La politique commerciale de l`Union européenne. Le fédéralisme

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La politique commerciale de l`Union européenne. Le fédéralisme
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La politique commerciale de l’Union européenne. Le fédéralisme clandestin
par Raphaël DELPECH et Jean-Marie PAUGAM
| Institut français des relations internationales | Politique étrangère
2005/4 - Hiver
ISSN 0032-342x | ISBN 2-200-92057-1 | pages 743 à 754
Pour citer cet article :
— Delpech R. et Paugam J.-M., La politique commerciale de l’Union européenne. Le fédéralisme clandestin, Politique
étrangère 2005/4, Hiver, p. 743-754.
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La politique commerciale de l’Union européenne :
le fédéralisme clandestin
Par Raphaël Delpech et Jean-Marie Paugam
Raphaël Delpech est chercheur au Centre de recherche européen de Bayonne et conseiller
juridique de la Sous-direction politique commerciale et investissement de la direction générale
du Trésor et de la Politique économique.
Jean-Marie Paugam, ancien élève de l’École nationale d’administration, est chercheur à l’Ifri.
Il a été conseiller auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie (2001-2002),
et a représenté la France au Comité de politique commerciale de l’Union européenne.
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DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
politique étrangère
L’Union européenne a longtemps usé de sa politique commerciale
comme d’une politique extérieure de substitution, assurant son propre
développement et modelant ses partenaires à son image. Cependant les
difficultés internes – intérêts économiques et politiques divergents – et
externes – négociations de l’OMC, politiques de la Chine ou des concurrents américain ou japonais – mettent à mal le modèle d’une Europe au
fédéralisme inachevé, menant une politique étrangère qui ne s’assume
pas comme telle.
politique étrangère
« L’importance de l’Union, du point de vue commercial, est l’un de ces aspects
à propos desquels il y a le moins matière à entretenir de divergence d’opinion. […]
Ceci s’applique aussi bien à nos rapports avec les pays étrangers qu’entre nos États. »
Alexander Hamilton, The Federalist Papers, 1787
Au lendemain de l’échec de la conférence ministérielle de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC) à Cancun (septembre 2003), face au camouflet infligé au discours de l’Union européenne (UE) sur la régulation de la
mondialisation, Pascal Lamy, alors commissaire européen au Commerce,
suggère que le moment de revoir la stratégie commerciale commune est
peut-être venu. Les États membres retiennent leur souffle et attendent ses
propositions. Les débats qui s’ensuivent sont solennels, puis l’atmosphère
Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité des auteurs et aucunement celle
de leurs institutions respectives.
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politique étrangère
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se détend. L’UE a tranché : on ne change rien ! La Commission est confortée
dans son action ; l’Europe s’autoproclame à nouveau porte-étendard du
multilatéralisme ; sa politique commerciale restera la pierre angulaire de
l’édification d’une mondialisation maîtrisée et prospère. Cette réponse
était inévitable. Devenue par défaut le principal instrument d’influence de
l’UE, la politique commerciale se voit assigner la double tâche de favoriser
l’expansion économique européenne et d’en exporter les valeurs. Cependant, comme d’autres éléments de la méthode Monnet, ce fédéralisme
clandestin, drapant de véritables ambitions de politique extérieure dans les
habits étroits du commerce, semble atteindre aujourd’hui ses limites.
L’actualité en témoigne. Lors de la conférence ministérielle de l’OMC à
Hong-Kong (décembre 2005), l’Europe pourrait être obligée d’effectuer un
choix cornélien entre deux de ses politiques historiques, sœurs jumelles de
la construction communautaire : la politique agricole au plan intérieur et la
politique commerciale au plan extérieur.
La politique commerciale commune :
une politique extérieure par défaut
L’Union européenne a fait de sa politique commerciale son instrument
d’influence internationale privilégié. L’importance de sa diplomatie
commerciale se nourrit de la foi dans son propre modèle d’intégration basé
sur la libéralisation des marchés, se fonde sur l’attribution du commerce
comme principale compétence extérieure et se justifie par son rang dominant dans les échanges mondiaux.
