sur Antigone, Paris, Union Générale
d´Éditions, 1965.
109
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
VERNANT, Jean-Pierre et VIDAL-NAQUET, Pierre, Œdipe et ses mythes, Paris,
Complexe, 1988.
7.8.3- Sur La Machine infernale
LANNES, Roger, Jean Cocteau, Paris, Seghers, Coll. « Poètes d´aujourd´hui », 1989.
MORINEAU, Dominique, Cocteau : La Machine infernale, Ellipses, Coll. « 40/4 »,
1998.
MOURGUE, Gérard, Jean Cocteau, Paris, Éditions Universitaires, Coll. « Classiques
du XXe siècle», 1965.
ODIER, Dominique, Étude sur Jean Cocteau : La Machine infernale, Paris, Ellipses,
Coll. « Résonances », 1997.
WOLTER, Christoph, «Le mal rouge et or. Création théâtrale et inspiration
architecturale chez Jean Cocteau» in Littérature et architecture. Textes rassemblés par
Laurence Richer, C.E.D.I.C., Université Jean Moulin Lyon 3, Centre Jean Prévost,
novembre 2004.
7.8.4- Sur le complexe d´Œdipe
ANZIEU, Didier, « Terreur et pitié chez Œdipe » in Journal de la psychanalyse de
l´enfant, Paris, Bayard, 1999, nº24.
BESSE Jean-Marie et FERRERO, Marc, L´enfant et ses complexes, Bruxelles, Pierre
Margada, 1980.
CLÉRO, Jean-Pierre, Le vocabulaire de Lacan, Paris, Ellipses, Coll. «Vocabulaire
de…», 2002.
110
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
GREEN, André, « La mère morte » in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris,
Éditions de Minuit, 1983.
FREUD, Sigmund, Un souvenir d´enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, Coll.
«Idées», 1927.
FREUD, Sigmund, Sur le rêve, Paris, Gallimard, Coll. « Folio/Essais», 1942.
FREUD, Sigmund, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1948.
FREUD, Sigmund, Abrégé de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France,
Coll. « Bibliothèque de psychanalyse », 1949.
FREUD, Sigmund, Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine, Paris,
Gallimard, Coll. « Idées nrf », 1950.
FREUD, Sigmund, Introduction à la Psychanalyse, Paris, Payot, Coll. «Petite
Bibliothèque Payot», 1961.
FREUD, Sigmund, L´Interprétation des rêves, Paris, Presses Universitaires de France,
1967.
FREUD, Sigmund, Métapsychologie, Paris, Gallimard, Coll. « Folio/Essais», 1968.
FREUD, Sigmund, L´inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Coll.
« Folio/Essais», 1985.
FREUD, Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, Coll. « Folio
Essais », 1987.
LECLAIRE, Serge, Œdipe à Vincennes. Séminaire 69, Paris, Librairie Arthème Fayard,
1999.
111
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
SOUS, Jean-Louis, Les p´tits mathèmes de Lacan. Cinq études sérielles de
psychanalyse, Paris, Éditions et Publications de l´École Lacanienne, Coll. «Les Cahiers
de l´Unebévue», 2000.
7.8.5- Sur le mythe dans la littérature
ABASTADO, Claude, Mythes et rituels de l´écriture, Bruxelles, Éditions Complexe,
1979.
BELLEMIN-NOËL, Jean, Psychanalyse et Littérature, Paris, Presses Universitaires de
France, Coll. «Que sais-je ?», 1989.
DUROUX, Françoise, « Antigone encore. Les femmes et la loi» in Rue Descartes,
Paris, Albin Michel, avril 1991, nº1.
HUET-BRICHARD, Marie-Catherine, Littérature et Mythe, Paris, Hachette Livre, Coll.
«Contours littéraires», 2001.
JABOUILLE, Victor et alii, Estudos sobre Antígona, Mem Martins, Editorial Inquérito,
1999.
MIGUET-OLLAGNIER, Marie, Mythanalyses, Paris, «Les Belles Lettres», 1992.
RICARDOU, Jean, Problèmes du nouveau roman, Paris, Éditions du Seuil, Coll. «Tel
quel», 1967.
7.8.6- Sur Proust
BOREL, Jacques, Proust et Balzac, Paris, Librairie José Corti, 1975.
112
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
BOWIE, Malcom, Freud, Proust et Lacan, Paris, Éditions Denoël, Coll. «L´espace
analytique», 1988.
BOYER, Philippe, Le petit pan de mur jaune. Sur Proust, Paris, Éditions du Seuil, Coll.
« Fiction & Cie», 1987.
COCLENCE, Françoise et BAUDUIN, Andrée, Marcel Proust visiteur des
psychanalystes, Paris, Presses Universitaires de France, Coll. «Quadrige », 2003.
DELEUZE, Gilles, Proust et les signes, Paris, Presses Universitaires de France, Coll.
«Quadrige», 1996.
