1 Pour Papa, Maman et Émilie
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1 Pour Papa, Maman et Émilie
À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Pour Papa, Maman et Émilie 1 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… REMERCIEMENTS J´adresse toute ma sincère reconnaissance à Madame le professeur Maria do Rosário Girão Ribeiro dos Santos, qui a dirigé cette recherche. C´est grâce à son attention constante, son encouragement, son aide précieuse, son exigence et ses conseils que j´ai pu mener ce travail à son terme. Je tiens à remercier sincèrement Monsieur le professeur Manuel José Silva, qui a eu la gentillesse de relire ce travail et d´y apporter les corrections nécessaires. Je suis particulièrement redevable à mes parents et à ma sœur, pour leur soutien et leur amour “à distance” qui m´ont apporté courage et énergie. Que mes collègues du “Mestrado” soient remerciés pour leurs encouragements. Ma dernière attention ira aux membres de ma famille, que la mort a emportés avant que ne s´achève ce travail ; leur absence habite ces pages. 2 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… AVERTISSEMENT NORMES GRAPHIQUES Le texte principal est justifié et écrit en caractère de police Times New Roman (TNR), taille 12, avec une interligne de 1,5 et une marge de 3 cm de chaque côté. Les citations qui servent d´introduction aux chapitres sont écrites en caractère de police TNR, taille 10, entre guillemets, et sont isolées du texte principal. Les commentaires en bas de page sont écrits en caractère de police TNR, taille 8, avec une interligne de 1. Il n´y a pas d´espace entre la barre oblique et les mots qui la précèdent et la succèdent, sauf quand elle sépare des vers. CITATIONS Les citations suivent le modèle suivant : auteur ; date : page. Lorsque plusieurs citations sont du même auteur, la référence bibliographique est : Idem ; date : page. Si elles sont du même auteur et appartiennent au même ouvrage, la référence est : (Ibidem : page). Pour les citations de La Machine infernale de Jean Cocteau (1934), la référence est : chapitre, page. Pour celles de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, la référence est : RTP volume, page. Quand les citations sont incomplètes au début et à la fin, les réticences apparaissent entre parenthèses : (…). Si elles ont été coupées au milieu, les réticences apparaissent entre crochets : […]. Plusieurs citations ont été volontairement répétées. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Le titre des œuvres et des poèmes est en italique. Celui des articles apparaît entre guillemets. Les références bibliographiques, à la fin de notre dissertation, ont comme modèle : NOM, Prénom, Titre de l´ouvrage, Lieu de l´édition, Édition, Collection, Volume, date. ABRÉVIATIONS Recherche pour À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. 3 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… RÉSUMÉ À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Mythe littéraire qui illustre le thème du parricide et de l´inceste, le mythe d’Œdipe peut être expliqué à la lumière de la psychanalyse. En effet, il constitue, à partir de Sophocle, une source inépuisable pour les écrivains et les artistes, car Œdipe est une figure mythique plurielle, énigmatique et dynamique, qui dépasse les contingences d´une époque pour accéder, ainsi, à l´intemporalité. Du point de vue des relations entre la littérature et le mythe, nous nous sommes située dans une perspective rhétorique, en vue de repérer la présence de ce dernier dans le texte littéraire. Du côté de l´écrivain, il se configure en termes de la révélation du désir censuré, de la pulsion indicible et du complexe latent. En ce qui concerne le texte, il émerge comme un hypotexte et/ou intertexte. Pour le lecteur, il surgit comme un véritable jeu de ‘pistes’, susceptibles de déclencher le plaisir de la surprise et/ou de combler un horizon d´attente(s). Du côté des critiques, il offre une pluralité d´approches : sociologique (organisation sociopolitique et culturelle de la société où le mythe est né), psychanalytique (renvoyant à l´ensemble des conflits qui structurent la psyché) et structurale (privilégiant la syntaxe du mythe, avec ses combinaisons et ses oppositions). Pour des raisons d´équilibre génologique, le corpus sélectionné a porté sur Jean Cocteau et Marcel Proust. En vérité, dans La Machine infernale, le dramaturge procède à une transposition homodiégétique, véhiculant une transmotivation et une transvalorisation. En désacralisant le mythe, afin de dénoncer la situation politique vécue en France au cours de l´entre-deux-guerres, Cocteau conserve ses invariantes, l´adapte à son actualité politique, lui prête une atmosphère poétique, lui confère un style moderne, y ajoute des personnages et en modifie d´autres. Dans la Recherche, roman de la procrastination d´une vocation, Proust procède à une recréation du mythe d´Œdipe, tremplin pour l´originalité de son style-vision, fondé sur la métaphore et sur la réminiscence. Lors de la scène œdipienne du baiser nocturne, François le Champi de George Sand − une histoire d’amour entre une mère et son fils adoptif − fait sa première apparition en scène et constitue une “mise en abîme” du complexe d’Œdipe du protagoniste-narrateur, qu’il n´hésite pas à transposer de la vie vers l’art. 4 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… RESUMO Em busca do mito de Édipo… Do ‘lado’ de Cocteau e Proust, passando por Sand… O mito de Édipo é um mito literário, que, ilustrando o tema do parricídio e do incesto, pode ser explicado à luz da psicanálise. Constitui, com efeito, e a partir de Sófocles, uma fonte inesgotável para todos os escritores e artistas, porque Édipo é uma figura mítica plural, enigmática e dinâmica, que ultrapassa as contingências de uma dada representação temporal para, assim, aceder à intemporalidade. Situámo-nos numa perspectiva retórica, do ponto de vista das relações entre literatura e mito, a fim de identificar a presença deste último no texto literário. No que respeita ao escritor, ele configura-se em termos de revelação do desejo censurado, da pulsão indizível e do complexo latente. No tocante ao texto, ele emerge como um hipotexto e/ou intertexto. No que concerne ao leitor, ele surge como um verdadeiro jogo de ‘pistas’, susceptíveis de desencadearem o prazer da surpresa e/ou de preencherem um dado horizonte de expectativa(s). Para os críticos, ele presta-se a uma pluralidade de abordagens: sociológica (organização sociopolítica e cultural da sociedade onde o mito viu a luz do dia), psicanalítica (reenviando ao conjunto dos conflitos que estruturam a psique) e estrutural (privilegiando a sintaxe do mito, bem como o seu sistema de combinações e oposições). Por razões de equilíbrio genológico, o corpus seleccionado incidiu em Jean Cocteau e Marcel Proust. Na verdade, em La Machine Infernale, o dramaturgo procede a uma transposição homodiegética, veiculando uma transmotivação e uma transvalorização. Dessacralizando o mito, a fim de denunciar a situação política vivida em França entre as duas Grandes Guerras, Cocteau mantém as suas invariantes, adaptao à sua actualidade política, empresta-lhe uma atmosfera poética, incute-lhe um estilo moderno e acrescenta-lhe algumas personagens, alterando outras tantas. Na Recherche, romance da procrastinação de uma vocação, Proust recria o mito de Édipo, trampolim para a originalidade do seu estilo-visão, alicerçado na metáfora e na reminiscência. Aquando da cena edipiana do beijo nocturno, François le Champi de George Sand história de amor entre uma mãe e o seu filho adoptivo – faz a sua aparição em cena e constitui uma “mise en abîme” do complexo de Édipo do protagonista-narrador, que ele não hesita em transpor da vida para a arte. 5 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… TABLE DES MATIÈRES I- Introduction .............................................................................................................9 II- Introduction au mythe ........................................................................................10 2.1- Pour une typologie des mythes ................................................................11 2.2- L´interprétation du mythe ........................................................................12 2.3- La puissance du mythe .............................................................................14 2.4- Le récit mythique et le récit littéraire .......................................................15 III- Le mythe littéraire d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle. Histoire et littérature ................................................................................................20 3.1- Mythe et tragédie......................................................................................23 3.2- Les invariantes du mythe..........................................................................26 3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne ...........................................................29 3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions.........................34 3.5- Le lien avec le réel....................................................................................37 IV - L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau ......................................................38 4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures) .......................................38 4.2- Jean Cocteau, le théâtre et les mythes.........................................................44 4.3- Les analogies et les divergences entre Œdipe roi et La Machine infernale50 4.4- L´originalité de Cocteau .............................................................................53 4.5- Cocteau et la psychanalyse freudienne .......................................................62 4.5.1- La relativisation du parricide et de l´inceste..............................63 4.5.2- Le complexe d´Œdipe................................................................64 V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand .....................................................................................................................................70 5.1- Proust, lecteur de Freud et Sand ..............................................................71 5.2- Le traitement du complexe chez Proust et Sand ......................................76 5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance ...................................77 5.2.2- À la recherche de la pureté de l´âme humaine ........................82 6 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… 5.3- La mise en scène du complexe chez Proust .............................................83 5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne ............................................84 5.3.2- Le drame du coucher .................................................................85 5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste .....................................................89 5.3.4- Les ‘figures’ de la mère..............................................................92 5.3.5- Les ‘figures’ du père ..................................................................95 5.3.6- La ‘résolution’ du complexe......................................................98 VI- Conclusion .........................................................................................................101 VII- Bibliographie ...................................................................................................103 7.1- Œuvres de Sophocle.............................................................................103 7.2- Œuvres de Cocteau...............................................................................103 7.3- Œuvres de Proust .................................................................................104 7.4- Œuvres de Sand....................................................................................104 7.5- Autres œuvres ......................................................................................105 7.6- Œuvres générales (articles et ouvrages)...............................................106 7.7- Dictionnaires ........................................................................................107 7.8- Études critiques (articles et ouvrages) .................................................108 7.8.1- Sur les mythes (articles et ouvrages) .......................................108 7.8.2- Sur Œdipe roi ..........................................................................109 7.8.3- Sur La Machine infernale ........................................................110 7.8.4- Sur le complexe d´Œdipe ........................................................110 7.8.5- Sur le mythe dans la littérature (articles et ouvrages) .............112 7.8.6- Sur Proust ................................................................................112 7.8.7- Sur Sand...................................................................................114 VIII- Annexes...........................................................................................................115 Annexe I : Œdipe et le Sphinx, Ingres (1808) ...........................................................115 Annexe II: Vases représentant Œdipe et la Sphinx in RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006 .........116 Annexe III : Œdipe et le Sphinx, Gustave Moreau (1864)........................................118 Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922).............................................................119 7 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe V : la Grèce au Ve siècle avant J.-C .............................................................120 Annexe VI : Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo intitulé «Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont participé Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre autres .........................................................................................................................121 Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir)..................................................124 Annexe VIII : Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane et DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998................126 Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du côté de chez Swann (1913) et À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919) ..............129 Annexe XI : Vue de Delft, Ver Meer (1661) .............................................................130 8 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… I- Introduction Les « mythes – comme tout ce qui vit – ont besoin d´être irrigués et renouvelés sous peine de mort » (Tournier ; 1977:193). Selon Gaston Bachelard, « (…) tout mythe est un drame humain condensé. Et c´est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle » (Diel ; 1966 : 6). Durant l´entre-deux-guerres et l´Occupation, période pendant laquelle la crainte des dangers et l´immanence du tragique apparaissent à l´ordre du jour, le théâtre français replonge dans l´Antiquité, afin de s´emparer de ses mythes. Ces derniers s´avèrent un tremplin à traduire l´inquiétude ressentie par tous au cours d´une époque marquée par l´installation des dictatures fascistes en Europe, qui, à la suite de la Première Guerre Mondiale, détruisent l´espérance en une paix permanente. La tragédie de Sophocle marque les débuts de la vie littéraire et artistique du personnage d´Œdipe. Les malheurs de ce roi de Thèbes n´ont cessé d´aviver l´imagination et la réflexion des auteurs jusqu´à nos jours. Le théâtre1, le roman, l´opéra et le cinéma se sont emparés de ce sujet, Œdipe étant, ainsi, devenu une référence permanente de la création artistique depuis Sophocle. À partir de ce noyau commun constitué par les traits invariants du mythe2 d´Œdipe, quatre œuvres ont été sélectionnées: Œdipe roi de Sophocle, La Machine infernale de Jean Cocteau, À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust et François le champi de George Sand. Le choix porté sur Cocteau et Proust se justifie par une volonté de varier les genres littéraires et les discours littéraires du mythe3 ; il s´agit de contrebalancer une 1 « La littérature comparée s´est d´abord manifestée, au cours du XIXe siècle, par le désir d´effacer les frontières que les nationalismes culturels traçaient autour des États-nations. Dans ces dernières décennies, elle s´en prend volontiers aux frontières qui séparent la littérature et les autres arts, peinture, musique, cinéma… Le théâtre, qui marie le texte et le décor, le geste et la musique, les arts de l´espace et les arts du temps, est donc à double titre matière comparatiste ! Certes, et voilà que notre discipline, depuis longtemps accusée de trop embrasser pour bien étreindre, prétendrait s´annexer le champ des études théâtrales, qui ont connu un prodigieux essor au cours de ces dernières décennies.» (Body ; 1996 : 221). 2 « (…) l´homme vit des mythes où il se retrouve et se poursuit […] étudier leur histoire, se pencher sur le secret de leurs mutations infinies, c´est aussi apprendre à connaître sa propre odyssée dans ce qu´elle a de plus élevé et souvent de plus tragique. Dans toute conscience éprise de justice il y a une Antigone, dans toute révolte un Prométhée, dans toute quête un Orphée ; nous frémissons devant Médée, rêvons devant Tristan, tremblons devant Œdipe. Ces héros sont en nous et nous sommes en eux ; ils vivent de notre vie, nous nous pensons sous leur enveloppe. En tout homme sommeillent ou s´agitent un Oreste et un Faust, un Don Juan et un Saül ; nos mythes et nos thèmes légendaires sont notre polyvalence, ils sont les exposants de l´humanité, les formes idéales du destin tragique, de la condition humaine. […] Les vieux mythes de notre civilisation ne contiennent-ils pas assez de richesses et de mystère pour tenter le chercheur le plus exigeant et la multiplicité de leurs incarnations n´a-t-elle pas de quoi solliciter l´esprit le moins curieux ? Au cœur de ces antiques légendes veillent quelques-uns des symboles primordiaux de la culture occidentale, quelques-uns des signes exaltants ou terribles de l´aventure humaine ; motif suffisant, peut-être, de se pencher sur eux. » (Trousson ; 1981 : 8 et 9). 3 Dans leur ouvrage intitulé Da Literatura Comparada à Teoria da Literatura, Álvaro Manuel Machado et Daniel-Henri Pageaux (2001 : 106) affirment que «várias leituras se proporcionam ao comparativista: analisar as estruturas do texto em geral (o esquema 9 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… pièce de théâtre avec un roman, ou, encore, le mythe désacralisé chez Cocteau4 au mythe romancé pour Proust. Nous nous proposons d´étudier comment Jean Cocteau, a réussi à relever le défi de l´actualisation du mythe antique d´Œdipe dans une pièce du XXe siècle, en opèrant une transposition homodiégétique, s´appuyant sur une transmotivation et une transvalorisation5. Pour cela, il nous faudra, tout d´abord, comprendre comment la légende d´Œdipe est devenue mythe chez Sophocle, afin d´analyser, ensuite, sa pièce Œdipe roi réécrite par Cocteau dans La Machine infernale, ainsi que sa relation avec la psychanalyse freudienne. Puis, nous observerons comment Marcel Proust, un auteur auquel Jean Cocteau vouait une profonde admiration, insère le complexe d´Œdipe dans À la recherche du temps perdu d´une façon stratégique (dans l´incipit et dans l´explicit), à travers un réseau de références aux lectures6 de son enfance, lorsqu´il fait apparaître, au cours de la scène du baiser nocturne, dans Combray (RTP I, 4 à 184), le livre intitulé François le Champi de George Sand (1999), qui réapparaît, également, à la fin de la Recherche. Le romancier procède à une recréation romanesque du mythe, en essayant de contourner la scène œdipienne du baiser nocturne par le biais de l´art, cette dernière étant transposée vers la scène créatrice. Finalement, il a fallu fuir le biographisme, puisque, comme nous le rappelle Proust dans Contre Sainte-Beuve, le moi social se distingue du moi profond7. II- Introduction au mythe mítico), os problemas da intertextualidade (passagem duma versão para outra e presença duma determinada versão do mito num determinado texto), enfim, questões relativas às formas e aos géneros literários confrontados com o esquema mítico.». 4 Bien que La Machine infernale (1934) multiplie les références à l´oracle de Delphes, qui prédit le pire des destins à Œdipe, Cocteau s´y reporte à peine comme à une sorte de postulat de base et ne s´intéresse qu´à la seule rigueur mathématique avec laquelle s´accomplit l´oracle. 5 Suivant la terminologie de Gérard Genette, dans son ouvrage intitulé Palimpsestes (1982) : «Homodiégétiques, toutes les tragédies classiques qui reprennent un sujet mythologique ou historique, et même si à d´autres égards elles transforment largement ce sujet.» (Idem : 422) ; «Transvalorisation : c´était ici un double mouvement de dévalorisation et de (contre-) valorisation portant sur les mêmes personnages (…)» (Idem: 514) ; transmotivation lorsque de nouveaux personnages sont mis en évidence (Idem : 466). 6 Il semble « (…) que les livres de chevet des personnages proustiens aient une destination et une signification. Comme une enseigne au-dessus de leur tête, comme un leitmotiv wagnérien, ils attirent notre attention sur un trait essentiel de leur destinée ou de leur fonction ; comme un éclairage indirect, ils servent à projeter sur eux une lumière supplémentaire ; ils permettent à l´auteur de suggérer maintes choses sans les dire. Ce sont ces ressources secrètes qui renforcent et enrichissent une architecture complexe, et de ces moyens raffinés qui plaisaient à Proust comme ils enchantent son lecteur attentif. » (Rousset ; 1962 : 163). 7 Proust (1971 : 221) explique que la méthode de Sainte-Beuve, qui faisait de Taine un maître exceptionnel de la critique au XIXe siècle, consiste à ne point séparer l´œuvre de l´homme. Sainte-Beuve n´a pas vu l´abîme qui sépare l´écrivain de l´homme du monde, le moi de l´écrivain ne se manifestant que dans ses livres (1971 : 225). Dans son ouvrage intitulé L´Arbre jusqu´aux racines. Psychanalyse et création, Dominique Fernandez (1972 : 307) affirme que Proust « a ramassé toute sa vie dans son œuvre, en posant comme principe que sa vie ne comptait pas : en sorte que toute tentative de juger le créé par le vécu, la solidité de l´enquête d´après les possibilités concrètes offertes comme matériaux à cette enquête, entraîne automatiquement la disqualification». 10 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… « Un grand mythe, c´est tout d´abord une image vivante que nous berçons et nourrissons en nous, qui nous éclaire et nous réchauffe. De l´image, il a les contours fixés, semble-t-il, de toute éternité, mais son paradoxe tient dans la force de persuasion qu´il irradie malgré son antiquité. » (Tournier ; 1981 : 25). Le mot mythologie8 vient du grec mythos (récit, rumeur) et logos (parole), ce qui nous renvoie directement à un genre oral. Le mythe a, ainsi, permis de transmettre les connaissances avant même que l´écriture ne soit capable de le faire. Relevant de la tradition orale, il passe de bouche en bouche, de génération en génération, n´étant ni la "propriété" d´aucun locuteur, ni susceptible d´être modifié, puisqu´il n´est pas figé9. Cependant, comme les traditions orales se sont perdues, nous ne pouvons trouver que des versions paralittéraires ou littéraires du mythe. 2.1- Pour une typologie des mythes « Qu´est-ce qu´il y avait quand il n´y avait pas encore quelque chose, quand il n´y avait rien ? À cette question, les Grecs ont répondu par des récits et des mythes. » (Vernant ; 2000 : 17). Classes Fonctions Évolution dans le temps Mythes 1 Développer une théorie sur la naissance de cosmogoniques l´univers (relater le passage du néant à quelque Antéhistorique chose). Mythes 2 théogoniques Mythes 3 anthropologiques (1) Expliquer la formation progressive du monde (les océans, les montagnes,...). Les phénomènes Antéhistorique naturels sont mêlés à l´action des divinités. (1) Expliquer l´apparition de l´homme sur terre. Historique (2) 8 Gérard Legrand (1972: 21) réfère que le terme mythologie renvoie au récit mythique et à la science relative à ce récit. D´un point de vue historique, le récit mythique préexiste aux discours philosophique et scientifique. 9 Dans leur ouvrage intitulé Teoria da Literatura (1976 : 237), René Wellek et Austin Warren affirment que le mythe est social, anonyme et collectif. 11 À la recherche d´Œdipe… 4 Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Mythes Traiter des origines10 d´une cité ou d´une action. historiques Les légendes, le sacré et l´histoire créent le mythe avec des fins politiques ou morales. Historique (2) (1) L´histoire relate une lutte contre les dieux ou fait intervenir des êtres fabuleux. (2) Des êtres humains, avec des noms propres et des destinées individuelles, ou bien des États, organisés en fonctionnement, apparaissent. 2.2- L´interprétation du mythe Dans sa préface à l´œuvre intitulée Le symbolisme dans la mythologie grecque, Gaston Bachelard déclare que plusieurs interprétations du mythe sont possibles11. Selon la tradition philosophique, c´est une fable discursive qui véhicule une signification obscure que la réflexion est impuissante à déchiffrer. Pour les fonctionnalistes, c´est l´élément d´un ensemble global et cohérent, défini par les préoccupations matérielles, et qui met en rapport l´homme et la nature ou double l´organisation sociale que celui-ci soutient. Les structuralistes affirment que les mythes sont déterminés les uns par les autres et trouvent en eux-mêmes leur vérité, plutôt que dans leur contexte. Enfin, l´interprétation psychologique, la plus adéquate, à notre modeste avis, au mythe d´Œdipe, défend que l´accent est mis sur le postulat de symbolisation mythique (calcul psychologique exprimé sous une forme imagée, compromis effectué entre les désirs d´une part, les complexes et les sentiments d´angoisse et de culpabilité des individus d´autre part). 10 «Não há mito que não seja mito das origens. Isso quer dizer que o mito conta, em definitivo, o que aconteceu num tempo imemorial, in illo tempore, mas que se mantém, ainda e sempre, válido. Ou antes: o facto de contar, de proferir o mito e, portanto, de o actualizar pela palavra, confere-lhe a sua plena validade. O enunciado do mito não é apenas exposição de factos: a exposição de factos torna-se sempre inaugural, na medida em que ela transporta o público para o tempo das origens. Assim, a narrativa reactualiza o mito, reactiva a história. E, por isso, o mito é a negação de todo e qualquer progresso cronológico, de todo e qualquer provir: o tempo do mito é um tempo circular que se refere a um tempo antigo, um tempo das origens que será para sempre a chave explicativa do homem.» (Machado et Pageaux; 2001:110). 11 Le « domaine des mythes s´ouvre aux enquêtes les plus diverses, et les esprits les plus différents, les doctrines les plus opposées ont apporté des interprétations qui eurent chacune leur heure de validité. Il semble ainsi que le mythe puisse donner raison à toute philosophie. Êtes-vous historien rationaliste ? Vous trouverez dans le mythe le récit encombré des dynasties célèbres. N´y a-t-il pas, dans les mythes, des rois et des royaumes ? Pour un peu on daterait les différents travaux d´Hercule, on tracerait l´itinéraire des Argonautes. – Êtes-vous linguiste, les mots disent tout, les légendes se forment autour d´une locution. Un mot déformé, voilà un dieu de plus. L´Olympe est une grammaire qui règle les fonctions des dieux. Si les héros et les dieux traversent une frontière linguistique, ils changent un peu leur caractère, et le mythologue doit établir de subtils dictionnaires pour déchiffrer deux fois, sous le génie de deux langues différentes, la même histoire. – Êtes-vous sociologue ? Alors dans le mythe apparaît un milieu social, un milieu moitié réel moitié idéalisé, un milieu primitif où le chef est, tout de suite, un dieu. » (Diel ; 1966 : 5). 12 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Dans le Dictionnaire des mythes littéraires (1988: 1129 à 1138), Pierre Brunel affirme que le mythe (mythos) a longtemps été défini en tant que discours (logos), renvoyant, par conséquent, à un savoir objectif, rationnel et logique. De plus, la presse, qui est une « grande consommatrice de clichés suggestifs » (Idem : 1130), abuse trop souvent de ce mot. Autrefois, en France, le mythe12 a, également, été associé aux récits merveilleux de la mythologie gréco-latine. C´est le cas, par exemple, du « mythe de la caverne » qui, en réalité, est une allégorie13. Ce critique explique, d´ailleurs, qu´il existe différents emplois du mot « mythe », selon les options méthodologiques14 : C´est une histoire véridique et sacrée qui s´est déroulée au commencement des Le mythe envisagé par l´ethnologue temps et qui sert de modèle de comportement à tout être humain. Le mythe primitif englobe, ainsi, les récits de religion, d´origine(s), de justification des coutumes. Il s´agit d´une croyance collective, Le mythe envisagé par le sociologue et par symbolique et dynamique qui revêt la le politologue forme d´une image. C´est un facteur nécessaire à la cohésion sociale15. 12 Le mythe est un récit fabuleux, souvent d´origine populaire, qui met en scène des êtres incarnant sous une forme symbolique des forces de la nature, des aspects de la condition humaine. 13 L´allégorie désigne une suite d´éléments descriptifs ou narratifs concrets dont chacun correspond aux divers détails de l´idée abstraite qu´ils prétendent exprimer, symboliser. «La Prosopographie est une description qui a pour objet la figure, le corps, les traits, les qualités physiques, ou seulement l´extérieur, le maintien, le mouvement d´un être animé, réel ou fictif, c´est-à-dire, de pure imagination. […] L´Éthopée est une description qui a pour objet les mœurs, le caractère, les vices, les vertus, les talens [sic], les défauts, enfin les bonnes ou les mauvaises qualités morales d´un personnage réel ou ficyif. (…)» (Fontanier ; 1968 : 425 à 427). 14 A ce propos, voir LÉVI-STRAUSS, Claude, Anthropologie structurale (1974 : 236 et 237). 15 Selon Michel Maffesoli, dans son article « Mythe, quotidien et épistémologie» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 91 à 101), la dimension mythique d´une idée la rend dynamique, lui permet d´exalter les enthousiasmes et engendre des projets ainsi que des réalisations. Cette idée rend possible le progrès social, alors que l´idéologie, qui ne rassemble qu´une communauté, est éphémère et mortelle, laissant la place à d´autres imaginaires. Le mythique participe donc à l´acte fondateur d´une société, car ce qui compte le plus est la faculté de rassemblement, et moins le contenu, comme il est possible de constater à travers les grands mouvements révolutionnaires et les religions. En politique, il est nécessaire de recourir au mythe, qui se fonde sur l´interpénétration des consciences, pour motiver, convaincre et illusionner. 13 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Il désigne une image qui possède la capacité de réunir les énergies d´un ou Le mythe envisagé par le psychologue plusieurs individus autour d´une idée commune, mais qui ne peut se prouver, car elle met trop directement en question les valeurs admises. 2.3- La puissance du mythe Claude Abastado nous explique, dans son ouvrage Mythes et rituels de l´écriture (1979: 11 à 28), qu´à partir du XIVe siècle une énorme curiosité renaît envers le monde de l´irrationnel. Les mythes traditionnels revivent avec des significations nouvelles et d´autres mythes nouveaux sont créés. Le mot mythe est même attesté, pour la première fois, en 181816. L´intérêt porté aux mythes est tout d´abord dû aux curiosités historiques et à un certain zèle religieux. En littérature, toutes les mythologies se transforment en source d´inspiration, mais pas toujours en tant qu´ornements rhétoriques conseillés par les poètes classiques. Des mythes bibliques passent, alors, à être mêlés à des mythes païens dans la même œuvre, afin de chanter l´épopée de l´Humanité. Les auteurs récupèrent les légendes médiévales, les féeries celtiques et bretonnes, ainsi que les mythologies germanique et scandinave. Des personnages d´origine littéraire, tels que Faust et Don Juan, atteignent une dimension mythique et des personnages historiques, comme Jeanne d´Arc et Napoléon, pénètrent dans la légende, en devenant, dans un cas et dans l´autre, des mythes littéraires17. 16 Dans l´article «De la fable au mythe» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 43 à 55), Jean-Louis Backès affirme que bien qu´au MoyenÂge et à l´époque classique des dérivés du mot «mythe» étaient connus (mythologie et mythographie), le mot lui-même avait disparu pour faire place au latin fabula. Or, le mythe existe indépendamment de son sens, alors que la fable vit de sa morale. Le mot mythe surgit en Allemagne, au cours de dernières années du XVIIIe siècle, et est attesté en langue française dans les premières années du siècle suivant. Le mot «mythologie» désigne «uniquement l´ensemble des récits traditionnels non plus fabuleux, mais respectables en raison de leur caractère traditionnel même» (Idem: 52), c´est-à-dire une collection d´histoires et non l´exemplification d´un concept. Le mot «mythe» a tout d´abord existé au pluriel, afin de désigner l´ensemble des traditions, des récits et des dits. 17 «(…) o mito é História e não apenas história. O mito é História dum grupo, duma colectividade, duma sociedade, dum conjunto cultural. Pode alimentar-se da história do grupo, mas é sempre reexplicação da História utilizada. Neste sentido, o mito “redobra” sempre a História, pois, historicamente, torna-se apenas uma história de compensação. É uma falta (real ou aparente) de certas realidades ou de certos dados históricos que explica de que maneira o mito surge, se exprime, e se escreve como História segunda. Os exemplos dos mitos de Jeanne d´Arc, de Napoleão, em França, do sebastianismo em Portugal, de Ivã, o Terrível, ou de Pedro, o Grande, na Rússia atestam, em certos momentos historicamente definidos, o papel desempenhado pela história de compensação face a uma situação considerada frustrante, face à uma situação de “manque”.» (Machado et Pageaux; 2001: 102). 14 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le mythe possède, tout d´abord, une fonction illustrative, en mettant en scène un personnage au sein d´un contexte précis ; puis, une fonction explicative, parce qu´une fois représenté il apporte des solutions aux problèmes sur lesquels l´homme se penche tout au long de sa vie. Il peut, aussi, avoir une fonction d´intégration ou de contestation sociale. En effet, le mythe permet à l´homme de s´intégrer socialement, comme c´est le cas des héros mythiques. Cependant, des héros révoltés comme Faust ou Don Quichotte nous renvoient à la contestation sociale18. Finalement, le mythe détient une fonction de restructuration. En période de crise sociale et historique, les groupes sociaux se projettent sur un héros mythique, donnant ainsi un sens à leurs actions politiques. De la sorte, Napoléon au XIXe siècle et Charles de Gaulle au XXe siècle ont incarné le mythe du Sauveur de la nation pour bien des générations19. Chaque époque engendre, donc, ses propres mythes20. 2.4- Le récit mythique et le récit littéraire « (…) la mythologie gréco-romaine a fondé en quelque sorte les thèmes que, par la suite, la littérature, la morale, les sociétés humaines, et parfois les sciences ont repris et développés. » (Schmidt ; 1993 : 6). 18 Dans Le Vol du vampire (1981 : 31 et 32), Michel Tournier souligne que « (…) la fonction des grandes figures mythologiques n´est sûrement pas de nous soumettre aux raisons d´état que l´éducation, le pouvoir, la police dressent contre l´individu, mais tout au contraire de nous fournir des armes contre elles. Le mythe n´est pas un rappel à l´ordre, mais bien plutôt un rappel au désordre pour protéger la liberté de l´individu face aux contraintes de la société ». 19 Dans son article «Biographie et mythographie aujourd´hui» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 69 à 80), Daniel Madelénat déclare que le mythe et la biographie sont des récits qui relatent les actions de personnages dignes de mémoire. Le mythe, qui est transmis par une variabilité de traditions, est sacré, sa temporalité originelle, ses acteurs surnaturels, alors que la biographie est une narration précise qui se fonde sur des sources attestées d´une vie individuelle au sein du temps, de l´espace et du réseau de causes. Mais, malgré leurs différences, la biographie demeure une mythographie, en actualisant un mythe comme modèle d´une existence mémorable. Les études critiques sur la biographie placent ce genre dans le monde du mythe, lui assignant les généalogies des dieux et des héros, ou encore les poèmes qui consacrent leurs exploits comme ancêtres. Les épopées homériques abondent, d´ailleurs, d´éléments biographiques. Au chant VI de l´Iliade, les guerriers Glaucos et Diomède réfèrent leur lignée et leur victoire ; l´Odyssée est une biographie partielle d´Ulysse. Les formes primitives de la biographie s´apparentent ainsi au mythe, mais, à partir du XVIIe siècle, la biographie s´adapte à la modernité et devient progressivement un récit historique et factuel ayant le souci de l´exactitude. Cependant, à l´heure des médias audiovisuels, le biographe construit le mythe de son sujet, afin de l´autocélébrer et de lui conférer l´immortalité. La vedette de la presse incarne alors la gloire, le bonheur, ou la tragédie : Marlène Dietrich devient une déesse fatale grâce à son physique et sa morale ; Brigitte Bardot devient la femme par excellence, qui représente la libération sexuelle au cours des années soixante. Puis, les biographes se décident à montrer la part d´ombre des mythes cinématographiques, politiques, historiques, populaires et de l´écriture, profitant de l´irradiation mythique pour la contester. Le scepticisme poststructuraliste, la crise de l´épistémologie historique, la conviction que les cadres idéologiques et mentaux limitent la vision de l´observateur et la réflexion sur les codes de l´écriture narrative permettent aux mythes de retrouver «un rôle légitime dans le devenir individuel et collectif» (Idem : 75). Le biographe ne peut échapper aux mythes, qui sont présents dans son inconscient mythopoïétique et qui satisfont le goût du public pour le merveilleux et le sacré. Le mythe se régénère et s´actualise dans la biographie, qui trouve en lui un modèle. C´est ainsi que se révèle la mythobiographie démystificatrice, qui rejette les clichés et les stéréotypes pour s´emparer de la tension énergétique qui anime la vie et qui transgresse la méthodologie historique. Il existe un lien intime ente l´auteur et son objet, ne permettant plus de tracer une frontière. Dès que la biographie cherche à expliquer le pourquoi et le comment, au lieu de se concentrer à peine sur le quoi, elle s´assigne la fonction des mythes : elle confère la forme à l´uniforme, l´unité à la diversité et le sens à l´apparence. Elle doit alors associer « l´abrupte simplicité du mythe et la complexité des circonstances historiques, la polyvalence des symboles et l´énigme de toute individualité » (Idem : 80). 20 Dans son ouvrage intitulé Littérature et Mythe (2001 : 142 et 143), Marie-Catherine Huet-Brichard affirme qu´«une collectivité peut se reconnaître dans une figure mythique héritée, Bacchus pour les poètes de la Pléiade, Narcisse ou Salomé pour les poètes symbolistes ; un mythe peut émerger de la littérature proprement dite, comme le Graal ou Tristan ; un groupe peut faire appel à des images-forces qui ont pour fonction de prendre en charge une situation vécue comme inédite ; enfin, les mythes élus par une génération révèlent les préoccupations, les désirs ou les fantasmes de cette dernière.» 15 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Plongeant dans un passé lointain, le mythe constitue un récit légendaire, mais tous les récits légendaires ne sont pas des mythes. Le conte de fées, par exemple, bien qu´il renvoie à un ailleurs intemporel avec l´expression « Il était une fois », n´est pas un mythe, ce dernier devant être notamment marqué par une continuité narrative. Pierre Brunel (1988: 1129 à 1138) différencie très clairement ces différents types de récits : Mythe Création spontanée Allégorie Forme narrative démonstrative et calculée Utopie Projection dans un avenir idéal Légende Fondement plus ou moins historique Conte Forme désacralisée. En effet, le récit mythique n´est pas un récit figé dans le temps : il est repris et de lui subsistent plusieurs versions qui apportent sans cesse des significations nouvelles. La mythologie gréco-romaine doit, donc, beaucoup au développement de la littérature gréco-romaine21. Pierre Brunel (Idem: 1049 à 1058), écrit que le mythe et la littérature ont pour point commun la narration. Quel statut occupe, alors, celle-ci dans le mythe et dans la littérature ? La plupart des définitions du mythe fournies par les ethnologues, les psychologues et les critiques le considère comme étant un récit, d´où son caractère narratif. Comment la narration littéraire peut-elle se saisir de la narration mythique ? Même les formes littéraires non narratives paraissent ne pas pouvoir se passer de la narration, qui semble, ainsi, marquer son omniprésence. La littérature nécessite de raconter pour parler : « En somme écrire sans indices de narration n´est pas un choix durablement tenable, et les textes les plus délibérément contraires à l´anecdote ont encore bon gré mal gré recours aux béquilles […] du récit. » (Idem: 1051). 21 C´est ce qu´affirme Joël Schmidt dans le Dictionnaire de la mythologie grecque et romane (1993 : 6) : « Depuis l´Iliade et l´Odyssée d´Homère, rédigées au VIIIe siècle avant Jésus Christ, jusqu´à Ovide et Sénèque, plus de dix siècles se sont écoulés. La mythologie a pu être ainsi continuellement remaniée, modifiée, adaptée aux goûts et aux mœurs des temps successifs de l´histoire par les poètes, les tragiques et les historiens. À Homère, dont l´œuvre déborde de vie, a succédé Hésiode, qui, tel un juriste ou un classique, semblable à ce que furent Malherbe et Boileau au XVIIe siècle après la grande tempête littéraire du XVIe siècle, a remis quelque ordre dans les généalogies des dieux et dans l´énoncé et la codification des mythes. Puis à la fin du VIe siècle est apparue la tragédie grecque, qui a largement puisé son inspiration, ses sujets et son langage dans la mythologie. Des tragiques comme Eschyle, Sophocle et Euripide ont repris les mythes vieillis par les ans. Ils ont rajeuni et transformé les dieux et les héros des grandes familles légendaires et royales de la Grèce et leur ont donné une convaincante force de vie dans de nouvelles versions (…) ». 16 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le mythe nous offre le récit d´événements caractérisés par des situations violentes. À cette intensité des scènes s´ajoute aussi leur organisation, marquée par le contraste. Ainsi, après être devenu le glorieux roi de Thèbes, Œdipe devient un vagabond. Le mythe peut, donc, être lu « au moyen de couples antithétiques » (Idem: 1053), qui assurent son lien à la tragédie. C´est également grâce à ces contrastes que la psychologie soutient que la mythologie s´avère une double représentation du désir, au sein de son expansion et de sa précocité. Dans Œdipe roi et La Machine infernale, nous constatons la présence d´une série d´impossibilités liées au double statut du désir : Jocaste ne peut être mère et amante en même temps. À l´inverse du récit littéraire, le récit mythologique se caractérise par une brièveté violente ; il va droit au fait, sans s´embarrasser d´éléments qui lui soient extérieurs. Il s´agit d´une accumulation chronologique de scènes et/ou d´épisodes. Par opposition au mythe, la narration littéraire « admet le détour et accepte les feutres » (Idem: 1054). Cela étant, le récit littéraire est caractérisé par le désir de voiler les masques et la latence, tandis que le récit mythique l´est par le dévoilement, la présence crue et l´émergence. RÉCIT LITTÉRAIRE RÉCIT MYTHIQUE Désir de voiler Dévoilement Masques Présence crue Latence Émergence Les critères d´intensité sous-jacents à ces deux types de récits ne sont pas suffisants pour les définir. La violence du récit littéraire semble exclusivement littéraire et appartient au discours. Sa tension résulte d´un heurt entre l´ordre porté par le discours et le désordre véhiculé par ce qui est énoncé par lui. Toutefois, cette séparation du mythe et de la littérature ne nie nullement leur superposition et leur surimpression. En effet, la littérature sert, souvent, de « véhicule au mythe » (Idem: 1056)22. 