L’idée d’intégration commerciale a toujours accompagné le projet
d’Europe unie. Elle est à la source de la logique fonctionnaliste des pères
fondateurs du traité de Rome. L’intégration européenne est d’abord une
intégration par le commerce. Elle doit aussi beaucoup au processus, concomitant, d’intégration par le droit, sous l’influence notamment de la Cour
de justice des Communautés européennes (CJCE). Des principes juridiques dégagés en matière commerciale ont été étendus à d’autres domaines,
jusqu’à la problématique des droits fondamentaux et des libertés individuelles, suivant un phénomène de contagion entre les quatre libertés du
Traité, dans le cadre du processus d’unification et d’harmonisation
conduisant au grand marché intérieur. Les critères de Copenhague sur
l’appartenance à l’UE (1993) soulignent la complémentarité des deux
volets : l’Europe se conçoit pudiquement comme démocratie commerçante1, accordant ainsi une place centrale au libre-échange et à la règle de
droit. Le commerce fonde, en réalité, un processus de construction fédérale
1. Ph. Moreau Defarges, L’Union européenne, empire démocratique ?, Paris, Ifri, « Note de l’Ifri », n° 38,
2002.
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qui refuse de dire clairement son nom : aux États-Unis aussi, la liberté du
« commerce inter-étatique », régie depuis 1887 par une loi fédérale, fonde
des pans entiers de la jurisprudence intégratrice de la Cour suprême.
Construite par le commerce, c’est également par lui que la Communauté
économique européenne (CEE) a fait connaître son unité à ses partenaires.
La formation d’une union douanière, sur laquelle elle fondait son intégration, impliquait automatiquement la définition d’une politique commerciale commune, « volet extérieur du marché intérieur » amenant l’Europe
à s’affirmer comme acteur international. La question de l’attribution exclusive de la compétence, vite posée, a été globalement tranchée en faveur de
l’Union, même si les escarmouches continuent, résiduellement, avec les
États membres… jusqu’au projet mort-né de Traité constitutionnel. La
politique commerciale est donc une compétence exclusive de l’UE, dont le
champ ne cesse de s’étendre. C’est une politique extérieure où le rôle de la
Commission prime celui des États membres. Elle est donc très tôt devenue
un champ privilégié de l’action communautaire.
DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
La politique commerciale de l’Union européenne :
La tentation de la Commission européenne d’orienter sa politique
commerciale vers des fins diplomatiques était d’autant plus forte que les
États membres lui imposaient – aux termes d’une alliance franco-britannique aussi paradoxale que remarquablement continue – un paradigme
gaullien s’opposant à la construction d’une véritable politique fédérale
extérieure et de sécurité. Le constat ancien du « décalage entre le poids
économique de l’Union et son poids politique2 » procède de causes bien
connues : l’organisation des politiques en piliers, la non-reconnaissance de
la personnalité juridique internationale de l’UE, la lourdeur des mécanismes intergouvernementaux. En termes de dialectique intérieur/extérieur, si l’Union européenne n’a pas de politique étrangère, c’est en fin de
compte qu’elle n’a pas de politique intérieure3. Si, en revanche, son
commerce est le volet hypertrophié de ses relations extérieures, c’est qu’il
s’appuie sur un marché intérieur très développé et intégré. Cette situation
a conduit l’UE à privilégier la projection d’un soft power fondé sur l’exploitation poussée d’une diplomatie commerciale, seule véritablement
adaptée à l’état de son développement institutionnel.
Au niveau juridique, cette instrumentalisation fut d’abord rendue
possible par la large capacité de l’UE à s’engager internationalement sur la
base des dispositions commerciales du Traité. Dans les relations économiques internationales de l’UE, le commerce a souvent servi de support à la
2. Commission européenne, Report of the "Peace Group": the EU as a Global Partner: Priorities and
Instruments, disponible sur le site de la Commission européenne, <www.europa.eu.int/comm/
financial_perspective/pdf/peace_group_en.pdf>.
