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Schedae Prépublications de l’Université de Caen Basse-Normandie Fascicule n° 1 2007 Journée d’étude « Héritages et traditions encyclopédiques dans l’Antiquité tardive » P re s s e s unive rs itaire s d e Cae n I II III Schedae, 2007 Fascicule n° 1 Journée d’étude « Héritages et traditions encyclopédiques dans l’Antiquité tardive » Responsables : Jean-Baptiste Guillaumin, Benjamin Goldlust L’Antiquité tardive constitue une période cruciale pour la transmission des connaissances accumulées par les différentes civilisations antiques. Adoptant une démarche pluridisciplinaire fondée sur des approches littéraires, historiques, techniques et archéologiques, la journée « Héritages et traditions encyclopédiques dans l’Antiquité tardive » a pour objet l’étude du savoir tardo-antique considéré aussi bien comme héritage d’une longue tradition scientifique que comme réélaboration d’un ensemble de connaissances dans un cadre historique et culturel nouveau. Ce volume regroupe les communications présentées lors de cette journée. CERLAM – Centre de Recherche sur l’Antiquité et les Mythes Statut : Équipe d’accueil 966 Directeur : Bernard Deforge Axes de recherches : Savoirs et Mémoire ; Plan de Rome – Sources anciennces et technologies multimédia. Journée d’étude organisée avec le concours de l’École normale supérieure (département des sciences de l’Antiquité) et du CIES-Sorbonne, et avec le soutien financier de l’Université de Caen Basse-Normandie, du CERLAM et de la Ville de Caen. IV V Schedae, 2007 Fascicule n° 1 Sommaire Préface. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VII The Imitation of Some Structural Techniques in Cicero, Tacitus, and Minucius Felix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Le Commentaire de Servius à l’Énéide : éclectisme ou encyclopédisme ? . . . . . 15 Une orchestration littéraire du savoir : le projet didactique de Macrobe dans les Saturnales . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 L’encyclopédisme de Martianus Capella : héritage d’une forme traditionnelle ou nouveauté radicale ? . . . . . . . . . . . . 45 Le philosophe chez Lucien : savant ou charlatan ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Le complexe pompéien du Champ de Mars au IVe siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne . . . . . . . . . . . . 81 Non ignota cano : histoire et mémoire dans « la dernière épopée romaine », la Johannide de Corippe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive Approches historique et archéologique . 107 La compilation des savoirs astronomiques grecs en syriaque entre le IVe et le VIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . à venir VI VII Schedae, 2007 Fascicule n° 1 Préface Longtemps tenue à l’écart des champs de la recherche, parfois considérée comme une sorte de dégénérescence par rapport à un âge d’or classique, l’Antiquité tardive constitue néanmoins une période cruciale pour la transmission de la culture, de la science, et plus généralement de toutes les connaissances accumulées par les différentes civilisations antiques. La richesse de cette période charnière explique l’émergence, dans de nombreux domaines de la recherche actuelle, de problématiques innovantes fondées sur une approche transdisciplinaire mêlant des études linguistiques, littéraires, historiques, philosophiques et scientifiques. Face au foisonnement des approches et des sujets d’étude liés à l’Antiquité tardive, il nous a semblé que le motif de l’encyclopédisme résumait à lui seul les enjeux majeurs de la période : à la fois héritage d’une longue tradition scientifique antique et élaboration d’un savoir dans un cadre philosophique et historique nouveau, l’encyclopédisme tardo-antique représente tout autant la mémoire d’un savoir pluriséculaire que l’origine d’une grande partie des connaissances scientifiques médiévales et même modernes. Présent explicitement ou en filigrane dans une partie importante des textes de l’Antiquité tardive, constituant aussi bien un héritage qu’une tradition – au sens étymologique de transmission –, l’encyclopédisme se présente donc comme un véritable leitmotiv culturel qui permet de synthétiser l’esprit de cette époque. Doctorants et jeunes chercheurs, linguistes, littéraires, philosophes, historiens, archéologues, nous nous inscrivons par nos axes de recherche dans des problématiques qui nous ont amenés à nous intéresser à l’encyclopédisme tardo-antique, aux étapes de sa formation et aux modalités de sa transmission. Nous espérons qu’une approche interdisciplinaire des héritages et traditions encyclopédiques antiques, en mettant en commun nos connaissances et nos angles d’approche, permettra de faire émerger des éléments de synthèse sur cette période complexe, mais dont précisément la complexité fait la richesse et l’intérêt pour nos travaux de recherche. Au cœur même de la notion de tradition, la communication de Christopher S. Van den Berg explicite, à la lumière d’exemples très précis, l’évolution de plusieurs schémas dialogiques, de Cicéron – pionnier latin du genre –, via le Dialogue des Orateurs de Tacite, jusqu’à Minucius Felix, dont l’Octauius constitue l’archétype du dialogue chrétien. Si la culture de l’Antiquité tardive est souvent qualifiée de culture seconde, largement fondée sur la pratique du commentaire, l’article d’Emmanuelle Jeunet-Mancy étudie, à partir de la dimension « éclectique » propre au commentaire grammatical, l’aspect encyclopédique de la réception de Virgile chez le grammairien Servius. En rupture avec une approche des Saturnales de VIII Macrobe en tant que pure compilation, sans cohérence et uniquement exploitable dans une perspective antiquaire, Benjamin Goldlust montre que cette œuvre didactique, caractérisée par une organicité toute néoplatonicienne, propose un programme encyclopédique à la fois ancré dans la tradition latine et innovant de par son orchestration littéraire. On considère parfois les encyclopédistes tardo-antiques comme de simples héritiers d’un cycle de disciplines éducatives formé depuis l’époque classique : analysant le statut privilégié de l’œuvre de Martianus Capella dans l’émergence du cycle des sept « arts libéraux » médiévaux, Jean-Baptiste Guillaumin étudie la nouveauté radicale de cette conception du savoir dans un contexte fortement marqué par le néoplatonisme. Élargissant à la Seconde Sophistique le champ de nos investigations, Émeline Marquis souligne l’ambivalence du savoir philosophique tel qu’il est présenté par Lucien, entre corpus de connaissances acquises et enseignées, et pratique éthique du savoir. Analysant d’un point de vue architectural et urbanistique la structure du complexe pompéien du Champ de Mars, Sophie Madeleine souligne les différentes réappropriations idéologiques qui ont marqué l’évolution de cet ensemble architectural depuis sa construction jusqu’à l’époque tardo-antique. Héritière de l’épopée classique, la Johannide, épopée historique chrétienne composée par Corippe en l’honneur du général Jean Troglita, témoigne d’une instrumentalisation politique du savoir en vue de l’émergence d’une mémoire commune : tel est l’axe suivi par Étienne Kern dans sa communication. À la faveur d’une étude détaillée des déplacements impériaux dans l’Antiquité tardive et d’un commentaire archéologique des monuments cités dans l’ Ordo urbium nobilium d’Ausone, Jean-Pierre Reboul discute l’intérêt historique de ce document. L’étude de la transmission des textes astronomiques dans le domaine syriaque conduit Émilie Claude à mettre en lumière les différents types de traductions et de commentaires qui ont assuré la permanence indirecte de nombreux traités astronomiques antiques, et à s’interroger sur la datation de la traduction en syriaque de Ptolémée, de Théon d’Alexandrie et d’Eusèbe de Césarée. Le présent volume est le fruit d’une journée d’étude particulièrement propice à une réflexion interdisciplinaire sur les enjeux de l’encyclopédisme tardo-antique, dans ses aspects les plus techniques, idéologiques et pratiques. Cette journée marque elle-même l’aboutissement d’un cycle de recherches animé, depuis trois ans, dans le cadre d’un séminaire d’élèves créé au Centre d’Études Anciennes de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Qu’il nous soit ici permis d’exprimer toute notre gratitude, pour l’accueil institutionnel qui a été réservé à ce projet, à l’Université de Caen, au Centre d’Études et de Recherche sur l’Antiquité et les Mythes (axes « Savoirs et Mémoire » et « Plan de Rome – sources anciennes et technologies multimédia »), à la MRSH, ainsi qu’aux Presses universitaires de Caen. Nous tenons à remercier tout particulièrement les Professeurs Catherine Jacquemard et Philippe Fleury pour leur bienveillant soutien. Benjamin Goldlust Jean-Baptiste Guillaumin 1 Schedae, 2007 Prépublication n° 1 Fascicule n° 1 The Imitation of Some Structural Techniques in Cicero, Tacitus, and Minucius Felix Christopher Van den Berg Yale University – Thesaurus Linguae Latinae (Munich) Reminiscences of Cicero’s dialogues clutter the literary landscape of Tacitus’ Dialogus de Oratoribus (hereafter DDO). The patient philology lavished upon excavating their common literary ground gives little cause for surprise. The references – or (put less generously) the debt owed – to Cicero have remained a prominent focus since the DDO’s earliest modern readers. Yet the call for renewed examination of the issue has recently been sounded and is thus far largely unanswered 1. The still pressing need to rethink Tacitus’ reworking of Cicero can be seen as the natural result of two tendencies within the scholarship to date. To begin with, the inquiry of the nineteenth century and the greater part of the twentieth largely confined itself to Quellensforschung. That philological labor has borne impressive fruits: catalogues of parallel passages and lists of structural or thematic likenesses. These investigations culminate in the systematic monograph of Haß-von Reitzenstein 1970, though her general restriction of the study to formal aspects understandably makes it a valuable prolegomenon to future work rather than the final word on Tacitus’ refashioning of Cicero. Readers who appreciate the dialogue’s imitation of phraseology, redeployment of dramatic motifs, or adaptation of Ciceronian ideas have begun to inquire into the broader relevance of such techniques. And these readers are growing in number. Döpp’s 1986 lean foray into the issue was soon followed by Luce 1993 who emphasizes the importance of the differences between the two authors 2. The DDO readily exhibits a 1. 2. Döpp 1986, 7-8 notes the need for further discussion of Tacitus’ sophisticated borrowings from Cicero: ‘Trotz des reichen Ertrags all dieser Forschungen sind durchaus noch nicht alle Aufgaben gelöst. So fehlt es vor allem an eingehenden Interpretationen zentraler Passagen, an Analysen der Art und Weise, wie das Ciceronische von den Späteren in den Kontext ihrer Überlegungen transponiert und in welcher Weise es dabei modifiziert wird.’ ‘Despite the plentiful fruit of all these investigations all tasks have certainly not been completed. Primarily wanting are detailed interpretations of central passages, analyses of the manner and way in which Cicero is transposed by those who follow into the context of their own considerations and in what way it is thereby modified.’ Döpp 1986, 16-22 briefly proposes certain directions for interpretation, though his analysis, to my mind, does not sufficiently account for the complexity of the issue, as will become evident below. Goldberg 1999 does carefully illuminate choice moments in the DDO and thereby provides a glimmer of how much remains to be done. Luce 1993, 26: ‘Much excellent work has been done to illustrate Tacitus’ debt to Cicero in the Dialogus. Yet as instructive as these results are, the similarities tend in people’s minds to overshadow the differences Christopher Van den Berg « The Imitation of Some Structural Techniques in Cicero, Tacitus, and Minucius Felix » Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 2 profound knowledge of Cicero, but such knowledge need not imply either slavish imitation or lack of independence 3. And while the useful (but restricted) traditional approaches have ceded ground to more searching methods, recent discussions also expect a more encompassing engagement with the subject. Goldberg 2002, for example, in a review of Mayer’s 2001 Cambridge Commentary on the DDO, points out the need to extend the consideration of influence beyond Cicero’s rhetorica 4. As a response to this second point – the need to treat more comprehensively Tacitus’ adaptation of Cicero – the first part of this essay will explore how a range of Cicero’s dialogues simultaneously contributes to the DDO’s literary design. It will likewise consider the relation between the work’s borrowings from Cicero and its explicit judgments on him. Imitation of Cicero cannot be disentangled from the DDO’s alleged valorization of his age 5. That fundamental issue inaugurates the dialogue and assumes center stage in its second and third debates 6. The recourse to Cicero not only displays Tacitus’ own erudition, but also demonstrates the continued presence of Cicero’s legacy in imperial literature 7. The DDO’s imitations of Cicero are key to understanding the originality of its literary enterprise. Scholarly discussion of the DDO’s uniqueness has stressed Tacitus’ differences from his forerunner. That focus touches upon important preconceptions about Cicero’s relevance for the DDO. However, it may oversimplify matters to think of originality in terms of deviation from a precursor. That assumption largely stems from modern sensibilities and partly supposes that Tacitus’ primary vehicle for distinctness was to modify or to depart from his literary forebear. This interpretive premise undoubtedly bears fruit in certain cases 8. Yet, the present discussion explores Tacitus’ sovereign employment of allusions to Cicero insofar as they exhibit a scrupulous fidelity to their models. The secondary literature has yet to appreciate fully the methodical deftness with which Tacitus insinuates structural and argumentative likenesses into the DDO’s literary design. Tacitus’ agility in manipulating Cicero’s texts goes far to explain the continued fascination with the DDO’s literary allusions, but risks giving the impression that, in following Cicero so closely, Tacitus slavishly pursued his rhetorical predecessor’s ideals. By this logic, imitation of Cicero incontrovertibly proves 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. between the two authors. And it is in these differences, more than in the imitations and borrowings, that the deeper significance of the Dialogus is to be found.’ The point is demonstrated and succinctly put by Goldberg 1999, 233: ‘similar form does not guarantee similar content.’ Cf. also his discussion of the prooemium at Goldberg 1999, 226-7. An appeal to Tacitus’ innovative borrowings already appears in Haß-von Reitzenstein 1970, even if she does little to press the point beyond identifying formal features. Goldberg 2002 mentions the structural affinities of the DDO and Cicero’s De Natura Deorum and De Divinatione. Haß-von Reitzenstein 1970 passim strongly emphasizes the affinities to the De Natura Deorum and shows similarities to a number of other dialogues. Hirzel 1895 is still useful for discussion of Ciceronian influence. The assumption is made in discussions of Plato’s influence on the DDO. Allison 1999, for example, argues that references to Plato are used to ‘overcome’ the Ciceronian models. Rutledge 2000 discusses how the modern age is contrasted with Cicero’s in the context of the Platonic and Ciceronian dialogue traditions. Despite their different approaches, both assume that allusion to Cicero partly implies acceptance of his values. The same claim is implicit in Levene 2004, whose conclusions see the DDO as strongly dependent on Cicero’s rhetorical dialogues. Many interpreters have also seen this issue at the center of the first debate, by arguing that Aper’s values, because of their association with the delatores, indicate a decline in the moral fabric of oratory since Cicero’s day. Roller 1997 documents one example in the sustained tradition of reading the meaning of Cicero’s legacy for authors of the Empire. His essay focuses upon the reworking of Cicero’s death as a declamatory topic, whereas the present discussion addresses the continued presence of Cicero’s literary dialogues. See Kaster 1998 for a nuanced discussion of ‘CICERO’ as a rhetorical figurehead in the early Empire. For example, Luce 1993 notices, as others before him, that Aper, while said to argue in utramque partem on four separate occasions, never admits that he actually does not believe what he says, unlike Ciceronian advocati diaboli, who eventually acknowledge their role-playing. This difference is important but, as I discuss below, insufficiently explains the literary dynamics of which the issue is but one part. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 3 that Tacitus idealized his age and imitated him in tacit recognition of imperial oratory’s decline. A different approach is called for. Not only differences from Cicero, but equally similarities to him lend uniqueness to the DDO’s message. This claim cannot be made, however, without first recognizing the literary sophistication of the Ciceronian models themselves. Recent scholarship has come to appreciate more fully the pitfalls and merits of Ciceronian dialogue. We now read Cicero quite differently from just a few decades ago 9, but that shift has not yet been brought to bear on interpretations of the DDO 10. It will further be important to consider the reverse direction of the relationship between Cicero and Tacitus: for Tacitus’ imitations also propose ways of reading Cicero and constitute an important means of comparison for modern studies. Thus, a subsidiary focus will seek conclusions about Tacitus’ readings of Ciceronian dialogue and will assess in particular his awareness of the sophistication and ambiguities of those texts. This issue touches upon the critical practices and literary culture of the Empire. The DDO may well be the best source – and the point has not received its due – to demonstrate the interpretive equipment with which a Roman audience approached Cicero’s political, philosophical, and rhetorical dialogues. Thus, the analysis constitutes not only a reading of the DDO, but also of Cicero and of how one particular ancient reader engaged with his dialogues while implicitly assuming an audience capable of doing likewise. In this essay I first discuss Tacitus’ imitation of Cicero’s philosophica, focusing primarily on the De Natura Deorum (and to a lesser extent on the De Divinatione). Academic Skepticism in these dialogues (though the practice is by no means exclusive to them) provides a framework within which to read certain ambiguities in the DDO and its much-contested ‘authorial position.’ Second, I move on to discuss how Minucius Felix, in his apology for Christianity, the 3rd-century dialogue Octavius, makes use of the DDO in the service of his Christian message. The Theology of Disbelief When Cicero catalogues his philosophical and rhetorical writings at the opening of Book II of the De Divinatione, he groups together the three works addressing theological questions: two dialogues, the three-book De Natura Deorum and the two-volume De Divinatione, as well as the announced (and unfortunately now fragmentary) treatise De Fato 11. Through explicit comments, Div. reinforces its connection to N.D., which it complements by debating the purpose and validity of divination in Roman society. In addition to their thematic continuity, both works prominently wear the New Academy’s epistemological method 12. 9. 10. 11. 12. For an excellent summary of changes and trends in discussion of Cicero’s dialogues see Craig 2001. The need, however, to think about the methods of the New Academy employed in the Ciceronian models is mentioned by both Goldberg 1999 and Levene 2004. Henceforth, references to Cicero’s philosophical and rhetorical works will follow the OLD abbreviations (e.g. Div. for the De Divinatione, N.D. for the De Natura Deorum, or de Orat. for the De Oratore). At Fat. 1, Cicero confirms the likeness of these two works and claims that he cannot continue their method of inquiry due to external circumstances: quod autem in aliis libris feci, qui sunt de natura deorum, itemque in iis, quos de divinatione edidi, ut in utramque partem perpetua explicaretur oratio, quo facilius id a quoque probaretur, quod cuique maxime probabile videretur, id in hac disputatione de fato casus quidam ne facerem inpedivit. ‘But what I produced in those other books, on the nature of the gods and likewise in the ones I published on divination, to have a continuous speech rolled out on each side of an issue, in order that each individual approve what seems most probable to him, a particular set of circumstances kept me from doing that in the discussion on the question of fate.’ Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 4 For example, the dialogues pay tribute to the role of good judgment, iudicium, which Cicero elsewhere proudly claims to employ in philosophical investigation (Fin. 1.6). At the opening of N.D., Cicero scolds the blind rashness (temeritas) of philosophers who adopt opinions without proper reflection (1.1). He equally badgers those too eager to seek his own opinion: qui autem requirunt, quid quaque de re ipsi sentiamus, curiosius id faciunt, quam necesse est (1.10). Reason rather than individual auctoritas should serve as a guiding principle to settle philosophical disputes: non enim tam auctoritatis in disputando quam rationis momenta quarenda sunt (1.10). Although Cicero claims to have the dialogues speak for themselves, glimmers of his own position seem to peek through, as at the close of N.D., when Cicero endorses Balbus’ Stoic position (3.95). The second Book of Div., in which Marcus Cicero argues against Quintus Cicero, has often been cited as the author’s skepticism towards the practice of divination. Yet scholarship has recently challenged the extent to which we may uncomplicatedly distill Cicero’s opinion from his dialogues 13. In the case of Div. and N.D., seminal essays by Beard 1986 and Schofield 1986 have highlighted these works’ fundamental yet often misunderstood argumentative procedure. Academic dialogue effectively permitted an author to explore issues in utramque partem, to deploy opposing arguments in order to flesh out a given topic. Likewise, the Academic may borrow certain tenets from an interlocutor in order to shake the foundations of that opponent’s overall position. These methods allow Cicero’s oratorical inclinations an outlet for the artful expression of competing views. At the same time, it often becomes difficult to separate rhetorical and expository posturing from the conclusions that Cicero ultimately draws 14. The issue has acquired piquancy through two considerations, one stemming from statements in Cicero’s dialogues, and the other from methods at home in modern literary criticism. Both, however, are closely related. First, Cicero undermines the adoption of a fixed opinion. The close of N.D. would seem to deliver Cicero’s support for Balbus’ Stoic position: haec cum essent dicta, ita discessimus ut Velleio Cottae disputatio verior, mihi Balbi ad veritatis similitudinem videretur esse propensior (3.95) 15. Yet, in true Academic fashion, the claim hardly constitutes unmitigated acceptance. Balbus’ argument seems weightier in the balance of truth, but how much so remains uncertain. Even to call a position more truthful relativizes its absoluteness: the comparatives, verior and propensior, immediately hedge the truths that are accepted 16. The close of Div. demonstrates this hedging even more adamantly: ‘cum autem proprium sit Academiae iudicium suum nullum interponere, ea probare quae simillima veri videantur, conferre causas et quid in quamque sententiam dici possit expromere, 13. 14. 15. 16. Beard 1986 rightly stresses the distinction that should be made between ‘Marcus Cicero’ as a character in one of his own dialogues and Cicero as the author of the dialogues. The former is a literary figure whose opinions and conclusions are not necessarily those of the author. Schofield 1986 focuses upon the rhetorical advantages of the practice, which Cicero employs, he claims, as part of a broader persuasive strategy to unite Greek and Roman philosophical method. Beard 1986 gives greater weight to the eventual uncertainty of Cicero’s philosophical position, on which point her argument goes further than Schofield’s. I am more persuaded by Beard’s take on the question of Cicero’s ultimate position in the Div. and, as will become evident below, I believe that the DDO offers crucial evidence in support of her approach. ‘After these things were said, we parted ways and it resulted that the argument of Cotta seemed more truthful to Velleius and that of Balbus seemed to me to tend more towards the appearance of truth.’ Cicero’s understanding of veritas also holds more in store than the simple translation ‘truth’ would seem to suggest; it corresponds in large measure to ‘verisimilitude.’ For a general discussion of Cicero’s use of truth terms in a philosophical context, see Glucker 1995. However, the rhetorical connotations of veritas, along with the different standards for rhetorical ‘truth,’ should not be overlooked. For a discussion of ‘truth’ in Cicero’s rhetorical theory see the seminal discussion at Woodman 1986, 70-116. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 5 nulla adhibita sua auctoritate iudicium audientium relinquere integrum ac liberum, tenebimus hanc consuetudinem a Socrate traditam eaque inter nos, si tibi, Quinte frater, placebit, quam saepissime utemur.’ ‘mihi vero’, inquit ille, ‘nihil potest esse iucundius.’ quae cum essent dicta, surreximus (2.150) 17. In these final remarks uncertainty rules in no uncertain terms. Cicero withholds final judgment (iudicium) as he details the methods of the Academy: to argue in utramque partem and to approve of what seems most like the truth. Readers are likewise exhorted to make up their own mind, to employ personal judgment rather than to bow to individual authority. These and other statements in Cicero, along with the sophisticated literary structure of the dialogues, have been understood as entailing Cicero’s suspension of judgment 18. Such an interpretation may hearten literary critics of the present day, who have called into question appeals to authorial opinion. It remains a convenient coincidence that surging interest in the New Academy’s methods accords well with this (now nearly dogmatic) literary-critical development 19. For the Academic literary form permits the authorial mask to undermine explicitly its own authoritative status. Cicero seems to be doing what modern literary critics have wanted to see in authors of all eras. Precisely at moments of authorial reluctance, the DDO follows Div. and N.D. most closely. Tacitus not only expresses the difficulty of the task he faces: cui percontationi tuae respondere et tam magnae quaestionis pondus excipere; he also explicitly withholds his own opinion: vix hercule auderem si mihi mea sententia proferenda ac non disertissimorum, ut nostris temporibus, hominum repetendus esset (1.3) 20. Here he recalls Cicero’s perdifficilis et perobscura quaestio (N.D. 1.1), as well as the presentation of others’ opinions: ponam in medio sententias philosophorum (N.D. 1.6). Taking his cue from Cicero, Tacitus reveals the authorial presence at the outset only to efface it and continues in this vein at the work’s close: finierat Maternus, cum Messalla: ‘erant quibus contra dicerem, erant de quibus plura dici vellem, nisi iam dies esset exactus.’ ‘fiet’ inquit Maternus ‘postea arbitratu tuo, et si qua tibi obscura in hoc meo sermone visa sunt, de iis rursus conferemus.’ ac simul assurgens et Aprum complexus ‘ego’ inquit ‘te poetis, Messalla autem antiquariis criminabimur.’ ‘at ego vos rhetoribus et scholasticis’ inquit. cum arrisissent, discessimus (42.1-2) 21. The speakers have hardly resolved the central question and Tacitus steps in at no point to ease that indecision. The passage closely parallels the aporetic mood that Cicero conjures up for the close of Div. The lone reminder of Tacitus’ presence, the verb discessimus, 17. 18. 19. 20. 21. ‘Since it is particular to the Academy to interpose no judgment of its own, to approve of those things which most seem to resemble truth, to compare cases and to bring forth what may be said for each side, to leave the final judgment of listeners intact and free by not offering its own authoritative influence (auctoritas), we will adopt this custom handed down by Socrates and use it amongst ourselves as often as possible, if that pleases you, brother Quintus.’ ‘Nothing,’ he said, ‘could please me more.’ After he had said this, we stood up.’ For such an interpretation see Beard 1986. See discussion of the issue and bibliography in Goldberg 2002. ‘By god I would hardly dare [to answer this question] if I had to give my own opinion and not simply repeat the conversation of the most well-spoken – for our age – of men.’ ‘Maternus had finished when Messalla interjected: ‘there were some things I would have spoken against and some about which I would have liked to speak more, were the day not already at an end.’ ‘Let us,’ said Maternus, ‘do this again later at your pleasure and if certain things in my speech seemed obscure to you, let us meet again about them.’ And, as he rose, he embraced Aper and said: ‘I will accuse you before the poets, but Messalla will accuse you before the antiquarians.’ ‘Well, I will accuse you before the rhetoricians and lecturers,’ he responded. After they had smiled at each other, we parted.’ Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 6 also points the reader back to the close of N.D. 22, as does the reason to stop debate: discussion ends not with resolution, but for the extraneous cause that day has come to an end 23. Tacitus not only distances himself explicitly from authorial opinion but also reinforces that point by invoking equivalent moments of Ciceronian dialogue. Such distancing matches the general tenor of the DDO’s opening, in which Tacitus proposes the work’s themes in highly ambivalent terms 24. However, the importance of such references does not end there, nor does their occurrence. Allusion to Cicero continues the broader plotting of the DDO directly onto his Academic dialogues. The DDO refers at numerous points to philosophical discussion in Cicero and especially to N.D. The overlap is most evident in two areas: first, at the DDO’s opening, where Tacitus introduces the rhetorical luminaries of his youth and establishes the terms of debate; second, through his depiction of the nature and content of discussion. These will be taken in turn. Tacitus’ tenuous presence emerges through the conventionally cast introduction and through brief details of the circumstances that motivate the work. As a rather young man (iuvenis admodum), he was present at a conversation he purports to recount from memory (memoria et recordatione) in response to a question from Fabius Iustus. Tacitus himself participates merely as a silent observer. Haß-von Reitzenstein 1970 notes the single occurrence in Cicero of the composite ‘Young Man – Reporter of Conversation – Author,’ which he employs only in N.D 25. The introduction’s last mention of Tacitus describes the encounter with Maternus as he mulls over the Cato he had recited on the previous day. The passage is closely modeled on N.D. and Fin.: intravimus cubiculum Materni, sedentem ipsum<que> quem pridie recitaverat librum inter manus deprehendimus (DDO 3.1) 26. offendi eum sedentem in exedram et cum Gaio Velleio senatore disputantem (N.D. 1.15) 27. M. Catonem… vidi in bibliotheca sedentem, multis circumfusum Stoicorum libris (Fin. 3.7) 28. Tacitus repeatedly directs the reader to Cicero’s philosophical works and to the N.D. in particular. That effort continues in the employment of the ‘iudex motif,’ in which a character is nominated to judge ensuing debate. The convention extends back as far as Plato and occurs frequently in philosophical dialogue 29. In N.D. Cicero assumes this role himself (1.17), while in the DDO Maternus proposes to designate Secundus as iudex (4.2-5.4) 30. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. haec cum essent dicta, ita discessimus… (N.D. 3.95). Haß-von Reitzenstein 1970, 51 explains: ‘Diese besondere Verwendung der Zeit als Schlußtopos, wie wir sie in De natura deorum und im Dialogus finden, steht in engem Zusammenhang mit der aporetischen Schlußstimmung der beiden Dialoge. Eine eindeutige Einigung läßt sich nicht erreichen, These und Antithese würden einander unaufhörlich folgen, wenn nicht die Zeit der Unterredung ein Ende setzte.’ See Goldberg 1999 on Tacitus’ ambivalence in the praefatio. Haß-von Reitzenstein 1970, 97. See also 99 and especially 100. ‘We entered Maternus’ bedchamber and found him with a book between his hands, the one he had recited on the previous day.’ ‘I came upon him seated in the sitting-hall in conversation with the senator Gaius Velleius.’ ‘I caught sight of Marcus Cato sitting in the library with a great number of books of the Stoics piled around him.’ Hirzel 1895, II, 47-61. Textual corruption at a crucial point in the text at section 5.4 makes it impossible to know whether, according to Aper’s statement there, Secundus is actually accepted as arbiter. However, the textual quagmire does not affect the present discussion. The motif did not depend upon actual acceptance of the role of iudex. For example, at Fin. 2.119, Torquatus rejects Cicero’s suggestion that Triarius should act as judge. The convention introduces the importance of an impartial weighing of the arguments. The judge’s presence and pronouncements are typically of little importance to the convention’s functioning or to the dialogue’s outcome. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 7 While these elements establish a close connection to Cicero’s works in the staging of debate, Tacitus also describes the speeches in terms that pointedly suggest philosophical discussion. For example, he claims to recount quae a praestantissimis viris et excogitata subtiliter et dicta graviter accepi (1.3) 31. These details stress that the speeches are a product of significant consideration (excogitata) as well as of accuracy and authority 32. Unless we believe Tacitus’ claim merely to repeat a conversation, this passage forcefully underscores the philosophical character of the speeches he has composed. Readers are right to recognize the work’s general philosophical ambience 33. Tacitus further delivers an important clue in his designation of the arguments as probabiles, an aspect of the work recently discussed in Luce 1993. Luce attempts to bring consideration of the DDO’s speeches onto new ground, arguing that they arise from the rhetorical milieu of the controversiae and suasoriae. He notes, for example, that the interlocutors claim to debate frequently (saepe) the work’s subjects and he draws attention to Tacitus’ description of the speeches as probabiles. On his reading, many exaggerations and inconsistencies result from accepted norms for rhetorical permissiveness. The debates resemble commonly rehashed controversiae, in which an interlocutor makes the best possible argument, even if that argument is less than watertight. An audience, in turn, judges whether the speeches are probabiles, that is, both ‘probable’ in a logical sense and also ‘convincing,’ something of which a listener can approve (probare). While Luce’s claims may help explain certain inconsistencies in the speeches, a more direct source exists for their characterization as frequent 34 and probabiles. In numerous philosophical dialogues, Cicero employs the adverb saepe to characterize repeated discussion of a given theme 35. Hirzel 1895 remarks upon the presence of this motif in Cicero’s philosophica, noting its frequency in the theological works 36. In the same manner, the use of probabiles has a particularly philosophical stamp. The words probabilis and probare are employed in several of Cicero’s dialogues to characterize philosophical arguments, as at N.D. 1.12, Luc. 8, and Fat. 1. The verb probare is an Academic term par excellence for the approval of a given position 37. Thus, although the influence of declamatory practices should not be dismissed, literary references direct the reader to the philosophical characterization of the work’s speeches. Yet, it may oversimplify matters to separate strictly the philosophical from the rhetorical in the DDO. The work itself impresses upon the reader the philosophically proficient milieu of rhetorical practice. Aper mentions this fact in 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. ‘[those things] which I have received from the most outstanding of men, both precisely thought out and expressed with authority.’ The words subtiliter and graviter, though common enough as stylistic indicators (for the ‘low’ and ‘high’ styles, respectively) were favored in Cicero to designate philosophical discussion. Subtilis marks the finewoven precision of dialectical argumentation, and gravis the weight of philosophical authority. Cf. Wilkins 1892 s.v. Messalla refers, at 31.4, to the subtilitas dialecticae. Haß-von Reitzenstein 1970 highlights a number of touches that endow the work with a philosophical coloring. The motif appears, for example, when Aper remarks to Messalla: nam hunc tuum sermonem saepe excepi (15.1): ‘You see I have often had to endure this kind of talk from you.’ The work’s close suggests that discussion will take place again. The characterization of discussion as being held saepe is a mainstay of philosophical discourse. See Hirzel 1895, II, 51 n. 4. Hirzel 1895, 1.543 n. 1: ‘Diese Wendung, um den Uebergang von allgemeinen Bemerkungen zum einzelnen Dialog zu machen, war also damals bei Cicero zur Manier geworden. In anderen Dialogen ist sie mir nicht aufgefallen.’ ‘This expression, to effect the transition from general comments to the particular dialogue, had thus at that time become a mannerism in Cicero. I did not come across it in other dialogues.’ See also OLD probabilis 3. At de Orat. 1.63, Cicero writes illud est probabilius, neque tamen verum. At Ac. 2, fr. 2 he states omnia quae probabilia vel veri similia putavi nominanda. Glucker 1995 provides illuminating treatment of probabile, veri simile, and related vocabulary in Cicero’s philosophical dialogues. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 8 his second speech (DDO 19): being rhetorically acute in Tacitus’ day also meant being philosophically aware. While these parallels underline a more systematic recourse to Cicero’s philosophica than has thus far been acknowledged, they bring up a number of problems. How, for example, do they relate more generally to the literary composition of the DDO? Their meticulous deployment suggests that they are more than just formal artifice; and they hold significant consequences for the work’s message. On the surface, Tacitus seems to nudge readers towards moments in Ciceronian dialogue that repudiate any fixed position. It has been suggested by Murgia (and noted by Goldberg without necessarily being endorsed) 38 that Tacitus’ distancing himself from the work’s statements would insulate him from their potential political dangers. Likewise, it might save him from offending Pliny, as discussed by Barnes 1986. However, such suggestions seek external reasons that might motivate otherwise inexplicable gestures in the work. Rather, in following the Ciceronian tradition so closely, these techniques reveal a specific methodological interest: they direct the reader both to consider seriously the points of debate and to avoid easy conclusions. Put otherwise: by distancing himself from a particular position, Tacitus pulls the reader into closer consideration of the speeches’ contents 39. And although the conventions of philosophical dialogue are a central aspect of the DDO’s argumentative technique, the direction they give to the work’s message can be hard to pin down. For example, the characterization of Aper as an advocatus diaboli has often been cited as a gesture that vitiates his arguments 40. By having the other characters malign Aper’s conviction, the argument goes, Tacitus intends the reader to dismiss his statements. However, to downplay Aper misinterprets his role within the tradition of Academic literary dialogue 41. That tradition does not permit the reader to overlook his claims carte-blanche. To neglect Aper in this vein not only ignores his significance but also the fact that Tacitus gives him the longest speeches 42. The Academic literary form permits the exploration of a variety of potentially valid and convincing viewpoints. While there are moments in Cicero’s dialogues that work against an advocatus diaboli, such as Philus’ untenable argument contra iustitiam (Rep. 3), not all cases of such role-playing can be interpreted in this vein 43. To deride iustitia is one thing, to defend modern eloquentia vigorously quite another. A final point merits consideration and will direct the remaining considerations in this chapter. By concentrating the references to Cicero’s philosophical dialogues at the opening and close of the DDO, Tacitus employs them as a framing device that gives a broader hermeneutical direction to the work. Numerous cues to the work’s philosophical leaning appear at the outset, and, in case readers have forgotten, a closing flourish stands as a forceful reminder. Tacitus refers to Cicero’s dialogues as unified works of considerable sophistication. By placing the DDO in that generic tradition, he suggests that we are to 38. 39. 40. 41. 42. 43. See Murgia 1980, Murgia 1985, and Goldberg 1999. Indeed the work’s close seems to point the reader in this direction (42.1). Maternus remarks that they should revisit the issue (de iis rursus conferemus), if his comments have seemed obscure (si qua tibi obscura… visa sunt). Repeated debate will clarify matters of philosophical discussion. Tacitus here seems to coax the reader into continued consideration of the work’s issues. Williams 1978, against which cf. Goldberg 1999. Cf. Hirzel 1895, who fairly contextualizes Aper’s role in the dialogue tradition. For example, Haß-von Reitzenstein’s 1970 intent focus upon formal features fails to probe into their thematic relevance or to account for the literary tradition of Academic dialogue. Consequently, she thoroughly rejects Aper’s role and arguments. If anything, her method (negatively) demonstrates that analysis of formal features cannot be separated from interpretive assumptions in examining the DDO. Antonius, for example, clearly plays an important role in de Orat. and his arguments cannot be dismissed outright. See Hall 1994 for discussion of Antonius’ role in relation to the work as a whole and to Crassus’ function there. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 9 read the work on its terms, that the DDO sought to profit from that tradition’s literary forms and conventions. In appealing to it, Tacitus carefully distances himself from any authoritative ‘Tacitean’ pronouncement on the state of modern oratory. The problem of sorting out what, precisely, constitutes good oratory remains largely up to the reader. Furthermore, only repeated examination and discussion will allow us to acquire some measure of certain knowledge on this subject. The DDO and Minucius Felix Perhaps no ancient author owes as much to Cicero’s De Natura Deorum as Minucius Felix. Nearly every page of the Octavius’ heated debate over pagan and Christian culture and faith demonstrates an effort to adapt and to redeploy the language, arguments, and themes of N.D. A host of scholars have addressed that subject, and indeed the relationship of the two works, along with questions of the Octavius’ date and its connection to Tertullian’s Apologeticum, have dominated the study of Minucius Felix. Rather than repeat a discussion that has already received ample treatment, I would like to focus on the DDO’s relevance to the arguments and the dialogue strategy that Minucius employs. More than three decades ago, in an essay defending and expanding upon Büchner 1954, Carver 1974 discussed the connections of the Octavius to the DDO. In addition to various points of contact, Carver 1974, 104 noted the precise fashioning of four dialogue topoi in the Octavius’ conclusion upon those of the DDO: ‘(1) the end of day as the motive for concluding the dialogue; (2) the proposal to continue the discussion later; (3) the necessity of clarifying the discussion at a future session; (4) a smiling, jocose departure.’ He further remarked: ‘The appearance of these four topoi juxtaposed cannot be found, so far as I can determine, in any other Latin or Greek work antedating the fourth century.’ This and other similarities led to the conclusion that, despite the salient reliance on the N.D., ‘Minucius and Tacitus had a slender point of contact in the exaltation of their respective ages 44.’ Carver rightly defends the thesis that Minucius relied on Tacitus as a model when writing the Octavius. However, I will argue, certain aspects of the DDO which are essential to the Octavius still warrant further examination, especially as concerns the final chapters of the Octavius. Its reworking of the DDO at this point illuminates key elements of the Octavius which extend beyond the similarly optimistic message. It bears upon Minucius’ larger cultural aims and in particular, upon his attempt to understand and to appropriate the ancient philosophical tradition within a Christian context. At Octavius 39 Minucius remarks on the speech that Octavius has just concluded: cum Octavius perorasset, aliquamdiu nos ad silentium stupefacti intentos vultus tenebamus, et quod ad me est, magnitudine admirationis evanui, quod ea, quae facilius est sentire quam 44. Carver 1974, 106. The other connections (or possible connections) discussed in his essay may summarized in the following chart: DDO Octavius 2.1 3.1 (first suggested by Pellegrino 1947) 6 and 7 12.5 (along with de Nat. 2.7) 24.1 39 41.5 38.6-7 (first discussed in Büchner 1954) 42.1-2 40.2-4 An additional parallel may be noted. Although the DDO develops into a dialogue between three participants, it initially begins as a debate between two speakers (Aper and Maternus) on a single subject (poetry vs. oratory). Secundus, the third participant is nominated as judge to arbitrate the debate (as discussed above textual problems make it unclear whether or not he actually accepts the position of iudex). Messalla does not arrive until after the conclusion of the first two speeches. Thus, the DDO’s first debate (two speakers, one iudex) may embody the closest dialogue model for the Octavius. Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 10 dicere, et argumentis et exemplis et lectionum auctoritatibus adornasset et quod malevolos isdem illis, quibus armantur, philosophorum telis rettudisset, ostendisset etiam veritatem non tantummodo facilem sed et favorabilem 45. The passage holds a close connection to a similar passage of the DDO. In the brief exchange between Aper’s second speech and Messalla’s first speech at DDO 24.1, Maternus remarks on Aper’s impassioned defense of modern oratory: adgnoscitisne… vim et ardorem Apri nostri? quo torrente, quo impetu saeculum nostrum defendit! quam copiose ac varie vexavit antiquos! quanto non solum ingenio ac spiritu, sed etiam eruditione et arte ab ipsis mutuatus est per quae mox ipsos incesseret (24.1) 46. The statement highlights an essential feature of Aper’s technique. In his criticism of the antiqui, Aper borrows arguments from Cicero to justify his claim that the modern age is as rhetorically capable as was the age of Cicero. Even the phrase that Maternus employs to describe Aper’s passionate defense, copiose ac varie, stems directly from de Orat 47. Through Maternus, Tacitus slyly focuses the reader’s attention on those aspects of Aper’s style and arguments which he has acquired from reading Cicero 48. At issue here are the affinities among the passages in Tacitus and Minucius, and further, what their similarities reveal about the larger message of the dialogues in which they occur 49. By following Tacitus’ lead, Minucius creates a compelling parallel between Aper’s and Octavius’ arguments: just as Aper defended modern oratory while examining (and partly criticizing) its past, so Octavius defends Christianity while discussing and rectifying the perceived faults of its philosophical forerunners. Yet the parallels extend beyond the similar attempt to dispatch one’s predecessors with their own arguments. Although Aper and Octavius criticize the past, they do not merely reject it in favor of the present. Rather, both propose a larger narrative in which that cultural background paves the way for and culminates in the values of the present moment. In the case of Aper, a fascinating appeal to and appropriation of Ciceronian authority informs his second speech 50. He seeks, for example, to undermine the distinction of antiquus and novus – of so-called ‘ancient’ and ‘modern’ orators – via a lengthy digression on Cicero’s great year (16.7), during the course of which he draws on Cicero’s Hortensius 51. Aper proposes that rhetoric has 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. ‘After Octavius had finished his speech we were amazed to the point of silence and stood with fixed gaze, and in my case I was overcome with immense wonder at the fact that Octavius had adorned those things, which it is easier to feel than to say, with arguments, examples, and literary precedents, and because he struck back at the malevolent with those same weapons of the philosophers with which they are armed, and he even demonstrated a truth that is not only comprehensible but even attractive.’ ‘Do you recognize the force and spirit of our Aper? With what surge, with what force did he defend our age. How fully and with versatility did he harass the ancients! Not only with genius and life but even with learning and technique (which he borrowed from them) did he then attack those same men.’ At de Orat. 1.59, Cicero writes: oratorem plenum atque perfectum esse eum qui de omnibus rebus possit copiose varieque dicere. It would be possible to argue that Maternus is being ironic. However, both Maternus’ language and the details of his statement forcefully direct the reader to the Ciceronian quality of Aper’s speech. Even if Maternus is ironic (or just playful), we are still pushed to consider the touches of Cicero with which Tacitus depicts Aper. Carver 1974, 103 saw a significant difference between them: ‘In being tailored to fit Minucius’ apologetic purposes, the Tacitean antithesis loses some of its bite. The point which Maternus makes in the Dialogus is that Aper is inconsistent when he draws upon a copious knowledge of ancient literature to attack that same literature. Minucius, however, has not been at all inconsistent, but simply skillful in debate, when he refutes pagan philosophy from its own literature.’ Cf. Döpp 1986, 17-19. Aper traces the development of eloquentia (19, 1-20, 7) and provides a stylistic analysis of the merits and deficits in the premier orators of Cicero’s day (21, 1-23, 4). Mayer 2001, 140 suggests a possible connection between arguments in the Hortensius and Aper’s objections to the term antiquus: ‘The context within the dialogue in which Cicero deployed the notion of the Great Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 11 undergone changes which account for and justify its current standards of practice. Past orators and their audiences tolerated a rougher style which lacked the succinctness and polish now valued by their modern counterparts: facile perferebat prior ille populus, ut imperitus et rudis... (19.2). Changes in taste and times act upon rhetorical styles: cum condicione temporum et diversitate aurium formam quoque ac speciem orationis esse mutandam (19.2). At the broadest level Aper paints a picture of oratory as having developed and acquired sophistication since the age of Cicero. Octavius holds a similar developmental conception of the philosophical ‘pre-history’ of Christianity. At 34.5 he claims that philosophers have been teaching the same doctrine as Christians: animadvertis philosophos eadem disputare quae dicimus. Likewise at 34.6 he calls upon Pythagoras and especially Plato as forerunners of the Christian idea of rebirth: sic etiam condicionem renascendi sapientium clariores, Pythagoras primus et praecipuus Plato… To be sure, Octavius criticizes philosophers on points of detail and at times in language bordering on invective (as at 38.5). But in the end the truth that is the object of philosophical debate has, on his account, finally reached maturity in the Christian era: veritas divinitatis nostri temporis aetate maturuit. He thereby reconciles the practice of philosophy to Christian doctrine and synthesizes the philosophical past with the Christian present: aut nunc Christianos philosophos esse aut philosophos fuisse iam tunc Christianos (20.1). Just as Aper had done for rhetoric, Octavius creates a narrative for Christianity that connects its philosophical past to its present manifestation, with the claim that the present day has finally gotten it right. It is quite understandable that the Octavius would rely on the Dialogus given the affinities in their arguments and message. Both portray an individual who seeks on the one hand to align himself with a tradition and on the other hand repeatedly stresses its perceived inadequacies or failures. Both also conclude with similarly optimistic statements about the respective good of their ages. In these regard these two works share a unique strategy within the tradition of ancient dialogue. Furthermore, the partial modeling of the Octavius on the DDO not only illuminates Minucius’ attempt to reconcile Christianity to philosophy; it also provides evidence of how one ancient reader interpreted Tacitus’ DDO in imitating it. The claim I have made above about Tacitus as both a reader and interpreter of Cicero likewise applies to Minucius’ reading of Tacitus. It is noteworthy that Minucius borrows arguments from both Aper and Maternus in a manner that reconciles those arguments. Their statements about the development of oratory (Aper) and the good of the present day (Maternus) are not read by Minucius in opposition to one another, but as complementary facets of a larger coherent message. Certainly Minucius may simply have selected bits of the DDO without considering how those pieces fit together in the larger context of the model from which they are drawn; in the end we cannot know with certainty how Minucius understood the DDO beyond the clues that his imitations provide. But the careful parallels in the larger messages of both works suggests that Minucius regarded the 51. Year is uncertain. But at Hort. fr. 52 Grilli = 32 Müller an argument is put forward by Hortensius himself to show that sapientia is older than philosophia, which he calls recens, since it dates only from Thales. Now, he ought at some point (though there is no room in the context of the transmitted fragment) to have justified the odd claim that Thales, who lived five centuries before him, was ‘recent’. Did Hortensius slyly insinuate the reckoning by the Great Year to support his unusual assertion? If that were so, Aper’s reference to the eponymous dialogue would have more point. He is not just reminding his hearers that Cicero had happened to refer to that calculation in the work, but might even be employing a strategy similar to that of one of its interlocutors, and for a similar purpose, to weaken an opponent’s position in advance.’ The reference is to the following passage in the Hortensius: ‘quando’ inquit ‘philosophi esse coeperunt? Thales, ut opinor, primus. recens haec quidem aetas. ubi ergo apud antiquiores latuit amor iste investigandae veritatis?’ Schedae, 2007, prépublication n° 1, (fascicule n° 1, p. 1-14). 12 DDO as a particularly apt model through which to justify the values of the present day while still connecting those values to their cultural past. Bibliographie ALFONSI L. (1965), “Dall’Hortensius al Dialogus de oratoribus”, Latomus, 24, p. 404-444. ALLISON J. W. (1999), “Tacitus’ Dialogus and Plato’s Symposium”, Hermes, 127, p. 479-492. ALTEVOGT H (1940), Der Bildungsbegriff im Wortschatz Ciceros, diss. Münster. ANDRÉ J.M. 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Magister urbis Romae, ainsi que le présente le Pseudo-Acron dans sa scolie aux Satires d’Horace 1, Servius est par son métier même versé dans les sciences et les savoirs les plus variés. Le genre du commentaire, fruit d’une longue tradition exégétique, lui permet également d’aborder des sujets très divers, touchant aussi bien à la forme qu’au fond de l’œuvre étudiée. Mais si, par nature, les scolies qui composent le commentaire ont nécessairement des thèmes multiples, peut-on pour autant considérer qu’elles s’inscrivent dans un cadre encyclopédique ? L’exégèse servienne ne mérite-t-elle pas davantage le qualificatif d’éclectique ? Il faut dans un premier temps s’intéresser au contenu même du commentaire : qu’estce qui a retenu l’attention de Servius dans l’œuvre virgilienne ? Nous limiterons cette étude au commentaire du chant VI de l’Énéide, dont l’importance dans l’épopée – il en est la clé de voûte et recèle des thèmes philosophiques et historiques essentiels – permet de penser qu’il a donné lieu à des scolies représentatives de l’ensemble du commentaire servien. Après avoir souligné le caractère hétérogène, voire éclectique, de ces scolies, il faudra observer si leur organisation obéit à un système qui pourrait s’apparenter à celui auquel on peut s’attendre dans un ouvrage encyclopédique. Enfin, en redonnant au terme « encyclopédie » son sens étymologique, on se demandera si le Commentaire de Servius ne relève pas à proprement parler d’une tentative d’« enseignement global ». 1. Ad Sat. 1, 9, 76 ; Holtz, qui renvoie au Pseudo-Acron, précise que « O. Keller met le mot urbis entre crochets, sans motif très raisonnable. » (Holtz 1981, 223). Emmanuelle Jeunet-Mancy « Le Commentaire de Servius à l’Énéide : éclectisme ou encyclopédisme ? » Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 16 I. Éclectisme des scolies Le commentaire est un genre très codifié ; même si Servius dit, dans sa préface, vouloir renoncer à certains passages obligés qui lui semblent superflus, notamment la justification de l’ordre des livres qui composent l’épopée, il expose le plan qu’il va suivre, reflet d’une tradition exégétique qui trouve sa source dans les commentaires alexandrins des œuvres homériques : in exponendis auctoribus haec consideranda sunt : poetae uita, titulus operis, qualitas carminis, scribentis intentio, numerus librorum, ordo librorum, explanatio 2. La partie essentielle du commentaire est bien celle que cite le grammairien en dernier lieu : l’explanatio ou enarratio, c’est-à-dire l’explication en elle-même. Puisque les scolies suivent l’ordre du texte étudié et l’explicitent parfois mot après mot, on ne saurait s’étonner de leur hétérogénéité ni de l’absence de lien entre elles. Le commentaire ne peut, de par sa nature même, prendre l’apparence d’un ouvrage encyclopédique, dans lequel les matières traitées seraient classées de manière systématique et raisonnée. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à s’intéresser à quelques-unes de ces scolies ; on ne pourra bien sûr pas dresser une liste exhaustive des différents sujets abordés par le grammairien, mais on peut cependant s’en faire une idée en étudiant quelques gloses parmi les plus représentatives. Le chant VI de l’Énéide a une forte connotation philosophico-religieuse et l’on retrouve, sans surprise, cette connotation dans le commentaire où certains vers ont servi de prétexte à des digressions souvent néoplatoniciennes, laissant voir l’influence de ce courant de pensée sur le grammairien ; mais Servius explique le plus souvent le texte virgilien de manière brève et précise, explicitant le sens d’un mot en passant par son étymologie ou par l’emploi d’un synonyme, soulignant le caractère poétique de telle ou telle tournure afin d’en défendre l’usage chez ses étudiants ou lecteurs, qui ne devaient pas se permettre une telle licence. Le commentaire s’intéresse ainsi autant à la forme qu’au fond, les scolies permettant non seulement de mieux comprendre l’épopée et plus largement de mieux connaître la civilisation latine, mais aussi d’acquérir les fondements linguistiques et parfois rhétoriques qui feront des élèves du grammaticus des Romains cultivés, des honnêtes hommes. Parmi les scolies ayant pour thème le fonctionnement de la langue latine et pour objectif de montrer son bon usage, on peut considérer celle qui glose les vers VI, 103-104 et plus précisément l’expression non ulla laborum, o uirgo 3 : “O” licet sit naturaliter breuis in Latinis sermonibus, apud Virgilium tamen pro longa habetur, ut hoc loco “uirgo”, item alibi : « quis te magne Cato tacitum ». Exceptis “ego”, ut « ast ego quae diuum », “duo”, ut : « si duo praeterea », “scio”, ut : « nunc scio quid sit amor », et “nescio”, ut : « nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos ». Apud alios “o” nisi in Graecis nominibus non producitur, quod et nunc sequi debemus. Dicunt tamen quidam quod “o” tunc producitur in nominatiuo, quando et in genetiuo producta fuerit. Quod falsum est, nam et Virgilius produxit “uirgo” cum “uirginis” faciat, et Lucanus “Cato” corripuit, ut : « nos, Cato, da ueniam », cum “Catonis” faciat. Item “Iuno” cum producat Virgilius, Statius tamen corripuit 4. 2. 3. 4. « Quand on étudie les auteurs, voici à quoi il faut s’intéresser : la vie du poète, le titre de l’œuvre, la qualité de la poésie, l’intention de l’écrivain, le nombre des livres, leur ordre, leur explication. » (Servius, Thilo & Hagen 1961, 1, 1). Toutes les traductions de sources sont personnelles. « parmi ces épreuves, ô vierge, aucune… ». « Bien que par nature, le o soit bref en latin, il est cependant considéré comme une longue chez Virgile, comme ici dans uirgo (« vierge »), mais aussi ailleurs : quis te magne Cato tacitum (« toi le grand Caton, qui <pourrait te passer> sous silence ? »). Font exception : ego (« moi-même »), comme dans ast ego quae Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 17 Le grammairien ne se contente pas d’exposer la norme ; il propose ce qu’on pourrait appeler une sorte de linguistique comparée, en puisant ses exemples chez les auctores qui servent de références dans les classes. Il montre ainsi que les textes littéraires ne fournissent pas nécessairement les modèles pour un bon usage de la langue courante et il distingue ce que l’on peut lire de ce que l’on doit dire ou écrire. Dans ce type de scolies, Servius joue à plein son rôle de magister et son commentaire s’apparente alors essentiellement à un manuel scolaire. De même quand le grammairien s’attache à éclaircir le sens d’un mot en passant par son étymologie. L’étymologie était une science plutôt fragile dans l’Antiquité et les grammairiens, au premier rang desquels Varron, s’intéressaient moins à l’explication morphologique d’un mot qu’à sa justification sémantique. Ainsi, les étymologies que l’on retrouve dans le commentaire servien peuvent souvent être mises en doute d’un point de vue formel, mais on ne doit pas perdre de vue que pour les anciens, le hasard n’existait pas et que si deux mots semblaient pouvoir être rapprochés parce que le sens de l’un éclairait celui de l’autre, ils devaient alors l’être, même si ces deux termes se trouvaient avoir des origines distinctes. J. Collart analyse ce phénomène chez Varron : Sa science étymologique pèche par une erreur de base : le désir de trouver, envers et contre tout, un rapport de convenance entre signe et chose signifiée 5. C’est notamment le cas pour sepultus dans la scolie au vers VI, 424 ou pour funus dans la scolie au vers VI, 224 : SEPVLTO : dormiente sine pulsu, id est sine motu 6. FACEM : de fune, ut Varro dicit : unde et funus dictum est 7. On peut aussi classer dans la catégorie des explications formelles celles qui consistent à donner toutes les acceptions que peut prendre un mot, comme dans la scolie au vers VI, 325 : INOPS INHVMATAQVE TVRBA EST : duo dicit, id est nec legitimam sepulturam habet, neque imaginariam. Inopem enim dicit sine pulueris iactu – nam “ops” terra est – id est sine terra, sine humatione. Vult autem ostendere tantum ualere inanem, quantum plenam sepulturam, nam et Deiphobi umbra transuecta est, cui Aeneas cenotaphium fecit, ut : « tunc egomet tumulum Rhoeteo in litore inanem constitui ». Bene autem sepultos, id est fletos – nam sine fletu sepultura non est, unde legimus « inhumata infletaque turba » – facit supradicta flumina transire, quibus luctus nomen imposuit. “Centum” autem “annos” ideo dicit, quia hi sunt legitimi uitae humanae, quibus completis potest anima transire ripas, id est ad locum purgationis uenire, ut redeat rursus in corpora. Sane sciendum quia, cum terram dicimus, haec ops facit ; si nympham dicamus, haec Opis ; si diuitias, hae opes numero tantum plurali 8 . 4. 5. 6. 7. 8. diuum (« mais moi qui, <reine> des dieux »), duo (« deux »), comme dans : si duo praeterea (« en outre, si […] deux »), scio (« je sais »), comme dans : nunc scio quid sit amor (« maintenant je sais ce qu’est l’amour »), et nescio (« je ne sais pas »), comme dans : nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos (« je ne sais quel œil jette un sort à mes tendres agneaux »). Chez d’autres, le o n’est allongé que dans les noms grecs et c’est la règle que nous devons suivre encore aujourd’hui. Certains disent cependant que le o est allongé au nominatif quand il a été allongé aussi au génitif. Mais c’est faux, car Virgile a allongé uirgo alors que cela fait uirginis et Lucain a abrégé Cato (« Caton »), comme dans : nos, Cato, da ueniam (« nous, Caton, pardonne-nous »), alors que cela fait Catonis. De même, alors que Virgile allonge Iuno (« Junon »), Stace l’a pourtant abrégé. » Collart 1954, 279. « ENSEVELI : dormant sine pulsu, c’est-à-dire sans mouvement. » « TORCHE : à base d’étoupe (funis), comme le dit Varron : c’est de là que vient aussi funus (« funérailles »). » « C’EST UNE FOULE PRIVÉE DE TOUT ET SANS SÉPULTURE : il dit deux choses : c’est une foule qui ne possède pas de sépulture, ni réelle, ni supposée. En effet, quand il la dit inops (« dénuée de »), c’est qu’elle Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 18 Ici cependant, Servius dépasse le cadre de la simple remarque lexicale ; s’il propose différents sens pour le nom ops, c’est en complément d’une notice qui est davantage religieuse et philosophique que purement grammaticale. L’explication sémantique passe au second plan ; elle vient appuyer l’éclaircissement d’un fait de civilisation : le grammairien souligne l’importance que possède le tombeau ou le cénotaphe dans les croyances et pratiques religieuses. Servius s’intéresse de très près aux rites funéraires dans son commentaire au livre VI et on parvient à reconstituer les différentes étapes de ces rites en réunissant plusieurs de ces scolies 9. Ce serait donc au lecteur d’organiser lui-même les scolies pour qu’elles forment une somme cohérente d’explications sur tel ou tel point ; nous reviendrons sur le mode de fonctionnement et par suite d’utilisation du commentaire. Nombreuses sont les scolies où le grammairien exploite le texte de Virgile à des fins philosophiques le plus souvent, où l’épopée est davantage perçue comme un prétexte à des digressions plus ou moins savantes, faisant revivre auprès d’un public qui en est féru, la civilisation romaine traditionnelle. Chrétiens et barbares sont en effet sur le point de transformer cette civilisation, non pas en la réduisant à néant, mais au contraire en l’assimilant pour mieux la dominer. Servius apparaît donc comme l’un des derniers tenants de valeurs désormais en danger et son commentaire, comme la clé d’un monde bientôt révolu. D’où l’importance des scolies à caractère philosophique, religieux ou historique. La plus longue est celle qui commente le vers VI, 724 ; Servius y établit le caractère divin et donc éternel de l’âme, par opposition au corps, qui apparaît à la fois comme le lieu d’emprisonnement de l’âme, selon l’image platonicienne très répandue, mais aussi comme un lieu de corruption, qui justifie la nécessaire purification de l’âme après la mort du corps, si elle veut espérer revenir vers son lieu originel, la sphère divine, au-delà de la sphère des fixes. L’ensemble des scolies qui traitent de l’âme traite souvent parallèlement de l’organisation de l’univers, afin d’expliquer son parcours de Dieu jusqu’à l’homme et de l’homme jusqu’à Dieu ; les propos de Servius peuvent alors être rapprochés de ceux de Porphyre, dont on peut se demander s’il l’a lu directement ou s’il en a pris connaissance à travers des commentaires, notamment les Quaestiones Vergilianae de Marius Victorinus. On peut examiner à ce propos la scolie au vers VI, 439 où il est question des neuf cercles formés par le Styx : NOVIES STYX INTERFVSA : quia qui altius de mundi ratione quaesiuerunt, dicunt intra nouem hos mundi circulos inclusas esse uirtutes, in quibus et iracundiae sunt et cupiditates, de quibus tristitia nascitur, id est Styx. Vnde dicit nouem esse circulos Stygis, quae inferos cingit, id est terram, ut diximus supra, nam dicunt alias esse purgatiores extra hos circulos potestates 10. 8. 9. 10. n’a reçu aucun jet de poussière – car ops a le sens de terre – c’est-à-dire qu’elle a été privée de terre, qu’elle n’a pas été inhumée. Il veut montrer qu’une sépulture vide a autant de valeur qu’une pleine. De fait l’ombre de Déiphobe a aussi été transportée de l’autre côté, lui pour qui Énée avait érigé un cénotaphe, comme on le voit ici : tunc egomet tumulum Rhoeteo in litore inanem constitui (« alors j’ai moi-même élevé un tertre vide sur le rivage de Rhétée »). Quant à ceux qui ont été enterrés, c’est-à-dire qui ont été pleurés – car il n’y a pas de sépulture sans pleurs et c’est pourquoi on lit : inhumata infletaque turba (« foule qui n’a reçu ni sépulture ni pleurs ») – il a raison de leur faire traverser les fleuves dont on a parlé plus haut et auxquels on a donné le nom signifiant “lamentation”. Et il dit centum annos (« pendant cent ans »), parce que ce nombre est celui de la durée réelle d’une vie humaine et qu’à leur terme, l’âme peut passer sur l’autre rive, c’est-à-dire arriver au lieu de la purification, afin de retourner à nouveau dans un corps. Il faut savoir en tout cas que lorsque nous parlons de la terre, c’est haec ops, si nous désignons la nymphe, c’est haec Opis et si nous désignons les richesses, c’est hae opes, toujours au pluriel. » Ad Aen. VI, 152 ; 177 ; 216 ; 218 ; 219 ; 222 ; 224 ; 225 ; 226 ; 228 ; 229 ; 325 ; 366 ; 420 ; 741 et 861. « LE STYX AUX NEUF REPLIS : parce que ceux qui ont le plus réfléchi sur l’organisation du monde disent qu’ à l’intérieur de ces neuf cercles sont enfermés les traits de caractère, parmi lesquels les penchants à la colère et les désirs qui engendrent la tristesse, c’est-à-dire le Styx. Voilà pourquoi il dit que le Styx a neuf cercles et qu’il entoure les Enfers, c’est-à-dire la terre, comme nous l’avons dit plus haut, car au-delà de ces cercles, il y a, dit-on, d’autres facultés, qui sont plus pures. » Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 19 Servius assimile les neuf replis du Styx aux neuf cercles qui entourent la terre, à savoir les cercles des sept planètes et deux autres cercles qu’il ne nomme pas 11, mais dans lesquels il est permis de reconnaître la sphère des fixes et le Premier Mobile. Les Enfers ne seraient donc que la vie sur terre, dans un corps. De même, les scolies à caractère mythologique, très nombreuses elles aussi dans le commentaire au chant VI, tant Énée rencontre de créatures fabuleuses dans sa descente aux Enfers en compagnie de la Sibylle, ne sont pas uniquement des notices narratives, racontant tel ou tel épisode légendaire. Le plus souvent, le scoliaste cherche à en tirer profit, comme c’est le cas quand il commente le vers VI, 136 : LATET ARBORE OPACA AVREVS : licet de hoc ramo hi qui de sacris Proserpinae scripsisse dicuntur, quiddam esse mysticum adfirment, publica tamen opinio hoc habet. Orestes post occisum regem Thoantem in regione Taurica cum sorore Iphigenia, ut supra diximus, fugit et Dianae simulacrum inde sublatum haud longe ab Aricia collocauit. In huius templo post mutatum ritum sacrificiorum fuit arbor quaedam, de qua infringi ramum non licebat. Dabatur autem fugitiuis potestas, ut si quis exinde ramum potuisset auferre, monomachia cum fugitiuo templi sacerdote dimicaret, nam fugitiuus illic erat sacerdos ad priscae imaginem fugae. Dimicandi autem dabatur facultas quasi ad pristini sacrificii reparationem. Nunc ergo istum inde sumpsit colorem. Ramus enim necesse erat ut et unius causa esset interitus : unde et statim mortem subiungit Miseni ; et ad sacra Proserpinae aliter accedere nisi sublato ramo non poterat. Inferos autem subire hoc dicit, sacra celebrare Proserpinae. De reditu autem animae hoc est : nouimus Pythagoram Samium uitam humanam diuisisse in modum Y litterae, scilicet quod prima aetas incerta sit, quippe quae adhuc se nec uitiis nec uirtutibus dedit : biuium autem Y litterae a iuuentute incipere, quo tempore homines aut uitia, id est partem sinistram, aut uirtutes, id est dexteram partem sequuntur ; unde ait Persius : « traducit trepidas ramosa in compita mentes ». Ergo per ramum uirtutes dicit esse sectandas, qui est Y litterae imitatio : quem ideo in siluis dicit latere, quia re uera in huius uitae confusione et maiore parte uitiorum uirtus et integritas latet. Alii dicunt ideo ramo aureo inferos peti, quod diuitiis facile mortales intereunt. Tiberianus : « aurum, quo pretio reserantur limina Ditis » 12. Après avoir raconté comment était né le rex nemorensis dans le sanctuaire de Diane à Aricie, il s’engage sur un terrain nettement philosophique et présente le rameau d’or qu’Énée doit offrir à Proserpine comme la représentation concrète du biuium pythagoricien. Chaque 11. 12. Cf. ad Aen. VI, 127. « DANS UN ARBRE TOUFFU EST CACHÉ <UN RAMEAU> D’OR : bien que ceux qui, dit-on, ont écrit sur les mystères de Proserpine affirment, à propos de ce rameau, qu’il est lié à quelque rite secret, voici cependant ce qui est admis dans l’opinion commune : Oreste, après avoir tué le roi Thoas de Tauride, avec l’aide de sa sœur Iphigénie, comme nous l’avons dit plus haut, prit la fuite et déposa non loin d’Aricie la statue de Diane qu’il avait dérobée en Tauride. Dans son temple, après le changement des rituels sacrificiels, il y eut un arbre dont il n’était pas permis de briser un rameau. On donnait cependant aux esclaves fugitifs qui auraient pu détacher un rameau, l’occasion d’affronter en combat singulier le prêtre du temple, lui-même esclave fugitif, car le prêtre y était un esclave fugitif pour symboliser la fuite d’autrefois. On donnait la possibilité de combattre comme pour renouveler le sacrifice ancien. Voilà donc d’où Virgile a tiré la coloration de son récit. En effet, le rameau était inévitablement cause de la mort d’un homme, c’est pourquoi s’ensuit immédiatement après la mort de Misène ; et c’est pourquoi il était impossible d’accéder aux mystères de Proserpine sans avoir cueilli le rameau. Inferos subire (« descendre aux Enfers ») veut donc dire « célébrer les mystères de Proserpine ». Quant au retour de l’âme, voici ce qu’il en est : nous savons que Pythagore de Samos a divisé la vie humaine à la façon de la lettre Y ; si le premier âge, qui ne s’est dédié jusque-là ni aux vices ni aux vertus, est encore incertain, la séparation en deux branches de la lettre Y commence avec la jeunesse, période à laquelle les hommes prennent soit la voie du vice, c’est-àdire la branche de gauche, soit la voie de la vertu, c’est-à-dire la branche de droite ; d’où ce que dit Perse : traducit trepidas ramosa in compita mentes (« conduit les esprits agités à la croisée des chemins »). Ainsi, avec le rameau qui imite la lettre Y, il dit que ce sont les vertus que l’on doit rechercher et s’il dit que le rameau est caché dans la forêt, c’est qu’en vérité la vertu et l’honnêteté sont cachées dans le désordre de notre vie, en grande partie livrée aux vices. D’autres disent que si on gagne les Enfers avec un rameau d’or, c’est que la richesse aide les mortels à mourir. Tiberianus : aurum, quo pretio reserantur limina Ditis (« or, précieuse valeur qui fait s’ouvrir les portes de Dis »). » Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 20 existence prend la forme de la littera Pythagorae : au sortir de l’enfance, l’homme est confronté à un choix, il se trouve à la bifurcation entre la voie du bien et celle du mal. Quand on sait l’influence des doctrines pythagoriciennes dans le platonisme tardif et l’influence que ce dernier a pu avoir chez le grammairien, une telle interprétation du rameau d’or et plus généralement des mystères de Proserpine ne paraît pas étonnante. Ainsi, malgré l’éclectisme inévitable des scolies qui se doivent, de manière pragmatique, de traiter de tous les sujets abordés dans l’œuvre commentée et d’expliquer les différents faits de langue rencontrés au cours du texte, on peut percevoir dans l’ouvrage de Servius certains fils conducteurs, celui du néoplatonisme notamment. II. Mode de fonctionnement, mode de lecture du Commentaire Quand on qualifie un ouvrage d’encyclopédique, c’est non seulement parce qu’il aborde des sujets nombreux et variés, non seulement parce qu’il possède des vertus pédagogiques, toutes choses que l’on peut retrouver dans le commentaire servien – on vient de le voir et on y reviendra –, mais aussi parce que les connaissances contenues dans cet ouvrage ont été classées, organisées de manière méthodique et systématique. La question qui se pose à présent est donc bien de savoir si le commentaire servien obéit à une telle logique de fonctionnement. Le genre même de l’ouvrage entraîne une première contrainte : les scolies suivent l’ordre du texte commenté, mot après mot, vers après vers et ne sont donc pas regroupées en fonction des thèmes qu’elles développent. Si elles représentent une véritable somme encyclopédique, ce n’est qu’après avoir été classées et réorganisées par le lecteur, qui peut seul avoir une vision synthétique d’un ensemble dont la nature est précisément d’être analytique. C’est ainsi que le commentaire de Servius a servi de fondement ou pour le moins de source importante à des ouvrages qui peuvent davantage être perçus comme des encyclopédies, qu’ils soient antiques ou modernes. Au premier rang d’entre eux, il faut certainement placer les Étymologies d’Isidore de Séville ; J. Fontaine rappelle que Servius occupait une place de choix dans la bibliothèque d’Isidore : Dans la mesure où les Origines s’inspirent souvent à la lettre du texte de Servius, on peut penser que le commentaire servien fut l’un des ouvrages de prédilection du Sévillan. […] Ainsi at-il fini par devenir un peu un autre Servius, à la ressemblance de ce “bon universitaire qui n’eut d’esprit de parti qu’au service de la vérité” 13. Les connaissances en culture classique transmises par le commentaire servien, fût-il éminemment païen, ne pouvaient être ignorées par l’encyclopédiste chrétien. La notoriété du grammairien dans les siècles qui ont suivi la parution de ses scolies ne s’explique pas seulement par l’intérêt qu’on pouvait encore avoir pour Virgile dans les écoles médiévales. Si le texte du commentaire a tant été copié, partout en Europe, c’est aussi parce qu’il pouvait servir de référence, de source dans la constitution d’ouvrages généralistes, comme celui d’Isidore, ou spécialisés. Les recueils de fabulae édités sous le nom de Premier, Deuxième et Troisième Mythographe du Vatican en sont également un exemple. Même si on doit les considérer davantage comme des compilations scolaires que comme des ouvrages encyclopédiques, ils donnent à lire un ensemble assez complet de légendes permettant de mieux comprendre les textes classiques dans lesquels elles ont été racontées. Parlant du Premier Mythographe, N. Zorzetti et J. Berlioz précisent : 13. Fontaine 1959, II, 804-805. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 21 Il faut bien souligner que notre mythographe ne disposait d’aucune encyclopédie générale, ni d’aucun manuel présentant systématiquement la mythologie antique. La seule œuvre latine de cette nature qui nous est parvenue, les Fabulae d’Hygin, notre compilateur ne la connaissait point 14. Dans ce premier recueil, quatre-vingt-onze mythes sont directement extraits du commentaire de Servius, qui représente la principale source du compilateur 15. Il semble par conséquent suppléer à cette absence de dictionnaire mythologique antique. Des auteurs modernes ont également fait de Servius l’une de leurs références essentielles ; c’est le cas de Daremberg et Saglio, rédacteurs au XIXe s. du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines. Nombre de leurs notices sont constituées à partir d’apports serviens, dans le domaine religieux notamment, et le Commentaire apparaît encore, sinon comme une véritable encyclopédie, pour le moins comme le fondement valable d’un ouvrage encyclopédique. Mais si les éclectiques scolies de Servius ont un contenu qu’on peut, semble-t-il, qualifier d’encyclopédique, leur regroupement est facilité par certains concepts opératoires systématiques mis en place par le grammairien et qui permettent, au-delà de l’inévitable morcellement du texte, de reconstituer des fils conducteurs guidant la lecture de Virgile et du Commentaire. Parmi ces concepts opératoires, il faut mentionner le système de citations et de renvois qui induit une lecture non plus nécessairement linéaire, mais bel et bien globale, de l’Énéide comme des scolies. Servius se réfère ainsi deux cent cinquante-trois fois à l’œuvre virgilienne quand il glose le chant VI : il cite cent vingt-quatre fois l’épopée, dont quatre-vingt-quatorze fois le seul livre VI. Ces citations rendent toute leur cohérence au texte de Virgile, fragmenté par les scolies. S’il renvoie à l’œuvre qu’il commente, le grammairien renvoie aussi beaucoup à son propre commentaire ; en employant de manière récurrente l’expression ut supra diximus (« comme nous l’avons dit plus haut »), il place tout au long de ses scolies des sortes de signets qui là aussi redonnent une certaine cohérence à l’exégèse. L’emploi de cette formule à la première personne du pluriel appelle plusieurs remarques : la première est qu’il va certainement de pair avec la diffusion du codex ; à partir du IVe s., il remplace en effet le contraignant uolumen, qu’il fallait dérouler au fil de la lecture, ce qui rendait malaisé tout retour en arrière. Grâce au codex, le commentaire prend l’aspect de notre livre moderne et peut donc être feuilleté facilement ; le lecteur peut y rechercher ce qui l’intéresse plus particulièrement et faire son propre tri dans le champ des informations qui sont portées à sa connaissance. La seconde remarque que l’on est amené à faire concerne un aspect du commentaire que nous avons jusqu’ici délibérément passé sous silence, celui de l’existence d’un texte parallèle au texte servien, plus développé que lui et que l’on a transmis sous le nom de Servius Danielis, puisque son premier éditeur, en 1600, était l’orléanais Pierre Daniel. Dans ce commentaire élargi, dont l’origine reste obscure mais qui paraît plus tardif que le commentaire originel et pourrait bien être le fruit d’une compilation médiévale, on trouve une expression assez proche du ut supra diximus, mais cette fois sous une forme impersonnelle : sicut dictum est. Cette autre formule joue le même rôle que celle utilisée par Servius, elle pose des jalons dans le commentaire et lui confère son unité ; la tournure impersonnelle permet cependant de distinguer les deux textes et souligne probablement le fait que, contrairement à certaines des hypothèses qui avaient pu être avancées 16, 14. 15. 16. Zorzetti & Berlioz 1995, XXXV. Ibid., XXXII. Pierre Daniel a le premier avancé que le texte qu’il publiait était en fait le texte originel, véritable et complet de Servius. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 22 le Servius Danielis ne peut être considéré comme le Ur-Servius et que Servius ne peut être l’auteur de ces scolies supplémentaires. Le mode de fonctionnement et de lecture du commentaire, celui de Servius comme du Servius Danielis, n’a pas été prévu pour être autonome, indépendant de l’œuvre virgilienne qu’il a pour but d’expliquer. L’idée que ce commentaire pourrait constituer une véritable encyclopédie du savoir antique est une idée qui ne peut naître qu’a posteriori et il ne semble pas avoir été dans les intentions de l’auteur de proposer un tel type d’ouvrage. Si les poèmes de Virgile lui servent bien souvent de prétexte à faire montre de son érudition ou à faire des digressions qui servent plus la connaissance de la civilisation antique que celle du texte commenté, il faut cependant se garder de prêter à Servius une ambition qu’il n’avait peut-être pas en rédigeant ses scolies. En revanche, le succès rencontré par le commentaire auprès du milieu païen et cultivé du Ve s., comme auprès des chrétiens qui continueront à copier le texte et à le transmettre, comme plus tard auprès des lecteurs de la Renaissance, montre que l’on a toujours vu dans les scolies serviennes plus qu’un simple manuel scolaire et que l’on a reconnu en elles un indispensable instrument pédagogique, rendant accessible la culture classique. III. Un enseignement global Laissons de côté la présentation du commentaire, qui ne peut définitivement être celle d’une encyclopédie, et intéressons-nous à nouveau à son contenu et également à ce que les auteurs latins eux-mêmes pouvaient considérer comme un savoir encyclopédique. Quand Quintilien 17 parle de l’ejgkuvklio" paideiva, il désigne par là un enseignement global, une éducation complète qui réunirait l’ensemble des savoirs et des sciences que doit posséder un jeune Romain. Quintilien s’en fait un ardent défenseur, ce qui fait dire à J. Cousin : La cause qu’il plaide était, en vérité, doublement importante : il s’agissait en effet de soutenir les grammairiens – ou plutôt les grammatici – contre les rhéteurs et surtout contre les philosophes, et de faire l’apologie de la culture contre les spécialistes 18. Le commentaire servien semble mettre en pratique ce que Quintilien avait théorisé quatre siècles plus tôt. Ouvrage aux vertus pédagogiques et didactiques, il apporte précisément à ses lecteurs cet ensemble de connaissances nécessaires à une parfaite éducation. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que Servius est avant tout un grammaticus, c’est-àdire qu’il exerce le métier d’enseignant du secondaire, après le magister ludi et avant le rhetor. S’il a pu être considéré comme un défenseur des valeurs traditionnelles par les païens qu’il fréquentait, parmi lesquels figure vraisemblablement Macrobe, mais aussi peut-être Symmaque ou Prétextat, autres invités du banquet des Saturnales, il n’en reste pas moins un professeur dont le rôle est d’apprendre à ses élèves le fonctionnement de la langue à travers l’étude des grands auteurs classiques. À ce titre, son commentaire s’inscrit tout à fait dans l’esprit de l’encyclopédisme décrit par M. Armisen-Marchetti : Il ne signale pas l’ambition de couvrir la totalité du savoir humain, mais s’applique à un ouvrage de culture générale, aux deux sens de cette notion : aussi bien la culture, tant personnelle que scolaire, qui fait l’honnête homme, que la somme des connaissances de base dont l’élève ou l’étudiant doit être pourvu afin d’aborder des études plus spécialisées et exigeantes comme la philosophie 19. 17. 18. 19. Institution oratoire I, 10, 1. Cousin 1975, 38. Armisen-Marchetti 2001, XLIV. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 23 Mais puisque Servius est avant tout un grammaticus, son œuvre est moins ambitieuse que celle de certains de ses contemporains, comme Macrobe, ou d’auteurs plus tardifs, comme Martianus Capella, Cassiodore ou Isidore de Séville. De fait, bien que le commentaire soit aussi éclectique qu’on a essayé de la montrer, il n’illustre pas pleinement – loin s’en faut – le système du triuuium et du quadriuium, cet idéal pédagogique né dans l’Antiquité et fondement de toute éducation au Moyen Âge. La grammaire ne représente que la première des sept artes, ainsi que le rappelle J.-Y. Guillaumin dans son introduction au livre VII des Noces de Philologie et Mercure : La grammaire, première à être étudiée parmi les sept sciences, est en effet le “tronc commun” indispensable dans la mesure où elle aborde l’étude du langage en même temps que celle de la poésie (litteratura est la transcription latine du mot grec grammatikhv) 20. Matière essentielle, la grammaire, au sens antique – et donc plus large qu’aujourd’hui – du terme, n’en est pas moins que l’un des piliers de l’enseignement. En outre, les scolies ne peuvent traiter d’un sujet que de manière relativement brève, sous peine de ne plus avoir suffisamment de rapport avec le texte commenté ; l’éclectisme, qui fait la richesse de l’enseignement du grammaticus, le condamne aussi à une certaine superficialité, qui contredit l’idée d’encyclopédisme. La nécessité pour l’enseignant d’expliquer une œuvre de la façon la plus exhaustive possible le conduit certes à proposer un commentaire très complet, mais plutôt quantitativement que qualitativement. Si le commentaire de Servius n’entre pas en concurrence avec des œuvres comme le Commentaire au songe de Scipion, qui a pu également être perçu comme un ouvrage encyclopédique, c’est qu’il est d’abord un manuel scolaire et que, même si Macrobe a commenté Cicéron en pensant à son fils, les contraintes pédagogiques ne sont pas les mêmes pour lui que pour le grammairien, qui doit respecter les codes de la tradition exégétique et les méthodes en usage dans l’enseignement secondaire 21. Servius doit adapter son propos à son public, a priori scolaire. La somme d’informations qu’il lui transmet fait de son commentaire un ouvrage sinon encyclopédique, du moins vulgarisateur. Il arrive à Servius d’aborder des thèmes qui peuvent faire partie du quadriuium médiéval, ainsi l’astronomie, qui tient une place de choix dans le commentaire au chant VI de l’Énéide. Mais quand il aborde ce thème, le grammaticus va moins loin que son contemporain Macrobe et se limite bien souvent à énoncer des faits sans chercher à les expliquer plus en détail. On peut se faire une idée de la différence de traitement qui existe pour un même sujet entre le Commentaire à l’Énéide et le Commentaire au songe de Scipion en prenant un exemple particulier, celui de la position de la terre dans l’univers. Pour Servius, elle est omnium circulorum infima 22, c’est-à-dire qu’elle occupe « la position la plus basse au milieu de tous les cercles », mais elle est aussi sphérique et au centre de l’univers ; il utilise alors les termes grecs de sfairoeidhv" 23 et de kevntron 24, pour donner à sa scolie une connota- 20. 21. 22. 23. 24. Guillaumin 2003, LV. M. Armisen-Marchetti souligne cette liberté sur le fond comme sur la forme dont peut jouir Macrobe, qui édite un commentaire philosophique et non grammatical : « Quant à la conduite même du commentaire, elle est considérablement moins figée qu’elle ne l’était chez les grammairiens. On ne procède plus mot à mot, mais par unités plus larges : phrase par phrase, voire portion de texte par portion de texte, cela n’interdisant pas, bien entendu de s’attarder sur un terme précis si on le juge utile. […] Même souplesse quant à la matière même du commentaire. Les remarques formelles, philologiques ou historiques à la manière des grammairiens, sont certes exclues, sauf exception. Mais pour le reste, le commentateur dispose d’une liberté quasi infinie. » (Armisen-Marchetti 2001, XXIII-XXIV). Ad Aen. VI, 127. Ad Aen. VI, 532. Ad Aen. VI, 127. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 24 tion plus scientifique ou pour souligner l’origine grecque des théories qu’il présente. Pour justifier ses propos, Servius ne se réfère à aucun auteur particulier, mais aux chorographi et aux geometrae 25 en général, et pour expliquer la forme et la position de la terre, il reste assez vague : elle serait maintenue en équilibre par l’eau et l’air 26. Là où Servius traite de manière superficielle et parcellaire de ce sujet, en l’évoquant dans des scolies différentes, Macrobe y consacre tout un développement 27 ; on retrouve les explications avancées par le grammairien, mais elles sont nettement précisées. Ainsi concernant ce maintien en équilibre de la terre : Hanc spissus aer et terreno frigori proprior quam solis calori stupore spiraminis densioris undiqueuersum fulcit et continet (…) 28. Le grammairien simplifie le contenu scientifique de ses remarques, comme ailleurs leur contenu philosophique. On peut imaginer qu’un lecteur de son commentaire pourrait se reporter à des ouvrages plus spécialisés après avoir été initié à différentes sciences grâce aux scolies, ici l’astronomie. Véritable propédeutique préparant à des études plus approfondies, le Commentaire de Servius réalise à son niveau un programme d’enseignement global. J. Fontaine fait l’éloge de « l’ouverture d’esprit de Servius, <de> ses curiosités très vastes qui, bien avant Isidore, tendaient à faire du grammairien un encyclopédiste en miniature 29 » et c’est peutêtre effectivement le point de vue qu’il faudrait adopter. Le Commentaire, aux allures de bric-à-brac, est trop éclectique, superficiel et décousu pour pouvoir être aujourd’hui qualifié d’encyclopédique ; mais modestement, il contribue certainement à l’encyclopédisme, sans pour autant réaliser totalement cet idéal d’éducation antique, puis médiéval. 25. 26. 27. 28. 29. Ad Aen. VI, 532. Cf. ad Aen. VI, 532 : (…) secundum chorographos et geometras, qui dicunt terram esse sfairoeidh' esse, quae aqua et aere sustentatur. [« (…) suivant les chorographes et les géomètres qui disent que la terre, maintenue en équilibre par l’eau et l’air, est sphérique. »] Cf. Commentaire au songe de Scipion I, 22, 1-7. Ibid. I, 22, 7 : « Un air compact, plus proche du froid de la terre que de la chaleur du soleil la soutient et la maintient de tous côtés, par l’inertie d’un souffle d’une assez grande densité (…). » Fontaine 1959, II, 574. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 25 Bibliographie Auteurs anciens MACROBE (Armisen-Marchetti 2001), Commentaire au songe de Scipion, livre I, M. Armisen-Marchetti (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). MACROBE (Armisen-Marchetti 2003), Commentaire au songe de Scipion, livre II, M. Armisen-Marchetti (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). MARTIANUS CAPELLA (Guillaumin 2003), Les Noces de Philologie et Mercure, livre VII, L’arithmétique, J.-Y. Guillaumin (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). Premier Mythographe du Vatican (Zorzetti & Berlioz 1995), N. Zorzetti (éd.) et J. Berlioz (trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). PSEUDO-ACRON (Keller 1902-1904), Scholia in Horatium vetustiora, O. Keller (éd.), Leipzig, Teubner, 2 vol. QUINTILIEN (Cousin 1975), Institution oratoire, livre I, J. Cousin (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). SERVIUS (Thilo & Hagen 1961), Servii Grammatici qui feruntur in Vergilii Carmina Commentarii, G. Thilo et H. Hagen (éd.), Hildesheim, Olms, 3 vol. (1re éd. 1881, 1884 et 1887, Leipzig, Teubner). Études COLLART J. (1954), Varron, grammairien latin, Paris, Les Belles Lettres. FONTAINE J. (1959), Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, Paris, Études Augustiniennes, 3 vol. HOLTZ L. (1981), Donat et la tradition de l’enseignement grammatical. Étude sur l’Ars Donati et sa diffusion (IVe-IXe siècle) et édition critique, Paris, CNRS. Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 26 Schedae, 2007, prépublication n° 2, (fascicule n° 1, p. 15-26). 27 Schedae, 2007 Prépublication n° 3 Fascicule n° 1 Une orchestration littéraire du savoir : le projet didactique de Macrobe dans les Saturnales Benjamin Goldlust Université Paris IV À une époque où tout l’inciterait à faire table rase du passé, Macrobe met en scène, dans ses Saturnales 1, un banquet 2 particulièrement stylisé qui réunit, pour de savantes conversations portant sur l’ensemble des domaines du savoir, des érudits, souvent membres de la haute aristocratie sénatoriale connue pour son traditionalisme. Le plus grand nombre d’entre eux a historiquement existé et a joué un rôle de premier plan dans la querelle qui a opposé les derniers païens au christianisme triomphant, dans les dernières années du quatrième siècle 3, c’est-à-dire une bonne génération avant la date envisagée pour la composition des Saturnales. S’il affiche d’emblée des ambitions plus hautes pour son ouvrage, et singulièrement des ambitions artistiques, Macrobe assigne aux Saturnales un rôle éminemment didactique. La dédicace de l’ouvrage à son fils Eustathius ne trompe pas 4. Ce faisant, l’érudit et le fin connaisseur de la culture latine qu’est Macrobe rattache son projet à la grande lignée 1. 2. 3. 4. Macrobe, Saturnales, édition de H. Bornecque (livres 1-3) et de F. Richard (livres 4-7), 1937. Une nouvelle traduction française, nourrie de très précieuses notes, a été entreprise par Ch. Guittard, Les Belles Lettres, collection La Roue à Livres, Paris, tome 1, (livres 1-3), 1997 ; le tome 2 (livres 4-7) est actuellement en préparation. Pour une histoire globale du genre sympotique, voir Martin 1931. Sur le banquet grec, voir Romeri 2002, qui, à partir de « l’incompatibilité entre parler et manger » et du « silencieux oubli de la nourriture échangée » chez Platon, envisage les différents visages de la tradition sympotique, du « banquet sobre et ennuyeux de Plutarque » au « festin effréné et comique de Lucien ». Une très bonne synthèse sur les banquets latins est proposée par M. D. Gallardo Lopez (Gallardo Lopez 1974), qui reprend en partie une étude consacrée à Macrobe en 1973. Pour l’évolution du genre et le cas particulier de Pétrone, voir l’ouvrage si stimulant de F. Dupont (Dupont 2002), délibérément en rupture avec la vaste bibliographie classique. C’est-à-dire une bonne génération avant la date envisagée pour la composition des Saturnales, vers 430. Sur ces questions, voir Cameron 1966, ainsi que Döpp 1978. Le décalage manifeste entre la date de composition effective et la date fictive du dialogue, qui regroupe des figures traditionalistes pour la plupart mortes dans les années 380-390, participe, à n’en pas douter, d’un projet conservateur. Sat., Praef., 1. Benjamin Goldlust « Une orchestration littéraire du savoir : le projet didactique de Macrobe dans les Saturnales » Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 28 des encyclopédistes latins 5. Pour saisir au plus juste les spécificités du didactisme à l’œuvre dans le dernier banquet des lettres latines, il est précieux d’esquisser une comparaison entre le projet de Macrobe et les grandes œuvres didactiques de ses prédécesseurs. Il s’agira ainsi d’envisager la question de l’héritage encyclopédique, du point de vue idéologique. Mais, dans le cas de Macrobe, qui pratique ouvertement la compilation et se place délibérément à la croisée de plusieurs filiations – sympotique, encyclopédique, néoplatonicienne notamment – la prise en compte de la tradition littéraire permettra de préciser les contours d’une entreprise paradoxalement originale qui fait l’objet d’une stricte codification. L’encyclopédisme en héritage Nous nous intéresserons singulièrement aux œuvres de Pline l’Ancien, avec un détour chez Varron, Vitruve et Quintilien, et d’Aulu-Gelle. La comparaison avec Pline l’Ancien, père et référence absolue de l’encyclopédisme latin, s’attache à situer Macrobe dans la tradition. La comparaison avec Aulu-Gelle est un passage obligé – et très instructif –, l’auteur des Nuits Attiques étant l’une des sources privilégiées de Macrobe, qui entretient avec lui un rapport bien plus complexe qu’on ne l’a vu parfois. Pline et Aulu-Gelle proposent un certain nombre de modèles qui sont pour Macrobe, l’homme de la compilation 6 et de la secondarité culturelle, autant d’occasions de préciser indirectement le statut de son projet, par une attitude d’imitation fidèle ou, au contraire, par une attitude de démarcation. Si, d’une manière générale, la question de la connaissance de telle ou telle œuvre par Macrobe ne va pas du tout de soi 7, la confrontation des différentes méthodes suivies pour allier la composition littéraire à l’impératif pédagogique permettra de mieux appréhender le but spécifique de Macrobe. Macrobe et le projet encyclopédique de Pline l’Ancien Dans la première partie de l’étude particulièrement riche et exhaustive qu’elle consacre au projet encyclopédique de Pline l’Ancien 8, V. Naas prend le soin de définir les traits principaux qui caractérisent l’entreprise plinienne et revient sur l’histoire de l’encyclopédisme antique. L’auteur montre 9 que Pline reprend à son compte le concept grec d’enkuklios paideia, mais en le réinterprétant de façon originale. En effet, l’expression, dont la signification reste 5. 6. 7. 8. 9. Sur ce sujet par définition infini, voir notamment Grimal 1965 ; Marrou 1969 ; Hadot 1984. Voir aussi Lehmann et al. 2004. Voir les travaux de la Quellenforschung moderne qui ont jeté le discrédit sur l’œuvre de Macrobe : Linke 1880 et Wissowa 1880. En rupture, P. Courcelle notait déjà dans son ouvrage pionnier (1948), p. 18, que K. Mras (Mras 1933), et le P. Henry (Henry 1934), nous incitent à penser qu’il convient de reconnaître à Macrobe « une certaine originalité dans l’utilisation de ses sources ». Sur les ambitions artistiques du compilator Macrobe, voir Fontaine 2000, 333. Tous les auteurs dont Macrobe a lu les œuvres n’occupent pas un statut identique dans les Saturnales. On pourra distinguer : les auteurs étudiés par la Quellenforschung, majoritairement les auteurs sympotiques ou liés à la tradition virgilienne, que Macrobe a imités à dessein – ne fût-ce que pour mieux s’en démarquer –, et qu’il ne cite significativement presque jamais ; les auteurs qu’il ne cite que ponctuellement, en passant ; les auteurs peu cités mais dont l’œuvre est largement présente en filigrane. Pline l’Ancien, par exemple, n’est apparemment pas cité par la Quellenforschung au titre des « sources » de Macrobe ; il n’en reste pas moins qu’il apparaît à plusieurs reprises dans les Saturnales (voir infra). Naas 2002. Voir Naas 2002, 16-67. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 29 discutée 10, ne fait pas allusion, en tout état de cause, à une connaissance universelle qui embrasserait l’ensemble du savoir. Elle désigne plutôt le « cercle des connaissances », un socle commun d’éducation générale 11, par opposition à l’idée d’exhaustivité du savoir, qui est désignée dans l’Antiquité par le terme polumathia. C’est chez Vitruve 12 qu’apparaît, sous la forme encyclios disciplina, la première référence latine à l’enkuklios paideia, l’architecture ne pouvant, selon l’auteur, s’étudier qu’en relation étroite avec d’autres disciplines « encyclopédiques » qui ont de nombreux points communs. Dans l’Institution Oratoire 13, Quintilien reprend aussi la notion grecque pour qualifier un ensemble de disciplines constituant un premier stade fondamental pour l’apprenti orateur, avant qu’il ne découvre la rhétorique. Mais Pline, de son côté, récupère cette notion en en élargissant considérablement les contours, et en l’étendant à une exigence d’exhaustivité et de systématisation. Selon V. Naas 14, le fait même que l’auteur de l’Histoire Naturelle définit son œuvre comme un ensemble de « magasins » et non de « livres » (… thesauros oportet esse, non libros 15) prouve qu’elle répond à une volonté de « fragmenter et d’ordonner le savoir en différentes domaines ». Ces « magasins » du savoir ne sont d’ailleurs pas sans évoquer indirectement la valeur métaphorique des « rayons » de miel dont parle Macrobe dans sa préface 16, pour désigner l’opération de tri du savoir, essentiel à ses yeux. Mais, alors que Macrobe voit dans cette image une illustration vive de son aspiration à l’œuvre d’art, dont la condition de possibilité reste préalablement l’unité, Pline se rattache par ce biais à l’esprit des érudits alexandrins. Si, à travers l’enkuklios paideia, c’est donc, pour Pline, l’exhaustivité du projet qui prime sur son unité, Macrobe attachera plus d’importance au caractère unitaire de son œuvre qu’à une forme quelconque d’exhaustivité, qui n’est d’ailleurs jamais revendiquée en tant que telle et à laquelle il préfère la visée généraliste des sujets traités. Sur ce point précis, Macrobe semble donc être l’héritier moins de Pline que de Vitruve qui, pour qualifier son projet 17, reprend lui-même la notion de corps – l’image passe telle quelle dans les Saturnales 18 –, dans la lignée de la conception cicéronienne d’une culture unitaire 19. Dans l’encyclopédisme latin tel qu’il se développe jusqu’à Macrobe, Varron 20 représente une étape déterminante. L’œuvre de ce polygraphe – grosse de six cents volumes – est presque intégralement perdue, mais les titres conservés ne laissent pas d’attester de son caractère extraordinaire dans l’histoire du savoir antique. Macrobe le cite d’ailleurs à de multiples reprises, qu’il faudrait envisager au cas par cas dans une étude spécifique, pour des détails ponctuels d’érudition, souvent introduits par des formules assez vagues (M. Varro scripsit 21, 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. Voir Marrou 1938, p. 211-235. Selon Marrou 1969, le concept initial d’enkuklios paideia ne comporte que l’idée d’une éducation courante, l’idée de totalité n’étant, d’après lui, apparue qu’à l’époque romaine. Vitr., De Arch., 1, 12. Quint., Inst. Or., 1, 10. Naas 2002, 22. NH, Praef., 17 : « Il faut que ce soient des magasins, et non des livres » (trad. Naas 2002). Sat., Praef., 5. L’image est réinterprétée à partir de Sén., Ad Luc., 84. Vitr., De Arch., 1, 12 : encyclios enim disciplina uti corpus unum ex his membris composita est. Sat., Praef., 3. V. Naas, (Naas 2002, 22), rappelle les passages dans lesquels Cicéron se réjouit de ce que les parties d’une même discipline, jusque-là éparses, soient rassemblées dans un ensemble unique. Voir notamment Cic., De Or., 1, 187-188 : Omnia fere, quae sunt conclusa nunc artibus, dispersa et dissipata quondam fuerunt. Pour une étude de l’encyclopédisme de Varron, voir notamment Della Corte 1970 (1re éd. 1954) ; Riposati & Marastoni 1974. Sat., 1, 3, 2. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 30 refert Varro 22…) et des incises (sicut Varro memorat 23, inquit Varro 24, ut Varroni placet 25…). La réflexion varronienne sur la langue est également de nature à intéresser Macrobe, qu’on a d’ailleurs trop souvent tendance à qualifier de « grammairien » seulement, mais qui met en scène des spécialistes de la langue dans les Saturnales. Selon V. Naas 26, dans l’une de ses dernières œuvres, les Disciplinae, composée entre 33 et 31, Varron instaure un recensement systématique des informations fournies et un classement des différents domaines du savoir. Cette organisation interne pouvait intéresser Macrobe à plusieurs égards : du point de vue de la composition, elle le confortait dans sa volonté de privilégier une architecture forte pour structurer les données éparses des Saturnales ; du point de vue encyclopédique, elle lui permettait de piocher d’aventure dans les œuvres de son devancier pour les intégrer à son projet original. Après cette présentation générale, venons-en au manifeste encyclopédique de Pline, la préface de l’Histoire Naturelle. L’analyse de la préface 27 de l’Histoire Naturelle amène V. Naas à montrer que Pline suit une démarche ambivalente, puisqu’il se réfère à la tradition grecque dont il serait l’héritier, tout en affirmant avec détermination la nouveauté de son projet 28. Au moment de souligner l’intérêt de son projet, Pline affirme ainsi que sa finalité est véritablement d’aider ses lecteurs, beaucoup plus que de leur plaire 29. Autre élément de définition : l’Histoire Naturelle se distingue par le caractère délibérément totalisant des recherches qu’elle présente 30. La volonté d’une « reproduction exhaustive et ordonnée de la nature », pour reprendre une expression forte de V. Naas, fait de la pratique de l’inventaire l’une des priorités fondamentales de l’encyclopédiste, héritier de la tradition alexandrine caractérisée par son ambition de réunir, en un « rêve d’universalité », « tous les savoirs du monde » 31. Procédant de cette tradition, l’œuvre globalisante de Pline serait un prolongement de l’esprit alexandrin, mais aussi de l’esprit d’inventaire qui marque la fin de la République et surtout l’époque augustéenne 32, et qui connaît un sursaut lors de l’installation des Flaviens à la tête de l’Empire 33. Vivant à « une époque de bilan », Pline considérerait donc son œuvre comme une somme, un état de la question à un moment donné de l’histoire des hommes. Ce point permet d’établir une comparaison entre les projets de Pline et de Macrobe. Il est évident qu’à leur manière, les Saturnales sont également une œuvre somme, prenant sens dans la tradition encyclopédique. Dans sa préface, Macrobe présente, en effet, une profession de foi d’autant plus pédagogique qu’il s’adresse directement à son fils, son dédicataire, pour l’édification duquel il a conçu son projet, là où Pline l’Ancien s’adresse à l’empereur Titus dans une lettre inaugurale très rhétorique, forcément plus formulaire et officielle. Toutefois, les Saturnales n’ont pas vocation à l’exhaustivité en tant que telle. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. Sat., 1, 15, 21. Sat., 1, 7, 28. Sat., 1, 3, 5. Sat., 1, 11, 5. Naas 2002, 37. Sur cette préface, voir, en plus de Janson 1964, Köves-Zulauf 1973, 134-184, et Pascucci 1980, 5-39. NH, Praef., 14. NH, Praef., 16. Le titre même de l’ouvrage de Pline pourrait faire référence à la méthode d’enquête systématique à laquelle s’astreint l’auteur. Grimal 1965, 478, propose d’ailleurs de traduire le titre Naturalis Historia par « Recherches sur la Nature », en se fondant sur le sens grec d’histoire, comme le fait notamment Hérodote. Naas 2002, 35. L’auteur fait ici allusion au titre du bel ouvrage collectif consacré à Alexandrie au IIIe siècle, Jacob & de Polignac 1992. Voir Nicolet 1988. Naas 2002, 39-40. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 31 Macrobe explique qu’il entend rassembler, au fil des discussions tenues pendant les trois jours de fête, un ensemble de savoirs, une sorte de digest 34, qui sera utile à son fils. Ces savoirs concernent, il est vrai, des sujets multiples, allant du droit pontifical à la rhétorique du pathos. Mais, pour être globale, cette démarche ne relève nullement d’un inventaire systématique se définissant par son caractère inouï. L’originalité que revendique Macrobe ne concerne pas les contenus de savoir en eux-mêmes, mais l’orchestration littéraire dont ils font l’objet. Là où l’œuvre de Pline est systématique, celle de Macrobe se distingue par un côté « artiste », puisque l’auteur donne l’impression de voler à tout sujet au gré des méandres de la conversation, sans pour autant se soustraire à un véritable ordre de composition. Enfin, si l’œuvre de Macrobe a, comme celle de son devancier dans le genre encyclopédique, l’apparence d’un bilan du savoir réalisé à un moment donné, un certain nombre de précisions doivent être apportées à cet égard. En réalité, on pourrait aller jusqu’à dire que la démarche de Macrobe est strictement opposée à celle de Pline. Pline vit à une époque habitée par le désir de faire l’inventaire des connaissances acquises dans tous les domaines. Macrobe, quant à lui, vit à une époque qui, après la révolution culturelle suscitée par la victoire définitive du christianisme, est soumise à une nouvelle culture officielle. Faisant fi de l’évolution politique et idéologique, les Saturnales dressent le bilan d’une contre-culture abolie, à laquelle quelques irréductibles érudits restent passionnément attachés, comme si de rien n’était. C’est singulièrement à des thèmes privilégiés, s’opposant plus frontalement à la nouvelle culture, que s’intéresse Macrobe. La réception d’Homère, la lecture minutieuse des œuvres de Virgile, « dieu des païens », et l’étude de la religion ancienne, sont dans cette optique des sujets particulièrement iconoclastes 35. Au fond, si l’époque de Pline est caractérisée par la volonté de faire une somme encyclopédique, celle de Macrobe se détache de plus en plus de la culture qui baigne les Saturnales, musée du paganisme littéraire. Bien que les deux projets prennent sens dans des traditions et des contextes différents, il convient d’étudier les éventuels points de recoupement. Quelle place Macrobe accorde-t-il à Pline dans son texte et qu’en a-t-il retenu ? Dans les Saturnales, Macrobe cite nommément Pline l’Ancien à six reprises 36, mais pour ainsi dire en un seul bloc. L’auteur de l’Histoire Naturelle n’est, en effet, convoqué que lors d’une seule conversation 37, celle qui porte sur certains poissons, l’après-midi du deuxième jour de fête. Pour autant, la façon dont Macrobe utilise la matière plinienne semble assez significative. C’est de fait pour une question très ponctuelle de pure érudition – le goût qu’avaient les Romains des derniers temps de la République pour le poisson, et en particulier pour la murène ! –, que Macrobe se tourne vers Pline, dont les catalogues zoologiques participent directement de l’inventaire que l’encyclopédiste établit de la nature 38. La dette de Macrobe apparaît d’autant plus importante pour ces détails d’érudition qu’il se 34. 35. 36. 37. 38. Voir les désignations autoréflexives de l’œuvre en Sat., Praef., 1 : scientiae supellex, et quasi de quodam litterarum peno. Voir Mc Cormack 1998. La dernière traduction française en date de l’ensemble de l’œuvre, Les Saturnales, trad. Bornecque et Richard 1937, ne relevait que trois occurrences dans son index alphabétique des noms d’auteurs cités ; dans son édition des œuvres de Macrobe, Willis 1963 n’en cite que deux. Les références exactes sont : 3, 15, 10 (allusion à NH, 9, 171) ; 3, 16, 5 ; 3, 16, 6 ; 3, 16, 7 (deux occurrences) ; 3, 16, 9 (allusion à NH, 9, 64). Cette conversation de table, qui couvre les chapitres 15 et 16 du livre 3, est orchestrée par Caecina et Rufius Albinus. Voir Naas 2002, 469 sur « la zoologie plinienne ». Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 32 tourne également, à cet endroit, vers Varron et son œuvre De agri cultura 39. Phénomène assez rare pour être mentionné, cette conversation nourrie de l’érudition plinienne donne aussi à Macrobe l’occasion de préciser directement le rapport qu’il entretient avec sa source. On peut ainsi relever dans cet exposé deux passages particulièrement suggestifs du point de vue de l’utilisation des sources : Nec rarus hic Romae piscis, ut peregre accitus, erat. Auctor est Plinius C. Caesarem dictatorem, cum triumphales cenas populo daret, sex milia murenarum a Gauio Hirro ad pondus accepisse 40. Nec infitias eo temporibus Traiani hunc piscem in magno pretio non fuisse, teste Plinio Secundo qui in Naturali historia, cum de hoc pisce loqueretur, sic ait : Nullo nunc in honore est, quod equidem miror, cum sit perrarus inuentu 41. Ces passages, manifestement peu mis en avant par la critique, montrent que, pour ces questions concernant les poissons, Macrobe s’en remet aveuglément à Pline : c’est d’ailleurs assez rare de trouver dans les Saturnales une telle reconnaissance de dette ! Que faut-il en conclure ? D’abord que celui qu’on a largement accusé de dissimuler ses sources n’a aucun scrupule à les afficher dans des cas bien précis, dans lesquels compte surtout la matière brute, sans la moindre élaboration. Le fait même que Macrobe utilise le terme auctor est édifiant à cet égard. Pour exprimer ce qu’il retient de Pline, Macrobe a recours au terme que l’auteur de l’Histoire Naturelle emploie lui-même pour désigner ses propres sources. Dans sa préface, Pline parle des exquisitis auctoribus centum 42 qu’il dit avoir utilisés. Au moment de classer ses sources, il oppose même aux externi (les « étrangers », si l’on se fonde sur la traduction de la C.U.F.) les auctores (les « auteurs », ses sources – vraisemblablement romaines – dans leur ensemble) 43. Ces allusions au goût des anciens Romains pour les murènes prouvent que Macrobe connaît Pline d’une façon ou d’une autre. Ce dernier reste d’ailleurs sans doute présent en filigrane dans d’autres passages, même s’il n’est pas spécifiquement cité. Ce n’est pas parce qu’il ne les cite pas que Macrobe n’a pas ses auteurs présents à l’esprit, et vice versa ! Ici, Macrobe fait donc grand cas de l’auctoritas de Pline, mais cette démarche très ponctuelle ne signifie nullement que c’est la référence à Pline qui s’impose en ce qui concerne la conception du projet global des Saturnales. Macrobe, Aulu-Gelle et l’encyclopédisme des Nuits Attiques Si l’on se fonde sur sa préface 44, l’ouvrage rédigé par Aulu-Gelle et appelé Nuits Attiques 45, l’érudit y ayant consacré ses nuits alors qu’il séjournait près d’Athènes, présente des éléments de comparaison intéressants avec le projet de Macrobe. Dans un article de 1965 46, 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. En Sat., 3, 15, 6 : […] etiam illud indicium est, quod M. Varro in libro de agri cultura refert […]. Sat., 3, 15, 10 : « Ce poisson amené de si loin n’était pas rare à Rome. Je prends Pline comme garant, qui nous apprend que le dictateur C. César donnant des festins au peuple à l’occasion de ses triomphes, Gavius Hirrius lui vendit six mille livres pesant de murènes » (trad. Bornecque revue par nos soins, pour ce passage et pour tous les autres cités dans cet article). Sat., 3, 16, 5 : « Et je conviens qu’à l’époque de Trajan, ce poisson n’était pas très apprécié. Témoin Pline l’Ancien qui, dans son Histoire Naturelle, parlant de ce poisson, s’exprime ainsi : "aujourd’hui, l’on n’en fait aucun cas et je m’en étonne car il est très rare" ». NH., Praef., 17. Sur cette opposition entre les auctores et les externi dans les sources de Pline, voir Naas 2002, 181-182. Voir notre analyse détaillée de la préface des Saturnales. Pour une approche globale des enjeux de l’œuvre, voir l’étude de Holford-Strevens 1988. Voir Türk 1965, 381-406, article en un sens pionnier sur lequel nous reviendrons. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 33 E. Türk notait déjà un certain nombre de convergences entre les deux projets. Les deux auteurs sont des érudits ayant une bonne connaissance de la littérature grecque et latine. À partir de leurs nombreuses lectures, ils ont tous deux pris des notes qu’ils ont utilisées d’une manière ou d’une autre. Enfin, ils dédient l’un comme l’autre leur ouvrage à leurs enfants. Par ailleurs, comme l’a montré de longue date la Quellenforschung 47, Aulu-Gelle est, pour Macrobe, un modèle évident pour ce qui a trait à la pratique de la compilation. D’où une première question : que retient Macrobe d’Aulu-Gelle ? Contrairement à ce que semblent avancer certains savants 48, les auteurs de la dernière traduction française en date de l’ensemble des Saturnales 49 et même l’éditeur J. Willis 50, Macrobe cite bel et bien Aulu-Gelle dans les Saturnales, mais une seule fois : en Sat., 3, 17, 3, lors d’une conversation sur les lois somptuaires, au cours de laquelle l’orateur fait allusion à la loi Fannia, d’après le témoignage des Nuits Attiques 51. Cumque auctoritatem nouae legis aucta necessitas imploraret, post annum uicesimum secundum legis Orchiae Fannia lex data est, anno post Romam conditam secundum Gellii opinionem quingentesimo nonagesimo secundo 52. De façon assez troublante, ce passage se trouve d’ailleurs à proximité de celui où Macrobe cite nommément Pline l’Ancien, qui lui sert ponctuellement d’auctor, et précède aussi une référence à Sammonicus Serenus 53. Il est, en tout cas, fondamental de constater, grâce au statut occupé par Aulu-Gelle dans l’ensemble des Saturnales, que, d’une manière générale, Macrobe n’a nullement besoin de citer une source pour l’utiliser ou la réexploiter. On pourrait même penser que c’est dans les rares cas où l’élément emprunté est anodin et ne donne pas lieu à une élaboration littéraire nouvelle que Macrobe prend le soin de préciser sa source. Lorsqu’il démarque manifestement ses devanciers, il est rare qu’il fasse directement allusion à eux 54. C’est en raison de ce genre de pratique que la critique 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. Les jugements de certains humanistes sur Macrobe ne sont d’ailleurs guère plus élogieux. L’éditeur Jan, 1848-1852, cap. 4, rapporte, p. 58, deux remarques de Petrus Crinitus sur le relation qui existe entre Macrobe et Aulu-Gelle : De praetexta in Saturnalibus ait (scil. Crinitus) multa referri quae Macrobius e Gellianis Noctibus maiore studio quam iudicio transtulerit […], puis Macrobius fur dictus ideo quod ex eo (scil. Gellio) inter commentarios suos multa descripsit Gellii nomine dissimulato (ce qui d’ailleurs est faux, voir infra), cité par Türk 1965, 381. Türk 1965, 404, écrit ainsi : « Il est vrai que M. (scil. Macrobe) n’a jamais nommé A.G. (scil. Aulu-Gelle) […] ». Dans Les Saturnales (trad. Bornecque et Richard 1937), l’index alphabétique des noms d’auteurs cités, p. 461-464, pose problème. Il précise, p. 463, qu’Aulu-Gelle est cité en 1, 8, 1 et en 1, 16, 21, avec, dans ce cas, une référence au livre 15 des Annales qui ne laisse pas de surprendre… Tout porte à croire qu’il s’agit d’une confusion entre Aulu-Gelle et Cn. Gellius, historien du Ier siècle avant J.-C., auteur d’Annales. Dans l’index scriptorum qu’il présente dans le deuxième tome de son édition des œuvres de Macrobe, à la suite du Commentaire sur le Songe de Scipion, Willis 1963 ne fait pas référence à Aulu-Gelle. Dans son texte, il retient pourtant, tout comme H. Bornecque, l’allusion au passage des Nuits Attiques consacré à la loi Fannia et la mention secundum Gellii opinionem, sans laisser planer de doute dans son apparat critique… J. A. Willis note bien, en revanche, les deux références aux Annales de Cn. Gellius. Noct. Att., 2, 24, chapitre dans lequel Aulu-Gelle étudie l’ancienne frugalité et les lois somptuaires : Sed post id senatus consultum lex Fannia lata est, quae ludis Romanis, item ludis plebeis et Saturnalibus et aliis quibusdam diebus in singulos dies centenos aeris insumi concessit decemque aliis diebus in singulis mensibus tricenos, ceteris autem diebus omnibus denos. On notera, en passant, la mention des jeux saturnaux qui n’a pas pu ne pas interpeller Macrobe, lorsqu’il lisait Aulu-Gelle. L’auteur des Saturnales s’offre peut-être ici le luxe d’un « clin d’œil » complice à destination de son lectorat cultivé. Sat., 3, 17, 3 : « Comme la nécessité d’une nouvelle loi se faisait sentir chaque jour, vingt-deux ans après la loi Orchia fut votée la loi Fannia, l’an de Rome 592, d’après l’opinion d’Aulu-Gelle ». Sammonicus Serenus, Res Reconditae, 5, toujours au sujet de la loi Fannia. Dans une récente communication (Clermont-Ferrand, janvier 2005) sur la présence de Suétone chez Macrobe, qui, dans son exposé sur le calendrier, s’inspire manifestement du traité perdu De anno Romanorum de Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 34 a parfois reproché à Macrobe de dissimuler ses sources. À partir d’une approche plus libre des notions d’imitatio et de tractatio, qui restent les fondements de la poétique classique 55 et prennent une acuité particulière à l’époque tardive et dans le cadre socio-culturel des Saturnales, il s’agit plutôt d’y voir une extension du champ de la création littéraire, tout en faisant signe au public cultivé, amoureux des lettres du passé. Si l’on s’attache à présent aux caractéristiques du projet encyclopédique, on notera qu’Aulu-Gelle débute la préface de son ouvrage en précisant d’emblée que les Nuits Attiques n’ont pas vocation à séduire le lecteur par leur charme poétique, ce qui n’est pas sans rappeler la prise de position de Pline l’Ancien. Derrière ce qu’il y a de très convenu dans cette forme dérivée du locus humilitatis 56, Aulu-Gelle ne prétendant pas atteindre à la grâce des Muses, l’auteur précise la finalité qu’il recherche. Il conçoit son ouvrage comme une parenthèse ludique censée divertir ses enfants du poids des affaires publiques 57. La distance l’éloignant de Macrobe est donc considérable, pour qui l’essentiel est l’éducation de son fils et sa réussite grâce à la maîtrise du socle fondamental de la culture classique. Le rapport au savoir ne sera pas le même dans les Saturnales, dont la dimension didactique est affirmée avec d’autant plus d’autorité qu’elle justifie l’ensemble du projet macrobien. Le projet d’Aulu-Gelle n’est pas proprement pédagogique : ce dernier ne parle que de remissio pour ses enfants, quand Macrobe s’engage pour l’institutio de son fils. La méthode suivie par Aulu-Gelle et sa technique de composition sont deux autres critères déterminants dans la perspective d’une comparaison avec Macrobe. Aulu-Gelle explique clairement que c’est au hasard, au gré de ses lectures, qu’il a recueilli des éléments pour les intégrer tels quels dans son projet. Vsi autem sumus ordine rerum fortuito, quem antea in excerpendo feceramus. Nam proinde ut librum quemque in manus ceperam seu Graecum seu Latinum uel quid memoratu dignum audieram, ita quae libitum erat, cuius generis cumque erant, indistincte atque promisce annotabam 58. En tant que telle, la méthode d’Aulu-Gelle se définit par le refus de la composition, remplacée par la simple juxtaposition de données éparses sans unité organique. Sur ce point précis, il est manifeste qu’Aulu-Gelle est un repoussoir pour Macrobe, qui est habité par une véritable obsession de l’organicité. Là où Aulu-Gelle se contente de recopier des données empruntées à ses devanciers, Macrobe les recueille pour les refondre dans une nouvelle totalité de sens, et les démarquer à l’occasion 59. C’est dans cette exploitation ad hoc des éléments du savoir – bien présents mais soumis à une véritable élaboration littéraire – que l’on trouve l’une des spécificités du didactisme macrobien. Alors que Macrobe 54. 55. 56. 57. 58. 59. Suétone, Ch. Guittard notait que le fait que Macrobe ne cite jamais Suétone dans les Saturnales est « la preuve d’une utilisation tue », sachant toutefois que « le souci de la composition est en tout cas l’œuvre de Macrobe ». Voir surtout, pour son exhaustivité sur les questions techniques, Cizek 1994. L’époque tardive est, plus que tout autre, celle des réécritures, pastiches, commentaires, centons ou autres interpretationes. Voir Curtius 1954, p. 93. Gell., Noct. Att., Praef, 1. Gell., Noct. Att., Praef., 2 : « J’ai suivi l’ordre fortuit dans lequel s’étaient présentés mes extraits. Toutes tes fois que j’avais en main un livre grec ou latin, ou que j’entendais rapporter quelque chose de remarquable, dès que mon attention était frappée et sur quelque sujet que ce fût, je prenais des notes sans ordre et sans suite ». C’est très significativement le cas pour la préface d’Aulu-Gelle, que Macrobe reprend pour corriger – et même nier – certaines idées ou certains mots et ainsi élaborer un véritable manifeste poétique sur sa technique de composition. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 35 exhume la fête légendaire des Saturnales et réactive les codes sympotiques pour donner une incarnation et un sens véritables aux contenus de savoir qu’il présente, Aulu-Gelle avoue que même le titre de son ouvrage n’a fait l’objet d’aucun soin particulier 60. Preuve importante de ce qu’il ne s’affirme pas, dans son ouvrage, comme un véritable auctor, Aulu-Gelle n’assume pas la responsabilité de ce qu’il écrit et invite le lecteur qui découvrirait une erreur dans les Nuits Attiques à se reporter à la source première 61. Il est rare, au contraire, que Macrobe fasse si ouvertement allusion à ses sources 62 – on lui a d’ailleurs assez reproché de les dissimuler ! – car le traitement spécifique qu’elles reçoivent dénature la lettre même du texte original. Le seul élément que Macrobe semble avoir repris à son compte concerne la dimension réduite donnée à l’ouvrage et son caractère pratique. Singulièrement, l’auteur des Saturnales emprunte à Aulu-Gelle l’image gourmande du « garde-manger littéraire », de l’armoire à provisions, qui réapparaît telle quelle des Nuits attiques aux Saturnales. Toutefois, la mise en scène sympotique donne à l’image une résonance bien supérieure chez Macrobe. En vertu du principe, hérité d’Héraclite d’Ephèse, selon lequel l’excès de connaissance ne profite pas à l’esprit 63, Aulu-Gelle affirme s’être limité aux principes de base qu’il est nécessaire que chacun connaisse. Son travail lui sert d’ailleurs même de « pense-bête », si l’on ose dire : […] eaque mihi ad subsidium memoriae quasi quoddam litterarum penus recondebam, ut, quando usus uenisset aut rei aut uerbi, cuius me repens forte obliuio tenuisset, et libri, ex quibus ea sumpseram, non adessent, facile inde nobis inuentu atque depromptu foret 64. Dans cette perspective, les Nuits Attiques semblent presque fonctionner comme une liste de données scolaires, recopiées telles quelles, ou comme un recueil d’exempla. À partir d’un même travail de lectures et de prise de notes, Macrobe manifeste une ambition supérieure, puisqu’il conçoit non pas un compendium, un memento ou un « pense-bête », mais une méthode inédite pour l’instruction de son fils, et que cette méthode est fondée sur l’orchestration littéraire des contenus de savoir. Certes, il est indéniable qu’Aulu-Gelle est l’une des sources de Macrobe et que l’auteur des Saturnales exploite parfois les Nuits Attiques en y apportant moins de corrections que dans les passages précités 65. Mais il est patent que Macrobe corrige fréquemment le texte d’Aulu-Gelle en tirant parti de ses lectures très étendues 66. L’un des intérêts intrinsèques des Saturnales est donc de porter au jour le travail d’écriture et la mise en scène à la faveur desquels des données brutes, qu’on peut retrouver dans une œuvre ne revendiquant aucun principe d’organisation interne, sont fondues en une totalité de sens inédite, qui prend un écho particulier dans le moment de l’œuvre. 60. 61. 62. 63. 64. 65. 66. Gell., Noct. Att., Praef., 4. Gell., Noct. Att., Praef., 18. Si l’on omet le cas particulier de Platon. Voir notamment Lausberg 1991. Gell., Noct. Att., Praef., 12. Gell., Noct. Att., Praef., 2. : « C’étaient, pour ainsi dire, des provisions littéraires, que je mettais en réserve pour aider ma mémoire : ainsi, quand j’avais besoin d’un fait ou d’un mot, et que ma mémoire me faisait défaut ou que je n’avais pas à ma disposition les livres originaux, j’avais un moyen facile de les trouver et de les mettre au jour ». Comme, par exemple, en Sat., 1, 6, 18-25. Dans le détail, Türk 1965, passim, montre que chaque comparaison d’un passage des Nuits Attiques avec son pendant dans les Saturnales est l’occasion de la découverte d’un nouveau nom à la liste des auteurs connus de Macrobe. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 36 Adopter pour adapter : genre sympotique, formes didactiques Étudier l’appartenance générique d’une œuvre, c’est porter au jour les filiations qui la rattachent plus ou moins directement à des codes prédéfinis. C’est aussi mettre en lumière les modalités conduisant une œuvre nouvelle, par définition singulière et isolable dans le champ littéraire, à être susceptible d’entrer en négociation avec les canons d’une tradition donnée. Il s’agit enfin d’envisager les conditions très concrètes du travail de l’écrivain, la méthode qu’il a suivie tout au long du processus de composition. Dans le cas de Macrobe, cette question soulève d’ailleurs de vastes enjeux, au carrefour de l’imitation et de la création, de la culture scolaire et même encyclopédique, et de la visée exclusivement artistique. C’est en reconstituant les techniques concrètement mises en œuvre par l’auteur des Saturnales et en exhumant les traces éventuelles des lexiques, manuels ou autres usuels, que l’on parvient à inscrire le banquet macrobien dans la tradition didactique et, singulièrement, de la rhétorique scolaire, dont on retrouve ici certains cadres. Traces scolaires Dans deux articles de fond 67 se proposant de réévaluer, pour quelques passages précis, la question des sources de Macrobe, en repartant des résultats de la Quellenforschung et à la lumière de travaux fondateurs dans le domaine de la réception et de la critique de Virgile 68, H. D. Jocelyn est parvenu à nous renseigner sur certains aspects de la méthode de travail suivie par Macrobe pour composer les Saturnales. Les études en question prenant le parti de considérer les Saturnales comme « a mass of learned matter thrown into the form of a symposiastic dialogue » 69, elles négligent la façon dont Macrobe met en œuvre le savoir pour se focaliser exclusivement sur l’origine des données érudites qui font la matière du banquet. Aussi cette approche est-elle très édifiante en ce qui concerne la façon dont Macrobe s’approprie les contenus pédagogiques. L’analyse des chapitres 1-5 du sixième livre, consacrés aux uersus, loci et uerba empruntés par Virgile aux anciens poètes, démontre que Macrobe a eu recours à au moins deux monographies dans son travail de rédaction : l’une, sans doute l’œuvre de Perellius Faustus 70, hostile à Virgile, défend la thèse d’un échec de ce dernier dans son travail d’adaptation des données empruntées ; l’autre, sans doute l’œuvre d’Asconius Pedianus 71, a pour objet de contrer les attaques des commentateurs reprochant à Virgile d’utiliser des loci dans un cadre nouveau. Tout en reconnaissant qu’il est vain de se poser la question de savoir qui fut le premier à rassembler, au sein de la discussion occupant les convives au livre cinq, les listes de furta d’inspiration anti-virgilienne et la collection d’inspiration pro-virgilienne des innovations poétiques, H. D. Jocelyn note néanmoins que tout porte à croire que Macrobe n’en est pas le responsable. Plusieurs indices concordants 72 tendent à prouver qu’une fusion 67. 68. 69. 70. 71. 72. Jocelyn 1964 et 1965. Regel 1907 ; Norden 1915. Jocelyn 1964, 281. Sur ce sujet, voir Donat, Vita Vergilii, 44-47 : Herennius tantum uitia eius, Perellius Faustus furta contraxit. Sed et Q. Octauii Auiti Homoioteton octo uolumina quos et unde uersus transtulerit continent. Asconius Pedianus libros, quem contra obtrectatores Vergiliis scripsit, pauca admodum obiecta ei proponit eaque circa historiam fere et quod pleraque ab Homero sumpsisset ; sed hoc ipsum crimen sic defendere adsuetum ait : cur non illi quoque eadem furta temptarent ? Verum intellecturos facilius esse Herculi clauam quam Homero uersum subripere ; et tamen destinasse secedere ut omnia ad satietatem maleuolorum decideret. Sur Quintus Asconius Pedianus (9 av. J.-C. – 76 ap. J.-C ou, selon une autre source, 3 – 88 ap. J.-C), voir l’Enciclopedia Virgiliana, p. 366-367, ainsi que Linke 1880, 43. Sur ce point, l’auteur s’appuie sur un passage des Nuits Attiques où Aulu-Gelle, qui écrivait sous le règne d’Antonin le Pieux, fait allusion aux uerba, aux uersus et aux loci empruntés par Virgile à Lucrèce (Noct. Att., 1, 21, 7 : Non uerba autem sola, sed uersus prope totos et locos quoque Lucreti plurimos sectatum Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 37 entre ces différentes traditions de la réception de Virgile existait bien avant l’époque de Macrobe. La fusion de ces deux collections aurait été opérée au moins trois siècles plus tôt. Le fait est que l’on trouve, en tout cas, plusieurs confirmations des vues de H. D. Jocelyn concernant la présence latente d’un commentaire anti-virgilien dans un certain nombre de passages. Dans le détail, on peut relever maints jugements de valeur critiques que Macrobe s’est sans doute oublié à recopier sans prendre le soin de les intégrer véritablement au cadre sympotique. En Sat., 5, 13, 13, Eustathe, l’un des convives du banquet, note que Virgile a « gâté » deux comparaisons homériques en les fondant ensemble (temerauit). En Sat., 5, 13, 15, le spécialiste remarque un défaut dans un vers de Virgile (uitium). En Sat. 5, 13, 17, il insiste sur le caractère nu et trop bref d’un récit virgilien (narrationem facti nudam et breuem Maro posuit). Au livre 6, l’accusation de plagiat dont Virgile fait l’objet s’étend même sur les œuvres de Cicéron (Nec Tullio compilando, dum modo undique ornamenta sibi conferret, abstinuit) 73. En dépit de son admiration personnelle pour Virgile, Macrobe laisse donc passer dans le cours des conversations des remarques assez dures provenant d’une source extérieure. Si l’on raisonne en se fondant sur la fiction sympotique, on pourrait croire, il est vrai, qu’Eustathe est grec et qu’en critiquant ponctuellement Virgile, il ne fait que mieux mettre en valeur le génie du grec Homère. Mais c’est son haut degré de compétence technique, quels que soient les partis pris patriotiques, qui l’amène à présenter un docte exposé sur la scène des Saturnales, et ce spécialiste reconnu présente aussi, par la suite, des passages où Virgile lui semble avoir dépassé son modèle grec : c’est la raison pour laquelle il semble difficile de mettre en doute la présence d’éléments didactiques directement issus d’une tradition anti-virgilienne. Le fait, par ailleurs, que ces différentes piques décochées contre Virgile se trouvent au sein de passages aisément isolables dans l’œuvre semble confirmer l’idée que Macrobe, dans son travail d’écriture, s’est aidé de ces monographies anti-virgiliennes en des endroits précis. La réplique pro-virgilienne, dont H. D. Jocelyn pense qu’elle provient directement de l’ouvrage composé par Asconius Pedianus, n’en a que plus d’impact didactique, dans une œuvre qui fait du débat contradictoire un principe de progression et qui privilégie souvent les aspects pro et contra d’un même sujet 74. S’il a eu recours ponctuellement, pour ces passages didactiques, à des monographies spécifiques, Macrobe a sans doute également utilisé pour les Saturnales des usuels, et notamment des dictionnaires et des lexiques. Les chapitres 4 et 5 du livre 6, consacrés aux termes grecs et étrangers que Virgile a repris de ses devanciers, en portent manifestement la trace 75. H. D. Jocelyn a mis au jour plusieurs séries de termes dans lesquelles l’ordre alphabétique est respecté, à de rares exceptions près. 72. 73. 74. 75. esse Vergilium uidemus), ce qui atteste de l’existence d’un fonds commun comparable à celui qui nourrit le début du livre 6 des Saturnales. H. D. Jocelyn note aussi (Jocelyn 1964, 287) que l’argument produit en Sat., 6, 1, 5 (non nulla ab illis in opus suum quod aeterno mansurum est, transferendo fecit, ne omnino memoria ueterum deleretur, quod, sicut praesens sensus ostendit, non solum neglectui uerum etiam risui habere iam coepimus) rappelle les vues de Suétone (De gramm. et rhet., 24) sur M. Valerius Probus, l’un des artisans du retour en grâce, à l’époque impériale, des poètes de la République. Enfin, l’imitation des anciens auteurs latins, telle que se la propose Virgile, selon Macrobe en Sat., 6, 1, 6-7, apparaît à H. D. Jocelyn comme une réminiscence de Pline l’Ancien (NH, Praef., 22 : scito enim conferentem auctores me deprehendisse a iuratissimis ex proximis ueteres transcriptos ad uerbum neque nominatos, non illa Vergiliana uirtute, ut certarent…), qui écrivait lui-même en 77. Sat., 6, 2, 33 : « Et il ne s’est même pas privé de piller Cicéron, pourvu qu’il pût se procurer des ornements de toutes parts ». Voir la disputatio in utramque partem en Sat., 7, 16. Voir Jocelyn 1965, 130. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 38 Sat., 6, 4, 11-16 : defluere – discludre – deducere – proicere – tempestiuus. Sat., 6, 5, 2-6, pour les épithètes : gradiuus – mulciber – petulcus – (liquidus) – tristis – (auritus). Ces suites alphabétiques semblent aussi par endroits, surtout dans le chapitre 5, respecter à peu près un principe de regroupement des termes par catégorie grammaticale. Il est donc possible que Macrobe, ou du moins le commentateur à l’origine de ces regroupements, ait utilisé un usuel grammatical classé par ordre alphabétique. H. D. Jocelyn a montré 76 que les listes de termes de l’énorme lexique De significatu uerborum de Verrius Flaccus partagent une source commune avec certaines des listes, sinon toutes, figurant dans le début du livre 6 des Saturnales. Dans l’abrégé de Festus, on trouve d’ailleurs un article sur l’adjectif petulcus 77, faisant référence à des passages de Virgile, Lucrèce et Afranius que l’on retrouve tels quels, pour les deux premiers, en Sat., 6, 5, 3-4. On découvre même, dans l’abrégé de Paul Diacre, des articles sur gradiuus, mulciber et auritus, termes étudiés par Macrobe en Sat., 6, 4-5, ainsi que, pour illustrer le terme daedalus 78, des citations de Lucrèce et de Virgile que l’on retrouve en Sat., 6, 4, 20. Bien que le lexique de Verrius Flaccus ne soit pas la source exclusive de Macrobe au début du livre 6 79, il est la source principale et ultime, comme le montre la permanence des références dans les abrégés successifs. En reprenant à son compte cette tradition, Macrobe démontre donc que, pour composer l’ouvrage singulier que sont les Saturnales, en partie héritières du genre du traité didactique, il a lui-même recours aux monographies spécialisés et aux usuels. Que faut-il en conclure ? D’abord que, bien loin d’apparaître comme une faillite du projet macrobien, la mise au jour de ces traces scolaires ne fait qu’apporter une confirmation pratique des principes de composition que l’auteur énonçait dans sa préface. Macrobe ne revendiquant pas l’originalité des matières qu’il compile, mais l’orchestration à laquelle il les soumet dans le cadre d’une œuvre tirant sa dimension artistique de son organicité, ce ne sont pas les traces de certains ouvrages didactiques qui dénaturent la singularité des Saturnales. A contrario, il convient de se demander quelle forme prendrait un ouvrage délibérément didactique qui ne se fonderait pas sur les ouvrages didactiques l’ayant précédé et ne les citant pas. À partir des éléments découverts et de l’analyse que nous en avons proposée, il semble plus conforme aux objectifs que Macrobe s’assigne d’insister sur la culture encyclopédique d’un auteur qui reprend ponctuellement à son compte, dans le moment de la composition, certaines méthodes auxquelles il s’est intéressé en tant que didacticien. Au fond, lorsqu’il s’intéresse à Virgile, Macrobe utilise toutes sortes de grammaires, manuels, lexiques savants, et ne s’appuie pas sur une lecture directe des anciens poètes. Pour un auteur « scolaire », Macrobe utilise des sources didactiques remises en perspective et réinvesties. Mais mettre en lumière la façon dont Macrobe a eu recours à des usuels pour se constituer un ensemble de références sur Virgile, c’est réciproquement insister sur l’importance fondatrice – puisque c’est la tâche qui incombe au seul auteur – de la composition générale de l’œuvre et du regard réflexif porté sur le passé, en fonction des intentions artistiques et pédagogiques qui sont celles de Macrobe. 76. 77. 78. 79. Jocelyn 1965, 130. Lindsay 226, 4. Lindsay 59, 26. H. D. Jocelyn, 1965, remarque par ailleurs, p. 131, que l’on trouve dans les Institutiones grammaticae de Priscien un bloc de citations, provenant sans doute du grammairien du deuxième siècle Flauius Caper, qui coïncident avec les citations sur lesquelles Macrobe s’appuie en Sat., 6, 5, 14. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 39 Arrière-plan rhétorique Étudier la tradition dont relèvent les Saturnales, c’est enfin prendre en compte la façon dont l’antique cadre sympotique est réévalué à l’époque tardive pour participer directement à un projet didactique. La libre circulation de la parole entre les convives et leurs contributions particulières sont ainsi propices à la constitution d’un savoir littéralement mis en scène. Mais si, à considérer les structures d’ensemble, les Saturnales sont bel et bien un banquet, Macrobe est parvenu à tirer parti de la généralisation de la forme dialoguée pour y enchâsser, au niveau des structures fines, un certain nombre de sous-genres et de formes spécifiques investis de rôles précis. Même s’il n’est pas couramment qualifié de « rhéteur », même s’il n’est pas exclusivement « grammairien », comme on le prétend parfois, il est évident que Macrobe s’est intéressé de très près, comme tous les lettrés de son temps, aux préceptes rhétoriques, ainsi qu’à leur enseignement. Les termes mêmes dans lesquels il dévoile son projet didactique dans la préface sont sans ambiguïté : il n’est rien d’important pour l’éducation de son fils qui sera omis dans les Saturnales. Macrobe était bien placé pour savoir que, dans les milieux lettrés païens du cinquième siècle de notre ère, la maîtrise des socles rhétoriques et l’habileté à les manier, dans le cadre d’exercices puis au fil de la vie publique, étaient des conditions indispensables de la réussite sociale. H.- I. Marrou 80 a d’ailleurs très clairement montré comment l’éloquence scolaire s’est rapidement orientée vers cet art du conférencier, vers « cette éloquence d’apparat qui définit la forme supérieure de l’art aux yeux des lettrés latins de l’Empire, comme à ceux de leurs contemporains grecs de la Seconde Sophistique ». En raison de l’importance sociale qu’a encore à l’époque la rhétorique, il faut souligner le rôle des sous-genres et des formes qui, incrustés dans la trame des conversations, ont un rapport net avec le genre didactique. Ces formes rhétoriques isolables, marquées par les traditions oratoires et scolaires, contribuent directement, de fait, à la réalisation du projet pédagogique. Quand, en effet, les Saturnales sont émaillées de sentences, d’anecdotes ou de maximes empruntées à un glorieux poète, elles relèvent du régime de la compilation et Macrobe a recours à ces formes comme à des ornements destinés à couronner une leçon. Quand, en revanche, Macrobe a recours à une forme didactique pour écrire les Saturnales, quand, en tant qu’auteur, il conçoit une narratio 81, fait prononcer un éloge ou un blâme à tel convive 82, ou une disputatio à tel autre 83, sa démarche, proprement auctoriale, relève du régime poétique de l’écriture et s’insère dans un ensemble de codes rhétoriques dont il a voulu que son œuvre soit porteuse pour répondre à sa finalité. C’est dans cette perspective que l’on peut envisager l’influence qu’ont pu avoir sur Macrobe les progymnasmata, les exercices préparatoires pratiqués dans les écoles, afin d’affermir les connaissances techniques des étudiants et de leur donner un solide bagage rhétorique. Ces exercices de style s’articulent, de traité en traité, à peu près toujours autour des mêmes formes : mythos – fabula ; chrie – usus ; gnome – sententia ; diegema – narratio ; anaskeue – refutatio ; kataskeue – confirmatio ; koinos topos – locus communis ; enkomion -laus ; psogos – uituperatio ; synkrisis – comparatio ; ethopoiia – adlocutio (ou sermocinatio) ; ekphrasis – descriptio ; thesis – positio ; nomou eisphora – legislatio. 80. 81. 82. 83. Marrou 1948 (7e éd., 1975), 92. Voir par exemple Sat., 2, 5. Voir Sat., 1, 24. Voir Sat., 7, 16, Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 40 Au vu de la façon dont travaille Macrobe, il semble impossible de démontrer, au sens scientifique du terme, l’influence directe qu’ont eue sur son œuvre les exercices rhétoriques, tels qu’ils sont notamment conçus et codifiés dans les différents traités. Macrobe ne citant spécifiquement aucun d’entre eux, comme il était permis de s’y attendre, on ne peut, en effet, déterminer en toute rigueur quels ouvrages didactiques il avait à sa disposition au moment de composer les Saturnales. Et d’ailleurs, même s’il citait des passages d’Aelius Théon 84, d’Hermogène 85 ou d’Aphthonios 86, il aurait très bien pu les recopier, et partant les modifier, à partir d’un ouvrage de compilation. L’ignorance dans laquelle nous sommes, à quelques exceptions près, sur la composition de la bibliothèque d’usuels dont Macrobe s’est aidé ne nous permet donc pas de mettre au jour des applications strictes, dans les Saturnales, des différents exercices théorisés dans les traités. Il n’en reste pas moins possible d’envisager comme des entités singulières, comme des formes enchâssées dans les flots de la conversation, les passages qui, sans que Macrobe se livre à quelque commentaire d’ordre théorique, se rattachent manifestement à ces exercices rhétoriques. Lui-même héritier de la tradition rhétorique en tant que pédagogue, Macrobe a, de fait, baigné dans cet univers, qui constitue une sorte de doxa communément admise. Ces formes rhétoriques constituent donc un schéma d’écriture de base, une publica materies 87 à laquelle tout lettré est susceptible d’avoir recours, ne fût-ce qu’inconsciemment 88, pour exécuter un certain nombre de figures imposées. Les Saturnales comprennent ainsi maintes formes rhétoriques enchâssées, dont il importerait d’étudier dans le détail quelques utilisations particulièrement manifestes et édifiantes pour le didactisme macrobien. De la même façon que, comme le rappelle A. Cizek 89, les Héroïdes d’Ovide sont une suite d’éthopées sous forme de lettres, que les Satires d’Horace, comme celles de Juvénal, sont le cadre où se côtoient thèses, blâmes, éloges et descriptions, de la même façon que Stace conçoit le genre littéraire de la silve comme un catalogue de formes enchâssées et que Plutarque envisage ses biographies parallèles comme des comparaisons suivies, Macrobe nourrit de ces incrustations sa pratique innovante du genre sympotique. Les porter au jour et mettre en lumière leur ordonnancement contribuent donc à la découverte de la pédagogie, mais aussi de l’élaboration littéraire à laquelle la soumet Macrobe : par ces deux dimensions, l’étude des progymnasmata semble être un axe important pour tenter de comprendre la spécificité du didactisme macrobien. Limites du genre sympotique, omniprésence de la finalité didactique Une étude antérieure 90, procédant notamment à un inventaire de la matière traditionnelle dans un banquet, nous avait permis d’établir un constat sans appel : les limites du paradigme sympotique dans les Saturnales apparaissent d’elles-mêmes. Autant Macrobe accepte de composer avec les lois du genre, autant il ne rédige pas les Saturnales pour 84. 85. 86. 87. 88. 89. 90. Progymnasmata, (Patillon 1997). Progymnasmata, (Spengel 1853-1856, 1-18). Progymnasmata, (Spengel 1853-1856, 19-56). Hor., Ars Poetica, v. 131-135 : Publica materies priuati iuris erit, si/non circa uilem patulumque moraberis orbem,/nec uerbo uerbum curabis reddere fidus/interpres nec desilies imitator in artum,/unde pedem proferre pudor uetet aut operis lex. Voir Aug., Conf., 10, 8, 12, sur les palais de la mémoire : transibo ergo et istam naturae meae, gradibus ascendens ad eum qui fecit me, et uenio in campos et lata praetoria memoriae, ubi sunt thesauri innumerabilium imaginum de cuiuscemodi rebus sensis inuectarum. Ibi reconditum est quidquid etiam cogitamus, uel augendo uel minuendo uel utcumque uariando ea quae sensus attigerit, et si quid aliud commendatum et repositum est quod nondum absorbuit et sepeliuit obliuio. Cizek 1994, 238. Goldlust 2005 et Goldlust 2007. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 41 écrire un banquet en tant que tel. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas suivre J. Flamant lorsqu’il affirme que « tout, dans les Saturnales, relève du genre sympotique » 91. Ce jugement fait totalement fi de l’existence d’une préface qui s’impose comme un manifeste auctorial codifiant toute l’œuvre. Avant même qu’il ne délègue la parole au narrateur, dans le cadre d’un prologue enchâssant, comme il est de coutume, l’ensemble des conversations du banquet, Macrobe a, en effet, déjà pris la parole à titre personnel, en tant qu’écrivain et que père, pour expliciter la valeur pédagogique de l’ouvrage qu’il présente. Si l’on met en avant la préface de l’œuvre, ce que tout nous invite à faire – la dispositio, le souci de sa composition organique, sa place liminaire reléguant le prologue au second plan, la sincérité et l’authenticité du ton –, il semble beaucoup plus légitime d’avancer que tout, dans les Saturnales, est soumis au genre didactique. Connaissant le goût de Macrobe pour les formes littéraires et le plaisir qu’il prend à jongler avec les conventions des genres, on pourrait même envisager le recours apparent au genre du banquet comme un simple prétexte justifiant l’existence d’une parole collégiale. Macrobe affirmant sa volonté de traiter d’une multiplicité de sujets, dans une œuvre qui est d’emblée placée sous le signe de la multiplicité de la nature, la seule possibilité qu’il avait pour embrasser tous les sujets, à défaut d’écrire un simple manuel ou d’avoir recours à la forme sèche des rubriques encyclopédiques, était de créer une fiction, dans laquelle plusieurs contributeurs, spécialistes reconnus dans des domaines bien précis, se passent successivement la parole. À cette exigence de mise en scène, la forme sympotique a apporté une solution bien pratique, puisqu’elle fait de la circulation d’une parole collégiale son principe de fonctionnement. Mais ce vêtement commode ne doit pas nous abuser : Macrobe ne retient du banquet que ce qui sert son projet personnel. La manifestation la plus évidente de la retractatio qu’impose Macrobe à la forme sympotique concerne l’éclatement d’un sujet unique – le Banquet platonicien étant consacré uniquement à l’amour – en une grande variété et une diversité en droit infinie de sujets, condition sine qua non pour pouvoir prétendre à l’encyclopédisme tout en échappant à la rubrique. Singulièrement, J. Flamant a lui-même montré à quel point la façon dont s’insèrent l’exposé de théologie solaire de Prétextat et les différents exposés ponctuels constituant autant d’excursus, contredit les règles : « longueur de l’exposé, ton didactique, unité du développement […] » 92. Quand, en revanche, Macrobe reprend à son compte, sans trop les modifier, les règles et les usages sympotiques, c’est qu’ils sont, la plupart du temps, paradoxalement de nature à étoffer son projet didactique. Les relances dramatiques de la conversation permettent de faire le point sur une question et d’en lancer une autre. La présence de personnages d’âges et de milieux différents peut s’interpréter comme une inscription, dans le texte même, du parcours devant conduire tout élève de l’ignorance à la connaissance de la science des temps passés. Le cadre dans lequel Macrobe récupère le motif bien connu de la conversation culinaire est un autre exemple édifiant. J. Flamant a noté 93 qu’à la fin du livre trois, le metteur en scène s’attache à relancer la conversation en ayant recours à un procédé largement utilisé par Athénée : considérer l’arrivée d’un nouveau plat, en l’occurrence des desserts, comme la justification d’un nouveau sujet de table. Toutefois, nous devons ajouter que les convives des Saturnales sont bien loin d’y trouver l’occasion de se lancer dans des quaestiones conuiuales : ils y voient bien davantage un pur prétexte pour aborder des questions 91. 92. 93. Flamant 1977, 229. Flamant 1977, 230. Flamant 1977, 212. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 42 érudites, d’ordre étymologique, à la faveur de considérations sur l’origine du nom chaque variété de fruits, et encyclopédique, à la faveur de l’établissement de catalogues. Nux ista iuglans […] a iuuando et a glande dicta existimatur 94. Et quia mala uidemus admixta bellariis, post nuces de malorum generibus disserendum est 95. Bref, dans le seul cas où les convives pouvaient parler de sujets culinaires 96, c’est le didactisme qui prend le dessus 97. Dans les Saturnales, lorsque les habitudes sympotiques sont respectées, il se trouve que c’est dans la perspective didactique qu’elles ont la plus grande raison d’être : Macrobe, particulièrement sensibilisé aux enjeux de la structuration de l’œuvre littéraire, ne conserve que les oripeaux du banquet pour offrir un cadre idéal aux entretiens qui, une fois réunis, offrent à son public l’équivalent d’un manuel pédagogique généraliste, agrémenté du charme de la fiction légendaire. En ce sens, l’entreprise didactique de Macrobe, héritière de la tradition horacienne du miscere utile dulci, n’est pas sans rappeler le choix d’un Lucrèce, qui vulgarise la philosophie épicurienne dans le cadre d’un poème dont la douceur contrebalancera l’amertume de la théorie. Il annonce aussi un La Fontaine, qui réinvente la fable pour faire d’une sage gaîté l’alliée naturelle de la morale. En tout état de cause, il convient prioritairement d’accorder la place qui leur revient aux déclarations liminaires de l’auteur, et de garder à l’esprit qu’elles sont bel et bien hors du banquet et qu’elles ne font nullement allusion au genre sympotique : rien, dans la préface, ne laisse présager que c’est à la forme du banquet que Macrobe va emprunter la structure des conversations mises en scène. L’auteur joue avec la tradition, et va parfois jusqu’à se jouer d’elle. Le respect ponctuel de certaines figures imposées du genre sympotique ne fait que mieux souligner les écarts, et partant l’originalité, d’un écrivain pédagogue qui se lance le défi d’allier les contraires et de réunir l’inconciliable : si, en bon néoclassique, il entend mêler l’utile à l’agréable, c’est surtout qu’il prétend composer une œuvre dont la légitimité soit partagée entre l’affirmation d’un projet pédagogique et d’une vraie ambition artistique qui le soustrait à l’encyclopédisme brut. C’est à partir de cette double ambition, de cette coalescence entre le souci d’instruire et le désir de plaire, et plus précisément de la sujétion de l’un à l’autre, que l’on peut expliquer le brouillage des repères topiques et l’éclatement des normes sympotiques à l’époque tardive, et que l’on peut saisir les fondements d’une pratique originale du discours édifiant. 94. 95. 96. 97. Sat., 3, 18, 2 : « Cette noix juglande tire son nom de iuuare et de glans ». Sat., 3, 19, 1 : « Et puisque, dans notre dessert, nous voyons des pommes, il convient, après les noix, de parler des différents variété de pommes ». En rupture, voir la façon dont, chez Athénée, tout est prétexte à parler de nourriture. Sur cette question, voir Romeri 2002, 256-260, « le menu », et « les poissons ». On aboutirait à la même conclusion en étudiant, dans le livre 7, le chapitre 16, sur l’esturgeon, le mulet, le scare et le loup, et les chapitres 19 et 20, qui sont des catalogues sur les différentes sortes, respectivement, de pommes et de poires, et de figues, d’olives et de raisins. Schedae, 2007, prépublication n° 3, (fascicule n° 1, p. 27-44). 43 Bibliographie Auteurs anciens AELIUS THÉON (Patillon 1997), Progymnasmata, M. Patillon (éd. et trad.) avec l’assistance de G. Bolognesi, Paris, Les Belles Lettres (CUF). AULU-GELLE (Marache 1967-1989, Julien 1998), Les Nuits Attiques, R. Marache (éd. et trad., t. 1-3, livres 1-15), Y. Julien (éd. et trad., t. 4, livres 16-20), Paris, Les Belles Lettres (CUF). APHTHONIOS (Spengel 1853-1856), Progymnasmata, in Spengel 1853-1856, vol. 2, p. 19-56. DONAT (Brummer 1912), Vita Vergilii, in I. Brummer (éd.), Vitae Vergilianae, Leipzig, Teubner, 1912. MACROBE (Bornecque & Richard 1937), Les Saturnales, H. Bornecque et F. 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Les études consacrées spécifiquement au contenu encyclopédique de l’œuvre adoptent également des points de vue fort différents sur le De Nuptiis : s’agit-il d’une simple compilation inspirée de modèles latins très anciens, ou de la mise en œuvre d’une conception des sciences nouvelle, fondée sur une approche néoplatonicienne du savoir ? Ces différentes ambiguïtés, concernant aussi bien la forme de l’œuvre que son contenu encyclopédique, suscitent encore des approches divergentes qui, bien loin de ne relever que de débats érudits sur des détails, impliquent des conceptions radicalement différentes de l’encyclopédisme de Martianus. Après une exposition des différentes théories sur l’œuvre de Martianus, ses sources et ses objectifs, nous tenterons de concilier les points de vue qui les sous-tendent, et de montrer que tout en héritant de formes littéraires et scientifiques bien attestées, tout en constituant un maillon de première importance dans la transmission des connaissances scientifiques de l’Antiquité au Moyen Âge latin, Martianus propose, dans son De Nuptiis, une vision nouvelle du « cycle des sciences », fortement influencée par le néoplatonisme, et qui sera l’une des sources essentielles du célèbre cursus scolaire médiéval reposant sur le trivium et le quadrivium. 1 Martianus et ses sources : état de la question et hypothèses générales Une présentation des conceptions encyclopédiques de Martianus ne saurait faire l’économie de quelques rappels sur les sources utilisées, afin de saisir plus précisément la manière dont notre auteur s’insère au sein d’une tradition encyclopédique préexistante, ou au contraire innove par rapport à certaines thématiques traditionnelles. L’analyse des sources potentielles de Martianus – à la fois pour le contenu encyclopédique proprement dit et pour le choix d’une structure de présentation des disciplines sous la forme du « cycle des Jean-Baptiste Guillaumin « L’encyclopédisme de Martianus Capella : héritage d’une forme traditionnelle ou nouveauté radicale ? » Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 46 sept sciences » – nous permettra d’exposer les conceptions différentes (et parfois contradictoires) sur la place et du statut de l’œuvre de Martianus au sein de l’encyclopédisme antique. 1.1 Les sources du contenu encyclopédique : quelques résultats de la Quellenforschung Si l’œuvre de Martianus n’a longtemps été que peu étudiée dans son ensemble et pour elle-même, force est de constater que la Quellenforschung a été réalisée avec soin et précision, comme en témoignent les apparats des sources des dernières éditions Teubner 1 : nous disposons ainsi d’un bon aperçu des liens probables entre Martianus et certains textes encyclopédiques plus anciens (même si l’on ne peut que rarement prouver une parenté directe entre les textes, l’hypothèse de compilations intermédiaires ou de sources communes n’étant jamais à exclure). Donner ici une présentation détaillée des correspondances textuelles qui permettent de mettre en évidence les sources de Martianus dépasserait largement l’objet de notre étude ; aussi préférons-nous nous limiter à une liste récapitulative des sources de Martianus (d'après les ouvrages de référence sur le sujet) pour chacune des matières abordées dans le De Nuptiis 2 : 1. Sources de l’exposé de grammaire (livre III) : d’après les études de Jürgensen (1874) et Langbein (1914), on trouve dans le livre III des passages tirés (ou du moins très proches) de Diomède, Charisius, Maximus Victorinus, Servius. On peut donc penser que les sources grammaticales du De Nuptiis sont pour la plupart des grammairiens du IVe s., que Martianus a pu compléter par des sources perdues ainsi que par ses propres connaissances (certains développements ne se trouvant pas ailleurs). Les sources du livre III du De Nuptiis semblent par ailleurs en grande partie confirmées par une étude de la « métrique » de Martianus Capella (texte découvert en 1990 par M. De Nonno, encore inédit, et que l’on peut avec la plus grande certitude attribuer à notre auteur 3) : les rapprochements de ce texte avec le reste de la tradition métrique latine font apparaître de nets parallélismes avec Servius (De centum metris en particulier) et Maximus Victorinus. 2. Sources de l’exposé de dialectique (livre IV) : d’après l’étude de Stahl 4, les passages des § 4, 344-349, puis 361-387, semblent correspondre d’assez près à l’Isagoge de Porphyre et aux Catégories d’Aristote, même si les sources immédiates nous sont inconnues. On trouve par ailleurs des définitions présentes dans le De inventione de Cicéron, et on peut penser que le catalogue des dix-neuf modes valides du syllogisme catégorique (§ 396-413) est tiré du bref traité Peri Hermeneias attribué à Apulée, même si la possibilité d’une source commune ne peut pas être exclue. 3. Sources de l’exposé de rhétorique (livre V) : selon l’étude de Hinks (1935), la source principale du livre V serait le De inventione de Cicéron ; Martianus semble en faire un usage direct dans ses premiers chapitres (sur les divisions de la rhétorique). Dans un passage sur le style, Martianus s’inspire de Donat, et emprunte à Aquila Romanus un long développement sur les figures de style (§ 523-537). En plus de ces sources nettes, il est possible que 1. 2. 3. 4. Cf. en particulier Dick 1925 et Willis 1983. Pour plus de détails sur les sources de Martianus, voir Stahl et al. 1971 (en particulier p. 41-54 et 98-121) et Grebe 1999 (passim), qui renvoient à une bibliographie abondante concernant la Quellenforschung. Pour plus de précisions sur ce texte, ainsi que sur les arguments qui permettent de l’attribuer avec une très grande probabilité à Martianus Capella, voir De Nonno 1990. Stahl et al. 1971, 104-115. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 47 Martianus ait utilisé des commentaires de Marius Victorinus sur le De Inventione et les Topiques de Cicéron. Enfin, nous avons perdu la source, probablement grecque, des § 447-448 sur les genera causarum. Comme l’écrit W. H. Stahl 5, « it would appear that Martianus used a wider range of sources for his discourse on rhetoric than for most of his other handbooks, and attempted, with neither success nor consciousness of failure, to combine conflicting theories ». 4. Sources de l’exposé de géométrie (livre VI) : la partie géographique du livre VI (en principe consacré à la géométrie, mais dont le domaine est fortement étendu) est en grande partie inspirée des livres 2 à 6 de Pline l’Ancien, ainsi que des Mirabilia de Solin (compilation de l’ouvrage de Pline). Quant à la partie proprement géométrique du livre VI (les § 706-724), elle présente les axiomes élémentaires de la géométrie euclidienne : fautil supposer que Martianus a travaillé directement sur le texte grec d’Euclide, ou qu’il ne fait que reprendre des notions vulgarisées depuis longtemps en latin, ou encore qu’il s’appuie sur un intermédiaire perdu ? On pourrait songer ici à Varron (dont on connaît l’intérêt pour l’encyclopédisme, et en particulier pour la géométrie), mais en l’absence de preuve (les neuf livres des Disciplines étant perdus) cette hypothèse doit rester dans le domaine de la supposition. 5. Sources de l’exposé d’arithmétique (livre VII) : comme le montre J.-Y. Guillaumin 6, cet exposé est formé de trois ensembles (arithmologique, nicomachéen, euclidien) qui correspondent à trois types de sources : l’exposé d’arithmologie (7, 731-742) pourrait remonter à un ouvrage perdu de Nicomaque de Gérasa (dont les Theologumena arithmeticae attribués à Jamblique, ainsi qu’un résumé de Photius, nous transmettent quelques éléments), l’exposé « nicomachéen » (7, 743-767) correspond d’assez près à l’Introduction arithmétique de ce même Nicomaque (dont on sait qu’elle a été traduite en latin par Apulée, dans la seconde moitié du IIe s.), et enfin la partie « euclidienne » (7, 768-801) pose une nouvelle fois le problème de la transmission d’Euclide en Afrique du Nord ; J.-Y. Guillaumin 7 pense que l’ordre des propositions, dans cette version sans doute latine d’Euclide, était bouleversé par rapport au texte d’origine. 6. Sources de l’exposé d’astronomie (livre VIII) : l’exposé de géométrie est un nouveau témoignage d’une connaissance approfondie de Pline (livre II de l’Histoire Naturelle), et présente un certain nombre de parallélismes avec des auteurs grecs (Géminos, Théon de Smyrne, Cléomède). Une nouvelle fois, on doit se poser la question de la façon de travailler de Martianus : a-t-il lu directement les sources grecques (ce qui est assez peu probable), ou utilisé des traductions latines ? Et dans ce dernier cas, s’agissait-il de traductions « scolaires » chronologiquement proches de Martianus, ou d’une traduction « classique » que l’on aimerait pouvoir faire remonter à Varron ? Faute de preuves suffisantes (les textes nécessaires à la compréhension de cette transmission ayant disparu), ces questions resteront sans réponse. 7. Sources de l’exposé de musique (livre IX) : après un passage sur les effets de la musique (§ 923-929), véritable topos de la littérature musicale dont on trouve des parallèles chez d’autres auteurs latins (Pline, Aulu-Gelle, Censorinus, Macrobe, Boèce, Cassiodore, Isidore), et dont Martianus attribue explicitement certains détails à Varron, la partie techni- 5. 6. 7. Ibid., 119. Guillaumin 2003, LXIX-LXXII. Ibid., LXXII. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 48 que proprement dite démarque de très près les chapitres 5 à 19 du livre I du traité Peri; mousikh'" d’Aristide Quintilien 8. Ce bref aperçu des différentes sources utilisées (de façon certaine ou seulement probable) par Martianus donne une idée de la variété et de la complexité de cette compilation, tout en faisant apparaître une série de problèmes qui engagent directement la conception générale que l’on se fait de l’œuvre et de son rôle dans l’histoire intellectuelle. Ainsi, il est tentant de supposer un arrière-plan varronien pour certains passages de la plupart des livres : qu’il s’agisse de passages sans source évidente, de traductions latines d’œuvres grecques antérieures au Ier s. av. J.