22 Dans leur introduction à l´œuvre Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième anniversaire (2000 : 7), Yves Chevrel et Camille Dumulié signalent que la poésie et le mythe sont deux modes du verbe créateur, poïétique : la première constitue le langage naturel du mythe, le poète épique étant le premier créateur de mythes, l´inventeur du mythe du héros qui a tué son père. La voix du poème sauve ainsi la parole et préserve la vie de l´esprit pour les hommes. Colette Astier, dans son ouvrage intitulé Le mythe d´Œdipe (1974 : 18), signale que, comme le mythe est une histoire qui exerce constamment sa fascination au cours des âges, il ne peut point entretenir, comme il le fait avec la sociologie et la psychologie, 17 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Dans ce contexte, Pierre Brunel (1988: 1129 à 1138) signale qu´en littérature le mythe désigne un récit (ou l´un de ses personnages) symbolique, qui acquiert une valeur fascinante – idéale ou répulsive – et qui fournit une explication d´une situation ou lance un appel à une communauté. Il est, ainsi, possible de différencier le mythe explicatif ou explicite (qui implique le maintien d´un ordre) du mythe normatif ou dynamique (qui s´oriente vers quelque chose à accomplir), ainsi que de constater que le mythe est l´affaire d´une collectivité. En ce qui concerne la littérature, le mythe s´insère dans la relation que l´écrivain entretient avec son époque et son public. Un texte littéraire ne peut donc point être perçu en tant que mythe ; il se contente de reprendre et de reproduire, par l´entremise de la transposition, de la transmotivation et de la transvalorisation, des images mythiques, pouvant acquérir une valeur mythique selon le public et l´époque. De la sorte, un texte peut perdre cette valeur/dimension selon les changements de circonstance. C´est le cas du mythe de Don Juan qui, jusqu´au XXe siècle, a perdu son pouvoir de fascination. En effet, un thème littéraire23 peut très bien détenir une valeur de mythe, lorsqu´il exprime la pensée d´un groupe social, puis redevenir un simple thème appartenant à la tradition littéraire, quand il ne fascine plus ce groupe24. L´actualité se mesure, donc, aux variations de sa réception. Nous pouvons, également, constater qu´il existe une certaine continuité d´un niveau mythologique à un autre. Dans le passé, des représentations mythiques grecques ont inspiré des thèmes littéraires. «d´étroits rapports avec la littérature, à laquelle il est susceptible de prêter à la fois une structure et une raison d´être». C´est pour cette raison qu´une des caractéristiques du mythe consiste à «ensemencer sans fin d´autres récits». 23 Dans son ouvrage intitulé Thèmes et mythes (1981 : 15 à 24), Raymond Trousson nous rappelle que les thèmes ou les sujets désignent une matière peu précise (la montagne, l´océan, les sentiments et les idées), alors que les types légendaires, mythologiques, bibliques, littéraires, historiques, sociaux et professionnels servent à tracer l´histoire d´un personnage littéraire. Quant aux mythes, ils servent à raconter une histoire sacrée (domaine de l´histoire des religions), à traduire des pulsions inavouables refoulées sur le surmoi (domaine de la psychologie), ou à exprimer les convictions d´une collectivité (domaine de la sociologie). Le motif est un concept large, une notion générale, désignant soit une certaine attitude, soit une situation de base, impersonnelle, dont les acteurs n´ont pas encore été individualisés. La psychanalyse désigne le motif général par le thème particulier qui en est issu. Ainsi, le thème du complexe d´Œdipe renvoie au motif (élément non littéraire) de la rivalité père-fils, qui relève de l´expérience humaine et qui constitue la matière de la littérature. En revanche, pour étudier un thème, il faut partir d´un fait littéraire. Aux antipodes de Raymond Trousson, P. Brunel, Cl. Pichois et A.-M. Rousseau présentent, in Qu´est-ce que la littérature comparée ? (1983 : 125), le motif en tant qu´élément concret, opposé à l´abstraction et à la généralisation du thème. Ils définissent le thème « comme un sujet de préoccupation ou d´intérêt général pour l´homme […] lieu commun » et ils désignent par mythe « un ensemble narratif consacré par la tradition et ayant, au moins à l´origine, manifesté l´irruption du sacré, ou du surnaturel, dans le monde. Il se trouve qu´à un stade avancé de son développement le mythe peut se charger d´une signification abstraite : […] Il est alors la proie d´un thème auquel il tend à se réduire.». Quant à Pierre Brunel et Yves Chevrel, ils approchent, dans Précis de Littérature Comparée (1989 : 165), la dichotomie thème-mythe de la dichotomie non commun/nom propre, que la grammaire a consacrée, et affirment que le mythe renvoie à une constante archétypale, à une image canonique et à une figure emblématique, l´étude des mythèmes (la plus petite unité de discours mythiquement significative, selon Gilbert Durand) relevant de la thématologie. Selon Álvaro Manuel Machado, in Do Ocidente ao Oriente. Mitos, imagens, modelos (2003 : 31), « (…) enquanto um tema se circunscreve à ‘explicação imediata, descritiva, do texto literário, ordenando-o estritamente em função dos géneros e dos períodos, em suma, em função da dinâmica diacrónica (mesmo quando numa perspectiva comparativista), o mito eleva o tema a um nível de catarse, no sentido propriamente aristotélico do termo, tornando-o um elemento não só recorrente mas fundamental duma literatura e duma cultura através dos séculos (…)». 24 Dans son article « La parole habitante et la pensée mythique» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 103 à 109), Pierre Sansot défend que le mythe est d´ordre collectif et que la pensée mythique se caractérise par sa perduration et sa capacité à renaître, même après être tombée en léthargie, grâce à l´Anthropos primordial. 18 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le mythe est passé de l´oral à l´écrit : ce qui était, autrefois, collectivement écouté et perçu comme quelque chose de sacré est, actuellement, lu individuellement et critiqué. La fascination jadis exercée par les figures mythiques atteint aujourd´hui un public très restreint, qui ne représente pas vraiment une collectivité. La syntaxe du mythe est semblable à celle de tous les genres littéraires à dominante symbolique. Il possède une structure d´organisation le plus souvent de type dramatique et se caractérise par ses mythèmes, que nous pouvons définir en tant que les plus petites unités du discours mythiquement significatives25. Les mythes primitifs étaient statiques ; ils s´imposaient à l´homme et le rassuraient. À partir du théâtre grec et, surtout, de la Bible, les images totalisantes gagnent un caractère dramatique et dynamique, dans lequel la liberté humaine est désormais appliquée. Chaque groupe d´individus vit au sein d´un mythe global qui représente l´univers et justifie la société, ainsi que ses rites. Les grandes religions opèrent, ensuite, un changement décisif, en conservant certains éléments mythiques, mais en modifiant complètement leur portée symbolique. Les réflexions théologiques ont, ainsi, construit, au long de plusieurs siècles, un équilibre bien que fragile « entre les images symboliques et la rationalité abstraite » (Idem : 1134). Plus tard, en littérature, les siècles redéfinissent les thèmes antiques d´origine mythologique par rapport à de divers éléments : du « mythe unique et ‘totalisant’ du groupe primitif, nous sommes ainsi passés au flot de mythes éclatés que charrie la culture moderne » (Idem : 1131). Cependant, il est indispensable que les mythes littéraires continuent à impliquer une référence à une vision globale et totalisante, qui leur permet de demeurer concevables. Ainsi, le mythe de Don Juan26 se constitue sur un fond de religion catholique populaire. De nos jours, il est impossible d´accepter une pensée mythique pure, car il s´avère très dangereux de ne pas critiquer rationnellement les symboles. Le mythe doit instaurer un dialogue avec la rationalité métaphysique et la psychologie, par exemple. La vérité du mythe est symbolique, parce qu´elle offre un sens pour la vie qu´elle ne peut nullement imposer et démontrer. La majorité des mythes provenant du passé ou d´autres cultures ne représentent plus aujourd´hui que des thèmes littéraires et ne sont 25 Gilbert Durand écrit, dans son ouvrage intitulé Structure Anthropologique de l´imaginaire (1992 : 64), que le « mythe apparaît comme un récit (discours mythique) mettant en scène des personnages, des situations, des décors généralement non naturels (divins, utopiques, surréels) segmentales en séquence ou plus petites unités sémantiques (mythèmes) dans lesquels s’investit obligatoirement une croyance – contrairement à la fable et au conte. Ce récit met en œuvre une logique qui échappe aux principes classiques de la logique d’identité.» 26 Michel Tournier (1981 : 32 et 33) explique que Don Juan symbolise le refus de la soumission du sexe aux ordres conjugaux, sociaux, politiques et religieux de l´Espagne du XVIIe siècle. Pour affirmer sa liberté érotique, Don Juan incarne est adultère, parjure, blasphémateur et assassin. Il représente la révolte de la liberté de l´homme de plaisir contre la fidélité conjugale. 19 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… plus essentiels à notre vie actuelle. À présent, le mythe sert essentiellement à répondre à une « question plus ou moins permanente posée à l´humanité » (Idem : 1136). La production littéraire de notre société désacralisée constitue un champ privilégié d´expression du mythe en tant que récit sacré. Il est nécessaire de tenir compte de l´initiative que l´auteur entreprend à introduire des transformations, sa capacité à se projeter dans le texte et à y intégrer des éléments relatifs à l´actualité. III- Le mythe d´Œdipe : la légende devenue mythe chez Sophocle. Histoire et littérature «Qu´est-ce qu´un mythe aujourd´hui ? Je donnerais tout de suite une première réponse très simple, qui s´accorde parfaitement avec l´étymologie : le mythe est une parole. […] Le mythe ne se définit pas par l´objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n´y en a pas de substantielles.» (Barthes ; 1957 : 194 et 195). Le « mythe […] est du faux qui à la longue devient vrai, alors que l´Histoire est du vrai qui devient faux à la longue.» (Cocteau ; 1956 : 26 et 27)27 Dans son œuvre intitulée Les mythes grecs (1967: 17 à 28), Robert Graves nous signale que les éléments d´un mythe antique peuvent être découverts dans des légendes, car un seul auteur ne fournit jamais la version la plus complète d´un mythe. La légende d´Œdipe n´est donc pas une création de Sophocle28. C´est dans l´Iliade 29(Homère ; 1995) que nous trouvons les premières allusions et le récit de quelques épisodes de la guerre qui oppose les deux fils d´Œdipe, Etéocle et Polynice, et qui constituait l´épopée intitulée Thébaine, aujourd´hui perdue. Le premier texte faisant référence à la légende d´Œdipe est l´Odyssée d´Homère (deuxième moitié du VIIe siècle avant notre ère). Lorsqu´il descend aux enfers, Ulysse rencontre l´ombre d´Épicasté, qui lui apprend qu´après la découverte de l´horrible vérité Œdipe continua à régner sur Thèbes, mais avec de perpétuels remords. Le châtiment de notre héros est 27 «Il reste que la notion même de mythe est frappée d´équivoque : un mythe, c´est à la fois une belle et profonde histoire incarnant l´une des aventures essentielles de l´homme, et un misérable mensonge débité par un débile mental, un “mythomane” justement.» (Tournier ; 1981 : 12). 28 C´est ce qu´explique Pierre Vidal-Naquet dans sa préface aux Tragédies de Sophocle (1973 : 11) : « Le poète tragique puise […] dans l´immense répertoire des légendes héroïques qu´Homère et les auteurs des autres cycles épiques avaient mises en forme et que les peintres imagiers d´ Athènes ont représentées sur les vases. Les héros tragiques sont tous empruntés à ce répertoire (…) ». A ce propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 23 à 28), dans le chapitre intitulé «Las versiones preclásicas del mito». 29 Cf. chant IV, vers 378 et suivants (54) ; chant V, vers 804 (75) ; chant X, vers 286 (136) ; chant XIV, vers 114 (194). 20 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… donc moral et non pas physique comme chez Sophocle30. Puis, la trilogie d´Eschyle (525- 426 av. J. –C.), composée par Laïos, Œdipe et Les Sept contre Thèbes, reprend aussi la légende. Dans la troisième pièce de théâtre (la seule qui nous soit parvenue), l´auteur insiste sur la fatalité qui s´accable sur Œdipe à travers les « générations boiteuses » (Vernant : 2000, 254), à cause de la faute originelle de Laïos qui a aimé le jeune Chrysippos31. Finalement, dans la tragédie Œdipe d´Euripide (480-406 av. J.- C.), dont il ne nous reste qu´un fragment, les serviteurs de Laïos rendent Œdipe aveugle afin de venger leur maître. Œdipe est, alors, enfermé par ses propres fils dans un palais à Thèbes. Selon Mircea Eliade, dans son essai intitulé Aspects du mythe (1966 : 16 et 17), le « mythe raconte une histoire sacrée, il relate un événement qui a eu lieu dans un temps primordial, le temps fabuleux des “commencements” […]. Il raconte comment, grâce aux exploits des êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution.». Le mythe est sacré, car des êtres surnaturels y interviennent, et il présente des ‘réalités’ non scientifiques, mais qui répondent à un profond besoin religieux. C´est un récit tenu pour vrai, mais en apparence opposé au discours rationnel, puisqu´il fait référence à un monde rêvé et irréel, voire utopique et achronique, qui ne tient compte ni de l´espace ni du temps. Quoique sa fonction consiste dans l´explication du monde concernant ses aspects divins et humains, il est irrationnel. 30 Cf. chant XI, vers 271-280 (1995 ; 505) : Homère affirme qu´Œdipe a assassiné son père et qu´Epicasté l´a épousé par imprudence. La vérité a ensuite été révélée par les Dieux et Épicasté se pendit et descendit dans l´Hadès : « Et je vis la mère d´Œdipe, la belle Épiscasté, qui commit une action énorme, dans l´ignorance où était son esprit, en se mariant avec son fils. Et lui se maria avec elle, après avoir abattu son père. Sur-le-champ, les dieux propagèrent la nouvelle parmi les hommes ; mais lui, dans Thèbes tout aimable, régna les Cadméens, subissant de douloureuses épreuves, par la volonté funeste des dieux. Épicasté s´en alla chez le puissant Hadès aux portes si bien ajustées, ayant attaché le lacet de sa ruine à la haute poutre maîtresse, sous l´effet de l´angoisse qui s´était emparée d´elle… A Œdipe elle laissa, derrière elle, maintes et maintes souffrances, toutes celles qu´accomplissent les Érinyes d´une mère ». Nicolas Journet (2006 : 48) remarque que l´expiation de l´inceste et du parricide n´est pris en charge que par la mère. C´est elle qui meurt, alors qu´Œdipe n´est point banni. Celui-ci, qui ne ressent pas la moindre culpabilité, pense essentiellement aux pièges qui lui ont été tendus par les dieux, incarnant, ainsi, le type du héros homérique, qui se débat contre le destin infligé par des dieux capricieux. Pour lui, l´important n´est pas de se conformer aux lois humaines, mais de vaincre ses ennemis. L´aveuglement d´Œdipe, qui correspond à la castration, n´apparaît que chez Sophocle. Selon Legrand (1972 : 64), le suicide par pendaison de Jocaste renvoie aux fétiches de la fertilité végétale et aux figurines suspendues aux arbres. Pour la psychanalyse, la pendaison renvoie à des pulsions mâles, la mandragore naissant de la semence de Judas dans le folklore médiéval. 31 Legrand (1972 : 59 à 61) remarque qu´ Œdipe, en se présentant comme vainqueur à Jocaste, qui avait promis sa main à qui découvrirait l´énigme, permet l´exécution de la malédiction des Labdacides. Cette malédiction a une origine ambisexuelle, puisque Laïos avait été maudit dans sa postérité par Pélops, à qui il avait enlevé le fils, Chrysippos (le cheval d´or). Cet enlèvement, qui constitue un péché pédérastique, a eu lieu contre le consentement du jeune Chrysippos. Son père Pélops avait lui-même fui auparavant l´étreinte de Poséidon, qui le dota de chevaux magiques. Pour punir ce crime, la déesse des amours légitimes, Héra, aurait envoyé la Sphinx à Thèbes, afin de ravager la ville. Plus tard, Œdipe se lance à la recherche de chevaux volés, à la demande de son père. Cette quête le conduit à un carrefour, siège des démons méridiens, où il tue son père lors d´une querelle de préséance, selon certains et parce qu´Œdipe dispute Chrysippos à Laïos, selon une autre variante : « Or, le sens magique de l´homosexualité active est la récupération par l´homme d´une féminité imaginaire dont le jeune partenaire n´est que le support. Le sens du rapt, c´est l´échec : Laïos n´a pu conquérir sa propre composante féminine, et sa malédiction se transmet à Œdipe.» (Idem : 60). En tuant Laïos, Œdipe s´est identifié à lui et hérite une malédiction réalisée et à nouveau transmissible. 21 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le sacré intervient dans la tragédie de Sophocle avec les oracles d´Apollon, « un des douze dieux de l´Olympe, patronnant la lumière, l´intelligence, la divination et les arts » (Philibert ; 2002 : 18). Ses oracles étaient célébrés à Delphes, le plus grand centre religieux de la Grèce antique. Bien qu´il ne soit pas à l´origine de la malédiction qui s´est abattue sur Laïos, Apollon la valide au deuxième épisode. Œdipe apprend de Jocaste que cet oracle de Delphes a jadis prédit un destin horrible pour le fils de Laïos : « Un oracle arriva jadis à Laïos, non d´Apollon lui-même, mais de ses serviteurs. Le sort qu´il avait à attendre était de périr sous le bras d´un fils qui naîtrait de lui et de moi. » (Sophocle ; 1973 : 209). Avec Œdipe roi (Sophocle ; 1973), nous passons d´un mythe antéhistorique à un mythe historique. Les aventures vécues par Œdipe débutent par un mythe antéhistorique moyennant la référence à un animal fabuleux (un lion ailé à tête et buste de femme), qui cohabite avec les hommes. Le prêtre se réfère à la Sphinx32 pour rappeler à Œdipe qu´il a autrefois sauvé la ville de cet animal : « Il t´a suffi d´entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à l´horrible Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186)33. Créon en parle également : « La Sphinx aux 32 Dans Sur Œdipe (Anatomie de la mythologie), Gérard Legrand (1972 : 54 à 58) remarque que le héros œdipien apparaît toujours face à la Sphinx, un monstre femelle qui pose une question à Œdipe, qui en est lui-même la réponse à la fois particulière et universelle. Partant de l´étymologie, le nom propre Sphinx constitue une adaptation poétique et intentionnelle du nom thébain Phix. Le nom d´oiseaux de nuit strix ou d´oiseaux magiques iynx a eu de l´influence sur ce nom, afin de le rapprocher plus du verbe sphiggein. La forme Phix a elle-même été rapprochée du radical pnigping (étouffer) dans l´ouvrage Das Ratsel der Sphinx de Ludwig Laistner, où l´Ulralptraum (cauchemar fondamental) a été étudié, pour la première fois, comme source de la mythologie. La Sphinx est un monstre lubrique des montagnes proches de Thèbes, et redouté par les bûcherons. Cette démone méridienne est ellemême issue d´un inceste œdipien, fruit de l´union d´Echidne (femme-serpent de nature vampirique) avec le chien Orthros ou Orthos [« l´érigé »] (bicéphale, à queue de serpent), qui est à son tour fruit d´une relation entre Echidna et Typhon (dernier monstre mâle né de la Terre). Cette généalogie rattache ainsi la Sphinx à Typhon, dont les voix changeantes sont uniquement comprises par les Dieux. La Sphinx est perçue comme une personnification de la tempête ou de la nuit, Œdipe apparaissant comme le soleil levant et Jocaste comme l´aurore. Selon deux autres variantes, la Sphinx serait une enfant que Laïos aurait eue avant d´épouser Jocaste ou encore, la fille du Thébain Ucalégon (nom d´homme primitif igné évoquant Deucalion et même Volcanus), utilisé par Homère et repris par Virgile pour nommer un vieillard troyen associé encore au feu. Plus tard, la place de la Sphinx parmi les Thébains est vue comme une présence qui pose des problèmes. Dans un état plus ancien de la légende, la Sphinx obligeait le peuple à se rassembler chaque matin pour lui poser une énigme impossible à résoudre, à la suite de laquelle elle dévorait un homme tous les jours. La victoire d´Œdipe a donc permis de débarrasser le pays de ce terrible monstre. Cf. annexe I : dans son tableau de 1808 intitulé Œdipe et le Sphinx, Ingres représente la Sphinx levant une patte de lionne griffue, épaisse et presque disproportionnée pour saisir sa proie. Ces pieds de lion apparaissent, également, dans les représentations de sirènes, afin de montrer la ressemblance de ces femmes ailées avec la Sphinx. Nous serions, donc, en présence d´une Sphinx « pied-bot », face à un Œdipe, lui aussi, « pied-bot ». Dans le folklore grec, nous retrouvons une autre démone méridienne : l´Empuse (Empousa), dont le nom termine par deux syllabes qui évoquent celui d´Oidi-pous. Il s´agit d´une femme-spectre, placée aux Enfers par Aristophane et rattachée par d´autres traits à la mythologie solaire, qui saute à travers les rochers pour se jeter sur les voyageurs s´étant égarés aux carrefours, afin de leur faire perdre la raison ou bien de leur broyer les os dans son étreinte. Elle a deux pieds d´âne chaussés d´énormes sabots, l´un de bronze et l´autre ressemblant à un excrément, tant il est souillé de fumier. Ceci renvoie à la nature phallique et anal sadique de la variante d´Hécaste au visage resplendissant de feu. La Sphinx représente la part féminine d´Œdipe, c´est-à-dire la projection (miroir renversé) de sa personnalité. 33 Legrand (1972 : 43 à 45) remarque que le tableau d´Ingres, où Œdipe discute avec le Sphinx, présente deux détails importants. Cf. annexe I : Œdipe et le Sphinx (1808) : 1- Le personnage barbu semble stupéfait face à l´audace et à l´incroyable chance d´Œdipe qui se prépare pour aller annoncer la défaite de la Sphinx aux Thébains. Il s´agit là de l´aspect social du mythologème œdipien. Œdipe se présente, alors, en tant que témoin d´un temps précédent porteur de la malédiction qui est mise en place, bien que Laïos avait voulu l´éviter à tout prix. 2- Le pied charnu d´Œdipe apparaît à gauche, contrastant avec les ossements plus vieux et maigres, au premier plan du détail. Ceci nous renvoie à l´étymologie admise par les Grecs du nom d´Œdipe, à savoir, pied gonflé/pied bot. Ce pied surgit de l´abîme des victimes, tandis qu´Œdipe répond à la devinette posée par l´animal et à laquelle il aurait répondu inconsciemment, en se désignant lui-même. La Sphinx aurait alors baptisé Œdipe par le cri « oi dipous ! », c´est-à-dire « oh, un bipède ! ». Selon la psychanalyse, ce pied bot renvoie à un pénis en érection, ce qui nous permet d´établir un rapprochement d´Œdipe avec les Dactyles, qui sont des 22 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… chants perfides, la Sphinx, qui nous forçait à laisser là ce qui nous échappait, afin de regarder en face le péril placé sous nos yeux. » (Idem : 189). Toutefois, la mention à Thèbes34 et à Corinthe35 nous renvoie à des villes réelles, qui ont une organisation politique monarchique, ce qui relève de l´Histoire. Le mythe d´Œdipe se revêt d´un grand intérêt : en premier lieu, à travers la fascination, car il raconte une réalité et soulève des interrogations qui font appel à l´imagination et à la sensibilité de chacun. Le mythe sollicite, donc, à l´esprit d´explorer un ailleurs énigmatique vers nos origines ou vers l´au-delà avec, par exemple, Orphée, qui descend aux Enfers. De la sorte, il donne une forme à l´inconnu. Puis, le mythe fait appel à la réflexion, parce qu´il narre des situations sans pour autant porter un jugement définitif sur ces dernières. En effet, sa finalité ne consiste point à fournir des réponses, mais plutôt à nous inciter à les rechercher. Enfin, le mythe véhicule le savoir: bien que légendaire, il ne cesse pas de contenir une part de vérité. Chaque version d´un même mythe correspond à un contexte social déterminé, à une société donnée. Ainsi, Électre a commencé par symboliser l´ancien droit de la famille et du sang, puis a fini par représenter celui de la justice qui est rendue par la cité. De même, le drame d´Œdipe répond à des questions exemplaires, fondamentales et éternelles sur l´homme. Bien qu´il ait accompli le fait extraordinaire de résoudre l´énigme du Sphinx, ce qui prouve bien son intelligence, Œdipe est doublement aveugle puisqu´il méconnaît ses origines et ses actes. Que pouvons donc nous savoir de nous-mêmes ? Sommes-nous libres ? 36 3.1- Mythe et tragédie démons phalliques, une sorte de Titans en miniature, nés de la Terre. Tel les héros, Œdipe est tout d´abord perçu en tant qu´un dieu déchu de l´époque antéhistorique appartenant au cortège d´Héphaïstos, boiteux comme lui, ou de Poséidon, ce qui expliquerait sa disparition dans un bois sacré sous les auspices de Thésée. 34 « Ville de Grèce (*Béotie), célèbre par la légende d´*Œdipe. Ses habitants sont les Thébains. Ennemie d´Athènes, puis de Sparte. Détruite par *Alexandre le Grand en 336 av. J. –C. Ville moderne (18700 hab.) reconstruite après les tremblements de terre de 1853 et 1893. » (Le Robert Dictionnaire d´Aujourd´hui ; 1991 : 315). 35 « Ville et port de Grèce, centre commercial sur l´isthme du même nom qui relie le Péloponnèse à la Grèce centrale et qui est traversé par un canal (ouvert en 1883). 22700 hab. (les Corinthiens). Elle fut une des plus riches cités de la Grèce antique, rivale d´Athènes et de Sparte. Affaiblie par la guerre du *Péloponnèse, elle fut détruite par les Romains (146 av. J. –C.). » (Idem : 75). 36 « Sophocle semblait avoir tout dit et dans une aveuglante clarté qui aveuglera peut-être effectivement tout autant qu´elle éclairera. Du moins la lisibilité du destin du héros s´y alliait-elle à une possibilité indéfinie d´interprétations et de projections. » (Astier ; 1988 : 1061). Legrand (1972 : 52) nous rappelle que le mythe grec ne sert nullement à rassurer l´homme relativement à des problèmes de subsistance ni même par rapport aux forces du monde qui lui étaient extérieures. Les problèmes de la destinée humaine ne sont pas nés avec le Christianisme, qui est « responsable de l´histoire comme perspective de fuite » (Idem). Le mythe grec s´insère plutôt au sein d´un monde où l´homme commence à constituer un mystère pour lui-même, d´où l´incroyable importance de l´énigme de la Sphinx à laquelle Œdipe parvient à répondre. C´est de là que naît le succès extraordinaire de la figure d´Œdipe, qui apparaît donc comme voyant ou devin. Dans Œdipe roi, il ne cesse de poser des questions et de mener une enquête sur lui-même. 23 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Colette Astier (1974 : 46 à 47) souligne que le mythe a prêté sa force à la tragédie, qui lui a donné sa voix. Au resserrement tragique et à une structure poétique se succède le récit chronologique des étapes de la vie d´Œdipe, la liberté de narration et les divers récits plus ou moins parallèles. Nous assistons, alors, au passage de l´informel à la forme, de l´ouverture à la structure, c´est-à-dire à la superposition du discours mythique et de la poésie. La tragédie, qui transcrit de façon exhaustive chaque épisode légendaire de la vie d´Œdipe par le biais d´un poème tragique, est, ainsi, une des versions de ce mythe. De la vie d´Œdipe Sophocle a fait un destin marqué par la causalité événementielle : l´enchaînement des moments de l´intrigue d´Œdipe roi37 se fait par la nécessité logique d´une enquête “policière”38, qui met l´accent sur des rapports de causalité perçus par une intelligence déductive. Le présent et le passé s´y superposent, afin d´accentuer le contraste entre ce qu´Œdipe fut et ce qu´il est devenu ; il apparaît sous la triple lumière de son passé, de sa prédestination et de ce qu´il vit. Au début de l´intrigue sophocléenne, il est au sommet de sa réussite, étant roi et époux, aimé au sein de sa ville et de sa famille. Il est en pleine possession de son autorité, de son intelligence et de sa force. Sophocle l´entoure, d´ailleurs, de vieillards ou d´enfants, afin d´imposer sa maîtrise et son pouvoir jusqu´au moment de la grande prophétie proférée par Tirésias, qui trace une ouverture vers l´avenir d´Œdipe, un passage de son bonheur à son malheur, entre le déchiffrement de l´énigme posée par la Sphinx et l´accablante découverte de ses origines. Le passé, le présent et l´avenir s´entrechoquent, afin de montrer l´ incompréhensible contradiction qui marque le destin d´Œdipe au sein de la tragédie qui charrie tous les extrêmes de la condition humaine, Sophocle insistant surtout sur l´antagonisme de l´homme et de la divinité: ▪ l´intelligence/ la méconnaissance (aveuglement de la lucidité) ; 37 Dans son article intitulé «Terreur et pitié chez Œdipe» (1999 : 46), Didier Anzieu affirme que les philologues francophones ont traduit, de façon erronée, le titre de la tragédie de Sophocle, Oidipius turannos (Œdipe tyran et non Œdipe roi).Vers le Ve siècle avant Jésus-Christ, un grand nombre de cités grecques étaient gouvernées par des tyrans, sous l´influence d´Athènes. Ce tyran, qui exerçait un pouvoir absolu, était élu par le peuple, alors que le roi, qui œuvre au bien-être de la cité, s´inscrit dans une lignée légitime. 38 «La trame dramatique de l´Œdipe de Sophocle est une sorte d´intrigue policière : Œdipe mène l´enquête qui le conduit à découvrir sa propre identité, et du même coup celle de l´auteur des crimes qui accablent la cité.» (Journet ; 2006 : 50). La trame du roman policier est constituée par une enquête policière ou une enquête de détective privé. Ce genre comporte six invariantes : le crime ou le délit, le mobile, le coupable, la victime, le mode opératoire et l´enquête. Œdipe roi peut être assimilé à une enquête policière tout d´abord par le thème principal : il s´agit de trouver l´assassin d´un meurtre qui a, comme témoin, le vieux serviteur qui accompagnait Laïus. Jocaste connaît également l´histoire. Puis, nous avons un enquêteur de nom Œdipe, qui a déjà fait ses preuves en déchiffrant l´énigme de la Sphinx. Il existe aussi une fausse piste constituée par la vérité révélée par Tirésias, que l´enquêteur ne trouve pas crédible, ainsi qu´un interrogatoire, lorsqu´Œdipe cherche à arracher la vérité des témoins qui se dérobent. Finalement, l´énigme est résolue à la fin de la pièce. Tout ceci nous fait, alors, conclure qu´Œdipe roi se situe sans doute à l´origine de la littérature policière. Chez Sophocle, le public connaît déjà l´assassin et il n´y a donc pas de suspense. Ce dernier et l´enquêteur ne font qu´un, ce qui nous amène à constater que nous avons plutôt affaire à une analyse qu´à une enquête : le sujet découvre peu à peu la vérité sur lui-même. 24 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ▪ le bonheur provenant de la famille/ le malheur qui lui est inhérent ; ▪ le refus de l´oracle/la démonstration de son pouvoir. Cette antithèse tragique constitue un effet de stylisation qui balaie le champ des possibles et remet tout en cause : Antinomie tragique sous-jacente à l´itinéraire œdipien Royauté Exil passé et à venir Maîtrise de soi Démarche vers les ténèbres Fierté de sauveur de la cité Indignité de porteur de la souillure Autorité royale Pauvreté du mortel39 Sophocle a également instauré, dans sa pièce, le conflit entre l´intelligence et la famille, qui s´organise selon une série d´oppositions : ▪ l´exil/l´appartenance à une maison royale ; ▪ la route et le cheminement solitaire/ l´entrée dans la ville de Thèbes ; ▪ la force adulte indépendante/la dépendance à l´égard de la famille. La tragédie reprend et dramatise cette disjonction entre le pouvoir et l´affectivité, par l´effet de chute et de décalage entre un Œdipe heureux et un Œdipe aveugle. Son intelligence devient passion à travers son désir de connaître le mystère de ses origines, puis facteur de ruine, lorsqu´elle se met en guerre contre l´harmonie familiale. Par respect à l´égard d´Œdipe, à la reconnaissance du pouvoir royal et à la prescience divine, les Thébains, représentés par le Chœur, préfèrent néanmoins demeurer sourds et aveugles aux affirmations de Tirésias. Jocaste demande à Œdipe de cesser son investigation et le berger de Laïos, réfugié dans la montagne, ne parle que sous l´effet de la menace. Ceux qui aiment Œdipe tentent, ainsi, de le protéger contre lui-même, en lui refusant la claire compréhension de son passé. L´intelligence vaincra tout de même 39 Selon Nicolas Journet (2006 : 51), Œdipe devient un bon citoyen à Colone, après avoir été un aveugle errant : «C´est donc quand je ne suis plus rien que je deviens vraiment un homme.» (Sophocle ; 1973 : 364). Sophocle nous livre, ici, une leçon d´histoire politique : l´homme ordinaire est meilleur citoyen que le tyran. 25 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… et détruira l´union car, dans le mythe et dans la tragédie, le bonheur est refusé à l´homme qui se veut adulte indépendant. 3.2- Les invariantes du mythe « Le mythe, c´est tout d´abord un édifice à plusieurs étages qui reproduisent tous le même schéma, mais à des niveaux d´abstraction croissante. » (Tournier ; 1977 : 188). Dans son ouvrage intitulé Le mythe d´ Œdipe, Colette Astier (1974 : 20 à 26) présente les maillons décisifs de la biographie du personnage œdipien, au niveau de la narration40 : Inquiets de la menace que représente pour eux leur enfant I L´exposition de maléfique et difforme, Jocaste et Laïos l´exposent sur le l´enfant Cithéron41, après lui avoir passé des aiguilles d´or à travers les chevilles. II Le meurtre du père À l´âge adulte, Œdipe rencontre son père qu´il méconnaît (atténuante du parricide) et le tue. Avant d´atteindre Thèbes, Œdipe remporte une autre victoire sur la Sphinx, qui tente une union sexuelle avec les La victoire sur la Thébains, qui passaient à sa portée42, et qui leur propose une 40 À ce propos, voir Ruipérez, Marín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore (2006: 89 à 102), surtout le chapitre intitulé «Principales motivos que componen el mito». 41 Gérard Legrand (1972 : 46) signale qu´Œdipe est abandonné dès sa naissance et, ensuite, recueilli comme un « fils du Soleil », incitant alors à la rêverie : le Soleil est, aux vieilles époques méditerranéennes, en relation avec la végétation (énergie panique de la Terre), ainsi qu´avec la sorcellerie et l´enfer, monde d´élection des ténèbres. L´île de Rhodes est le centre de son culte et la patrie des Telchines, un groupe de démons et de magiciens chez qui la voyance et les paroles fatidiques provoquent la grêle et les tempêtes. L´orphelinat d´Œdipe, situation d´enfant trouvé voué au vagabondage et au statut de l´enfant originel dans la mythologie, évoque deux autres enfants qui recherchent leur mère : les « Vagabonds » du poème de Rimbaud, dont l´un définit son « état primitif » comme celui d´un « fils du Soleil ». 42 Gérard Legrand (1972 : 50 à 52) nous renvoie à L´Anthropologie structurale, lorsque Lévi-Strauss instaure un parallèle entre le mythe d´Œdipe face à la Sphinx et quelques contes des Indiens d´Amérique qui font référence à une sorte de mère phallique des animaux qui terrifie tellement le chasseur que celui-ci éprouve une érection, à la suite de laquelle elle en profite pour le violer. En échange, cette mère phallique des animaux, qui apparaît comme une femme abandonnée dont les enfants sont décédés, confère au chasseur de l´adresse pour la chasse. La comparaison avec Œdipe possédant la Sphinx s´impose, d´autant plus que les êtres telluriques des Pueblo et des Kwakiutl, chez qui ont lieu ces légendes, apparaissent avec les pieds sanglants, boiteux et trébuchants. Dans ces deux cas, le mythe a pour but, selon Lévi-Straus, de rassurer l´homme relativement à la cosmogonie, afin de lui permettre d´en vérifier le bon fonctionnement, à travers la substitution de la naissance en tant que fruit du rapport sexuel, par le fantasme de l´autochtonie, c´est-à-dire par la naissance à partir du sol. Selon la légende thébaine, ce fantasme de l´autochtonie était lié aux origines de la cité. Labdacos descend lui-même par sa mère des Spartes, guerriers nés des dents du dragon qui avaient été semées par Cadmos, le fondateur de Thèbes. 26 À la recherche d´Œdipe… III Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Sphinx et la énigme originale pour l´ensemble de la mythologie grecque, réponse à car elle concerne l´homme. Ce monstre féminin et triple l´énigme (lionne, oiseau et serpent43) meurt de la savoir devinée par Œdipe, pour qui la route de Thèbes est, désormais, ouverte. IV L´inceste ou le Œdipe épouse Jocaste, dont la main avait été promise à qui mariage avec triompherait du fléau, et accède à la royauté. Jocaste En découvrant qu´il a commis le parricide et l´inceste44, V Le châtiment d´Œdipe Œdipe s´inflige volontairement une mutilation qui le conduit à la cécité. Au terme de sa destinée dans le bois de Colone, Œdipe est VI L´élection divine ravi par la divinité et apprend que sa tombe sera bénéfique à la terre qui la portera. La mort d´Œdipe ne met point final au mythe, qui ne pourrait se terminer que par l´extinction totale de la race. Ses La descendance enfants sont le fruit de l´union incestueuse avec Jocaste, en 43 Gérard Legrand (1972 : 60 à 68) nous informe que, dans Animion, Magic and the Divine, Géza Roheim affirme que le serpent est un animal qui tue son père, lorsqu´elle commente un vase de Naples (Cf. Annexe II: Vases représentant Œdipe et la Sphinx in RUIPÉREZ, Martín S., El mito de Edipo. Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006), sur lequel Œdipe est peint comme une figure grotesque avec des cornes et une queue de serpent et s´accouple à une Sphinx à la croupe ailée. Cet acte de zoophilie n´apparaît que rarement sur les figurations. Il est préférable de dire qu´Œdipe tue la Sphinx d´un coup de lance, ou encore que celle-ci se suicide par désespoir d´être vaincue. La solution de l´énigme est substituée par une copulation masochiste, l´acte sexuel étant alors renvoyé à la relation incestueuse d´Œdipe avec une reine veuve qu´il méconnaît. La queue de serpent d´Œdipe prouve son origine tellurique et atteste son lien de parenté avec la Sphinx. Édouard Schuré, dans son ouvrage Précurseurs et Révoltés (1904), commente le dessin de G. Moreau. Cf. Annexe III : Œdipe et le Sphinx (1864): « la Sphinx est la Nature, et lorsqu´elle réclame à Œdipe le mot de son énigme, il peut lui répondre : le mot de ton énigme, c´est l´homme, c´est moi ! Car tout ce que tu es, je le suis. Je te porte en moi-même avec un dieu en plus : ma conscience et ma volonté. Avec ce dieu je te mesure de la croupe à la chevelure et des yeux jusqu´au fond des entrailles. Il ne reste plus à la Sphinx qu´à se jeter dans le gouffre. » (Legrand ; 1972 : 61 à 69). Moreau ajoute que la Sphinx et Œdipe sont identiques. Ayant recours à son intuition, il a trouvé la véritable énigme : « celle de la réciprocité du Moi et du non-Moi jusque dans l´engendrement, sous une lumière voisine de celle du romantisme allemand. » (Idem : 63). Nous notons là un refoulement de la part de Moreau, dont les tendances œdipiennes sont bien connues. Tout comme dans la toile d´Ingres, les pieds apparaissent au-dessus de la fosse dans le dessin de Moreau. Nous pouvons ainsi résumer la situation : la reine offre sa main (Mère phallique) à qui réussira à vaincre (à qui copulera avec) le Monstre/l´énigme (elle-même). Legrand ajoute que la Sphinx-Jocaste s´impose comme la composante féminine d´Œdipe, provenant du fait que Laïos ait violé Chrysippos. Se présentant comme « roi-magicien » (Idem : 65), Œdipe doit exposer l´hermaphrodisme typique, sans toutefois ne jamais y parvenir. Cette identité secrète se manifeste dans la gravure anonyme qui, vers 1820, à partir de l´Iconographie Romaine de Visconti, figura Œdipe se préparant à séparer la Sphinx en deux, dans le sens de la longueur, par un coup d´épée. Le contenu sexuel involontaire est alors flagrant, puisqu´Œdipe et sa victime ont le même profil. Nous trouvons aussi cette identification dans les associations d´images que Max Ernst baptisa Œdipe. Cf. Annexe IV : Œdipus Rex, Max Ernst (1922) : la tête d´oiseau joue un rôle important, déterminé par l´ambivalence freudienne des volatiles, le coq renvoyant au pénis. 44 Gérard Legrand (1972 : 64) ne partage point l´idée de Nietzche, qui explique que l´inceste est la condition de l´énigme. Il compare Œdipe à la tribu sacerdotale des Mages chaldéens ou iraniens, chez qui l´inceste est approuvé. Cette transgression du tabou constitue une condition nécessaire pour atteindre un savoir supérieur. 27 À la recherche d´Œdipe… VII d´Œdipe Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… transportant une faute du passé dans le présent, et en garantissent l´authenticité de l´histoire. Colette Astier (Idem : 28 à 34) remarque que les trois axes thématiques de la légende d´Œdipe sont l´essentiel de la vie de tout homme ― d´où leur caractère d´universalité ― et qu´ils font appel à un imaginaire collectif : 1- La royauté dans Thèbes : la victoire sur le vieux roi (épreuve naturelle) et le triomphe sur le monstre (épreuve surnaturelle) ont permis à Œdipe l´accession au trône, qui est la consécration de sa force physique et intellectuelle, à caractère exceptionnel. 2- L´oracle qui a présidé aux destinées des Labdacides : malgré la force qu´il a su se découvrir, Œdipe n´est que le jouet bafoué et condamné par avance à la souillure tout au long de sa vie. Il passe du bonheur à la cécité. La catastrophe qui clôt son destin prouve l´appartenance d´Œdipe à un ordre qui le dépasse. Alors que la royauté confère la mesure de l´homme, l´oracle lui apporte la preuve de ses limites. 3- La famille d´Œdipe: l´itinéraire d´Œdipe est compris entre la famille dont il est issu et celle qu´il fonde et qui se révèle être la même, montrant l´ambiguïté fondamentale de la relation d´amour : «Seul, le prochain par le sang peut être mon ennemi. Seul, le prochain par affection qui devrait nous unir sait me faire souffrir : il n´est de pire mal que celui qui me touche de plus près.» (Astier ; 1974 : 31). La relation d´amour devient, donc, une relation de violence, car ce sentiment n´est jamais inoffensif45. Sophocle n´a pas hésité à évoquer la plénitude et l´atrocité de l´union d´Œdipe avec sa mère, car, comme l´affirme Aristote dans sa Poétique (1997 : 30 à 35)46, la tragédie doit présenter une structure complexe et mettre en scène des faits qui suscitent la terreur et la pitié47, à travers lesquels nous reconnaissons l´expression de deux pulsions fondamentales : la 45 « Ah ! lumière du jour, que je te voie ici / pour la dernière fois, puisque aujourd´hui, / je me révèle le fils de qui je ne devais pas / naître, l´époux de qui je ne devais pas l´être, / le meurtrier de qui je ne devais pas tuer !» (Sophocle ; 1973 : 225). 46 Cf. chapitres XIII et XIV de la Poétique. 47 Au chapitre XVIII, Aristote (1997: 42 à 44) défend que toute tragédie doive comporter un nouement (du début jusqu´au renversement conduisant au malheur et au bonheur) et un dénouement (du renversement jusqu´à la fin). Il établit une typologie de tragédies : la tragédie complexe, la tragédie à effets violents, la tragédie de caractère et le spectacle. La tragédie ne doit pas être structurée comme l´épopée, qui englobe plusieurs histoires, d´où l´ampleur de son étendue. Les auteurs doivent provoquer l´effet tragique par la surprise qui éveille le sens de l´humain moyennant des coups de théâtre et des actions simples. Le chœur doit être perçu comme un acteur, faire partie de l´ensemble de l´histoire et participer à l´action, comme chez Sophocle. Didier Anzieu (1999 : 45 à 63) affirme qu´Œdipe devient parricide et incestueux, parce qu´au cours de sa petite enfance il a été exposé à une terreur, qui oriente son destin pulsionnel et qui est présentée aux lecteurs et aux spectateurs : l´horreur de la violence sexuelle infligée à un garçon, de la mise à mort d´un bébé, de la révélation de son destin incestueux et parricide par l´oracle, de l´accomplissement de l´inceste et du parricide caractérisés par la monstruosité physique et morale, de l´épidémie de la peste, de la découverte de la vérité, de l´automutilation, des frères qui s´entretuent, de la jeune vierge emmurée vivante et de l´interruption d´une lignée (conséquence de la faute). Ces moments d´horreur sont contrebalancés par un moment de pitié, lorsque le berger thébain, qui a pitié du nouveau-né Œdipe, décide de ne pas le tuer. Antigone, qui a pitié de son père mutilé et exilé, l´accompagne dans son errance. 28 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… haine et l´amour. À cause d´une faute, et non par le vice ou la méchanceté, un homme jouissant de renom et de bonheur (tel Œdipe) tombe dans le malheur. Faire naître la terreur et la pitié par le spectacle ne relève point de l´art ; elles doivent naître des faits qu´elles représentent pour déclencher des frissons chez le public. L´auteur doit chercher à faire surgir la violence au sein des alliances, accomplie par des agents qui connaissent leurs victimes ou qui ne reconnaissent l´alliance qu´après l´accomplissement du crime, ce qui crée la surprise de la reconnaissance. Selon Aristote, les tragédies s´abattent toujours sur les mêmes familles, comme c´est le cas d´Œdipe dans l´œuvre sophocléenne. 3.3- Œdipe dans l´œuvre sophocléenne Les versions antiques du mythe d´Œdipe sont, pour nous, occultées par une œuvre majeure, celle du dramaturge grec Sophocle (v. 496-406 av. J.