3. Th. de Montbrial, « Europe, la dialectique intérieur-extérieur », Le Monde, 19 novembre 2002.
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mise en place des volets extérieurs des autres politiques communes. Il est
devenu le vecteur privilégié des politiques de coopération et d’aide au
développement. L’hétérogénéité du contenu des accords internationaux
de la Communauté lui a permis de poursuivre, à partir du socle central des
dispositions commerciales, de nombreux objectifs faussement accessoires,
permettant d’élaborer un système de relations avec une grande diversité
de partenaires : pays développés, en développement, intégrations régionales, organisations internationales. Cette instrumentalisation de la politique commerciale commune a été accentuée par la définition de
mécanismes permettant l’articulation entre actions communautaires et
intergouvernementales (sanctions commerciales à finalité politique). Elle a
été confortée par la possibilité reconnue à la Communauté de garder la
maîtrise des effets de ses engagements commerciaux internationaux dans
son ordre juridique interne. Une jurisprudence très circonstanciée de la
Cour de justice a reconnu l’« effet direct » des accords bilatéraux conformes
à certains critères – ceux-ci étant généralement négociés avec des pays en
développement moins influents sur le plan juridique –, mais refuse pour
l’instant d’appliquer ce principe aux accords commerciaux multilatéraux,
de portée plus large. Cette logique d’indépendance juridique visait et vise
toujours à préserver la possibilité d’influence à sens unique de l’UE en la
matière4.
L’instrumentalisation de la politique commerciale en diplomatie par
défaut a finalement été encouragée par le contexte historique de la construction européenne. Lors de l’apparition de la Communauté, le commerce
était vu comme le principal
L’instrumentalisation de la politique moyen de surmonter la
guerre. Côté français, l’entrecommerciale a été encouragée prise communautaire inaupar le contexte historique gurée par la Communauté
européenne du charbon et de
l’acier (CECA) avait pour objectif principal d’encadrer le redressement
allemand, qu’encourageaient les États-Unis pour consolider le bloc occidental dans la guerre froide. L’échec de la Communauté européenne de
défense (CED) en 1954 avait mis en évidence les contradictions françaises
en la matière. Le rôle de la Communauté dans la guerre froide se limitait
donc aux relations économiques internationales, où elle pouvait s’engager
d’autant plus ardemment que la garantie de sécurité lui était fournie par
les États-Unis. Après les décolonisations, la discipline imposée par l’appartenance au bloc de l’Ouest pour certains États membres, la neutralité officielle pour d’autres, l’engagement de tous en faveur de la « légalité
4. Ch. Kaddous, « Le statut du droit de l’OMC dans l’ordre juridique communautaire : développements
récents », in G. Vandersanden (coord.), Mélanges en hommage à Jean-Victor Louis, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 2003.
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internationale » sous l’égide de l’Organisation des Nations unies (ONU),
suggéraient aux Européens de se tenir loin des engagements armés, avant
même que ne se pose réellement la question des compétences communautaires dans ce domaine.
