Lire l`article complet
Transcription
Lire l`article complet
Mise au point M ise au point Épidémiologie de la sclérose en plaques et de la neuromyélite optique de Devic aux Antilles françaises Epidemiology of multiple sclerosis and Devic’s neuromyelitis optica in French West Indies •• P. Cabre*, M. Bonnan* ▶ PoInTs FoRTs ▶ La sclérose en plaques (SEP) ne doit plus être considérée comme un diagnostic d’exception chez un sujet originaire des Antilles françaises. ▶ L’émergence de la SEP aux Antilles françaises s’accompagne d’une modification de son spectre clinique, la neuromyélite optique de Devic devenant minoritaire. ▶ Le risque de SEP est multiplié par quatre si un sujet antillais migre en France métropolitaine avant l’âge de 15 ans. ▶ La Martinique, où la population préémigrée en France métropolitaine est la plus importante, présente une prévalence et une incidence de la SEP supérieures à celles observées en Guadeloupe. ▶ Chez les migrants antillais, le risque de SEP augmente vraisemblablement du fait que ceux-ci se soustraient à des facteurs environnementaux protecteurs comme l’exposition solaire et les parasitoses intestinales. Mots-clés : Émergence – Sclérose en plaques – Migration – Antilles françaises – Neuromyélites optiques – Exposition solaire – Parasitoses intestinales. J usqu’au début des années 1990, la sclérose en plaques (SEP) était exceptionnelle dans la population antillaise (1). On observait en revanche quelques tableaux de neuromyélites optiques récurrentes de Devic (NMOR), qui se situent aux confins du spectre clinique de la SEP. Durant la décennie 1990, des cas plus conventionnels de SEP ont été diagnostiqués, avec une fréquence croissante, faisant progressivement entrer la Martinique dans une aire de prévalence moyenne (2). À partir des années 1960, les Antilles ont subi un important phénomène d’émigration vers la France métropolitaine. Cependant, une migration originale de retour des Antillais en Guadeloupe et en Martinique s’est ensuite amorcée, très probablement favorisée par la montée du chômage en France métropolitaine et le développement économique relatif des Antilles françaises. * Service de neurologie, CHU Fort-de-France, hôpital Pierre-Zobda-Quitman, Fort-de-France, Martinique. La Lettre du Neurologue - Vol. XI - n° 1 - janvier 2007 ▶ suMMARY The French West Indies ([FWI] Martinique and Guadeloupe) have recently become terrains of emergence of multiple sclerosis (MS). This epidemiological upheaval followed a return migration of the FWI population that had previously migrated to continental France (CF). The prevalence of MS was 14.8/105 on December 31, 1999 and its mean annual incidence was 1.4/105 for the period from July 1997 to June 2002. The prevalence of MS in Martinique, where there is more return migration, is higher than that of Guadeloupe (21.0/105 versus 8.5/105). This emergence of MS is also accompanied by an inversion of its clinical spectrum, with recurrent neuromyelitis optica accounting for only 17.8% of cases. The standardized ratio of the incidence of MS among migrants is 4.05 (95% CI: 2.17-6.83; p < 0.0001) if migration to CF occurred before the age of 15. According to recent experimental data with animal models of MS, a drastic reduction in exposure to sunlight and to the childhood intestinal parasitosis in the FWI population and having preferentially affected migrants are possible environmental factors responsible for this emergence. Keywords: Emergence – Multiple sclerosis – Migration – French West Indies – Neuromyelitis optica – Solar exposure – Intestinal parasitosis. PRÉVALenCe eT InCIdenCe La prévalence de la SEP était de 101 cas dans la population antillaise le 31 décembre 1999, soit un taux de 14,8/105. Dixhuit patients (17,8 %) réunissaient les critères de NMOR. La prévalence de la SEP en Martinique et en Guadeloupe était respectivement de 21/105 et de 8,5/105. Le sex-ratio F/H de la SEP était de 4,1 en Martinique, contre 6,2 en Guadeloupe. La SEP conventionnelle était la forme clinique majoritaire en Martinique, avec 64 cas de SEP conventionnelles pour 8 cas de NMOR, soit des taux de prévalence respectifs de 18,6/105 et 2,3/105. En revanche, en Guadeloupe, la proportion de formes conventionnelles de SEP était moindre : 19 cas de SEP conven7 Mise au point M ise au point tionnelles pour 10 cas de NMOR, avec des taux de prévalence respectifs de 5,6/105 et 2,9/105. Quarante-sept patients ont présenté leur première poussée de SEP entre le 1er juillet 1997 et le 31 juin 2002, soit une incidence annuelle moyenne pour cette période de 1,4/105. L’âge moyen de début des cas incidents était de 34 ± 11,1 ans, et ceux-ci concernaient 42 femmes et 5 hommes. Parmi ces cas incidents, 7 étaient des syndromes cliniquement isolés et un correspondait à la forme primaire progressive de SEP. Les incidences respectives en Martinique et en Guadeloupe étaient de 2/105 et de 0,7/105. Pendant cette période, 4 cas de NMOR sont survenus en Guadeloupe, et