Renvoi préjudiciel : le port du voile peut-il justifier

Transcription

Renvoi préjudiciel : le port du voile peut-il justifier
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
Renvoi préjudiciel : le port du voile peut-il justifier un
licenciement lorsqu’il indispose un client ?
le 22 avril 2015
EUROPÉEN ET INTERNATIONAL
SOCIAL | Rupture du contrat de travail
« Le client est roi »… mais jusqu’où ?
Soc. 9 avr. 2015, FS-P+B+I, n° 13-19.855
Dans un arrêt du 9 avril 2015, une salariée portant un foulard islamique officiait en tant
qu’ingénieure d’études pour une société de conseils informatiques. Cette dernière acceptait,
semble-t-il, sans aucune difficulté que la salariée porte en permanence son voile, jusqu’au jour où
l’un des clients de la société a fait connaître à cette dernière son « souhait de ne plus voir les
prestations de service informatiques assurées par une salariée […] portant un foulard islamique ».
L’employeur a alors demandé à la salariée si elle acceptait de retirer son voile compte tenu du fait
que, dès son embauche (selon les termes de la lettre de licenciement), il lui aurait été précisé
qu’elle ne pourrait porter le voile « en toutes circonstances ». À la suite du refus de cette dernière,
l’employeur a procédé à son licenciement au motif que la position de la salariée « rend impossible
la poursuite de [son] activité au service de l’entreprise » dans la mesure où, du fait de la salariée, la
société ne peut plus envisager « la poursuite de prestations chez [ses] clients ».
La chambre sociale décide de transmettre la question préjudicielle suivante à la Cour de justice de
l’Union européenne (CJUE) : « Les dispositions de l’article 4, § 1, de la directive 78/2000/CE
doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et
déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son
exercice, le souhait d’un client d’une société de conseils informatiques de ne plus voir les
prestations de service informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur d’études,
portant un foulard islamique ? ».
Elle motive cette transmission par l’absence, jusque-là, d’interprétation de la CJUE concernant
l’article 4 de la directive 78/2000/CE du Conseil du 27 novembre 2000 (portant création d’un cadre
général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail) qui prohibe les
différences de traitement fondées sur « la religion ou les convictions, l’handicap, l’âge ou
l’orientation sexuelle » (art. 1). Cet article 4 dispose que les États membres peuvent « prévoir
qu’une différence de traitement fondée sur une caractéristique liée à l’un des motifs visés à l’article
1er ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d’une activité professionnelle
ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence
professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l’objectif soit légitime et que
l’exigence soit proportionnée ». Or, dans l’arrêt Feryn (CJUE 10 juill. 2008, aff. C-54/07, D. 2008.
3038, obs. F. Muller et M. Schmitt ; RSC 2009. 197, obs. L. Idot ), invoqué par la Cour à l’appui de
sa motivation, la CJUE avait jugé discriminatoires les propos d’un employeur ayant affirmé dans la
presse qu’il ne recruterait pas de personne marocaine parce que ses clients ne voulaient pas voir
des travailleurs marocains installer leurs portes et fenêtres sécurisées. L’employeur tirait donc les
conséquences d’un préjugé raciste de certains de ses clients pour fermer les portes de son
entreprise à toutes les personnes visées par ce préjugé. Qu’importe finalement que certains clients
ne soient pas racistes et n’aient aucun problème avec l’identité des travailleurs effectuant ce
travail, la position de l’employeur était une mesure préventive. La CJUE a, à juste titre, considéré
qu’il s’agissait là d’une discrimination directe, quand bien même il n’y aurait pas de preuve d’une
discrimination à l’embauche pour une personne en particulier, l’effet dissuasif de l’annonce pour les
candidats à l’emploi d’origine marocaine étant en soi discriminatoire.
Dans cette affaire, l’article 4 de la directive 78/2000/CE n’avait pas été invoqué pour contrôler les
propos de cet employeur. La transmission de cette question préjudicielle aux juges luxembourgeois
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
devrait permettre de combler cette lacune dans l’interprétation du droit communautaire.
Est-ce que le respect du souhait du client peut être considéré comme une exigence professionnelle
essentielle et déterminante ? Est-ce que finalement, l’intérêt de l’entreprise de conserver un client
est supérieur au respect d’une liberté fondamentale d’une salariée ?
En l’espèce, contrairement à l’arrêt Feryn, il y a bien eu une mesure (un licenciement) fondée sur
un motif discriminatoire mais, contrairement là aussi à l’arrêt Feryn, l’employeur n’a pas eu une
attitude de prévention à l’égard des préjugés hypothétiques de certains clients, mais n’a fait que
réagir à une demande concrète d’un client.