La chute du mur de Berlin, qui ouvrait la voie à l’espoir d’un nouvel
ordre mondial, apportant à l’économie mondiale les « dividendes de la
paix », renforce temporairement la pertinence du modèle. À l’heure où
l’échec patent du modèle communiste amenait Francis Fukuyama à
annoncer la « fin de l’histoire », le modèle européen de diplomatie commerciale pouvait prétendre incarner un paradigme à portée globale. L’UE
acquiert alors la conviction que, plus que jamais, son modèle de construction politique fondé sur l’intégration économique doit être exporté et peut
être imité. Elle va, d’une part, relancer son élargissement vers les pays
d’Europe centrale et orientale et, d’autre part, tenter d’accentuer la dimension politique d’une politique commerciale qui constitue son principal lien
au reste du monde. Deux volets pour une même logique : stabilisation politique du continent via le commerce et la reprise de l’acquis
communautaire ; engagement simultané de l’UE dans un réseau de dialogues politiques régionaux ancrés sur des projets de libre-échange –
dialogue transatlantique, processus de Barcelone, Forum Europe-Asie
(Asia Europe Meeting, ASEM) –, conjuguant les dimensions diplomatiques, économiques et socioculturelles des relations extérieures. L’engagement des États-Unis dans la nouvelle guerre contre le terrorisme après le
11 septembre 2001 ne remet pas en cause cette évolution de la politique
européenne. Les questions économiques et les enjeux de rééquilibrage de la
mondialisation occupent plus que jamais l’agenda international. Le revers
temporaire infligé par les non français et néerlandais au projet de Traité
constitutionnel, qui incluait une perspective d’union politique, ne laisse à
l’UE d’autre choix que de poursuivre sa politique extérieure par défaut.
DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
La politique commerciale de l’Union européenne :
Puissance commerciale et bonne gouvernance internationale :
la dualité des objectifs de la politique commerciale européenne
L’intégration économique communautaire a donné naissance à une puissance nouvelle, d’un genre particulier, soft power dont l’objectif est de
promouvoir ses propres normes. Par son influence commerciale, l’UE
souhaite donc renforcer son influence juridique. Celle-ci se veut pacifique,
discrète et durable. Elle permet à qui l’exerce de modeler l’ordre économique international à son image, selon ses concepts et ses principes.
L’exportation des normes communautaires a donc une dimension stratégique. Cette logique d’influence juridique par la politique du commerce
résulte, pour l’UE, d’un choix conscient : « La préférence des Européens
pour une gouvernance par les règles ne serait en quelque sorte qu’une
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rationalisation de leur propre situation5. » Comme le soulignait le groupe
Paix6 – que dirigeaient les anciens commissaires Lamy, Patten, Nielson,
Solbes et Verheugen –, c’est bien dans une logique de concurrence juridique de niveau mondial que se situe l’avenir des relations extérieures de
l’UE. La rivalité d’influence normative de l’Europe et des États-Unis en
direction de partenaires moins influents,
L’UE s’appuie sur en particulier dans le monde en développement, en représente une manifestation
le pouvoir de contraindre très visible – comme par exemple en
et le pouvoir de convaincre Méditerranée7. À cette fin, l’action européenne s’appuie sur deux registres : le
pouvoir de contraindre (les conditions posées à l’accès des tiers à son
marché) et le pouvoir de convaincre (l’efficacité de son modèle de développement basé sur le commerce).
Une politique extérieure implicite se développe ainsi, dans le cadre d’un
processus fédéral qui ne veut pas dire son nom. Au plan intérieur et vis-àvis de ses constituants, de ses États membres, l’effort d’influence normative de l’UE est légitimé par la finalité purement commerciale reconnue à
ses compétences extérieures : celle de l’accès aux marchés. Au plan international, cet effort revendique une finalité fondamentalement diplomatique et visant un objectif de sécurité : l’amélioration de la gouvernance
pour contribuer à la stabilité mondiale.
Dans le premier cas, l’influence juridique permise et recherchée par la
puissance commerciale de l’UE doit lui permettre de consolider ses positions économiques internationales. La politique commerciale commune
doit donc, avant tout, autoriser l’accès des produits et sécuriser les investissements communautaires sur les marchés tiers. La promotion de normes
internationales compatibles avec celles de l’UE doit limiter les risques de
conflits liés à l’existence de barrières non tarifaires trop hétérogènes.