-C.). Trois de ses pièces sont consacrées à la famille d´Œdipe : Œdipe à Colone évoque la mort apaisée du héros et Antigone la destinée tragique de sa fille. Dans Œdipe roi, qui constitue, pour nous, la version la plus achevée de la légende, Sophocle a repris la légende d´Œdipe, mais il y a introduit des modifications48 : il n´évoque pas la faute originelle de Laïos et l´oracle ne dicte pas à Œdipe les actions qu´il doit réaliser. Œdipe assume, alors, tout seul le poids d´une faute qu´il n´a pas commise intentionnellement et se retrouve puni sans avoir mérité le châtiment de l´aveuglement. Tout ceci soulève une série de questions sans âge : Qui suis-je ? Où me mènent mes actes ? De la sorte, il a proportionné un héritage tout aussi fascinant qu´encombrant pour les générations suivantes de dramaturges, en conférant un nom, des signes et un destin à son personnage, trois éléments essentiels49 au héros mythique. 48 Selon Claudie Bolzinger, dans son article « L´interdit d´exterminer et la problématique fraternelle dans l´Antigone de Sophocle» in Mythes et Psychanalyse (Clancier et ali ; 1997: 77 à 85). Dans son article intitulé «Traitements baroque et classique de deux mythes» (1998 : 374), Jacques Voisine réfère que les tragédies de Sénèque sont traduites en français à partir de 1629, par B. de Bauduyn, en vers. Il faut attendre jusqu´en 1692 la première traduction de l´Œdipe roi de Sophocle par M. Dacier, bien qu´Aristote faisait déjà de nombreuses références à cette pièce dans sa Poétique. 49 Cf. Mythes et rituels de l´écriture (Abastado ; 1979 : 60 à 66), à propos des trois éléments essentiels au héros mythique : ▪ Un nom → Un héros mythique est avant toute chose consacré par un nom et, dans bien des cas, par plusieurs noms qui le désignent dans des variantes du mythe. ▪ Des signes → Le héros mythique est reconnaissable à des signes qui le sacrent et grâce à son destin d´exception. ▪ Un destin → Un scénario mythique est constitué par des scènes et des situations qui configurent le destin du héros. Il désigne l´histoire de la quête d´un objet qui, bien que variable selon les représentations, symbolise toujours un absolu. Cette recherche met en pratique les dons du héros. Il s´agit d´une quête dramatique, tragique ou triomphante, où s´affrontent autour, avec ou contre le poète des forces qui façonnent un univers mythique. Ces forces sont des figures triviales, sublimes ou fantastiques. 29 À la recherche d´Œdipe… La pièce Antigone 50 Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… (Sophocle ; 1973) fut écrite en 441 avant J.-C. Avec Sophocle, Antigone est devenue un personnage mythique qui oppose une aventure humaine à une aventure politique instituant une valeur51. Alors qu´Œdipe Roi constitue une énigme policière, ainsi qu´un travail d´enquête, de révélation et de mise à jour, Antigone est un débat relatif à la mort et aux rites funéraires, qui représentent un véritable problème de civilisation et qui se situent aussi au centre de la problématique fraternelle. Les deux frères Étéocle et Polynice se sont entre-tués, lance contre lance, à une des sept portes de Thèbes. La responsabilité de cette affaire revient à Œdipe, qui a été amené à maudire ses fils qui, ayant découvert l´inceste, l´ont enfermé dans le palais. Un jour, ils ont servi à leur père la hanche d´un animal à la place de l´épaule (morceau réservé aux rois). Œdipe n´a évidemment pas toléré ce manque de respect et les a condamnés à se battre, armes à la main, à cause de leur héritage. L´Antigone de Sophocle est une tragédie de l´héritage du malheur transmis : la malédiction prononcée par Œdipe quant à la mort de ses fils et de l´une de ses filles. Toutefois, nous ne pouvons point oublier les causes plus lointaines telles que la transgression de l´oracle par Laïos. La filiation d´ Œdipe est, donc, une filiation falsifiée. Toujours dans Mythes et psychanalyse (Idem: 87 à 97), Jean-Marc Talpin signale, dans l´article «Le destin tragique des enfants d´Œdipe et de Jocaste», que le mythe d´Œdipe est pluriel à travers ses différentes versions. Œdipe roi Avant-propos traumatique Œdipe à Colone Histoire des Labdacides. Chronologie de l´histoire familiale et non celle de l´écriture. 50 Tout comme Œdipe, Antigone devient un véritable personnage littéraire, lors de son retour à Thèbes. Désirant rendre les honneurs funéraires à son frère Polynice, tué dans la campagne des Sept contre Thèbes, elle brave les ordres du roi Créon. Elle se montre prête à lui désobéir, car elle est convaincue que les liens du sang et les devoirs religieux dus aux défunts sont plus forts que l´ordre royal. Surprise, en compagnie de sa sœur, en train d´ensevelir le corps de Polynice, Antigone est amenée devant Créon, qu´elle accuse de ne pas respecter les lois naturelles et religieuses. Se sentant défié dans son autorité, le roi ordonne que les deux sœurs soient arrêtées. Son fils Hémon s´efforce alors de le raisonner et de l´amener à la clémence, après avoir pris soin de déclarer sa totale soumission à son père. Cependant, Créon condamne Antigone à être enterrée vivante, soupçonnant son fils de comploter contre lui. Le devin Tirésias prévient alors le roi que cette décision aura des conséquences néfastes pour la cité. Lorsque celui-ci se ravise, il est déjà trop tard : Antigone s´est pendue dans le tombeau avec sa ceinture, tout comme sa mère Jocaste s´était pendue avec son foulard. Fou de rage et après avoir essayé de tuer son propre père, Hémon se suicide avec son épée, suivi par Eurydice, sa mère. 51 Selon Françoise Duroux, dans son article intitulé «Antigone encore. Les femmes et la loi» (1991 : 181et 182), la “provocation” d´Antigone se doit au fait qu´elle intervient sur le terrain des lois de la polis, afin de les enfreindre au nom d´autres lois. Ici, l´enjeu est politique ; ce n´est pas une simple affaire de famille. Antigone se réclame de la justice des dieux d´en bas, et non des lois écrites, défendant, ainsi, l´ordre archaïque du sang (éthique) contre celui de la cité (politique), moderne et pragmatique, défendu par Créon. Pour celui-ci, Antigone commet une double transgression : elle désobéit au décret et conteste la légalité, dans sa position de femme qui ne peut légiférer (Idem : 184 et 185). 30 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Antigone Les enfants d´Œdipe et de Jocaste réactualisent, pour Œdipe, l´histoire de son abandon dans sa petite enfance, ainsi que sa double faute. En se crevant les yeux, Œdipe prétend réussir à s´introspecter, mais il rencontre là la plus forte limite à son désir de savoir, que Jocaste a tant de fois tenté de décourager. Jocaste et Œdipe, par le suicide et par l´aveuglement, semblent, chacun à sa manière, assumer leur destin et expier leurs crimes. Toutefois, la génération parentale se libère toujours de quelque chose sur la génération qui suit. S´adressant à l´enfant et au parent, l´interdit de l´inceste est bifare. Jocaste obéit à l´ordre de son frère Créon, lorsqu´elle accepte d´épouser le premier homme qui réussirait l´exploit de délivrer Thèbes de la terreur de la Sphinx, sans penser qu´elle pourrait être en train de prendre implicitement un grand risque. Lorsque le libérateur de la ville se présente avec ses pieds enflés et masqués, Jocaste ne le reconnaît point et se lie à lui : « Les places sont dès lors scellées, la tragédie peut advenir » (Idem : 89). Œdipe manifeste, à plusieurs reprises, de l´inquiétude relativement à l´avenir de ses filles, paraissant ainsi conscient de la malédiction qu´il transmet à travers son sang. En effet, celui-ci permet d´instaurer les processus d´identification du côté des enfants et d´identification projective du côté des parents. La fratrie fonctionne par couple et se structure sur le mode de redoublement d´une paire homosexuée. Le thème du double répète la double position généalogique d´ Œdipe et de Jocaste : les enfants sont demi-frères ou demi-sœurs d´Œdipe, fils ou fille ou petite-fille de Jocaste. Néanmoins, même si Œdipe est explicitement désigné en tant que frère, il est toujours investi par ses enfants comme père. Ils constituent l´unique couplage hétérosexué qui s´inscrit sous le signe de Polynice ↔ Antigone la mort et, donc, de la mère. Cependant, en se posant comme un homme, Antigone nie sa féminité. 31 À la recherche d´Œdipe… Étéocle Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Ismène52 À cause de l´interdit de l´ensevelissement, la mort de Polynice fait se rompre les deux couples homosexués pour en faire naître un autre hétérosexué, mais cette fois-ci dans la mort (Polynice et Antigone). Créon le comprend, lorsqu´il profère deux sentences symétriques à l´égard de ces deux personnages : il refuse la tombe à un mort, mais ordonne qu´un vivant y soit enfermé. Le couple parental hétérosexué fournit donc, ici, un modèle mortifère, puisqu´il réactive dangereusement le mode du sexuel. La mort empêche, ainsi, le rapprochement hétérosexué. La fratrie met en scène la pulsionnalité sur le mode de la répétition intergénérationnelle. L´érotique se mélange au mortifère et atteint la disparition qui se déploie à toute la famille, puisque la vie de Créon ne fera plus aucun sens à partir de la perte de son fils. L´interdit proféré par Créon d´ensevelir Polynice, à cause de sa traîtrise à Thèbes, permet à Antigone de rejouer la scène de la mort de son père. Tout comme Polynice, mais contre ses fils, Œdipe fait don de la puissance de sa sépulture à Athènes, une cité rivale, à condition que celle-ci lui permette d´y passer sa vieillesse. Ce choix instaure une opposition au sein de la différence entre les deux groupes homosexués de la fratrie. Étéocle et Polynice encore alliés, c´est-à-dire Thèbes, prennent Antigone et Ismène en otages, qui ne peuvent être libérés que si Œdipe décide de venir mourir près de Thèbes. Mais Thésée les délivre, les rendant à leur père, ce qui représente la toutepuissance après la mort. L´ensevelissement d´Antigone lui permet de rejouer la scène primitive à laquelle Œdipe, Jocaste et Polynice participent par l´inceste initial qui brouille les positions généalogiques. L´amour s´y mêle à la mort et Éros à Thanatos, au sein du ventre maternel que symbolise le tombeau. Antigone se situe, ainsi, à la charnière de deux 52 Françoise Duroux (1991 : 183) nous rappelle que lorsqu´Antigone propose à Ismène d´enfreindre le décret de Créon, celle-ci fournit des réponses opposant des arguments de frontière. Tout d´abord, elles sont des femmes par nature et ne peuvent pas intervenir sur le terrain de la machination politique. De plus, elles ne disposent point des instruments nécessaires à cette intervention et, finalement, elles ne peuvent pas combattre l´effectivité d´un pouvoir. Lorsqu´elle est arrêtée, Antigone refuse la complicité aprèscoup de sa sœur. Dans son insurrection, elle choisit, alors, comme alliés Œdipe et Polynice, car ils sont indispensables à sa sortie du genre. Dans Œdipe à Colonne (Sophocle ; 1973), Œdipe s´appuie sur elle et se sert de ses yeux. C´est désormais Antigone qui s´adosse à lui et utilise Polynice pour situer sa rébellion, puisqu´elle ne peut invoquer son statut de femme déjà inscrit dans la politique de Créon. 32 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… épisodes d´une saga familiale. La première est constituée par Œdipe, Polynice et par elle-même, et se déroule autour du tombeau. La deuxième rassemble Antigone et Jocaste par le biais de la corde que toutes deux utilisent afin de mettre fin à leurs jours. Toutefois, cette corde ne symbolise nullement le lien ; il s´agit d´une simple identification mimétique et fusionnelle. En revanche, le tombeau se referme sur le dédoublement d´une origine au sein de laquelle s´annihilent le groupe parental et le groupe fraternel. En effet, Antigone devient un personnage mythique toujours dynamique depuis Sophocle, puisqu´elle ne cesse de constituer une véritable source d´inspiration pour de nombreux auteurs, tout en gardant ses caractéristiques originelles, comme nous pouvons notamment le constater dans Antigone de Jean Anouilh53. Sophocle a, également, écrit la pièce Œdipe à Colone54 entre 407 et 406 avant J.C., mais elle ne fut jouée qu´en 401, à titre posthume, grâce à l´intervention de son petit-fils, Sophocle le Jeune. Après s´être mutilé, Œdipe est chassé de Thèbes par ses fils. Banni et mendiant, il est aidé par Antigone, puis par Ismène, et demande asile à Thésée, roi d´Athènes. Celui-ci le fait installer à Colone, ville natale de Sophocle. Œdipe assume assez bien son sort d´autant qu´il est persuadé qu´il a subi les crimes bien plus qu´il ne les a commis. Comme Étéocle refuse de céder la place à son frère, Polynice et Créon viennent parler avec leur père afin d´obtenir son appui. Cependant, Œdipe refuse de les aider et demande à Thésée de ne jamais restituer son corps aux 53 «A actuação da filha mais velha de Édipo no ciclo mítico antigo da Casa Real de Tebas não é, em conteúdo mitológico, suficientemente determinante e autónoma para impor um "mito de Antígona". Esta impõe-se essencialmente como personagem dramática, como modelo dramatúrgico e como exemplo de actuação moral. São precisamente estas características que fascinam os artistas posteriores, que a transformam numa personagem modelar e, desse modo, constroem uma dimensão de leitura a que podemos, agora sim, chamar mítica. O mito de Antígona existe, mas não na mitologia grega antiga. É um produto posterior que chega, contudo, até aos nossos dias com grande vitalidade.» (Jabouille ; 1999 : 23). 54 L´action se déroule à Colone, dans un bois sacré près de Thèbes. Sa fille Antigone le guide, mais les habitants de Colone souhaitent le chasser à cause de ses crimes. Ismène, son autre fille, les rejoint et les avertit que ses frères, Étéocle et Polynice, vont se disputer la succession du trône de Thèbes. Thésée (roi de Thèbes) et Créon accusent Œdipe d´être le responsable de cette lutte fratricide : ses fils se vouent une haine contre nature à cause de son inceste. Œdipe plaide, alors, sa cause : la faute du parricide et de l´inceste est des dieux. Thésée est convaincu et lui permet de rester à Colone. Polynice demande de l´aide à Œdipe contre son frère. Le père le chasse et menace leur atroce rivalité. Le tonnerre gronde, lui faisant comprendre que les dieux lui pardonnent, étant prêts à l´accueillir. Œdipe s´enfonce, alors, seul dans le bois, seuil de l´immortalité. Dans cette pièce, Œdipe est déchu, mais réconcilié avec les dieux et avec lui-même. Dépouillé de son orgueil et sans illusions sur les capacités de l´intelligence humaine, il atteint la sérénité. Sa tombe sera bénéfique à la terre qui la porte. Nietzche (1964 : 62 et 63) réfère que, dans cette pièce, « nous rencontrons la même sérénité mais portée dans une région plus haute où elle se transfigure. Au vieillard accablé de malheurs qui s´offre en victime à tout ce qui l´atteint, fait écho la sérénité céleste qui descend des sphères divines et qui nous suggère que le héros, maintenant passif, atteint par ce fait son activité suprême dont l´effet surpasse sa propre vie, tandis que les entreprises conscientes de son existence antérieure ne l´ont conduit qu´à la passivité. Ainsi l´œil de l´homme voit se défaire lentement les nœuds inextricables de la fable œdipienne ― et notre plus grande joie résulte de ce retournement de la dialectique.». Dans sa thèse de doctorat intitulée A formação de Almeida Garrett. Experiência e Criação (1971: 435 et 436), Ofélia Paiva Monteiro réfère qu´Almeida Garrett a écrit Édipo em Colona en 1820, où il dénonce l´humiliation du tyran oppresseur et cruel et exalte l´homme juste et bon. Cette œuvre de Garrett s´inspire de la pièce éponyme de Sophocle et qui justifie les évènements absurdes et horribles qui se sont abattus sur un personnage innocent et désarmé. Œdipe souffre, mais accepte son destin et reçoit, finalement, la compensation des dieux providentiels. 33 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Thébains après sa mort. Ayant perçu les signes de sa mort prochaine, Œdipe se retire pour mourir seul et la terre s´ouvre pour l´ensevelir. Antigone et Ismène repartent pour Thèbes, afin d´essayer d´éviter le meurtre entre leurs frères. Dans cette pièce, Sophocle réhabilite Œdipe et le déculpabilise de tous ses crimes : « Mes actes, je les ai subis et non commis. […] c´est sans rien savoir que j´en suis venu où j´en suis venu. » (1973 : 360). 3.4- Les différentes réécritures du mythe : quelques versions «Roi protecteur de son peuple ou criminel malgré lui, l´ambivalence d´Œdipe a permis à chaque époque de s´approprier un héros adapté à ses valeurs dominantes.» (Journet ; 2006 : 58) L´Œdipe du récit sophocléen a été repris par plusieurs auteurs et a suscité des réflexions variées à propos du destin, de la liberté humaine et de l´évolution du comportement humain. Ce mythe a inspiré des poètes, des dramaturges et des romanciers, surtout à partir de la Renaissance, qui prôna le retour à l´Antiquité : « Le malheureux destin d´Œdipe, et plus généralement celui des Atrides, ne cessera de hanter les écrivains qui, nombreux, souhaiteront eux aussi écrire, comme Eschyle et Sophocle, sur Œdipe. » (Schmidt ; 1993 : 150). La postérité de ce mythe est immense. Du XIIe siècle avec Le roman de Thèbes55 (vers 1150) au XXe siècle, nous pouvons compter de nombreuses adaptations et transpositions du mythe d´Œdipe, qui ne cesse de se métamorphoser sans pour autant s´affranchir des données de la légende. Cette actualisation du mythe montre sa survivance depuis quelques vingt-cinq siècles, et révèle que l´énigme du destin d´Œdipe n´a pas encore trouvé de réponse et n´en trouvera certainement jamais56. Les mythèmes 55 Nicolas Journet (2006 : 58) nous informe que ce roman, qui a été rédigé par un clerc, à la cour du roi Henri II Plantagenêt, s´inspire d´un long poème latin de Stace (Ier siècle avant Jésus-Christ), qui se penche essentiellement sur les faits d´armes des enfants d´Œdipe et les guerres de Thèbes, ce qui redonne un souffle épique à la légende œdipienne. Afin de renouer avec celle-ci, les mésaventures d´Œdipe précèdent ce poème au style et au goût arthuriens. L´inceste n´est pas le thème principal de cette pièce de littérature féodale, qui porte sur les querelles familiales, la ruine du royaume et l´importance des liens créés par les femmes. 56 Dans leur introduction à l´œuvre intitulée Le mythe en Littérature. Essais offerts à Pierre Brunel à l´occasion de son soixantième anniversaire (2000 : 4), Yves Chevrel et Camille Dumulié remarquent que « (…) l´entrée en littérature ne dégrade nullement le mythe, n´est pas un signe de sa décadence, mais, au contraire, lui donne une vigueur nouvelle». Aujourd´hui, le mythe est essentiellement littéraire, artistique, ce qui prouve sa permanence et sa vitalité. À l´époque moderne, la promotion de la littérature en tant que genre englobant tous les autres a été accompagnée par une nouvelle inscription du mot mythe. Tout comme ce dernier, la littérature est une fiction qui se présente comme vraie et le désir du roman est de répéter le geste de la Bible. Lorsque le logos et la réalité sont défaillants à l´époque moderne, les mythes servent encore à dire le réel et son mystère, ce qui explique la permanence des figures mythiques, qui nous permettent d´interroger le monde ainsi que notre désir. Une sorte de monstre mythique se crée : l´antihéros glorifie l´impuissance et se suicide, alors que le héros meurt glorieusement. Actuellement, le mythe a pour fonction d´occuper un espace qui nous sépare de à la fois de l´autre et de nous-mêmes, qui nous distancie de l´objet de notre désir. Bien qu´il 34 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… de la quête de soi, de l´identité, de la fatalité, du libre arbitre et de la culpabilité innocente continuent à hanter la nature humaine, ainsi que la littérature. Quelques réécritures du mythe d´Œdipe à partir de la Renaissance57 Il s´agit d´une transposition thématique58 de la querelle entre les jansénistes et les jésuites dans une pièce qui célèbre le libre arbitre, mais dans laquelle la cruauté du mythe n´est pas aussi intense à cause d´une écriture pleine de conventions. Dans l´«Avis au lecteur» de cette pièce, Corneille avoue avoir « pris une autre route » (1987 :19) que les auteurs grecs. Dircé, fille de Laïos, considère Œdipe comme un usurpateur du pouvoir de son père. Amoureuse de Thésée, elle refuse d´obéir à Œdipe qui veut qu´elle épouse Hémon, le fils de Créon. Une rumeur dit que le fils de Laïos est vivant et Œdipe le fait rechercher, Pierre Corneille car il sait que son pouvoir est encore plus en danger qu´avec Dircé59. Œdipe (1659) Thésée fait croire à Jocaste qu´il est ce fils, mais elle demeure sceptique. Phorbas, l´un des hommes qui accompagnait Laïos lors du voyage qui lui coûta la vie, met hors de cause Thésée et reconnaît le meurtrier en Œdipe, qui laisse le trône à celui-là. Comme chez Sophocle, Jocaste se suicide, mais le thème de la mutilation d´ Œdipe n´est pas repris. Les amours de Dircé et de Thésée adoucissent le ait été adapté, mis en pièces et désacralisé, le mythe ne cesse d´introduire dans le monde des figures de l´altérité dont le visage est familier. 57 Selon Georges Décote et Anne Armand, dans leur manuel intitulé Moyen âge, XVIe siècle (1988 : 172, 220 et 221), l´industrie de l´imprimerie, née en 1448 à Mayence avec Gutenberg, s´installe à Paris en 1470 et à Lyon en 1473. Vers 1500, une quarantaine de villes françaises possèdent une librairie (lieu où les livres sont édités, imprimés, puis vendus). De nombreux dictionnaires et ouvrages de grammaire sont, alors, publiés. Les textes anciens sont commentés, traduits et adaptés dans les domaines littéraire, juridique et scientifique. L´idée de Renaissance est marquée par un réveil de la culture antique et la rupture avec le Moyen Âge. La Renaissance redécouvre l´Antiquité : elle débarrasse les textes anciens des commentaires moralisateurs du Moyen Âge, applique la philologie à une exacte connaissance des écrits anciens, cherche à comprendre les tournures stylistiques latines et grecques non pour elles-mêmes, mais pour en saisir l´esprit et, derrière elles, l´esprit même d´une civilisation. Mais c´est surtout la situation de l´homme et de l´individu dans la société qui change à cette époque. Ce changement naît d´une nouvelle perception de la culture antique dans un monde en pleine expansion. 58 Selon Genette (1982 : 292 et 293), la transposition est la plus importante des pratiques hypertextuelles. Nous nous trouvons face à une transposition thématique quand un retournement idéologique a lieu : le sens est manifestement transformé. 59 Œdipe à Jocaste: «Un bruit court depuis peu qu´il vous a mal servie, / Que ce fils qu´on croit mort est encor plein de vie: / L´Oracle de Laïus par là devient douteux, / Et tout ce qu´il a dit peut s´étendre sur deux.» (Corneille; 1987 : 58). 60 Les pièces antiques d´Eschyle, de Sophocle ou d´Euripide, ainsi que les pièces classiques de Corneille ou de Racine, se ressemblent sur un point : les personnages convoitent le pouvoir, aspirent à régner ou entendent maintenir leurs fonctions royales. Jacques Voisine (1998 : 376 et 377) remarque que Corneille relègue au second plan le caractère parricide et incestueux du 35 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… tragique familial et les joutes verbales entre Tirésias et Créon n´existent pas. Il s´agit plus d´un drame politique60, dans lequel Œdipe se bat pour garder le pouvoir, en dépit des évidences qui nient sa légitimité. Quand il reconnaît qu´il a commis un parricide, il abdique, mais non sans avant avoir fait reconnaître qu´il était, en fait, le roi légitime de Thèbes. Dans ce drame influencé par son éducation protestante, l´auteur ne croit pas en la culpabilité d´Œdipe face au parricide et à l´inceste. De plus, il introduit le familier, le burlesque61 et le trivial dans une diégèse qui met en scène le personnage Œdipe, qui essaie de se libérer de la tyrannie d´un dieu en se crevant les yeux. Tirésias reproche André Gide sévèrement à Œdipe de ne pas craindre les dieux. Le rejet du péché Œdipe : drame domine son attitude : Œdipe revendique l´affirmation de soi. Lorsqu´il en trois actes prend conscience du parricide et de l´inceste à l´acte III, Tirésias le (1930) conjure de se repentir pour que Dieu lui pardonne. Jocaste souhaite Thésée (958) que cette affaire soit étouffée. C´est par orgueil et en signe de défi à Dieu qu´Œdipe se mutile62. Dans Thésée (1958), Œdipe et Thésée se rencontrent. Sa cécité lui a alors ouvert les yeux sur Dieu, il a découvert la foi et sa souffrance devient sa rédemption63. Dans cette protagoniste, pendant une bonne moitié de la pièce. La dimension politique domine l´histoire mythique à travers l´intrigue amoureuse entre Thésée, roi d´Athènes, et Dircé, prétendante au trône de Thèbes. La majeure partie de la production dramatique de l´auteur se centre, d´ailleurs, sur des intrigues politiques au sein d´un cadre historique. Corneille interprète la pièce de Sophocle dans un sens chrétien, lorsque le sang d´Œdipe produit des miracles, en commençant par la fin de la peste, qui ravage Thèbes. 61 Pour Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre (2002 : 36), le burlesque est « l´explication des choses les plus sérieuses par des expressions tout à fait ridicules et plaisantes. ». Selon Gérard Genette (1982 : 80), le « travestissement burlesque réécrit […] un texte noble, en conservant son “action”, c’est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques, son invention et sa disposition), mais en lui imposant une tout autre élocution, c’est-à-dire un autre “style”, au sens classique du terme, plus proche de ce que nous appelons depuis le Degré zéro une “écriture”, puisqu’il s’agit là d’un style de genre. ». 62 Œdipe à Tirésias : « Est-ce là ce que tu voulais Tirésias ? Jaloux de ma lumière, souhaitais-tu m´entraîner dans ta nuit ? Comme toi, je contemple à présent l´obscurité divine. J´ai châtié ces yeux qui n´avaient point su m´avertir. Tu ne pourras plus m´accabler désormais de ta supériorité d´aveugle.» (Gide ; 1958 : 28). 63 Œdipe à Thésée: «“O obscurité, ma lumière!” et toi, tu ne le comprends, je le sens bien, pas davantage. On y entendit une plainte; c´était une constatation. Ce cri signifiait que l´obscurité s´éclairait soudainement pour moi d´une lumière surnaturelle, illuminant le monde des âmes. Il voulait dire, ce cri: Obscurité, tu seras dorénavant, pour moi, la lumière. Et tandis que le firmament azuré se couvrait devant moi de ténèbres, mon ciel intérieur au moment même s´étoilait […] Du temps de ma jeunesse, j´ai pu passer pour clairvoyant. Je l´étais à mes propres yeux. N´avais-je pas su, le premier, le seul, répondre à l´énigme du Sphinx? Mais c´est depuis que mes yeux charnels, par ma propre main, se sont soustraits aux apparences que j´ai, me semble-t-il, commencé à y voir vraiment. Oui; tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s´ouvrait en moi sur les perspectives infinies d´un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi jusqu´alors, m´avait fait jusqu´alors mépriser. Et ce monde insensible (je veux dire: appréhensible par nos sens) est, je le sais à présent, le seul vrai. Tout le reste n´est qu´une illusion qui nous abuse et offusque notre contemplation du Divin. “Il faut cesser de voir le monde, pour voir Dieu”, me disait un jour le sage aveugle Tirésias; et je ne le comprenais pas alors; comme toi-même, ô Thésée, je sens bien que tu ne me comprends pas.» (Gide; 1958: 1451 et 1452). 36 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… reprise du mythe antique, Gide nous offre une vision chrétienne de la tragédie de l´homme. Alain Robbe- Un inspecteur des services spéciaux, Wallas, mène une enquête sur Grillet l´assassinat d´un certain Daniel Dupont, soit-disant commis par une Les Gommes mystérieuse organisation de terroristes, auteur de l´exécution de huit (1953) crimes en neuf jours, tous perpétués à la même heure, et concernant des rouages discrets du pouvoir. Au cours de son enquête, Wallas rencontre de nombreux personnages qui le mettent sur de fausses pistes. Il ignore un élément essentiel : Daniel Dupont, dont le corps n´a pas été trouvé, n´est pas mort. À la suite d´une série de quiproquos, il sera amené à devenir lui-même l´assassin qu´il recherche. Dans ce roman policier, Wallas remplace Œdipe64. Il commet l´homicide d´un inconnu, qui peut être son père. L´inceste demeure au second plan : Wallas rencontre une papetière, qui semble être sa sœur. 3.5- Le lien avec le réel À la différence des contes de fées, le mythe entretient toujours un lien avec le réel, même s´il est impossible de prouver scientifiquement son existence. Cela étant, il 64 Pour Colette Astier (1974 : 191 à 215), Les Gommes d´Alain Robbe-Grillet est une œuvre de rupture, par son refus net de la mythologie, de Sophocle, du classicisme et de la psychanalyse. L´allusion à la tragédie n´est qu´ironie, les allusions au jeu de tarot sont une malice, et l´enquête policière, un déguisement. Pour la première fois, il s´agit d´une œuvre sur Œdipe, et non sur Œdipe roi ou Œdipe à Colone : l´auteur respecte le mouvement de l´intrigue sophocléenne en cinq parties, tout en contredisant la logique événementielle et la signification. Alors que Laïos meurt avant l´action de la pièce, le meurtre dévalorisé de Dupont a lieu au dénouement, avant la reconnaissance, la mort étant désormais un point d´arrivée et non de départ. De plus, l´échec de Wallas ne le mène vers aucun salut dans cet univers amoral, où il n´y a ni pureté, ni faute, ni liberté. Robbe-Grillet rompt particulièrement avec le dénouement tragique, en récusant l´arbitraire d´un itinéraire de malheur menant à la glorification du héros. Nous n´y retrouvons donc point les oppositions qui assurent la tension de la tragédie sophocléenne. Wallas ne rencontre personne avec qui s´affronter, comme le fait Œdipe à l´égard de Tirésias et de Créon. La déambulation fait de lui-même la proie de ses fantasmes, du refoulé, de l´enfance, de l´identité. Dans sa quête inavouée de l´identité familiale, le protagoniste est redevenu Œdipe, mais un Œdipe qui n´est plus roi, plutôt salarié et aliéné. Le romancier passe du mythe au complexe. L´immersion lente de la ville sous les eaux glauques du canal, où apparaissait la figure de la Sphinx, représente, d´ailleurs, le triomphe de l´inconscient sur le roman : «Nous passons d´une structure de conflit – structure éminemment dramatique – à une structure ouverte. Nous passons de la tragédie à un roman de parodie, de l´indifférenciation la plus morne, à un roman de l´attente sans but, à un roman de l´atonie et de la vacuité. […] RobbeGrillet par son acceptation sans rémission du pire et de la catastrophe nous fait plus étroitement rejoindre la légende que la tragédie (…)» (Idem : 196). Le roman abonde d´allusions au mythe : l´exposition de l´enfant est sans cesse répétée à Wallas à travers les motifs de la dentelle des rideaux (deux bergers font boire du lait à un petit enfant nu, sous un arbre), le meurtre de Laïos est présent dans celui de Dupont, la Sphinx apparaît dans l´énigme dont l´ivrogne poursuit Wallas et l´inceste surgit dans la relation équivoque entre le personnage et l´ex-Mme Dupont. Ce roman, où la fatalité et l´échec sont exacerbés, est la tragédie, sans fatum, de l´homme moderne qui entretient des rapports avec son subconscient, d´une part, et avec le monde, de l´autre. 37 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… narre des situations identiques que nous retrouvons sans cesse tout au long de l´Histoire. Il est bien évident qu´Antigone n´a pas existé. Cependant, elle ne cesse point de symboliser le refus de soumission de l´individu face à un pouvoir arbitraire. Si l´existence d´Œdipe peut être mise en cause, en tant que mythe littéraire, les thèmes du parricide et de l´inceste demeurent universels, voire actuels. IV- L´Œdipe de Sophocle réécrit par Cocteau « Une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l´anéantissement mathématique d´un mortel. » (Cocteau ; 1934 : 36). Inspirée du mythe d´Œdipe, La Machine infernale (1934), écrite par Jean Cocteau pour Louis Jouvet, reprend à sa manière les grands thèmes venus de la légende : le pouvoir, le destin et la famille. 4.1- L´évolution dynamique des mythes (réécritures) La première moitié du XXe siècle est marquée par un incontestable développement des reprises et réécritures de grands mythes gréco-romains ― dans le théâtre, le roman et la poésie ―, en même temps que s’affirment les avant-gardes. Pour comprendre cette “modernité mythique”, ou cette dichotomie mythe-modernité, il faut tenir compte de ces implications idéologiques et philosophiques. Quelques reprises de mythes antiques dans le théâtre français du XXe siècle L´action de cette pièce en deux actes, qui traite de la guerre de Troie, Jean Giraudoux est dominée par la fatalité. À cause de l´enlèvement d´Hélène par La guerre de Pâris, la guerre menace. La Grèce réclame la captive, mais Troie Troie n´aura refuse. Hector et Ulysse tentent de préserver la paix, mais en vain, car pas lieu (1935) l´inéluctable destin s´accomplit : la guerre de Troie a lieu65. 65 Hector à Andromaque : « Elle aura lieu. » (Giraudoux ; 1982 : 551). 38 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Les thèmes de cette pièce en deux actes sont le devoir et la vengeance. Sous les instigations de sa sœur Électre, Oreste venge le meurtre de Jean Giraudoux son père, Agamemnon, en tuant sa mère Clytemnestre, ainsi que son Électre (1938) amant, Égisthe, qui voulait marier Électre à un jardinier. Celle-ci ne devient elle-même qu´avec l´arrivée de son frère, revendiquant la pureté et la justice66. Cette première pièce théâtrale de Sartre est un drame en trois actes, régi par les thèmes de la révolte, de la vengeance et du remords. L´histoire se déroule dans la ville mythique d´Argos où règne Égisthe, qui a tué Agamemnon et épousé sa femme, Clytemnestre. Il instaure Jean-Paul un régime de terreur dans la ville, celle-ci devant expier le crime. Sartre Quinze ans plus tard, Oreste revient à Argos, dont les habitants sont Les Mouches persécutés par les mouches (symbole du remords)67, et y retrouve sa (1943) sœur Électre, qui ne le reconnaît pas et se trouve réduite à la condition d´esclave. Égisthe chasse la jeune fille, qui exhorte la foule à la révolte et qui reconnaît son frère. Oreste tue sa mère et Égisthe, puis s´enfuit. Il veut emmener Électre qui, horrifiée par le double meurtre, se réfugie auprès de Jupiter. Il est, finalement, poursuivi par les Érinyes, ces divinités malfaisantes qui persécutent les criminels. Jean Anouilh Les thèmes dominants de cette pièce théâtrale sont la révolte et la soif Antigone d´absolu. Antigone, née de la relation incestueuse d´Œdipe et de 66 Électre aux Euménides : « J´ai ma conscience, j´ai Oreste, j´ai la justice, j´ai tout.» (Giraudoux ; 1982 : 684). Dans son ouvrage intitulé L´intertextualité. Mémoire de la littérature (2001 : 88 à 90), Tiphaine Samoyault remarque que la reprise de ce mythe par Giraudoux « se suffit d´une mémoire vague et délocalisée » : le dramaturge a affirmé n´avoir relu aucun texte portant sur le sujet, ayant travaillé à partir du souvenir de ses lectures anciennes. Il évite d´attribuer toutes les vertus au personnage éponyme, favorise le schéma de l´enquête aux dépens de celui de la vengeance, modifie les traits caractérologiques d´Égisthe qui devient amoureux d´Électre (soupçon d´inceste) et qui est aussi important qu´elle (valorisation secondaire). Aux yeux d´Égisthe, Argos prend l´aspect d´une petite ville de province française. 67 Jupiter au Pédagogue : « Ce ne sont que des mouches à viande un peu grasses. Il y a quinze ans qu´une puissante odeur de charogne les attira sur la ville. Depuis lors elles engraissent. Dans quinze ans elles auront atteint la taille de petites grenouilles.» (Sartre ; 1947 : 109). Oreste à Jupiter : «Vraiment ? Des murs barbouillés de sang, des millions de mouches, une odeur de boucherie, une chaleur de cloporte, des rues désertes, un Dieu à face d´assassiné, des larves terrorisées qui se frappent la poitrine au fond de leurs maisons ― et ces cris, ces cris insupportables (…)» (Idem : 116). 39 À la recherche d´Œdipe… (1944) Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Jocaste, a une sœur, Ismène, ainsi que deux frères, Étéocle et Polynice, qui se sont entre-tués. Leur oncle Créon interdit d´ensevelir Polynice, car ce dernier a levé une armée contre Thèbes68. Antigone enfreint cette loi et fait le sacrifice de sa vie, étant condamnée à être enterrée vivante. Elle choisit la mort et refuse le mensonge, ainsi que les compromissions de Créon, qui souhaite la sauver. Dans son œuvre intitulée Littérature et Mythe, Marie-Catherine Huet-Brichard (2001 : 136 à 140), affirme que de 1922 (date de la publication d´Antigone de Cocteau) à 1944 (date de la publication d´Antigone d´Anouilh) une génération de dramaturges plonge dans la mythologie gréco-latine, afin d´aborder les problèmes du présent. Ceci est d´autant plus étonnant puisque la littérature se construisait depuis le romantisme dans le refus des modèles, mais explicable par le long et inépuisable dialogue entre la littérature et le mythe. Le mythe étant la mise en récit d´une question que l´homme se pose à propos du monde, sa reprise prouve que ce questionnement continue à exister, mais autrement. Antigone, chez Sophocle, et Euripide, chez Anouilh, posent la question de la réconciliation entre l´ordre (droit écrit) et la justice (droit naturel). La figure mythique d´Œdipe, de Sophocle à Cocteau, est le lieu de la rencontre du permis (le possible) et de l´interdit (l´impossible), alors que celle d´Électre interroge le lien problématique entre la justice et la vengeance. Dans le contexte politique et social de l´entre-deux-guerres, la question de l´ordre et du droit se pose en fonction d´un débat philosophique : celui de la liberté et de la responsabilité de l´individu au sein d´un univers déserté par les dieux, ainsi que celui de l´essence et de l´existence du Bien et du Mal. Dans la majorité des cas de reprise de situations et de figures mythiques, la relation entre hypertextes et hypotextes relève d´une transposition ludique et sérieuse, homodiégétique (sans changement de cadre, ni de personnage), fondée sur la transmotivation (explication nouvelle des données et de personnages) et sur la 68 Cf. Prologue (Anouilh ; 1946 : 12 et 13) : l´histoire « commence au moment où les deux fils d´Œdipe, Etéocle et Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l´aîné, au terme de la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu´à Etéocle, le bon frère, il serait fait d´imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera impitoyablement puni de mort. ». 40 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… transvalorisation (nouveaux personnages mis en évidence). Cela étant, une nouvelle architecture se crée, engendrant une signification différente et permettant aux auteurs d´exprimer leur indépendance par rapport aux textes précédents. Toutefois, ceux-ci font acte d´allégeance au mythe, qui, dynamique, ne vit que de ses constantes métamorphoses. Dans Électre (Giraudoux : 1982), Égisthe devient un personnage de premier plan et le personnage du mendiant est ajouté. Au début de la pièce, l´héroïne, ainsi que ce dernier, ignorent l´assassinat d´Agamemnon et la liaison de la mère avec Égisthe et ces déplacements, qui conduisent à déséquilibrer l´unité et la cohérence du récit, afin de mettre à distance l´histoire racontée. En fait, pour « l´auteur, il s´agit moins d´échapper au mythe que de le récupérer ou de l´instrumentaliser. Choisir et imposer une histoire dont tout le monde connaît la fin et le faire quand l´enjeu du texte est la question de la fatalité et de la liberté, c´est en quelque sorte démonter le mécanisme même de la fatalité et donner un sens nouveau à la notion de liberté.» (Huet-Brichard ; 2001 : 140). La fatalité n´est plus une force extérieure à l´homme ; elle est, désormais, personnifiée par les dieux et intériorisée. Dans ce théâtre de démystification des pouvoirs, les dieux sont rabaissés au plan des mortels. Ces processus offrent un espace de liberté pour l´auteur et ses personnages au sein d´un schéma prédéterminé, qui se répète pour les spectateurs au cours de la représentation. Et, si ceux-ci ignorent tout du mythe, l´un des personnages se charge de leur en présenter le mécanisme implacable : le prologue résume le destin des personnages d´Antigone (Anouilh : 1977), alors que dans La Machine infernale (Cocteau : 1934 ; 35 et 36), la Voix rappelle le contenu de l´oracle et les principaux épisodes du drame, tout en interpellant le lecteur pour mettre en évidence la dynamique du mythe et du texte : «Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d´une vie humaine, une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l´anéantissement mathématique d´un mortel» (Idem : 36). L´Antiquité grecque et romaine a fourni une série de thèmes aux auteurs du XXe siècle69, qui, à travers leurs relectures des mythes et des figures légendaires70 et 69 Dans son article «Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? L´Antiquité des Goncourt. Petit essai de mythocritique» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 135 à 161), Robert Koopus souligne qu´au milieu du XXe siècle, l´art, la littérature et l´enseignement européens puisent leurs principales sources d´inspiration dans l´Antiquité. Les Goncourt se sont cependant acharnés contre celle-ci, en venant même à rejeter tout ce qui appartient au passé dans leur Journal (1989 : 882 et 883): «Après y avoir mûrement réfléchi, je [c´est Jules qui tient la plume, mais son je vaut pour les deux frères] reste intimement convaincu qu´il n´y a pas de beautés éternelles en littérature ― en d´autres termes, qu´il n´y pas de chefs-d´œuvre absolus. Qu´un homme fasse aujourd´hui l´Iliade trouverait-il un lecteur ? Molière présentant Le Misanthrope, Corneille les Horaces aux Français, ne seraient pas lus, et cela justement. Les professeurs et les Académiciens [nous] sont persuadés qu´il y avait des œuvres et des hommes échappant à l´action du temps, aux révolutions du goût, au renouvellement d´esprit, d´âme, d´intellect des temps et des peuples : c´est qu´il faut bien qu´ils gardent quelque chose et qu´ils sauvent un Capitole. Certaines conceptions de Balzac, pas mal de vers d´Hugo, des pages surtout de Henri 41 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… mythiques, ont provoqué le retour en force du tragique dans l´histoire contemporaine, car ils retrouvent un drame familial moderne dans les sujets antiques. Le mariage est fréquemment présenté comme l´accomplissement d´une fatalité de la soumission. C´est, par exemple, le moyen de garantir le silence d´Électre et la résignation d´Antigone ; Clytemnestre meurt, d´ailleurs, pour avoir refusé les décisions de son époux Agamemnon. De plus, la tragédie moderne pose souvent une interrogation en ce qui concerne la condition féminine, comme chez Électre et Antigone. Le pacifisme des femmes est démontré, comme le fit Aristophane, dans Lysistrata. Oreste, Électre et Antigone sont des adolescents révoltés, en butte à l´autorité, leur révolte pouvant aboutir à la violence. Ainsi, dans Les Mouches (1943) de Jean-Paul Sartre, Oreste se manifeste par la violence et le meurtre. Si les auteurs de Neuf-Cents réécrivent et transposent le mythe, essentiellement dans une tragédie politique moderne71, la question de l´ordre se pose (Œdipe s´oppose à l´oracle divin, tout comme Laïos et Jocaste) et la guerre apparaît souvent à l´ordre du jour, comme dans Électre et La Guerre de Troie n´aura pas lieu de Jean Giraudoux. Leurs œuvres constituent, également, une représentation du pouvoir, puisqu´en plein XXe siècle Créon, Œdipe, Égisthe et Caligula apparaissent dans les pièces d´Anouilh, de Heine sont, à mon sens, en ce temps, le sublime ; et peut-être cela, un jour, dans des siècles ne le sera-t-il plus. Tout changerait dans le monde, l´homme passerait par les plus prodigieuses modifications, changerait de religion, referait la conscience ― et les idées, les phrases, les imaginations, qui ont charmé le monde à son enfance, une race de pasteurs polythéistes, nous charmerait encore aussi puissamment, aussi intimement après le Christ, Louis XV, Robespierre et Rigolboche ? Il faut vivre de cette croyance-là pour l´avoir, du moins, pour la confesser ! Et puis les masses aiment à avoir une foi en littérature : cela dispense d´avoir un goût (…)». Au XIXe siècle, les travaux sur l´hellénisme sont nombreux et de nombreux auteurs, parmi lesquels Ponsard et Leconte de Lisle, faisaient revivre la tragédie classique et vouaient une vénération quasi religieuse à l´Antiquité, alors que Baudelaire et les Goncourt désiraient faire une place importante à la vie moderne et contemporaine dans l´art et la littérature. Les frères Goncourt reprochaient à la littérature grecque et latine de n´évoquer que les corps, au lieu d´analyser les âmes, et rompirent totalement avec la notion d´auteur canonique. Selon eux, l´Antiquité est une civilisation trop jeune, qui exalte démesurément la force physique et qui a une conception trop héroïque de la vie. De plus, sa littérature est trop axée sur le général et pas assez sur l´individu. C´est pourquoi, ils ont cherché l´émotion directe, en satisfaisant leur curiosité de journalistes envers la vie quotidienne, et sont devenus les inventeurs de l´histoire sociale, c´est-à-dire de l´histoire de la vie privée, des idées, « des pratiques religieuses, de l´éducation, de l´hygiène, des mœurs de table, du vêtement» (Chevrel et Dumulié ; 2000 : 151). Le passé lointain ne les intéressait donc nullement. Le XVIIIe siècle est leur siècle de prédilection, celui de leurs origines, de 'leur Antiquité' ; c´est le siècle de l´aristocratie, de la presse, des mémoires de la vie privée, de la mode. Ils prétendaient faire l´histoire du présent à travers l´observation directe ; c´est pourquoi le journal l´emporte sur le roman. Les Goncourt pensaient vivre à une époque de changements au niveau de tous les domaines de la vie et de la pensée, qui présupposent la destruction de toutes les valeurs du passé comme la religion, la monarchie, l´art et la littérature. Ils excluent des genres littéraires comme la tragédie et la poésie, leurs valeurs littéraires étant anticlassiques et, donc, en contradiction avec celles de leur temps; seule la prose capable de rendre la réalité dans l´art est moderne. Or, ils sont conscients que le simple témoignage n´est point une œuvre d´art qui résiste à la destruction et à la mort. 70 À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Larousse ; 2001 : 1216 et 1034) définit le mythe en tant que récit d´origine populaire transmis par la tradition et exprimant, de manière allégorique, ou sous les traits d´un personnage historique déformé par l´imagination collective, un grand phénomène naturel. Il peut, également, s´agir de l´amplification et de la déformation, par l´imaginaire populaire, d´un personnage, de faits historiques ou de phénomènes sociaux. En revanche, la légende est un récit traditionnel, dont les événements fabuleux ont pu avoir une base historique réelle, mais qui ont été transformés par l´imagination populaire. 