À partir du moment où la salariée refuse de retirer son voile, même ponctuellement comme il
semble être le cas en l’espèce, l’employeur se trouve face à un choix entre, d’une part, soutenir sa
salariée et perdre un client et, d’autre part, satisfaire la demande – discriminante – du client en
remplaçant la salariée (définitivement puisqu’il n’est fait mention nulle part de la possibilité pour
l’employeur de remplacer ponctuellement cette salariée, on peut donc imaginer qu’il n’y a pas
d’autre salarié compétent pour la remplacer). Quelle que soit sa réaction, l’employeur est
« perdant » : soit il perd un client, soit il s’expose à une poursuite pour discrimination.
Cette situation est très problématique à plusieurs égards. Déjà elle ne fait que révéler l’insécurité
juridique qui perdure en matière de liberté religieuse dans l’entreprise. En cela, et comme on l’avait
pressenti, la réunion d’une assemblée plénière n’a rien changé (V. Cass., ass. plén., 25 juin 2014,
n° 13-28.369, Dalloz actualité, 27 juin 2014, obs. M. Peyronnet ; AJDA 2014. 1293 ; ibid. 1842 ,
note S. Mouton et T. Lamarche ; D. 2014. 1386, et les obs. ; ibid. 1536, entretien C. Radé ; AJCT
2014. 511, obs. F. de la Morena ; ibid. 337, tribune F. de la Morena ; Dr. soc. 2014. 811, étude J.
Mouly ; RDT 2014. 607, étude P. Adam ; RFDA 2014. 954, note P. Delvolvé ; RTD civ. 2014. 620,
obs. J. Hauser ; JS Lamy 2014, n°371-2, obs. Hautefort). À l’exception de deux arrêts de cours
d’appel où l’on retrouve cette confrontation entre l’intérêt de l’entreprise et le port d’un foulard, la
jurisprudence interne n’est pas d’un grand secours (V. Saint-Denis-de-la-Réunion, 9 sept. 1997, D.
1998. 546 , note S. Farnocchia ; RTD civ. 1999. 62, obs. J. Hauser ; et, surtout, Paris,16 mars
2001, n° 1999/31302, où les juges se livrent même à une appréciation tout à fait déplacée de ce
qui est ou non nécessaire au respect par la salariée de ses croyances !).
Ensuite, on peut faire le même constat du côté de la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme qui renvoie bien souvent l’affaire à l’appréciation souveraine des États membres.
Elle offre néanmoins quelques conseils méthodologiques en distinguant systématiquement ce qui
relève du for intérieur (la liberté de conscience), qui ne peut faire l’objet d’aucune restriction, et le
for extérieur (la liberté de manifester sa croyance), qui là peut faire l’objet de restrictions dès lors
qu’elles se justifient dans leur principe et sont proportionnées (V. CEDH, gr. ch., req. 10 nov. 2005,
req. n° 44774/98, Leyla Şahin c. Turquie, § 110, AJDA 2004. 1809, chron. J.-F. Flauss ; D. 2005. 204
, note G. Yildirim ; 7 juill. 2011, req. n° 23459/03, Bayatyan c. Arménie, § 121-122, RFDA 2012.
455, chron. H. Labayle, et al. ; 26 sept. 1996, Manoussakis et autres c. Grèce, arrêt du Rec.
CEDH 1996-IV, p. 1364, § 44 ; AJDA 1997. 390 , note L. Burgorgue-Larsen ; ibid. 1998. 37, chron.
J.-F. Flauss ; RSC 1997. 466, obs. R. Koering-Joulin ).
Telle une patate chaude dont on veut à tout prix se dessaisir, c’est aujourd’hui entre les mains de la
CJUE que cette question atterrit. Celle-ci peut tout aussi bien considérer que répondre à une
demande discriminante d’un client est discriminatoire, ou bien que l’intérêt de l’entreprise prime
sur l’exercice de la liberté religieuse et, dans cette seconde hypothèse, les juges devront expliciter
dans quelles mesures : est-ce que l’importance du client que l’entreprise risque de perdre doit être
prise en compte ou le fait même de perdre un client suffit-il ? est-ce que le caractère ponctuel de la
demande de retirer le voile la rend justifiée ? est-ce que le fait même de demander une concession
à la salariée est discriminant ?
Site de la Cour de cassation
par Marie Peyronnet
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017
Publié sur Dalloz Actualité (http://www.dalloz-actualite.fr)
Dalloz actualité © Éditions Dalloz 2017