FERNANDEZ, Dominique, L´Arbre jusqu´aux racines. Psychanalyse et création, Paris,
Éditions Bernard Grasset, 1972.
FRAISSE, Luc, Le processus de la création chez Marcel Proust, Paris, Librairie José
Corti, 1988.
HENROT, Geneviève, « Marcel Proust et le signe "Champi" » in Poétique, Paris, Seuil,
avril 1989, nº24.
KRISTEVA, Julia, Le temps sensible. Proust et l´expérience littéraire, Paris, Gallimard,
Coll. «nrf essais», 1994.
MILLY, Jean, Proust et le style, Genève, Éditions Slatkine, 1991.
MULLER, Marcel, Les voix narratives dans la recherche du temps perdu, Genève,
Librairie Droz, 1965.
ROUSSET, Jean, Forme et Signification, Paris, Librairie José Corti, 1962.
SCHULTE, Annelise Nordholt, Le moi créateur dans «À la recherche du temps perdu»,
Paris, L´Harmattan, 2002.
113
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
SPURR, David, « Scènes de lecture » in Poétique, Paris, Seuil, novembre 1999, n°67.
TADIÉ, Jean-Yves, Proust, Paris, Pierre Belfond, 1983.
TADIÉ, Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, Coll. «Tel», 1986.
7.8.7- Sur Sand
BERGER, Anne, « L’apprentissage selon George Sand », « Le nid mystérieux des
familles. Écriture et parenté » in Littérature, Paris, Larousse, octobre 1987, n°67.
DIDIER, Béatrice, George Sand, Paris, adfp Ministère des Affaires Étrangères, 2004.
114
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
VIII- Annexes
Annexe I
Œdipe et le Sphinx, Ingres (1808)
L´internaute Magazine
http://www.linternaute.com/sortir/sorties/exposition/ingres/diaporama-tableaux/13.shtml
115
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe II
Vases représentant Œdipe et la Sphinx
116
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial,
2006.
117
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe III
Œdipe et le Sphinx, Gustave Moreau (1864)
Ministère de la Culture-Direction des musées de France-Base Joconde
http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr
118
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe IV
Œdipus Rex, Max Ernst (1922)
Centre Pompidou-Direction de l´action éducative et des publics
http://www.cnac-gp.fr/Pompidou/Pedagogie.nsf
119
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe V
La Grèce au Ve siècle avant J.-C.
Département de philosophie du Cégep de Rosemont
http://www.agora.crosemont.qc.ca/dphilo/intradoc/phi103/imagesgrece/carteclassi.jpg
120
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe VI
Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo intitulé
«Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont participé
Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre autres :
― Proust a parlé d´une époque, d´une société mais ce n´est pas pour ça que son
œuvre se démode. Ça serait confondre le zouave de Van Gogh avec un vrai zouave. Ce
serait absurde. Et, au contraire, je suis étonné de voir combien les mécanismes de Proust
s´approchent des mécanismes d´un Rogris ou d´un Butor. Des recherches de la jeunesse
actuelle.
― C´est aussi avant l´entre guerre que M. Jean Cocteau rencontra Marcel
Proust.
― Proust habitait 102 boulevard Haussmann. Je me souviens, moi qui ai une très
mauvaise mémoire des chiffres. Je me souviens de ce 102 boulevard Haussmann, parce
que nous échangions des enveloppes. Nos enveloppes de lettres portaient des poèmes,
des poèmes adressés à l´exemple des adresses poèmes de Mallarmé et je me souviens
d´une adresse 102 boulevard Haussmann. Oust ! Courrez, facteur, chez Marcel Proust.
Et Marcel, lui, écrivait de considérables poèmes sur les enveloppes et le facteur ne s´y
retrouvait pas. Il avait une écriture très difficile qu´on défaisait comme on dépiaute une
noix et le facteur avait beaucoup de peine à trouver le nom et l´adresse. Et j´habitais 10
rue Anjou et j´avais pris l´habitude, le soir, d´aller rendre visite à Marcel Proust,
boulevard Haussmann.
― Je ne crois pas que la porte de Marcel Proust était aisée à franchir.
― Et bien, d´abord, c´était tout un cérémonial pour entrer chez Marcel Proust,
parce qu´on était arrêté dans le vestibule par Céleste. Céleste nous demandait, beaucoup
plus tard, quand elle m´a connu : M. Jean est-ce que vous n´avez pas rencontré une
dame, donné la main à une dame qui aurait touché une fleur, parce que Marcel vivait
dans un nuage de poudre antiasthmatique. Il avait peur des crises d´asthme et il craignait
même l´approche d´une personne qui aurait approché une personne ayant respiré une
fleur.
― Comment vous accueillait-il chez lui ?