L’Union tente ainsi de convaincre ses partenaires d’adopter ses propres
solutions juridiques dans la gestion de leur commerce extérieur, pour
garantir la prévisibilité de ses débouchés. Elle recherche l’amélioration de
leur régime d’investissement, qui favorise in fine les entreprises communautaires, en soulignant les effets bénéfiques des investissements directs
étrangers et l’effet structurant qu’ils suscitent pour la modernisation de
l’environnement des affaires8. Enfin, elle insiste sur les avantages d’un
5. E. Cohen et J. Pisani-Ferry, « Les paradoxes de l’Europe-puissance : un détour par l’économie », Esprit,
août-septembre 2002.
6. Cf. note [2].
7. J.-M. Paugam et D. Schmid, « Une nouvelle rivalité transatlantique en Méditerranée ? », Politique étrangère, n° 4/2004, hiver 2004-2005.
8. Communication de la Commission européenne, « Le défi global du commerce international : une stratégie d’accès au marché pour l’UE », COM (1996) 53, 14 février 1996.
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alignement sur ses normes pour accéder à son marché : l’argument est de
poids pour les quelque 130 pays dont elle représente le principal
débouché…
Cet effort d’influence juridique mobilise différents moyens – promotion
des normes techniques européennes dans la définition des normes internationales, assistance technique, dialogues économiques bilatéraux (conseils
et comités d’association ou de coopération, comités mixtes, sommets et
rencontres ministérielles), accords de reconnaissance mutuelle9, information des partenaires commerciaux –, mais il repose avant tout sur le
contenu réglementaire des accords de libre-échange conclus par l’UE, dont
la couverture est de plus en plus large – services, marchés publics, investissements, questions de concurrence – et qui s’appuient parfois sur des
aides financières10. Le modèle et les solutions juridiques proposés sont
ceux de l’Union. Ce dialogue commercial peut, en cas de difficultés, laisser
place à l’exercice de pressions diplomatiques et politiques. Une approche
contentieuse des problèmes peut également intervenir, après mobilisation
de la procédure dite du règlement sur les obstacles au commerce (ROC),
qui peut aller jusqu’au mécanisme de règlement des différends de l’OMC
(organe de règlement des différends, ORD).
DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
La politique commerciale de l’Union européenne :
Ce faisant, l’UE veut aussi exporter du sens. Ayant renoué avec une
longue tradition intellectuelle libérale au lendemain de la période la plus
noire de leur histoire, les Européens demeurent convaincus des effets pacifiques du « doux commerce11 » cher à Montesquieu. Commercer doit servir
non seulement à enrichir l’UE, comme l’ont montré Smith et Ricardo, mais
aussi à exporter la stabilité du modèle européen et le rêve kantien de paix
perpétuelle.
L’autre grand objectif de son effort d’influence normative par le
commerce est ainsi de renforcer la gouvernance mondiale et d’y promouvoir les valeurs et préoccupations communautaires : démocratie, état de
droit, développement durable, multilatéralisme. Cette seconde logique vise
surtout les pays en développement (PED) et les pays voisins de l’UE. Elle
professe le lien entre libéralismes économique et politique12 : le commerce
9. Document de travail de la Commission, « Mise en œuvre de la politique du commerce extérieur dans le
domaine des normes et de l’évaluation de la conformité, un arsenal d’instruments », SEC (2001)1570,
28 septembre 2001.
10. Exemple du programme MEDA dans le cadre Euromed, qui a notamment pour but d’appuyer la mise à
niveau des entreprises des pays tiers méditerranéens.
11. Tradition d’ailleurs controversée depuis l’origine. Pour une discussion récente, cf. par exemple
P. Martin, T. Mayer et M. Thoenig, Make Trade not War?, Londres, CEPR, « Discussion Paper », n° 5218,
2005.
12. L’article 10.2 de l’accord UE-ACP de Cotonou (2000) souligne par exemple l’interaction entre les principes de l’économie de marché et les objectifs politiques du partenariat établi.
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favorise le développement ; les réformes juridiques et réglementaires qu’il
nécessite favorisent la stabilisation économique et démocratique.