-C. ou encore d’anecdotes au sujet desquelles Varron est explicitement cité, l’ombre de cet esprit encyclopédique de premier plan semble marquer de nombreux passages du De Nuptiis ; cependant, faute d’éléments certains (la plus grande partie de l’œuvre de Varron, et en particulier les Disciplinarum libri, étant perdue), on se gardera de construire une étude des sources de Martianus sur des hypothèses invérifiables, fussent-elles stimulantes. Or cette « question varronienne », comme nous le verrons, constitue un des points de controverse dans les études récentes sur Martianus Capella : il s’agit même d’un aspect majeur de la problématique que nous nous proposons d’aborder, car de la conception que l’on se fait de l’œuvre perdue de Varron dépend une grande partie de la reconstitution de l’histoire de l’encyclopédisme latin, en particulier l’émergence d’un « cycle » fermé de sciences encyclopédiques. Pourtant, si l’on s’en tient à l’étude des sources présentées plus haut, force est de constater que la plupart sont assez proches chronologiquement de Martianus (IIIe et IVe s.) – les sources plus anciennes (Cicéron, Pline...) étant en général des textes courants et sans doute utilisés dans les écoles : cette indication sur sa façon de travailler (même s’il reste de nombreux points obscurs, notamment la question de la connaissance du grec ou de l’utilisation systématique d’intermédiaires latins) interdit de penser que l’ouvrage de Martianus serait directement inspiré des Disciplines de Varron, même si une utilisation indirecte de Varron ne peut être exclue, et est assez probable pour certains points de détail, soit que Martianus invoque lui-même l’autorité de Varron 9, soit que d’autres auteurs, sur des développements assez proches de certains paragraphes de Martianus, fassent le rapprochement avec un passage varronien. Il serait hors de propos de s’étendre ici sur les rapprochements possibles de tel ou tel développement du De Nuptiis avec l’œuvre encyclopédique de Varron : la Quellenforschung s’est montrée extrêmement précise à ce sujet, et ce type d’approche se révèle assez réducteur et assez éloigné de la préoccupation générale d’unité (littéraire, scientifique, philosophique) qui semble être celle de Martianus dans le De Nuptiis. Après avoir exposé ce status quaestionis sur les sources de la matière du De Nuptiis, il convient de poser la question des sources de la structure de l’œuvre, c’est-à-dire de l’émergence d’un cycle très nettement délimité de sept sciences. 1.2 Les sources du « cycle des sept arts » Si la postérité du motif du cycle des sept sciences présenté dans le De Nuptiis ne fait aucun doute – le nombre de sept arts libéraux étant devenu une sorte de topos admis de 8. 9. Les dernières éditions de ce traité (en particulier Mathiesen 1983, 10-14) tendent à le dater du IIIe s. ap. J.-C. Cf. par exemple Nupt. 4, 335, 6, 639, 6, 662, 9, 928 ; on remarquera cependant que les allusions à Varron ne permettent en aucun cas de soutenir que Martianus aurait eu une version des Disciplines sous les yeux en écrivant son ouvrage : il s’agit soit de références très vagues sans citation directe (Varro commemorat, Varro non reticet, Varro testatur), soit d’une mise en scène du personnage quasi mythique de Varron (voir notamment la présentation de Varron, en 4, 334, comme l’homme qui a fait passer Dialectique du monde grec au monde latin) ; en revanche, lorsque Martianus utilise de façon très nette une source scientifique pour un développement technique (comme Aristide Quintilien au livre IX), il ne la cite pas. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 49 tous dès le Haut Moyen Âge –, en revanche la source de cette conception fait encore débat : s’agit-il d’un cycle connu depuis longtemps, et utilisé dans l’enseignement dès l’époque hellénistique (comme le pense H.-I. Marrou 10), ou bien faut-il voir dans l’œuvre de Martianus la première manifestation évidente de ce cycle des sept arts libéraux, dont la constitution serait beaucoup plus tardive et liée à un contexte philosophique nouveau ? Alors que la conception de Marrou a longtemps été admise, la seconde hypothèse a été défendue par I. Hadot, dans son livre Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique, qui a fait date dans les études sur l’encyclopédisme antique et les arts libéraux 11. Pour I. Hadot, il est vain de chercher dans les textes d’époque hellénistique, puis chez les auteurs latins classiques (en particulier chez Cicéron), la trace d’un cycle des « sept arts libéraux » aussi précis et déterminé que le sera le cycle médiéval formé par le trivium (les trois arts « littéraires ») et le quadrivium (les quatre disciplines « scientifiques ») : Lorsque Cicéron parle d’artes liberales, il ne s’agit absolument pas pour lui d’une liste de sciences en nombre déterminé : en principe, ces arts ’libéraux’ comprennent toutes les sciences qui sont dignes d’un homme libre. En fait, Cicéron fait un certain choix entre ces sciences. Mais ce choix ne coïncide pas du tout avec les sept arts libéraux qui nous sont connus par le Moyen Âge : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique théorique et astronomie ; pour Cicéron, ce qui compte, c’est l’étude de la littérature grecque et latine, de l’histoire, de la philosophie (la dialectique comprise), de la rhétorique et du droit romain 12. De fait, I. Hadot situe l’émergence de ce cycle fermé de sept sciences (sur lequel nous reviendrons plus bas) dans le contexte philosophique très précis du néoplatonisme – la première occurrence certaine de ce cycle étant constituée par la liste donnée par Augustin dans le livre II du De Ordine, ouvrage fortement imprégné de conceptions néoplatoniciennes. Les travaux d’I. Hadot permettent donc de remettre en cause l’idée d’un cycle bien structuré des sept arts libéraux qui aurait marqué l’enseignement à Rome et dans l’empire romain 13, et invitent à ne pas chercher dans l’ejgkuvklio" paideiva revendiquée par un certain nombre d’auteurs latins une correspondance avec des matières enseignées dans les écoles : s’il est possible que l’expression ejgkuvklio" paideiva ait désigné à l’origine « l’éducation habituelle, courante 14 » – sens visiblement très fréquent dans les textes grecs –, en revanche les textes latins qui reprennent à leur compte cette notion semblent privilégier l’idée (étymologique) d’une parenté entre les sciences, formant ainsi, en quelque sorte, les « membres » d’une totalité organique 15 qui s’exprime parfaitement dans l’image du cercle, reprise par Quintilien précisément pour traduire en latin le concept grec d’ejgkuvklio" paideiva 16. C’est sur cette conception de l’encyclopédisme que Martianus choisit d’insister dans le poème final du De Nuptiis, en désignant les sciences présentées dans son œuvre sous le nom de disciplinae cyclicae 17. Il est possible que cette idée de totalité de la science (formant un cycle) soit à rapprocher de l’idée platonicienne, développée dans l’Epinomis 18, 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. Cf. Marrou 1969. Cf. Hadot 1984, 52-57. Hadot 1984, 52. Voir en particulier Hadot 1984, 25-52 (« Systèmes scolaires et culture générale à l’époque hellénistique »). C’est le sens privilégié par H. I. Marrou (cf. Marrou 1969, 17). L’image des membres et du corps se trouve chez Vitruve, I, 1, 12 : encyclios enim disciplina uti corpus unum ex his membris est composita ; on retrouve ce même terme d’encyclios paideia au début du l. VI (VI, praef., 4). Quintilien, Instit. Orat. I, 10, 1 : ille orbis doctrinae, quem Graeci ejgkuvklion paideivan uocant. Même si Quintilien propose dans ce passage un programme d’éducation, il s’agit, comme il le dit lui-même, d’un programme idéal de formation de l’orateur, non de la description du programme éducatif des écoles de son temps ; il n’est donc en aucun cas question de l’enseignement « courant » ou « habituel ». 9, 998. Sur la notion de disciplina (et son rapport avec ars), voir plus bas, § 3.3. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 50 d’un « lien unique », devsmo" ei|", entre les sciences – idée que l’on retrouve sans doute chez Cicéron, lorsqu’il évoque « le lien commun et la sorte de parenté » par lesquels les artes se tiennent 19 . Mais si cette image du cercle, du lien et de la parenté entre les sciences porte en germe l’idée d’un cycle des sciences (que l’on retrouve dans nos sept arts libéraux tardoantiques), on doit en revanche constater que le contenu de l’enkuklios paideia mentionnée et décrite par Vitruve et Quintilien ne semble pas faire référence à une liste fermée et ordonnée. Par ailleurs, dans un cas comme dans l’autre, les sciences évoquées sont mises au service d’une autre science, à laquelle elles sont liées : ainsi les sciences de l’encyclios disciplina sont destinées chez Vitruve à former un bon architecte, et les sciences de l’orbis doctrinae servent selon Quintilien à la formation d’un bon orateur. À côté de ces conceptions qui semblent mettre l’accent sur l’ensemble organique formé par la science et sur le lien entre les différentes disciplines, la conception de Pline peut paraître bien différente, comme le souligne V. Naas 20, puisqu’il s’agit pour Pline de fragmenter le savoir en différents domaines, thesauros 21, et non de présenter les différentes sciences comme des branches ou des membres d’un seul savoir : pour reprendre la métaphore proposée par V. Naas, « on pourrait comparer ces thesauros à des “tiroirs” et non à des branches du savoir. [...] Dans un premier temps, la définition de l’Histoire Naturelle telle que la formule Pline illustre son souci de donner à cette œuvre immense une armature logique qui permette au lecteur de “s’y retrouver”, sans que cette structure ne revête apparemment de signification délibérée 22 ». Quelle que soit l’approche privilégiée (idée d’un tout organique constitué de listes différentes selon les auteurs – comme chez Vitruve et Quintilien – ou découpage de la connaissance en « tiroirs » – comme chez Pline), on peut constater que le « cycle des sept arts libéraux », que Martianus représente allégoriquement par la mise en scène des sept disciplinae cyclicae et qui deviendra la base de l’enseignement médiéval, ne se trouve pas dans les définitions latines de l’« encyclopédisme » du Ier s. av. J.-C. au IIe s. ap. J.-C. ; tout au plus le trouve-t-on en germe dans l’idée d’un corps formé par toutes les sciences, même s’il n’y a encore pas grand chose de commun, à cette époque, entre les contenus des différents encyclopédismes mentionnés : littérature, dessin, géométrie, histoire des peuples, éthique, physique, musique, médecine, droit, astronomie pour Vitruve ; grammaire, musique, géométrie, arithmétique, astronomie (c’est-à-dire les quatre sciences mathématiques), droit, philosophie pour Quintilien (ces deux dernières sciences étant traitées au livre XI de l’Institution Oratoire) ; ensemble plus vaste et plus divers encore chez Pline, où l’enkuklios paideia correspond à l’ensemble des matières traitées dans l’Histoire Naturelle (astronomie, météorologie, géographie, ethnologie, zoologie, botanique, géologie, pharmacologie, etc.). Reste le problème du lien entre ejgkuvklio" paideiva et « arts libéraux », notions que l’on a souvent tendance à assimiler en se fondant sur un passage de la lettre 88 de Sénèque : Pueriles sunt et aliquid habentes liberalibus simile hae artes quas ejgkuklivou" Graeci, nostri autem liberales uocant. Solae autem liberales sunt, immo, ut dicam uerius, liberae, quibus curae uirtus est 23. 18. 19. 20. 21. 22. 23. Plat. Epin. 991 e - 922 a ; cf. aussi Rép. VII, 537 c, où Platon évoque la parenté entre les sciences, que seule la dialectique est capable de révéler. Cic., Pro Archia, 2 : Omnes artes quae ad humanitatem pertinent habent quoddam commune uinclum et quasi cognatione quadam inter se continentur. Naas 2002, 22. NH, Praef. 17. Naas 2002, 22-23. Sen. Epist. 88, 23 : « les arts éducateurs (pueriles), qui ont quelque analogie avec les arts libéraux (liberales), sont les arts que les Grecs appellent encycliques (ejgkuklivou") et les Romains libéraux (liberales). Mais seuls sont vraiment libéraux ou plutôt, pour parler plus exactement, libres, les arts qui ont pour objet la vertu. » Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 51 Ce passage de Sénèque est assez ambigu et doit être replacé dans son contexte pour être pleinement compris : Sénèque répond à Lucilius qui lui a demandé ce qu’il pense des « arts libéraux » (de liberalibus studiis). Il oppose donc les artes liberales selon le sens commun aux arts que lui-même considère comme « libéraux », ou plutôt « libres » (liberae), c’està-dire ayant pour objet la vertu et la philosophie. Il reprend pour cette démonstration la classification des arts en quatre catégories, qu’il attribue à Posidonius : artes uulgares et sordidae (c’est-à-dire arts manuels), artes ludicrae (arts d’agrément), artes pueriles (arts qui conviennent à l’éducation des enfants) et artes liberales (qui conviennent à l’homme libre et sont orientés dans une perspective philosophique). Selon ce paragraphe de la Lettre 88, le sens habituel de artes liberales, qui n’est pas celui que retient Sénèque selon la classification attribuée à Posidonius, désigne des « arts qui conviennent à l’éducation des enfants » et qui correspondent à l’ejgkuvklio" paideiva des Grecs. On remarquera par ailleurs que quelques paragraphes plus haut (§ 18), Sénèque a explicitement exclu des artes liberales les beaux arts et le sport, preuve que la définition du terme est problématique, et qu’il entend n’en retenir que la partie intellectuelle, correspondant aux logikai; tevcnai des Grecs (il a ainsi énuméré la grammaire, § 3, la géométrie, § 4 et 10, la musique, § 4 et 9, le calcul et la géométrie, § 10, et l’astronomie, § 14). On peut donc résumer de la façon suivante les difficultés posées par cet extrait : Sénèque redéfinit une première fois, au § 18, les artes liberales en excluant les beaux arts et le sport (qui devaient donc être compris dans le sens habituel du terme), puis il oppose le sens qu’on donne souvent au terme (équivalent du grec ejgkuvklio" paideiva et, à ses yeux, des artes pueriles) au sens que lui-même conçoit comme le seul valable, le sens d’arts ayant pour objet la vertu (c’est-à-dire études philosophiques ou sciences étudiées dans une perspective philosophique). Cette série d’ambiguïtés incite à ne pas considérer comme synonymes artes liberales et ejgkuvklio" paideiva, et a fortiori à ne pas chercher dans les artes liberales de l’époque classique une préfiguration des « sept arts libéraux » médiévaux. Ces quelques passages souvent utilisés pour définir l’encyclopédisme et les arts libéraux tendent donc à montrer qu’il serait vain de chercher à retrouver, chez les auteurs de cette époque, et plus encore dans ce que l’on connaît de l’enseignement à cette période, une première manifestation des sept « arts libéraux » des futurs trivium et quadrivium. Si certaines matières sont communes, l’idée d’un cycle structuré et fermé ne semble pas attestée avant le IVe s., sa première manifestation se trouvant dans le De Ordine d’Augustin. 1.3 « La question varronienne » À cette série d’incertitudes concernant la définition et le contenu de l’ejgkuvklio" paideiva chez les écrivains latins du Ier s. av. au IIe s. ap. J.-C. s’ajoute un autre problème, qui se pose à tous ceux qui cherchent à comprendre les étapes de la formation du cycle des sept sciences : il s’agit de la fameuse « question varronienne » (selon le titre qu’I. Hadot donne à un long développement de son livre 24), devenue l’un des thèmes fréquents des études sur l’encyclopédisme latin de l’Antiquité tardive et ses liens avec l’encyclopédisme de l’époque classique 25. Dès l’Antiquité, Varron a été cité comme une figure presque mythique de l’encyclopédisme latin, considéré en quelque sorte comme l’Encyclopédiste par excellence, ce qui explique qu’on ait très vite eu tendance, malgré la perte de la plus grande partie de son œuvre, à faire de lui l’origine et la source du « cycle des sept arts libéraux ». Ainsi, dès 24. 25. Hadot 1984, 156-190. On relèvera tout particulièrement, dans la bibliographie récente, la thèse de M. Bovey (2003), qui consacre à son tour un chapitre entier (p. 49-96) à « la question varronienne », cherchant à dépasser, à la suite des articles d’U. Pizzani (1998 et 2001) et de R. Schievenin (1998), l’opposition irréductible entre la conception classique d’une influence directe de Varron sur Martianus et la démonstration contraire d’I. Hadot. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 52 le XIIe s., Thierry de Chartres ouvrait son Heptateuchon en évoquant la lignée des « grands noms » ayant écrit sur les « sept arts libéraux » : Varron, Pline et Martianus 26. Si cette série de trois noms relève avant tout de l’artifice littéraire – Thierry de Chartres créant une famille littéraire dans laquelle il inclut son œuvre –, elle dit assez la place que l’on accorde traditionnellement à Varron dans l’encyclopédisme latin : cette place de père de l’encyclopédisme latin, associée à la perte presque totale de son œuvre, a conduit les philologues à tenter d’en reconstituer le contenu, et en particulier à s’appuyer sur les auteurs encyclopédiques tardifs pour émettre des hypothèses sur les sujets et la structure des neuf livres des Disciplines. La démarche d’I. Hadot consiste à remettre en cause la reconstitution par F. Ritschl 27 du contenu et de l’ordre des sciences dans les Disciplines de Varron, et surtout l’idée qui s’est imposée ensuite d’une influence directe des Disciplines de Varron sur le De Nuptiis de Martianus. I. Hadot insiste sur les erreurs de la démarche méthodologique qui a conduit à adopter cette hypothèse : dans un premier temps, Ritschl a reconstitué le contenu et l’ordre des livres des Disciplines de Varron à partir des minces témoignages antiques que nous possédons (essentiellement Martianus, Augustin, Cassiodore et Isidore, donc des auteurs ayant écrit au moins six siècles après Varron) ; dans un second temps, oubliant que Ritschl lui-même avait formulé son hypothèse avec la plus grande prudence, on a tenu pour acquis que les Disciplines de Varron traitaient successivement, dans leurs neuf livres, de grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, astronomie, musique, médecine et architecture 28, et on a donc affirmé que puisque Martianus reprenait les mêmes disciplines dans le même ordre, en prenant soin d’exclure la médecine et l’architecture (exclusion justifiée au livre IX, § 891), on pouvait en déduire qu’il s’inspirait directement d’un « cycle des arts libéraux » connu depuis Varron et qu’il empruntait à ce dernier le modèle et certains des développements de son encyclopédie : autrement dit, la reconstitution du cycle des disciplines chez Varron à partir de Martianus (essentiellement) a servi d’argument pour démontrer l’influence de Varron sur Martianus. L’étude d’I. Hadot a donc le mérite de dénoncer ce « raisonnement de type circulaire » et d’inciter à la plus grande prudence face à toute reconstitution du contenu des Disciplines de Varron, dont nous ne savons à peu près rien 29. Elle permet par ailleurs de replacer l’œuvre de Martianus dans un contexte culturel et philosophique très précis : le néoplatonisme, qui est vraisemblablement directement à l’origine de la constitution d’un cercle fermé et ordonné des sciences, précurseur des trivium et quadrivium médiévaux. Après avoir exposé les grandes lignes de cette « question varronienne » encore fort débattue 30, nous préférons donc nous limiter prudemment, comme I. Hadot, à un non liquet, et mettre en évidence les grandes lignes philosophiques qui président à la structure interne du De Nuptiis et à la conception de la connaissance que Martianus y développe en filigrane. 26. 27. 28. 29. 30. <V>olumen septem artium liberalium, quod Greci Eptatheucon vocant, Marcus quidem Varro primus apud Latinos disposuit, post quem Plinius, deinde Marcianus (cf. Jeauneau 1964, 854). Ritschl 1877. Pour ce type d’affirmation, voir par exemple Dahlmann 1935, col. 1256. I. Hadot analyse au début de son chapitre sur la « question varronienne » tous les passages d’auteurs antiques qui permettent de préciser notre connaissance de son œuvre, et elle montre que cela ne permet en aucun cas de reconstituer le contenu des Disciplines. À ce sujet, on pourra consulter la récente réédition de l’ouvrage d’I. Hadot (Hadot 2005), augmentée de nombreux ajouts, qui énumère et discute, dans le chapitre intitulé « la question varronienne vingt ans plus tard » (p. 333-373), les critiques et les remarques suscitées par son livre de 1984. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 53 2 La constitution du « cycle des disciplines » chez Martianus Capella : une influence néoplatonicienne ? Par la structure évidente de son œuvre (deux livres de présentation allégorique, puis sept livres consacrés chacun à une science particulière), Martianus est le premier auteur qui témoigne d’un cycle fermé et organisé des différentes sciences. Pour comprendre la cohérence interne de ce cycle, il convient d’analyser dans un premier temps les exclusions explicites de certaines sciences – exclusions justifiées au début du livre IX –, puis de relever les éléments néoplatoniciens disséminés dans le texte 31, qui expliquent en grande partie, par la conception de la science qu’ils véhiculent, la constitution de ce cycle. 2.1 Constitution d’un cycle par exclusion de certaines sciences Toute constitution d’un cycle fermé correspondant en quelque sorte à un « canon » implique le recours à des phénomènes d’exclusion motivés par des critères de légitimité : ainsi, l’étude des critères de « canonicité » utilisés pour toute exclusion permet de mieux comprendre la cohérence interne du cycle. C’est sous cet angle que l’on peut analyser les exclusions successives, au début du livre IX, de la médecine et de l’architecture (§ 891), puis des arts divinatoires (§ 892–898). Le début du livre IX (dernier livre) est marqué par une lassitude croissante des dieux, qui ont déjà écouté six jeunes filles (représentant allégoriquement les arts libéraux) et aimeraient en venir aux réjouissances du mariage ; face aux vives critiques de Vénus sur la durée de ces présentations sérieuses, trop rébarbatives à son goût, Jupiter s’enquiert alors du nombre de jeunes filles qui doivent encore être écoutées. Apollon lui fait cette réponse : Cui Delius Medicinam suggerit Architectonicamque in praeparatis assistere. « Sed quoniam his mortalium rerum cura terrenorumque sollertia est nec cum aethere quicquam habent superisque confine, non incongrue, si fastidio respuuntur, in senatu caelico reticebunt ab ipsa deinceps uirgine explorandae discussius 32 ». Le critère de cette exclusion est nettement exprimé : il s’agit du domaine d’étude de Médecine et d’Architecture, considéré comme « mortel », « terrestre », et n’ayant rien de commun (et même, rien de « voisin », confine) avec les choses célestes et divines, symbolisées par l’éther et les dieux. Martianus est donc très clair sur le critère essentiel de « canonicité » d’une science dans le « cycle des arts libéraux » : pour être admise, une science ne doit pas se limiter exclusivement à des applications matérielles et terrestres (elle peut certes avoir ce type d’applications – l’exemple le plus net étant la géométrie, liée à la terre par son étymologie même 33 –, pourvu que cela ne constitue pas son seul but), mais chercher à atteindre des domaines proches de la divinité. Dans un schéma très nettement néoplatonicien, empruntant vraisemblablement des thématiques à ce que l’on connaît du De regressu animae de Porphyre, Martianus présente donc comme critère essentiel la capacité d’une science à susciter la « remontée » de l’âme hors de la matière, ce qui exclut par conséquent la médecine et l’architecture, qui partent de la matière pour rester dans la 31. 32. 33. Voir à ce propos d’étude de Gersh 1986, 597-646, qui relève toutes les allusions de Martianus et les rattache à un point de doctrine néoplatonicienne. 9, 891 : « Le Délien fait alors savoir [à Jupiter] que Médecine et Architecture se trouvent parmi les jeunes filles prêtes à parler. “Mais puisqu’elles s’occupent de choses mortelles et que leur savoir-faire porte sur les réalités terrestres, puisqu’elles n’ont aucune proximité avec l’éther et avec les dieux supérieurs, il ne sera pas inconvenant, si on les éconduit par lassitude, qu’elle ne parlent pas devant le sénat céleste : c’est Philologie elle-même qui les examinera plus précisément l’une après l’autre.” » Cf. par exemple 6, 588. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 54 matière. L’originalité de Martianus consiste donc à exclure nettement deux disciplines essentielles dans l’histoire de l’encyclopédisme, dont le statut semblait faire l’objet de débats. Ainsi, dans les Saturnales de Macrobe, le philosophe néoplatonicien Eustathe tend également à donner à la médecine le rang le plus bas parmi les sciences que certains ont voulu rattacher à la philosophie : commençant par vanter la pars rationalis de la philosophie, qui traite des incorporels et peut être considérée comme la « plus auguste » (augustior), il évoque ensuite la partie physique de la philosophie, qui peut traiter de choses divines (par exemple les corps célestes), et termine son propos en qualifiant la médecine de « dernier rebut de la partie physique de la philosophie, dont l’étude porte sur des corps faits de la boue terrestre 34 ». Des témoignages médio-platoniciens confirment ce débat sur la place et le statut de la médecine parmi les sciences : ainsi Plutarque affirme tantôt que le philosophe ne doit pas craindre de traiter de médecine 35, tantôt au contraire qu’il convient d’exclure la médecine – de même que l’agriculture – de l’enseignement des Muses 36. Il semble toutefois que le point de vue de Martianus ne porte pas tant sur la « dignité » de la médecine – au sens où tout ce qui est terrestre serait déshonorant – que sur sa capacité à s’insérer dans un modèle philosophique d’ascension de l’âme par la connaissance : de fait, l’autre discipline exclue, l’architecture, jouit dans le monde romain d’un statut très noble, Vitruve lui ayant même subordonné toutes les autres sciences existantes 37, donc on ne saurait l’exclure par manque de « dignité ». D’ailleurs, force est de constater que Martianus reconnaît une valeur à ces deux disciplines, puisque Apollon propose que Philologie les examine elle-même après les noces : si ces deux sciences ne sont pas présentées, ce n’est pas en raison de leur manque d’intérêt ou de dignité, mais bien plutôt parce qu’elles n’adoptent pas un mouvement d’élévation de l’âme a corporalibus ad incorporalia, pour reprendre l’expression d’Augustin 38. De fait, ce mouvement d’élévation du monde matériel au monde intellectuel trouve sa traduction allégorique dans le récit même du De Nuptiis : l’apothéose de Philologie, simple mortelle qui abandonne ce qu’elle a de terrestre pour s’élever à travers les sphères célestes jusqu’à l’assemblée des dieux, est une représentation allégorique directement liée à cette idée d’une élévation de l’âme : un tel mouvement, indissociable du récit du De Nuptiis, rend tout à fait légitime l’exclusion de deux sciences qui restent attachées uniquement au terrestre et au matériel. Le cas des sept arts divinatoires paraît de prime abord beaucoup moins problématique, dans la mesure où le concept moderne de science exclut absolument ce genre d’approche. Pourtant leur présentation allégorique par Apollon insiste sur leur nombre (sept, tout comme les « disciplines libérales ») et leur beauté : Sed illud prae cunctis intimatum uelim, quod [...] alias aduexit uirginis mater puellas, quas opulentis collocatura muneribus examine isto explorare constituit. Hae igitur non dispares numero nec disgregae uenustate, eruditionis etiam dignitate paucis adstantium conferendae, in penetralibus quoque uirginis [...] alumnatae quone odio quibusque deliciis ac prorsus enerui mollitudine sideralis curiae transeantur, Iouialis uigoris maiestate percense 39. 34. 35. 36. 37. 38. 39. Macr. Sat. VII, 14-15 : physicae partis extrema faex, cui ratio est cum testeis terrenisque corporibus. Cf. Plut. De tuenda sanitate praecepta, 122 e : « Aussi ne faut-il pas accuser de franchir les frontières les philosophes qui discutent de questions relatives à la santé, mais au contraire les blâmer s'ils ne croient pas, après avoir aboli toutes les frontières, devoir chercher à s'illustrer, comme dans un seul territoire commun à tous, en poursuivant à la fois, dans leurs débats, l'agréable et le nécessaire. » (trad. Defradas et al. 1985, 101). Cf. Plut. Quaest. conv., IX, 14, 744 f-745 a : la justification donnée à l'exclusion de la médecine est que « les médecins ont pour patron Asclépios et recourent toujours à Apollon Péan, jamais à Apollon Musagète. » (trad. Frazier & Sirinelli 1996, 167). Cf. Vitr. I, 3. Aug. Civ. 21, 9. § 9, 892 : « Mais je voudrais avant tout vous faire savoir que la mère de Philologie a amené d’autres jeunes filles : souhaitant les ajouter aux riches présents offerts, elle a décidé de les soumettre à votre examen. Ces Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 55 Ces propos d’Apollon sont immédiatement complétés par Minerve, qui définit le rôle et la place de ces arts dans la relation entre les dieux et les hommes : superum incessabiliter pectorum arcana tenuerunt, nec fuit uestrum quisquam qui non illis uoluntatis abditae interpretamenta commiserit [...] Inter diuina humanaque discidia solae semper interiunxere colloquia 40. Ces sept jeunes filles, dont Apollon énumère ensuite les noms en les décrivant brièvement, sont donc présentées comme des confidentes des dieux, et des messagères qui transmettent leur volonté auprès des hommes. Ce rôle d’intermédiaires entre les mondes divin et humain, conforté par l’image du lien (colloquium), donne donc l’impression d’un mouvement du haut vers le bas, d’une diffusion de la volonté des dieux vers les hommes, qui culmine, symboliquement, dans l’image de la foudre évoquée au § 896 à propos de la jeune fille « par laquelle les avis contenus dans les édits de Jupiter sont connus des mortels 41 ». Malgré les demandes d’Apollon et de Minerve, malgré tout le respect dont Jupiter témoigne pour ces jeunes filles qui ont été « chassées de la terre d’une manière indécente 42 », on décide après mûre réflexion de remettre leur examen à plus tard. Cette nouvelle exclusion permet de confirmer le schéma philosophique qui sert de critère à l’adoption des sciences du « cycle des arts libéraux » : les arts divinatoires, par leur rôle d’intermédiaires et d’interprètes, s’inscrivent dans un mouvement de descente du ciel vers la terre, d’autant que leur lieu normal (qui serait décent) est la terre. Les arts divinatoires n’ont en effet été chassés de la terre que par « indécence » (l’adverbe indecenter, qui évoque un contexte polémique, fait penser notamment à l’interdiction des cultes païens par l’édit de Théodose en 392), alors que c’est leur demeure naturelle. Le mouvement lié aux arts divinatoires est donc un mouvement descendant, des dieux vers les hommes et du ciel vers la terre. Cette analyse des critères d’exclusion de certaines sciences et de certains arts montre qu’il ne s’agit pas d’un pur rejet – ces arts et ces sciences étant considérés avec le plus grand respect, et restant offerts à Philologie au même titre que les disciplines libérales –, mais simplement d’une mise à l’écart en fonction de critères philosophiques bien précis : force est en effet de constater que seuls les arts permettant un mouvement de « retour de l’âme », c’est-à-dire un mouvement d’ascension a corporalibus ad incorporalia, sont présentés comme faisant légitimement partie du « cycle des disciplines ». 2.2 La science comme élévation de l’âme : le De Ordine d’Augustin et sa source Constatant que la première mention antique d’un « cycle des sept disciplines » se trouve au livre II du De Ordine d’Augustin, I. Hadot rapproche cette formalisation des conceptions néoplatoniciennes dont Augustin était imprégné (le De Ordine fait partie des dialogues écrits par Augustin à Cassiciacum en 386, peu de temps après sa conversion), et en particulier du De regressu animae de Porphyre. Les recherches de P. Courcelle confirment cette hypothèse d’une bonne connaissance du De regressu animae de la part d’Augustin : 39. 40. 41. 42. jeunes filles qui ne sont inférieures ni par leur nombre ni par leur beauté, à qui peu de gens, dans cette assemblée, peuvent être comparés pour la profondeur de leur science, ces jeunes filles qui ont aussi été éduquées dans les secrets de Philologie, par quelle arrogance, quelle frivolité, quelle lâche paresse de la curie céleste pourrait-on les omettre ? Examine cela dans la majesté de ta puissance jovienne ! » § 9, 893 : « elles ont conservé inlassablement les secrets du cœur des dieux, et il n’y a personne parmi vous qui ne leur ait jamais confié la traduction de ses volontés cachées [...] Dans les séparations entre les mondes divin et humain, elles seules ont toujours maintenu un lien. » § 9, 896 : per quam edictorum tuorum admonitus mortalibus innotescunt. § 9, 898 : terris indecenter expulsas. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 56 dans Les Lettres grecques, il conclut en effet qu’Augustin, au moment de sa conversion, avait lu au moins une œuvre de Porphyre (vraisemblablement en traduction latine), le De regressu animae 43. Par ailleurs, le livre X de la Cité de Dieu semble suivre de très près les développements du De regressu animae, qu’il s’agisse de paraphrase ou de passages directements traduits en latin : dans la Vie de Porphyre le philosophe néo-platonicien, J. Bidez analyse très précisément la connaissance qu’Augustin pouvait avoir de ce traité de Porphyre 44 et donne en annexe une reconstitution du contenu probable du De regressu animae à partir des citations et paraphrases qu’en fait Augustin au livre X de la Cité de Dieu 45. Il est donc très vraisemblable que dès la fin du IVe s. circulait une traduction latine du traité de Porphyre ; la bonne connaissance de ce traité par Augustin au moment de sa conversion laisse par ailleurs penser que cette traduction pouvait être connue dans l’aire géographique de Carthage. Ainsi, il n’est pas sans intérêt d’insister sur les théories exposées dans ce traité, d’après la connaissance que l’on peut en avoir à partir des écrits d’Augustin et en particulier, en ce qui concerne le cycle des sciences, à partir du De Ordine : on étudiera ainsi un contexte culturel et philosophique qui, chronologiquement et géographiquement, n’est pas très éloigné du contexte dans lequel écrit Martianus (Carthage à la fin du IVe et au début du Ve s.). Il serait inutile de reprendre point par point la démonstration limpide d’I. Hadot sur le mouvement d’ascension de l’âme décrit par Augustin dans le livre II du De Ordine, lors de la présentation de l’ordre des sept sciences qui correspondent à celles que Martianus met en scène dans le De Nuptiis ; nous renvoyons à ses travaux pour plus de précisions 46, et nous nous contentons d’en reprendre schématiquement les grandes étapes. Dans un premier temps, Augustin reprend la définition traditionnelle de l’homme comme « animal raisonnable mortel » : considérant « animal » comme le genre, « raisonnable » et « mortel » comme deux différences, il caractérise le mouvement de « progression de l’âme » comme le glissement de l’âme jusqu’aux choses mortelles, et le « retour de l’âme » comme l’élévation vers la Raison 47, utilisant ainsi les notions porphyriennes de progressus et de regressus de l’âme. Distinguant le « raisonnable » (rationalis) – c’est-à-dire « ce qui use ou peut user de la raison » – et le « rationnel » (rationabilis) – c’est-à-dire « ce qui se fait ou se dit avec la raison 48 » –, Augustin propose alors une tripartition du « rationnel » : « il y a trois genres de choses dans lesquelles se manifeste ce qui est rationnel : le premier consiste dans les actions rapportées à une fin ; le second consiste à parler, le troisième à se délecter 49 ». La première partie du rationnel correspondant ainsi à la partie éthique de la philosophie, le développement d’Augustin s’intéresse donc ici aux deux parties suivantes, in dicendo et in delectando. C’est en effet sur cette distinction qu’est fondée la description du cycle des sciences selon une partie qui donnera le trivium médiéval (in dicendo, arts du langage) et une 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. Cf. Courcelle 1948, 167 et note 2. Cf. Bidez 1964, 88-98 et 158-162. Cf. Bidez 1964, 27*-44*. Hadot 1984, 101-136. Aug. Ord. II, 11, 31 : Nam ut progressus animae usque ad mortalia lapsus est ita regressus esse in rationem debet. Aug. Ord. II, 11, 31 : rationale esse dixerunt quod ratione uteretur vel uti posset, rationabile autem, quod ratione factum esset aut dictum. La traduction française de ces deux concepts a « inversé » le sens attendu étymologiquement, puisque ce qui pour nous est dit « rationnel » correspond chez Augustin à rationabile, alors que ce qui est « raisonnable », c’est-à-dire « doué de raison », correspond à rationale – sauf dans la définition canonique de l’homme comme « animal rationnel mortel » ; mais dans ce cas, plutôt que cette définition canonique directement transcrite du latin, nous avons opté pour une vraie traduction du terme rationalis par « raisonnable ». Aug. Ord. II, 12, 35 : Ergo iam tria genera sunt rerum in quibus illud rationabile apparet. Unum est in factis ad aliquem finem relatis, alterum in di[s]cendo, tertium in delectando. Nous suivons le choix d’I. Hadot sur la leçon dicendo plutôt que discendo (Hadot, 1984, 108, n. 29), puisque cette partie du rationnel va servir à fonder l’invention des trois sciences du langage. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 57 partie qui donnera le quadrivium (in delectando, mais un plaisir compris comme purification des sens). Considérant que la raison crée un lien de société entre les êtres raisonnables mortels que sont les hommes, Augustin en déduit (12, 35) que la première invention de la raison a été de créer des sons pourvus de signification, ainsi que des nombres pour fixer un terminus à l’infinité des choses : elle inventait ainsi « l’art des scribes et des calculateurs [...] que Varron appelle “litteratio” 50 ». Elle invente ensuite, à partir de ces éléments premiers, les voyelles, les genres de mots, la longueur des syllabes... Comme le fait remarquer I. Hadot, la présentation de cette naissance de la grammaire par Augustin est assez proche du passage du Philèbe où Platon décrit l’invention des lettres et de la grammaire par Theuth 51 : on peut donc faire un rapprochement entre la Raison décrite par Augustin et la figure de Theuth dans de nombreux textes néoplatoniciens, à commencer par le De Nuptiis Philologiae et Mercurii, puisque Martianus lui-même évoque l’identification entre Theuth et Mercure 52. Après l’invention de la grammaire, qui est la première discipline, la raison s’intéresse au moyen qui lui a permis de créer cet art et cherche à mettre en ordre ses propres outils : c’est de cette manière, écrit Augustin, qu’elle crée « cette science des sciences que l’on appelle dialectique 53 », qui « apprend à enseigner et apprend à apprendre 54 ». Mais face à un public qui n’est pas prêt à suivre la dialectique, il lui faut une science auxiliaire, capable d’agencer les arguments de manière à emporter la conviction : c’est le rôle de la rhétorique, qui utilise l’émotion pour transmettre les vérités de la dialectique 55. Augustin a donc déduit le statut des trois « premières » sciences par une étude approfondie des étapes de la « conversion » de la raison vers le rationnel, et par une distinction des trois parties du rationnel. Laissant de côté la première partie liée à l’éthique, il s’intéresse tout d’abord à la seconde partie, concernant le langage (in dicendo) et décrit ainsi successivement l’invention des éléments du langage (grammaire), l’agencement rationnel de ces éléments pour construire une pensée (dialectique) et enfin l’utilisation de ces éléments pour transmettre plus aisément cette pensée construite (rhétorique). On constate que l’ordre adopté pour ce cycle qui deviendra le trivium médiéval est conforme à l’ordre que l’on retrouve chez Martianus (dans les livres III, IV et V). Augustin en vient alors à la partie concernant le fait de « se délecter » (in delectando), compris comme la « contemplation bienheureuse des choses divines 56 », développée dans la phrase suivante, où Augustin constate l’impossibilité de contempler cette beauté supérieure avec les yeux d’ici-bas, et en rend responsables les sens. C’est cette volonté de la raison de se libérer des sens qui constitue le fil directeur de l’invention des sciences du futur quadrivium : en effet, comme Augustin l’a démontré au chapitre 11, 32, seuls deux sens peuvent être appréciés « rationnellement » (rationabiliter) : l’ouïe et la vue – les autres restant des sens assez grossiers et peu susceptibles d’une véritable purification ; il s’agit donc, pour accéder à la contemplation de l’intelligible, de purifier successivement ces deux sens, en procédant par « degrés 57 » et en commençant par l’ouïe (ce qui permet de fournir une transition habile avec les trois 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 12, 35 : illa librariorum et calculonum professio [...] quam Varro litterationem vocat. L’allusion à Varron est sans doute liée uniquement au terme latin, que l’on retrouve également, pour désigner « l’enfance de la grammaire », au début du livre III de Martianus (3, 229). Plat. Phil. 18 b-d. Cf. le paragraphe 2, 102, où Martianus laisse entendre, à propos des calculs arithmologiques, que le vrai nom de Mercure est Qwuvq. Aug. Ord. 13, 38 : proderet ipsam disciplinam disciplinarum quam dialecticam uocant. Ibid. : haec docet docere, haec docet discere. Ibid. : oportebat eos non doceri solum quantum queunt, sed saepe et maxime commoueri. Alors que la dialectique et la grammaire relèvent du domaine du docere, la rhétorique se fonde sur le mouere et vient ainsi les compléter utilement. Aug. Ord. 14, 39 : Hinc se illa ratio ad ipsarum rerum diuinarum beatissimam contemplationem rapere uoluit. Le terme gradus se trouve au chapitre 14, 39. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 58 sciences de la parole). La purification de l’ouïe est donc à l’origine de la musique : considérant toute la matière musicale – métrique, rythmique et harmonique –, la raison voit que toute beauté musicale est intimement liée à la présence d’une « mesure 58 », c’est-à-dire d’un « nombre 59 ». Tout en étant liée aux sciences du langage par ses rapports avec l’ouïe, la musique fait donc partie intégrante des sciences mathématiques par son utilisation du nombre. L’ascension de l’âme se poursuit ensuite avec la purification de la vue : vue « terrestre » tout d’abord (ce qui donne la géométrie), vue « céleste » ensuite (ce qui produit l’astronomie). Dans un cas comme dans l’autre, la beauté ressentie dans la contemplation liée à ces sciences est encore une beauté fondée sur le nombre 60. On peut être surpris qu’Augustin ne mentionne pas explicitement l’arithmétique dans ce cursus des sciences mathématiques qui permettent à la raison de s’élever par purification des sens. On la voit toutefois apparaître en filigrane sous la conclusion de cette élévation de l’âme, qui semble couronner tout le cursus des disciplinae décrites : « Donc, en toutes ces sciences, tout se présentait à la Raison comme régi par les nombres, mais pourtant ces nombres se manifestaient le plus clairement dans ces mesures dont la raison, en les méditant et en les agitant en elle-même, voyait la parfaite vérité, tandis que dans ce qui est connu par les sens, elle ne retrouvait que les ombres et les traces de ces mesures 61 ». Ce résumé du schéma augustinien permet de mieux comprendre le cadre philosophique dans lequel s’inscrit cette première description connue du cycle des sept sciences : il est clair qu’il s’agit d’une construction néoplatonicienne (vraisemblablement très fortement inspirée du De regressu animae de Porphyre) fondée sur l’idée d’une élévation de l’âme par purification des sens, dans un mouvement de regressus qui compense le progressus par lequel l’âme, selon le schéma néoplatonicien, est tombée dans la matière. Le De Ordine fournit ainsi une clef de première importance pour comprendre le contexte intellectuel de la rédaction du De Nuptiis – Martianus n’étant vraisemblablement postérieur que de quelques années à Augustin (on situe traditionnellement la rédaction du De Nuptiis quelques années avant la conquête vandale de l’Afrique du Nord, de 429 à 439, même si cette datation est discutée), et ayant écrit lui aussi en Afrique du Nord. 2.3 L’allégorie du De Nuptiis et le système philosophique néoplatonicien Cette proximité entre la constitution d’un cycle des sciences dans le De Ordine d’Augustin et la présentation allégorique des sept sciences du De Nuptiis de Martianus incite à approfondir l’idée d’un système philosophique sous-jacent, qui est très probablement celui dont Porphyre donnait des éléments dans le De regressu animae, sans doute traduit en latin et disponible dans l’aire de Carthage dès la fin du IVe s. Cette hypothèse permet de confirmer l’interprétation de l’exclusion explicite des arts divinatoires qui pouvait sembler de prime abord étonnante, puisqu’il ne viendrait aujourd’hui à l’esprit de personne de les inclure parmi les sciences. En effet, les éléments de la doctrine porphyrienne expo- 58. 59. 60. 61. Aug. Ord. 14, 40 : certa dimensione temporum et acuminis grauitatisque moderata : on trouve là l’idée de modus ou de modulatio, inhérente à la définition de la musique comme bene modulandi scientia (Cens. 10, 3 ; Aug. Mus. 1, 1083, 49 ; Cassiod. Inst. 2, 5, 2) ou bene modulandi sollertia (Mart. Nupt. 9, 930). Aug. Ord. 14, 41 : In hoc igitur quarto gradu, siue in rhythmis, siue in ipsa modulatione intellegebat regnare numeros (le quartus gradus désigne le « quatrième degré » dans l’ordre des études, c’est-à-dire en comptant les trois sciences du langage). Voir chapitre 15, 42 pour l’invention de ces deux sciences et en particulier, sur le nombre : sensit nihil aliud quam pulchritudinem sibi placere, et in pulchritudine figuras, in figuris dimensiones, in dimensionibus numeros. Ibid. II, 15, 43 (trad. Hadot 1984, 124) : In his igitur omnibus disciplinis occurrebant ei omnia numerosa, quae tamen in illis dimensionibus manifestius eminebant quas in seipsa cogitando atque uoluendo intuebatur uerissimas : in his autem quae sentiuntur, umbras earum potius atque uestigia recolebat. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 59 sés par Augustin dans le livre X de la Cité de Dieu, et reprenant, par citations ou allusions, une traduction latine du De regressu animae de Porphyre 62, permettent de se faire une idée assez précise de la théorie porphyrienne de la purification de l’âme, nécessaire à son « retour » : l’idée fondamentale est que l’âme, constituée d’un « corps astral » venu de l’éther, descend dans les corps, à travers les sphères célestes, grâce à son « véhicule » (o[chma), qui lui permet de se mouvoir et dans lequel on peut reconnaître la lectica (« litière ») allégorique sur laquelle Philologie, dans le De Nuptiis, s’élève de la terre jusqu’à l’assemblée des dieux (traversant elle aussi les sphères célestes) 63. Mais dans ce monde sublunaire, l’âme est soumise à de mauvais démons 64 qui la pervertissent et la tirent vers le bas. Porphyre distingue donc deux aspects de l’âme 65 : la pars intellectualis (par laquelle l’âme tend à remonter vers les intelligibles) et la pars spiritalis (par laquelle elle reçoit les images des choses corporelles, et sur laquelle les démons ont une influence, par l’intermédiaire des ei[dwla, des fantômes, qu’ils lui envoient) : alors que la connaissance philosophique agit sur la pars intellectualis (pour le retour de l’âme dans sa patrie), la théurgie permet à la pars spiritalis de se purifier des mauvais démons. Constatant que certaines personnes ont une intelligence trop inerte pour goûter à la philosophie et donc faire remonter leur âme, Porphyre voit dans la purgatio theurgica 66 le moyen d’empêcher les effets des mauvais démons sur leur âme : à défaut de la démarche philosophique personnelle qui permet l’élévation de l’âme, l’observation de rites théurgiques peut limiter l’action des mauvais démons. Le système porphyrien fait donc de la théurgie une solution de recours pour la purification spirituelle des âmes qui ne peuvent pas d’elles-mêmes chercher l’élévation intellectuelle : cette approche permet de comprendre en grande partie les rites que Philologie doit pratiquer avant son ascension céleste 67 (au livre II du De Nuptiis), ainsi que l’exclusion des arts divinatoires au début du livre IX, puisque ces arts sont liés à une démonologie qui n’a cours que dans le monde sublunaire, et puisqu’ils ne permettent en aucun cas, comme le souligne Porphyre, une élévation de l’âme par sa partie intellectuelle. Tous ces éléments constituent ainsi des preuves du lien entre le De Nuptiis de Martianus et un système philosophique précis dont le De regressu animae de Porphyre devait fournir les éléments essentiels. On peut donc affirmer, en suivant la thèse d’I. Hadot 68, le rôle prépondérant du contexte philosophique néoplatonicien sur la constitution du « cycle des sept sciences » permettant le « retour de l’âme ». En l’absence d’éléments décisifs pour démontrer l’influence ou l’absence d’influence des Disciplinae de Varron sur l’œuvre de Martianus, il semble prudent de réaffirmer que le mouvement d’ensemble paraît inspiré avant tout par ce contexte philosophique qui a sans doute plus influencé Martianus que l’hypothétique lecture d’une œuvre antérieure de six siècles. 3 Le De Nuptiis et l’apparition des trivium et quadrivium médiévaux La mise en parallèle du cycle des sciences chez Martianus avec le livre II du De Ordine d’Augustin donne les éléments d’une structuration en deux sous-ensembles : les trois 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68. Extraits rassemblés dans Bidez 1964, 27*-44*, avec une présentation p. 88-97. Sur ce rapprochement entre la litière de Philologie et le véhicule (o[chma) de l’âme dans la théorie néoplatonicienne, voir Gersh 1986, 643-644. À rapprocher de la démonologie présentée par Martianus au livre 2 (§ 163 sq.). Cf. Bidez 1964, 28* = Aug. Civ. 10, 9. Selon la traduction d’Augustin ; cf. Bidez 1964 = Aug. Civ. 10, 27. Pour une description de ces rites et un rapprochement avec les religions à mystères pratiquées à l’époque de Martianus, voir Lenaz 1975, 9-23 et Hadot 1984, 142-146. Hadot 1984, passim; thèse reprise et développée dans les ajouts de Hadot 2005. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 60 « sciences du langage » d’un côté (c’est-à-dire, pour Augustin, in dicendo 69 ou in significando 70) et les quatre « sciences mathématiques » de l’autre (in delectando 71 – puisqu’il s’agit du plaisir de la contemplation intellectuelle – chez Augustin) : on y reconnaît immédiatement le trivium et le quadrivium de l’enseignement médiéval. 3.1 Trivium et quadrivium : des notions postérieures Avant de détailler les aspects qui permettent de voir, dans l’œuvre de Martianus, des éléments à l’origine de cette structuration, revenons sur l’origine des mots trivium et quadrivium pour bien avoir conscience de l’anachronisme que constitue leur emploi à propos de l’œuvre de Martianus. La première occurrence du terme quadrivium se trouve au début de l’Institution arithmétique de Boèce (rédigée au début du VIe s.) ; après avoir détaillé les rapports ontologiques entre les quatre sciences mathématiques en reprenant les catégories de Nicomaque de Gérasa 72, Boèce parvient à la conclusion suivante : Hoc igitur quadruuium est quo his uiandum sit quibus excellentior animus a nobiscum procreatis sensibus ad intellegentiae certiora perducitur 73. L’utilisation du terme quadrivium par Boèce traduit ainsi la notion de tevssare" mevqodoi de Nicomaque de Gérasa 74, qui caractérise le lien ontologique entre les quatre sciences mathématiques. Force est de constater que Boèce est le premier auteur latin à donner à ce cycle de quatre sciences mathématiques une appellation métaphorique unique, signifiant, plutôt que l’idée d’un « carrefour » – sens de ce terme en latin classique –, l’idée d’une « quadruple voie » pour l’élévation vers l’intelligible 75. Quant au terme trivium, sa première occurrence connue (pour désigner les trois « sciences du langage ») remonte aux Scholia Vindobonensia à l’Art poétique d’Horace 76, qui sont peut-être à mettre en relation avec Alcuin et son école 77 (fin VIIIe - début IXe s.) ; pour expliquer l’expression quid alat formetque poetam (Hor. Ars 307), on trouve la scolie suivante : Et etiam docebo quid sit illud quod alat poetam, ut logica, scilicet grammatica, dialectica et rhetorica ; et quid sit illud quod informat poetam, ut est ethica, quae ad mores pertinet, et physica, quae de naturis rerum tractat, in qua continetur quadriuium. Et datur quadriuio ideo informare, quia numquam illuc uenitur nisi per triuium. On voit donc que ce terme est reconstruit sur quadriuium, pour compléter le cycle des sept sciences – même si en l’occurrence il n’est plus question du motif de l’élévation de l’âme (lié au contexte néoplatonicien dans lequel écrit encore Boèce), mais simplement de critères pour classifier les connaissances. Si la distinction des cyles médiévaux du trivium et du quadrivium est en germe chez Augustin et, comme nous allons le voir, chez Martianus, les termes eux-mêmes sont donc sensiblement postérieurs : début du VIe s. pour quadrivium et début IXe s. pour trivium. 69. 70. 71. 72. 73. 74. 75. 76. 77. Aug. Ord. 12, 35, si l’on suit la conjecture de I. Hadot (cf. plus haut, note 49). Aug. Ord. 13, 38. Aug. Ord. 12, 35. Boeth. Arith. 1, 1, 3-6. Boeth. Arith. 1, 1, 7 : « Voilà ce qu’est la quadruple voie par laquelle doivent cheminer ceux dont l’esprit supérieur se laisse conduire des sens qui sont créés avec nous aux certitudes plus hautes de l’intelligence » (trad. Guillaumin 1995). Nic. 1, 4, 1. Pour l’étude du terme quadriuium, voir Guillaumin 1995, LII-LVI. Voir l’édition de Zechmeister 1877. Cf. Pizzani 1989, 49, n. 1. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 61 3.2 Y a-t-il une distinction entre deux cycles parmi les sept sciences du De Nuptiis ? Alors qu’Augustin distingue explicitement, dans le De Ordine, les sciences in significando (sciences du langage) et les sciences in delectando (sciences mathématiques), Martianus ne semble pas, de prime abord, proposer ce type de classification au sujet des sciences exposées dans le De Nuptiis. Il convient donc de chercher dans la présentation allégorique et dans la mise en œuvre littéraire de la matière encyclopédique si l’auteur fait une différence entre grammaire-dialectique-rhétorique d’un côté et géométrie-arithmétiqueastronomie-musique de l’autre. La présentation générale des différentes sciences ne semble pas traduire d’opposition nette : du livre III au livre IX, en effet (c’est-à-dire après les deux premiers livres, qui constituent le récit allégorique proprement dit), on retrouve le même schéma général (une introduction allégorique avec un poème, puis l’exposé technique proprement dit, où la Mercurialis uirgo, allégorie de la science en question, se présente puis développe les principes de sa discipline). Cependant, si l’on regarde de plus près le début du livre VI (sur la géométrie, première science « mathématique » dans l’ordre adopté par Martianus), on constate que le poème qui ouvre ce livre ne fait pas partie, contrairement à ce que l’on trouve dans les autres livres, du récit proprement dit, mais constitue une invocation de l’auteur (Martianus) à Pallas Athéna, présentée comme l’intelligence du monde (ingenium mundi), le sommet de la raison (rationis apex) et l’esprit sacré des dieux et des hommes (divumque hominumque sacer nus 78) : Martianus lui demande de lui « inspirer les arts grecs en latin 79 ». Il y a donc dans le plan de l’œuvre une coupure matérialisée par cette invocation de l’auteur à la déesse des sciences et des arts, et on peut penser que le rapprochement entre Pallas et le nou'" néoplatonicien décrit une sorte d’élévation dans les sciences considérées : si les trois sciences du langage (livres III, IV et V) constituent des sciences humaines, au sens où elles s’appuient sur des rapports de communication entre les hommes, les quatre sciences mathématiques (livres VI, VII, VIII et IX) peuvent être considérées comme des sciences « divines », ou du moins destinées à l’élévation progressive vers le nou'". La demande faite dans ce poème d’invocation (exprimer les arts grecs en latin) pourrait par ailleurs laisser penser que les arts précédents ont été depuis longtemps latinisés, alors que les quatre sciences mathématiques sont toujours liées à la Grèce, et exprimées en grec : si, parmi les trois sciences du langage, Dialectique s’excuse « de ne pas savoir parler latin correctement 80 », les deux autres (Grammaire et Rhétorique) disent s’être installées à Rome 81. En revanche, les quatre sciences mathématiques insistent toutes sur leur lien avec la Grèce, et Géométrie, en commençant son exposé, affirme qu’elle aurait préféré laisser parler à sa place Archimède et Euclide, mais que ces derniers ne sachant pas le latin, elle accepte exceptionnellement de se charger de la présentation de sa discipline en latin 82. Le poème liminaire du livre VI marque donc une nette transition dans la structure du De Nuptiis 83, et insiste sur la structuration des sciences présentées en deux cycles complémentaires : toutes les sciences ont certes de très nombreux traits communs (comme le montre la structure littéraire de chacun des livres), mais alors que les sciences du futur trivium sont implicitement présentées, dans cette invocation à Pallas, 78. 79. 80. 81. 82. 83. Cf. Nupt. 6, 567. Nupt. 6, 574 : inspirans nobis Graias Latiariter artes. Nupt. 4, 334 : quamquam parum digne Latine loqui posse crederetur. Voir Nupt. 3, 223 pour Grammaire et 3, 426-427 pour Rhétorique. Nupt. 6, 587 : quia [...] illi helladica tantummodo facultate, nihil effantes Latiariter, atticissant, quae etiam ipsos edocui, quod numquam fere accidit, Romuleis ut potero uocibus intimabo. Pour plus de détails sur la structure de ce prologue du livre VI, cf. Le Moine 1972, 139-159 ; Zaffagno 1998, 5-21, Bovey 2003, 227-230. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 62 comme moins élevées et plus latines, les sciences du futur quadrivium semblent matérialiser une élévation plus importante vers le nou'" et se trouvent caractérisées par leur lien avec la Grèce. Si la distinction entre « sciences du langage » et « sciences mathématiques » n’est pas aussi explicite chez Martianus que chez Augustin, la structure littéraire du De Nuptiis fournit cependant un certain nombre d’éléments qui tendent à accréditer l’hypothèse d’une séparation implicite entre les deux cycles qui deviendront les trivium et quadrivium médiévaux. 3.3 Ars et disciplina chez Martianus Capella On rattache souvent la distinction entre trivium et quadrivium à la différence entre artes et disciplinae selon la définition que Cassiodore donne de ces deux termes au deuxième livre des Institutions. Il propose une première définition à propos de la dialectique, que certains qualifient d’ars, et d’autres de disciplina : Nunc ad logicam, quae et dialectica dicitur, sequenti ordine ueniamus. Quam quidam disciplinam, quidam artem appellare maluerunt, dicentes, quando apodicticis, id est ueris disputationibus aliquid disserit, disciplina debeat nuncupari ; quando autem quid uerisimile atque opinabile tractat, nomen artis accipiat. Ita utrumque uocabulum argumentationis suae qualitate promeretur. Nam et pater Augustinus, hac credo ratione commonitus, grammaticam atque rethoricam disciplinae nomine uocitauit, Varronem secutus ; Felix etiam Capella operi suo de Septem Disciplinis titulum dedit. Disciplina enim dicta est, quia discitur plena ; quae merito tali nomine nuncupatur, quoniam incommutabili[s illis] semper regula<e> ueritatis obsequitur 84. Cassiodore confirme ces définitions quelques paragraphes plus loin, en faisant remonter cette distinction à « Platon et Aristote » : Inter artem et disciplinam Plato et Aristoteles, opinabiles magistri saecularium litterarum, hanc differentiam esse uoluerunt, dicentes artem esse habitudinem operatricem contingentium, quae se et aliter habere possunt ; disciplina uero est quae de his agit quae aliter evenire non possunt 85. Ces définitions reprennent la célèbre distinction entre tevcnh et ejpisthvmh proposée par Aristote au livre VI de l’Éthique à Nicomaque, dans une réflexion plus générale sur les formes 84. 85. Cassiod. Inst. 2, 2, 17 : « Venons-en à présent, selon notre ordre, à la logique, qu’on nomme également dialectique. Certains ont voulu l’appeler discipline (disciplina), d’autres ont préféré l’appeler art (ars) en affirmant que quand elle discute un point en utilisant des argumentations apodictiques, c’est-à-dire vraies, elle doit être nommé discipline (disciplina), alors que quand elle traite d’un point vraisemblable et soumis à l’opinion, elle reçoit le nom d’art (ars). Ainsi elle mérite l’une et l’autre dénomination selon le genre de son argumentation. En effet, Augustin, se souvenant aussi à mon avis de cette définition, a appelé la grammaire et la rhétorique du nom de discipline (disciplina), à la suite de Varron ; Felix Capella a également donné à son œuvre le titre Des sept disciplines (De Septem Disciplinis). Car la discipline (disciplina) doit son nom au fait qu’elle s’enseigne tout entière ; et c’est à bon droit qu’on lui donne ce nom, puisqu’elle obéit toujours à une règle immuable de vérité. » Nous reprenons la conjecture de I. Hadot pour la dernière phrase (cf. Hadot 1984, 194, n. 20). Par ailleurs, le sens du démonstratif, dans l’expression hac ratione, peut être compris de plusieurs façons : soit Cassiodore attribue à Augustin l’utilisation de la définition qu’il vient de présenter, mais alors il reconnaît implicitement que la grammaire et la rhétorique traitent du vrai et non du vraisemblable (ce qui n’est pas évident et va contre l’opinion commune) ; soit hac est cataphorique et annonce la définition qui suit : disciplina enim dicta est... : cette solution semble mieux respecter le sens général du passage : Cassiodore définit disciplina une première fois, mais comme il remarque que l’usage d’Augustin ne correspond pas à ce qu’on attendrait, il donne une nouvelle définition. Cassiod. Inst. 2, 3, 20 : « Entre art (ars) et discipline (disciplina), Platon et Aristote, maîtres fameux dans les lettres profanes, ont voulu voir la différence suivante : l’art (ars), disaient-ils, est un habitus producteur de choses contingentes, qui peuvent être autrement qu’elles sont ; la discipline (disciplina) en revanche est ce qui traite des choses qui ne peuvent pas se produire autrement. » (trad. Hadot 1984, 197, adaptée). Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 63 de l’activité de l’âme ; I. Hadot met en parallèle le texte de Cassiodore avec celui d’Aristote, pour montrer la proximité des définitions : ainsi la définition de la disciplina comme ce qui procède apodicticis disputationibus (Cassiod. Inst. 2, 2, 17) fait écho à hJ me;n a[ra ejpisthvmh ejsti;n e{xi" ajpodeiktikhv chez Aristote (Eth. Nic. 6, 3 = 1139 b) ; la disciplina définie comme quae de his agit quae aliter euenire non possunt (Cassiod. Inst. 2, 3, 20) reprend o{ ejpistavmeqa mhd ejndevcetai a[llw" e[cein (Arist. Eth. Nic. 6, 3 = 1139 b) ; enfin, la définition de l’ars comme habitudinem operatricem contingentium, quae se et aliter habere possunt (Cassiod. Inst. 2, 3, 20) traduit hJ me;n ojn tevcnh... e{xi" ti"... poihtikhv... peri; to; ejndecovmenon a[llw" e[cein (Arist. Eth. Nic. 6, 4 = 1140 a). Par quel intermédiaire Cassiodore a-t-il pu con- naître ce passage de l’Éthique à Nicomaque ? Existait-il des traductions latines faisant correspondre disciplina à ejpisthvmh (connaissance du vrai et du nécessaire) et ars à tevcnh (connaissance du vraisemblable et du contingent), comme le fait nettement Cassiodore ici ? Faute de sources conservées, les réponses à ces questions demeurent de simples conjectures 86, et il est impossible de savoir si les sources de Cassiodore étaient déjà connues d’Augustin et de Martianus. Dans un long développement consacré à l’évolution sémantique des termes ars et disciplina de Varron à Cassiodore, M. Bovey remet en cause le schéma traditionnellement admis d’une indifférenciation des deux termes jusqu’aux Institutiones de Cassiodore : elle montre qu’Augustin utilise de préférence disciplina dans ses œuvres liées à l’encyclopédisme, alors qu’il a conscience de la distinction des termes, qu’il semble différencier dans le De doctrina christiana 87. Au sujet de Martianus, elle émet l’hypothèse qu’il connaît la distinction entre artes et disciplinae (comme en témoignent au moins deux passages du De Nuptiis 88), mais qu’il utilise à dessein l’un pour l’autre, contre l’usage qu’on attendrait. Elle pense voir dans la distinction entre ars et disciplina une perspective chrétienne, justifiant cette hypothèse par l’absence de distinction entre les deux termes dans les œuvres d’Augustin fortement marquées par le néoplatonisme, et leur utilisation plus « cassiodorienne » dans le De doctrina christiana. Sa conclusion est donc que Martianus, « en imposant un usage classique ainsi qu’une sélection “varronienne” de Disciplines, souligne implicitement son affiliation à la tradition des Disciplinarum libri contre les propositions, peut-être issues de milieux chrétiens, d’une distinction selon des critères de vérité 89 ». L’hypothèse est ingénieuse, mais il nous semble qu’elle ne tient pas assez compte de l’origine aristotélicienne de la distinction entre ars (= tevcnh) et disciplina (= ejpisthvmh), qui rend plus probable l’idée d’un développement de cette opposition dans les milieux néoplatoniciens, et en particulier par l’intermédiaire d’une traduction latine qu’aurait connue Cassiodore : dès lors, si l’on pose comme probable l’existence d’une source néoplatonicienne latine faisant la distinction entre ars et disciplina selon les critères aristotéliciens, on voit mal pour quelle raison cette distinction aurait pu être récupérée exclusivement par les auteurs chrétiens dans le but polémique qu’évoque M. Bovey. L’argument de la « sélection “varronienne” de disciplines » est également assez incertain, puisqu’il se fonde implicitement sur le contenu précis de ce cycle varronien des disciplines, dont la reconstitution reste très hypothétique 90. La seule chose que 86. 87. 88. 89. 90. Sur ce problème, voir Hadot 1984, 199-203. C’est du moins ce que montre l’étude de Pizzani (2001) qui conclut, à propos du De doctrina christiana : « Agostino sembra seguire rigidamente lo schema che sarà di Cassiodoro definiendo artes le componenti del trivio e disciplinae quelle del quadrivio e collocando in una posizione particolare la dialettica ». Il s’agit du passage où Philologie vomit toutes ses connaissances terrestres, sous forme de livres (§ 2, 138) : Martianus décrit alors de nombreuses jeunes filles, dont certaines étaient appelées Arts et d’autres Disciplines (puellae quamplures, quarum Artes aliae, alterae dictae sunt Disciplinae), en train de ramasser les connaissances en question. L’autre passage est la présentation de Rhétorique (§ 5, 438) : Quippe sum ipsa Rhetorica, quam alii artem, uirtutem alii dixere, alteri disciplinam. Bovey 2003, 83. Voir plus haut, le développement sur la « question varronienne » (1.3). Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 64 l’on puisse affirmer avec certitude est que Martianus sait qu’il y a une différence entre ars et disciplina (comme l’attestent les deux exemples rapportés plus haut (note 88), mais qu’il a tendance malgré tout à employer un terme pour l’autre. La première phrase du traité inédit de Martianus sur la métrique 91 confirme d’ailleurs que Martianus a conscience d’une distinction entre les deux termes, puisqu’il commence par la définition suivante : Ars est uniuscuiusque disciplinae comprehensio rationabili ordinatione percepta. Disciplina dicta est quod discendo conquiritur. Ars ex eo dicitur quod Graeci “aretas” uirtutes appellant 92. Au-delà des éventuels problèmes de texte, l’idée centrale de la première phrase semble être que l’ars encadre toute disciplina, c’est-à-dire, vraisemblablement, toute connaissance. On trouve chez d’autres auteurs des parallélismes avec cette définition. Ainsi, par exemple, chez Servius : Ars dicta est ajpo; th'" ajreth'", id est a uirtute, quam Graeci uniuscuiusque rei scientiam uocant 93 ; ou encore chez Cassiodore : ars uero dicta est, quod nos suis regulis artet atque constringat : alii dicunt a Graecis hoc tractum esse uocabulum, apo tes aretes, id est a uirtute, quam diserti uiri uniuscuiusque rei scientiam uocant 94. On a donc l’impression que Martianus a condensé une définition traditionnelle, et surtout qu’il a remplacé scientia par disciplina, au sens de « connaissance ». L’étymologie fournie par Cassiodore (rapprochement de ars et de artet) peut sans doute expliquer l’idée de comprehensio ; quant à la définition de ars par ajrethv, on voit qu’elle semble être à l’origine de la première définition, puisque Servius et Cassiodore commencent par la mentionner en donnant l’équivalence ajrethv = uirtus, avant de préciser le sens de uirtus comme uniuscuiusque rei scientia. Le lien entre disciplina et discere est lui aussi fréquent : on le trouve par exemple chez Augustin à propos de la grammaire (Disciplina a discendo dicta est 95), puis dans le passage déjà cité de Cassiodore (disciplina... quia discitur plena 96). La majeure partie de ces aspects se retrouvent chez Isidore, qui donne, dans le premier chapitre des Étymologies (De disciplina et arte), une synthèse de la plupart de ces définitions. Une étude précise des définitions d’ars et de disciplina chez les auteurs tardifs serait nécessaire, et une mise en parallèle avec le texte de Martianus apporterait sans doute des éléments nouveaux, mais une telle étude dépasserait largement les limites de cette communication. On se bornera donc à constater que Martianus adopte, au début de son traité de métrique, une définition qui semble condenser des éléments connus par ailleurs. On peut penser qu’il recourt encore à une définition « grammaticale » (le rapprochement avec Servius semble montrer que la définition de l’ars en introduction était fréquente dans les traités de grammaire), dans laquelle il n’est pas évident de trouver la distinction aristotélicienne entre tevcnh et ejpisthvmh 97. Martianus a donc conscience d’une distinction entre ars et disciplina, mais il semble se limiter à la définition de l’ars grammatica, évoquée à plusieurs reprises dans le traité métrique (alors que le terme disciplina n’est plus utilisé par la suite). Pour terminer 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97. Cf. De Nonno 1990 pour la découverte de ce traité. Nous avons consulté le texte dans les trois manuscrits qu'il indique, dont deux seulement (Oxford Bodl. Addit. C 144, f˚ 132 ra et Vatican Vat. Lat. 1493, f˚ 40r) contiennent ce passage. Manuscrit d’Oxford, Bodl. Addit. C 144, f. 132 ra. Serv. Comm. Don., Keil 1864a, 405. Cassiod. Inst., praef. 4. Aug. Solil. 2, 11, 20. Cf. Cassiod. Inst. 2, 2, 17 (texte traduit plus haut, note 84). À moins de considérer que le rapprochement entre disciplina et discere impliquait forcément, aux yeux du lecteur, la série de syllogismes que l’on trouve dans les Soliloques d’Augustin (2, 11, 20) et que l’on peut résumer de la façon suivante : disciplina vient de discere ; or il est impossible de dire que quelqu’un ne sait pas les choses qu’il a apprises ; et personne ne sait le faux. Donc toute disciplina est vraie. Cette démonstration nous permet de retomber sur la définition de disciplina comme science du vrai. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 65 cette synthèse sur les problèmes liés à l’utilisation des termes ars et disciplina, nous nuancerons l’argument de Cassiodore, qui, dans le passage cité plus haut 98, rapproche Varron, Augustin et Martianus au sujet de leur utilisation du terme disciplina, en prenant comme argument le titre De septem disciplinis qu’il attribue à l’œuvre de Martianus : c’est précisément ce titre qui pose problème, puisqu’il n’est pas attesté par ailleurs. Les manuscrits donnent en effet le titre De Nuptiis Philologiae et Mercurii, qui est aussi le titre qu’utilise Fulgence lorsqu’il évoque Martianus 99 ; Martianus lui-même, dans son traité inédit sur la métrique, évoque à plusieurs reprises son œuvre sous le titre Philologia, en particulier lorsqu’il reprend des passages du livre III, sur la grammaire, en précisant : in tertio Philologiae libro relatum est. L’utilisation du titre De septem disciplinis a donc toutes les chances d’être une invention de Cassiodore, ou d’une source directe de Cassiodore (puisque ce dernier affirme ne pas avoir eu l’ouvrage de Martianus sous la main) ; on le trouve également, de manière allusive, chez Grégoire de Tours 100. Peut-être s’agissait-il, dans un contexte chrétien, d’effacer le contenu païen de l’allégorie qui fournit le cadre du De Nuptiis. Toujours est-il que ce passage de Cassiodore ne prouve absolument pas que Martianus ait utilisé sciemment disciplina pour chacun des « arts libéraux ». En admettant que le titre que Cassiodore donne à l’œuvre de Martianus s’inscrit dans un point de vue chrétien, dans la mesure où il s’agit de faire disparaître le contenu païen du texte, on peut s’étonner de la « perspective polémique » que M. Bovey rattache à l’utilisation du terme disciplina (qui marquerait un refus de la distinction chrétienne entre ars et disciplina) : si vraiment l’utilisation exclusive de disciplina avait été la marque d’un parti-pris païen, Cassiodore n’aurait sans doute pas choisi ce terme pour atténuer la portée païenne du titre de l’œuvre de Martianus, et il aurait évité de rapprocher, au sujet de l’emploi de disciplina, Augustin d’un côté avec Varron et Martianus de l’autre. Ce bref aperçu de l’utilisation des termes ars et disciplina ne permet donc pas d’établir une conclusion définitive sur la présence d’une distinction systématique chez Martianus ; il semble au contraire qu’il recoure à l’un ou à l’autre sans grande rigueur terminologique, même si quelques passages prouvent qu’il a conscience d’une distinction théorique. On ne peut donc que constater que les deux « cycles » matérialisés littérairement dans le De Nuptiis, et qui donneront les trivium et quadrivium médiévaux, ne reposent pas sur une distinction terminologique forte dans l’œuvre de Martianus. Les différents aspects abordés dans cette étude tendent ainsi à prouver que, si Martianus hérite d’une somme très importante de connaissances antiques (qu’il réutilise dans chacune des présentations techniques des livres III à IX), on ne peut se limiter à faire de lui un simple compilateur qui recopierait tels quels des passages sans grande cohérence : bien sûr, cet aspect n’a pas manqué d’être souligné à propos de tel ou tel détail technique, et on doit reconnaître que toutes les sources ne sont pas toujours parfaitement comprises. En revanche, il parvient à donner à sa matière une unité et une véritable cohérence dont le récit allégorique fournit les cadres essentiels : cette unité ne saurait être interprétée comme la simple reprise d’une forme littéraire ancienne qui n’aurait laissé d’autre trace qu’un ouvrage perdu de Varron, et l'on peut voir dans sa présentation des sciences des traces incontestables de la culture néoplatonicienne qui marquait les milieux intellectuels (en particulier païens) à l’époque de la rédaction du De Nuptiis. De fait, l’émergence du « cycle des sept arts libéraux » bien connu au Moyen Âge semble être le résultat d’une série de 98. Cassiod. Inst. 2, 2, 17 ; cf. note 84. 99. Fulg. Exp. 45. 100. Greg. Tur. Franc. 10, 31, 18 : si te, sacerdos Dei quicumque es, Martianus noster septem disciplinis erudiit. Schedae, 2007, prépublication n° 4, (fascicule n° 1, p. 45-68). 66 développements néoplatoniciens liés en particulier au motif porphyrien du « retour de l’âme » qui parvient par la science à quitter le sensible et à parvenir à la contemplation des intelligibles. Martianus Capella constitue donc une étape essentielle de la transmission de l’encyclopédisme antique à l’Occident médiéval, puisqu’il synthétise toute cette matière dans un ouvrage unique, selon une structure qui, retravaillée à partir des distinctions cassiodoriennes entre artes et disciplinae et à partir des œuvres de Boèce, donnera le trivium et le quadrivium médiévaux. Héritier des sciences antiques, relevant d’une tradition encyclopédique latine tout en adhérant à une vision du monde néoplatonicienne, Martianus a su composer une œuvre d’une radicale nouveauté, dont la portée culturelle eut une influence de premier plan sur l’encyclopédisme médiéval. 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Les empereurs eux-mêmes philosophent et Marc-Aurèle institue même à Athènes quatre chaires de philosophie (platonicienne, péripatéticienne, stoïcienne et épicurienne). La philosophie n’est pas seulement « à la mode », elle est aussi honorable. L’enseignement philosophique et sa valeur sont reconnus, et le philosophe a un statut digne, il est admirable et admiré. C’est à cette époque que vit Lucien de Samosate, écrivain grec d’origine syrienne, auteur d’un peu plus de quatre-vingts opuscules, aux thèmes et aux formes variées, souvent dans une veine satirique. Or Lucien est connu pour ses textes dans lesquels la philosophie et les philosophes, s’ils jouent un rôle de premier plan, sont surtout tournés en ridicule. Certains de ces opuscules constituent même des satires, parfois violentes, directement tournées, semble-t-il, contre les philosophes. Partant de ce constat, on ne peut manquer de s’interroger sur le statut du philosophe chez Lucien : « savant ou charlatan » ? Au-delà de la question du personnage du philosophe, il s’agit de dégager le statut qu’occupe, chez Lucien, le savoir en matière philosophique. Ainsi nous ne cherchons pas à rendre compte des connaissances que possède Lucien sur les différentes sectes philosophiques ni de la validité (ou de la pertinence) des détails qu’il fournit sur elles. Notre visée est à la fois plus générale et plus modeste ; il s’agit, en étudiant le point de vue émis par cet auteur sur les philosophes en général, toutes sectes confondues, 1. Sur la situation des sectes philosophiques au IIe siècle et en particulier sur leur permanence scolaire, cf. André 1987. Emeline Marquis « Le philosophe chez Lucien : savant ou charlatan ? » Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 70 de comprendre, ou tout au moins d’entrevoir, ce qu’il pense du savoir philosophique en tant que tel. Notre point de départ, pour cette analyse, est un opuscule de Lucien assez peu étudié, et sur lequel la bibliographie est inexistante : Les fugitifs ou Les esclaves fugitifs (selon les traductions). Ce texte moins connu nous a paru offrir des pistes d’analyse et une grille de lecture intéressantes, qui nous permettront de mettre ensuite en regard d’autres opuscules de cet auteur. Le texte se présente sous la forme d’un dialogue, qui se développe en trois lieux et trois moments. Il commence dans l’Olympe chez les dieux par des questions qu’Apollon pose à Zeus au sujet de la mort du philosophe cynique Pérégrinos qui s’est immolé par le feu 2. Ils sont interrompus par l’arrivée de Philosophie qui s’est enfuie de chez les hommes et vient conter ses malheurs. L’essentiel de son argumentation consiste en la dénonciation d’une catégorie intermédiaire d’hommes – entre les gens du commun et les philosophes –, des faux philosophes qui, se faisant passer pour ses disciples, se comportent de manière proprement honteuse et lui font perdre tous crédit à elle, Philosophie. Zeus la renvoie alors sur terre, et Philosophie s’y rend en compagnie d’Héraclès, qui connaît les lieux, et d’Hermès chargé par Zeus de reconnaître vrais et faux philosophes, et de punir les seconds. Arrivés à Philippopolis de Thrace, ils se mettent à la recherche de trois esclaves en fuite qui ont pris le manteau du philosophe cynique. Ils les démasquent et leur font subir le châtiment qu’ils méritent. Ce texte peut servir de point de départ à plusieurs questions. Dans cet opuscule, Lucien prend-il le savoir philosophique au sérieux ? Peut-on acquérir et donc enseigner un savoir en matière de philosophie (I) ? Le charlatan en matière de philosophie se caractérise-t-il uniquement par son ignorance (II et III) ? Ou peut-on être savant et faux philosophe (IV) ? Le vrai philosophe, quant à lui, est-il toujours savant (V) ? Et est-ce le savoir seul qui fait le vrai philosophe ? Pour les citations, nous utilisons, quand ils sont disponibles, le texte et la traduction de J. Bompaire, aux Belles Lettres 3. Pour les opuscules qui n’ont pas encore été édités aux Belles Lettres à ce jour, nous nous référons au texte de l’édition des Oxford Classical Texts 4 et nous reprenons la traduction d’Emile Chambry 5. I. De l’existence d’un savoir en matière de philosophie La première question qui se pose pour traiter du statut du savoir philosophique chez Lucien est naturellement celle de savoir si cet auteur reconnaît l’existence et la validité d’un tel savoir. Qu’en dire d’après Les fugitifs? La distribution et la composition du dialogue semblent apporter des éléments de réponse. D’abord la philosophie y est personnifiée. Et en prenant la forme d’un personnage, elle est du même coup unifiée : elle est la philosophie, il n’y a pas des philosophies. Son existence est une évidence ; son rôle, son importance, son utilité ne sont jamais niés, bien au contraire. Sa mission est d’origine divine : c’est Zeus qui l’a envoyée sur terre (§ 5) afin de guérir les hommes qui vivent dans l’injustice et l’ignorance. Elle devait « tourner leurs yeux vers la vérité et les faire vivre entre eux d’une manière plus pacifique 6 » (§ 5). Elle 2. 3. 4. 5. L’immolation par le feu de Pérégrinos est un fait historique; elle eut lieu en 165 après J.-C. Pour une vue générale sur le personnage, cf. Jones 1986. Bompaire 1993-... Macleod 1980. Chambry 1933-1934. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 71 raconte (§ 3) le crédit dont elle jouissait auprès du commun des gens : « <ils> me louaient, m’honoraient ; ils poussaient presque le respect et l’admiration jusqu’à m’adorer » 7. Ce comportement de la foule lui paraît louable et légitime et il l’est aussi pour tous les autres dieux. C’est le comportement normal attendu de tous les hommes. Non seulement Philosophie existe dans cet opuscule, en tant que personnage, et doit jouir d’une considération légitime, mais le contenu de sa mission – la lutte contre l’ignorance – suffit à souligner qu’elle procure un savoir. D’ailleurs, Philosophie est constamment présentée comme dispensant un enseignement. Lorsqu’elle raconte le tour du monde qu’elle a effectué pour remplir la mission qu’on lui avait confiée, elle explique comment elle a d’abord cherché à « éduquer et instruire » les Barbares (paideuvein kai; didavskein, § 6), puis comment chez les Indiens, les Brahmanes « vivent sous ses enseignes et selon ses lois » (biou'sivn ge kata; ta; hJmi'n dokou'nta , § 6). Elle a ensuite comme disciples Eumolpe et Orphée et les sept sages de la Grèce sont ses « amis » et « suivent ses leçons » (eJtaivrou" kai; maqhta;", § 9). Philosophie est donc présentée dans une posture d’enseignante, elle a des leçons à apporter et dispense bien un savoir qui se répand dans le monde. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les lieux dans lesquels Philosophie se rend et dispense son enseignement soient reconnus traditionnellement par les Anciens comme les berceaux du savoir et de la sagesse. Cependant, on constate d’ores et déjà que ce savoir procuré par Philosophie n’est jamais évoqué dans des termes techniques. Son enseignement semble surtout éthique, orienté vers une manière de vivre ; et au contraire, Philosophie rejette la « science inutile et superflue <des sophistes> », « ces réponses subtiles, embarrassantes, extravagantes », et ces « questions inextricables qui ressemblent à des labyrinthes » (§ 10) 8. Ainsi l’existence, la présentation et le rôle de Philosophie en tant que personnage dans Les fugitifs, laissent à penser que l’auteur lui même reconnaît l’existence d’un savoir en matière philosophique. II. Des faux-philosophes ignorants Si l’existence et la validité du savoir philosophique semblent attestés, on peut penser avoir répondu à notre question initiale : « le philosophe chez Lucien, savant ou charlatan? ». Le philosophe serait celui qui possède ce savoir et qui l’enseigne. Mais ce n’est pas aussi simple. Philosophie en effet établit une typologie des hommes (§ 4) : « Il y a une autre classe de gens, Zeus, entre le vulgaire et les philosophes. Ils nous ressemblent par l’extérieur, le regard et la démarche, et sont habillés comme nous. Ils prétendent en effet qu’ils marchent sous mes enseignes, ils prennent publiquement mon nom et se disent mes sectateurs » 9. Que dit Philosophie? Selon elle, il y a trois catégories à distinguer : le vulgaire, les faux philosophes, les « philosophes » (ceux que nous appellerons les vrais philosophes). Ainsi, tous les philosophes chez Lucien ne sont pas des charlatans. Mais les charlatans, sont-ils ignorants ou savants? La question du savoir intervient-elle dans la définition du charlatan? Selon la typologie de Philosophie, la deuxième catégorie regroupe des faux philosophes, des charlatans (govhta", § 17) 10 qui imitent les vrais par leur aspect extérieur et leur 6. 7. 8. 9. 10. ajnablevyante" de; pro;" th;n ajlhvqeian eijrhnikwvteron xumpoliteuvointo. ejph/vnoun kai; dia; timh'" hj'gon, aijdouvmenoi kai; qaumavzontev" me kai; mononouci; proskunou'nte". aiJ komyai; kai; a[poroi kai; a[topoi ajpokrivsei" kai; dusevxodoi kai; laburinqwvdei" ejrwthvsei". Eijsivn tine", wj' Zeu', ejn metaicmivw/ tw'n te pollw'n kai; tw'n filosofouvntwn kai; to; me;n sch'ma kai; blevmma kai; bavdisma hJmi'n o{moioi kai; kata; ta; aujta; ejstalmevnoi: ajxiou'si gou'n uJp jejmoi; tavttesqai kai; toujvnoma to; hJmevteron ejpigravfontai, maqhtai; kai; qiasw'tai hJmw'n eij'nai levgonte". Les faux philosophes des Fugitifs font partie des exemples étudiés par J.Gerlach parmi les différentes figures du charlatan chez Lucien ; cf. Gerlach 2005. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 72 discours. Philosophie opère en fait une description détaillée de cette « sale engeance » dans une longue intervention (§ 12-21). Elle souligne dans un premier temps l’origine sociale de ces individus (§ 12-13) : ce sont des hommes de basse extraction, d’anciens esclaves ou salariés (douliko;n kai; qhtikovn) qui dès l’enfance ont dû apprendre un métier (cordonnier, charpentier, foulon, etc.). Philosophie insiste par là sur le fait que ces gens sont des ignorants (§ 4 ils étaient caractérisés par leur ajmaqiva). Elle explique en effet : ils « n’ont point dès l’enfance assisté à mes leçons » 11, « ils ne me connaissaient même pas de nom » 12 (§ 12) ou encore « quant à acquérir les connaissances exigées pour une telle profession, c’eût été trop long pour eux, ou, pour mieux dire, absolument impossible » 13 (§ 13). Pour Philosophie, il y a bien un savoir à posséder pour être philosophe, et celui-ci est le fruit d’un enseignement auquel ces gens n’ont pas eu accès. Philosophie passe ensuite à l’apparence de ces faux philosophes (§ 14). Ces hommes prennent l’habit du philosophe : manteau court, besace, bâton. Et ils injurient tout le monde. En effet, le plus souvent, ils se font passer pour des Cyniques : c’est le choix le plus facile dans la mesure où le philosophe cynique vit selon la nature et se comporte d’une manière (franc-parler, usage de la diatribe, etc.) aisément reconnaissable et imitable. Philosophie s’étend ensuite longuement sur le comportement de ces individus, comportement qui se révèle être en totale contradiction avec leurs discours : mœurs honteuses, ivresse et excès dans les banquets, mauvais caractère, goût pour le plaisir autant que pour l’argent. Ces hommes révèlent finalement leur imposture lorsqu’une fois suffisamment riches, ils abandonnent le manteau du philosophe, achètent propriétés et esclaves et vivent somptueusement (§ 20). Deux éléments ressortent tout particulièrement du portrait à charge de Philosophie : – l’ignorance de ces hommes qui n’ont jamais fréquenté la philosophie et n’ont pas les connaissances nécessaires pour jouer leur rôle ; – le comportement honteux de ces charlatans, qui va à l’encontre de leurs paroles. Si l’on revient maintenant à la typologie précédemment détaillée, on constate avec intérêt que Philosophie fournit des indications chiffrées concernant les trois catégories dont elle parle, ou, tout au moins, une estimation quantitative. Quand elle parle du vulgaire, elle dit « oJ polu;" levw" ». Les (vrais) philosophes, quant à eux, tout au moins pour la Grèce, peuvent être énumérés : il y a d’abord les sept sages de la Grèce puis Pythagore, Héraclite et Démocrite. Philosophie insiste elle-même sur leur petit nombre : ojlivgou" pantavpasin (§ 9). Plus tard, elle en distingue encore quelques autres : Antisthène, Diogène, Cratès, Ménippe. Ainsi, le nombre des vrais philosophes est extrêmement réduit. Au contraire, les faux philosophes sont légion. La traduction d’Emile Chambry donne ainsi (§ 16) : « La ville entière est remplie de ces imposteurs ». Mais si hJ est la leçon des manuscrits G et B (deux manuscrits parmi les plus anciens conservant le texte de Lucien), il serait tentant néanmoins de le supprimer. C’est en tout cas la solution adoptée par Macleod dans l’édition d’Oxford; le sens en est amélioré, on lit en effet : « toutes les cités sont remplies de ces imposteurs ». De fait, plus loin dans le texte, Zeus compare le travail qu’Héraclès et Hermès doivent accomplir à un treizième travail, et Hermès souhaite se hâter « pour en écraser au moins quelques-uns aujourd’hui » (§ 24) 14. Si cette estimation quantitative correspond à une réalité historique (ou tout au moins à la situation telle qu’elle est vue par Lucien), on comprend mieux la répartition des différents 11. 12. 13. 14. ouj xuggenovmenon hJmi'n ejk paivdwn uJp jajscoliva". oujde; o[noma to; hJmevteron h/jvdesan. To; me;n dh; oJvsa th/' toiauvth/ proairevsei provsfora makro;n hj'n, ma'llon de; komidh'/ ajduvnaton. wJ" kai; ojlivgou" aujtw'n ejpitrivywmen shvmeron. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 73 opuscules de Lucien et leurs apparentes contradictions. En effet, seuls deux opuscules donnent une image positive des philosophes : Nigrinos et la Vie de Démonax. Pour le reste, il faudrait distinguer entre des opuscules traitant de points de doctrine, discutant des éléments philosophiques précis, propres à une secte philosophique en particulier, et des opuscules englobant les soi-disant philosophes, toutes sectes confondues, dans une critique commune. Ces textes-là ne ridiculiseraient pas les vrais philosophes, mais ceux qui en usurpent le titre. III. Les exemples présents dans le texte Philosophie donne une description générale des sombres individus qui appartiennent à la classe intermédiaire des faux philosophes ignorants, mais vrais charlatans, sans donner toutefois de noms ou d’exemples précis. Le reste du texte, néanmoins, illustre son discours par deux exemples, assez différents l’un de l’autre. 1) Le premier est celui de Cantharos. C’est sans doute cette fonction d’illustration, d’exemple, que remplit la dernière partie du texte dans laquelle Hermès descendu à Philippopolis de Thrace (avec Héraclès et Philosophie) part à la recherche de l’esclave Cantharos, devenu philosophe, pour le châtier. En effet, Cantharos incarne très exactement le portrait réalisé au préalable par Philosophie. Son ancien maître précise qu’il s’agit d’un esclave fugitif (§ 27), qu’il était foulon (§ 28) dans son atelier, et il le traite de charlatan, de govh". Hermès précise quant à lui qu’il se fait passer désormais pour philosophe (§ 28) et qu’il en a pris l’apparence (barbe, manteau, besace, colère, injure, § 27). Cantharos est finalement pris et on découvre une ceinture en or dans sa besace, ce qui prouve son goût pour l’argent et ses motivations secrètes, fort éloignées de la philosophie. Les deux autres esclaves qui l’accompagnent, quant à eux, ne sont qu’une pâle copie de ce dernier. Cantharos est donc un personnage fictif qui constitue un exemple évident de la catégorie des faux philosophes identifiée par Philosophie. 2) Mais le texte laisse entrevoir aussi un autre exemple de faux philosophe et vrai charlatan, beaucoup moins évident et qui ne devient compréhensible qu’à rebours. Il faut revenir en effet sur le début du texte et s’interroger sur le lien que les premiers paragraphes entretiennent avec le thème général de l’opuscule, à savoir la dénonciation des faux philosophes, faux cyniques pour la plupart. Pourquoi introduire cet opuscule par la mention du philosophe cynique Pérégrinos qui s’est immolé par le feu aux jeux olympiques de 165 ap. J. C. ? Philosophie nous donne un élément de réponse (§ 7). Elle explique en effet qu’elle n’a pas vu comment Pérégrinos est mort parce qu’elle ne s’est pas rendue à Olympie pour ne pas avoir à affronter les pseudo-philosophes qui s’y sont rendus en masse. Or les précisions qu’elle donne (« je les voyais s’y rendre en foule dans le dessein d’invectiver les spectateurs assemblés et de remplir l’opisthodome de leurs vociférations et de leurs aboiements », § 7) 15, s’appliquent, sinon à Pérégrinos lui-même, du moins à ses partisans. On sait en effet par un autre opuscule de Lucien, Sur la mort de Pérégrinos (§ 32), que l’opisthodome est le lieu où se rassembla une foule nombreuse discutant avec force et vivacité du projet de Pérégrinos – partisans contre opposants. De plus, les termes employés par Philosophie sont soigneusement choisis, ils sont spécialement utilisés à propos des Cyniques. Ainsi, en filigrane, 15. pollou;" aujtw'n eJwvrwn ajpiovnta", wJ" loidorhvsainto toi'" xunelhluqovsi kai; boh'" to;n ojpisqovdomon ejmplhvswsin uJlaktou'nte". Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 74 de manière suggérée, sinon Pérégrinos, du moins ces partisans et disciples, constituent un autre exemple, réel celui-là, des faux philosophes charlatans. IV. Des faux philosophes savants? Le texte des Fugitifs, ainsi que nous l’avons vu, établit une typologie présentant entre le vulgaire et les « vrais » philosophes une catégorie intermédiaire, nombreuse, de faux philosophes ignorants aux mauvaises mœurs. Cette typologie est-elle complète ? Correspond-elle à tous les cas de figure que l’on trouve chez Lucien ? Le philosophe charlatan se caractérise-t-il toujours par son ignorance ou peut-on également trouver des faux philosophes savants ? Pour répondre à ces questions, il faut élargir notre champ d’investigation, et examiner d’autres opuscules de Lucien. Dans Le pêcheur ou Les ressuscités, les fondateurs des grandes écoles philosophiques reviennent sur terre depuis les enfers pour châtier Parrhésiadès, double de Lucien, parce qu’ils s’estiment outragés par cet homme qui dit tant de mal d’eux et de la philosophie. Or Parrhésiadès se défend en soulignant qu’au contraire, il ne cesse d’admirer la philosophie, et que même, il a fait du bien aux philosophes : car c’est à leurs disciples dégénérés qu’il s’attaque, à ces imposteurs qui trahissent l’enseignement de leurs maîtres et vivent en contradiction avec leurs principes; il ne fait que les démasquer. Sa défense est développée dans les paragraphes 29 à 37. Parrhésiadès insiste à plusieurs reprises sur le fait que ce sont de faux philosophes qu’il attaque. Il parle d’eux comme de « vantards et charlatans » (ajlazovna" kai; govhta" § 29, ou encore § 37). Nous avons bien affaire ici à la catégorie intermédiaire définie par Les fugitifs. En effet, le portrait réalisé dans Le pêcheur par Parrhésiadès est extrêmement proche de celui fait par Philosophie. Parrhésiadès dit ainsi (§ 31) : « Mais voyant que beaucoup de gens, épris non de la philosophie mais uniquement de la renommée qu’elle procure, ressemblaient exactement aux honnêtes gens dans ce qui est aisé, commun et facile à imiter pour tout le monde, je veux dire la barbe, la démarche et l’habit, mais démentaient dans leur vie et leur conduite l’extérieur qu’ils se donnaient, pratiquaient le contraire de ce que vous faites et déshonoraient la dignité de la profession, je m’abandonnai à l’indignation » 16. On retrouve dans les deux textes la même dénonciation de l’écart entre apparence et conduite. Parrhésiadès reprend également la comparaison avec l’âne de Cymé (§ 32), comparaison qui est justement appliquée à l’esclave Cantharos dans Les fugitifs, en référence à la Fable d’Esope dans laquelle un âne passe pour un lion, terrifiant les gens jusqu’à ce que quelqu’un reconnaisse l’âne sous sa peau de lion et le démasque. À la fin de sa défense (§ 34), Parrhésiadès détaille le comportement des charlatans dont il parle. Or on retrouve là plusieurs éléments également évoqués dans la description des Fugitifs, tels que l’attrait pour l’or, le mauvais caractère, les excès dans les banquets. Les ressemblances, donc, sont importantes, et l’on peut aisément penser que ce sont les mêmes personnes qui sont visées dans Les fugitifs et Le pêcheur. Simplement, le début du discours de Parrhésiadès (§ 34) empêche d’opérer une identification totale. Il dit en effet : « Mais voici la chose la plus extraordinaire de toutes, c’est que la plupart d’entre eux 16. oJrw'n de; pollou;" oujk ejvrwti filosofiva" ejcomevnou" ajlla; dovxh" movnon th'" ajpo; tou' pravgmato" ejfiemevnou", kai; ta; me;n provceira tau'ta kai; dhmovsia kai; oJpovsa panti; mimhvsasqai rJav/dion euj' mavla ejoikovta" ajgaqoi'" ajndravsi, to; gevneion levgw kai; to; bavdisma kai; th;n ajnabolhvn, ejpi; de; tou' bivou kai; tw'n pragmavtwn ajntifqeggomevnou" tw/' schvmati kai; ta; ejnantiva uJmi'n ejpithdeuvonta" kai; diafqeivronta" to; ajxivwma th'" uJposcevsew", hjganavktoun. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 75 connaissent à fond vos préceptes mais ils vivent comme s’ils ne les lisaient pas et ne les étudiaient que pour en prendre le contrepied » 17. Ainsi, Parrhésiadès parle bien ici de faux philosophes, d’imposteurs. Mais il ne s’agit pas d’ignorants, comme dans Les fugitifs. Ce sont ici de faux philosophes savants : ils connaissent à fond les préceptes de leur école ( ajkribovw = savoir exactement), ils ont lu les ouvrages des maîtres. Ces hommes possèdent un savoir philosophique qu’ils enseignent. Mais ils n’appliquent pas dans la conduite de leur vie les leçons et les principes établis par leurs prédécesseurs et maîtres. Ainsi, on peut être faux philosophe, imposteur, mais savant, selon Lucien. La catégorie intermédiaire des faux philosophes élaborée par Lucien dans Les fugitifs est donc riche de deux sous-ensembles : les faux philosophes ignorants et les faux philosophes savants. Cela donne le tableau suivant : vrais philosophes faux philosophes savants faux philosophes ignorants le vulgaire (ijdiw'tai) Le banquet offre un autre exemple de l’existence de cette catégorie de faux philosophes savants 18. Cet opuscule se présente sous la forme d’un récit narré par Lykinos (autre double de Lucien) du banquet organisé par Aristénaitos pour le mariage de sa fille. Il s’agit en fait d’un anti-banquet délirant dans lequel les discussions philosophiques tournent à la rixe violente et plusieurs des éminentes personnalités invitées rentrent chez elles en civière. Au début du récit, Lykinos énumère les différents « philosophes » (stoïciens, péripatéticien, épicurien, platonicien) et cite le rhéteur et le grammairien qui participent au banquet, car Aristénaitos, l’hôte, est un riche qui « tient à la culture », et « la majeure partie de sa vie se passe avec de tels sages » (§ 10) 19. L’interlocuteur de Lykinos, Philon, fait alors cette réflexion : « c’est un “Musée” que tu décris dans ce banquet où dominent les sages »; l’hôte « a choisi la fine fleur de chaque secte, il n’a pas choisi ici et écarté là mais chez tous indistinctement » 20. Ces hommes sont donc présentés comme sages et savants dans leur art. Or s’ils sont peut-être savants, la suite du texte permet de douter de leur sagesse. Il y a une rivalité entre ces philosophes sur cette question du savoir. Ainsi le stoïcien Hétoimoclès, qui n’est pas présent au banquet, fait lire une lettre dans laquelle il prétend avoir des connaissances en matière de philosophie bien supérieures à celles de ses deux collègues stoïciens, Zènothémis et Diphilos (§ 23) : « je pense pouvoir <leur> fermer la bouche aussitôt par un seul syllogisme. Ou alors que l’un d’eux dise ce qu’est la philosophie. Ou cette notion élémentaire, quelle est la différence entre la skhesis (état accidentel) et l’hexis (état habituel). Sans parler des apories, celle des cornes ou le sorite ou l’agument du moissonneur » 21. Cependant, après avoir insisté sur leurs prétentions philosophiques, Lucien s’attache longuement à détailler le comportement de ces soi-disant philosophes. Leurs vices sont 17. 18. 19. 20. 21. Kai; ga;r auj' kai; tovde pavntwn ajtopwvtatovn ejstin, oJvti touv" me;n lovgou" uJmw'n pavnu ajkribou'sin oiJ polloi; aujtw'n, kaqavper de; ejpi; tou'to movnon ajnaginwvskonte" aujtou;" kai; meletw'nte", wJ" tajnantiva ejpithdeuvoien, ouJvtw" biou'sin. Voir par exemple Männlein 2000. paideiva" mevlei aujtw/' kai; to; plei'ston tou' bivou toi'" toiouvtoi" xuvnestin. mousei'ovn ti to; sumpovsion dihgh/' sofw'n ajndrw'n tw'n pleivstwn, [...] to; kefavlaion ejx eJkavsth" aiJrevsew" ajpanqisavmeno", oujci; tou;" me;n, tou;" de; ou[, ajlla; ajnami;x a{panta". sullogismw/' eJni; ajpofravxai a[n moi tavcista dokw' ta; stovmata. ]H eijpavtw ti" aujtw'n, tiv ejsti; filosofiva. ]H ta; prw'ta tau'ta, tiv diafevrei scevsi" e{xew", i{na mh; tw'n ajpovrwn ei[pw ti, kerativnan h] swreivthn h] qerivzonta lovgon. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 76 suggérés ou évoqués par d’autres ou directement donnés à voir : goût pour l’argent (associé au vol, à l’usure, au proxénétisme même), goût pour la volupté ou les « plaisirs infâmes », goinfrerie et ivrognerie, ou encore caractère colérique, agressif, violent. De tous les pseudophilosophes réunis pour le banquet, et toutes sectes confondues, les uns commettent des actions honteuses, les autres tiennent des propos qui le sont encore davantage. Aucun n’est épargné. Lucien offre ici le tableau détaillé et développé de ces excès des prétendus philosophes dans les banquets, qu’il évoque aussi bien dans Les fugitifs que dans Le pêcheur. Ainsi ces hommes savants qui se disent philosophes ont un comportement qui contredit tous leurs discours. À ce sujet, les réflexions de Lykinos sont extrêmement intéressantes (et d’autant plus si l’on voit en lui un double de Lucien). Le personnage se dit en effet (§ 34) qu’« il ne servait de rien de posséder les connaissances si l’on ne savait pas régler sa conduite pour l’améliorer » 22 et il se demande ensuite si le diction populaire n’est pas fondé : « l’instruction détournerait de la droite raison ceux qui fixent leur attention sur les seuls livres et sur les seules pensées qu’ils contiennent » 23. Comprenons bien : il ne faut pas voir dans ce passage une condamnation de la science, du savoir en lui-même, mais une attaque contre ces hommes savants qui se conduisent mal dans la vie et sont incapables d’appliquer leurs beaux principes ; les faux philosophes de ce banquet en sont la caricature. La comparaison avec Le pêcheur et Le banquet est intéressante sur plusieurs points. D’abord, elle a permis de mettre en évidence la concordance qui existe entre les différentes descriptions des faux philosophes. Les parallèles sont nombreux, les mêmes détails sont abondamment repris, il est bien question d’une même catégorie de gens, à savoir des pseudo-philosophes. Ils sont présentés explicitement comme tels dans Les fugitifs et Le pêcheur. Et dans la mesure où Le banquet constitue, pour ainsi dire, une « fresque grandeur nature » de comportements déjà stigmatisés dans les deux autres opuscules, on est conduit à penser qu’il s’agit là encore des mêmes personnages. De plus, la comparaison des Fugitifs avec d’autres opuscules a permis d’affiner la typologie d’abord établie. S’il y a bien trois catégories, le vulgaire, les faux philosophes et les vrais, la catégorie intermédiaire regroupe aussi bien des faux philosophes ignorants que des faux philosophes savants. Si le savoir peut aussi se trouver chez le faux philosophe, il n’est donc pas, ou pas uniquement ce qui caractérise le vrai philosophe. Qu’est-ce qui définit alors le véritable philosophe? Et quel est le rapport de ce dernier au savoir? V. Qu’en est-il des vrais philosophes? Nous l’avons déjà maintes fois suggéré dans cette étude, pour Lucien, l’essentiel est la manière dont on conduit sa vie. Son point de vue est avant tout éthique. Ainsi, le personnage de Parrhésiadès, dans Le pêcheur (§ 30), dit son admiration devant la philosophie et les philosophes, « qui ont tracé le plan d’une vie excellente […] dont les conseils procurent les plus beaux et les plus utiles avantages, si on ne les méprise pas et si on ne s’y dérobe pas, et si, le regard fixé sur les règles qu<ils> ont établies, on y ajuste et conforme sa vie » 24. Ce qui caractérise le vrai philosophe, c’est avant tout qu’il conduit sa vie de manière irréprochable. 22. 23. 24. oujde;n o[felo" hj'n a[ra ejpivstasqai ta; maqhvmata, eij mhv ti" kai; to;n bivon rJuqmivzoi pro;" to; bevltion. to; pepaideu'sqai ajpavgh/ tw'n ojrqw'n logismw'n tou;" ej" movna ta; bibliva kai; ta;" ejn ejkeivnoi" frontivda" ajtene;" ajforw'nta". ajrivstou bivou nomoqevta" […] ta; kavllista kai; sumforwvtata parainou'nta", eijv ti" mh; parabaivnoi aujta; mhde; diolisqavnoi, ajll jajtene;" ajpoblevpwn eij" tou;" kanovna" ou}" proteqeivkate, pro;" touvtou" rJuqmivzoi kai; ajpeuquvnoi to;n eJautou' bivon. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 77 Est-ce à dire que la philosophie véritable est à dissocier entièrement du savoir philosophique, n’a rien à voir avec lui? On ne peut, pour tenter de répondre à cette question, qu’examiner les exemples de philosophes authentiques proposés par Lucien et loués par lui. Ces exemples sont rares dans son œuvre. Seuls la Vie de Démonax et Nigrinos dressent un portrait flatteur de philosophes 25. Cela n’étonnera guère, si l’on se rappelle que dans la typologie établie par Philosophie (cf. Les fugitifs), seul un nombre très réduit d’hommes figure dans la catégorie des authentiques philosophes. Lucien a une conception élevée du philosophe et seuls quelques rares élus sont considérés comme tels par lui. Démonax et Nigrinos, en tout cas, sont d’authentiques philosophes. Cela est particulièrement évident dans le cas de Démonax, qualifié par Lucien (§ 2) de « meilleur des philosophes connus de moi » 26. La Vie de Démonax est une biographie du grand homme. Le début et la fin de l’opuscule ont un caractère chronologique, mais l’essentiel du texte est constitué de brèves anecdotes, de bons mots du personnage (§ 12-62). Démonax est avant tout présenté par ses propres mots, et par son comportement dans la vie. Il vit en philosophe. Il incarne et réalise parfaitement ses principes. Lucien résume cela en constatant (§ 3) : « il ne cessa de mener une vie droite, saine, sans reproche et d’offrir en exemple aux spectateurs et aux auditeurs son bon sens et sa sincérité dans la pratique philosophique » 27. Si c’est là que réside essentiellement le sens du texte, on observe néanmoins que Lucien insiste dans les premiers paragraphes, sur la formation de Démonax. Ce dernier est d’abord un pepaideumevno". Il a reçu une bonne éducation (§ 4) : « Il s’était nourri des poètes, il en savait la plupart par coeur. Il s’était exercé à l’art oratoire » 28. Mais Démonax a également acquis un ample et véritable savoir philosophique : « Il connaissait les doctrines philosophiques en profondeur et il ne les avait pas touchées, comme on dit, du bout des doigts » 29. Démonax a étudié la philosophie, il a été le disciples de philosophes comme Agathoboulos ou Démétrios (cyniques), Epictète (stoïcien) ou Timocratès (épicurien) 30. Le savoir de Démonax est donc à la fois ample et ouvert. Il n’est pas « sectaire ». C’est au contraire un philosophe éclectique. Lucien souligne cet aspect en précisant (§ 5) : « Il ne se borna pas à un seul type de philosophie, mais ayant fait une synthèse de plusieurs philosophies, il se gardait bien de révéler celle d’entre elles qui avait sa faveur » 31. Démonax est le modèle même du philosophe à la fois parce qu’il opère une synthèse des philosophies (il a donc un très grand savoir en matière de philosophie) et parce qu’il mène une vie droite et simple. Il est un savant et un sage qui vit comme le commun des mortels. Nigrinos, quant à lui, est présenté comme un philosophe platonicien. Par la description que Lucien donne du philosophe et de la pièce dans laquelle celui-ci le reçoit, il donne d’emblée à comprendre que c’est un intellectuel, un homme savant : « je le trouve un livre à la main, et tout autour de lui bon nombre de portraits de philosophes anciens. Au milieu se 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. Aussi D.Clay traite-t-il de Nigrinos et de Démonax sous le titre « Philosophical Parangons », en opposition avec Pérégrinos et Alexandre d’Abonouteichos. cf. Clay 1992. a[riston wJ'n oij'da ejgw; filosovfwn genovmenon. aujto;" te ojrqw/' kai; uJgiei' kai; ajnepilhvptw/ bivw/ crwvmeno" kai; toi'" oJrw'si kai; ajkouvousi paravdeigma parevcwn th;n eJautou' gnwvmhn kai; th;n ejn tw/' filodofei'n ajlhvqeian. poihvtai" suvntrofo" ejgevneto kai; tw'n pleivstwn ejmevmnhto kai; levgein h[skhto. kai; ta;" ejn filosofiva/ proairevsei" oujk ejp jojlivgon oujde; kata; th;n paroimivan a[krw/ daktuvlw/ aJyavmeno" hjpivstato. cf. Bompaire, 1993, 177. Filosofiva" de; eij'do" oujc je}n ajpotemovmeno", ajlla; polla;" ej" taujto; katamivxa" ouj pavnu ti ejxevfaine tivni aujtw'n e[cairen. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 78 présentait un tableau où étaient tracées certaines figures de géométrie, ainsi qu’une sphère en jonc fait pour représenter l’univers, me semblait-il » 32. Mais si Nigrinos est un homme savant, il a également une conduite de vie exemplaire. Et il enseigne la philosophie gratuitement, car il méprise l’enrichissement. Lucien, pour le caracériser utilise les termes suivants : « régime sans excès, exercice physique modéré, décence du visage, simplicité du vêtement et par dessus tout harmonie de l’esprit et douceur de caractère » 33. C’est avant tout sur la vie saine et droite du personnage que Lucien insiste, mais on remarque que l’auteur a pris soin auparavant de situer son personnage dans un cadre intellectuel et savant. Cela laisse à penser que si le mode de vie constitue l’essentiel du vrai philosophe, la formation, le savoir philosophique ne jouent pas moins un rôle. Il n’y a pas dénigrement, bien au contraire du savoir philosophique de la part de Lucien... quand celui-ci conduit à bien vivre. Le savoir philosophique semble alors constituer l’outil conceptuel, le cadre réflexif qui donnent son sens au mode de vie. VI. Conclusion Le philosophe chez Lucien : savant ou charlatan? La question, en réalité, ne se pose pas dans ces termes. En effet, si Lucien, dans Les fugitifs, paraît bien certifier à ses yeux l’existence d’un savoir en matière philosophique, ce n’est pas ce seul savoir philosophique qui définit le philosophe authentique. Il y a naturellement des faux philosophes ignorants, en grand nombre, – et leur ignorance est lourdement stigmatisée par Lucien. Mais il y a aussi des faux philosophes savants, également nombreux. Ce qui fait de ces derniers des imposteurs, au même titre que les précédents, c’est l’inadéquation entre leurs discours (philosophiques) et leurs actes (en contradiction avec leurs principes philosophiques); leur savoir ne les aide pas à régler leur conduite. Ainsi la philosophie pour Lucien est avant tout éthique. Elle doit aider à bien vivre, à mener une vie droite. Et si le genre de vie est la pierre de touche qui permet de distinguer le philosophe authentique, le savoir philosophique trouve également sa place, il justifie et donne sens à cette vie droite et saine. Bibliographie Œuvres de Lucien LUCIEN (Bompaire 1993-...), Lucien. Œuvres, J. Bompaire (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). LUCIEN (Chambry 1933-1934), Lucien de Samosate. Œuvres complètes, E. Chambry (trad.), Paris, Garnier Frères. LUCIEN (Macleod 1980), Luciani Opera, M. D. Macleod (éd.), Oxford, Oxford University Press. Études ANDRÉ J. M. (1987), « Les écoles philosophiques au IIe siècle de l’Empire », ANRW II,36,1, p. 5-77. CLAY D. (1992), « Lucian of Samosata : Four Philosophical Lives (Nigrinus, Demonax, Peregrinus, Alexander Pseudomantis », ANRW II, 36, 5, p. 3406-3450. JONES C. P. (1986), Culture and Society in Lucian, Cambrige (Mass.) – London, Harvard University Press. 32. 33. katalambavnw to;n me;n ejn cersi; biblivon e[conta, polla;" de; eijkovna" palaiw'n filosovfwn ejn kuvklw/ keimevna". Prou[ceito de; ejn mevsw/ kai; pinavkiovn ti<si> tw'n ajpo; gewmetriva" schmavtwn katagegrammevnon kai; sfai'ra kalavmou pro;" to; tou' panto;" mivmhma wJ" ejdovkei pepoihmevnh. th'" trofh'" to; ajpevritton kai; tw'n gumnasivwn to; suvmmetron kai; tou' proswvpou to; aijdevsimon kai, th'" ejsqh'to" to; mevtrion, ejf ja{pasi de; touvtoi" th'" dianoiva" to; hJrmosmevnon kai; to; h{meron tou' trovpou. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 79 GERLACH J. (2005), « Die Figur des Scharlatans bei Lukian », in Lukian. Der Tod des Peregrinos, P. Pilhofer, M. Baumbach, J. Gerlach & D. U. Hansen (ed.), Darmstadt, Wissenenschaftliche Buchgesellschaft (Sapere ; IX), p. 151-197. MÄNNLEIN I. (2000), « What Can Go Wrong at a Dinner-Party : the Unmasking of False Philosophers in Lucian’s Symposium or the Lapiths », in Double Standards in the Ancient and Medieval World, K. Pollmann (ed.), Göttingen, Duehrkohp & Radicke (Göttinger Forum für Altertumswissenschaft – Beihefte 1), p. 247-262. Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 80 Schedae, 2007, prépublication n° 5, (fascicule n° 1, p. 69-80). 81 Schedae, 2007 Prépublication n° 6 Fascicule n° 1 Le complexe pompéien du Champ de Mars au IVe siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne Sophie Madeleine Ingénieur de recherche, Centre Interdisciplinaire de Réalité Virtuelle (CIREVE) Université de Caen Basse-Normandie [email protected] La journée d’études « Héritages et traditions encyclopédiques dans l’Antiquité tardive » est intéressante sous plusieurs aspects mais c’est le choix chronologique qui nous a motivée : celui du Bas-Empire qui marque, dans le cas de Rome, la charnière entre l’empire païen et l’empire chrétien. Le IVe siècle est une époque riche, déjà privilégiée par P. Bigot et I. Gismondi qui l’ont choisie pour leur évocation en plan relief de la Rome antique 1. Le règne de Constantin marque l’apogée monumental de la Ville et l’avantage de ce choix est que l’on travaille sur la dernière strate archéologique de l’Antiquité, a priori la mieux conservée, et qu’il est possible de se pencher sur des bâtiments tardifs emblématiques de Rome, comme la basilique de Constantin, encore bien préservée. Cette communication est peut-être un peu en marge de la tradition encyclopédique stricto sensu, mais notre problématique rejoint celle de cette journée d’études : nous allons nous intéresser à la transmission architecturale d’un complexe construit au I er siècle a. C., pour voir comment il a évolué jusque sous l’Antiquité tardive. Dans quelle mesure l’état du IVe siècle garde-t-il la mémoire d’un bâtiment tel qu’il avait été conçu cinq siècles auparavant ? Les innovations apportées au cours des restaurations ont-elles bouleversé l’organisation architecturale de l’ensemble ou l’héritage est-il scrupuleusement maintenu ? Bien plus qu’un simple état des changements intervenus jusqu’à cette période charnière de l’histoire, cette communication vise à montrer comment le complexe pompéien du Champ de Mars, constitué du premier théâtre en pierre de la Ville (le théâtre de Pompée), d’un temple à Vénus Victrix, d’un portique abritant des œuvres d’art et d’une curie, a été l’objet de réappropriations idéologiques qui en modifient radicalement la lecture dans son état du IVe siècle. Nous dresserons l’état de cette « ville dans la Ville » à la fin de la République, afin de voir selon 1. Le plan relief de P. Bigot (échelle 1/400) est exposé à l’Université de Caen Basse-Normandie, à la Maison de la Recherches en Sciences Humaines (www.unicaen.fr/rome), celui d’I. Gismondi (échelle 1/250) est au Musée de la civilisation romaine de Rome. Sophie Madeleine « Le complexe pompéien du Champ de Mars au IVe siècle, témoin de la réappropriation idéologique Julio-Claudienne » Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 82 quel schéma idéologique Pompée avait conçu cet ensemble architecturé. Ensuite l’ensemble des modifications intervenues entre sa construction et le IVe siècle seront évoquées avec notamment une nouvelle proposition d’interprétation de trois textes latins de Valère Maxime, Properce et Suétone qui, nous semble-t-il, méritent d’être lus sous un nouvel éclairage. Nous verrons comment la réappropriation idéologique opérée sous les Julio-Claudiens s’est maintenue jusque sous l’Antiquité tardive. À travers l’exemple du complexe pompéien, nous voulons montrer toute la richesse d’une étude architecturale de la ville de Rome au IVe siècle : certains bâtiments construits sous la République ou à l’époque augustéenne ont beaucoup évolué jusqu’au Bas-Empire et c’est justement la comparaison des lectures qu’il est possible d’opérer entre les différentes époques de l’Antiquité qui permet d’en avoir une vision complète. Comprendre un bâtiment à une époque donnée n’a qu’un intérêt limité. Par contre, envisager un ensemble architecturé dans son évolution pour voir comment les habitants d’une ville y ont vécu, comment les différentes générations l’ont vu évoluer, comment il a pu devenir l’instrument de propagandes politiques parfois antagonistes, révèlent toute sa richesse. Nous voulons ici marquer tout l’intérêt de la restitution virtuelle diachronique de Rome, telle qu’elle est pratiquée dans l’équipe « Plan de Rome. Sources anciennes et technologies multimédia » de l’Université de Caen Basse-Normandie, avec comme point de départ l’époque charnière de l’Antiquité tardive : le règne de Constantin. 1 – Le complexe lors de sa construction par Pompée 1.1 – Le plan au sol Le décentrage de la curie lié à des contraintes urbanistiques A l’extrémité est du portique de Pompée, était installée une curie qui servait notamment à accueillir les réunions du sénat les jours où des spectacles étaient organisés dans le théâtre de Pompée. L’emplacement de la curie de Pompée nous est connu par deux sources : l’archéologie et la Forma Vrbis Romae, un plan de marbre du IIIe siècle, gravé sous les Sévère, qui représente le plan au sol de la Ville. Nous avons la chance de posséder un nombre assez important de fragments originaux de la Forma Vrbis concernant le complexe de Pompée. À la Renaissance, des érudits ont également dessiné des fragments qui étaient à l’époque conservés et qui ont aujourd’hui disparu. Ces copies, les codices du Vatican, peuvent être utilisées en complément des fragments originaux et des relevés archéologiques pour dresser un plan au sol du complexe (figure 1). L’espace séparant les fragments 8 et 10 de l’ensemble dessiné par les fragments 2, 3 et 4 (figure 1) est donné par l’archéologie : le portique occupe 180 m de long 2. On se rend compte que pour des contraintes urbanistiques (respect des constructions antérieures, présence de la Palus Caprae, c’est à dire le marécage du Champ de Mars, souhait de ne pas trop s’éloigner du centre monumental) et la volonté d’orienter la cauea à l’est pour des considérations météorologiques, Pompée ne pouvait pas implanter son complexe ailleurs sans en diminuer la taille. Ensuite, l’agencement de la zone sacrée du Largo Argentina (fragments 2, 3 et 4) fait que la curie de Pompée ne peut pas être installée au centre du portique. Notre placement des fragments sur le plan d’ensemble est validé par plusieurs contrôles : les traits figurés sur les fragments 2 et 10 se rejoignent parfaitement (points A et B) et la taille de la curie sur la Forma Vrbis (21 m sur 24 m) est en accord avec les fouilles archéologiques. Pompée a été obligé de penser l’aménagement de son portique avec une asymétrie dans la composition du côté est (comprenant la curie). 2. Gros 1993, 148-149. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 83 Figure 1 : Plan restitué d’après les fragments de la Forma Vrbis Romae et l’archéologie. Le portique des origines : les possibles atténuations de l’asymétrie engendrée par la curie décentrée Il est probable que les architectes de la fin de la République ont tenté de masquer cette anomalie à la vue et nous allons tenter de comprendre comment. Pour ce faire, deux textes sont à rapprocher, l’un de Properce et l’autre de Valère Maxime, pour lesquels nous allons proposer de nouvelles interprétations. Scilicet umbrosis sordet Pompeia columnis porticus, aulaeis nobilibus Attalicis, et platanis creber pariter surgentibus ordo, flumina sopito quaeque Marone cadunt, Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 84 et leuiter nymphis tota crepitantibus orbe cum subito Triton ore recondit aquam. Sans doute, il est bien laid, ce portique de Pompée aux colonnes ombreuses, aux fameuses tapisseries d’Attale, et toutes ces rangées bien égales de platanes et tous ces flots, que laisse tomber un Maron assoupi et par la ville entière le doux glouglou de l’onde, quand soudain le Triton aspire l’eau de sa bouche 3. Eius instinctu Q. Catulus Campanam imitatus luxuriam primus spectantium consessum uelorum umbraculis texit. Cn. Pompeius ante omnes aquae per semitas decursu aestiuum minuit feruorem. Sous son impulsion Quintus Catulus, imitant l’amour du luxe des Campaniens, fut le premier à placer les sièges des spectateurs à l’ombre de toiles. Pompée prit l’initiative de faire couler de l’eau à travers les travées pour adoucir la rigueur de l’été 4. Properce nous parle de rangées bien égales de platanes, sans faire mention d’un double bois, tels qu’on le voit sur la Forma Vrbis du IIIe siècle et tel qu’il est décrit pour la première fois dans les sources littéraires par Martial 5. Nous pensons que pour atténuer l’asymétrie du portique, le plus logique pour Pompée était de planter un bois unique et conséquent de platanes, qui ferait la même largeur que le double bois plus tardif représenté sur la Forma Vrbis. Avec ce bois unique, la porte centrale du mur de scène (la ualua regia) et la curie ne peuvent pas être vues ensemble et du coup, la curie doit nettement moins paraître décentrée qu’avec le schéma à double nemus qui sera construit plus tard. La suite du texte de Properce parle ensuite de « flots que laisse tomber un Maron assoupi et d’un Triton qui aspire l’eau de sa bouche ». Voici le schéma qui vient immédiatement à l’esprit : de l’eau entre dans le portique (en quantité assez importante : flumina) par une fontaine dont le personnage principal est Maron. C’est le personnage qui dans l’Odyssée donne à Ulysse l’outre de vin, qui lui permettra d’enivrer le cyclope. On peut imaginer que dans le portique de Pompée, l’eau coulait justement d’une outre rappelant la légende. Ensuite, l’eau sort du portique par une évacuation monumentale : un bassin dans lequel l’eau se vide par la bouche d’un triton en un bruit à la fois doux (leuiter) et fort (tota crepitantibus orbe). Mettons ce texte en parallèle avec celui de Valère Maxime. Comme il est question d’une nouveauté de Pompée (Cn. Pompeius ante omnes), nous pensons qu’il s’agit d’une allusion à son complexe du Champ de Mars. L’expression qui nous intéresse est aquae per semitas decursu. Une première interprétation possible serait celle d’un écoulement dans des canaux à l’air libre dans les circulations de la cauea du théâtre (c’est l’interprétation de R. Combès). Le sens premier de decurro, is, ere est « descendre en courant, dévaler, se précipiter, s’abaisser en pente ». L’eau arriverait donc en haut de l’édifice, certainement à l’aide de machines élévatoires et elle redescendrait ensuite dans la cauea, pour rafraîchir les spectateurs. Mais par où descendrait cette eau ? Le texte nous parle de semita signifiant « voie latérale, sentier, ruelle, chemin de passage ». Pour que l’eau rafraîchisse efficacement les spectateurs, il faudrait qu’elle circule dans la cauea sans être emprisonnée dans des tuyaux, à l’air libre, mais sans chute directe pour éviter les nuisances sonores. Il y aurait dans ce cas plusieurs canaux à l’air libre, qui circuleraient dans le théâtre de Pompée, du haut vers le bas de la cauea. La technique à mettre en place aurait été compliquée, car il fallait élever l’eau à 25 mètres pour qu’elle arrive en haut de la cauea. À l’époque de Valère 3. 4. 5. Prop. 2, 32, 7 à 16 (texte, trad. et comm. P. Fedeli, Leipzig, Teubner, 1994 ; texte, trad. et comm. D. Paganelli, Paris, Les Belles Lettres, 1961). Val. Max., 2, 4, 6 (texte, trad. et comm. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1995). Mart. 2, 14, cf. infra. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 85 Maxime, le Champ de Mars était loin de tout aqueduc. Le plus simple aurait été de faire venir l’eau de l’Aqua Appia, à partir de l’Aventin, mais l’opération aurait nécessité de gros travaux et nous n’en avons pas de traces. L’eau qui alimentait le Maron de Properce et les semitae de Valère Maxime venait probablement du Tibre par des canaux qui, comme l’euripe de l’époque augustéenne alimentant le stagnum d’Agrippa, suivaient une pente naturelle. Pour élever l’eau en haut des gradins, il fallait donc obligatoirement utiliser une machine. Les deux machines à avoir un débit conséquent sur une hauteur d’élévation correcte sont la chaîne à godets et la noria. Une chaîne à godets peut élever 5 litres à la seconde sur une vingtaine de mètres et une noria plus de 20 litres à la seconde sur une hauteur qui sera sensiblement définie par son diamètre 6. La capacité d’une noria serait plus proche des besoins du théâtre pour alimenter ces canaux mais, même en envisageant des machines de 10 m de diamètre (ce qui est considérable du point de vue de l’encombrement), il en faudrait au moins trois, installées en paliers, pour élever l’eau jusqu’en haut de la cauea. Une noria n’élève en effet pas l’eau sur la totalité de son diamètre : il faut au moins retrancher 1,5 m pour le puisage et le déversement. L’encombrement de ces trois norias aurait été notable. La solution de chaînes à godets (installées en deux paliers ?) est plus facilement imaginable. Où pouvaient être situées ces machines élévatoires à deux ou trois niveaux dans le théâtre ? Elles n’étaient certainement pas visibles pour les spectateurs à l’intérieur de la cauea pour au moins deux raisons : l’esthétisme et le problème du bruit. Dans un théâtre entièrement recouvert de marbre, il est d’ailleurs difficile d’imaginer ces machines peu esthétiques offertes à la vue. Le mécanisme du rideau de scène lui-même était caché à la vue du public. L’autre difficulté soulevée par ces aménagements est le bruit. Il n’était pas question que ces machines élévatoires imposent un fond sonore lors des représentations, bruits de fonctionnement qui sont pourtant impossibles à éviter (grincements, frottements…). Dans la même perspective, l’écoulement de l’eau sur la pente de la cauea aurait occasionné des nuisances sonores parasitant le jeu des acteurs. À partir de ces constatations, nous voudrions émettre une autre hypothèse pour comprendre ce texte. Si les semitae qu’évoque Valère Maxime ne peuvent pas, pour les raisons techniques exposées ci-dessus, être des circulations dans le théâtre, pourquoi ne pas les imaginer dans le portique ? Le texte de Valère Maxime parle d’un aménagement construit par Pompée mais ne précise pas qu’il s’agit du théâtre. Le mot semita est utilisé par Varron pour l’allée centrale du portique de sa volière donnant accès à la tholos 7. Or, cette allée est précisément entourée de deux bassins d’eau… Nous aurions donc pu avoir dans un état primitif du portique une circulation d’eau sur les côtés du bois de platanes, semitae étant à interpréter comme les allées du portique et non comme des circulations dans lesquelles passe l’eau. Per serait à prendre au sens de « le long de ». Le texte serait dans ce cas à traduire par « Pompée prit l’initiative de faire couler de l’eau le long des allées pour adoucir la rigueur de l’été ». On remarque sur les courbes de niveau actuelles une baisse d’altitude entre l’est et l’ouest du portique. Si la tendance était la même dans l’Antiquité, l’eau devait circuler de l’est vers l’ouest, alimentée par le Tibre. Nous pensons donc qu’au moment de sa construction, le portique de Pompée devait avoir l’aspect schématisé sur la figure 2. Pour être en conformité avec le texte de Properce qui parle de deux statues, il semble que les deux semitae devaient se rejoindre pour que les canaux soient alimentés par la même 6. 