71 Marie-Catherine Huet Brichard (2001 : 138 et 139) remarque que les dramaturges privilégient les épopées et les grandes tragédies grecques, la tragédie étant le lieu d´expression des conflits de la cité, mettant en débat une situation ou un personnage devant le public et alternant les voix du chœur et des personnages. La tragédie procure, donc, un espace idéal pour exposer des contradictions individuelles ou collectives apparemment insurmontables et créer un effet de distance entre le spectateur et l´objet de la représentation, puisqu´elle emprunte ses sujets à la légende et non à l´Histoire. Faire référence au théâtre de Sophocle et d´Euripide, au XXe siècle, revient à assigner une fonction politique à la pièce et exiger de la réflexion de la part du spectateur, tout en lui procurant de l´émotion. 42 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Giraudoux ou de Camus, alors que de véritables dictateurs agissent et gouvernent dans plusieurs pays d´Europe. Le modèle antique surgit, alors, comme un moyen de dévoiler la barbarie moderne, de dénoncer l´indifférence, l´aveuglement et la passivité face à l´oppression, le mythe devenant écho de l´actualité. Le tragique revient, donc, à l´ordre du jour. Par la ‘modernisation’ de son écriture, le mythe exprime les angoisses survenues de l´actualité et les dramaturges l´utilisent comme des paraboles72 historiques : les inquiétudes du présent transparaissent par le biais de la fable millénaire. Dans La guerre de Troie n´aura pas lieu, le mythe fonctionne comme un signal d´alarme, l´avant-guerre de Troie évoquant celle de 1939-45. À travers ce titre provocateur, Giraudoux fait allusion à ses espoirs et à ses appréhensions, sachant que la guerre de Troie a, effectivement, eu lieu. Le deux septembre 1939, l´Angleterre et la France déclarent la guerre à l´Allemagne nazie. En mai 1940, le pire se réalise : la France est envahie et occupée. Il n´est désormais plus question d´interrogations, mais de lutte contre l´occupant. Cependant, la publication de livres et la création de spectacles doivent être préalablement autorisées par la censure allemande. Il s´avère évidemment impossible d´appeler ouvertement à la résistance. Le mythe apparaît, alors, comme un masque capable de déjouer la censure, puisque, par définition, il renvoie à des temps anciens, étant intemporel et sans rapport avec les temps présents. Il existe, pourtant, de nombreuses similitudes entre le Paris des années 1943-1944 et le climat de la ville d´Argos peint dans Les Mouches. Chez Sartre, les habitants d´Argos ressentent de la culpabilité, comme les collaborateurs, et le gouvernement de Vichy cherchait à l´inculquer aux Français, afin d´expier la défaite et bien asseoir leur pouvoir. Ainsi, les auteurs modernes, confrontés aux plus grands périls et désastres de l´Histoire à leur époque, en viennent à exposer, dans leur création, ce qui fonde les valeurs essentielles de justice et de liberté pour l´Humanité. Toutefois, ces circonstances historiques n´expliquent point, à elles seules, le retour des mythes antiques dans le théâtre français. Le noyau dur des mythes ne peut nullement faire objet de modifications : Antigone meurt, Œdipe tue son père et épouse sa mère, la guerre de Troie a lieu, Oreste et Électre tuent leur mère Clytemnestre. Le dramaturge ne se soucie donc pas d´inventer une intrigue, son attention se concentrant sur le sens qu´il prétend conférer au mythe repris. Le débat d´idées, qui stimule l´esprit, 72 À titre de curiosité, le Dictionnaire de la Langue Française Lexis (Idem: 1327) définit la parabole en tant que récit allégorique, derrière lequel se cache une morale. 43 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… est donc favorisé, et le public cultivé, qui connaît déjà le dénouement de l´histoire, devient le témoin de l´impuissance des personnages face au cours des événements. Se substituant à la fatalité antique, le mythe devient source d´émotion tragique. 4.2- Jean Cocteau, le théâtre et les mythes Wolter (2004 : 83 à 87), dans son article intitulé «Le mal rouge et or. Création théâtrale et inspiration architecturale chez Jean Cocteau», signale qu´au cours de l´enfance de Cocteau, le théâtre73 s´avérait un véritable mystère, car sa mère s´y rendait sans lui. Le théâtre ne se laissait alors deviner qu´à travers les conversations, les revues et les fascicules des programmes. Dans les magazines et les programmes, il découpe des dessins et des photos avec lesquels il se construit des théâtres en carton, puis en bois. Sa concentration repose ainsi sur des éléments architecturaux, surtout le rideau et le cadre, qui deviennent le miroir de ses aspirations. L´enfant prépare le travail manuel de l´adulte qu´il est devenu. En effet, Cocteau fut costumier, décorateur, metteur en scène et dramaturge. Ce loisir enfantin révèle sa prédilection pour l´esthétique et la conception spatiale du théâtre frontal. Il réitère même la rampe, le rideau et le cadre à l´intérieur de l´espace scénique de ses pièces, cette mise en abîme du lieu de représentation renvoyant le spectateur au décor au sein duquel il a pris place. Sa fascination va pour la scénographie du XIXe siècle, lorsque sa mère et son grand-père ouvrent les premières grandes salles d´or. Pour lui, l´or et le rouge sont des couleurs fondamentales, et la représentation débute bien avant le lever du rideau, sa notion de théâtre comprenant le bâtiment, le genre littéraire, la mise en scène, la représentation et l´évènement social. Les salles parisiennes se caractérisent par la tapisserie d´andrinople et l´exubérance des ornements rococo, qui renforcent le souvenir de la mère, Eugénie Cocteau étant sa première vedette. Il assistait, alors, à ses préparatifs – au cours desquels elle endossait le costume 73 Pour Wolter (2004 : 83 à 87), le théâtre est un lieu où l´architecture et la littérature interfèrent. Nous y distinguons deux catégories d´architecture : l´intérieur de l´espace scénique, qui manœuvre les personnages et leurs destins, et l´espace hors scène, visible de la salle. Au sein de ce dernier, la rampe, le rideau et le cadre de la scène symbolisent, dans l´architecture, la base matérielle de la littérature. La scénographie de la salle constitue un paratexte non langagier des œuvres jouées ; c´est le témoin des courants littéraires et dramaturgiques. Jean Cocteau admirait les salles de théâtre, étant très sensible à l´atmosphère qui y régnait et dont il en fera même un personnage allégorique dans le prologue d´Elisabeth Patter, une de ses pièces de jeunesse. Dans la préface de La Machine à écrire (2003 : 873), Cocteau réfère que l´atmosphère occupe une place fonctionnelle, car elle est essentielle à la réussite de l´hypnose collective qui permet l´unité du public. Wolter défend que l´architecture exerce un certain pouvoir sur l´homme : elle ne constitue point à peine la préparation d´une bonne réception ; elle agit, aussi, au niveau de l´inspiration du créateur. 44 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… et se maquillait – qui équivalaient au spectacle du Français ou de l´Opéra dont il était privé. La mère, qui substitue les drames et les opéras, détient alors le rôle principal. Quand il assiste, enfin, à une de ses représentations, il lui semble que sa robe se mélange à la tapisserie et elle devient une trinité de l´acteur, de l´œuvre et du lieu : « elle est comédienne unique dans le spectacle que constituent sa toilette et son départ, et elle préfigure et incarne l´endroit même d´une cérémonie. Le luxe de ses habits et de ses bijoux reflète pour lui la splendeur de la salle, le rituel des préparatifs est l´écho du cérémonial de la représentation, et vice versa» (Wolter ; 2004 : 88). À l´approche de ses cinquante ans, Jean Cocteau tente de retrouver ce “paradis perdu” par le biais de sa production dramatique et de la recréation de l´atmosphère des spectacles d´enfance, tout d´abord avec un revirement vers le théâtre traditionnel : le théâtre de boulevard de 1938 à 1946 (Les Parents terribles, Les Monstres sacrés et La Machine à écrire), le drame romantique et le mélodrame (L´Aigle à deux têtes), ainsi que la tragédie classique (Renaud et Armide). Ces souvenirs influencent la production littéraire de l´auteur, qui écrit La Machine infernale entre Opium (1930) et Portraits-Souvenir (1935), deux œuvres qui initient la série d´autoportraits et d´essais rétrospectifs rédigés vers la fin de sa vie, alors que sa création romanesque et théâtrale s´épuise. La longue genèse des quatre actes hétérogènes de La Machine infernale s´opère, donc, sous l´influence des souvenirs de l´enfant spectateur. La poétique focalisée sur les monstres des planches s´entrevoit déjà dans la préface de La Voix humaine. La tragédie Renaud et Armide est une pièce d´inspiration architecturale, ayant été écrite à l´intention d´un théâtre. Cocteau a commencé à produire tardivement, car il recherchait un nouveau public plus populaire que celui de l´avant-garde, et passa même par le music-hall avec L´École des veuves (1936). Cependant, la production architecturale dépasse la dimension sociologique, puisque la composition du public varie selon les salles comme le “Michel”, la salle “Richelieu” et le “Palais Garnier”. Bien qu´il soit avide de spectateurs plus populaires et qu´il soutienne une nouvelle politique de prix d´entrée, son penchant pour l´élitisme se révèle par sa préférence du luxe architectural. Cocteau, qui préfère les salles dont la splendeur est éclatante, est conscient que les spectateurs choisissent un théâtre en fonction de l´ambiance. Certaines salles, comme celle de “Vaudeville”, ont une fonction à l´échelle de l´urbanisme. Avec la disparition de celle-ci, Cocteau prévoit le danger de l´arrivée des cinémas. 45 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Dans son article « Jean Cocteau et les mythes », in Mythes et psychanalyse (1997), Anne Clancier explique que son expérience clinique lui a permis de constater que les individus qui ont subi une carence paternelle ou maternelle, lors de leur petite enfance, font référence, beaucoup plus que les autres, à des mythes ou à des héros mythiques74. Chaque sujet ressent le besoin de s´identifier tout d´abord aux parents, puis à des personnes de leur entourage ou à des personnages valorisés socialement, le plus souvent rencontrés au cours des études comme, par exemple, des héros de l´Histoire ou des écrivains. Les écrivains qui recourent constamment aux mythes dans leur œuvre auraient-ils alors ressenti une carence familiale durant leur enfance? L´étude biographique de plusieurs écrivains, effectuée par Anne Clancier, lui a permis de répondre affirmativement à cette question75. Dans ce cadre, Orphée, le héros prestigieux qui symbolise le sujet créateur, apparaît souvent en tant que figure d´identification mythique pour de nombreux poètes, comme, par exemple, Apollinaire et Jean Cocteau. À l´âge de huit ans, Jean Cocteau perdit son père. Devenu écrivain, il introduisit, au sein de ses textes, différentes figures mythiques, auxquelles il conféra une marque personnelle. En fait, le recours aux divers mythes et aux figures mythiques s´avère structurant pour le moi des écrivains76. L´absence d´une image paternelle stable et solide lors de l´enfance, ainsi que la grande proximité qui s´est établie avec sa mère, du fait que son frère et sa sœur soient beaucoup plus âgés que lui, ont empêché Cocteau d´intégrer la bisexualité psychique, c´est-à-dire son identification aux images parentales. Face à cette situation, l´écrivain a été amené à trouver plusieurs solutions afin d´éviter le morcellement du moi : la recherche d´images d´identification avec des auteurs qu´il admire et des héros littéraires, ainsi que l´écriture, à travers laquelle surgissent des personnages avec lesquels il construit des relations permettant de résoudre des conflits 74 À travers un aller-retour entre le clinique et la littérature et vice-versa, Anne Clancier introduit un nouveau concept par analogie avec le contre-transfert de la cure psychanalytique : le contre-texte. 75 En psychanalyse clinique, il est préférable de ne pas recevoir de renseignements biographiques du patient venant de l´extérieur. Est-il alors possible d´utiliser les données biographiques d´un écrivain dans la critique littéraire psychanalytique ? Ou bien, devonsnous nous restreindre à l´études des textes ? Les données biographiques de l´écrivain peuvent nous être fournies par lui-même à travers les lettres, un journal intime ou, encore, par les biographies qu´il aurait accepté de son vivant. Ces informations sont donc utiles à l´analyse des textes. Et un personnage de roman peut-il être mis en parallèle avec l´écrivain ? Nous ne devons jamais « prendre à la lettre un romancier» (Clancier ; 1997 : 160), bien qu´il puisse se projeter dans ses personnages. Les traits de caractère de ces derniers peuvent contenir une part de ce que l´auteur sait de lui-même (des aspects biographiques, des souvenirs ou des rêves), mais aussi des facettes provenant d´autres modèles sur lesquels l´écrivain projette des parties de sa personnalité inconsciente. Le lecteur entre, alors, en résonance avec le personnage créé, qui est un ensemble homogène et vraisemblable. 76 Apollinaire, qui n´a pas vécu avec son père qu´il n´a pratiquement pas connu, s´empare fréquemment des mythes et des figures mythiques, « des héros mutilés, morcelés ou suppliciés » (Clancier ; 1997 : 156). Il a repris et transformé le mythe d´Orphée et celui de Merlin, l´enchanteur. Cocteau a également repris le mythe d´Orphée, tout en mettant en scène des héros mutilés qui connaissent des fins tragiques. Ces deux auteurs utilisent ainsi le mythe en tant que support et modèle d´identification face à la carence de la figure paternelle. 46 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… internes : « Lorsque l´écrivain devient créateur et s´émancipe de ses modèles, il prouve qu´il a intégré ses différentes identifications» (Idem: 156). Cela étant, il trouve sa personnalité et reconstruit son moi à travers l´écriture. Il doit, alors, trouver des thèmes et inventer un langage à l´aide de formes littéraires et stylistiques, et il peut même en inventer d´autres, comme l´a fait Cocteau à travers la peinture, le dessin et le cinéma. Se secourant du mythe, Cocteau fait ses deuils : la perte de son père, qui s´est suicidé lorsque l´écrivain avait huit ans, et celle de son grand-père maternel77, quand il avait seize ans, ainsi que celle d´amis au cours de la Première Guerre Mondiale (Jean Leroy, Roland Garros et Raymond Radiguet). D´ailleurs, l´enfant qui n´a pas vécu au sein de la sécurité, assurée par deux parents ayant une bonne relation entre eux, n´a pas connu une structuration psychique solide et va chercher à colmater cette lacune, notamment par le mimétisme : il essaie d´imiter les autres, afin de les assimiler ou de pénétrer en eux, pour les contrôler et les posséder à travers une identification projective. Il s´agit, pour cet enfant, d´une tentative d´endosser une personnalité, étant donné qu´il ne parvient pas à trouver la sienne. Puis, à travers l´art, il peut intégrer de diverses images et devenir, enfin, lui-même. La mort du père lors de l´enfance s´avère un facteur prédisposant à une vocation littéraire de l´individu, qui se pose la même question qu´Œdipe (s´il est responsable ou non de la disparition du père et de la grande proximité avec sa mère) et qui cherche son statut de sujet autonome. L´analyse des figures d´identification mythiques ainsi que les thèmes des textes de Cocteau nous suggèrent, donc, la personnalité de l´auteur qui ressent le besoin de se recréer lui-même. En effet, les individus ayant subi une carence paternelle ont tendance à trouver des affinités avec des figures susceptibles de jouer le rôle du père. Dans la littérature, ce “phénomène” peut se traduire par un mimétisme à l´égard des personnages, rendus ainsi vivants par leur créateur. À cause de ces difficultés d´identification, ils ont fréquemment recours aux thèmes empruntés au théâtre, au masque, au travestissement et aux animaux possédant des facultés de mimétisme comme, par exemple, le caméléon78, le perroquet79 et le singe80. 77 «Mon père était peintre amateur. Mon grand-père collectionnait des objets d´art et des tableaux. Il avait de l´audace et de l´éclectisme. Par exemple, il achetait des toiles à l´atelier d´Ingres et d´Eugène Delacroix. Il possédait, en outre, des masques d´Antinoë et des bustes grecs.» (Cocteau ; 1956 : 30). 78 Cf. Le poème Léone de Cocteau (1999 : 663) : « Car Léone en marchant était caméléonne. / Elle adoptait des lieux la forme et la couleur. ». 79 Dans Opium (1930 : 178), Cocteau a révélé un rêve répétitif et angoissant qu´il a eu depuis l´âge de dix ans, à la suite de la mort de son père, et qui n´a cessé qu´en 1912 : « Mon père qui était mort ne l´était pas. Il était devenu un perroquet du Pré-Catelan, un des perroquets dont le charivari reste à jamais lié, pour moi, au goût du lait mousseux. Dans ce rêve, ma mère et moi nous allons 47 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Dès sa jeunesse, Cocteau a transposé les mythes grecs dans son œuvre. ▪ l´élaboration du livret d´un Œdipus Rex pour Stravinsky ; ▪ l´adaptation d´Œdipe Roi de Sophocle à la demande de Raymond Radiguet ; ▪ la pièce Antigone, créée en 1922 et représentée à l´"atelier" ; Les mythes grecs ▪ la pièce Orphée, créée en 1926 et représentée par les Pitoeff ; ▪ la pièce La Machine infernale, créée en 1932, qui constitue une interprétation personnelle d´Œdipe Roi et qui est publiée en 1934 ; ▪ la pièce Bacchus, montée par Jean-Louis Barrault au théâtre "Marigny" en 1951 ; ▪ le scénario et la réalisation du film Orphée, vers 1947 ; ▪ le scénario du film Le Testament d´Orphée, publié aux Éditions du Rocher en 1961. L´ange est une figure qui traverse toute l´œuvre littéraire, picturale et cinématographique de Cocteau, qui ne reprend pas exactement le mythe chrétien, mais qui le prend pour base afin de créer un « mythe personnel»81, selon Charles Mauron. Un jour, en Les mythes entrant dans un ascenseur, il crut lire sur un écriteau « ascenseur bibliques Heurtebise » et, pendant plusieurs jours, il se sentit à un tel point hanté par ce nom, que l´ange Heurtebise devint un personnage de plusieurs de ses œuvres. Quelques jours après, pénétrant dans ce nous asseoir dans une ferme du Pré-Catelan, qui mélangeait plusieurs fermes avec la terrasse des cacatoès du jardin d´acclimatation. Je savais que ma mère savait et ne savait pas que je savais, et je devinais qu´elle cherchait lequel de ces oiseaux mon père était devenu, et pourquoi il l´était devenu. Je me réveillais en larmes à cause de sa figure qui essayait de sourire ». Le perroquet de Thomas l´Imposteur (Cocteau ; 1923) pourrait-il constituer alors un indice de la recherche d´identification paternelle de Cocteau, portant sur son père qui est parti trop tôt ? Les oiseaux et les anges dans son œuvre seraient-ils des figures de ce père pour cet enfant à qui il fut dit que ce dernier s´était envolé au ciel ? La figure de l´ange a surgi en 1915 dans la pensée de Cocteau, qui a déclaré qu´elle l´avait sauvé de la mort. Elle peut nous renvoyer à la bisexualité psychique (la question du sexe des anges), à un double narcissique, à un support du clivage et des projections du sujet (les bons et les mauvais anges), ou bien au messager qui permet la communication entre les esprits et les humains. La figure du père, qui apparaît sous la forme d´un perroquet, est, ainsi, devenue un ange protecteur. L´Œdipe (le père ne peut plus communiquer avec le petit garçon, qui est seul avec sa mère, qu´à travers le langage caricatural du perroquet) et, par conséquent, l´agressivité envers le père aurait été surmontée et transformée en une idéalisation. 80 Cf. Thomas l´imposteur (Cocteau ; 1923 : 65) : «Tout homme porte sur l´épaule gauche un singe et, sur l´épaule droite, un perroquet. Sans que Guillaume s´y employât, son perroquet répétait le langage d´un monde privilégié, son singe en imitait les gestes. Aussi ne courait-il pas le risque des gens excentriques, une semaine adoptés et rejetés par le monde. Il y creusait sa place et apparaissait, son nom l´accréditant, y avoir grandi toujours. ». 81 Le «mythe personnel» est un terme proposé par Charles Mauron, en 1963, dans sa thèse intitulée Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1988). Il s´agit de l'expression de la personnalité inconsciente du poète et de son évolution, comme une représentation du moi, échappant à sa pensée consciente et rendant compte de son mode d'exister; c´est une mise en histoire à la fois de son rapport au monde et aux différentes instances qui composent le moi. 48 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… même ascenseur, il ne lut plus « Heurtebise », mais « RouxCombalusier ». Le premier nom qu´il crut voir advint d´un état hypnotique, dans lequel il se trouvait à cause de sa dépendance à l´opium, et qui lui permit de faire surgir de son inconscient une figure qui n´était autre que l´image du père. ▪ la pièce Les Chevaliers de la Table Ronde, qui constitue un épisode Les mythes du du cycle des romans de la Table ronde ; Moyen-Âge ▪ le scénario du film l´Éternel Retour, qui nous renvoie à Tristan et Yseult ; ▪ la pièce Renaud et Armide. Comme l´amour est impossible en vie par l´interdit de l´inceste, l´amour dans la mort constitue un autre thème des romans, du théâtre et des films de Cocteau : La Machine infernale, Les Parents terribles, Les Enfants terribles, l´Éternel retour, Roméo et Juliette, L´Aigle à deux têtes et Orphée. Tout individu qui a perdu son père lors de la petite enfance se sent coupable du désir inconscient qu´il a eu de l´éliminer, afin de rester seul avec sa mère. De surcroît, à cause du manque de médiation du père dans la structure familiale, qui n´est composée que par la mère et l´enfant, ce dernier peut ressentir «une angoisse liée à une relation avec l´image d´une mère archaïque» (Clancier ; 1997 : 159). La force pulsionnelle est grande et la capacité de sublimation du sujet peut le conduire à reformuler ses conflits dans sa création. En fait, les conflits inconscients de Cocteau ont laissé des traces dans son œuvre comme, par exemple, l´image de la mère archaïque possessive. Ils l´ont amené à créer, à reprendre, à transformer et à intégrer des thèmes anciens dans des formes modernes, notamment dans le film Orphée. Dans son dernier film, Le Testament d´Orphée, il préfigure sa propre mort : Athéna, qui représente la mère archaïque, transperce le poète de sa lance. Cocteau a crée des mythes personnels, comme celui de la femme possessive e dangereuse qu´est Elisabeth dans Les Enfants terribles82. 82 Les Enfants terribles, qui ont donné suite à un roman et à un film, s´avèrent, au premier degré, un drame bourgeois ainsi qu´un roman psychologique. Élisabeth et Paul, deux adolescents qui vivent dans un appartement avec leur mère malade, partagent la même chambre depuis leur enfance. C´est Élisabeth qui s´occupe d´elle. Leur père, qui est alcoolique, n´est pas présent et ne revient à la 49 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Nous allons, désormais, nous pencher sur la reprise du mythe d´Œdipe, et, par conséquent, sur les thèmes de l´inceste et du parricide dans La Machine infernale (1934). 4.3- Les analogies et les divergences entre Œdipe roi et La Machine infernale Jean Cocteau a, tout d´abord, respecté la trame générale de la tragédie de Sophocle et son adaptation semble parfois littérale, ce qui nous prouve que l´auteur a procédé à une transposition homodiégétique, puisqu´il reprend le même sujet mythologique83. Tout comme chez Sophocle, Œdipe mène une enquête sur ses véritables origines, se secourant des témoignages des messagers et des serviteurs et se heurtant à ce qu´il soupçonne d´être un complot de sa perte. Les mythèmes84 d´Œdipe roi subsistent avec : ▪ l´oracle d´Apollon qui condamne Œdipe au parricide et à l´inceste : « Tu assassineras ton père et tu épouseras ta mère. » (I, 35) ; ▪ le meurtre d´un vieillard qui est, en fait, son père : « Un soir de voyage, au carrefour où les chemins de Delphes et de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval le bouscule ; une dispute éclate ; un domestique le menace ; il riposte par un coup de bâton. Le coup se trompe d´adresse et assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus, roi de Thèbes. Et voici le parricide. » (I, 35) ; maison que pour mourir. Au début du roman, Paul est blessé, au cours d´une bataille de boules de neige à la sortie du lycée, par Dargelos, un élève agressif et indiscipliné dont la beauté et le caractère fascinent son camarade. La tragédie débute quand Gérard, un ami de Paul, le ramène à la maison. Le médecin de famille affirme, alors, que le jeune garçon ne peut plus retourner à l´école. La vie de Paul et de sa sœur se confine dorénavant dans leur chambre commune, où Gérard se rend tous les jours, afin de participer à leurs jeux. Ces enfants étant pauvres, Élisabeth travaille comme mannequin dans une maison de couture, où elle sympathise avec Agnès, qu´elle invite à venir dans la chambre. Puis, elle épouse un jeune américain très riche, qui meurt le soir du mariage, à la suite d´un accident de moto. Elle hérite ce qui lui est du et la tragédie se déroule désormais entre les quatre personnages : Élisabeth, Paul, Agnès et Gérard. Ce dernier aime Élisabeth, devenue le meneur du jeu, mais elle ne s´en aperçoit pas et ne songe qu´à son frère. Agnès aime Paul, qui correspond à cet amour, car elle lui rappelle le visage de Dargelos. Le destin frappe une seconde fois Paul, lorsqu´ Élisabeth n´accepte pas de s´écarter de lui et invente une machination diabolique pour les séparer. Paul meurt et sa sœur se suicide d´un coup de revolver, comme l´a fait le père de Cocteau. La vie de Paul a donc été entourée par deux figures mortifères : la figure d´ange de Dargelos, qui l´a fasciné, et celle de démon de sa sœur, qui représente à la fois l´amante et la mort. 83 Selon Gérard Lieber, dans sa préface de l´édition de 1934 de La Machine infernale, la «matière est empruntée à la légende d´Œdipe et à ses différents épisodes : l´enfant abandonné dans la montagne, le meurtre du père, la victoire sur le (ou la) Sphinx, le mariage avec la mère, la découverte tardive de l´enchaînement fatal des événements avec pour conséquence la mort de la mère et l´aveuglement d´Œdipe. Le modèle théâtral est donné vers Sophocle (vers 495-406 av. J.- C.). » (Cocteau ; 1934 : 7). 84 Dans son article «Permanence du mythe et changements de l´histoire» (Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 17 à 28), Gilbert Durand affirme que l´Histoire est l´adaptation de l´identité de la nature humaine aux événements et, qu´avec le mythe, elle se range dans le rang du récit. Il se demande comment le mythe, qui est une invariante universelle, dérive de l´espace et du temps. Selon lui, le mythe d´Œdipe est tout aussi valable chez Freud que chez Sophocle. Pour ne pas se dénaturer, un mythe ne peut pas perdre trop de mythèmes. Il est animé de trois formes différentes par les flux des avatars de l´Histoire : les dérivations hérétiques, quand certains mythèmes sont préférés au détriment d´autres ; les dérivations syncrétiques, lorsque la totalité de l´univers imaginaire d´un ensemble historico-culturel gravite autour d´un mythe et, finalement, les dérivations éthiques, quand une pression historique fait porter un jugement de valeur sur un élément ou un ensemble mythique. Face à ces changements, le mythe perdure et vainc l´entropie du temps mortel. 50 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ▪ l´allusion à la résolution de l´énigme du Sphinx et le mariage avec sa mère biologique: « Pendant une de ses haltes, on lui raconte le fléau du Sphinx. Le sphinx, " la Jeune Fille ailée", “la Chienne qui chante”, tue peu à peu la jeunesse de Thèbes. Ce monstre pose une devinette et tue ceux qui ne la résolvent pas. La reine Jocaste, veuve de Laïus, offre sa main et sa couronne. Comme s´élancera Le jeune Siegfried, Œdipe se hâte. La curiosité, l´ambition le dévorent. La rencontre a lieu. De quelle nature, cette rencontre ? Mystère. Toujours est-il que le jeune Œdipe entre à Thèbes en vainqueur et qu´il épouse la reine. Et voilà l´inceste. » (I, 36) ; ▪ la découverte de la vérité avouée par le berger, au bout de longues années : « Tu es le fils de Jocaste, ta femme, et de Laïus tué par toi au carrefour des trois routes. Inceste et parricide, les dieux te pardonnent. » (IV, 131) ; ▪ le suicide de Jocaste et la mutilation d´Œdipe annoncée par Antigone : « Mon oncle ! Tirésias ! Montez vite, vite, c´est épouvantable ! J´ai entendu crier dans la chambre ; petite mère ne bouge plus, elle est tombée tout de son long et petit père se roule sur elle et il se donne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang partout. J´ai peur ! J´ai trop peur, montez…, montez vite… » (IV, 131). De Sophocle à Cocteau, nous continuons en présence d´une question d´actualité politique85. Dans Œdipe roi (1973), Sophocle nous expose la rivalité des cités de l´Antiquité. Par la localisation géographique des événements, nous retrouvons, chez Sophocle, une époque pendant laquelle la Grèce86 n´est pas encore une nation unifiée et où chaque grande ville essaie d´imposer son autorité sur les autres. Il est, alors, possible de constater que Sophocle est lui-même un citoyen d´Athènes87, puisqu´il semble lui conférer plus de prestige à travers ses textes. Recueilli par un berger, Œdipe est adopté par le roi de Corinthe, ville dans laquelle il passe sa jeunesse. Cette ville qui, au VIe siècle, constituait le plus vaste centre maritime et commercial de la Grèce, déclina devant Athènes durant la guerre du 85 «L´Œdipe de Sophocle ne prétend pas résoudre un problème : il soulève des questions que, probablement, au temps d´Homère, on ne se posait pas, car les lois civiques n´existaient pas et les héros n´avaient donc pas à les suivre. La légende d´Œdipe, trop riche pour n´avoir qu´une seule et unique clé, se révélera capable, parce qu´elle intrigue et passionne ceux qui l´entendent, de survivre jusqu´à nos jours en soulevant d´autres dilemmes.» (Journet ; 2006 : 51). 86 Cf. Annexe V : la Grèce au Ve siècle avant J.-C. 87 Nicolas Journet (2006 : 51) remarque qu´en s´affermissant, de nombreuses citées grecques se sont inventées un fondateur autochtone, alors que la légende ancienne en attribuait la fondation à un héros ou à un demi-dieu venu d´ailleurs. Au Ve siècle, Athènes s´est dotée d´assemblées, d´institutions et de lois, dont le plein accès est réservé aux citoyens légitimes. Face à la montée des étrangers parfois riches et actifs, qui réclament leur intégration, Périclès a adopté, en 451, des mesures plus restrictives : seuls les enfants nés de père et mère athéniens seront des citoyens légitimes. La filiation et l´autochtonie deviennent, dès lors, un enjeu concret. Sophocle aborde, donc, dans sa pièce, un thème sensible : le souci des athéniens face aux étrangers. En mettant en scène Œdipe, il entend peut-être prévenir les dangers des mesures de Périclès : Œdipe poussa ce mythe politique jusqu´à ses ultimes conséquences, en confondant la cité avec la famille (Idem : 57). 51 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Péloponnèse. Pour Œdipe, Corinthe n´est qu´une ville de passage, étant donné qu´ il la quitte, à partir du moment où il doute de ses origines ; puis, il refuse d´y retourner, après avoir entendu l´oracle d´Apollon. Cette ville ne détient donc qu´une importance secondaire face à Athènes. Quant à Thèbes, elle a longtemps été une ville ennemie d´Athènes, en s´alliant d´abord aux Perses durant les guerres nédiques, puis aux Spartiates, lors de la guerre du Péloponnèse. C´est à cette ville que sont associés les crimes d´Œdipe le parricide et l´inceste, ce qui nous montre que Sophocle a voulu la discréditer. Dans Œdipe à Colonne du même auteur, Œdipe est absous de ses crimes et divinisé. Il est né à Thèbes, où il a été maudit par la suite, et a été élevé à Corinthe, mais c´est dans un des quartiers d´Athènes Colonne qu´il trouve le pardon et la gloire. La Machine infernale traite, aussi, de politique88, puisqu´elle fait intervenir rois et reines dont le pouvoir n´est toutefois pas envié. En effet, ce dernier est marqué par des intrigues, des gouvernants non appréciés, des gouvernés faciles à manipuler et un pays terrorisé par le Sphinx89. Jean Cocteau donne un nouveau souffle au mythe d´Œdipe en y incorporant des allusions à l´actualité politique de son époque, c´est-à-dire, à la période de l´entredeux-guerres. La première représentation de la pièce date, d´ailleurs, de 1934, cette époque étant marquée par la montée des régimes totalitaires en Europe, avec Mussolini en Italie (1929) et Hitler en Allemagne (1933). En 1936, la guerre civile éclate en Espagne, opposant les républicains aux troupes nationalistes du général Franco, soutenues par Hitler et Mussolini. En France, beaucoup de personnes revendiquent un régime de ce type, comme le fait la matrone pour Thèbes : « (…) Il faudrait un homme de poigne, un dictateur ! » (II, 72). Le 6 février 1934, les organisations d´extrême droite avaient déclenché des émeutes dans la capitale française, afin de renverser la République en faveur d´une dictature. De la sorte, Cocteau ridiculise ces organisations, qui pourraient être représentées par la matrone, qui croit que sa belle-sœur est un vampire et que ses fils épouseront, un jour, des créatures monstrueuses : « (…) Mais moi, je sais que ma belle-sœur est un vampire, je le sais… Et mes fils risquent 88 Le mythe a un caractère politique, puisqu´il met en scène des figures royales ou retrace la fondation des cités. Cette portée politique du mythe est fort visible dans La Machine infernale, où Cocteau présente le pouvoir comme un objet de convoitise et de dégoût. Le dramaturge instaure, toutefois, un vrai débat politique entre les personnages. Leurs discussions renvoient à l´actualité politique des années 1930-1940, qui apparaît étrangement liée à l´univers intemporel du mythe. 89 « Dieux, il est d´autres sphinx que le vieux sphinx de Thèbe [sic]. / Sachez ceci, tyrans de l´homme et de l´Érèbe, / Dieux qui versez le sang, dieux dont on voit le fond, / Nous nous sommes tous faits bandits sur ce grand mont / Où la terre et le ciel semblent en équilibre, / Mais vous pour être rois et moi pour être libre.» (Hugo : 2002 ; 500, vers 651 à 656). 52 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… d´épouser des monstres d´enfer parce qu´ils s´obstinent à être in-cré-du-les. » (II, 71). L´après-guerre de 1918 ressemble, ainsi, de plus en plus à un avant-guerre. Le spectateur assiste, également, à une parodie des discours officiels prononcés lors de la Première Guerre Mondiale, afin de glorifier l´héroïsme des soldats et des familles qui avaient perdu un ou plusieurs de leurs membres : « La guerre, c´est déjà pas drôle, mais crois-tu que c´est un sport que de se battre contre un ennemi qu´on ne connaît pas. » (I, 39). Plus loin, le désir des autorités thébaines d´ériger un monument aux morts, victimes du Sphinx, renvoie aux souscriptions pour construire des monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, dans les communes françaises : « Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander nos derniers sous pour construire un monument aux morts du Sphinx ? Croyez-vous que cela nous les rende ? » (II, 73). Le Sphinx est ainsi envisagé comme une allégorie de la guerre de 14-18, au cours de laquelle les jeunes générations ont été sacrifiées au nom de la nation : « (…) Ensuite, le bruit s´étant répandu que le Sphinx posait des devinettes, on a sacrifié la jeunesse des écoles ; alors les prêtres ont déclaré que le Sphinx exigeait des offrandes. C´est làdessus qu´on a choisi les plus jeunes, les plus faibles, les plus beaux. » (II, 73). En effet, la victoire de 1918 a été remportée, mais a provoqué d´innombrables victimes mortelles. On pensait que c´était le prix à payer pour un monde meilleur, alors que la menace d´un autre conflit déclenchait un sentiment d´insécurité et de méfiance de la population envers la politique. Tous les espoirs des Français furent donc vite dissipés. Cocteau nous rend un témoignage de leur déception. 4.4- L´originalité de Cocteau « Le mythe littéraire est constitué par ce récit, que l´auteur traite et modifie avec une grande liberté, et par les significations nouvelles qui y sont ajoutées. Quand une telle signification ne s´ajoute pas aux données de la tradition, il n´y a pas de mythe littéraire (…). » (Albouy ; 1969 : 9). Par rapport à l´hypotexte de Sophocle, Jean Cocteau a tout d´abord créé de nouveaux personnages90 : le fantôme de Laïus, Anubis, le Sphinx et la matrone. Le 90 Dans La Machine infernale (1934), Cocteau désigne la Sphinx de Sophocle au masculin et utilise la transcription latine Laïus, certainement pour se moquer de ses discours que personne n´écoute. Le fantôme de Laïus, qui apparaît sur les remparts de Thèbes, dans l´acte I, nous fait penser à Hamlet de Shakespeare (1997), lorsque le roi mort apparaît à son fils et lui révèle qu´on l´a assassiné. 53 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… spectre de Laïus parle de manière discontinue afin de ridiculiser le rôle du père. Cocteau le met en scène en tant qu´être pur de tout reproche, ce qui est en contradiction avec la tradition mythique. Ce n´est pas lui qui expose son fils et qui lui troue les pieds (c´est Jocaste, la mère de l´enfant) ; de même, il ne lève point la main le premier sur Œdipe, lors de leur rencontre au carrefour fatal. Chez Cocteau, l´agression part du domestique et Œdipe frappe Laïus sans l´avoir voulu : « le coup se trompe d´adresse et assomme le maître » (I, 35). Dans La Machine infernale, les dieux sont mauvais et cruels et ils ont arbitrairement choisi Œdipe pour leurs petits jeux, ce qui prouve qu´ Œdipe n´est pas coupable de ce qu´il lui arrive. Anubis, le dieu des morts d´Égypte, ne se transforme jamais en être humain, ne pouvant ainsi ressentir aucun sentiment. Il nous rappelle, alors, que l´apparence des dieux n´est qu´une invention des hommes. C´est, également, l´exécuteur impitoyable du Sphinx, mais, lorsque ce dernier redevient déesse, Anubis lui est complètement soumis. Le Sphinx, dont le corps et l´esprit sont en contradiction, est le résultat de la métamorphose de Némésis, la déesse de la vengeance qui incarne la fatalité. Il revêt aussi l´apparence d´une jeune fille, qui n´aime pas tuer et qui ressent des sentiments humains comme l´amour. La matrone, en revenant de Thèbes, parle longuement à Némésis, ne sachant pas qu´il s´agit du Sphinx, puisqu´elle l´appelle « Mademoiselle » (II, 71) et lui conseille de faire attention à une possible attaque de ce dernier. Cocteau emprunte les autres personnages au drame de Sophocle et garde leur identité, c´est-à-dire « leur inscription dans un univers diégétique : nationalité, sexe, appartenance familiale, etc. », ce qui constitue un « signe presque infaillible de la fidélité diégétique » (Genette : 1982, 422). Cependant, le dramaturge transforme ces personnages au niveau de leur caractère, moyennant la transvalorisation. Dans Œdipe roi, Œdipe apparaît comme étant un jeune homme très intelligent, puisqu´il a réussi à résoudre l´énigme du sphinx : « (…) nous t´estimons le premier de tous les mortels dans les incidents de notre existence et les conjectures créées par les dieux. Il t´a suffi d´entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu´elle payait alors à l´horrible Chanteuse. » (Sophocle ; 1973 : 186). Dans La Machine infernale (1934), Œdipe est un personnage démystifié qui ne possède plus cette intelligence : il ne résout l´énigme du sphinx que parce qu´il a été aidé par ce dernier et n´est même pas capable de le reconnaître lorsqu´il l´aperçoit pour la première fois. Sa seule ambition est de devenir roi, pour être riche : « (…) J´aime les foules qui piétinent, les trompettes, les 54 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… oriflammes qui claquent, les palmes qu´on agite, le soleil, l´or, la pourpre, le bonheur, la chance, vivre enfin ! » (II, 77). Et, lorsque le Sphinx lui apparaît sous sa véritable forme, Œdipe tremble de peur et appelle sa mère : « Mérope ! … Maman ! » (II, 84). Ensuite, quand Tirésias le rend temporairement aveugle, il appelle Jocaste en criant « au secours » (III, 104), comme un petit enfant appellerait sa mère. Œdipe est prisonnier du désir incestueux : il préfère les femmes mûres et demeure insensible au charme du sphinx, qui apparaît sous la forme d´une jeune fille. Il avoue, d´ailleurs, à Tirésias qu´il a « toujours rêvé d´un amour presque maternel » (III, 102). C´est seulement à partir du moment où il se rend volontairement aveugle qu´Œdipe devient un héros, le symbole de l´absurde de la condition humaine. Œdipe n´est, donc, plus un jeune homme fort et intelligent, mais plutôt un jeune rêveur ambitieux. Finalement, dans le mythe, Œdipe est amené à commettre involontairement d´horribles crimes à cause de son père Laïus, mais il n´en commet qu´un seul par sa volonté, qu´aucun oracle n´avait prévu : la mort de ses deux fils due à ses imprécations. Cocteau opte pour faire disparaître totalement les deux fils, le père ne pouvant point être méchant dans sa pièce. Soit à cause de son histoire personnelle, soit sous l´influence de la psychanalyse, il met plus en scène le complexe que le mythe. Chez Sophocle, Jocaste commence par réconcilier son frère Créon et Œdipe : « Malheureux ! qu´avez-vous à soulever ici une absurde guerre de mots ? N´avez-vous pas de honte, lorsque votre pays souffre ce qu´il souffre, de remuer ici vos rancunes privées ? (À Oedipe.) Allons, rentre au palais. Et toi chez toi, Créon. Ne faites pas d´un rien une immense douleur. » (1973 : 206). Elle ne croit point aux prophéties et aux oracles et essaie de convaincre son second mari à ne pas éclaircir les doutes qui règnent sur sa naissance : « Et n´importe de qui il parle ! N´en aie nul souci. De tout ce qu´on t´a dit, va, ne conserve même aucun souvenir. À quoi bon ! » (Idem : 220). C´est elle qui informe Œdipe sur l´assassinat de Laïos, mais elle demeure un personnage énigmatique car elle ne parle pas de ce qu´elle a ressenti lors de l´abandon de son fils et lors de la découverte de l´inceste. Chez Cocteau, elle apparaît comme une femme qui est sans cesse en colère, qui se débat avec ses accessoires et qui déteste les escaliers : « (…) Et les escaliers me détestent. Les escaliers, les agrafes, les écharpes. Oui ! Oui ! Ils me détestent ! Ils veulent ma mort. » (I, 59). Elle ressemble plus à une mère qu´à une épouse, à travers le vocabulaire qu´elle emploie lorsqu´elle s´adresse à Œdipe : « (…) Allons ! quel gros bébé ! il est impossible de te laisser dans toute cette eau. Ne te fais 55 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… pas lourd, aide-moi… » (III, 113). Mais c´est une mère frustrée qui, jadis, a sacrifié son enfant qui peuple désormais ses rêves: « L´endroit du rêve ressemble à cette plateforme ; alors je te le raconte. Je suis debout, la nuit ; je berce une espèce de nourrisson. Tout à coup, ce nourrisson devient une pâte gluante qui me coule entre les doigts. Je pousse un hurlement et j´essaie de lancer cette pâte ; mais… oh ! Zizi… Si tu savais, c´est immonde… Cette chose, cette pâte reste reliée à moi et quand je me crois libre, la pâte revient à toute vitesse et gifle ma figure. (…) » (I, 49). Elle conserve, d´ailleurs, son berceau près de son lit, ce qui prouve qu´il s´agit d´une mère désespérée : « Veux-tu que j´ôte le berceau ? Depuis la mort de l´enfant, il me le fallait près de moi, je ne pouvais pas dormir… j´étais trop seule… Mais maintenant… » (III, 98). Cependant, elle ment à Œdipe en lui racontant que sa sœur de lait avait tué son enfant en l´abandonnant « sur une montagne » (III, 115), après lui avoir troué les pieds. Ainsi, pour faire de Laïos un personnage entièrement pur, Cocteau chargea Jocaste : c´est elle qui prend l´initiative de mutiler et d´exposer l´enfant. Alors que, dans le mythe, elle n´était qu´une malheureuse victime du crime de son mari, qui la privait d´être mère et la condamnait à l´inceste, son désir incestueux est flagrant chez Cocteau. Toutefois, elle n´est point mauvaise ou antipathique, faible plutôt, et, après sa mort, elle apparaît comme un fantôme secourable à son fils aveugle au cours de l´acte IV, devenant mère pour l´éternité, sans être désormais hantée par le crime de l´inceste, puisqu´au royaume des morts les « choses qui paraissent abominables aux humains […] ont peu d´importance » (IV, 133). Dans la pièce de Cocteau, Jocaste n´apparaît, donc, pas comme une femme passive et effacée, mais plutôt comme l´un des personnages les plus importants de la pièce à partir de l´acte III. Dans le drame de Sophocle, Tirésias est un aveugle91 qui voit l´avenir sous les ordres de Loxias, c´est-à-dire Apollon. Il y surgit comme « l´auguste devin, celui qui, seul, parmi les hommes, porte en son sein la vérité ! » (1973 : 194). Il accuse Œdipe d´être l´assassin de Laïos, sans craindre ses menaces, puisqu´il est le représentant des 91 Robert Graves (1967 : 297 et 298) présente les causes hypothétiques de la cécité de Tirésias, le devin le plus célèbre de la Grèce à cette époque : 1ère hypothèse : Athéna l´a rendu aveugle parce qu´il l´avait aperçue, par mégarde, en train de se baigner nue. 2ème hypothèse : Un jour, sur le mont Cyllène, Tirésias aperçut une scène d´accouplement entre deux serpents. Ceux-ci l´attaquèrent et il tua la femelle à coups de bâton. Tirésias fut alors transformé en une prostituée célèbre. Sept ans plus tard, assistant à la même scène, au même endroit, il tua le serpent mâle et redevint homme. 