121
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
― On entrait dans un véritable nuage de poudre antiasthmatique. Alors, il était
couché tout habillé sur son lit, un lit de cuivre, et le lit de cuivre était enfermé dans une
sorte de guérite en liège, qui le protégeait contre les bruits extérieurs et il portait des
gants blanc pour éviter ce tic qu´il avait de se ronger les ongles. Et il ressemblait, avec
barbe, à Carnot mort ou à Ronald Rachilde ou au Capitaine Némo. Sa chambre
ressemblait pas mal au lotilus. Et quand il n´avait pas de barbe, il ressemblait au fameux
portrait de Jacques Émile Blanche, où il a l´air d´un œuf de Pâques. Quand, le soir, nous
lui demandions, quelques fois, de lire des passages de son œuvre, c´était très difficile de
l´écouter parce qu´il lisait en riant, en se barbouillant ce rire sur la figure avec sa barbe,
sous sa main gantée, et il coupait sa lecture de «c´est idiot, c´est idiot» et il nous
expliquait qu´un geste n´aurait de signification que dans le quinzième volume, qui était
trop sous la pile pour qu´il le cherche. Et c´étaient des lectures qui étaient plutôt un
brouhaha amical.
― Son asthme ne l´empêchait pas de sortir ?
― Il sortait ; il allait quelques fois, très rarement, dans le monde où il se coupait
les cheveux lui-même avec des ciseaux à ongles, avec le coupe-kif […]. Il a été aussi au
ballet russe, une fois. Une fois, au ballet russe. C´était l´époque des ballets russes. Il a
été au ballet russe, un jour, dans la loge de Mme Serte et cette loge était très curieuse
parce qu´il y avait, dans la loge, Renoir, Auguste Rodin et Proust. Et ils se sont mis avec
tant de politesses pour s´asseoir, qu´ils se sont assis pendant que le rideau baissait. Ils
n´ont pas pu voir "L´après-midi d´un fauve". Chez Marcel, tout était cérémonial.
D´abord, il était extrêmement susceptible. Il voyait toujours qu´on avait commis une
faute à son égard. Et peut-être l´avait-on commise, parce qu´il vivait avec une telle
hypersensibilité, qu´il est possible qu´on ait commis des fautes quand on ne s´en rendait
pas compte. Très souvent, il était chez La Rue. Il disait, il m´écrivait quinze
pages :"Vous avez fait semblant, mon cher Jean, de ne pas me voir". Et je n´avais pas vu
Marcel, quand même je me serais précipité à sa table. Simplement, alors, il en faisait
toute une aventure. Et si en magnifiant ce que je te raconte et, comment dirais-je, en le
transcendant, on a l´œuvre de Proust. Il vivait dans un perpétuel labyrinthe de
politesses, d´impolitesses. Un jour, il m´a écrit, je ne sais pas, vingt pages de grief à
soumettre. Il voulait que je lise la lettre à Étienne de Gaumont. Il m´avait écrit vingt
pages de grief contre Étienne de Gaumont. Il voulait que je la lui lise. Et puis, alors, il
avait comme post-scriptum : "Au fait, ne lui dites rien".
122
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
[…]
― Là où il avait une histoire excellente. À la fin de sa vie, Proust allait au Ritz,
où il allait rendre visite à […] Mme Paul Morand. Et quand il sortait, il distribuait des
pourboires. Il ne lui restait plus rien en poche et il dit au concierge : "Pouvez-vous me
prêter cinquante francs ?". "Mais oui, M. Proust, les voilà.". Et Proust dit : "Gardez-les,
M., c´était pour vous.".
[…]
― La chambre de Marcel ressemblait aux maisons de famille quand on est parti
pour les vacances. Tout était enrobé en housses : les lustres, les meubles, […]. Et la
poussière partout, parce qu´on époussetait pas, on ne balayait pas.
[…]
― Et, quelques fois, Marcel quittait son lit et il allait dans son cabinet de toilette.
Et il lui arrivait de manger des nouilles froides debout, des nouilles froides. Je l´ai vu
manger des nouilles froides debout et il était vêtu d´une sorte de gilet, juste au corps en
velours violet, qui semblait contenir les rouages de son mystérieux mécanisme.
123
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe VII
Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997)
124
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir).
125
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe VIII
Extraits de la bande dessinée intitulée À la recherche du temps perdu
126
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
127
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
HUET, Stéphane et DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt
Productions, 1998.
128
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe IX
Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du côté de chez
Swann (1913) et À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919).
Marcel Proust (1811-1922) vécut au nº2, bd Haussmann
de 1907 1919. Afin de se protéger du bruit et du pollen des marronniers sa chambre fut tapissée de Liège
et sa fenêtre constamment dose. > y écrira Du coté de chez Swann (1913)
et À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919).
Cliché IR — photographe 0.M - graphique M.L.C — Le Bacb2b — FDR 64
129
À la recherche d´Œdipe…
Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand…
Annexe XI
Vue de Delft
Ver Meer (1661)
La peinture, un art de vivre
http://perso.orange.fr/yann.franqueville/Vermeer/Francais/vue_de_delft.htm
130