"La maison natale" - Poème d`Yves Bonnefoy

Transcription

"La maison natale" - Poème d`Yves Bonnefoy
Français
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« La Maison natale », Yves Bonnefoy
Lecture analytique d’un poème
Je m’éveillai, c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et à fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines crachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait pourtant qu‘elle entrât, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute était déjà l’eau dans la salle.
Je tournai la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ce rire des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais des autres, dans leurs joies.
Introduction
• Recueil publié en 2001 avec « Les planches courbes », « La Maison natale » d’Yves
Bonnefoy se compose de douze poèmes qui ont trait à l’enfance de l’artiste. La
« maison natale » y connaît trois déclinaisons : cette maison est d’abord celle qui
peuple ses rêves, ensuite celle qu’il habitait avec ses parents, enfin celle de ses
grands-parents paternels.
•A
rtiste divorcé comme tant d’autres du surréalisme, Bonnefoy propose une poésie
ardue, hermétique et savante, à laquelle le lecteur a pour première tâche de restituer
son intention signifiante, dissimulée dans les plis d’images énigmatiques souvent
empruntées aux thèmes de l’eau et de la mythologie. Bonnefoy, pour sa première
pièce de « La Maison natale », a choisi de narrer un cauchemar bâti autour d’images
de mort et de déluge, images auxquelles il a donné l’amplitude universelle du mythe
d’Orphée et d’Eurydice, une Eurydice qui apparaît au 9e vers sous la périphrase
mystérieuse de « la sans-visage ». L’étude se développera en trois temps : le
cauchemar, la mythologisation, et l’angoisse de mort.
Élements d’analyse
1. Le cauchemar
Déconcertant, ce poème l’est d’abord parce qu’il épouse la structure capricieuse du
rêve, un rêve qui est surtout un cauchemar étouffant où l’eau fait régner une menace
sourde et immémorielle.
• Le rêve
Le poème commence par « Je m’éveillai, c’était la maison natale ». « La maison natale »
représente ici, par métonymie, l’enfance de Bonnefoy, une enfance visiblement placée
sous le signe de l’angoisse. La structure très particulière du rêve est transcrite par la
grammaire adoptée par Bonnefoy : utilisation efficace des articles définis mimant le
dépaysement imposé par le rêve (la maison natale, l’écume, la vague, etc.), parataxe
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juxtaposant les éléments oniriques (décor construit comme un collage : écume oiseau – collines - je passai sur la véranda, etc.), étrangeté des images (« la table était
mise / L’eau frappait les pieds de la table, le buffet »).
• Le cauchemar
Il règne dans ce rêve une menace permanente, où l’on sent à merveille l’angoisse qui
traverse les cauchemars enfantins, d’autant plus prégnants qu’ils sont inexplicables.
L’absence d’oiseau, la vague menaçante, les cendres des collines en feu, l’eau qui
monte sur la véranda, comme une menace de mort, la tentative désespérée pour
ouvrir une porte obstinément fermée qui pourtant apporterait la délivrance, tout
contribue à restituer le danger insidieux d’un cauchemar.
2. Mythologie
Gagner en profondeur, conférer à une expérience singulière la noblesse d’une
signification universelle, voila le rôle de la mythologisation du texte.
• Mythes bibliques
Il s’agit du déluge. Le monde semble frappé par la malédiction divine : « Pas un oiseau »,
« consumait un univers », et surtout cette eau qui monte sournoisement : « Si haute était
déjà l’eau dans la salle… ». L’eau est donc clairement ici associée à l’angoisse de la mort.
• Mythes grecs
Il y en a deux : le mythe d’Orphée qui veut retrouver en vain son Eurydice séparée de
son amant par une porte mystérieusement fermée tandis que l’eau est sur le point
d’engloutir le jeune rêveur et sa chimère aimée (cette chimère, est-ce sa mère, estce la réalité dont Bonnefoy a souvent expliqué qu’enfant il en était séparé, sont-ce les
deux mêlées, comme on pourrait le penser avec la table familiale dressée qui est sur
le point d’être engloutie… ?) – et le mythe de l’Achéron sur la rive infernale duquel
Orphée/Bonnefoy à la fin semble impitoyablement rejeté.
3. Eau et angoisse de mort
L’angoisse se nourrit ici de la perte : la perte de « la table [qui] était mise » - c’est-à-dire
l’harmonie familiale (d’autres poèmes illustrent dans le recueil la même idée). Cette
perte de l’amour originel se traduit de deux façons, par Eurydice, et par l’Achéron.
• Eurydice
Appelée la « sans-visage », Eurydice peut incarner dans ce poème n’importe quel
référent lié à l’amour et, puisqu’on a un enfant, il y a fort à gager qu’il s’agisse de la
figure maternelle. Bloquée derrière la porte « du côté de l’escalier sombre », c’est-àdire du côté de la mort, cet objet est définitivement perdu.
• Achéron
Les derniers vers ont quelque chose de tragique. L’enfant Bonnefoy/Orphée se trouve
sur les rives de l’Achéron, lui aussi exilé chez Hadès du fait de la perte d’Eurydice, et
il semble que la promesse d’une enfance insouciante, d’une enfance « normale », lui
soit à jamais barrée : « J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive /Ces rires des
enfants dans l’herbe haute… ».
Conclusion
On voit avec « La Maison natale » la vitalité des thèmes associés à l’eau, et
particulièrement ici, de l’association eau/mort, pérennisée par la dimension à la fois
universelle et intime du rêve.
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Questions
1. Le poème se présente comme le récit d’un rêve. Montrez-le.
2. Pourquoi est-ce surtout un cauchemar ?
3. Quel mythe biblique est ici utilisé par Bonnefoy ?
4. Quels mythes grecs apparaissent en filigrane ?
5. Qui peut être Orphée ?
6. En quoi Bonnefoy a-t-il adopté une prosodie moderne ?
7. Quel est le rôle de l’eau dans ce poème ?
8. Montrez que le thème de la perte est au centre du poème.
9. Quel pourrait être le symbole de cette table mise ?
10.Quelle est la situation de l’enfant à la fin du poème ?
?
Lien avec les autres disciplines
Histoire : la Grèce et sa mythologie.
Corrigé
1. Le poème commence par « je m’éveillai » et son récit est décousu à la façon d’un rêve.
2. Parce qu’y règne une menace palpable et que la mort s’y manifeste.
3. Le déluge.
4. Celui d’Orphée et d’Eurydice, et celui de l’Achéron.
5. Bonnefoy lui-même.
6. Bien que la plupart des vers soient des décasyllabes, ils ne le sont pas tous et ils ne riment pas ;
leur teneur en poésie tient plus à leur musicalité et à leur rythme.
7. L’eau, c’est ici l’angoisse de la mort.
8. La désolation qui y règne, l’appel au mythe d’Orphée, l’enfant qui ne peut ouvrir une porte salvatrice
et le fleuve qui sépare l’enfant de ses pairs attestent la présence de ce thème.
9. Le symbole du bonheur familial.
10. Il est retranché des hommes.
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