3ème hypothèse : Au cours d´une dispute entre Aphrodite et les Trois Grâces à propos de laquelle des trois était la plus belle, Tirésias affirma qu´il s´agissait de Célé. Aphrodite le transforma aussitôt en vieille femme, puis Célé l´emmena en Crète, où elle lui offrit une magnifique chevelure. Tirésias dut alors apaiser une seconde querelle, mais cette fois entre Héra et Zeus, à propos de l´infidélité de celui-ci. Tirésias défendit Zeus et Héra se vengea de lui, en le rendant aveugle. Zeus lui donna, alors, le don de la prophétie et une vie s´étendant sur sept générations, afin de le compenser. 56 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… dieux. Il symbolise ainsi tout le contraire d´ Œdipe : il est physiquement aveugle, mais connaît la vérité. Dans La Machine infernale (1934), Tirésias est toujours un devin, mais son don de prophétie ne sert absolument à rien, car il ne peut empêcher les événements futurs, ce qui montre que même celui qui sait ne peut rien conte la fatalité. Il incarne, donc, les limites de la condition humaine. Cependant, il est constamment ridiculisé par la reine : « Quel malheur ! Toujours trop tard, Zizi, je suis toujours informée la dernière dans ce royaume. Que de temps perdu avec vos poulets et vos oracles ! Il fallait courir. Il fallait deviner. Nous ne saurons rien ! rien ! rien ! Et il y aura des cataclysmes, des cataclysmes épouvantables. Et ce sera votre faute, Zizi, votre faute, comme toujours. » (I, 56-57). Tirésias perd, donc, ses fonctions d´auguste devin de la cité. En ce qui concerne le déroulement de l´intrigue, Cocteau introduit tout d´abord des changements au niveau des actes de la pièce. Ainsi, les actes I et II n´ont pas d´équivalent chez Sophocle. Il s´agit d´une « addition » dont « le principe d´extension est pour l´essentiel une continuation analeptique : non pas depuis l´origine du drame (oracle, naissance et exposition d´Œdipe), mais aussitôt après la mort de Laïos » (Genette : 1982, 368). Des quatre actes de cette pièce moderne, le quatrième est le seul qui correspond au dernier acte d´Œdipe roi. Le dramaturge modifie également certains moments fondamentaux de la diégèse. Il imagine tout d´abord qu´Œdipe est incapable de résoudre seul, par son intelligence, l´énigme du Sphinx, comme nous l´avons déjà affirmé. Il ne réussit à répondre à la question du sphinx que parce que celui-ci lui a soufflé la réponse par amour : ▪ « …Et maintenant je vais te donner un spectacle. Je vais te montrer ce qui se passerait à cette place, Œdipe, si tu n´étais pas n´importe quel joli garçon de Thèbes et si tu n´avais pas eu le privilège de me plaire. » (II, 83) ; ▪ « Ensuite, je te commanderais d´avancer un peu et je t´aiderais en desserrant tes jambes. Là ! Et je t´interrogerais. Je te demanderais par exemple : Quel est l´animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? Et tu chercherais, tu chercherais. À force de chercher, ton esprit se poserait sur une petite médaille de ton enfance, ou tu répéterais un chiffre, ou tu compterais les étoiles entre ces deux colonnes détruites, et je te remettrais au fait en te dévoilant l´énigme. Cet animal est l´homme qui marche à quatre pattes lorsqu´il est enfant, sur deux pattes 57 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… quand il est valide, et lorsqu´il est vieux, avec la troisième patte d´un bâton. » (II, 84 et 85). Puis, au contraire de ce qui se passe dans Œdipe roi, Jocaste réapparaît, afin de guider Œdipe devenu aveugle : « Ta femme est morte pendue, Œdipe. Je suis ta mère. C´est ta mère qui vient à ton aide… Comment ferais-tu rien que pour descendre seul cet escalier, mon pauvre petit ? » (IV, 133). De la sorte, sa fille Antigone ne l´accompagne plus seule, mais avec l´aide de sa mère, sans pour autant percevoir sa présence. Jocaste apparaît, alors, en tant que mère et non plus comme l´épouse défunte. Il s´agit de deux éléments diégétiques auxquels Sophocle avait renoncé et qui permettent à Cocteau de se démarquer d´Œdipe roi, qui avait été considéré comme « la meilleure des tragédies du temps » (Astier : 1988,1066) par Aristote. Alors que dans Œdipe roi l´inceste et le parricide demeurent toujours abominables à cause du relativisme moral de la pièce, chez Cocteau ces crimes perdent de leur horreur dans le royaume des morts : « (…) Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où j´habite, si tu savais comme elles ont peu d´importance. » (IV, 133)92. L´inceste disparaît avec le corps dans l´au-delà, où les actes monstrueux ne sont pas perçus comme tels. De même, Cocteau confère un caractère poétique à La Machine infernale, qui naît de la vision d´un univers imaginaire dans lequel surgit l´invisible. Le réel ne se limite pas au monde sensible ; nous assistons à l´irruption de l´irréel u du mystère u dans le réel, à la réconciliation du visible et de l´invisible. Les morts y vivent et continuent à dialoguer avec les vivants93. Ainsi, le fantôme de Laïus apparaît tout au début : « Messieurs ! De grâce ! Suis-je invisible ? Ne pouvez-vous m´entendre ?» (I, 58). À la fin, c´est celui de Jocaste qui apparaît pour guider Œdipe devenu aveugle : « Non, Œdipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle ; les autres 92 Cette citation est volontairement répétée. Wolter (2004 ; 88 à 92) remarque que le théâtre constitue l´espace d´un massacre régulier : tous les soirs, le sang des personnages tragiques (Œdipe, Antigone, Phèdre, Hamlet et ses consanguins) coule sur la scène, qui est un véritable autel sur lequel des martyrs se sacrifient (rituel de la sanctification du lieu). Quant au rideau, il tombe en gigantesque guillotine, telle une machine à tuer. À force d´être tué chaque soir, l´interprète des grands rôles devient un fantôme, le théâtre étant une maison hantée par deux types de revenants : les personnages littéraires et les artistes disparus. Toute la terminologie coctalienne renouvelle la perception du théâtre comme lieu et pratique sacrés, et vise à sacraliser le spectacle et à édifier les théâtres comme des cathédrales du drame. Le rideau de feu marque la frontière entre le périssable et l´impérissable, la rampe celle de notre univers avec le royaume céleste. Lorsque le rideau se lève, trois coups (la Trinité), puis douze plus rapides (les Apôtres) retentissent et les spectateurs assistent à l´éternel retour des personnages littéraires massacrés et ressuscités, le spectacle révélant ainsi le salut offert par la poésie – l´immortalisation d´une partie de soi-même dans les personnages coctaliens. Cependant, la voie du salut est finalement celle de la profanation, car le sacré ne s´analyse pas, puisqu´il est tabou par essence. L´enfance représente cet âge magique de la naïveté, l´enchantement enfantin du spectacle résultant de la méconnaissance de ses secrets de fabrication. La magie se perd, alors, quand nous pénétrons dans les coulisses et lorsque nous participons à l´élaboration du mystère. 93 58 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ne peuvent plus me voir. » (IV, 133). La pièce est également peuplée de divinités comme le Sphinx et Anubis, qui apparaissent momentanément incarnés. Quant au temps, il est aboli, comme l´affirme Anubis : « Le temps des hommes est de l´éternité pliée (…) » (II, 87). Le passé contient le présent et annonce l´avenir. Nous sommes, donc, en présence d´un éternel présent. Ainsi, la voix annonce aux spectateurs que les actes I et II se produisent en même temps – « Spectateurs, nous allons imaginer un recul dans le temps et revivre, ailleurs, les minutes que nous venons de vivre ensemble. En effet, le fantôme de Laïus essaie de prévenir Jocaste, sur une plate-forme des remparts de Thèbes, pendant que le Sphinx et Œdipe se rencontrent sur une éminence qui domine la ville. Mêmes sonneries de trompettes, même lune, mêmes étoiles, mêmes coqs. » (II, 65) –, les temps se juxtaposant. Plus loin, Jocaste a le même cauchemar auquel elle a fait référence dans l´acte I, et que nous avons déjà partiellement transcris : « … Non, pas cette pâte, pas cette pâte immonde… » (III, 112). Ensuite, Œdipe revit sa rencontre avec le Sphinx lors de sa nuit de noces : « Je dévide, je déroule, je calcule, je médite, je tresse, je vanne, je tricote, je natte, je croise… » (III, 117). L´espace est également bouleversé par l´entremise des « (…) Mêmes sonneries de trompettes, même lune, mêmes étoiles, même coqs. » (II, 65) pour les deux premiers actes, mais il ne s´agit, toutefois, point des mêmes lieux : l´acte I se déroule à Thèbes et l´acte II sur une « (…) éminence qui domine la ville (…) » (Idem). Quant au fantôme de Laïus, il se trouve à la fois sur les remparts de Thèbes et dans le monde de l´au-delà. La Machine infernale (1934) nous plonge, aussi, dans un univers onirique, car, dans leurs rêves, Jocaste et Œdipe révèlent la vérité sur l´inceste : « (…) Allons ! quel gros bébé ! (…) » et « Oui, ma petite mère chérie… » (III, 113). C´est donc à travers le rêve que ces deux personnages font ressurgir leurs obsessions et leur authenticité refoulées94. Cocteau nous peint, également, un univers fantastique propice aux métamorphoses du Sphinx décrites par les didascalies : 94 Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 11), Freud signale que nous découvrons dans le rêve ce qui est déjà présent : « Je me propose de montrer […] qu´il existe une technique psychologique qui permet d´interpréter les rêves : si on applique cette technique, tout rêve apparaît comme une production psychique qui a une signification et qu´on peut insérer parfaitement dans la suite des activités mentales de la veille ». Dans son ouvrage intitulé Sur le rêve (1942 : 118 et 125), Freud affirme que le rêve est « le gardien du sommeil », dont le contenu est la figuration d´un désir accompli, un changement que la censure fait subir au matériel refoulé. Il divise les rêves en trois classes, selon leur comportement à l´égard de l´accomplissement du désir : les rêves, du type infantile et rares chez l´adulte, qui figurent sans voile un désir refoulé ; la grande majorité de nos rêves qui expriment un désir refoulé sous une forme voilée et qui ont besoin de l´analyse pour être compris ; les rêves accompagnés d´une angoisse qui les interrompt. 59 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ▪ la transformation en jeune fille : « Œdipe compte. On sent qu´il se passe un événement extraordinaire. Le Sphinx bondit à travers les ruines, disparaît derrière le mur et reparaît, engagé dans le socle praticable, c´est-à-dire qu´il semble accroché au socle, le buste dressé sur les coudes, la tête droite, alors que l´actrice se tient debout, ne laissant paraître que son buste et ses bras couverts de gants mouchetés, les mains griffant le rebord, que l´aile brisée donne naissance à des ailes subites, immenses, pâles, lumineuses, et que le fragment de statue la complètent, la prolongent et paraissent lui appartenir. (…)» ; ▪ la transformation en Némésis : « (…) derrière les ruines, sur le monticule, apparaissent deux formes géantes couvertes de voiles irisés : les dieux. » (II, 91) et « Une rumeur enveloppe les deux grandes formes. Les voiles volent autour d´elles. Le jour se lève. On entend des coqs. » (II, 92). En outre, le dramaturge a recours à des décors symboliques. Les ruines sont un symbole de la fatalité qui s´abat sur les hommes : « (…) Derrière les décombres d´un petit temple, un mur en ruine […]. Colonnes détruites (…) » (II, 66). Puis, la couleur « rouge comme une petite boucherie » (III, 97) de la chambre de la nuit de noces est celle du sang et de la tragédie95. Enfin, cette pièce est peuplée d´objets qui symbolisent l´angoisse des personnages : ▪ la peur d´Œdipe face au Sphinx à travers la ceinture : « Œdipe resté regarde la ceinture. Lorsque Jocaste entre, en robe de nuit, il cache vite la ceinture sous la peau de bête. » (III, 107) ; ▪ la frustration maternelle de Jocaste rendue évidente à travers le berceau : « (…) elle berce le sommeil d´Œdipe en remuant doucement le berceau. » (III, 118) ; ▪ la découverte de soi à travers le motif du miroir : « (…) Elle roule le meuble avec prudence jusqu´au premier plan, à la place du trou du souffleur, de sorte que le public devienne la glace et que Jocaste se regarde, visible à tous. » (III, 119). Finalement, le théâtre de Cocteau se fait poésie. Son objectif n´est certainement pas celui de convaincre le spectateur de l´existence réelle des êtres fantastiques, étant donné que, comme nous venons de le voir, le dramaturge emploie plusieurs stratégies de 95 Wolter (2004 : 87 à 89) constate que Cocteau considère le rouge comme un symbole : c´est la couleur enivrante de l´extase dionysiaque. Le rouge du sang symbolise la vie, quand il est caché dans les veines, et la mort, lorsqu´il est répandu ouvertement. Comme la mère se transmute en salle, le sang, qui tapisse le lieu clos, évoque le ventre maternel (endroit où se mêlent la vie et la mort qui se transforment l´une en l´autre). Les salles de théâtre tapissées de sang évoquent alors la vie intra-utérine du dramaturge et lui permettent un retour rêvé à l´enfance, c´est-à-dire à l´âge d´or près de sa mère. Le rouge devient obsessionnel dans les œuvres de Cocteau : dans La Machine infernale, par exemple, la chambre de Jocaste est « rouge comme une petite boucherie au milieu des architectures de la ville » (Cocteau ; 1934 : 97) et elle se pendra avec une écharpe de cette couleur. 60 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… distanciation entre le monde du spectateur et celui de la pièce. De la sorte, le public doit donner une signification au spectacle : celle du destin qui ne laisse aucune échappatoire possible aux humains. Le public est, alors, invité à participer d´une façon active. Ainsi, en se libérant de la dimension réaliste et traditionnelle du théâtre, Cocteau prétend explorer l´inconnu moyennant les angoisses, les inquiétudes et les peurs de l´individu96. Le dramaturge confère, aussi, un style particulier à La Machine infernale (1934). Bien que l´action de la pièce nous fasse remonter jusqu´à l´époque de la Grèce antique, nous sommes confrontés à divers anachronismes, qui contribuent à la modernité de la pièce97: ▪ les discothèques : « (…) ils se soûlent et ils font l´amour et ils passent la nuit dans les boîtes (…) » (I, 37) ; ▪ les monuments aux morts : « (…) Voilà-t-il point qu´ils inventent de nous demander nos derniers sous pour construire un monument aux morts du Sphinx ? (…) » (II, 73) ; ▪ les produits de cosmétique : « (…) mon noir aux yeux les agace, mon rouge aux lèvres les agace (…) » (III, 97). De plus, les soldats et la matrone parlent en argot du début du XXe siècle : ▪ « La frousse quoi… la frousse ! J´en ai vu de plus malins que toi et de plus solides qui l´avaient, la frousse. À moins que monsieur veuille abattre le Sphinx et gagner le gros lot. » (I, 38) ; ▪ « Mais ma pauvre petite vache, est-ce que tu te rends bien compte que des centaines et des centaines de types qui ont été au stade et à l´école et tout, y ont laissé leur peau (…)» (Ibidem) ; ▪ « J´irai ! J´irai, parce que je ne peux plus compter les pierres de ce mur, et entendre cette musique, et voir ta vilaine gueule et (…) » (Ibidem) ; ▪ « Pas le morveux qui s´est jeté dans vos jambes. Je parle d´un autre fils de dix-sept ans (…) » (II, 71) ; 96 Cf. l´inconnu baudelairien dans Le voyage (chapitre VIII, sans numération de page : 1992) : « O Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l´ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! / Si le ciel et la mer sont noirs comme de l´encre, / Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! // Verse-nous ton poison pour qu´il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu´importe ? / Au fond de l´Inconnu pour trouver du nouveau !». 97 Dans Le Peintre de la vie moderne (1980 : 694), Baudelaire donne une excellente définition de la modernité : « La modernité, c´est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l´art, dont l´autre moitié est l´éternel et l´immuable […] Malheur à celui qui étudie dans l´antique autre chose que l´art pur, la logique, la méthode générale ! Pour trop s´y plonger, il perd la mémoire du présent ; il abdique la valeur et les privilèges fournis par la circonstance ; car presque toute notre originalité vient de l´estampille que le temps imprime à nos sensations. ». 61 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ▪ « Le Sphinx, qu´il dit, c´est un loup-garou […] c´est une arme entre les mains des prêtres et un prétexte aux mimacs de la police […] C´est à cause du Sphinx qu´on crève de famine (…) » (Ibidem). Cocteau introduit des notations humoristiques sur le côté fantastique traduit par le fantôme de Laïus, visibles dans quelques commentaires humoristiques de la part du soldat : « Il est très poli votre fantôme d´après tout ce que vous me racontez. Il apparaîtra, je suis tranquille. D´abord la politesse des rois, c´est l´exactitude, et la politesse des fantômes consiste à prendre forme humaine, d´après votre ingénieuse théorie. » (I, 45). Le burlesque est fréquemment utilisé tout au long de la pièce, ce qui ne combine point avec le ton grave de la tragédie : ▪ Jocaste attribue un surnom particulier à Tirésias : « Taisez-vous Zizi. Vous n´ouvrez la bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale. » (I, 47) ; ▪ les soldats ne reconnaissent pas la reine : « Je ne vois pas le rapport que vous cherchez à établir entre la reine qui est toute jeune, et cette matrone. » (I, 51) ; ▪ le sphinx traite le dieu Anubis comme un chien : « Kss ! Kss ! Anubis… Tiens, tiens, regarde, cours vite, mords-le, Anubis, mords-le ! » (II, 86). Enfin, le dramaturge a recours à des aphorismes, des vérités générales ou des sentences qui renvoient à une sobriété d´expression cohabitant avec des passages comiques : « (…) Le mystère a ses mystères. Les dieux possèdent leurs dieux. (…) » (II, 68); « Beaucoup d´hommes naissent aveugles et il ne s´en aperçoivent que le jour où une bonne vérité leur crève les yeux. » (II, 91). 4.5- Cocteau et la psychanalyse freudienne98 « Frappé par la ressemblance avec la tragédie de Sophocle, Freud a donné à ce genre de situation névrotique le nom de “complexe d´Œdipe” (on parle symétriquement de « complexe d´Électre » pour la petite fille). Œdipe a réalisé le désir secret de tout enfant : il a épousé sa mère et pour cela tué son père ; il en a été puni par la mutilation. Parfois contestée, la lecture psychanalytique d´Œdipe roi a, en tout cas, 98 Selon Marie-Catherine Huet-Brichard (2001 : 138), les questions des limites du désir et de l´identité des œuvres théâtrales de l´entre-deux-guerres s´interprètent à l´aide des textes freudiens et de la réflexion sur l´inconscient. Dans cette perspective, ces textes «apparaîtraient comme des illustrations du roman familial et de la violence de l´affrontement de l´enfant au père ou à la mère, ou comme des récits du passage problématique de l´âge de l´enfance à l´âge adulte et du difficile accouchement de soi.». Chez Giraudoux, Électre ne parvient pas à assumer sa sexualité et, donc, à vivre le processus d´individuation jusqu´au bout ; chez Anouilh, Antigone, qui refuse de devenir adulte, opte pour la mort ; La Machine infernale de Cocteau multiplie les références à la psychanalyse avec les rêves d´Œdipe et de Jocaste, le diminutif de Tirésias (Zizi) et le caractère androgyne du Sphinx ; Giraudoux voit, dans la chute d´Oreste bébé (événement traumatique pour Électre), la clé de la lutte entre mère et fille. 62 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… renouvelé l´interprétation de la pièce. Il était inévitable que Cocteau y soit lui aussi confronté. » (Morineau ; 1998 : 56). 4.5.1- La relativisation du parricide et de l´inceste Les différentes versions du mythe d´Œdipe ont repris la mort du père, déjà présente dans la légende. Cependant, dans La Machine infernale (1934), le caractère monstrueux du parricide est amoindri. Tout d´abord, la « Voix » ne relate ce fait qu´en quelques lignes, juste avant l´acte I : « Un soir de voyage, au carrefour où les chemins de Delphes et de Daulie se croisent, il rencontre une escorte. Un cheval le bouscule ; une dispute éclate ; un domestique le menace ; il riposte par un coup de bâton. Le coup se trompe d´adresse et assomme le maître. Ce vieillard mort est Laïus, roi de Thèbes. Et voici le parricide. » (35)99. Puis, Œdipe rappelle qu´il s´agit d´un pur et simple accident : « Tuer ! (Se rappelant Laïus.) Il n´est pas indigne de tuer lorsque le réflexe de défense nous emporte, lorsque le mauvais hasard s´en mêle ; mais tuer froidement, lâchement, la chair de sa chair, rompre la chaîne… tricher au jeu ! » (III, 115). Il ne savait pas encore que l´homme qu´il avait tué était son père mais, même après avoir la certitude qu´il s´agit de l´homicide de ce dernier, il n´admet pas l´horreur de ce crime : « Voilà de quoi fabriquer une magnifique catastrophe (…) » (IV, 128). De même, pour devenir le nouveau roi de Thèbes, Œdipe devait vaincre le Sphinx et Jocaste devait être veuve. Ainsi, Œdipe révèle à la jeune fille (qui est, en réalité, le Sphinx) son désir de gloire et de pouvoir qui ne pourra se concrétiser que s´il réussit à tuer le sphinx : « C´est juste ! Je rêvais de gloire, et la bête m´eût pris en défaut. Demain, à Thèbes, je m´équipe, et la chasse commence. » (II, 77). Il avoue à Tirésias que Jocaste et lui-même demeureront indéfiniment inséparables : « (…) De toute éternité nous appartenions l´un à l´autre. Son ventre cache les plis et replis d´un manteau de pourpre beaucoup plus royal que celui qu´elle agrafe sur ses épaules. Je l´aime, je l´adore, Tirésias, auprès d´elle il me semble que j´occupe enfin ma vraie place. C´est ma femme, ma reine. Je l´ai, je la garde, je la retrouve et ni par les prières ni par les menaces, vous n´obtiendrez que j´obéisse à des ordres venus je ne sais d´où. » (III, 103). Il informe Jocaste qu´il imaginait déjà sa beauté en s´approchant de Thèbes : « Voilà. J´approchais de Thèbes. Je suivais le sentier de chèvres qui longe la colline, au sud de la ville. Je pensais à 99 Cette citation est volontairement répétée. 63 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… l´avenir, à toi, que j´imaginais, moins belle, que tu n´es en réalité, mais très belle, très peinte et assise sur un trône au centre d´un groupe de dames d´honneur (…) » (III, 110). Le meurtre de Laïus apparaît, donc, comme l´élimination nécessaire d´un obstacle pour se marier avec la reine Jocaste, afin de régner sur Thèbes, et non pas vraiment comme le parricide. Encore dans ce contexte, et lors de sa nuit de noces, Œdipe manifeste le désir d´inceste lorsqu´ après un terrible cauchemar il continue à rêver : « Oui, ma petite mère chérie… » (III, 113)100. Au réveil, il justifie ses propos à Jocaste : « Oh ! Pardon, Jocaste, mon amour je suis absurde. Tu vois, je dors à moitié, je mélange tout. J´étais à mille lieues, auprès de ma mère qui trouve toujours que j´ai trop froid ou trop chaud. Tu n´es pas fâchée ? » (Ibidem). Œdipe introduit, donc, l´image de la mère, sans avoir conscience de s´adresser à Jocaste. De la sorte, il n´y a là aucune erreur. La remise en perspective du tabou de l´inceste101 est également présente dans deux interventions de Jocaste, au début de la pièce et à la fin : ▪ « Les petits garçons disent tous : "Je veux devenir un homme pour me marier avec ma maman." Ce n´est pas si bête, Tirésias. Est-il plus doux ménage, ménage plus doux et plus cruel, ménage plus fier de soi, que ce couple d´un fils et d´une mère jeune ? (…) » (I, 58) ; ▪ « (…) Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l´endroit où j´habite, si tu savais comme elles ont peu d´importance. » (IV, 133)102. Ainsi, bien qu´elle constitue une illustration du complexe d´ Œdipe dont parle Freud, La Machine infernale (1934) ne fait preuve d´aucun relativisme moral et ne condamne point l´inceste. 4.5.2- Le complexe d´Œdipe « Alors même que nous n´avions jusque-là d´autre connaissance que littéraire du mythe, voici que nos générations renouent avec un mythe sorti des livres et entré dans les consciences, voici qu´elles retrouvent un discours non littéraire et autonome 100 Cette citation est volontairement répétée. Dans son ouvrage intitulé Œdipe à Vincennes, Serge Leclaire (1999 : 96) explique que l´inceste signifie prendre le corps de sa mère comme objet sexuel, ce qui est contradictoire avec la fonction maternelle de limite, qui serait alors mise en jeu comme fonction objectale ― «La relation incestueuse est l´annulation ou l´escamotage de la limite.» (Idem : 97) ―, ce qui provoque une sorte de handicap pour toute la vie libidinale ordinaire des sujets (souci de reconstruire une limite contre la jouissance). Dans son acception psychanalytique, l´inceste renvoie à la relation privilégiée avec la mère, qui se joue dans un âge préœdipien (avant cinq ans), alors que, dans l´usage courant, il évoque une réalisation sexuelle achevée (Idem: 131). 102 Cette citation est volontairement répétée. 101 64 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… sur le mythe d´Œdipe, voici peut-être que la psychanalyse les a ramenées au mythe tout court. » (Astier ; 1988 : 1059). La psychanalyse, dont l´objectif est l´analyse de la manifestation et de la formation de la conscience de l´homme, c´est-à-dire la faculté que ce dernier a de se connaître, confère une place très importante au complexe103 d´Œdipe. Le mythe d´Œdipe et, plus particulièrement, ses versions tragiques posent la question de la conscience de l´homme et de sa responsabilité face à la loi, qui n´est, parfois, ni claire ni précise. Dans quelle mesure l´homme est-il réellement le maître des ses actions ? Quand pouvons-nous dire qu´il est responsable de ses actes ? Ces questions intéressent aussi le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, qui connaît bien les mythes grecs. La découverte du complexe d´Œdipe104 est fondamentale, car celui-ci établit le lien entre le désir et la loi. Pour développer cette théorie, Freud a dû faire abstraction du contexte social et culturel de la tragédie dans la vie de la cité grecque au Ve siècle avant J.-C. Il a également dû ignorer les fautes de Laïos, ces fautes du père qui toucheront les lois sociales non écrites de l´époque, et la famille même de Pélops, dont le fils Chrysippe perdra la vie. Selon Samuel Lepastier, dans son article « Analyse différentielle des sources mythiques dans la pensée de Freud » in Mythes et psychanalyse (1997), l´importance consacrée dans les travaux des psychanalystes à la mythologie prouve qu´il existe une contiguïté entre l´interprétation des processus inconscients, qui se révèle dans la crise, et la capacité à déchiffrer les productions mythologiques. Stimulée par de considérables découvertes archéologiques, comme celle de la ville de Troie, la mythologie est très appréciée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sa place étant même reconnue dans les Universités. Pour soutenir sa pensée, Freud a fait référence à la mythologie. Freud ne réfère point explicitement le mythe d´Œdipe, mais plutôt la représentation d´Œdipe roi. La lecture de son œuvre nous amène à constater que la source grecque n´a pas été plus privilégiée que les autres, puisque les références plus nombreuses renvoient à la Bible105. Freud se rapporte toujours à la mythologie en la mettant en relation avec les rites, les religions, le folklore ou la littérature. De la sorte, il confère un sens assez étendu au mythe. Les sources mythiques appartiennent à des 103 Le complexe désigne le réseau de liens qui construisent le fondement de l´affectivité. C´est une situation à laquelle aucun être humain ne peut échapper. 104 Didier Anzieu (1999 : 50) réfère que Freud rapporte cette découverte dans une lettre à Fliess datée du 15 octobre 1897. 105 Le fondateur de la psychanalyse ignore même Euripide et cite davantage Shakespeare que Sophocle. Nous trouvons, également, beaucoup plus d´allusions au Faust de Goethe qu´à Œdipe roi. 65 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… domaines composites : l´Antiquité égyptienne et gréco-romaine, le totémisme, l´espace judéo-chrétien, la mythologie médiévale et de la Renaissance, ainsi que la mythologie moderne. Dans l´Interprétation des Rêves (1996 : 495), Freud interprète un rêve qu´il a eu vers l´âge de sept ou huit ans: il a vu sa mère qui dormait sur un lit porté par des personnages munis de becs d´oiseaux. Dans « La mère morte » in Narcissisme de vie, narcissisme de mort (1983 : 222 à 253), André Green considère qu´il existe, dans cette représentation, le complexe de la mère morte, c´est-à-dire la perception par l´enfant de la dépression maternelle. Cette mère qui paraît morte est, en fait, une représentation de la mère phallique. Dans Souvenir d´enfance de Léonard de Vinci, Freud nous fait part du seul souvenir d´enfance présent dans les écrits de cet artiste : lorsqu´il était dans son berceau, un vautour lui ouvrit la bouche avec sa queue qu´il frappa à plusieurs reprises entre ses lèvres. Freud explique, alors, que l´ «hypothèse enfantine du pénis maternel est la source commune d´où découlent la structure androgyne des divinités maternelles, telle Mout l´Égyptienne, et la “coda” du vautour dans le fantasme d´enfance de Léonard. C´est par un abus de langage que nous appelons ces figurations des dieux hermaphrodites au sens médical du mot. Aucune d´elles ne réunit en elle les véritables organes génitaux des deux sexes, ainsi qu´il advient chez quelques monstres, objets de dégoût pour tout regard humain ; elles surajoutent simplement aux seins, attributs de la maternité, le membre viril, selon la première représentation que se faisait l´enfant du corps de la mère. La mythologie conservera cette vénérable et primitive structure imaginaire du corps maternel à l´adoration des fidèles.» (1927 : 76). Dans ce cadre, nous pouvons remarquer que ce sont les mythologies les plus anciennes qui rapportent les pulsions partielles prégénitales et les images maternelles les plus archaïques. De même, la mythologie grecque est toujours mise en perspective avec d´autres sources mythologiques. La mythologie grecque résulte d´un apprentissage social et constitue un pont qui permet de sortir du particulier vers le général, dans le but d´atteindre des valeurs universelles. Le recours à la mythologie grecque permet la sublimation et, même, la satisfaction des fantasmes parricides. L´angoisse du jeune garçon tient à la nécessité : il est contraint à désirer sa mère et à désirer évincer son père. Il peut exister des variations individuelles, mais le caractère universel de cette épreuve attribue la même identité à 66 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… tous les hommes. La cure psychanalytique surgit, aussitôt, comme la continuation directe de la représentation tragique. La psychanalyse fait donc sortir Œdipe de la littérature106 et « l´oblige même à descendre dans la rue pour en faire la question de tout-venant » (Astier ; 1988 : 1068), lui attribuant une facette thérapeutique. Œdipe cesse, alors, d´appartenir exclusivement à la tradition littéraire, pour fournir un autre type de discours : « Ainsi Œdipe, affranchi désormais du souvenir de la tragédie, d´un certain classicisme ou d´une idée de la Grèce est plus vivant qu´il n´a jamais été depuis Sophocle. » (Ibidem). Cela étant, le complexe d´Œdipe constitue l´ensemble organisé des désirs à la fois amoureux et hostiles que l´enfant ressent vis-à-vis de ses parents lors de la phase phallique qui, selon Freud, dans Introduction à la Psychanalyse (1961), se situe entre trois et cinq ans. Chez l´enfant, le déclin de ce complexe correspond à l´entrée dans la période de latence, c´est-à-dire lors de la puberté, période durant laquelle il connaît une sorte de résonance que l´adolescent surmonte avec plus ou moins de succès. Il s´agit d´un processus qui doit conduire à la disparition des désirs et qui joue un rôle décisif dans la formation de la personnalité, ainsi que dans l´accession du sujet au désir humain. L´expression « complexe d´Œdipe » n´apparaît que tardivement dans l´œuvre de Freud (1910). Cependant, sa découverte est préparée depuis longtemps, quand, à travers son auto-analyse, Freud reconnaît en lui l´amour pour sa mère et, envers son père, une jalousie en conflit avec l´affection qu´il lui porte. Freud explique que l´individu est soumis à la loi primordiale de la sexualité lorsqu´il naît. Chez l´enfant, il s´agit d´une énergie sexuelle qui, très tôt, se transforme en désir de l´Autre qui, pour un enfant, ne peut être que celui de ses parents. Dès 1905, dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1987), Freud affirme l´universalité du complexe d´Œdipe, en défendant que tout être humain se voie imposer la tâche de le maîtriser. Le trajet difficile de ce conflit œdipien donne lieu à deux théories différentes, suivant les deux sexes. Jusqu´au stade phallique, l´histoire infantile est la même, la libido étant de nature masculine chez la femme et chez l´homme. Ainsi, garçons et filles ont la même relation avec la mère, qui devient, dans l´un et l´autre cas, l´objet privilégié des pulsions génitales. Les enfants se perçoivent tous pourvus d´un 106 « FREUD, qui connaissait ses classiques grecs et latins, n´hésita pas à donner le nom de “complexe d´Œdipe” à cette situation psychologique particulière. Il avait lu l´histoire, qui exprime elle-même un mythe, écrite par SOPHOCLE, poète tragique grec du IVe siècle avant Jésus- Christ. » (Besse et Ferrero ; 1980 : 40) 67 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… pénis, qu´ils investissent comme source de plaisir et de puissance sexuelle. Puis, la découverte de la différence anatomique des sexes les amène à considérer qu´il existe deux sortes d´individus : ceux qui possèdent un pénis et ceux qui sont châtrés. À partir de ce moment, les chemins divergent107. La découverte, par le garçon, de la castration de la mère le fera entrer dans le déclin du complexe d´Œdipe, car elle vient confirmer l´angoisse de la castration. Dès lors, aucune des positions oedipiennes ne s´avère tenable : ni la position masculine, qui implique la castration comme châtiment de l´inceste, ni la position féminine, qui l´implique à titre de présupposition. Le garçon doit abandonner l´investissement de la mère en tant qu´objet d´amour, investissement qui sera transformé en une identification, le plus souvent au père, quelquefois à la mère, ou bien encore à tous les deux. Selon Freud, l´aboutissement de la trajectoire œdipienne doit être non point le refoulement, mais une destruction et une suppression du complexe. Par ailleurs, il affirme que le choix de l´objet œdipien réapparaît à la puberté et que l´adolescent, placé devant la lourde tâche de rejeter ses fantasmes amoureux, doit accomplir une des réalisations les plus importantes et douloureuses de ce stade, qui est l´affranchissement de l´autorité paternelle. Il s´agit, donc, d´un véritable processus, au terme duquel le sujet doit parvenir à la position sexuelle de sujet désirant et à l´attitude sociale adulte. Le complexe d´Œdipe se traduit, alors, par l´attachement érotique du petit garçon à sa mère au sein d´un mécanisme constitué par trois étapes108 : lorsqu´il découvre le sein maternel, le jeune garçon commence à désirer progressivement sa mère, en cherchant à s´identifier à son père, parce qu´il souhaite posséder le même statut 107 En ce qui concerne le garçon, Freud expose l´idée suivante dans l´Abrégé de psychanalyse (1940 : 60) : « Quand le garçon (vers deux ou trois ans) entre dans la phase phallique de son évolution libidinale, qu´il ressent les sensations voluptueuses fournies par son organe sexuel, quand il apprend à se les procurer lui-même à son gré, par excitation manuelle, il devient alors amoureux de sa mère et souhaite la posséder physiquement de la manière que ses observations d´ordre sexuel et son intuition lui ont permis de deviner. Il cherche à la séduire […], l´incite à vouloir remplacer auprès d´elle son père qui jusqu´à ce moment avait été un modèle à cause de son évidente force physique et de l´autorité dont il était investi. Maintenant, l´enfant considère son père comme rival qu´il voudrait évincer.». Dans son ouvrage intitule Ma vie et la psychanalyse suivi de Psychanalyse et médecine (1950 : 134), Freud affirme que la mère est le premier objet d´amour du garçon. Le père est, alors, considéré comme un rival gênant, devenant souvent l´objet d´une franche hostilité. L´enfant ne devine pas la réalité de l´union des sexes, lui substituant des représentations émanées de sa propre expérience et de ses propres sensations. Ses désirs culminent dans le dessin de mettre au monde un autre enfant, d´une manière indéterminable. Cet édifice psychique est le complexe d´Œdipe, qui doit être normalement abandonné à la fin de la première période sexuelle de l´enfance. 108 « La psychanalyse voit dans l´ “identification” la première manifestation d´un attachement affectif à une autre personne. Cette identification joue un rôle important dans l´Œdipe-complexe, aux premières phases de sa formation. Le petit garçon manifeste un grand intérêt pour son père : il voudrait devenir et être ce qu´il est, le remplacer à tous égards. Disons-le tranquillement : il fait de son père son idéal. Cette attitude à l´égard du père (ou de tout autre homme, en général) n´a rien de passif ni de féminin : elle est essentiellement masculine. Elle se concilie fort bien avec l´Œdipe-complexe qu´elle contribue à préparer. Simultanément, avec cette identification avec le père, ou un peu plus tard, le petit garçon a commencé à diriger vers sa mère ses désirs libidineux. Il manifeste alors deux sortes d´attachement, psychologiquement différents : un attachement pour sa mère comme pour un objet purement sexuel, et une identification avec le père, qu´il considère comme un modèle à imiter. Ces deux sentiments demeurent pendant quelques temps côte-à-côte, sans influer l´un sur l´autre, sans se troubler réciproquement. Mais à mesure que la vie psychique tend à l´unification, ces sentiments se rapprochent l´un de l´autre, finissent par se rencontrer, et c´est de cette rencontre que résulte l´Œdipe-complexe normal. Le petit s´aperçoit que le père lui barre le chemin vers la mère ; son identification avec le père prend de ce fait une teinte hostile et finit par se confondre avec le désir de remplacer le père, même auprès de la mère. » (Freud ; 1948 : 117). 68 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… que lui. Ensuite, à cause du renforcement des désirs sexuels du garçon envers sa mère, il conçoit son père comme un obstacle. Finalement, l´identification au père se transforme en désir de le séparer de la mère et de le remplacer. La disparition du complexe d´Œdipe dépend des normes culturelles et sociales de notre civilisation, pour laquelle la sexualité menant à la procréation est légitime et l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis toujours. Il s´agit d´un interdit moral et culturel109. Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de l´individu à travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral et social. L´interdit de l´inceste apparaît, donc, en tant que frontière entre nature et culture. Ce passage vers le culturel s´initie bel et bien par le besoin d´élaboration de règles, c´est-à-dire de lois, qui disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre qui n´appartient point à sa famille biologique. Freud a décidé de donner le nom du personnage principal du drame Œdipe roi de Sophocle à ce complexe, car il a vu en lui la représentation de la condition humaine. En interprétant métaphoriquement cette tragédie, il constate que tout homme tue son père car, en principe, il lui survit, et que le souhait de tout homme est d´épouser sa mère, qu´il aime110. Dans L´Interprétation des rêves (1996 : 229), Freud affirme que « le roi Œdipe qui a tué son père Laïus, et épousé Jocaste, sa mère, n´est que l´accomplissement du désir de notre enfance». L´individu est, alors, séparé de cet accomplissement du désir par l´inceste et s´épouvante d´avoir été, un jour, un Œdipe ; il frémit devant l´accomplissement de son rêve passé dans la réalité, en suivant le refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. Freud avait l´habitude de comparer la psychanalyse à la peste111 qui, chez Sophocle et Cocteau, ravage la ville de Thèbes. Ce fléau constitue, alors, la prise de conscience de la névrose112, qui résulte de l´interdit culturel que constitue l´inceste. Ce 109 Colette Astier (1974 : 23) réfère que Marie Delcourt remarqua que, dans les versions primitives du mythe, Œdipe est demeuré un roi heureux et que ce n´est que lors de l´instauration d´une forme de morale, désormais indépendante du rite, que l´accès au trône a été jugé et condamné par les poètes. 110 Dans son article «La maîtrise de la temporalité : un combat mythique» in Le Mythe et le Mythique (1987 : 39), Monique Schneider signale que lors de son interprétation d´Œdipe roi, Freud ne retient que les éléments qui confirment le décret de l´Oracle – le parricide et l´inceste –, bien que nous soyons également en présence de l´infanticide et du matricide. 111 Selon Nicolas Journet (2006 ; 52 et 53), les maladies collectives n´apparaissent jamais représentées dans l´iconographie grecque. A partir du Ve siècle avant Jésus-Christ, le médecin grec Hippocrate (450-370 avant Jésus Christ) leur attribue une cause naturelle, dans son traité intitulé Sur les épidémies : l´air corrompu que tous respirent. Toutefois, l´idée de l´intervention divine et de la souillure morale ne sont pas abandonnées. 112 Au chapitre II de L´Interprétation des rêves (1996: 99 et 100), le lecteur assiste à l´ouverture d´un gouffre à la fois menaçant et mortifère : « une gorge de femme occupe toute la scène, dans le rêve de l´injection à Irma, et, pour guérir cette bouche malade, Freud est pourvu d´un seul instrument thérapeutique : une “ seringue” porteuse d´une "solution" mortifère […]. Il s´agit à la fois du liquide injecté et de la solution intellectuelle apportée à la névrose et proposée à la patiente. Solution porteuse de microbes, 69 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… malaise oblige l´individu à entreprendre une enquête sur ses origines et à en assumer les conséquences, tout comme le fait Œdipe. L´homme se voit, ainsi, responsable du meurtre symbolique de son père, sans qu´il en soit néanmoins responsable. Dans Introduction à la psychanalyse, Freud rappelle que dans « le dialogue du célèbre encyclopédiste Diderot intitulé : Le neveu du Rameau, dont Goethe lui-même a donné une version allemande, vous trouverez le remarquable passage que voici : “Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu´il conservât toute son imbécillité et qu´il réunît au peu de raison de l´enfant au berceau la violence des passions de l´homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère.” » (1961 : 316 et 317). Œdipe symbolise le destin de tout individu, qui apprend à passer du stade de la nature à celui de la civilisation, c´est-à-dire à devenir un homme. La tragique existence de ce personnage extériorise ce qui a été intériorisé par son éducation, mais trop tard. En effet, il ne sort du complexe œdipien qu´à partir du moment où il a déjà commis l´inceste et le parricide : « J´ai tué celui qu´il ne fallait pas. J´ai épousé celle qu´il ne fallait pas. J´ai perpétué ce qu´il ne fallait pas (…) » (Cocteau : 1934, IV, 131). Chez l´homme, cette découverte a lieu très tôt et lui permet de grandir sans avoir véritablement tué son père et épousé sa mère. Cependant, la dramatisation du mythe d´Œdipe est essentielle à la compréhension de notre prime enfance, car il y a en nous une voix prête à reconnaître à Œdipe, dont le destin ne nous saisit que parce qu´il aurait pu être le nôtre. V- À la recherche du complexe œdipien de Cocteau à Proust, en passant par Sand En 1909, Jean Cocteau (1889-1963) fait la connaissance de Marcel Proust (1871-1922)113. Selon lui, dans son article « La voix de Marcel Proust », c´est à travers celle-ci qu´il regarde les mots de l´œuvre de cet écrivain, c´est-à-dire des « courbes de style » (1923 : 90) qui constituent son trait idiosyncrasique. Il soutient que la prose désigne une manière de penser et que le reste n´est que décoratif. Proust fait obéir l´écriture à sa pensée, à sa voix, puis l´organise d´une forme impressionnante. À chaque provoquant une série de morts que Freud évoquera dans le réseau associatif qui enserre le rêve. Le mythe d´Œdipe réémerge ici, dans l´agir psychanalytique plus que dans la connaissance du psychisme : croyant avoir trouvé la "solution" de l´énigme, Œdipe provoque la peste, la perdition de ceux qu´il croyait sauver.» (Schneider in Le Mythe et le Mythique ; 1987 : 38). 