un en Martinique. InFLuenCe de LA MIGRATIon Soixante-trois patients atteints de SEP étaient des migrants. La durée moyenne de leur séjour hors Antilles françaises était de 12,5 ± 9,2 ans, majoritairement en région parisienne (82,5 %). La prévalence de la SEP dans la population âgée de 15 à 64 ans au 31 décembre 1999 était plus importante chez les migrants (36,1/105) que chez les non-migrants (15,1/105). L’incidence moyenne annuelle de la SEP pour la période d’étude était de 2,9/105 chez les migrants, contre 1,7/105 chez les non-migrants. Une migration avant l’âge de 15 ans augmentait nettement le risque de SEP, avec un ratio standardisé d’incidence de 4,05 (IC95 [2,17-6,83] ; p < 0,0001). InTeRPRÉTATIon des donnÉes ÉPIdÉMIoLoGIques La réalité de l’émergence Le taux de prévalence de la SEP démontre que les Antilles françaises se situent maintenant dans une aire de moyenne prévalence. La forme conventionnelle de SEP aux Antilles est aujourd’hui majoritaire par rapport à la NMOR (4). Le sex-ratio femme/homme de la SEP en Martinique demeure élevé, mais inférieur à celui de la Guadeloupe, où la prévalence de la SEP dans la population masculine reste faible. Ces données accréditent les conclusions des auteurs japonais selon lesquelles la NMOR pourrait être la forme primitive de la SEP (3). Lorsque la SEP est rare, son expression clinique est confinée à sa forme frontière, la NMOR (4), qui est une affection essentiellement féminine. Lorsque la SEP émerge dans une population, la NMOR devient minoritaire, avec l’apparition de cas conventionnels féminins, mais surtout masculins, faisant progressivement chuter le sex-ratio femme/homme. L’émergence de la SEP aux Antilles françaises est également attestée par une incidence moyenne annuelle élevée, le taux de 2/105 élevé en Martinique lui conférant un aspect quasi épidémique qui contraste avec un taux de prévalence encore moyen. L’émergence est environnementale La prévalence de la SEP est deux fois plus importante chez les migrants que chez les non-migrants, le risque augmentant d’autant plus que le séjour en zone tempérée a été effectué avant l’âge de 15 ans. 8 Quels facteurs environnementaux ? • La contamination d’ordre infectieux. La “migration retour” pourrait avoir servi de vecteur à l’introduction aux Antilles françaises de facteurs environnementaux possiblement infectieux connus ou encore inconnus, opérant plus particulièrement avant l’âge de 15 ans dans l’acquisition de la SEP. En effet, il est curieux de constater l’apparition de cas de SEP – surtout dans sa forme conventionnelle – chez les sujets antillais nés et ayant toujours vécu aux Antilles françaises après un temps de latence légèrement supérieur à dix ans suite au retour de la population antillaise migrante, soit le délai supposé de la phase préclinique de l’affection. • Une maladie d’occidentalisation. Alternativement, les bouleversements environnementaux locaux, qu’ils soient d’ordre socio-économique ou sanitaire, doivent être évoqués, tout comme en Sardaigne, où la mesure répétée de l’incidence de la SEP a permis de constater son apparition de manière synchrone à l’occidentalisation rapide de cette région après la guerre (5). D’ailleurs, la surprévalence de la SEP en zone urbaine et chez les catégories socio-professionnelles favorisées suppose, dans l’émergence de la SEP, le rôle de l’urbanisation et du développement économique récents des Antilles françaises. Ces modifications environnementales locales expliqueraient également la surreprésentation actuelle des formes conventionnelles de SEP par rapport aux NMOR. Au Japon, une diminution progressive du ratio NMOR/SEP conventionnelle a été mise en évidence selon la décennie de naissance des sujets japonais atteints de SEP, parallèlement à la croissance économique de l’archipel (6). La même inversion du spectre clinique de la SEP observée depuis peu aux Antilles françaises pourrait résulter d’un mécanisme semblable, selon une cinétique amplifiée par le fort contingent de “migrants retour”. • Nos amis naturels : soleil et parasites. La disparition récente et progressive aux Antilles françaises de facteurs exerçant leur effet protecteur essentiellement avant l’âge de 15 ans expliquerait l’émergence de la SEP dans la population non migrante, a fortiori dans la population migrante soustraite brutalement à ces facteurs protecteurs, et d’autant plus que la migration vers la France métropolitaine a été précoce. Il faudrait donc évoquer la sous-exposition récente de la population antillaise à des facteurs environnementaux pouvant prévenir la SEP et ayant affecté en premier lieu les migrants. Ce concept novateur de protection peut être étayé à trois niveaux : le niveau écologique, le niveau expérimental et les études cas-témoins. Les données écologiques rendent l’hypothèse d’une protection solaire plausible et pourraient expliquer le fameux gradient de prévalence pôle-équateur de la SEP observé dans les deux hémisphères, en relation étroite