Cet objectif européen se décline d’abord en termes de modernisation de
la législation commerciale et des affaires de ses partenaires, pour favoriser
leur développement13. Le soutien à la formation d’intégrations commerciales régionales dans le monde en développement représente ici un axe
majeur de sa politique. Naturellement, l’Europe nourrit un a priori
d’autant plus positif sur le potentiel de telles intégrations qu’elles peuvent
s’inspirer de son propre modèle. En conditionnant parfois ses projets
d’accords bilatéraux de libre-échange à la formation d’entités régionales,
l’UE espère renforcer les effets bénéfiques de la libéralisation commerciale.
Les négociations de libre-échange engagées avec le Conseil de coopération
du Golfe (CCG) et le Marché commun du Sud (Mercosur), ainsi que les
projets d’accords de « partenariats économiques régionaux » avec les pays
d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) à l’horizon 2008, répondent
à telle approche. Les objectifs européens se déclinent également sur un
terrain plus politique. Par leur dynamique de réforme et de consolidation
institutionnelle, la libéralisation et la facilitation du commerce sont parfois
vues comme des facteurs de lutte contre la corruption. L’effort de promotion d’un « développement durable » conduit l’Europe à conditionner
l’accès à certaines de ses « préférences commerciales » (système des préférences généralisées, SPG) à la ratification et à l’application de certaines
conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) et des
Nations unies, relatives aux droits sociaux, aux libertés individuelles, à la
protection de l’environnement, à la lutte contre la corruption, le trafic de
drogue, la discrimination sexuelle et raciale. Dans tous ses accords
commerciaux – dont certains sont d’ailleurs significativement baptisés
accords de stabilisation –, l’UE insère, depuis 1992, une « clause démocratique » ou « des droits de l’homme » dont le respect conditionne théoriquement l’application du régime commercial. La clause de lutte contre la
prolifération des armes de destruction massive, obligatoire dans tout
accord dit mixte, ainsi que la clause relative à la coopération contre le terrorisme, négociée dans tous les accords européens depuis les attentats de
Madrid, suivent la même logique14.
13. Communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement européens, « Commerce et
développement, comment aider les pays en développement à tirer parti du commerce », COM (2002) 513,
18 septembre 2002.
14. L’introduction de ces clauses « standard » fait actuellement l’objet de débats dans les négociations avec
le CCG.
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Heurs et malheurs de la politique commerciale européenne :
les limites d’un fédéralisme non assumé
L’effort européen d’influence normative par le commerce semble pourtant
aujourd’hui atteindre ses limites. Entre tensions internes et difficultés
externes, la diplomatie commerciale de l’UE a-t-elle encore les moyens de
ses ambitions ?
Tensions internes
La politique commerciale européenne affronte structurellement des tiraillements internes qui dessinent des lignes de partage complexes entre États
membres et institutions communautaires. Aux clivages classiques entre L’effort européen d’influence
opposants et partisans de l’ouverture, aux différences d’approches normative par le commerce
du rôle du commerce dans la poli- semble atteindre ses limites
tique de développement, s’ajoutent
les différentes sensibilités du Parlement européen, soucieux d’influencer
les messages politiques internationaux de l’Union, du Conseil et de la
Commission, plus directement en prise avec les enjeux mercantilistes internationaux.
DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
La politique commerciale de l’Union européenne :
Dans un tel contexte, les fondements idéologiques des ambitions assignées à la politique commerciale en matière de gouvernance économique
internationale demeurent pour le moins ambigus. Il est ainsi frappant de
constater avec quelle continuité les thèmes de régulation des échanges
internationaux ont pu être développés successivement par des négociateurs européens aux inspirations idéologiques aussi distinctes que celles
du thatchérien Leon Brittan, du socialiste Pascal Lamy, voire, dans une
moindre mesure, du blairiste Peter Mandelson. Pour le premier, le développement de nouvelles règles à l’OMC, par exemple en matière d’investissement, de concurrence, voire de normes sociales et environnementales,
était vu comme nécessaire pour approfondir la libéralisation des marchés
internationaux, au-delà du démantèlement des classiques obstacles « à la
frontière ». Pour le deuxième, l’élaboration de telles règles était présentée
comme un moyen de rééquilibrer les rapports de force entre société et
marché. Pour le troisième, la priorité de l’action régulatrice communautaire doit être le renforcement de la compétitivité européenne et le développement des pays pauvres.