113 Cf. Annexe VI : Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo intitulé «Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont participé Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre autres. Sur ce point, voir aussi Opium (Cocteau ; 1930 : 133 à 139). 70 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… fois qu´un des personnages proustiens prend la parole, Cocteau écoute la voix rieuse, chancelante et étalée de Proust, qui racontait son récit tout en organisant un « système d´écluses, de vestibules, de fatigues, de haltes, de politesse, de fous-rires, de gants blancs écrasant la moustache en éventail sur la figure » (Idem : 90 et 91). Cette voix ne lui sortait point de la gorge, mais de l´âme. Cocteau prône que la “poésie” de Proust correspond à une suite continue de « tours de cartes, de vitesses et de jeux de glaces » (Idem : 91), qui se manifeste n´importe comment, les églantines et les églises n´étant qu´un décor. Le dramaturge ajoute que cet auteur ne craint point le rire, puisque c´est un véritable génie : « la fausse poésie a peur du rire comme le diable de l´eau bénite » (Idem). Bien avant que Proust se manifeste comme l´éternel malade114, il constitue un puit de joie, d´où l´erreur de penser que sa vie n´est qu´une vie mondaine dans une première période, puis, vie solitaire dans une deuxième étape. Cette vie mondaine, qui fit preuve de tellement de critiques, n´était point une récréation, mais plutôt le centre de sa rosace. Il n´a pas renoncé à une vie frivole ; son mal était présent et le séquestrait. Proust usait de ruses pour composer son œuvre, que Cocteau compare au miel, et qui trompèrent ses intimes et le rendirent énigmatique aux yeux des gens qui ne soupçonnaient pas les causes de son indifférence relativement à la littérature, de sa modestie et de la panoplie d´excuses qui surgissait lors de la lecture de ses pages manuscrites. Proust prétendait, en fait, servir son auditoire, « sa ruche. Il obéissait à des lois de miel et de nuit. Le dix-huit novembre, il a quitté son corps sans accepter la médecine, comme une ruche se vide le jour de l´essaimage, en pleine gloire. Il faut y reconnaître, sans le comprendre, un acte analogue au sacrifice des abeilles. » (Idem : 92)115. 5.1- Proust, lecteur de Freud et Sand « Contemporain de Freud et de Bergson, Proust est un psychologue : il propose une théorie du psychisme qui, pour n´être pas celle de Freud, peut être confrontée avec la sienne. Son œuvre contient ce que Freud nommait “une science 114 « Proust, grâce à sa fortune, vivait enfermé avec son univers, il pouvait se payer le luxe d´être malade, il était, en fait, malade par possibilité de l´être ; asthme nerveux, éthique sous forme d´hygiène fantaisiste, amenant la maladie véritable et la mort.» (Cocteau ; 1930 : 157). 115 «La chambre de Marcel Proust, boulevard Haussmann, fut la première chambre noire où j´assistai presque chaque jour – il serait plus juste de dire chaque nuit, car il vivait la nuit – au développement d´une œuvre puissante. Il était encore inconnu, et nous prîmes l´habitude de le considérer, dès notre première visite, comme un écrivain illustre. Dans cette chambre étouffante, pleine d´une brume de poudre contre l´asthme et la poussière qui couvrait les meubles d´une fourrure grise, nous assistâmes à un travail de ruche où les milles abeilles de la mémoire fabriquaient leur miel.» (Cocteau ; 1956 : 35). 71 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… de l´âme”. La perspicacité de l´auteur de la Recherche concernant la duplicité et l´hypocrisie des sentiments, la capacité que le sujet a de se leurrer, […] le situent dans la plus grande proximité avec Freud. Son écriture, son souffle, les intermittences syntaxiques et la lecture qu´on en fait peuvent apparaître comme un équivalent de l´association libre. La lecture de Proust constitue ainsi une invitation, pour tout psychanalyste, à suivre ces associations créatives, moyen de l´observation d´une psyché entravée ; en fonction de l´originalité de sa rencontre avec Proust, il portera son regard davantage sur l´écrivain et les particularités de sa vie, soit sur l´œuvre elle-même dont pourra ainsi, selon le vœu de son auteur, se continuer la création. » (Présentation de l´éditeur in Coclence et Bauduin ; 2003). En tant que lecteurs de Proust et Freud, nous remarquons une série d´affinités entre les œuvres des deux, telles que les rêves, le complexe d´Œdipe, le sentiment de culpabilité que ce complexe entraîne. Chez les deux auteurs, tout est symptôme de ce que nous cachons. Toutefois, Proust a été un artiste, et non point un savant. Pour JeanYves Tadié, le «récit proustien, par sa libre association d´idées et son utilisation des rêves semble normal à l´analyste, alors qu´il heurtait ses premiers lecteurs. Proust a pu faire les mêmes lectures que Freud […], mais son génie est en rapport avec sa maladie et ses souffrances affectives. D´autre part, les conflits fondamentaux de Proust – et ce point échappe à bien des censeurs – sont présents en tout être humain (ainsi l´intérêt de Jean Santeuil est-il de décrire en détail les conflits de l´adolescence). » (1983 :183). Dans L´arbre aux racines. Psychanalyse et création (1972 : 294 à 353), Dominique Fernandez rapproche Proust et Freud116 : le premier interroge le passé, cette aventure étant accompagnée de souffrances qui procurent une délivrance, ce qui nous renvoie au labeur entrepris par le second, dans les mêmes années à peu près, tout d´abord sur lui-même, puis avec ses patients : «Cet effort héroïque de Proust ne sert pas à explorer la vérité, mais au contraire : c´est “le moyen qui a permis à Proust de dissimuler sous des explications en apparence exhaustives les mobiles cachés des maladies, des névroses et des vices” » (Tadié ; 1983: 192). Dans son ouvrage intitulé Freud, Proust et Lacan (1988 : 99 à 133), Malcom Bowie met en parallèle la psychanalyse (Freud) et la littérature (Proust). Freud et Proust ont écrit à propos des processus psychiques et de la sexualité humaine. Le premier avouait que ses théories avaient tendance à devenir des fictions, décrivant sa théorie des 116 « Les quelques remarques qui suivent ne viennent ni d´un proustomane ni même d´un “proustien” mais d´un simple lecteur, intéressé spécialement par la psychanalyse et attiré par une œuvre où, selon un bruit ancien et tenace, un écrivain se serait livré, sans connaître du tout Freud, à une analyse intégrale des mobiles humains.» (Fernandez ; 1972 : 294). 72 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… pulsions comme une mythologie. Le narrateur de la Recherche, quant à lui, s´avère un théoricien du psychisme humain. Proust et Freud partagent de nombreux intérêts psychologiques, sociaux et linguistiques. Chacun d´eux décrit les multiples formes de désir sexuel qui se mêlent et luttent dans les sphères morales, artistiques et intellectuelles. Ils défendent que le langage, qui s´écarte du substrat libidinal et y retourne subrepticement, est un médium instable, dans lequel le désir se socialise et où l´on observe les répétitifs échecs de la socialisation. Tous deux semblent prêts à dévoiler les pulsions et les enjeux désirants qui sous-tendent leurs propres productions. Quelle qu´ait été la connaissance de chacune des œuvres de l´autre, celles-ci s´éclairent l´une l´autre d´une façon remarquable. Leurs textes s´imbriquent et se reflètent, tout en se contestant et en diffractant les uns des autres. Pour Proust et Freud, la culture informe la sexualité qui, à son tour, informe la culture. Parmi leurs multiples affinités, Bowie cite les suivantes : la sexualité infantile et le complexe d´Œdipe ; le sadisme, le masochisme et leurs hybrides divers ; la jalousie pathologique ; la bissexualité et l´homosexualité ; l´analyse du rêve et les règles de son interprétation ; la théorie du conscient et de l´inconscient ; l´émergence ‘accidentelle’ de l´inconscient dans les erreurs, les lapsus, les symptômes, les tics et les plaisanteries ; le rôle de l´association libre dans l´exploration des processus mentaux ; les théories de l´écriture. Selon Jean Milly, dans Proust et le style (1991: 11), la lecture117 constitue le point de départ de l´œuvre de Proust118, « écrivain cultivé et lettré », qui affirme qu´il existe une relation spéciale entre l´auteur et le lecteur. Il se place successivement et même simultanément au sein de ces deux pôles : à travers la lecture, il parvient à découvrir l´attitude créatrice de l´auteur119 ; lorsqu´il écrit, il se préoccupe de la manière dont il pourra être lu120. 117 Dans son article intitulé «Scènes de lecture» (1999: 413 à 425), Davis Spurr remarque que les représentations de la lecture dans la littérature nous fournissent des informations sur le caractère de l´œuvre littéraire en soi. La lecture, qui est une interprétation de signes, a une fonction signifiante par rapport à un contexte culturel. À travers la scène de lecture, nous nous voyons dans un miroir textuel: l´œuvre d´art crée les conditions nécessaires à son imitation dans la vie du lecteur. Selon Spurr, la lecture cherche à concilier le présent et le passé du sujet moderne chez Proust. Dans la Recherche, ce dernier présente la scène de lecture selon une logique opposant l´intérieur à l´extérieur, dans le temps et dans l´espace: étant enfant, il cherchait à se protéger des intrusions du monde extérieur à Combray, en poursuivant ses lectures dans le jardin de Tante Léonie. Pour Proust, la lecture engendre une sorte de temps intérieur qui triomphe sur le temps extérieur. 118 Proust l´affirme lui-même dans «Journées de lecture» (1971 ; 160 à 194). 119 À propos des livres de chevet du narrateur de Combray, Jean Rousset (1962 :150) remarque que « le roman de Proust est non seulement l´histoire de sa genèse et de sa propre création, il est encore plus, et plus largement, le roman de la création artistique ; il s´ordonne autour d´une série d´expériences esthétiques. Aussi, chacun de ses personnages y est-il conçu en relation avec l´art ; cela est vrai, bien entendu, des grand créateurs Vinteuil, Elstir, Bergotte, même la Berma, comme du héros et de ses doubles, Swann, Charlus ; mais cela est vrai aussi de tous les comparses, de la duchesse de Guermantes, qui tient d´étranges propos sur la peinture, à Mme de Villeparisis, caricature de Sainte-Beuve, en passant par le clan Verdurin, Bloch ou les Cambremer ; tous ont pour fonction première de représenter l´une des attitudes possibles, le plus souvent aberrantes, devant l´œuvre d´art. Parmi les aspects particuliers de cette relation générale, il y a lieu de considérer les lectures des personnages proustiens. On ne peut manquer en effet d´être frappé 73 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Les lectures relatives à la période de son enfance occupent chez lui une place à part, à cause des impressions extérieures qu´elles tracent dans la mémoire du narrateur comme, par exemple, le contexte, l´époque et le temps lors desquels se réalise la lecture, ou, encore, l´aspect extérieur du livre et la présence d´autres personnages. Ces lectures sont, toutefois, peu littéraires, mais riches de poésie personnelle. Le lecteur protagoniste-enfant ne retient alors que quelques détails accessoires concernant le héros des romans : Capitaine Fracasse les archaïsmes « Merle blanc » (Musset) les mots sur la rose et le scarabée François le Champi121 le nom « Champi » et les épisodes censurés par sa mère. Proust ne cesse, également, de faire référence à l´aspect matériel de la lecture : dans Combray, il décrit la couverture du roman de Sand ; dans Le Temps retrouvé, le rêve du narrateur est de posséder une bibliothèque dans laquelle il rangerait les éditions lui rappelant ses premières lectures et que sa mémoire enrichirait à travers quelques « vastes enluminures ». Le narrateur de la Recherche va jusqu´à défendre que la lecture constitue un véritable obstacle à l´originalité. Elle doit, alors, être éliminée pour qu´un auteur parvienne à retrouver l´authenticité de ses impressions personnelles. C´est une opinion que partage aussi George Sand, dans sa préface à François le Champi122. Lorsqu´il de l´importance donnée par Proust aux livres de chevet de plusieurs de ses héros, à certaines rencontres ou connivences du personnage avec un livre ou un auteur. Ces rencontres ne sont certainement pas dues au hasard ; en ce domaine, on peut faire confiance à Proust : des insistances de cette nature doivent avoir un sens. ». 120 Jean Milly (1991: 122) réfère que la phrase longue de Proust correspond à une finalité esthétique. Selon lui, la phrase courte ne permet pas d´exprimer les impressions et les pensées originales et il est facile d´y introduire des éléments étrangers à son contenu premier. Proust veut être lu par les autres à travers une activité intellectuelle et de concentration. La longueur des phrases est, également, due à l´originalité de son art et permet de ne pas trahir la pensée ou la représentation exacte qu´il prétend transmettre : « Proust cherche […] à cerner la vérité du premier coup, d´un trait long et sinueux, mais unique. » (Idem : 122). 121 Selon Geneviève Henrot, dans son article intitulé « Marcel Proust et le signe "Champi" » (1989 : 146), la lecture de François le Champi constitue la première expérience de fiction narrative dans la Recherche : l´enfant cherche à cerner empiriquement l´essence de la littérarité. 122 Anne Berger, dans son article intitulé « L’apprentissage selon George Sand » (1987 : 73 et 74), remarque que cette écrivaine accorde une place importante à ses préoccupations d’ordre esthétique dans les préfaces de ses romans champêtres, tout en élaborant une véritable théorie des rapports entre l´art, la nature et l’Histoire. Depuis Nohant, sa campagne natale, elle rédige la plupart de ses romans champêtres bien loin des tumultes de l’Histoire et des séductions de la société, retournant ainsi aux sources et au sol d’origine. Elle condamne la production romanesque de son temps, qui n’est qu´une représentation bourgeoise servant à montrer le réel enlaidi et présente le roman champêtre comme l’envers du roman contemporain, puisqu’il se consacre à l’étude du mystère de la simplicité primitive. 74 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… parvient, dans Le Temps retrouvé, à définir les principes de son œuvre, le narrateur définit la lecture en tant que moyen mis à disposition des lecteurs qui y recourent pour se découvrir et se connaître (passage de la découverte du soi à la découverte de l´autre)123. Arrivé à cette étape, l´écrivain s´efface complètement. Nous constatons une évolution dans la conception proustienne de lecture124, au cours de son parcours d´écrivain : ▪ Préface de La Bible d´Amiens → Lecture = Acte intellectuel et discipline essentielle à l´accroissement de l´intelligence et à la divulgation des tendances du lecteur. ▪ « Sur la lecture », Contre Sainte-Beuve → Lecture = Attitude idolâtre et passive. L´œuvre représente le terminus de la pensée de l´écrivain qui, pour le lecteur, constitue le début d´une réflexion personnelle. ▪ Le Temps retrouvé, III → Rejet formel de la lecture, qui vise exclusivement l´acquisition de connaissances, même si celle-là est laborieuse et difficile. François le Champi, un récit dont le caractère pseudo-incestueux frappa les contemporains et attira sans doute Proust, détient un statut très particulier dans la Recherche. Tout d´abord, au sein de la première partie de Du côté de chez Swann, Combray, lors de la scène du baiser nocturne. À la suite de la crise d´angoisse de l´enfant, qui réclamait un baiser de sa mère, celle-ci s´installe près de son lit et passe la nuit à lui lire ce roman125. À l´autre extrémité de la Recherche, dans le chapitre IV du dernier livre (Le temps retrouvé), c´est ce même roman que le narrateur découvre avec émotion, tel une deuxième madeleine qui déclenche un flot de souvenirs involontaires, dans la bibliothèque du Prince de Guermantes: « (…) si je reprends dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, et qui seul a le droit de lire ce titre. […] Et c´est pour cela que si j´avais été tenté d´être 123 Marie Miguet-Ollagnier regroupe, dans son ouvrage intitulé Mythanalyses (1992 : 9 à 15), les divers genres littéraires en deux catégories, selon qu´ils favorisent la recherche de l´autre ou celle du moi. Dans la recherche de l´autre, qui s´insère généralement au sein du récit dramatique, de la nouvelle et du roman, l´auteur s´absente du texte, ou démultiplie sa voix en la délégant à d´autres personnages. L´auteur peut aussi focaliser sa recherche sur le moi à travers la poésie, le récit initiatique et l´autobiographie, comme chez Proust et Sand. 124 L´enfant vit avec intensité et quasi exclusivement les circonstances de la lecture. Puis, le jeune homme construit sa personnalité à travers trois étapes successives : l´admiration, le reniement et le dépassement des modèles de lecture. C´est durant ce stade que Proust crée des pastiches, après avoir réussi à assimiler l´art des modèles, et devient critique, après avoir assimilé l´art du jugement. Finalement, l´écrivain veut collaborer à la découverte et à l´affirmation du moi du lecteur, qui parvient à se lire lui-même, à l´aide du « pouvoir réfléchissant et éclairant du livre ». « Lire, aux différents âges de la pensée proustienne, revient donc toujours, sous des formes différentes, à s´affirmer soi-même […] » (Miguet-Ollagnier ; 1992 : 16). 125 « Maman s´assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n´avais jamais lu encore de vrais romans. J´avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d´indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l´attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l´inquiétude et la mélancolie, et qu´un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement – à moi qui considérait un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n´ayant de raison d´exister qu´en soi – une émanation troublante de l´essence particulière à François le Champi. » (RTP I, 41). 75 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… bibliophile, je ne l´aurais été que d´une façon particulière […] c´est plus volontiers de l´histoire de ma propre vie, c´est-à-dire non pas en simple curieux, que je la dégagerais ; et ce serait […] à l´ouvrage, comme François le champi, contemplé pour la première fois dans ma petite chambre de Combray, pendant la nuit peut-être la plus douce et la plus triste de ma vie où j´avais […] obtenu de mes parents une première abdication d´où je pouvais faire dater le déclin de ma santé et de mon vouloir, mon renoncement chaque jour aggravé à une tâche difficile – et retrouvé aujourd´hui dans la bibliothèque des Guermantes précisément, par le jour le plus beau et dont s´éclairaient soudain non seulement les tâtonnements anciens de ma pensée, mais même le but de ma vie et peutêtre de l´art. » (RTP IV, 464 et 465). La place qu´occupe François le Champi prouve bel et bien que Proust était un grand lecteur et admirateur de George Sand, dont le style et la thématique demeurent, cependant, bien distincts des siens. 5.2- Le traitement du complexe chez Proust et Sand Le narrateur de la Recherche fait référence, dans Combray, à la pièce Œdipe roi de Sophocle mais, à cette époque, l´enfant ne peut avoir conscience du thème de cette pièce, dont le titre surgit au moment de sa vie où il commence à s´intéresser vivement au théâtre126. À partir de son titre, il l´imaginait tout simplement «éblouissante et fière» (RTP I, 73), ne prenant pas conscience de l´existence du complexe, dont nous analyserons le traitement127 chez Proust et Sand. 126 « À cette époque j´avais l´amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m´avaient encore jamais permis d´y aller, et je me représentais d´une façon si peu exacte les plaisirs qu´on y goûtait que je n´étais pas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n´était que pour lui, quoique semblable au millier d´autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs. Tous les matins je courais jusqu´à la colonne Morris pour voir les spectacles qu´elle annonçait. Rien n´était plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n´est une de ces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles s´inscrivaient, non sur l´affiche verte de l´Opéra-Comique, mais sur la fiche liede-vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de l´aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino noir, et, mes parents m´ayant dit que quand j´irais pour la première fois au théâtre j´aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l´une et le titre de l´autre, puisque c´était tout ce que je connaissais d´elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu´il me promettait et de le comparer à celui que recélait l´autre, j´arrivais à me représenter avec tant de force, d´une part une pièce éblouissante et fière, de l´autre une pièce douce et veloutée, que j´étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m´avait donné à opter entre du riz à l´Impératrice et de la crème au chocolat. » (RTP I, 72 et 73). 127 «La Littérature, c´est l´ensemble des écrits explicitement rangés sous le signe de la fiction (à l´écart du didactique et du technique), qui réélaborent ce passé frémissant de secrète vérité et qui se trouvent de manière directe soumis à la loi de sa méconnaissance. Lire la fiction avec le regard de la psychanalyse permet à la fois d´offrir aux textes une autre dimension et d´observer l´écriture dans sa genèse et dans son fonctionnement. L´activité littéraire y gagne un régime de sens supplémentaire, et d´être reconnue subversive en tant que travail de l´Autre. Les structures universelles et l´ineffable singularité du sujet humain s´en trouvent peut-être appréciées avec plus de justesse, donc plus de justice.» (Bellemin-Noël ; 1989 : 121). 76 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Proust et Sand ne proclament nullement leur allégeance au mythe d´Œdipe. Ils en font à peine allusion, moyennant le déroulement de l´histoire ou de certains épisodes128. À travers la lecture de François le Champi, lors de la scène du baiser nocturne, le narrateur proustien procède à une mise en abîme129 de son propre complexe œdipien. Mais il se sert, aussi, de ce roman pour dégager implicitement la conception artistique de Sand en rapport avec le sentiment qui traduit la vie primitive, la nature, les instincts : «(…) un sonnet de Pétrarque a sa beauté relative, qui équivaut à la beauté de l´eau de Vaucluse, qu´un beau paysage de Ruysdael a son charme qui équivaut à celui de la soirée que voici ; que Mozart chante dans la langue des hommes aussi bien que Philomèle dans celle des oiseaux ; que Shakespeare fait passer les passions, les sentiments et les instincts, comme l´homme le plus primitif et le plus vrai peut les ressentir. Voici l´art, le rapport, le sentiment, en un mot.» (Sand ; 1999 : 25). Marcel Proust défend, ainsi, que la sensibilité et l´imagination sont beaucoup plus importantes que les idées. La fonction de l´art n´est donc pas de fournir le réel, mais les impressions de l´artiste et, dans le cas proustien, les impressions passées. De la sorte, cette mise en abîme possède un double fond, comme celle du célèbre épisode de l´énigme du Sphinx dans La Machine infernale de Cocteau (1934). La réponse que donne Œdipe à la question posée par le Sphinx nous annonce non seulement le bilan de la vie humaine, mais, également, l´avenir d´Œdipe lui-même : «Quel est l´animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois le soir ?» (Cocteau ; 1934 : 85)130. 5.2.1- À la recherche des souvenirs d´enfance131 128 Dans son ouvrage Mythanalyses (1992: 9 à 15), Marie Miguet-Ollagnier prend soin de distinguer le mythe littéraire de l´allégorie. Le lecteur se trouve en présence d´un mythe littéraire lorsque le sens de l´histoire biblique ou gréco-latine demeure latent. Dans ce cas, l´auteur de l´histoire n´intervient pas directement afin d´expliciter le mythe. Au contraire, si « l´écrivain insère de façon directive son interprétation », il s´agit d´une allégorie. Elle repère, dans des œuvres modernes, des mythes qu´elle qualifie de « scénario renvoyant au temps sacré des origines et donnant un modèle du comportement humain » (Idem : 9). En effet, les mythes ne cessent de vivifier la littérature. Elle défend, également, qu´il existe une relation de parenté entre la mythanalyse et la psychanalyse. En effet, « le contenu explicite de l´œuvre est moins intéressant que son contenu latent, son titre que ses sous-titres ou le nom de ses personnages secondaires ». L´attention du lecteur doit, donc, être flottante et se porte souvent sur des détails : « L´œuvre littéraire est […] un puzzle dont des morceaux parfois fort éloignés s´emboîtent les uns dans les autres, reconstituant alors parfois un schéma mythique qui produit un nouvel effet de sens. » (Idem : 13). 129 Philippe Boyer (1987 : 197) explique que la mère de Marcel fait de cette mise en abîme «l´instrument d´une stratégie qui lui permet de céder au désir de Marcel par littérature interposée». 130 Cette citation est volontairement répétée. 131 «Chaque fois que la psychanalyse travaille sur une biographie, elle parvient à élucider de cette façon la signification des plus anciens souvenirs d´enfance. Davantage : on constate en règle générale que c´est le souvenir que l´analysé met en avant, qu´il raconte en premier, par lequel il introduit la confession de sa vie, qui s´avère être le plus important, celui qui recèle les clés des tiroirs secrets de sa vie psychique.» (Freud ; 1985 : 196). 77 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… « C´est la mémoire qui devient son objet d´étude de prédilection. Fonction fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la charpente de ce long récit consacré à la recherche du temps perdu, puisque celui-ci n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les données scolaires des lois d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception nouvelle, personnelle, originale : la mémoire involontaire. Seul est capable de nous restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient inopinément, non point amené par une vague association d´idées, moins encore par un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand celle-ci se trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a donné lieu au souvenir. Le chaînon intermédiaire en est donc une analogie sensorielle. C´est cette mémoire qui est vraie, utile et féconde. Proust l´oppose radicalement à l´autre, qu´il appelle volontaire et dont les renseignements qu´elle donne sur le passé ne renferment rien de lui.» (Borel ; 1975 : 127 et 128). À la recherche du temps perdu s´ouvre sur un discours du narrateur à l´âge où il raconte ses souvenirs. Dans cet incipit phénoménologique132, il évoque ses réveils dans 132 Dans son article intitulé «Forme mythique et analyse de l´existence» in Mythes et psychanalyse (Clancier et AthanassiouPopesco : 1997), Roland Kuhn affirme que le mouvement phénoménologique moderne est issu de la philosophie antique (de celle d´Aristote plus spécifiquement) et a son origine chez Edmund Husserl. Le voir phénoménologique met tout d´abord en cause la signification des points de vue et perçoit les états des choses à partir d´eux-mêmes, cherchant les règles ainsi que l´ordonnance par lesquelles ils sont déterminés. Face à une situation donnée, nous avons des perceptions indépendantes et dépendantes du point de vue, mais à peine ce qui est indépendant de ce dernier peut entrer dans des rapports objectifs, réels et mesurables. En revanche, ce qui dépend du point de vue est apparent, non-mesurable et reconnaissable par la phénoménologie, qui permet de pénétrer dans la signification et d´analyser ses apparences et leur différentiation du réel. Le mouvement apparent est particulièrement bien décrit par Marcel Proust : « Au tournant d´un chemin, j´éprouvais tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avait l´air de faire changer de place » (RTP I ; 1987 : 180). Les mouvements et les objets se produisent au sein d´un espace, l´expérience des mouvements apparents et de la permanence entre les objets reposant sur différentes structures spatiales. Dans l´espace mathématique ou physique, qui est homogène et neutre, le « Moi » en tant que sujet peut adopter différents points de vue et mesurer les rapports entre les choses, puisqu´il est séparé de cet espace. Dans une autre structure du monde, nous distinguons des directions (droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, proximité/éloignement). Cet espace, qui possède un centre et une périphérie, est inhomogène. Le centre constitue un moi vécu qui se distingue de l´espace de l´entourage, mais sans qu´il en soit séparé. Quand le moi vécu bouge, l´espace le suit ; ils sont liés dans un même mouvement, bougeant ensemble. L´espace est, alors, orienté, focalisé, dirigé. Il existe un troisième espace au sein duquel le moi et le monde ne sont point séparés et ne forment qu´un. Cet espace atmosphérique (clair/obscur, chaud/froid, familier/étrange, agréable/désagréable, attirant/repoussant, aimable/hostile, amical/agressif) est multiforme et compliqué à exprimer. C´est la raison pour laquelle le langage de cet espace se sert souvent d´une image, comme l´a fait Verlaine dans ce vers très connu : « Il pleut dans mon cœur, comme il pleut sur la ville » (1992 : 82). Tout comme l´espace, le temps est également structuré de différentes manières. Lorsqu´il prétend exprimer les structures spatiales, le langage se sert du lexique ; quand il s´agit d´exprimer les structures temporelles, il se sert, en plus, de certaines formes grammaticales et syntaxiques. Le temps impliqué exprime un mouvement durable ou inaccompli, indéterminé par le biais des infinitifs et des participes. Les mouvements du temps expliqué sont illimités et circulaires ; ils commencent et s´arrêtent à un moment quelconque. La forme impliquée du temps se différencie aussi de la forme temporelle, qui le distingue du passé. Elle se personnalise en personnes et en nombres et s´exprime dans un temps expliqué comme l´indicatif. Les mouvements réels et apparents s´effectuent dans des structures d´espaces et de temps distincts. Chacun de nos actes plonge la situation présente dans le passé (rétention) et ouvre l´attente d´une situation nouvelle (protention). Cette structure temporelle, qui réunit la rétention et la protention en passant par le présent, est nommée de "conscience intime du temps" par Husserl. Les rétentions et les protentions apparaissent en tant que membres coprésents et apprésents au sein de cet horizon. Les mots et les structures langagières sont apprésents tout comme les formes grammaticales, la place des mots dans la phrase, l´accent et la mélodie, le rythme de la parole, les pauses et les phénomènes non-verbaux. Comme le langage oral, le langage écrit possède aussi des structures apprésentes. L´horizon influence toujours la formation du passé et détermine le "comment" du style du parler et de l´écriture, ce qui est essentiel pour se comprendre avec l´autre. Dans l´horizon apprésenté, le moi constitue une activité constante, qui lie les expériences advenues, et qui structure une totalité articulée de ce qui tient ensemble. Toutefois, bien qu´il fasse naître cette unité, celle-ci n´est nullement le résultat de sa volonté. Selon Husserl, il s´agit d´une synthèse passive, cette totalité existant déjà dans le monde hors du moi, ce qui nous amène à remarquer qu´il est préférable de parler de genèse passive. Les contenus de cette totalité sont donnés et indépendants de l´action du moi sous une forme apprésente. Ces genèses passives forment, donc, l´arrière-plan, alors que le moi se situe à l´avant-plan. Les mouvements comme ressentir, sentir, penser, vouloir, reconnaître, rappeler, planifier, recevoir sont aussi codéterminés par nos 78 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… toutes les chambres où il a séjourné : « (…) car on ne peut bien décrire la vie des hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu´île est cernée par la mer (…)» (RTP II, 384). La pensée du narrateur s´arrête, alors, sur sa chambre de Combray133, où il passait ses vacances, lorsqu´il était enfant. Il se rappelle surtout les soirs lors desquels il devait monter se coucher sans que sa mère l´ait embrassé, parce que ses parents recevaient Swann jusqu´à une heure tardive. Au cours de l´une de ces soirées, il décida d´attendre sa mère jusqu´après le départ de l´invité, dans le but d´exiger d´elle le si précieux baiser. Cette soirée-là, il obtint qu´elle restât dans sa chambre toute la nuit. Une partie de la nuit, elle va lui lire à voix haute le célèbre roman champêtre de George Sand intitulé François le Champi134. Le narrateur revient, ensuite, sur des événements bien plus récents : un jour, en rentrant chez lui, il boit machinalement une tasse de thé et y trempe un morceau de madeleine. Ce geste lui rappelle l´ensemble de ses souvenirs perdus de Combray, car sa grand-mère avait l´habitude de lui offrir une madeleine trempée dans du thé135. Dans Combray, le narrateur étale le sens de la mémoire, qui lui permet de revisiter son passé lointain, son enfance. Devenu adulte, il n´arrive même plus à trouver de réalité que dans cette mémoire du passé. La conséquence nous apparaît, alors, bel et bien évidente : le passé constitue la matière unique et singulière de l´œuvre d´art136. C´est à partir du moment où le narrateur proustien est déjà passé à l´âge adulte qu´il acquiert la conscience de soi et ressent le désir de connaître ses origines et les étapes de sa vie passée. Partant de souvenirs ancrés dans sa mémoire, il est, alors, capable d´édifier l´histoire de sa vie jusqu´au moment où il écrit137. Pour cela, il faut que ses souvenirs ressurgissent à travers la perception de diverses sensations présentes genèses passives, l´horizon de formes d´apparences et de synthèses de valeurs inactuelles et coactives étant impliqué dans chaque perception. Husserl conclut qu´il s´agit d´une phénoménologie de l´inconscient. 133 Cf. Annexe VII : Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir). 134 Cf. Annexe VIII: Extraits de la bande dessinée de HUET, Stéphane et DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998. 135 Nous pouvons nous interroger si l´ensemble de la Recherche surgit de la tasse de thé ou de la chambre nocturne du dormeur éveillé. Cet insomniaque peut être comparé à l´écrivain que Proust désire être, car il souhaite regarder et évoquer le monde avec lez yeux de la nuit. Le roman a deux noyaux créateurs juxtaposés, qui rappellent les deux versions juxtaposées de la Création du monde, dans le premier livre de la Bible : la parole divine, qui retire le monde et l´homme des ténèbres (chaos originel), ainsi que la naissance de l´homme à partir de la poussière divine et de la femme à partir de l´une de ses côtes. 136 « Nos souvenirs d´enfance n´ont souvent pas d´autre origine. À l´inverse des souvenirs conscients de l´âge adulte, ils ne se fixent, ne se produisent pas à partir de l´événement même, mais ne sont évoqués que tard, l´enfance déjà écoulée, et alors modifiés, faussés, mais au service de tendances ultérieures (…).» (Freud ; 1927: 50). 137 Le « temps de la reprise est un temps tragique […] par la répétition amplifiée des mêmes situations : car le Narrateur revit ses rapports avec sa mère, et la scène de Combray, dans ses relations avec les autre héroïnes ; il revit par la mémoire, mais aussi en acte ; enfermé dans un monde circulaire, il n´arrivera à s´en libérer qu´en renonçant aux rapports directs avec les autres, en ne les abordant plus que par l´écriture.» (Tadié ; 1983 : 84 et 85). 79 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… renvoyant à des sensations passées identiques, par le biais de la mémoire involontaire138. Selon Annelise Schulte, dans Le moi créateur dans À la Recherche du temps perdu (2002 : 72 à 88), le moi proustien naît à partir de l´obscurité du sommeil139, ainsi que de la présence floue et intermittente de ce même moi, afin de raconter la genèse de celui-ci, qui ne se fonde point sur soi-même. Dans les pages d´ouverture de la Recherche, l´état d´inconscience provoqué par le sommeil est décrit comme la perte totale de toute orientation140. Le réveil surgit comme un véritable miracle, car le narrateur retrouve son propre moi. Toutefois, le dormeur éveillé a besoin de l´aide extérieure de la mémoire, qui lui rend la conscience et reconstruit le moi perdu, mettant fin à « l´amnésie du sommeil » (RTP III, 628). D´ailleurs, le narrateur compare la mémoire à « la déesse Mnémotechnie » (RTP III, 630), cette métaphore nous faisant supposer qu´elle ne constitue nullement une faculté à disposition, mais un don spontané indépendant de notre volonté et qui vient de l´extérieur141. Les demi-réveils ne sont pas une expérience unique des pages d´ouverture ; ils se répètent au cours d´une série de 138 « Fonction fondamentale, elle fournit à l´écrivain l´élément constructif de son œuvre, la charpente de ce long récit consacré à la recherche du temps perdu, puisque celui-ci n´existe plus qu´en elle, qui le recèle tout entier. Dominant les données scolaires des lois d´évocation, reconnaissance, localisation, Proust introduit ici une conception nouvelle, personnelle, originale : la mémoire involontaire. Seul est capable de nous restituer le passé, dans la réalité qui fut la sienne, un souvenir qui survient inopinément, non pas amené par une vague association d´idées, moins encore par un effort intellectuel, mais accroché par une sensation actuelle quand celle-ci se trouve correspondre exactement à la sensation ancienne qui a donné lieu au souvenir. Le chaînon intermédiaire en est donc une analogie sensorielle. C´est ainsi qu´un certain bruit de la pluie fait brusquement revoir au Narrateur les aubépines et les lilas de son enfance […] Une tasse de thé où il fait machinalement tremper une miette de madeleine fait revivre tout à coup ces journées de vacances où la tante Léonie lui faisait goûter ainsi un morceau de petite madeleine imbibé de thé. » (Borel ; 1975 :127 et 128). 139 Il surgit spontanément de l´inconscient dont le sommeil est l´une des formes. Proust a une conception morcelée de la conscience en tant que série fragmentée d´états de conscience hétérogènes et discontinus. Le narrateur perçoit l´état éveillé comme une île située dans un océan, qui doit être prise en compte lors de la description des vies humaines : « (…) on ne peut bien décrire la vie des hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge et qui, nuit après nuit, la contourne comme une presqu´île est cernée par la mer (…)» (RTP II, 384). Le moment fugitif du réveil, c´est-à-dire le « dormeur à peine éveillé» (RTP III, 629), intéresse inlassablement le narrateur. C´est un état dans lequel le moi recouvre assez de conscience. Le demi-réveil lui permet de jeter un bref coup d´œil dans la vie soustraite à l´inconscient. Cet état de dormeur éveillé est toutefois paradoxal, comme le constate Roland Barthes, dans Le Bruissement de la langue, lorsqu´il remarque qu´il s´agit d´un « scandale grammatical » : « dire ‘je dors’ est en effet, à la lettre, aussi impossible que de dire ‘je suis mort’ » (1984 : 316). Le dormeur éveillé cherche, ainsi, à assister à la naissance de son propre moi à partir de l´inconscient, mais ce moi est ou bien encore trop plongé dans le sommeil ou bien déjà trop réveillé/conscient. Les images apparaissent alors distordues et le dormeur éveillé recherche l´équilibre entre ces deux états. C´est bien ce que recherche l´écrivain selon Proust : tirer une réalité de l´inconscient afin de la faire pénétrer dans le domaine de l´intelligence. Proust compare ce travail de l´écrivain à l´effort de quelqu´un qui prétend examiner son sommeil, tout en continuant à dormir. Le dormeur éveillé apparaît, ainsi, comme une préfiguration de l´écrivain. Freud (1942 : 125 et 126) affirme que l´état de sommeil est produit par une résolution de dormir imposée à l´enfant, ou prise sur la base de la fatigue. Cette résolution devient possible par la mise à l´écart de stimulus pouvant donner d´autres buts que le sommeil à l´appareil psychique. Quand une mère endort son enfant, celui-ci ne cesse d´exprimer des besoins (il veut encore un baiser, ou il aimerait encore jouer), qui sont en partie ajournés autoritairement au lendemain. Dans son ouvrage intitulé Métapsychologie (1968 :124), Freud révèle que, du point de vue somatique, le sommeil est une reviviscence du séjour dans le corps maternel, à travers la position de repos, la chaleur et la mise à l´écart de l´excitation. Beaucoup d´individus reprennent, d´ailleurs, dans leur sommeil, l´attitude corporelle du fœtus : « L´état psychique des dormeurs se caractérise par un retrait presque total du monde environnant et par la suspension de tout intérêt pour lui ». 140 Le narrateur commence par perdre la notion du lieu, puis du temps et, enfin, du moi : « tout tournait autour de moi dans l´obscurité, les choses, les pays, les années » (RTP I, 6) ; « quand je m´éveillais au milieu de la nuit, comme j´ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j´étais » (RTP I, 5). Il perd toute notion de son individualité et il ne lui reste que le sentiment de l´existence. Le dormeur éveillé peut, alors, se confondre avec un être inanimé : « il me semblait que j´étais moimême ce dont parlait l´ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint » (RTP I, 3). 141 Il s´agit du « don subi de la mémoire » (RTP III, 630). Ce n´est point la volonté de se réveiller qui déclenche la mémoire, mais plutôt « quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l´azur par quel Inconnu ?) » (RTP III, 370), comme l´ « habitude de commander son café au lait » (RTP III, 630). 80 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… nuits, pendant une période indéterminée. Le narrateur ne fait référence qu´à quelques nuits paradigmatiques racontées à l´imparfait, d´où leur caractère itératif. L´expérience du dormeur éveillé connaît néanmoins l´évolution d´un éveil progressif. Le moi passe toujours par les mêmes étapes, partant d´un sommeil peuplé de rêves (mémoire du rêve142) vers les demi-réveils (mémoire du corps143) et finissant par se réveiller véritablement (mémoire du rêve éveillé144), stade durant lequel se déroule la « rêverie des chambres » (Schulte : 2002, 76). Les différents types de mémoire, qui correspondent à chacun de ces stades, ont une double fonction créatrice : en (re)créant le moi, elles génèrent également le roman, comme c´est le cas de la mémoire du rêve éveillé, qui fait naître toute la première partie de Combray, notamment le drame du coucher. Les demi-réveils et les rêveries font donc renaître Combray I. Au terme de Combray, le narrateur s´interroge sur la provenance de ses souvenirs. Il distingue, alors, trois blocs de souvenirs qu´il relie à différents types de mémoire (RTP I, 183 et 184) : ▪ la mémoire du rêve éveillé : « C´est ainsi que je restais souvent jusqu´au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil (…) » ; 142 C´est par l´expérience du sommeil intermittent et souvent bref que s´ouvre toute la Recherche (Idem : 77 et 78). Il s´agit d´un sommeil léger qui retire le moi de l´espace, du temps et de lui-même et qui est ponctué de rêves. La conscience endormie travaille alors, produisant des images et réussissant à se les remémorer à la suite du réveil. Le rêve constitue, donc, une étape de transition entre veille (conscience) et réveil (inconscience) ; c´est un style de mémoire, car il retient ce que le rêveur a lu avant de s´endormir, afin de confondre l´église, le quatuor, la rivalité entre François Ier et Charles Quint avec le rêveur lui-même. Celui-ci se transforme en quelque chose d´inanimé, ou bien il redevient encore l´enfant qui craignait de se faire tirer les boucles par son oncle. Le rêve fait se manifester la mémoire d´un trauma enfantin et plonge le protagoniste dans un âge révolu de la vie primitive qu´est l´enfance, qui constitue le lien avec le rêve suivant, au cours duquel le rêveur retourne à l´enfance de l´humanité. Lors de ce rêve, une fausse position de sa cuisse lui fait croire qu´une femme se trouve à côté de lui. Il s´agit d´un rêve érotique, qui évoque explicitement la création d´Ève à partir d´une des côtes d´Adam. Le sommeil du narrateur est ainsi mis en rapport avec la torpeur dans laquelle Dieu a plongé Adam, afin de lui ôter la côte dont il pourra créer Ève. Tout comme Adam qui va former une seule chair avec Ève, le protagoniste se figure sur le point de faire l´amour avec la femme rêvée. Cette allusion à la Genèse de la Bible, à travers la création de l´homme et de la femme, indique que les premières pages de la Recherche racontent aussi une double genèse : celle du moi créateur du narrateur et du roman, dont il entreprend l´écriture. De la sorte, la mémoire du rêve constitue le mode primitif de la création littéraire. 