avec le niveau croissant d’exposition solaire des pôles vers l’Équateur. Sur le plan expérimental, l’irradiation répétitive d’UVB à un modèle expérimental de SEP a non seulement réduit sa fréquence de survenue, mais aussi modifié son spectre immunopathologique en produisant un sous-type riche en production d’anticorps antimyéline (7). La Lettre du Neurologue - Vol. XI - n° 1 - janvier 2007 Enfin, une étude cas-témoins récemment réalisée en Martinique, à Cuba et en Sicile est également en faveur de la protection solaire, puisque la diminution de l’exposition solaire moyenne, le fait de se protéger du soleil et l’absence de pratique d’un sport nautique pendant les vacances (OR : 4,35, IC95 [2,67,7] ; p < 0,0001) étaient corrélés de manière indépendante à un risque élevé de SEP (8). Aux Antilles françaises, la diminution de l’exposition solaire des nouvelles générations, en relation avec les phénomènes récents d’urbanisation, d’abandon relatif de l’habitat traditionnel et de glissement progressif d’une activité économique de type agricole à un type tertiaire, étaye cette hypothèse. Il a été suggéré pendant plusieurs décennies que la SEP résultait d’une agression infectieuse survenant pendant l’enfance ou l’adolescence. Dans le domaine parasitaire, il est indiscutable que la SEP et les helminthiases de l’enfance et de l’adolescence partagent une épidémiologie en “miroir”. De plus, deux travaux expérimentaux récents attirent l’attention. – Le premier a consisté à prévenir la SEP dans un modèle murin induit par un épitope myélinique PLP en infectant les animaux par des œufs de Schistosoma Mansoni. Les auteurs démontraient également que le mécanisme protecteur résultait d’une immunodéviation de type Th1 vers Th2 induite par le parasite, la SEP dans son archétype étant considérée comme un modèle d’affection auto-immune à réponse de type Th1 (9). – Le second a confirmé l’effet protecteur des œufs de Schistosoma Mansoni dans un autre modèle murin induit par l’épitope myélinique 35-55 de la MOG (10). Or, les Antilles françaises constituaient jusqu’à un passé récent un terrain endémique de multiparasitisme intestinal chez les enfants de moins de 15 ans, avec au premier chef la bilharziose (11), dont l’éradication grâce à la lutte antivectorielle spécifique a été attestée par plusieurs études épidémiologiques de population. De plus, l’hypothèse de protection par les helminthiases par le biais d’une immunodéviation de type Th2 pourrait également expliquer l’inversion du spectre des maladies démyélinisantes du système nerveux central aux Antilles françaises, avec un recul quantitatif de la NMOR obéissant à un mécanisme immun de type humoral en faveur de formes plus conventionnelles de SEP obéissant à un mécanisme immun de type cellulaire. Toutefois, de difficiles La Lettre du Neurologue - Vol. XI - n° 1 - janvier 2007 Mise au point M ise au point études cas-témoins utilisant des outils pertinents d’exposition au risque en éliminant tous les facteurs confondants sont encore à mener dans ce domaine. ConCLusIon Les Antilles françaises viennent s’ajouter à la liste des isolats géographiques où la SEP s’est montrée émergente. Elles sont l’illustration d’une affection longtemps réduite à sa forme frontière, la NMOR, et qui élargit son spectre clinique. ■ RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 1. Poser CM, Vernant JC. Multiple sclerosis in black populations. Bull Soc Pathol Exot 1993;86:428-32. 2. Cabre P, Heinzlef O, Merle H et al. MS and neuromyelitis optica in Martinique (French West Indies). Neurology 2001;56:507-14. 3. Kira J. Multiple sclerosis in the Japanese population. Lancet Neurol 2003; 2:117-27. 4. Weinshenker BG. Neuromyelitis optica: what it is and what it might be. Lancet 2003;361:889-90. 5. Granieri E, Casetta I, Govoni V. Th e increasing incidence and prevalence of MS in a Sardinian province. Neurology 2000;55:842-8. 6. Kira J, Yamasaki K, Horiuchi I, Ohyagi Y, Taniwaki T, Kawano Y. Changes in the clinical phenotypes of multiple sclerosis during the past 50 years in Japan. J Neurol Sci 1999;166:53-7. 7. Tsunoda I, Kuang LQ, Igenge I, Fujinami RS. Converting relapsing remitting to secondary progressive experimental allergic encephalomyelitis (EAE) by ultraviolet B irradiation. J Neuroimmunol 2005;160:122-34. 8. Valade C. Sclérose en plaques et exposition solaire avant l’âge de 15 ans : enquête cas-témoins à Cuba, en Martinique et en Sicile [thèse]. Rennes, 2003, 63 pages. 9. Sewell D, Qing Z, Reinke E et al. Immunomodulation of experimental autoimmune encephalomyelitis by helminth ova immunization. Int Immunol 2003;15:59-6. 10. La Flamme AC, Ruddenklau K, Backstrom C. Schistosomiasis decreases central nervous system infl ammation and alters the progression of experimental allergic encephalomyelitis. Infect Immun 2003;4996-5004. 11. Villon A, Foulon G, Ancelle R, Nguyen NQ, Martin-Bouyer G. Intestinal parasitism prevalence in Martinique. Bull Soc Path Ex 1983;76:406-16. 9