Quoi qu’il en soit, le concept de régulation a eu le mérite politique de
réduire les tensions internes à la politique commerciale européenne en
permettant d’atteler tous les États membres derrière le mandat de négociation pour Doha. En faillite depuis Cancun, ce concept cherche désormais
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politique étrangère
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son successeur, comme en témoigne la résurgence des oppositions entre
partisans et adversaires de la libéralisation commerciale. L’idée de préférence communautaire commence à être réinvestie par les uns : cette notion,
intrinsèque à la politique agricole commune (PAC), refait surface dans le
domaine industriel au moment où les conséquences économiques et
sociales de l’accession de la Chine à l’OMC commencent à devenir douloureuses en Europe. Plus marginalement, une réflexion est par ailleurs
engagée sur la définition de préférences collectives qui seraient des sortes
de valeurs nationales pouvant être légitimement protégées par les pays
importateurs, sans violer les règles du commerce international.
Dans les deux cas, contours et implications juridiques de telles « préférences » demeurent assez flous pour fonder les critiques de ceux qui n’y
voient qu’une résurgence de la tentation protectionniste en Europe. Plus
fondamentalement, ces débats révèlent une double remise en cause du
modèle actuel de la politique commerciale communautaire et, derrière elle,
du caractère inachevé de la construction fédérale européenne.
En premier lieu, parce que la résurgence de la demande de protection
commerciale, face aux menaces que l’essor économique rapide des pays
émergents engendre pour l’emploi européen, constitue une conséquence
logique de l’absence d’instrument communautaire de solidarité permettant
la compensation et le traitement social des conséquences de l’ouverture
commerciale15. Le président de la Commission européenne en a récemment
pris conscience, et soutient désormais la création d’un tel mécanisme16.
En second lieu, parce que cette nouvelle demande politique conduit à
remettre en cause le principe même d’une politique d’exportation des
normes via la politique commerciale. Comment pourrait-on en effet justifier simultanément la mise en œuvre de dérogations aux disciplines multilatérales du commerce au nom de préférences locales – collectives ou
communautaires – et la promotion d’une logique d’influence normative
recherchant l’imitation des normes européennes par les PED ?
Difficultés externes
Avec les progrès de la libéralisation, et la diminution des protections de
l’UE à ses frontières, les moyens d’incitation permettant de promouvoir
son influence commerciale diminuent d’autant. À mesure de la réalisation
partielle de ses objectifs – libéralisation commerciale, meilleure réglementation des échanges, multilatéralisme –, l’UE érode paradoxalement son
15. J.-M. Paugam et D. Tersen, « À la recherche de la régulation perdue : quelles règles du jeu pour l’aprèsCancun ? », Politique étrangère, n° 3/2004, automne 2004.
16. J. M. Barroso, « To Lisbon and Beyond: Market Access and External Aspects of Competitiveness »,
Opening address, Market Access Symposium, Bruxelles, 19 septembre 2005.
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pouvoir de conviction et de contrainte, dans la mesure où elle a d’autant
moins de concessions nouvelles à offrir à ses partenaires.