143 Lors de son premier réveil où le moi se prend pour l´enfant qu´il a été, le corps joue un rôle primordial (Idem : 78 et 79). Tous les rêves ont pratiquement une cause physique : un changement de la position habituelle du corps comme, par exemple, la fausse position de la cuisse, ou encore des habitudes, lorsque le narrateur s´endort dans un fauteuil. Le corps désorganise alors l´espace et désoriente le dormeur, ce qui lui permet de retrouver son moi grâce à « la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules » (RTP I, 6). Il ne retient point les sensations vécues dans un lieu déterminé, mais sa position dans cet espace, ainsi que la position des objets par rapport à lui : « le genre du lit, la place des portes, la prise de jour par les fenêtres, l´existence d´un couloir […] » (RTP I, 6). Au contraire de la mémoire du rêve, qui faisait renaître une sensation isolée (terreur enfantine et plaisir sensuel), la mémoire du corps fait renaître un espace déterminé (la chambre), qui correspond à une période de la vie du protagoniste. Le demi-réveil reconstruit sa chambre d´enfant à Combray. 144 Par le biais du rêve et des demi-réveils, le dormeur accède à un degré plus élevé de conscience, sans pour autant se réveiller vraiment (Idem : 80 et 81). Les évocations de chambres qui défilent sous ses yeux sont des rêveries et non point des représentations claires d´un esprit totalement éveillé. Il s´agit d´un rêve éveillé de quelqu´un qui rêve les yeux ouverts. Le rêve des chambres suscite alors des sensations diffuses au protagoniste : des sensations hivernales d´une agréable chaleur ou, à l´inverse, de tiédeur estivale. Lorsqu´il fait référence à la « chambre de Louis XVI » et à « celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d´acajou (…) » (RTP I, 8), seuls importent les parfums, les couleurs, les bruits inhabituels et la position du corps au sein de la chambre. Cette mémoire du rêve éveillé est extrêmement créatrice : elle fait défiler devant les yeux ouverts du narrateur toutes les chambres où il a déjà dormi, annonçant, dès lors, la structure du roman. Elle s´arrête longuement sur la chambre à coucher de Combray, faisant revivre le drame du coucher dans les quarante premières pages de la Recherche, c´est-à-dire Combray I, par opposition à la résurrection de Combray II, générée par l´expérience de la madeleine. 81 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ▪ la mémoire involontaire qui fait surgir Combray II : « dont l´image m´avait été plus récemment rendue par la saveur […] d´une tasse de thé » ; ▪ la mémoire déclenchée spontanément par associations d´idées et puisée dans les souvenirs des autres : « par association de souvenirs, à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j´avais appris au sujet d´un amour que Swann avait eu avant ma naissance (…) ». 5.2.2- À la recherche de la pureté de l´âme humaine « François le Champi présente […] de façon réaliste le problème de l´endettement des paysans et de l´abandon des enfants dans les champs (d´où le nom «champi»). Mais peut-être la part du rêve est-elle plus grande encore dans ce récit d´un inceste symbolique – et l´on comprend la fascination du jeune Proust pour ce roman – entre la mère adoptive et le héros qui, comme dans un conte de fées, devra partir et accomplir nombre d´épreuves, avant de pouvoir revenir et épouser sa bien-aimée. » (Didier ; 2004 :34). Ce roman champêtre et, en quelque sorte, initiatique145, nous raconte l´aventure, en territoire berrichon, d´un enfant trouvé dans un champ qui n´est recueilli que par intérêt par une vieille femme, Zabelle. Alors que tout le monde est convaincu que les champis, en grandissant, ne peuvent devenir que des paresseux et des voleurs, George Sand nous montre que, s´ils sont aimés, ils seront de bonnes personnes, à travers le personnage de la belle meunière, Madeleine Blanchet. Celle-là, qui n´est point heureuse en mariage, décide de sauver le champi des mains de Zabelle, en le lui achetant. Elle s´occupe de lui et l´aime d´un amour maternel, tout comme elle aime son fils naturel Jeannie. François devient un beau jeune homme et la maîtresse du meunier, Sévère, tente de le séduire, mais sans succès. Vexée et furieuse de ce rejet, elle conseille son 145 Dans son article intitulé «À quoi reconnaît-on un récit initiatique ? », Garnier (2004 : 443 à 454) explique que, selon les africanistes qui analysent les littératures orales, le récit initiatique peut être un récit raconté dans un contexte initiatique, ou bien un récit qui raconte l´initiation d´un personnage. Cette initiation passe par l´expérience, même si elle est éphémère, d´une instabilité du monde : le personnage de l´aventure initiatique accepte d´assister à la disparition d´un monde ancien. Le récit initiatique, qui est tendu vers la constitution d´un personnage, met un processus d´individuation en marche. Le héros de ce récit est, alors, une figure itinérante au sein d´une lecture participative (narrateur/narrataire, conteur/auditeur et auteur/lecteur). Le récit écrit double le processus d´individuation de la figure et de celui du narrateur : l´énoncé s´accroche au récit et possède l´énonciation. Ce qui arrive prend toujours la forme d´une rencontre : «Le voyage initiatique est une quête qui prépare une grande Rencontre ultime avec l´être supposé opérer la transfiguration du héros.» (Idem : 448). Deux niveaux de temporalité, le temps de l´errance initiatique et le temps de l´attente, cohabitent dans le récit initiatique, cette conjonction étant le "destin" contre le supposé libre arbitre du narrateur. Nous ne rencontrons donc point d´errance, mais des épreuves énigmatiques qui mèneront la figure itinérante à la révélation finale. Le narrateur est le processus de cette rencontre, qui est toujours une rencontre avec soi-même. 82 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… amant à chasser François, à cause de la proximité suspecte qui existe entre lui et Madeleine. Alors qu´il dépense tout son argent avec cette femme, Mr. Blanchet oblige sa femme à faire sortir le champi de la maison. Celui-ci accepte de partir, ce qui provoque en lui et en sa mère adoptive un profond chagrin : «Elle était comme si elle avait perdu un fils de grande valeur et de grand espoir, et elle avait beau aimer celui qui restait, il y avait une moitié dont elle ne savait plus que faire. […] Pendant ce temps-là le pauvre François prenait son mal en patience autant qu´il pouvait, et ce n´était guère, car jamais ni homme ni enfant ne fut chargé d´un mal pareil. Il commença par en faire une maladie (…)» (Sand ; 1999 : 108 et 110). Quelques années plus tard, alors qu´il vit au sein de la famille d´un autre meunier pour qui il a travaillé, la fille de ce dernier s´intéresse au jeune homme, mais en vain, car il ne peut oublier sa ‘mère’ Madeleine. Il décide, alors, d´aller la voir et la trouve ruinée, malade et toujours en proie à la médisance villageoise. Comme Mr. Blanchet est décédé, François s´occupe des affaires de la famille et réussit à sauver son patrimoine. Il se rend alors compte qu´il aime Madeleine non comme une mère, mais comme une femme, et ils se marient : «François le Champi est, en définitive, un roman d´amour, ou mieux, devrais-je dire, un rêve d´amour.» (Toesca in Sand ; 1999: 10). En effet, sans doute «est-ce cela qui donne à ce roman champêtre une autre dimension, un arrière-plan de naissance de l´amour chez deux êtres qui, par l´écart de l´âge, auraient pu ne pas l´éprouver ensemble. De là aussi l´émotion qui gagne peu à peu le lecteur et lui fait négliger le souci social que George Sand a développé dans ces pages.» (Idem : 13). 5.3- La mise en scène du complexe chez Proust Le complexe œdipien ouvre la Recherche qui nous présente, d´emblée, un moi qui ne décline pas son identité et son histoire, à l´inverse des héros balzaciens146. Ce moi constitue l´entité floue et intermittente du dormeur éveillé, qui ne possède point de certitudes quant au lieu où il se trouve. Le lecteur comprend dès lors qu´il ne s´agit nullement d´un roman autobiographique, mais d´un texte fictionnel qui traite du thème 146 Georges Décote et Joël Dubosclard, dans leur manuel intitulé XIXe siècle (1988 : 181) affirment que Balzac s´est inspiré de la médecine de ce temps pour tracer les portraits de La Comédie Humaine. Il s´intéressait particulièrement à la phrénologie de Gall, à la physiognomonie de Lavater qui voyaient un lien scientifique entre les traits physiques et les traits de caractère. À la différence des espèces animales, l´homme change vite ; il est modelé par les événements, étant le reflet de son temps. Le personnage balzacien est, donc, le reflet de son temps, l´incarnation d´une époque, d´un régime ou d´une mode. 83 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… de la vocation artistique. Un doute subsiste, pourtant, lorsque nous reprenons les catégories de Gérard Genette : où se situe le je initial (moi fictionnel) dans les différentes perspectives du récit, de l´histoire et de la narration ? Le dormeur éveillé ouvre le roman, mais, si nous nous plaçons du point de vue de l´histoire, nous remarquons qu´il se situe en fait vers la fin. Bien qu´intemporels au premier abord, les demi-réveils peuvent être situés à un point précis du roman : le dormeur éveillé a déjà séjourné chez Madame de Saint-Loup à Tansonville, mais il n´a pas encore connu l´expérience de la madeleine ni les révélations de l´Adoration Perpétuelle au cours de la dernière matinée Guermantes. Ces deux moments cruciaux nous amènent à situer les demi-réveils dans les années qui précèdent la Première Guerre Mondiale, époque à laquelle le protagoniste se trouvait dans une maison de santé (RTP IV : 301 à 432). C´est donc dans une chambre, loin de Paris et de sa vie habituelle, que le protagoniste malade, insomniaque et isolé147, revoit les lieux où il a vécu, ce qui explique le « longtemps » initial qui renvoie à de « longues années » (RTP IV : 301), ainsi que le fait de se coucher tôt, qui semble un acte normal pour quelqu´un de malade. Le dormeur éveillé se place entre les deux instances du récit, servant de relais entre le héros et le narrateur148, et incarne une préfiguration du moi créateur au sein de ces pages qui représentent « le noyau générateur du roman projeté par le narrateur, et par extension de la Recherche » (Schulte ; 2002 : 72). 5.3.1- Le ‘théâtre’ de la scène œdipienne La chambre à coucher149 est le ‘théâtre’ où se joue la scène œdipienne avec, tout d´abord, le jeu des ombres proportionné par la lanterne magique150 qui transforme 147 Cf. Annexe IX : Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du côté de chez Swann (1913) et À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919). 148 Dans Les voix narratives (1965 : 36 à 52), Muller le désigne d´ailleurs par sujet intermédiaire, puisqu´à travers les rêves et les rêveries il se rappelle sa vie passée, n´étant déjà plus le héros plongé au sein des expériences de Combray, Balbec et Doncières. Bien plus proche du narrateur final que du narrateur initial, il ne coïncide toutefois pas encore avec celui qui regarde en arrière et raconte tout le parcours à la fin de la Recherche. Il est alors premier dans l´ordre du récit, mais dernier dans l´ordre de l´histoire. C´est la raison pour laquelle il paraît très proche du moi créateur sur lequel débouche le roman. Le dormeur éveillé se situe, donc, dans une position extrêmement importante par rapport à la narration. 149 Selon Annelise Schulte (2002: 95 à 99), en faisant naître une série de chambres successives, la chambre du dormeur éveillé génère et structure l´histoire du protagoniste. C´est un lieu de grande détresse, à cause du coucher : « À Combray, tous les jours dès la fin de l´après-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations » (RTP I, 9). À cause de la séparation et du désir, cette chambre est le lieu de la nostalgie de la symbiose maternelle perdue, qui provoque l´insomnie. Dans Le bruissement de la langue, Roland Barthes distingue, chez Proust, le mauvais sommeil, dû à l´éloignement de la mère, du bon sommeil, qui est « ouvert, inauguré, permis, consacré par le baiser vespéral de la mère ; c´est le sommeil droit, conforme à la Nature (dormir la nuit, agir le jour) » (1984 : 316). Toutes les autres chambres de la Recherche ne sont alors que des métaphores spatiales de la séparation initiale. Elles constituent, donc, le lieu possible du nouveau drame du coucher non-résolu, qui se répète à l´infini. 150 Cf. Annexe X : Photographie de la lanterne magique de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997), Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust – BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir). 84 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… la chambre en lieu de ‘crime’, car c´est l´histoire de Golo et de Geneviève, une histoire d´adultère et de meurtre, qui y est jouée. C´est dans cet espace 'criminel' que se déroule, par la suite, la nuit incestueuse de l´enfant avec sa mère. La nostalgie de la symbiose maternelle est si forte et douloureuse que le héros se meurt, comme le démontrent une série de métaphores ; il part « sans viatique » (RTP I, 27) comme le mort qui descend au règne des ombres. Plus loin, lorsqu´il arrive dans sa chambre, il doit « boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon [son] propre tombeau, en défaisant mes [ses] couvertures, revêtir le suaire de ma [sa] chemise de nuit. Mais, avant de m´ [s´] ensevelir dans le lit de fer (…) » (RTP I, 28). Le suaire fait du narrateur un moribond, tout en l´apparentant au Christ et à sa Passion. Devenu un mort-vivant, la figure du héros insomniaque151, séparé de la mère, nous renvoie au narrateur des dernières pages du Temps retrouvé, lorsqu´il est prêt à devenir écrivain, c´est-à-dire de rejoindre son moi créateur. À ce stade, il est très malade et la mort le menace, ainsi que son œuvre à venir. Ce sont, cependant, ses graves problèmes de santé qui, en mettant terme à sa vie sociale, lui permettent de se consacrer exclusivement à son œuvre. Le tombeau, qu´était le lit de Combray de l´enfant, est, désormais, le lit de l´écrivain « devenu à demi-mort » (RTP IV, 620). C´est à ce moment qu´intervient la « loi cruelle de l´art [qui] est que les être meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l´herbe non de l´oubli mais de la vie éternelle, l´herbe dure des œuvres fécondes (…) » (RTP IV, 615). À la fin du Temps retrouvé, la chambre mortuaire du protagoniste-narrateur est le lieu de la naissance de l´écriture ; c´est ici que naît le roman, alors que la chambre de Combray − lieu de la séparation escamotée de la mère − bloque l´accès à l´écriture du héros. 5.3.2- Le drame du coucher Annelise Schulte (2002: 91 et 92) réfère que, pour Freud, le rêve éveillé constitue l´état de torpeur et de fascination dans lequel l´enfant est plongé, lorsqu´il s´invente son roman familial, se créant alors des origines imaginaires, ce qui amène à 151 Ce drame s´étale sur une suite logique de pages sur le dormeur éveillé, puisque nous sommes en présence d´une histoire d´insomnie ; c´est peut-être d´ailleurs l´origine de l´insomnie qui frappe le dormeur éveillé, qui reste « sans dormir, loin de ma [sa] mère et de ma [sa] grand-mère » (RTP I, 9). 85 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… conclure qu´il existe des liens entre la Recherche et le roman familial152, puisque c´est dans cet état que le narrateur revoit les chambres où il a déjà vécu. Dans le roman familial que l´enfant s´invente, le père et la mère n´apparaissent point seulement comme ses progéniteurs ; ce sont aussi et, surtout, deux composantes à l´origine de la personnalité de leur enfant, d´où l´importance du roman surcité pour la genèse du moi. La présence des instances paternelle et maternelle est également visible dans le matériau et la “matière” littéraire du roman, au niveau des métaphores, de la structure et du style. La distribution entre univers maternel et univers paternel s´opère lors de la scène du drame du coucher, une véritable mise en scène du triangle œdipien. Au sens freudien, le drame du coucher est une scène primitive (Idem : 92 à 95), parce que l´enfant se trace une image fantasmatique des rapports sexuels entre ses parents. Cette scène est d´autant plus angoissante153 pour le jeune garçon que le père n´adopte point l´attitude du gardien de la mère. Bien au contraire, il renvoie celle-ci à l´enfant, contredisant ainsi les expectatives de la scène œdipienne. D´ailleurs, la mère ne l´accepte pas tout de suite. Elle y va contre son gré : «Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j´aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant…» (RTP I, 36). Il s´agit, également, d´une scène primitive, dans la mesure où la chambre de Combray est la première à être revisitée, du point de vue de l´ordre de la diégèse. Finalement, cette scène est primitive, parce qu´elle est déterminante pour la Recherche qu´elle ouvre (origines du roman) et pour le moi du narrateur (roman des origines). Le héros a environ sept ans lorsque l´histoire commence, en partant du principe qu´il ait le même âge que Jean Santeuil154, dans les épisodes parallèles de ce roman éponyme. À cet âge de raison, l´enfant a déjà accédé à l´univers paternel du langage et de la loi. Nous avons, alors, l´impression que tout ce qui Claude Abastado (1979 : 95) traite du mythe nervalien, qui possède la structure d´un roman familial avec un héros, qui cherche à connaître son ascendance et à surprendre les 152 intentions du destin, afin de maîtriser sa destinée. Il n´atteint la vérité qu´au terme de sa quête. Le père, qui est un actant hostile, est perçu en tant que persécuteur et non point comme protecteur secourable. L´initiation vécue par le héros permet de lui révéler l´identité véritable de l´amante et de la mère. Le système des actants, ainsi que le scénario du mythe nervalien, nous renvoient à la structure triangulaire du mythe d´Œdipe. Ce dernier ne manifeste point uniquement une situation familiale ou l´influence portée par le couple parental sur son enfant. Il traduit aussi la censure exercée par une instance sociale sur les désirs dont l´accomplissement, réalisé ou tout simplement rêvé, est perçu comme une métaphore de l´inceste. Le mythe nervalien révèle aussi bien la névrose d´un groupe que d´un individu et découle d´un fantasme personnel et collectif à la fois. La psychanalyse découvre, à travers les images et l´affabulation narrative, une dramaturgie inconsciente ou «mythe personnel», selon Charles Mauron. Le roman familial signifie une révolte contre le père, ainsi qu´une affection incestueuse envers la mère. L´écriture prend le sens d´une auto-analyse servant à surmonter les tendances dissolvantes du psychisme inconscient. Le mythe nervalien traduit des conflits collectifs. En effet, «l´aventure solitaire et la poursuite d´un salut personnel reflètent les déceptions d´une génération» (Ibidem). 153 Dans son ouvrage intitulé Le vocabulaire de Lacan (2002 : 13 et 14), Jean-Pierre Cléro affirme que, pour Lacan, l´angoisse est relative soit par rapport à la séparation de la mère, soit par rapport à sa présence trop étouffante. Ce sentiment est le signifié imaginaire de cette détresse, qui se révèle à travers une solitude absolue. L´angoisse est aussi une demande d´aide vis-à-vis de l´autre ; elle se situe avant que le sujet ne s´aperçoive qu´il n´a de place nulle part. 154 À ce propos, voir TADIÉ, Jean-Yves, Proust (1983 : 123 à 130). 86 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… appartient à la petite enfance a été oublié, ce qui nous renvoie au paradis perdu de la période du maternage, aucune forme de mémoire n´étant capable de la revivre. Toutefois, la symbiose maternelle ne dure point jusqu´à un âge aussi tardif que sept ans, puisque entre un et sept ans s´opère la rupture progressive de cette dernière, ainsi que l´accès à l´ordre symbolique grâce à l´apprentissage du langage. Ces expériences douloureuses se situeraient, alors, dans la phase de la séparation progressive de l´enfant par rapport à sa mère, à la suite de la période heureuse du maternage. Le drame du coucher constituerait la concentration imaginaire et poétique d´une série de tentatives échouées de sortir de l´univers maternel pour accéder à l´univers paternel. Le drame du coucher155, qui est un fragment isolé du passé, constitue une scène dramatique, au sens théâtral du terme. Il s´agit d´un épisode tellement intensif et violent qu´il en devient obsessif et évince tout le reste de l´esprit du narrateur. Ce symbole du passé, traduit par le pan lumineux156 est à tel point vivant qu´il provoque un vrai traumatisme qui traverse, de manière souterraine, toute la suite du roman. Le noyau central de ce drame, dès la montée forcée de l´enfant dans sa chambre jusqu´à la nuit passée par la mère dans cette même chambre, est encadré par deux intertextes. Tout d´abord, l´histoire de Golo et de Geneviève de Brabant prépare et annonce la scène de ‘théâtre’ où se jouera le ‘crime’. Puis, à l´autre bout du texte, la lecture de François le Champi par la mère s´effectue lors de l´accomplissement du 'crime'. Ces intertextes sont une mise en abîme par rapport au texte central, puisque, d´une forme indirecte, ils le répètent et le reflètent. Dans ces deux cas, les faits de l´histoire n´apparaissent point relatés. C´est, donc, de manière bien implicite que le lecteur établit un rapport entre ces deux récits secondaires et le récit principal. 155 L´évocation du drame du coucher constitue le noyau central de Combray I, mais il ne s´agit que d´un fragment de ce qu´était Combray : « je n´en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d´indistinctes ténèbres […] » (RTP I, 43). Nous n´avons qu´un fragment d´espace avec la chambre à coucher, l´escalier qui y mène et les diverses pièces où se trouve la mère en compagnie des autres adultes. Le narrateur ne nous livre également qu´un fragment de temps, ce décor étant toujours vu à sept heures du soir (l´heure du coucher). 156 Dans son ouvrage intitulé Le petit pan de mur jaune. Sur Proust (1987 : 29 à 40), Philippe Boyer affirme que la couleur est l´équivalent du style pour Proust. Cf. Annexe XI : La Vue de Delft de Ver Meer (1661) occupe une place déterminante dans la Recherche. Alors que pour Swann l´étude de Ver Meer ne constitue qu´un divertissement de collectionneur, nullement enraciné dans un véritable désir d´écrire, le nom de ce peintre redouble, chez Marcel, la carence du nom-du-Père comme instance de la loi de l´interdit de l´inceste. En effet, le père ne se porte point garant de cet interdit fondamental, lorsqu´il pousse la mère à passer la nuit dans la chambre de Marcel. Pour ce jeune enfant, Ver Meer de Delft pourrait s´écrire “vers mère de Delphes”, la scène œdipienne se déplaçant, ainsi, vers la scène de l´art, afin de permettre à Marcel d´échapper au destin d´Œdipe : «Toute la Recherche vise à frayer ce passage de Delphes à Delft, de la mère interdite à la langue maternelle, à l´œuvre réalisée (…)» (Idem : 38). Selon Boyer (Idem : 40 à 46), la Recherche peut être envisagée comme une étude sur Ver Meer, plus particulièrement sur la Vue de Delft. En apprenant la mort de Bergotte devant le tableau, le narrateur superpose la scène œdipienne à l´œuvre d´art : à la mort d´un “père” en littérature, et au désir incestueux sous-jacent au nom de Ver Meer, se superpose une vue de la Vue par Marcel, qui la décrit du le point de vue de l´écrivain qu´il est appelé à devenir, sous le prétexte de raconter la mort de Bergotte. «Ce que Proust a vu dans "le plus beau tableau du monde" à la seule lumière de son désir (d´écrire), et en substitution à tous les objets de désir interdits sur la scène œdipienne, c´est le seul objet susceptible de mettre un terme à la course infernale de l´aveuglement œdipien, à savoir l´objet d´art.» (Idem : 52). 87 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… La légende de Geneviève de Brabant, qui relate l´histoire d´un faux adultère, est une reprise inversée de l´histoire de l´épouse de Potiphar. Alors que son mari est absent, Geneviève repousse les avances de l´intendant Golo, qui, pour se venger, accuse cette femme d´adultère, à la suite de quoi son mari décide de la rejeter. Golo est ainsi doublement criminel, puisqu´il séduit une femme qui ne lui appartient pas et qu´il l´accuse de l´avoir séduit. À travers cette légende, l´enfant remarque clairement la vraie nature de son attachement à sa mère, ce qui constitue la véritable raison de son angoisse lors des projections de la lanterne magique. La chevauchée de Golo, qui surmonte tout obstacle, est impossible à arrêter, ce qui effraie le protagoniste, car elle lui suggère la puissance de sa propre pulsion (supplanter le père et épouser la mère) et la difficulté de lutter contre elle157. Cette chevauchée prélude déjà le moment décisif où l´enfant succombe à son impulsion nerveuse, lorsque, décidant de demeurer éveillé et d´arracher à tout prix le baiser maternel malgré les obstacles, il fait parvenir à destination, c´est-àdire au château de Geneviève, sa chevauchée de jeune Golo. Bien que l´identification soit complète, étant donné que l´enfant se sait le perfide Golo tentant de séduire Geneviève, en l´arrachant à son mari qui est le propre père du héros, le protagonisteenfant résiste malgré tout à cette identification, lorsqu´il se réfugie dans les bras de sa mère, en s´irrigeant non en tant qu´agresseur, mais plutôt comme protecteur de Geneviève/sa mère. L´autre intertexte, François le Champi, relate aussi l´histoire d´un amour ‘coupable’ entre une ‘mère’ et son ‘fils’, comme nous avons déjà eu l´opportunité de l´affirmer, mais, cette fois, c´est la 'mère' qui joue le rôle de séductrice. Selon Julia Kristeva, dans Le temps sensible (1994 : 19), George Sand raconte l´histoire « d´un enfant trouvé qui, recueilli par la meunière Madeleine Blanchet, et objet d´amour inconscient de sa part, devient effectivement l´amant puis l´époux de sa mère adoptive lorsque, revenu adulte dans son village, il retrouve Madeleine devenue veuve ». Selon elle, l´atmosphère incestueuse de ce roman paraît avoir choqué les contemporains, qui en virent la représentation théâtrale bien connue de Proust. L´amour incestueux fait, également, son apparition dans la Recherche de manière subreptice : le narrateur y fait premièrement allusion d´une manière succincte, à travers l´euphémisme des « progrès d´un amour naissant » (RTP I, 41) entre la meunière et l´enfant ; puis, pour notre 157 « Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s´avancer sur les rideaux de la fenêtre […]. Le corps de Golo lui-même, d´une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s´arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant (…) » (RTP I, 10). 88 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… protagoniste-enfant comme pour le lecteur non-averti, le mystère demeure entier, parce que la mère omet toutes les scènes d´amour158 et l´enfant se distrait facilement, rêvassant à autre chose. De forme tout aussi subreptice, la référence à Un amour de Swann (deuxième pan du premier volume de la Recherche) surgit par anticipation. L´amour passionné de Swann pour Odette est mis en rapport avec l´amour de l´enfant pour sa mère. Si, pour le petit garçon, Swann est celui qui vient troubler et déranger le rituel du soir entre lui et sa mère, pour le narrateur il est la victime d´un amour tragique, puisque non-réciproque, devenant même un complice inconscient de l´enfant. Tous deux partagent les mêmes sentiments, la terrible et insoutenable angoisse de « sentir l´être qu´on aime dans un lieu de plaisir où on est pas », ainsi que « la joie trompeuse » (RTP I, 30 et 31) de croire à sa venue par le biais d´un ami. Ces sentiments amoureux ont donc affecté l´enfant, bien avant que l´amour n´ait apparu dans sa vie159. 5.3.3- Les ‘figures’ du protagoniste « (…) les éléments de chaque groupe, comme les enfants d´une même famille, partagent une ressemblance profonde qui les fait plus ou moins se contaminer. Ainsi quelque chose de la tendance érotique biologique, origine de tous les sentiments d´amour, se glisse volontiers dans les affections familiales, celle du père pour la fille, du fils pour la mère, etc., sans le moindre “complexe”, sans motivation psychologique, en vertu de leur racine commune. […] La vie affective repose sur des dispositions psychiques, humeur, émotivité, caractère, moralité, intelligence qui diffèrent d´un sujet à l´autre, ce qui donne à la sensibilité de chacun sa singularité. C´est de celle-ci que dépendent les réactions de l´individu en face du monde extérieur, des contacts et des heurts sociaux. Il y a là une vérité psychologique (…)» (Borel ; 1975 : 105 et 107). Dans Combray, le narrateur, qui est le personnage pivot et témoin puisqu´il raconte ce qu´il a cru voir, comprendre et deviner, incarne Œdipe. Or, c´est celui-ci sur qui le lecteur possède le moins de détails. Ce «je» est transparent, universel. Nous savons qu´il s´agit du protagoniste-narrateur presque toujours présent dans la Recherche, excepté dans ce proto-récit qu´est Un amour de Swann. De Du côté de chez 158 Philippe Boyer (1987 : 197) remarque qu´en sautant les scènes d´amour, la mère n´a pas seulement prétendu taire ce qu´elles pourraient faire entendre à l´oreille chaste de l´enfant. Elle a, également, voulu cacher la situation bien réelle qui était en scène : l´enfant et la mère ensemble dans la chambre d´amour. 159 Ils « flotte(nt) en l´attendant, vague(s) et libre(s) sans affectation déterminée, au service un jour d´un sentiment, le lendemain d´un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l´amitié pour un camarade » (RTP I, 30). Le narrateur suggère, ici, que les sentiments passionnels du héros ne sont nullement de nature érotique, les rapportant, au contraire, à l´amour filial. 89 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Swann au Temps retrouvé, il évolue considérablement, passant des naïvetés de l´enfant douillet et maladif à l´adulte tyrannique de La Prisonnière, puis à l´écrivain qui ne croit qu´à l´art, dans le dernier volume. Le complexe d´Œdipe apparaît lorsque le narrateur se souvient de n´être qu´un tout jeune garçon qui vit un véritable drame, parce qu´il a peur que sa mère ne vienne pas l´embrasser avant qu´il ne s´endorme, après la répréhension du père lors d´une soirée où la famille reçoit Swann. L´enfant perçoit, alors, ce manque de la figure maternelle comme une terrible souffrance160. Le protagoniste-héros vit, ainsi, un état d´anxiété mêlée à la tristesse, jusqu´à ce que son père permette, à la grande surprise de l´enfant, que sa mère passe la nuit avec lui à la suite du départ de l´invité. Il se situe, alors, au sein du stade phallique, lors duquel survient le complexe d´Œdipe chez le garçon. Le protagoniste-narrateur n´est donc pas encore entré dans la période de l´adolescence ; il est encore un enfant qui découvre que son père exerce une fonction bien particulière : celle de s´accaparer de sa mère. Le jeune garçon vient, ainsi, de juxtaposer la fonction parentale du père vis-à-vis de lui avec la fonction d´amant vis-àvis de sa mère. C´est un partage bien difficile que celui qui lui est demandé ; l´enfant se trouve plongé dans sa première solitude d´être humain. Il décide, alors, de faire parvenir un message écrit161 à sa mère, qui dîne en bas, ce qui suggère le souhait intime de la restauration de la symbiose originelle. Bien qu´il s´agisse tout d´abord d´une stratégie permettant au héros d´être un moment présent à l´esprit de sa mère, il permet, également, de « me [se] faire du moins être invisible et ravi dans la même pièce qu´elle allait lui parler de moi à l´oreille » (RTP I, 30). Nous percevons, ici, un abîme entre le désir du protagoniste-héros de s´unir à sa mère, désir traduit par l´envoi du petit mot, et la réalité du billet refusé par la mère en colère. Tout en ayant conscience du caractère transgressif de l´envoi du billet, l´enfant rêve que la salle à manger « allait faire jaillir, 160 « Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marche de l´escalier, comme dit l´expression populaire, à "contre-cœur", montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu´elle ne lui avait pas, en m´embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m´engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon intelligence n´en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu´une rage de dents n´est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cent fois de suite de tirer de l´eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c´est un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l´idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C´est l´inverse de ce soulagement que j´éprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi d´une façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l´inhalation – beaucoup plus toxique que la pénétration morale – de l´odeur de vernis particulière à cet escalier. » (RTP I, 27 et 28). 161 Pour Annelise Schulte (2002 : 114 et 115), l´envoi de la lettre constitue une transgression sans retour : « je sentis qu´en écrivant ce mot à maman, en m´approchant au risque de la fâcher, si près d´elle que j´avais cru toucher le moment de la revoir, je m´étais barré la possibilité de m´endormir sans l´avoir revue (…) » (RTP I, 32). Dès cet instant, il cède à « une pulsion nerveuse » (RTP I, 33). En cédant à celle-ci, ses parents lui dérobent sa responsabilité, de sorte que sa faute n´est plus une « faute punissable », mais plutôt un « mal involontaire » (RTP I, 37) qui stigmatise l´enfant. 90 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… projeter jusqu´à mon [son] cœur enivré l´attention de maman tandis qu´elle lirait mes [ses] lignes » (Idem). Le protagoniste se sent, alors, plus anxieux par le fait d´être invisible, mais présent auprès de sa mère, comme les princes des Mille et une Nuits, que par l´hypothèse de sa venue ― « je n´étais plus séparé d´elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait » (Idem) ― comme par magie. Ainsi, sur le plan de l´imaginaire, la symbiose semble rétablie pendant un court instant et la séparation mise en échec. Chez Sand, quand Madeleine voit François pour la première fois162, elle rencontre un enfant pur, d´une beauté angélique : « Madeleine le regarda encore ; c´était un bel enfant, il avait des yeux magnifiques. C´est dommage, pensa-t-elle, qu´il ait l´air si niais. » (Sand ; 1999 : 38). Le petit garçon est donc élevé par une femme qui n´est point sa mère biologique, mais il est aimé et devient un enfant sain, courageux et obligeant163. Il reçoit, d´ailleurs, une éducation exemplaire, la même qu´une excellente mère naturelle proportionnerait à son fils : «L´envie lui vint d´apprendre à lire aussi, et il apprit si vite et si bien avec elle, qu´elle en fut étonnée, et qu´à son tour il fut capable d´enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première communion, Madeleine l´aida à s´instruire dans le catéchisme, et le curé de sa paroisse fut tout réjoui de l´esprit et de la bonne mémoire de cet enfant, qui pourtant passait toujours pour un nigaud, parce qu´il n´avait point de conversation et n´était hardi avec personne.» (Idem : 66). François perçoit la meunière comme une véritable mère pour laquelle il sent un amour pur. Et, tout comme dans Combray de Proust, il réclame un baiser de Madeleine ; il désire qu´elle l´embrasse comme elle embrasse son fils naturel : «Eh bien, c´est que… c´est que vous embrassez Jeannie bien souvent, et que vous ne m´avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l´heure. J´ai pourtant grand besoin d´avoir toujours la figure et les mains bien lavées, parce que je sais que vous n´aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner [sic] Jeannie. Mais vous ne m´embrassez pas davantage pour ça, et ma Mère Zabelle ne m´embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères 162 « George Sand a souvent raconté qu´elle avait découvert elle-même des enfants abandonnés. Donc, l´origine du héros n´a point de mystère ; mais il s´agit d´un être sans attache avec une famille, sans aucun souvenir, cela est très important. La romancière insiste pour que nous nous en persuadions.» (Toesca in Sand ; 1999 : 201 et 202). 163 «C´est ainsi que François le Champi fut élevé par les soins et le bon cœur de Madeleine la meunière. Il retrouva la santé très vite, car il était bâti, comme on dit chez nous, à chaux et à sable, et il n´y avait point de richard dans le pays qui n´eût souhaité avoir un fils aussi joli de figure et aussi bien construit de ses membres. Avec cela, il était courageux comme un homme ; il allait à la rivière comme un poisson, et plongeait jusque sous la pelle du moulin, ne craignant pas plus l´eau que le feu ; il sautait sur les poulains les plus folâtres et les conduisait au pré sans même leur passer une corde autour du nez, jouant des talons pour les faire marcher droit et les tenant aux crins pour sauter les fossés avec eux. Et ce qu´il y avait de singulier, c´est qu´il faisait tout cela d´une manière fort tranquille, sans embarras, sans rien dire, et sans quitter son air simple et un peu endormi. » (Sand ; 1999 :: 45). 91 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… caressent leurs enfants et c´est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l´oublier.» (Idem : 69). Tout comme le narrateur proustien, l´enfant reçoit ce baiser, non pas dans un climat d´angoisse, mais plutôt de sérénité. Quand François rencontre Sévère, la maîtresse du meunier, celle-ci ne le traite point comme un enfant, comme le fait Madeleine, mais plutôt comme un homme : « Nous en étions restés aux yeux de François, que la Sévère aurait voulu rendre moins honnêtes qu´il ne se vantait de les avoir avec elle. «Quel âge avez-vous donc, François ? qu´elle lui dit, essayant de lui donner du vous, pour lui faire comprendre qu´elle ne voulait plus le traiter comme un gamin.» (Idem : 88). Mais François rejette ses avances et se voit contraint, à cause d´une méchante ruse de cette femme, à quitter la maison de Madeleine sous l´ordre de Mr. Blanchet. François n´a jamais considéré ce dernier comme un père ; il le perçoit comme une menace, car c´est le symbole de l´autorité pour la meunière. François quitte, alors, la ferme, mais ne réussit pas à renoncer à l´objet de son désir : sa ‘mère’ Madeleine. Cet interdit ne le libère donc nullement ; même séparé de sa ‘mère’, il ne dispose pas de lui-même et ne parvient pas à s´engager dans la quête d´objets affectifs de plus en plus éloignés de la meunière. Il ne connaît, donc, pas de castration symbolique. Ainsi, il ne succombe point à la beauté et à la bonté de Jeannette : «Il avait du respect pour cette bonne fille, et il voyait bien qu´à faire l´indifférent, il la rendrait amoureuse. Mais il n´avait point de goût pour elle, et s´il l´eût prise, c´eût été par raison et par devoir plus que par amitié.» (Idem : 121 et 122). C´est la raison pour laquelle il part rejoindre Madeleine à la mort de Mr. Blanchet et tombe amoureux d´elle, ne la percevant plus en tant que mère, mais en tant que femme164. Ils peuvent alors se marier, puisqu´il n´existe pas de véritable inceste165 : la meunière n´est pas sa véritable mère et il est devenu un jeune homme. 5.3.4- Les ‘figures’ de la mère 164 «François, écoutant Madeleine, pensait qu´elle avait raison, tant il avait l´accoutumance de la croire. Il se leva pour lui dire bonsoir, et s´en alla ; mais en lui prenant la main, voilà que pour la première fois de sa vie il s´avisa de la regarder avec l´idée de savoir si elle était vieille et laide. Vrai est, qu´à force d´être sage et triste, elle se faisait une fausse idée là-dessus, et qu´elle était encore jolie femme autant qu´elle l´avait été. […] François la vit toute jeune et la trouva belle comme la bonne dame, et que le cœur lui sauta comme s´il avait monté au faîte d´un clocher. Et il s´en alla coucher dans son moulin où il avait son lit bien propre dans un carré de planches emmi les saches de farine. Et quand il fut là tout seul, il se mit à trembler et à étouffer comme de fièvre. Et si, il n´était malade que d´amour, car il venait de se sentir brûlé pour la première fois par une grande bouffée de flamme, ayant toute sa vie chauffé doucement sous la cendre.» (Idem : 186). 165 Philippe Boyer (1987: 195) remarque que l´inceste est ici possible, car nous sommes en présence d´une mère adoptive. Il s´agit là de toute la différence entre le narrateur proustien et le Champi. 92 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le protagoniste-narrateur de Combray est élevé au sein d´une famille traditionnelle et unie, du milieu bourgeois. Sa mère apparaît comme une dame qui joue avec perfection son rôle d´épouse et de mère, selon ce qui était espéré d´une femme au XIXe siècle. Elle respecte, donc, l´autorité de son mari166 : «Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l´embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç´avait été dans ma chambre.» (RTP I, 27). Elle semble être une mère tendre et ferme à la fois167, qui n´a point l´habitude de céder aux caprices de son fils, mais sait être douce avec lui lorsqu´il a besoin de sa présence. Et, pour consoler son enfant du chagrin qui s´était emparé de lui lors de la célèbre soirée, elle demeure, avec la permission de son mari et contre son gré, dans la chambre de son fils et décide de lui lire un livre, en faisant attention d´omettre les parties qu´elle considérait moins adéquates à un jeune enfant, à savoir, les passages évoquant l´inceste permis de François le Champi. Le narrateur souligne, alors, les dons de lectrice de sa mère168. 166 Serge Leclaire (1999 : 45 à 48) explique que comme l´enfant – qui est le produit d´une fonction organique – sort du corps de la mère, celle-ci apparaît sous l´image d´une nourrisseuse protectrice et rassurante. Il s´agit de la relation naturelle. Si le père n´assume pas sa fonction de protecteur à l´endroit du désir maternel, l´enfant est exposé, pratiquement sans défense, à la dévoration maternelle, le père ne constituant plus un rempart contre cette menace : «il faut que la mère soit beaucoup plus la terre qui supporte sans défaillir que la mer qui englobe et engloutit» (Idem : 49). Le père, en tant que corps érogène, doit demeurer le point d´investissement majeur de l´économie libidinale de la mère, dont la fonction doit être conçue comme limite (Idem : 97). 167 «Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse et ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait que cela n´aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n´avait pas connue mon enfance ; il me semblait que je venais d´une main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et d´y faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d´un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une vraie envie de pleurer.» (RPT I, 38). 168 « (…) quand c´était maman qui me lisait à haute voix, qu´elle passait toutes les scènes d´amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l´attitude respective de la meunière et de l´enfant qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d´un amour naissant me paraissaient empreints d´un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de " Champi " qui mettait sur l´enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c´est aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l´accent d´un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l´interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand c´étaient des êtres et non des œuvres d´art qui excitaient ainsi mon attendrissement ou son admiration, c´était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel écart de gaieté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d´anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affection qui eût pu empêcher le flot puissant d´y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l´ample douceur qu´elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu´il faut, l´accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n´indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l´imparfait et au passé défini la douceur qu´il y a dans la bonté, la mélancolie qu´il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.» (RTP I, 41 et 42). Philippe Boyer (1987 : 198) observe que la lecture du livre par la mère assure l´ancrage du désir de Marcel dans une réalité corporelle : l´enfant fait l´amour avec la voix maternelle, car il ne peut le faire avec son corps. La voix est, donc, le premier médiateur symbolique, bien qu´elle continue à être dangereuse, étant encore trop proche de la réalité physique. Au terme de la Recherche, Marcel sera capable de substituer à cette voix la langue maternelle désormais détachée de toute inscription corporelle. Il sera passé du côté de l´écriture. 93 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annelise Schulte (2002 : 99 à 101) remarque que, lors de cet épisode, le visage de la mère est comparé à une hostie qui se montre dans l´ostensoir à cause de sa forme arrondie et de sa luminosité : « (…) elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l´avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de s´endormir. » (RTP I, 13). Cette image traduit une union biologique, puisque le visage de la mère semble devenir comestible, ce qui nous renvoie à la nostalgie du maternage, quand le nourrisson est entièrement dépendant du sein maternel169. Son absorption peut être rapprochée de la Communion avec le Christ dans les espèces du pain et du vin. Le corps de la mère devient, alors, une présence réelle au niveau du désir du héros, tout comme le Christ est présent, de manière réelle et non symbolique, pendant l´Eucharistie. Toutefois, le baiser vespéral donné est plus frustrant que gratifiant, car il est escamoté par la mère, pressée par le père « qui trouvait ces rites absurdes » (RTP I, 13). Le baiser est si hâtif que l´enfant redoute déjà sa venue, qui n´est autre qu´un signe du départ de sa mère. De même, ce baiser maternel ne constitue pas vraiment la réalisation de l´identité absolue et incestueuse entre la mère et le fils. C´est, plutôt, la trace de cette identité à tout jamais perdue, une forme de nostalgie. Cette identité n´est point restaurée lors de la nuit passée par la mère dans la chambre de l´enfant, qui n´est autre qu´une situation exceptionnelle et non susceptible de répétition, d´où son caractère douloureux. Bien au contraire, au cours de cette nuit, le héros profane la sacralité de la mère-hostie « d´une main impie » (RTP I, 38). Dans le roman de George Sand, Madeleine devient la mère adoptive de François, malgré tous les préjugés existant autour de la figure des champis : «On me tuera si l´on veut, j´achète cet enfant-là, il est à moi, il n´est plus à vous. Vous ne méritez pas de garder un enfant d´un aussi grand cœur, et qui vous aime tant. C´est moi qui serai sa mère, et il faudra bien qu´on le souffre. On peut tout souffrir pour ses enfants. Je me ferais couper par morceaux pour mon Jeannie ; et bien ! j´en endurerai autant pour celui-là. Viens, mon pauvre François. Tu n´es plus champi, entends-tu ? Tu as une mère, 169 « (…) manger le corps de la mère, la transformer en sa propre substance, voilà bien la forme la plus extrême de symbiose, car mère et enfant (re)deviennent un seul corps » (Schulte ; 2002 : 99). Cette scène nous rappelle une autre mise en scène du drame du coucher, lors de l´épisode de la première nuit à Balbec, mais cette fois avec la grand-mère dans le rôle maternel, qui vient soulager la détresse du héros : « (…) je me jetai dans les bras de ma grand-mère et je suspendis mes lèvres à sa figure […]. Quand j´avais ainsi la bouche collée à ses joues, à son front, j´y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l´immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d´un enfant qui tète » (RTP II, 28). J.-F. Reille remarque, dans Proust, le temps du désir (Idem : 84), qu´au cours de l´épisode de la madeleine, celle-ci est nourricière, car elle a été ramollie par le thé, elle a été offerte par la mère et s´apparente à la nourriture liquide et bouillie donnée au petit enfant. Chez Sand, la ‘mère’ Madeleine peut, d´ailleurs, être comparée à cette madeleine nourricière, lorsqu´elle décide de materner le champi. 94 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… et tu peux l´aimer à ton aise ; elle te le rendra de tout son cœur.» (Sand ; 199 : 60 et 61). Et, tout au long du roman, les références à son amour maternel prolifèrent. Voici quelques exemples bien élucidatifs de cette relation mère/fils : ▪ «Mais elle se regardait comme doublement mère, car elle avait pris pour le champi une amitié très grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. » (Idem : 65) ; ▪ «Ne le faites point sortir, dit Madeleine avec une voix un peu renforcée, et en écartant davantage son rideau ; car je le connais, moi, et il a bien agi en venant me voir. Approche, approche, mon fils ; je demandais tous les jours au Bon Dieu la grâce de te donner ma bénédiction.» (Idem : 141) ; ▪ «J´ai bien dormi, mon fils, et le Bon Dieu me bénit de me montrer ta figure première à mon éveil.» (Idem : 160) ; ▪ «Je n´ai plus de mari, je suis vieille et laide autant qu´elle pouvait le souhaiter dans ce temps-là, et je n´en suis pas fâchée, car cela me donne le droit d´être respectée, de te traiter comme mon fils, et de te chercher une belle et jeune femme qui soit contente de vivre auprès de moi et qui m´aime comme sa mère. C´est toute mon envie, François, et nous la trouverons bien, sois tranquille. Tant pis pour Mariette si elle méconnaît le bonheur que je lui aurais donné. Allons, va te coucher, et prends courage, mon enfant.» (Idem : 185 et 186). Tout comme la mère du narrateur de Combray, elle s´occupe, avec amour, de l´éducation de son enfant, mais elle n´est pas la mère biologique de François, ce qui contribue à ce que le lecteur ne se sente point choqué de la relation amoureuse qui survient, par la suite, entre ces deux êtres exceptionnels. En plus, George Sand a pris soin de nous fournir, au long du roman, quelques pistes annonçant la fin heureuse de l´histoire, ainsi que de nous donner des indications sur l´incroyable beauté et la jeunesse indiscutable de cette femme, qui a eu un mariage malheureux: «Madeleine Blanchet n´était ni grande ni forte. C´était une très jolie femme, d´un fier courage, et renommée pour sa douceur et son bon sens.» (Idem : 40) ; «Madeleine n´a encore que vingt ans et je ne sache qu´elle soit devenue laide. » (Idem : 47). De la sorte, il semble tout à fait légitime que cette femme apparaisse comme l´objet du désir de François – tout d´abord en tant que mère, puis en tant que femme. 5.3.5- Les ‘figures’ du père 95 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Le père du narrateur de Combray apparaît d´emblée comme celui qui rivalise avec lui auprès de sa mère, celui qui la force à délaisser son enfant lors de la soirée où ils reçoivent Swann. Il représente le “privateur” qui sépare l´enfant de sa mère170, en la retenant de se l´approprier à travers le baiser : « Mais voici qu´avant le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire : “Le petit a l´air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir.” Et mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand-mère171 et que ma mère la foi des traités, dit : “Oui, allons, va te coucher.” Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. “Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. (…)”» (RTP I, 27). Pour que l´interdit que constitue la loi du père s´effectue, la fonction de ce dernier est parfaitement reconnue par la mère, puis par l´enfant au moment où il devient l´incarnation d´Œdipe. C´est cette même autorité du père qui permet à la mère de rester auprès de son fils pendant la nuit, car celui-ci a du chagrin. Cela nous prouve, alors, qu´il ne s´agit en rien d´un père tyrannique, mais plutôt d´un père très aimant, quoique trop autoritaire172. Le père manque à son rôle, car il n´incarne pas la loi et n´impose pas l´interdit de l´inceste. Ses 170 Serge Leclaire (1999 : 25) rappelle quelques constantes de la fonction du père. Ce dernier est tout d´abord géniteur / reproducteur de par sa fonction d´engendrement d´un enfant. Il est le gardien de la loi qu´il protège contre le monde et contre la mère. C´est, également, le jouisseur et le possesseur de la mère et de toutes les femmes, car il a la possibilité de les interdire. Finalement, il est aussi initiateur, castrateur et défenseur, puisqu´il possède l´accès à ce monde de jouissance. La fonction paternelle se situe entre la singularité du corps érogène et l´universalité de la loi, dont elle assure l´articulation, c´est-à-dire le clivage du corps érogène avec le corps biologique. Elle garantit l´accès à l´inconscient ou à la jouissance, ou réciproquement quelque chose de l´ordre de l´interdit. Elle assure la non fermeture, l´ouverture dont la dépossession correspond au meurtre du père (Idem : 28 et 29). 171 Annelise Schulte (2002 : 107 et 108) remarque que la grand-mère apparaît la première dans l´ordre de l´histoire, au moment où l´on fait boire du cognac au grand-père (écart de régime prenant la forme de mise à mort) pour la «tourmenter» (RTPI, 11). Cette taquinerie est, pourtant, un véritable «supplice» (RTP I, 12) pour l´enfant, auquel il répond par des pleurs, mais surtout parce qu´il se sent coupable de prendre, malgré lui, « le parti du persécuteur » (Ibidem). Toutefois, la grande préoccupation de la grand-mère, qui la fait précocement vieillir, est provoquée par son petit-fils : « Hélas, je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, l´incertitude qu´ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grand-mère (…) » (Ibidem). Le visage supplicié et vieillissant de la grand-mère montre, d´ailleurs, cette lente mise à mort : « au cours de ces déambulations incessantes, de l´après-midi au soir, […] on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l´âge presque mauves comme les labours à l´automne» (RTPI, 12 et 13). 172 «Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu´il me ferait, elle me dit d´une voix entrecoupée par la colère : “Sauve-toi, sauve-toi, qu´au moins ton père ne t´ai pas vu ainsi attendant comme un fou ! ” Mais je lui répétais : “Viens me dire bonsoir”, terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s´élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d´un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouva encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : “Rentre dans ta chambre, je vais venir.” Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n´entendit : “Je suis perdu !”. Il n´en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m´avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce qu´il ne se souciait pas des “principes” et qu´il n´y avait pas avec lui de “Droit des gens”. Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu´on ne pouvait m´en priver sans parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l´heure rituelle, il me disait : “Allons, monte te coucher, pas d´explication !” Mais aussi, parce qu´il n´avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère), il n´avait pas à proprement parler d´intransigeance. Il me regarda un instant d´un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : “Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n´as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n´ai besoin de rien. – Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j´aie ou non envie de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant… – Mais il ne s´agit pas d´habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l´air désolé cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l´auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu´il y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui.”» (RTP I, 35 et 36). 96 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… décisions arbitraires sont uniquement dictées par la situation, par les « convenances fortuites » (RTP I, 37). L´enfant est, alors, livré aux caprices de son père, qui fait preuve soit d´une sévérité excessive, soit d´une clémence inattendue. Le père et la mère sont tous deux coupables : le premier pour avoir inconsciemment restauré la symbiose maternelle, et la deuxième, pour avoir cédé à la pression exercée par son mari. En refusant à l´enfant l´accès à son monde et en le renvoyant du côté de la mère, le père adopte une position faible, car il cède aux désirs œdipiens de son fils, en lui interdisant l´accès à l´ordre symbolique. Chez Sand, le père est inexistant. La paternité s´exerce dans le contexte d´une société. Il est donc indispensable que la fonction paternelle s´exerce également sur l´enfant, afin de permette une structuration psychique harmonieuse nécessaire à la construction de son identité. Les travaux des psychanalystes, des anthropologues et des histoiriciens ont d´ailleurs montré que la fonction paternelle est fondamentale et universelle, car elle interdit la fusion mère-enfant. Or, dans François le Champi, les personnages et, par conséquent, le lecteur méconnaissent le père de l´enfant. L´unique figure masculine qui aurait pu assurer cette fonction serait M. Blanchet. Toutefois, si nous nous en tenons aux théories de Lacan173, il ne peut exister de père sans parole. M. Blanchet n´a jamais adressé la parole à François, ce qui l´empêche de jouer le rôle du père. En effet, c´est la parole qui accorde au père une présence symbolique indispensable pour inscrire le sujet dans le complexe d´Œdipe, ce qui nous amène à nous demander s´il est acceptable d´insérer notre jeune protagoniste au sein de ce ‘phénomène’ psychique. Mais nous ne pouvons être sûre qu´il n´existe pas de complexe d´Œdipe, car Madeleine accorde de l´importance à la parole de son mari, lorsque ce dernier, aveuglé par les duperies de Sévère, l´oblige à renvoyer François. Ce fait laisse sous-entendre que la parole du père conditionne l´ancrage de la fonction paternelle, mais ce serait là le seul épisode où cette fonction serait visible et évidente. François n´a point du tout été désiré par M. Blanchet, ce qui prouve qu´il n´existe pas de père au sens symbolique. De même, et étant donné que ce dernier ne rend pas sa femme heureuse et est souvent absent par son comportement volage, il ne joue pas le rôle du tiers séparateur lors de l´enfance de François, époque à laquelle doit 173 Dans son ouvrage intitulé Les p´tits mathèmes de Lacan. Cinq études sérielles de psychanalyse (2000), Jean-Louis Sous nous rappelle que, pour Lacan, la paternité n´est point un acte procréateur biologique ; c´est « une affaire d´allégeance à une parole ou de reconnaissance par une parole» (Idem : 129), qui amène une femme à accepter qu´un homme puisse tenir la position de père d´un enfant. Il défend que le désir, naturellement inconscient, est la loi du sujet et que les hommes se sentent plus coupables d´avoir trahi leur désir que d´avoir trahi la loi morale (Idem : 20 et 21). 97 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… se manifester le complexe. François joue, alors, le rôle d´un “radiateur affectif” pour sa mère adoptive, qui dépose en lui tout l´amour qu´elle ne peut ressentir pour son mari, en le transformant en un amour filial. Dans la mesure où le père est inexistant lors de l´enfance du héros, le rôle paternel peut être tenu par tout ce qui sépare François de Madeleine – le pont séparateur avant l´adoption de François, lors de son passage à l´adolescence : «Quand la soupe sera prête, je poserai ma quenouille sur le pont de l´écluse. […] Alors, vous enverrez l´enfant avec un sabot dans la main, comme pour chercher du feu, et puisqu´il mangera ma soupe, toute la vôtre vous restera.» (Sand ; 1999 : 44); «Elle entendit bien rentrer François qui vint faire son paquet dans la chambre à côté, et elle l´entendit aussi sortir à la piquette du jour. Elle ne se dérangea qu´il ne fût un peu loin, pour ne point changer son courage en faiblesse, et quand elle l´entendit passer sur le petit pont, elle entrebâilla subtilement sa porte sans se montrer, afin de le voir de loin encore une fois. Elle le vit s´arrêter et regarder la rivière et le moulin, comme pour leur dire adieu.» (Idem : 105). Le pont174 symbolise tous les préjugés qui gèrent une mauvaise opinion relativement aux enfants abandonnés, ainsi que la méchanceté des êtres qui ne peuvent comprendre l´amour maternel de Madeleine envers le champi : ▪ les préjugés de la mère de M. Blanchet : « (…) je suis sûre qu´il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance, et c´est une folie que de compter sur ces canailles-là. En voilà un qui vous fera chasser d´ici, qui vous donnera mauvaise réputation, qui sera cause que mon fils battra sa femme quelque jour, et qui, en fin de compte, quand il sera grand et fort, deviendra bandit sur les chemins, et vous fera honte.» (Idem : 54) ; ▪ la méchante ruse de Sévère : «elle se gaussa de lui pour ce qu´il laissait dans sa maison, auprès de sa femme, un valet en âge et en humeur de la désennuyer.» (Idem : 92). 5.3.6- La ‘résolution’ du complexe À travers l´interdit de la loi du père, l´enfant entre dans la culture, devenant sociétaire et s´insérant au sein d´une structure familiale, car il ne peut y avoir 174 Philippe Boyer (1987 : 195 et 199) affirme que le petit pont, qui est un lieu de passage entre les deux moulins, scande les trois principaux mouvements du roman (trois, tout comme dans la première version de la Recherche) : l´adoption (amour maternel), le départ (voyage initiatique ou début de l´apprentissage) et le retour (inceste autorisé). Il remarque, également, que les deux moulins, qui constituent les repères topographiques des lieux, déterminent la structure de l´œuvre, comme les côtés de Combray fixent celle de la Recherche. Leur écart autorise François à désirer une "mère" qui a cessé de l´être. 98 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… coïncidence entre les liens d´alliance et les liens de parenté. Cette loi175 de l´imitation préserve la famille, assure les générations contre la compétition continuelle et oblige l´individu à aller chercher ailleurs ses relations. Il s´agit de la loi de communication et d´ouverture du clan. En effet, l´enfant vit, au moment de l´Œdipe, une puberté psychologique fondamentale pour la préservation de l´ordre culturel. Il passe d´une histoire individuelle à une histoire collective, car il connaît sa juste position dans la société, ses droits et ses limites. Ainsi, le narrateur de la Recherche sort du complexe d´Œdipe à l´âge de douze ans (en 1892)176, ce qui le mène à chercher, comme son père, mais sans le savoir encore, une femme hors du cercle familial. Cela arrive au cours de l´une de ses promenades entre les deux côtés, qui symbolisent le passage de l´enfance vers l´adolescence, lors de laquelle il rencontre, pour la première fois, Gilberte, la fille de Swann177 et, plus tard, Madame de Saint-Loup. Pour Annelise Schulte (2002: 91 et 92), le passage du drame du coucher, par l´entremise duquel le lecteur assiste à la non résolution du conflit œdipien, présente implicitement les causes de la procrastination de l´art d´écrire : les problèmes de santé et le manque de volonté ne sont que les symptômes de ce mal bien plus profond, marqué par une nostalgie paralysante de la symbiose maternelle, et une incapacité de devenir un être indépendant, apte à prendre la parole dans sa tâche d´écrivain. Le héros accède à l´ordre symbolique, mais non point de droit, ce dernier lui étant nié par son père, qui le renvoie à l´univers maternel. La Recherche178 constitue, alors, la narration de la longue 175 L´interdit, c´est la loi qui sépare la jouissance du plaisir, posant la jouissance comme inaccessible et permettant le développement de l´ordre du désir (Leclaire : 152 et 153) : «La loi, sans considérer l´appareil légiférant ou légaliste qui découle de la loi au sens œdipien du terme, au sens libidinal du terme, c´est l´ordonnance de l´ensemble des lettres, de l´ensemble des signifiants, de la totalité des signifiants existants, de la totalité même supposée des lieux érogènes, mais cet ensemble est caractérisé par l´absence d´une lettre, la lettre qui elle aussi désigne l´ensemble de la loi. C´est ce que Lacan thématise sous la rubrique du grand Autre, c´est justement cet Un qui ne peut jamais trouver sa place dans le grand Autre, mais qui fait que le grand Autre est barré (…)» (Idem: 27). Cléro (2002 : 43 à 45) remarque que, pour Lacan, la loi primordiale superpose le règne de la culture au règne de la nature (loi de l´accouplement), en réglant l´alliance. Ainsi, les lignées doivent être nettes et respectées. La loi est essentiellement une revendication symbolique, à travers le langage, plutôt qu´une réalité sociale, qu´on peut constater chez Antigone, qui s´acharne à défendre la valeur des lignées, bien que ces dernières aient été brouillées. Chez Lacan, l´inceste primordial a pour objet la mère. Le désir qui porte vers celle-ci est, alors, l´envers de la loi. 176 Selon W. Hachez, cité par Jean-Yves Tadié dans son ouvrage intitulé Proust et le roman (1986 : 296 et 297), quatre générations sont présentes dans la Recherche : 1820 – la grand-mère et Mme de Villeparisis ; 1850 – les parents de Marcel, Françoise, Charlus, Swann, Odette et les Verdurin ; 1880 – le narrateur, Gilberte et Albertine ; 1900 – les enfants de Gilberte. 177 « Tout à coup, je m´arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s´adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose notre être tout entier. Une fillette d´un blond roux qui avait l´air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l´ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n´avais pas, ainsi qu´on dit, assez “d´esprit d´observation” pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d´un vif azur, puisqu´elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n´avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu´on la voyait – je n´aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus. Je la regardais, d´abord de ce regard qui n´est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu´il regarde et l´âme avec lui (…)» (RTP I, 139). 178 Annelise Schulte (2002: 107 et 108) explique que le désir incestueux du héros est ressenti comme une faute, qui suscite un pesant sentiment de culpabilité. L´enfant s´attend, donc, à un châtiment terrible, qui symboliserait une expiation de son crime. La violence de ce péché œdipien fait abdiquer et vieillir la mère devant la fureur de la névrose de l´enfant, brise l´autorité du père, inflige la douleur d´une mort lente à la grand-mère, puis décline la santé du héros et provoque sa stérilité littéraire, signes de l´empêchement 99 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… et progressive libération du narrateur à partir du drame du coucher, qui se réalise à travers la création littéraire, qui lui permettra de concilier et harmoniser l´univers du père et celui de la mère. Chez Sand, François finit par se marier avec Madeleine, ce qui semble légitime au lecteur, puisque l´inceste est bel et bien symbolique. La disparition du complexe d´Œdipe dépend des normes culturelles et sociales de notre civilisation, pour laquelle la sexualité utile à la procréation est légitime et l´inceste interdit. Mais ce dernier n´est pas d´ordre naturel ; il n´existe pas depuis toujours. Il s´agit d´un interdit moral et culturel. Le complexe d´Œdipe constitue un moyen d´émanciper la socialisation de l´individu à travers le mariage, qui est un contrat religieux, moral et social. L´interdit de l´inceste apparaît, donc, en tant que frontière entre nature et culture. Ce passage vers le culturel s´initie alors par le besoin d´élaboration d´un ensemble de règles, c´est-à-dire de lois qui disciplinent les pulsions sexuelles de l´individu vers un autre, qui n´appartient point à sa famille biologique. Or, François n´appartient pas à la famille biologique de la meunière. George Sand démontre, dans ce roman, la suprématie de la nature en tant qu´œuvre d´art sur la culture, la civilisation : «La nature est une œuvre d´art, mais Dieu est le seul artiste qui existe, et l´homme n´est qu´un arrangeur de mauvais goût. La nature est belle, le sentiment s´exhale de tous ses pores ; l´amour, la jeunesse, la beauté y sont impérissables. Mais l´homme n´a pour les sentir et les exprimer que des moyens absurdes et des facultés misérables. Il vaudrait mieux qu´il ne s´en mêlât pas, qu´il fût muet et se renfermât dans la contemplation.» (Sand ; 1999 : 24). François et Madeleine peuvent, donc, vivre heureux, sans aucun préjugé venant des villageois. L´histoire se termine, donc, comme un conte traditionnel, où tout finit toujours pour le mieux179. De plus, George Sand fait preuve de beaucoup d´habileté afin que le lecteur ne se sente point du tout choqué, en décrivant, page après page, la pureté du champi et de de l´accès à une vie adulte indépendante. Bien que le héros désire sa mère, son aspiration à détrôner le père ne détermine point tout le roman. De manière moins évidente, ce qui importe est la dimension de la haine, de la cruauté et du remords qui affecte cet amour de la mère. Tout comme Œdipe, le héros est destiné à faire cruellement souffrir sa mère en l´épousant, ce sadisme prenant les dimensions d´une mise à mort de la mère et, par conséquent, du parricide œdipien. En effet, la manifestation de la cruauté inconsciente du héros envers sa mère, dès Combray I, n´est pas exclusivement la conséquence d´un désir frustré : la mère ne passe la nuit dans la chambre que par exception et ne cède que partiellement au désir de l´enfant. Cette cruauté advient du fait que le parricide constitue l´issue inéluctable d´Œdipe, comme l´indique le mythe. Le péché œdipien apparaît comme le péché originel de la Recherche, le remords alimentant tout le roman qui constitue une tentative d´expiation et de réparation. 179 Anne Berger (1987 : 75) affirme que les romans champêtres de George Sand sont, à l’ exception de Jeanne, des sortes de contes de fées, où tout est bien qui finit bien, où tous les problèmes d’argent (fantôme menaçant de la société bourgeoise) sont surmontés et où le mariage abolit les contradictions et les déchirements de l’Histoire. Toutefois, bien qu’elle utilise les stratégies propres au conte de fées, l’auteur insiste sur la valeur de vérité de son entreprise. Les histoires champêtres sont vraies, puisqu’ elles sont racontées par de vrais paysans, par l´entremise d’expressions berrichonnes: « – L’histoire est donc vraie de tous points? demanda Sylvie Courtioux. / – Si elle ne l´est pas, elle le pourrait être, répondit le chanvreur, et si vous ne me croyez, allez-y voir.» (Sand; 1999 : 196). Berger ajoute (Idem: 81) que les épousailles coïncident avec les retrouvailles: la cérémonie nuptiale consacre le retour du héros sur les chemins premiers (la mère qui l’a réellement aimé, bien qu’elle soit la quatrième selon l’intrigue), la victoire du lien d’amour originel, la fin des processus de séparation qui ont mené à l’expérience d’un social non familier. 100 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… la meunière, qui apparaissent comme deux êtres exceptionnels180 dont l’amour est vrai et idéal. Le tabou de l´inceste est donc complètement relativisé dans ce roman d’amour, « le plus parfait et le moins érotique de tous les romans d’amour » (Berger ; 1987 : 79). VI- Conclusion Comme nous l´avons vu, le mythe littéraire d´Œdipe constitue une source intarissable pour les écrivains depuis Sophocle jusqu´à nos jours, bien que ce dramaturge ait conféré un destin à jamais implacable à son personnage. Ce récit, d´intérêt spécial pour la communauté, fut transmis de génération en génération, à la suite de quoi des poètes lui conférèrent une forme poétique qui facilita le processus de la mémorisation. Œdipe fut, ainsi, d´abord une légende qui, grâce à Sophocle, s´est transformée en un récit mythique à travers l´intervention du sacré, les questions éternelles qu´il soulève et par son intérêt (fascination, réflexion et savoir), dû au triple rapport de l´homme relativement à son pouvoir, à sa famille et à la divinité, ainsi qu´à sa longue errance tiraillée entre sa réussite et son échec. Nombreux furent, donc, les dramaturges qui se sont intéressés et consacrés à l´histoire tragique d´Œdipe, venue du fond des âges, en lui prêtant toujours un lien avec le réel. Par cette continuité narrative du mythe configurant sa dynamique indéniable, nous pouvons constater qu´Œdipe est bel et bien un mythe littéraire, qui vit non seulement à travers les nombreuses productions qu´il a engendrées, mais aussi par la psychanalyse de Freud, qui l´interpréta à sa façon et inventa l´expression “complexe d´Œdipe”, en percevant le cheminement 180 À la description du mal social, Sand préfère constamment l´évocation d´un idéal utopique, qu´elle incarne dans des figures humaines qui parlent un langage authentique et touchant, animé par des sentiments souvent trop beaux pour être vrais. Cf. le prologue de La Mare au diable (Sand ; 1995 : 34 et 35):« Un enfant de six à sept ans, beau comme un ange, et les épaules couvertes, sur sa blouse, d´une peau d´agneau qui le faisait ressembler au petit saint Jean-Baptiste des peintures de la Renaissance, marchait dans le sillon parallèle à la charrue et piquait le flanc des bœufs avec une gaule longue et légère, armé d´un aiguillon peu acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la petite main de l´enfant, et faisaient grincer les jougs et les courroies liés à leur front, en imprimant au timon de violentes secousses. Lorsqu´une racine arrêtait le soc, le laboureur criait d´une voix puissante, appelant chaque bête par son nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter ; car les bœufs, irrités par cette brusque résistance, bondissaient, creusaient la terre de leurs larges pieds fourchus, et se seraient jetés de côté emportant l´areau à travers champs, si, de la voix et de l´aiguillon, le jeune homme n´eût maintenu les quatre premiers, tandis que l´enfant gouvernait les quatre autres. Il criait aussi, le pauvret, d´une voix qu´il voulait rendre terrible et qui restait douce comme sa figure angélique. Tout cela était beau de force ou de grâce : le paysage, l´homme, l´enfant, les taureaux sous le joug ; et, malgré cette lutte puissante où la terre était vaincue, il y avait un sentiment de douceur et de calme profond qui planait sur toutes choses. Quand l´obstacle était surmonté et que l´attelage reprenait sa marche égale et solennelle, le laboureur, dont la feinte violence n´était qu´un exercice de vigueur et une dépense d´activité, reprenait tout à coup la sérénité des âmes simples et jetait un regard de contentement paternel sur son enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la voix mâle de ce jeune père de famille entonnait le chant solennel et mélancolique que l´antique tradition du pays transmet, non à tous les laboureurs indistinctement, mais aux plus consommés dans l´art d´exciter et de soutenir l´ardeur des bœufs de travail. Ce chant, dont l´origine fut peut-être considérée comme sacrée, et auquel de mystérieuses influences ont dû être attribuées jadis, est réputé encore aujourd´hui de posséder la vertu d´entretenir le courage de ces animaux, d´apaiser leurs mécontentements et de charmer l´ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas de savoir bien les conduire en traçant un sillon parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la terre : on n´est point un parfait laboureur si on ne sait chanter aux bœufs, et c´est là une science à part qui exige un goût et des moyens particuliers. ». 101 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… œdipien comme la métaphore d´une difficulté de vivre. Il est, alors, devenu impossible de créer de nouvelles versions de ce mythe sans garder à l´esprit le souvenir de Sophocle et celui de Freud. Nous nous sommes alors intéressés plus particulièrement à la reprise de ce mythe antique dans une pièce moderne, La Machine infernale de Jean Cocteau (1934), auquel un hommage a été réalisé en 2003, lors de l´Année Jean Cocteau. Pourquoi avoir choisi ce dramaturge pour cette thèse? Parce qu´il a relevé, avec succès, le défi de l´actualisation et modernisé le mythe, en respectant la trame générale de Sophocle et en la plongeant dans son actualité politique. Les invariantes du mythe sont rehaussées – le parricide, l´inceste, l´aveuglement et la pendaison de Jocaste –, mais l´auteur met en scène une machine infernale pour l´anéantissement des mortels. Cocteau retrace tout le parcours d´Œdipe de Delphes à Thèbes en quatre actes, mais seul le quatrième acte reprend la pièce de Sophocle. C´est, surtout, son incroyable originalité qui nous surprend. En effet, Cocteau vivifie pleinement ce mythe, en opérant une transposition homodiégétique s´appuyant sur une transmotivation et une transvalorisation. Il confère à son œuvre une signification nouvelle (la relativisation de l´inceste), il y ajoute des personnages et en modifie, il recrée une atmosphère poétique traduite par un style résolument moderne. Dans le quatrième acte, Cocteau multiplie le double langage et l´ironie du tragique domine. Il veut montrer le mécanisme infernal du destin qui s´acharne sur une famille. Le jeu des anachronismes prête à cette pièce une modernité, qui atteste que le tragique d´Œdipe demeure intact. Depuis l´Antiquité, Œdipe vit toujours et encore, puisque ses doutes sont également les nôtres: sommes-nous maîtres de notre destin ? Savons-nous réellement qui nous sommes ? Connaissons-nous vraiment la portée de nos moindres actes ? Le long parcours de ce personnage emblématique, paradigmatique et mythique ne cessera certainement pas là, continuant à hanter les consciences. De la littérature aux sciences humaines, le singulier destin d´Œdipe demeure une référence constamment vivante de la connaissance que nous avons de nous-mêmes, qui nous touche, nous exprime et nous explique. Étant donné que Cocteau était un ami et un fervent admirateur de Proust, nous nous sommes, alors, penchée sur le traitement du complexe œdipien chez ce dernier à travers une œuvre de George Sand : François le Champi. C´est le premier roman dont le narrateur proustien a connaissance au début de la Recherche, lors de la scène œdipienne 102 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… du baiser nocturne. Le roman de Sand, qui raconte une histoire d´amour entre une mère et son fils adoptif, lui permet, alors, de réaliser une mise en abîme avec son propre complexe d´Œdipe. Ce livre de chevet permet, ainsi, à l´auteur de suggérer une réalité inquiétante, sans l´exprimer directement, mais plutôt d´une façon oblique. Le roman de Sand est, également, d´autant plus important parce qu´il clôt la Recherche, lorsque le narrateur le trouve dans la bibliothèque du prince de Guermantes, au moment où il va entreprendre la production de son œuvre, centrée sur l´histoire d´une conscience et de son salut par la création. À travers cette position stratégique de François le Champi dans l´incipit et dans l´explicit, Proust nous dévoile la nature de ses héros et la manière dont il compose à partir de la réminiscence ; la matière d´art est fournie par les impressions passées de l´artiste. Lors de la scène du baiser nocturne de Combray, le narrateur proustien fait alors glisser le complexe d´Œdipe de la vie vers l´art. La “cathédrale” proustienne ne constitue pas uniquement l´histoire de sa genèse et de sa propre création ; c´est, essentiellement, le roman de la création artistique, car elle est structurée autour de plusieurs expériences esthétiques. Chacun des personnages est conçu en relation avec l´art et chaque livre ou peinture se résume à un style. Les dramaturges, les romanciers ou, encore, les musiciens et les cinéastes abordent le mythe d´Œdipe, qui ne surgit donc point à la conscience du créateur et du lecteur, ou du public, à la manière d´un personnage balzacien. Le mythe littéraire d´Œdipe demeure dynamique depuis Sophocle, puisqu´il constitue une véritable source d´inspiration pour de nombreux auteurs, tout en gardant ses mythèmes originels. VII- Bibliographie 7.1- Œuvres de Sophocle SOPHOCLE, Tragédies, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Classique », 1973. 7.2- Œuvres de Cocteau COCTEAU, Jean, Thomas l´imposteur, Paris, Éditions Gallimard, Coll. « Folio », 1923. 103 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… COCTEAU, Jean, Opium : journal d´une désintoxication, Paris, Librairie Stock, Coll. «Le Livre de poche», 1930. COCTEAU, Jean, La Machine infernale, Paris, Bernard Grasset, Coll. « Le Livre de Poche », 1934. COCTEAU, Jean, Le Discours d´Oxford, Paris, Gallimard, 1956. COCTEAU, Jean, Théâtre complet, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de La Pléiade», 2003. 7.3- Œuvres de Proust PROUST, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1971. PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», I, 1987. PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu II, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», II, 1988. PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu III, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», III, 1954. PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu IV, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1989. 7.4- Œuvres de Sand SAND, George, La Mare au diable, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le Livre de Poche», 1995. 104 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… SAND, George, François le Champi, Paris, Librairie Générale Française, Coll. «Le livre de Poche », 1999. 7.5- Autres œuvres ANOUILH, Jean, Antigone, Paris, La Table Ronde, 1946. BAUDELAIRE, Charles, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1980, Tome II. BAUDELAIRE, Charles, Le Voyage, [S.l.], René Bonargent, Coll. «Indifférences», 1992. CORNEILLE, Pierre, Œuvres complètes III, Paris, Éditions Gallimard, Coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1987. ESCHYLE, Théâtre complet, Paris, GF Flammarion, 1964. GIDE, André, Œdipe, Drame en trois actes (1930), Paris, L´arche, Coll. « Répertoire du Théâtre National Populaire», 1958. 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Lingüística, psicoanálisis y folklore, Madrid, Alianza Editorial, 2006. 117 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe III Œdipe et le Sphinx, Gustave Moreau (1864) Ministère de la Culture-Direction des musées de France-Base Joconde http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr 118 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe IV Œdipus Rex, Max Ernst (1922) Centre Pompidou-Direction de l´action éducative et des publics http://www.cnac-gp.fr/Pompidou/Pedagogie.nsf 119 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe V La Grèce au Ve siècle avant J.-C. Département de philosophie du Cégep de Rosemont http://www.agora.crosemont.qc.ca/dphilo/intradoc/phi103/imagesgrece/carteclassi.jpg 120 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe VI Transcription de l´entretien de Jean Cocteau extrait du documentaire vidéo intitulé «Portrait souvenir», qui a été transmis par Arte le 05 septembre 2000 et où ont participé Céleste Albaret, François Mauriac, André Maurois et Jean Cocteau, entre autres : ― Proust a parlé d´une époque, d´une société mais ce n´est pas pour ça que son œuvre se démode. Ça serait confondre le zouave de Van Gogh avec un vrai zouave. Ce serait absurde. Et, au contraire, je suis étonné de voir combien les mécanismes de Proust s´approchent des mécanismes d´un Rogris ou d´un Butor. Des recherches de la jeunesse actuelle. ― C´est aussi avant l´entre guerre que M. Jean Cocteau rencontra Marcel Proust. ― Proust habitait 102 boulevard Haussmann. Je me souviens, moi qui ai une très mauvaise mémoire des chiffres. Je me souviens de ce 102 boulevard Haussmann, parce que nous échangions des enveloppes. Nos enveloppes de lettres portaient des poèmes, des poèmes adressés à l´exemple des adresses poèmes de Mallarmé et je me souviens d´une adresse 102 boulevard Haussmann. Oust ! Courrez, facteur, chez Marcel Proust. Et Marcel, lui, écrivait de considérables poèmes sur les enveloppes et le facteur ne s´y retrouvait pas. Il avait une écriture très difficile qu´on défaisait comme on dépiaute une noix et le facteur avait beaucoup de peine à trouver le nom et l´adresse. Et j´habitais 10 rue Anjou et j´avais pris l´habitude, le soir, d´aller rendre visite à Marcel Proust, boulevard Haussmann. ― Je ne crois pas que la porte de Marcel Proust était aisée à franchir. ― Et bien, d´abord, c´était tout un cérémonial pour entrer chez Marcel Proust, parce qu´on était arrêté dans le vestibule par Céleste. Céleste nous demandait, beaucoup plus tard, quand elle m´a connu : M. Jean est-ce que vous n´avez pas rencontré une dame, donné la main à une dame qui aurait touché une fleur, parce que Marcel vivait dans un nuage de poudre antiasthmatique. Il avait peur des crises d´asthme et il craignait même l´approche d´une personne qui aurait approché une personne ayant respiré une fleur. ― Comment vous accueillait-il chez lui ? 121 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… ― On entrait dans un véritable nuage de poudre antiasthmatique. Alors, il était couché tout habillé sur son lit, un lit de cuivre, et le lit de cuivre était enfermé dans une sorte de guérite en liège, qui le protégeait contre les bruits extérieurs et il portait des gants blanc pour éviter ce tic qu´il avait de se ronger les ongles. Et il ressemblait, avec barbe, à Carnot mort ou à Ronald Rachilde ou au Capitaine Némo. Sa chambre ressemblait pas mal au lotilus. Et quand il n´avait pas de barbe, il ressemblait au fameux portrait de Jacques Émile Blanche, où il a l´air d´un œuf de Pâques. Quand, le soir, nous lui demandions, quelques fois, de lire des passages de son œuvre, c´était très difficile de l´écouter parce qu´il lisait en riant, en se barbouillant ce rire sur la figure avec sa barbe, sous sa main gantée, et il coupait sa lecture de «c´est idiot, c´est idiot» et il nous expliquait qu´un geste n´aurait de signification que dans le quinzième volume, qui était trop sous la pile pour qu´il le cherche. Et c´étaient des lectures qui étaient plutôt un brouhaha amical. ― Son asthme ne l´empêchait pas de sortir ? ― Il sortait ; il allait quelques fois, très rarement, dans le monde où il se coupait les cheveux lui-même avec des ciseaux à ongles, avec le coupe-kif […]. Il a été aussi au ballet russe, une fois. Une fois, au ballet russe. C´était l´époque des ballets russes. Il a été au ballet russe, un jour, dans la loge de Mme Serte et cette loge était très curieuse parce qu´il y avait, dans la loge, Renoir, Auguste Rodin et Proust. Et ils se sont mis avec tant de politesses pour s´asseoir, qu´ils se sont assis pendant que le rideau baissait. Ils n´ont pas pu voir "L´après-midi d´un fauve". Chez Marcel, tout était cérémonial. D´abord, il était extrêmement susceptible. Il voyait toujours qu´on avait commis une faute à son égard. Et peut-être l´avait-on commise, parce qu´il vivait avec une telle hypersensibilité, qu´il est possible qu´on ait commis des fautes quand on ne s´en rendait pas compte. Très souvent, il était chez La Rue. Il disait, il m´écrivait quinze pages :"Vous avez fait semblant, mon cher Jean, de ne pas me voir". Et je n´avais pas vu Marcel, quand même je me serais précipité à sa table. Simplement, alors, il en faisait toute une aventure. Et si en magnifiant ce que je te raconte et, comment dirais-je, en le transcendant, on a l´œuvre de Proust. Il vivait dans un perpétuel labyrinthe de politesses, d´impolitesses. Un jour, il m´a écrit, je ne sais pas, vingt pages de grief à soumettre. Il voulait que je lise la lettre à Étienne de Gaumont. Il m´avait écrit vingt pages de grief contre Étienne de Gaumont. Il voulait que je la lui lise. Et puis, alors, il avait comme post-scriptum : "Au fait, ne lui dites rien". 122 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… […] ― Là où il avait une histoire excellente. À la fin de sa vie, Proust allait au Ritz, où il allait rendre visite à […] Mme Paul Morand. Et quand il sortait, il distribuait des pourboires. Il ne lui restait plus rien en poche et il dit au concierge : "Pouvez-vous me prêter cinquante francs ?". "Mais oui, M. Proust, les voilà.". Et Proust dit : "Gardez-les, M., c´était pour vous.". […] ― La chambre de Marcel ressemblait aux maisons de famille quand on est parti pour les vacances. Tout était enrobé en housses : les lustres, les meubles, […]. Et la poussière partout, parce qu´on époussetait pas, on ne balayait pas. […] ― Et, quelques fois, Marcel quittait son lit et il allait dans son cabinet de toilette. Et il lui arrivait de manger des nouilles froides debout, des nouilles froides. Je l´ai vu manger des nouilles froides debout et il était vêtu d´une sorte de gilet, juste au corps en velours violet, qui semblait contenir les rouages de son mystérieux mécanisme. 123 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe VII Photographies de la chambre de Marcel chez Tante Léonie (1997) 124 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, Musée Marcel Proust, 4 rue du Dr. Proust BP 20025, Illiers-Combray (Eure-et-Loir). 125 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe VIII Extraits de la bande dessinée intitulée À la recherche du temps perdu 126 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… 127 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… HUET, Stéphane et DOREY, Véronique, À la recherche du temps perdu, Luçon, Guy Delcourt Productions, 1998. 128 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe IX Carte postale du 102, bd. Haussmann, Paris 8e, où Marcel Proust a écrit Du côté de chez Swann (1913) et À l´ombre des jeunes filles en fleurs (1919). Marcel Proust (1811-1922) vécut au nº2, bd Haussmann de 1907 1919. Afin de se protéger du bruit et du pollen des marronniers sa chambre fut tapissée de Liège et sa fenêtre constamment dose. > y écrira Du coté de chez Swann (1913) et À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919). Cliché IR — photographe 0.M - graphique M.L.C — Le Bacb2b — FDR 64 129 À la recherche d´Œdipe… Du côté de chez Cocteau et Proust, en passant par Sand… Annexe XI Vue de Delft Ver Meer (1661) La peinture, un art de vivre http://perso.orange.fr/yann.franqueville/Vermeer/Francais/vue_de_delft.htm 130