Son incapacité croissante à faire prendre en compte à l’OMC sa conception de la régulation internationale dans les négociations du cycle de Doha
en est une illustration. Les ambitions du cycle « large » et « du développement », lancé en 2001, ont été revues à la baisse faute de contreparties suffisantes à offrir dans le domaine agricole. Les pays africains et les pays les
moins avancés (PMA) du G90,
pourtant partenaires choyés de La réforme de la PAC est
l’UE, ont refusé de s’engager
la principale monnaie d’échange
dans l’élaboration des nouvelles
disciplines
proposée
par identifiée par les autres parties
Bruxelles. Les négociations se aux négociations
concentrent désormais sur le
classique accès au marché, la réforme des instruments actuels de la politique agricole européenne demeurant la principale monnaie d’échange
identifiée par les autres parties aux négociations…
DOSSIER UE : DÉFIS ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX
La politique commerciale de l’Union européenne :
Dans sa politique commerciale régionale, l’UE rencontre aussi quelque
difficulté. Les pays ACP s’insurgent de plus en plus contre les conditions
posées par l’Union dans les volets réglementaires des accords de partenariat régionaux en cours de négociation. Le Mercosur refuse de s’engager
dans la négociation de disciplines relatives à l’investissement, aux marchés
publics, aux services ou à la propriété intellectuelle, tant que l’UE ne se
montrera pas capable d’assouplir sa « préférence collective » pour une
« préférence communautaire » très forte en matière agricole.
Simultanément, la comparaison avec l’action rivale d’autres acteurs sur
la scène commerciale mondiale accuse aussi les limites du modèle européen. Du côté des pays émergents, la Chine, grâce à l’importance grandissante de son marché, peut aussi commencer à prétendre à une réelle
influence commerciale. Elle propose aux pays les plus pauvres une conditionnalité rigoureusement contraire à celle de l’UE, en exigeant la nonévocation des droits de l’homme comme condition explicite du commerce
et de la « coexistence pacifique », laquelle implique notamment la noningérence dans les affaires intérieures… Or la Chine, qui appuie en outre
son commerce sur l’octroi de prêts bonifiés préférentiels, à long terme et
sans condition, s’impose comme un partenaire commercial majeur pour un
nombre croissant de pays, notamment africains17. Le Brésil développe une
politique agressive dans les négociations au sein de l’OMC et dans sa stratégie contentieuse.
17. Dossier « La Chine à la conquête de l’Afrique », Jeune Afrique/L’Intelligent, n° 2329, 28 août3 septembre 2005.
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politique étrangère
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Du côté des pays développés, les États-Unis et, depuis peu, le Japon affichent un net activisme pour conclure des accords bilatéraux et régionaux
au contenu réglementaire particulièrement fourni dans les domaines régissant la nouvelle économie des échanges internationaux : propriété intellectuelle, services, marchés publics, commerce électronique, etc. Dans ces
matières, les objectifs fixés par le Congrès américain, en accordant l’autorité de négociation commerciale au président, exigent explicitement
l’insertion dans les accords de normes comparables à celles contenues dans
les lois intérieures américaines. Or les États-Unis semblent parvenir relativement mieux que l’Europe à exporter leur influence juridique dans les
pays en développement, et ce, sans nécessairement se montrer plus généreux dans les concessions commerciales concernant des secteurs sensibles
tels le textile-habillement ou l’agriculture.
Il est vrai que, au contraire de la situation européenne, la politique
commerciale américaine ne s’impose pas comme substitut, mais bien
comme un instrument sectoriel, intégré dans la globalité de la politique
extérieure de la fédération. L’article premier de la Trade Promotion Authority (ancien « fast track »), dont bénéficie le président depuis 2002, en
témoigne : « L’expansion du commerce international est essentielle pour la
sécurité nationale des États-Unis […]. Les accords commerciaux remplissent aujourd’hui le même rôle que les alliances de défense de la guerre
froide, liant les nations les unes aux autres par tout un ensemble de droits
et d’obligations mutuelles. »
Sur les plans tant interne qu’externe, les limites de la politique commerciale commune renvoient désormais à l’inachèvement du fédéralisme
européen.
MOTS-CLÉS :
Union européenne
Négociations commerciales
OMC
Politique extérieure de l’Union
PAC
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