7. Bonnin 1984. Varro., Rust. 3, 5, 12. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 86 fontaine et aient une même voie d’évacuation. En plaçant le Maron juste dans l’axe de la curie et le Triton dans l’axe de la ualua regia, la densité du bois de platanes devait empêcher l’œil de percevoir le défaut d’alignement des deux fontaines. Du côté de la curie, l’alignement entre l’exèdre et la fontaine de Maron pouvait atténuer la position dissymétrique du bâtiment dans la largeur du portique. 1.2 – La dimension idéologique à la fin de la République : une préfiguration des forums impériaux Il convient ici d’insister sur le lien fort qui est créé entre la statue de Vénus Victrix (placée dans la cella du temple homonyme) et celle de Pompée, placée vraisemblablement sur la présidence de la curie, au centre de cette pièce : les deux sont sensiblement alignées. L’existence d’une statue de Vénus est très probable, puisque la plupart des temples accueillent dans leur cella la divinité à laquelle ils sont dédiés. D’autre part, des monnaies représentant Vénus Victrix ont circulé, notamment des deniers émis en 44 a. C 8. La présence de la statue de Pompée est quant à elle attestée par plusieurs sources littéraires : Le lieu même semblait marqué par la divinité, pour favoriser leur dessein : c’était un des portiques entourant le théâtre, où se trouvait une salle garnie de sièges, dans laquelle se dressait une statue de Pompée que la ville lui avait élevée, lorsqu’il avait orné ce quartier de portiques et de son théâtre 9. Ce que j’ai rapporté jusqu’ici peut être l’effet du hasard ; mais la salle où eut lieu la scène du meurtre, celle où le Sénat se réunit ce jour-là, contenait une statue de Pompée, qui avait dédié cet édifice comme un ornement ajouté à son théâtre : cette circonstance prouve manifestement que l’action fut conduite par un dieu qui avait assigné et marqué ce lieu pour un tel événement. On dit aussi que Cassius avant l’assassinat tourna les yeux vers la statue de Pompée et l’invoqua en silence, bien qu’il fût attaché à la doctrine d’Epicure : l’imminence du drame répandait dans son âme, semble-t-il, un enthousiasme et une émotion qui chassaient ses anciennes opinions 10. Il semble que le complexe pompéien du Champ de Mars, avec son alignement symbolique des statues de Pompée et de Vénus (même s’il n’est pas parfait dans la forme) est le point de départ de toute l’idéologie qui sera plus tard reprise dans les forums impériaux 11. Si l’on compare, par exemple, le complexe de Pompée et le forum de César, l’un et l’autre s’organisent en longueur, avec un temple à l’une des extrémités et des portiques sur chacun des longs côtés. La place du forum de César correspond à la porticus post scaenam du complexe pompéien du Champ de Mars. Les deux temples sont dédiés à Vénus : Vénus Victrix pour Pompée et Vénus Genitrix pour César, qui affirme ses ascendances divines. 8. 9. 10. 11. Sauron 1994, 253. Plutarque, Brutus, 14 (texte K. Ziegler, Plutarchi Vitae parallelae, vol. 2.1, 2e édition, Leipzig, Teubner, 1964, p. 135-179, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1978) : Kai; to; tou' tovpou qei'on ei\nai kai; pro;" aujtw'n: stoa; ga;r h\n miva tw'n peri; to; qevatron ejxevdran e[cousa, ejn h|/ Pomphi?ou ti" eijkw;n eiJsthvkei, th'" povlew" sthsamevnh", o{te tai'" stoai'" kai; tw'/ qeavtrw/ to;n tovpon ejkei'non ejkovsmhsen. Plutarque, Caesar, 66 (texte K. Ziegler, Plutarchi Vitae parallelae, vol. 2. 2, 2e édition, Leipzig, Teubner, 1964, p. 253-337, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1975) : O J de; dexavmeno" to;n fovnon ejkei'non kai; to;n ajgw'na cw'ro", eij" o}n hJ suvgklhto" hjqroivsqh tovte, Pomphi?ou me;n eijkovna keimevnhn e[cwn, Pomphi?ou dV ajnavqhma gegonw;" tw'n proskekosmhmevnwn tw'/ qeavtrw/, pantavpasin ajpevfaine daivmonov" tino" uJfhgoumevnou kai; kalou'nto" ejkei' th;n pra'xin e[rgon gegonevnai. kai; ga;r ou\n kai; levgetai Kavssio" eij" to;n ajndriavnta tou' Pomphi?ou pro; th'" ejgceirhvsew" ajpoblevpwn ejpikalei'sqai siwph'/, kaivper oujk ajllovtrio" w]n tw'n jEpikouvrou lovgwn: ajllV oJ kairo;" wJ" e[oiken h[dh tou' deinou' parestw'to" ejnqousiasmo;n ejnepoivei kai; pavqo" ajnti; tw'n protevrwn logismw'n. Pour de plus amples informations sur les forums impériaux, cf. Amici 1991 ; Bauer 1987. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 87 Figure 2 : L’alignement des statues de Pompée et de Vénus Victrix. On sait que le lien est fort car au départ, c’est également vers Vénus Victrix que s’est tourné César, lorsqu’il avait fait vœu de construire un temple à Vénus dans la nuit du 8 au 9 août 48 a. C. en cas de succès lors de la bataille de Pharsale, qui l’opposait justement à Pompée. Ce n’est que par la suite que le temple fut définitivement reconnu comme celui de Vénus Genitrix 12. Dans les deux cas, les cella des temples sont dans la prolongation du petit côté de la porticus et, à chaque fois, il s’agit de temples à absides, ménageant un espace pour la statue cultuelle de la déesse 13. Le temple est toujours parfaitement centré par rapport à la place (ou à la porticus), ce qui accentue l’unité architecturale de l’ensemble. La disposition des statues honorant les constructeurs des deux édifices est elle aussi comparable : on trouve dans les deux cas une statue en l’honneur de César 14 ou de Pompée, placée dans l’axe central du temple. Une statue équestre de Jules César occupe ainsi le centre de la place du forum Iulium et la statue de Pompée, se trouve dans la curie. Les deux hommes tiennent une place centrale dans leurs complexes respectifs, et à chaque fois, ils sont placés dans l’alignement de la statue de Vénus, qui se trouve dans le temple associé. Il existe donc une dimension idéologique indiscutable dans le choix de disposition de la statuaire. Il se créait un dialogue entre l’imperator et sa déesse tutélaire, pour protéger le complexe et plus largement la Ville. La symbolique des dates d’inauguration des complexes est également importante dans les deux cas, et finalement très proche. Le temple de Vénus Genitrix a été dédié le 26 septembre 46 a. C., c’est-à-dire exactement le même jour que le quatrième triomphe de Jules César. Or nous savons que Pompée avait lui aussi inauguré son théâtre à une date symbolique, le 29 septembre 55, date de son anniversaire et de son troisième triomphe (le 29 septembre 61 a. C.) 15. Enfin, la reconstruction de la curie du forum républicain par César, suivant l’alignement de son nouveau forum, n’est pas sans rappeler l’incorporation d’une curie au portique de Pompée. Le forum d’Auguste mérite également une comparaison avec le complexe pompéien et le forum de César, les trois apparaissant relativement proches. Toute la question est de savoir si l’inspiration du forum d’Auguste vient de César ou si Auguste avait conscience que l’idée originale était celle de Pompée. La disposition est là encore sans équivoque : la 12. 13. 14. 15. Cf. App., Civ. 3, 28, 107 ; 2, 68, 281 et Hanson 1959. Gros 1967, 503 à 566, dit que le temple de Vénus Genitrix fut le premier temple à Rome à être muni d’une abside, mais nous savons aujourd’hui que le tout premier fut celui de Vénus Victrix, accolé à la cauea du théâtre de Pompée. La correction a déjà été proposée par Royo 1987, 47-49. Plin., Nat. 34, 18. Cic., Fam. 7, 1 ; Plin., Nat. 7, 158 ; Plut., Pomp. 52 ; D. C. 39, 38 et Cic., Pis. 27, 65. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 88 présence d’une place tout en longueur, axée sur un temple qui en définit l’axe longitudinal et qui comprend une abside, correspond à la disposition du complexe pompéien du Champ de Mars. Pour couronner le tout, la place est ceinte de deux portiques sur ses longs côtés, ce qui rappelle la porticus post scaenam. La disposition de la statue d’Auguste (quadrige dédié à Auguste Pater Patriae 16) dans l’axe de celle de Mars Vltor, divinité tutélaire du forum, correspond à la volonté de Pompée d’être représenté face à Vénus Victrix. Nous insistons ici sur le fait que la cella du temple de Mars Vltor accueille non seulement la statue de Mars, mais aussi probablement celle de Vénus, de César et de Cupidon 17. Vénus est donc toujours au centre du forum, comme dans les complexes césarien et pompéien. Dans le cas du forum d’Auguste, la symbolique idéologique est encore plus forte car, dans l’axe perpendiculaire à celui défini par l’alignement Mars Vltor/Auguste, deux autres statues se font face : celle d’Enée et celle de Romulus, avec le lien de descendance que nous connaissons. Le forum de Nerva, inauguré en 97 p. C. 18, est le dernier des forums impériaux à suivre ce schéma. Nous laissons volontairement de côté le forum de Trajan, de même que le forum de la Paix, car leur structure est différente. L’organisation architecturale voulue par Pompée était donc particulièrement judicieuse : elle le plaçait en véritable imperator avant l’heure, précurseur du régime qui se mettra en place quelques années plus tard. Voyons maintenant comment toute cette fine orchestration a été renversée, détournée par l’idéologie Julio-Claudienne vers ses propres intérêts et comment cet état s’est maintenu jusque sous l’Antiquité tardive. 2 – L’état du complexe au IVe siècle, suite aux travaux Julio-Claudiens 2.1 – La « disparition fonctionnelle » de la curie Après le meurtre de Jules César, Dion Cassius nous apprend que la curie a été murée car il s’agissait d’un lieu néfaste, dans lequel plus personne ne devait rentrer : On ferma sur le champ la salle où il avait été tué, et, dans la suite, on la convertit en latrines 19. Avec cette fermeture du bâtiment, la curie perd toute fonctionnalité : elle reste debout comme symbole de l’histoire, mais c’est là sa simple fonction. Quand Dion Cassius parle d’une transformation en latrines, il semble extrapoler la réalité, puisqu’au III e siècle, époque où est gravée la Forma Vrbis, la curie semble bien toujours là, dessinée avec 21 m sur 24 m, dimensions confirmées par l’archéologie. Deux latrines d’époques différentes sont bien attestées dans cette zone par l’archéologie, mais toutes deux décalées par rapport à la curie 20. 16. 17. 18. 19. 20. Res Gestae, 35. Cf. Bauer 1987, 763-770. Cf. Aur. Vict., Caes. 12, 2. Dion Cassius, Historia romana, 47, 19, 1 (texte U. P. Boissevain, Cassii Dionis Cocceiani historiarum Romanarum quae supersunt, 3 vol. Berlin : Weidmann, 1 : 1895 ; 2 : 1898 ; 3 : 1901, texte, trad. et comm. V. Boissée et E. Gros, Paris, Librairie Firmin Didot frères, 1863) : tov te oi[khma ejn w|/ ejsfavgh, paracrh'mav te e[kleisan kai; u{steron ej" a[fodon meteskeuvasan. Lugli 1970, 420. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 89 2.2 – Le changement de place de la statue de Pompée au-dessus de la ualva regia : une humiliation ? Nous savons par Suétone, que suite au meurtre de Jules César perpétré dans la curie de Pompée, la statue de ce dernier fut déplacée : Pompei quoque statuam contra theatri eius regiam marmoreo Iano superposuit translatam e curia, in qua C. Caesar fuerat occisus. Il fit aussi transporter la statue de Pompée hors de la curie où César avait été assassiné, et la plaça en face de la galerie contiguë à son théâtre*, au sommet d’un arc de marbre 21. Nous pensons qu’il serait plus juste de traduire contra theatri eius regiam par « contre la porte royale de son théâtre ». Pompée serait ainsi placé dans une niche au-dessus de la porte principale de la scène, de la même manière que les archéologues ont placé une statue d’Auguste au théâtre d’Orange. Nous pensons que ce changement de place sonne comme une ironie tragique de la part d’Auguste, qui ne s’est pas contenté d’abandonner la statue de Pompée quand la statue a été murée. Suite à une suggestion proposée par C. Jacquemard, professeur le latin à l’Université de Caen lors de la soutenance de notre thèse 22, nous pensons que le placement de cette statue pourrait être synonyme de l’anéantissement politique de Pompée et cela à double titre. La première « ironie tragique » d’Auguste serait de mettre Pompée sous l’égide d’une Vénus Victrix, en position d’infériorité statique (la niche sur la ualua regia est bien plus basse que le temple avec la statue de Vénus, situé à 25 m au-dessus du niveau de l’orchestra alors que dans un premier temps, Pompée était surélevé dans la curie, dominant de 4 m le reste du portique 23). En plus la différence de hauteur entre la statue de Pompée autrefois placée dans la curie et celle de Vénus Victrix était gommée par le mur de scène qui empêchait une vue simultanée des deux. Maintenant, avec le déplacement de l’effigie de Pompée, cette différence est très visible. On notera que sur les forums impériaux, la statue de l’empereur et celle de la divinité tutélaire sont sensiblement à la même hauteur, le podium du temple correspondant au socle de la statue équestre. La deuxième ironie est que la veille de la bataille de Pharsale, Pompée rêve qu’il est dans son théâtre et que la foule l’acclame tandis qu’il rend hommage à Vénus Victrix : Pendant la nuit, Pompée se vit en songe entrant dans son théâtre aux applaudissements de la foule, et ornant lui-même de nombreuses dépouilles le temple de Vénus Victrix. Cette vision, d’un côté, était encourageante, mais, de l’autre, assez inquiétante, car il craignait d’apporter lui-même la gloire et l’éclat de la victoire à César, dont la race remontait à Vénus 24. Pompée se rend compte à cet instant qu’il prend des risques en se plaçant sous la protection de la déesse tutélaire de son ennemi 25. Il décide donc au matin de la bataille de changer de protecteur et de combattre sous le patronage d’Hercule inuictus, qui le mènera à sa perte. Auguste humilie définitivement Pompée en plaçant sa statue sur la scène qu’il 21. 22. 23. 24. 25. Suétone, Vitae Caesarum, Diuus Augustus, 31, 9 (texte M. Ihm, Leipzig, Teubner, 1908, texte, trad. et comm. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1961 (1931)). « Le complexe pompéien du Champ de Mars, Une ville dans la Ville. Restitution virtuelle d’un théâtre à arcades et à portique au IVe siècle p. C. », thèse soutenue le 31 mai 2006. Gianfrotta 1968-1969, 25-125. Plutarque, Pompeius, 68 (texte B. Perrin, Plutarch’s lives, vol. 5. Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1917 (repr. 1968) : 116-324, texte, trad. et comm. R. Flacelière et E. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1973). Cf. aussi Appien B. C. 2, 68-69. Mudry 1991, 77 à 88. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 90 venait justement de reconstruire 26 (humiliation importante car il est le descendant de son ennemi). Finalement, c’est cette dernière ironie tragique qu’avait certainement pressenti Pompée dans son rêve la veille de la bataille de Pharsale et, triste destinée du héros tragique, c’est en tentant d’échapper à son sort dont il a connaissance par une prémonition mystique qu’il se jette dans les bras du destin. Pompée avait choisi la dramaturgie des héros grecs quand il a inauguré son théâtre, en y faisant jouer Le cheval de Troie et Clytemnestre 27. Auguste illustre par ce changement de place de la statue de Pompée que ce dernier a rejoint la « famille » des héros tragiques. Sa curie est murée et, de l’illustre triumuir, il ne reste plus qu’un personnage humilié par son destin tragique. 2.3 – Un nouveau plan au sol du portique, symbole d’une nouvelle dimension idéologique Dès Auguste, le complexe de Pompée a perdu une partie de la valeur idéologie de sa construction avec d’une part le murage de la curie et d’autre part le déplacement de la statue de Pompée sur la ualua regia. Et pourtant, ce n’est que le début : le portique va prendre un tout autre visage sous le règne de Claude, anéantissant encore un peu plus l’idéologie pompéienne. Rappelons qu’à l’époque de Pompée, rien n’indique la présence d’un arc dans le portique. Par contre, deux sources nous indiquent que par la suite, un arc de triomphe a été implanté dans le portique de Pompée. La première est littéraire : Suétone nous apprend que Claude dédia à cet endroit un arc honorifique en l’honneur de Tibère. Tiberio marmoreum arcum iuxta Pompei theatrum, decretum quidem olim a senatu uerum omissum, peregit 28. En l’honneur de Tibère, il [Claude] fit dresser près du théâtre de Pompée l’arc de marbre que lui avait autrefois voté le sénat mais que l’on avait négligé de construire. Cet arc est resté debout jusqu’au Moyen Age puiqu’en 1303-1374, Francesco Petrarca dans le Familiarium rerum liber, parle de « l’arc de Pompée » : Voici l’arc de Pompée, voici son portique, voici le Cimbre de Marius 29. Ensuite, le cadre chronologique étant posé, une deuxième source permet de situer avec précision cet arc dans le portique : la Forma Vrbis Romae. Sur ce plan, la technique de représentation des arcs et souvent la même : des rectangles représentent les piliers de l’arc et des arcs de cercle opposés figurent l’arche. C’est la technique utilisée pour l’arc de Tibère qui nous intéresse (figure 3) 30. 26. 27. 28. 29. 30. Auguste, Res Gestae diui Augusti (monumentum Ancyranum) 20, (texte trad. et comm. J. Gagé, Paris, Les Belles Lettres, 1935). Cic., Epist. 7, 1 : « Quel plaisir trouver dans Clytemnestre à un défilé de quelques six cents mulets, ou, dans le Cheval de Troie, à voir trois mille cratères, ou dans certains combats, tout l’équipement divers de l’infanterie et de la cavalerie ? ». Le texte précise un peu plus haut qu’on parle des jeux données par Pompée pour l’inauguration de son théâtre. Il n’y a aucun doute sur le contexte de ces représentations. Suet., Claud. 11, 3, (Texte M. Ihm, Leipzig, Teubner, 1908, trad. et comm. H. Ailloud, Paris, Les Belles Lettres, 1961). Cité par Valentini 1953. Le cimbre de Marius est un château d’eau où se réunissent l’aqua Marcia, l’aqua Giulia et l’aqua Claudia et qui se situe entre la porte majeure et la porte San Lorenzo, près de l’église Sant’Eusebio. Au Moyen-âge il était appelé Castello dell’aqua Marcia ou trofei di Mario car les deux panoplies qui ornaient les niches extérieures rappelaient les triomphes de Marius. Il fut même pendant un temps appelé ad Cimbrum. On a appelé ce monument le Cimbre de Marius car une des panoplies pouvait ressembler à celle d’un Cimbre, que Marius avait défait en sauvant ainsi sa patrie. Cf. Marliani 1588 ; Rodocanachi 1914 ; Picard 1957 ; Richard 1965. Cf. Reynolds 1999. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 91 Figure 3 : L’arc de Tibère sur la Forma Vrbis Romae. Rappelons que sous Claude, c’est à dire au moment de l’érection de cet arc, la statue de Pompée avait déjà quitté le portique pour rejoindre le mur de scène du théâtre de Pompée. Du coup, c’est Tibère qui devient le nouveau garant du portique qui est désormais utilisé pour la propagande julio-claudienne. Il semble que les architectes de Claude ne se soient pas arrêtés en si bon chemin et les sources anciennes nous le confirment. Pour la première fois dans l’ensemble de la littérature latine, Martial parle d’un double bois de platanes, tels que nous le voyons sur la Forma Vrbis 31 : Inde petit centum pendentia tecta columnis, illinc Pompei dona nemusque duplex 32. De là, il se dirige vers le toit que supportent cent colonnes et ensuite vers le monument dû à la générosité de Pompée, avec ses deux bouquets d’arbres. Cette transformation est essentielle car elle a une double conséquence : désormais une allée centrale se dessine et elle met considérablement en valeur l’arc de Tibère par rapport auquel elle est parfaitement centrée. Le regard est inexorablement attiré par l’arc de Tibère, qui donne accès à la ualua regia. Ce sont les constructions Julio-Claudiennes qui sont désormais mises en valeur : l’arc et le mur de scène restauré par Auguste 33. La deuxième conséquence est que la curie de Pompée, déjà murée, apparaît cette fois complètement décentrée : ce n’est plus elle qui est le fleuron du portique et elle se trouve reléguée au rang de simple exèdre sans intérêt. Pour que la lecture idéologique soit parfaite et que l’ensemble du portique soit tourné vers la nouvelle dynastie au pouvoir, les architectes devaient régler un dernier problème : les semitae avec les deux fontaines du Triton et du Maron atténuant l’asymétrie du portique devaient gêner. La solution trouvée est remarquable : les deux fontaines ont été détruites (elles ne figurent pas sur la Forma Vrbis Romae et aucun témoignage littéraire ne les mentionne après Properce) pour être remplacées par quatre rangées de fontaines venant ceindre le double bois de platanes. Ces fontaines sont symbolisées par des carrés de 2 m sur 2 m sur la Forma Vrbis avec un point au milieu qui représente certainement la statue décoratrice (même principe que le Maron et le Triton d’époque républicaine) 34. Ces fontaines sont 31. 32. 33. 34. Cf. supra et figure 1. Mart. 2, 14 (texte D. R. Shackleton, Leipzig, Teubner, 1990, trad. et comm H. I. Izaac, Paris, Les Belles Lettres, 1961 (1930)). Auguste, Mon. Anc. 20. Cf. Figure 1. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 92 également attestées par l’archéologie, puisque du ciment hydraulique a été repéré dans le portique à espacements réguliers 35. Entre la République et l’Empire, les avantages des installations hydrauliques ont ainsi perduré. Pour alimenter ces fontaines, il était nécessaire d’avoir de l’eau sous pression et donc que l’Aqua Virgo arrive au Champ de Mars. Cet aménagement a été disponible en 19 a. C. Au vue de la datation de l’arc, il nous semble raisonnable de penser que la destruction des semitae, remplacées par les fontaines, la construction de l’arc et le percement du bois sont contemporains et datent tous sensiblement de l’époque Claudienne. Ensuite, divers éléments nous poussent à penser que l’état du portique que nous venons de dresser n’a pas changé jusqu’au IVe siècle et à plus long terme jusqu’à la destruction du complexe. Le premier est la Forma Vrbis, qui marque l’état du IIIe siècle. Nous sommes au moins sûre que jusqu’à cette époque, rien n’a bougé. Ensuite, l’arc est attesté comme étant debout jusqu’à une date tardive 36 : il n’a pas été remplacé. Nous avons dépouillé l’ensemble des textes de la littérature latine, de la littérature grecque, étudié les témoignages écrits et iconographiques du Moyen Age à la Renaissance : si des restauration sont attestées après le IVe siècle, aucun changement architectural n’est repérable. Nous avons tout de même trouvé une planche de 1848 qui fait apparaître une porticus Iovia et Herculea, ce qui correspondrait à l’état du complexe après l’incendie de Carin 37 : à cette époque on aurait selon l’Histoire Auguste reconstruit deux portiques indépendants, compris dans l’espace du portique de Pompée. Le premier s’appellerait Porticus Iouia et il serait dédié à l’empereur Dioclétien, l’autre appelé Porticus Herculea serait dédié à Maximien 38. Nous précisons que Iouius était le surnom de Dioclétien et Herculeus celui de Maximien. Cet état est daté chronologiquement entre 284 et 305 p. C. C’est celui qu’a choisi de représenter I. Gismondi sur son plan relief de la Rome du IVe siècle. Nous allons expliquer pourquoi, à notre avis, cette interprétation est douteuse et pourquoi sur notre reconstitution du IVe siècle, nous avons maintenu un portique avec des fontaines et des platanes. Deux textes sont utilisés pour légitimer l’idée d’un double portique couvert, dédié à Jupiter et Hercule, et qui, selon toute probabilité, prendrait la place du nemus duplex. Le premier est un passage de la vie de Carin, dans l’Histoire Auguste : On offrit à la curiosité du public un acrobate…, en outre, une machine de théâtre dont les flammes consumèrent la scène, que Dioclétien, par la suite, fit reconstruire avec plus de magnificence encore qu’auparavant 39. Pour prouver que l’on parle bien du théâtre de Pompée, il faut ensuite confronter ce texte avec les chroniques de 354 p. C : Diocletianus et Maximianus imper. Ann. XXI m. XI dies XII Cong. Dederunt * DL. His imper. Multae operae publicae fabricatae sunt : senatum, forum Caesaris, basilica Iulia, Scaena Pompéi, porticos II, nymfea III, templa III, Iseum et serapeum, arcum nouum, thermae Diocletianas… 40 Or dans ces deux cas, on nous parle bien d’un incendie de la scène du théâtre de Pompée, mais c’est tout. Les II porticos qui sont mentionnés dans les chroniques de 354 ne semblent pas dépendre du théâtre de Pompée. Il peut s’agir de n’importe quels portiques de 35. 36. 37. 38. 39. 40. Gianfrotta 1968-1969, 25-125. Cf. supra le texte de Francesco Petrarca. Cf. Hist. Aug., Carin. 19. Cf. C.I.L. 6, 255 et 256. Hist. Aug., Car. 19. Chron. A. 354, 148. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 93 la Ville. Deux inscriptions du C.I.L. (C.I.L. 6, 255 et 6, 256) font bien allusion à ces deux portiques, mais aucune ne les localise à côté du théâtre de Pompée : GENIO IOVII AVG IOVIA PORTICV EIVS A FVNDAMENTIS ABSOLVTA EXCVLTAQVE AELIVS DIONYSIVS V C OPERI FACIVNDO GENIO HERCVLEI AVG HERCVLEA PORTICV EIVS A FVNDAMENTIS ABSOLVTA EXCVLTAQVE AELIVS DIONYSIVS V C OPERI FACIVNDO Nous pensons donc que c’est un rapprochement abusif fait entre ces deux inscriptions et la juxtaposition des termes Scaena Pompei, porticos II dans les textes des chronographes de 354 qui a conduit à cette méprise. Pour conforter notre raisonnement, aucune trace archéologique de quelque portique couvert n’a été retrouvée lors des fouilles dans le portique de Pompée. En revanche les traces de ciment hydraulique, régulièrement espacées, confirment l’existence des fontaines et des analyses de terre effectuées sous le teatro Argentina montrent qu’il y avait de la verdure à l’époque antique (certainement les platanes dont parlent les sources) 41. Ces sources tendent à montrer que le double bois de platanes est resté en place jusqu’à une époque très avancée, dépassant largement le cadre de l’Antiquité tardive. L’étude du devenir du complexe pompéien de construction tardo-républicaine à l’époque tardive est donc particulièrement intéressante. L’idéologie de départ est complètement réexploitée par les Julio-Claudiens, qui n’hésitent pas en modifiant le complexe relativement succinctement (perçage du bois pour le couper en deux parties égales, aménagement d’un arc et remplacement de canaux d’eau à l’air libre par des fontaines) à bouleverser une lecture idéologique qui avait été bien pensée. On note que les changements architecturaux importants ont été réalisés au tout début de l’empire. Ensuite, comme en témoigne la Forma Vrbis et les sources littéraires, on ne constate plus de changement important. Ce désintéressement nous semble venir de la date de construction du complexe et du côté novateur de son architecture qui avait fait des envieux au début de l’empire : premier théâtre à cauea creuse (premiers emplois de l’opus caementicium et des voûtes) et premier jardin public de l’histoire de Rome. À l’époque Julio Claudienne, il n’y avait pas d’équivalent : les deux théâtres qui suivront seront plus petits et ne seront pas des complexes (pas de temple, pas de curie). Faute de pouvoir faire mieux ou même aussi bien que Pompée et pour ne pas laisser dans le tissu urbain une marque de puissance d’un homme opposé à la dynastie au pouvoir, les Julio-Claudiens se sont réapproprié les lieux. Ensuite, les années passant, le complexe de Pompée a pris de l’âge, son architecture a vieilli et les techniques employées ne rivalisaient plus avec les nouvelles constructions. Qu’est ce qu’un Trajan, qui avait rasé une colline de Rome pour construire son forum (là aussi un véritable complexe) avec temple, place, bibliothèques, marché… pouvait envier au complexe de Pompée ? Absolument rien. C’est certainement pour cette raison que passée une certaine époque, il n’y a plus de détournement 41. Pour l’absence de trace archéologique des portiques de Iovia et Herculea à l’emplacement du théâtre de Pompée, cf. Gros 1997, 148 et 149. Pour les fouilles attestant la présence de ciment hydraulique, cf. Gianfrotta 1968-1969, 25-125. Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 94 idéologique du complexe pompéien. Le bâtiment reste une des spécificités architecturale de la Ville, les Romains en restent fiers 42 mais se contentent de le restaurer, sans vouloir particulièrement se le réapproprier 43. La réappropriation idéologique des bâtiments existe cependant encore sous l’Antiquité tardive. En témoignent les modifications architecturales effectuées sur la basilique de Constantin au IVe siècle suite à la victoire de Constantin sur Maxence après la bataille du pont Mulvius. La basilique est innovante dans sa structure, puisqu’elle repose uniquement sur des voûtes en béton, à la différence des anciennes basiliques du forum construites sur des colonnes, architraves et charpentes classiques. Du coup, Constantin se l’approprie en bouchant l’entrée de Maxence (côté temple de Vénus et Rome), en perçant sa nouvelle entrée côté via sacra et en déboulonnant vraisemblablement la tête de la statue colossale (12 m de haut) de son ennemi pour y installer la sienne. Figure 4 : Le Portique du IVe siècle centré sur l’arc et le décentrage de la curie (au fond). Figure 5 : L’ambulatio centrale menant à l’arc de Tibère et au nouveau mur de scène au IVe siècle. 42. 43. C’est au théâtre de Pompée que sera emmené Constance II lors de sa visite à Rome en 357 p. C., cf. Amm. 16, 10, 16. Restauration de la scène attestée jusqu’en 507-511 p. C. sous Théodoric (Cassiodore 39, 38) et dernière restauration de la cauea entre 395 et 425 p. C. (C.I.L. 6, 1191). Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 95 Références bibliographiques AMICI C. M. (1991), Il Foro di Cesare, Florence, L. S. Olschki. BAUER H. (1987), « Nuove ricerche sul Foro di Augusto » in L’Urbs : espace urbain et histoire (Ier siècle av. J.-C.IIIe siècle ap. J.C.), Actes du colloque international organisé par le Centre national de la recherche scientifique et l’École française de Rome (Rome, 8-12 mai 1985), Paris – Rome, De Boccard – L’Erma di Bretschneider (Collection de l’École française de Rome ; 98), p. 763-770. BONNIN J. (1984), L’eau dans l’Antiquité. L’hydraulique avant notre ère, Paris, Eyrolles. FRUTAZ A. P. (1962), Le piante di Roma, vol. 2 et 3, Rome, Istituto di Studi Romani. GIANFROTTA P. A., Polia M. et Mazzucato O. 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Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 96 Schedae, 2007, prépublication n° 6, (fascicule n° 1, p. 81-96). 97 Schedae, 2007 Prépublication n° 7 Fascicule n° 1 Non ignota cano : histoire et mémoire dans « la dernière épopée romaine » 1, la Johannide de Corippe Étienne Kern École normale supérieure La Johannide est la plus ancienne des œuvres que l’on ait conservées du poète tunisien Corippe, plus connu peut-être pour son Eloge de l’empereur Justin II, qui a eu les honneurs de la Collection des Universités de France 2. Composée vers 550, elle célèbre en huit livres les victoires toutes récentes d’un général byzantin, le magister militum Jean Troglita, envoyé par Justinien en Afrique pour y mater les insurrections berbères qui ont suivi la reconquête « romaine » (546-548) 3. Ce poème épique 4, récité peu après les événements qu’il relate, et qu’il entend relater fidèlement 5, s’inscrit dès lors dans le cadre de l’épopée historique, telle que la définit D. Madelénat 6. Il va sans dire que la Johannide entretient ainsi un rapport fondamental avec l’histoire et, singulièrement, avec le passé. Pour autant, ce passé est remanié, déformé par le travail poétique et, nous le verrons, les implications politiques inhérentes à tout projet panégyrique. En vertu de ces distorsions, qu’elles soient purement contingentes ou constitutives du genre littéraire, l’histoire, devenue malléable, perd de son autonomie et se voit attribuer un sens. S’ajoute à cela le fait que Corippe considère cette histoire comme devant être transmise, ou, en l’occurrence, « devant être lue » (« legenda », praef. 4) – elle devient légende livrée à la fama. Dans ces conditions, l’expression Haud ignota cano 7 (qui signifie, dans son contexte, que l’héroïsme de tel personnage est bien connu de tous, à commencer 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. L’expression de « dernière épopée romaine » est reprise à D. Romano (« l’ultimo epos latino », Romano 1968) par P. Galand-Hallyn (Galand-Hallyn 1993). Cf. Antès 2002 (éd. et trad.). S’agissant de la Johannide, l’édition de référence est actuellement celle de Diggle & Goodyear 1970. Sur ces événements, et plus généralement les Maures, on consultera Modéran 2003. Sur le genre dont relève le poème (épopée, panégyrique, épopée panégyrique), cf. Zarini 2003b, 1-22. Corippe veut relater une series fidissima rerum, « une succession d’exploits parfaitement dignes de foi » (trad. V. Zarini), praef. 21. Madelénat 1986, 135-136. Ioh. VII, 397. La formule décalque Aen. VIII, 49 : Haud incerta cano. Étienne Kern « Non ignota cano : histoire et mémoire dans « la dernière épopée romaine », la Johannide de Corippe » Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 98 par les auditeurs-lecteurs), sonne comme un manifeste : le poète entend chanter des événements qui relèvent de la mémoire collective. En effet, ce n’est pas tant d’histoire que de mémoire qu’il est question ici – car le passé, plus encore qu’objet de connaissance et de transmission, est ici objet de célébration et enjeu de pouvoir, d’autant plus que l’histoire dont traite Corippe est, comme chez Claudien en son temps, d’une actualité brûlante. Or, c’est bel et bien en termes de mémoire, si ce n’est de commémoration, que Corippe envisage son entreprise, lorsqu’il souligne, dès la préface de sa Johannide, la puissance de la littérature épique, qui transmet aux générations futures le souvenir du passé (manière pour l’auteur de se réclamer d’une prestigieuse tradition) : « Qui connaîtrait le grand Enée, qui le cruel Achille […], si les lettres ne rappelaient (commemoraret) l’œuvre des héros antiques ? » 8. Or, si plusieurs savants ont largement étudié la dimension pragmatique d’une œuvre telle que la Johannide, et singulièrement sa visée politique 9, il est possible de montrer que la mémoire elle-même, qu’on l’aborde sous l’angle de l’idéologie sous-jacente à l’œuvre – la mémoire du passé –, ou sous celui de la pratique littéraire de Corippe – la mémoire des textes –, participe à ce vaste projet politique. Poème officiel, le rôle premier de la Johannide est de contribuer à la construction d’un consensus autour du pouvoir byzantin 10, dans le cadre éminemment politisé d’une declamatio devant les élites locales, alors irritées par la querelle des Trois Chapitres, écrasées d’impôts et susceptibles de nostalgie à l’endroit des anciens potentats, les Vandales 11. Les travaux de V. Zarini et d’Y. Modéran ont mis en évidence l’un des ressorts essentiels à l’établissement de ce consensus : l’opposition manichéenne 12, constante dans l’œuvre, entre un groupe perçu comme négatif, voire maléfique, les Maures, et le groupe positif des Byzantins. On se propose ici de montrer comment la mémoire participe de la construction de ce consensus, dans le but d’affirmer une identité proprement byzantine, c’est-à-dire, selon les conceptions du temps, romaine et chrétienne 13. En s’adressant à un auditoire composé de Byzantins convaincus, mais également d’autochtones qu’il faut convaincre, le poète cherche à raviver, voire à créer, une mémoire collective 14 dont l’instauration vise à souder un groupe, en opposition à un autre groupe – nécessité politique que V. Zarini a justement mise en évidence 15. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. Ioh. praef. 7 et 10 : Quis magnum Aeneam, saeuum quis nosset Achillem […] / littera ni priscum commemoraret opus ? (trad. V. Zarini). Voir, pour une approche historique de la question, Modéran 1986 ; pour une approche plus littéraire, Hofmann 1988. C’était une nécessité, selon Zarini 2003b, 9 : « Ces élites, après un mouvement d’enthousiasme consécutif à la reconquête « romaine », sont bien déçues : le nouveau pouvoir nomme des administrateurs surtout hellénophones, lève des impôts redoutablement lourds, ne serait-ce que pour fortifier les frontières, et prend des positions religieuses hétérodoxes aux yeux des Africains ». Sur la sympathie dont bénéficiaient encore les Vandales, cf. Modéran 2003, 565. Zarini 1997a, 222. On notera toutefois que l’art du contraste sert également un projet purement poétique, comme l’a bien montré P. Galand-Hallyn, selon qui Corippe s’attache à éviter ces trois écueils que sont la froideur, l’enflure et le pathétique, en cherchant une élévation qui gagne à la stylisation, cette dernière allant « de pair avec le manichéisme », Galand-Hallyn 1993, p. 82. Cf. Lausberg 1989, 108. « Die Johannis soll offenbar das Epos des justinianischen Rom sein, wie die Aeneis das Epos des augusteischen war. » Il faut être prudent avec la notion de « mémoire collective », forgée à l’époque romantique. Cette mémoire n’est pas « collective » au sens de « populaire », cf. Hauser 2004, 161. « La théorie de l’épopée considérée comme art populaire ne fut rien d’autre qu’une tentative en vue d’expliquer son élément historique. Les romantiques n’avaient pas encore conscience de la fonction propagandiste de l’art. L’idée que l’aristocratie militaire de la grande époque héroïque ait pu avoir un intérêt pratique à la poésie leur était totalement étrangère. […] Les romantiques n’auraient jamais pu admettre que […] leur intérêt pour la diffusion poétique des grands événements n’était pas purement intellectuel ». Zarini 2003b, 12, montre bien, dans le cas de Corippe comme dans celui des autres poètes de la latinité tardive, que la propagande lettrée ne s’exerce pas sur les masses, mais sur les élites. Cf. Zarini 2005. Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 99 L’accent sera mis sur la mémoire du récepteur du poème, à savoir l’auditoire de la declamatio, dans la mesure où c’est sur lui que s’exerce le projet politique, ou à tout le moins idéologique, qui est à l’origine de l’œuvre. La mémoire du passé V. Zarini constate « combien, dans la Johannide, on fait appel au passé. […] Il y a ici la marque d’un souci épique de mémoire […], une mémoire que la narration oriente, fixe et entretient » 16. Or, le rappel du passé n’a de sens que dans le rapport qu’il entretient avec le temps présent, comme le montre, au plus haut point, l’exemplum, qui n’est autre qu’une leçon pour le présent. Cette relation au présent est manifeste dans la composition même du récit de Liberatus, qui constitue, en une analepse de 653 vers (3, 52 – 4, 255) calquée sur celle d’Enée aux livres II et III de l’Enéide, l’un des blocs les plus importants du poème. En effet, Liberatus, qui connaît « tous les événements qui s’accomplirent dans sa patrie, […] l’auteur de nos maux passés et les misères des temps présents » 17, retrace les événements du passé, à commencer par la jeunesse du chef de l’insurrection, le Maure Antalas. Or, cette histoire est très nettement orientée vers le moment présent, comme le montre la péroraison du récit, qui consiste en une supplique adressée à Jean : « Telles sont les déprédations, restées jusqu’ici sans vengeance, auxquelles succombe l’Afrique. C’est toi qu’elle attend dans sa détresse » 18. Au regard de la composition de l’auditoire de Corippe, ce rappel du passé nécessite une certaine pédagogie de la part du poète. Pour qu’une mémoire proprement commune se fasse jour, il se doit d’expliquer aux autochtones ce qu’ils ne savent pas forcément sur le passé byzantin, de même qu’il tente de familiariser ses auditeurs étrangers – colons, fonctionnaires ou militaires – avec le monde des Afri (ces autochtones romanisés qui se rangent dans le camp byzantin) et celui des Mauri. Il y a, au sein même de l’œuvre, une certaine mise en abîme de cette situation : l’introduction au récit du tribun Liberatus, qui retrace l’« archéologie » du conflit. Liberatus, un Afer, se distingue, parmi les officiers, par sa connaissance intime de la Byzacène. Jean Troglita, qui ne connaît la région que pour y avoir autrefois guerroyé aux côtés de Bélisaire, s’interroge sur les causes du malheur qui s’est abattu sur l’Afrique. Alors qu’il invite les membres de son entourage à lui rappeler l’histoire de cette époque, un autre officier, Gentius, s’en déclare incapable, car « l’origine de la guerre demeure pour [lui] enveloppée de ténèbres profondes » 19, mais il suggère au général d’interroger Liberatus, qui s’exécute. Si l’on rapporte cet épisode à la situation d’énonciation, il apparaît ici que Jean et Gentius sont dans la même position que les auditeurs byzantins, arrivés depuis peu dans la région, tandis que Liberatus en sait autant que les auditeurs autochtones, ses compatriotes. On pourrait même dire qu’il partage avec Corippe, autre Afer dont il est ici comme le représentant, l’omniscience propre au poète épique. En allant plus loin, il est possible d’affirmer que le rappel du passé remplit, dans la Johannide, deux fonctions qui ressortissent nettement à la mémoire : il permet d’une part de faire sentir à l’auditeur le contraste entre un passé chaotique et un présent heureux ; d’autre part, il permet, par d’habiles comparaisons, de grandir les Byzantins en les assimilant aux gloires des temps passés. De façon naturelle, le premier procédé repose essentiellement sur le rappel du passé récent, c’est-à-dire celui de la guerre qui vient de s’achever, et le second 16. 17. 18. 19. Zarini 2003b, 72. Ioh. 3, 50-51 : quippe omnia nouit / in patria commissa sua […] / auctoremque mali prisci seu temporis iram. Les traductions de la Johannide, à l’exception de la préface, sont celles de J. Alix, revues par nos soins. Ioh. 4, 243-244 : Africa per tantas periens non ulta rapinas / sic mersa est. Te exspectat inops. Ioh. 3, 45-46 : origo / nos latet, abstrusis penitus contecta latebris. Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 100 sur le rappel du passé ancien, tant il est vrai que la uetustas jouit, dans le monde de l’Antiquité tardive, d’un prestige et d’un crédit inégalables 20. Au moment où Corippe déclame son poème, la Byzacène retrouve un peu de sérénité, à la faveur, comme il se plaît à le répéter, de la reconquête byzantine. Pour autant, près de deux ans seulement après la victoire finale de Jean Troglita, en 548, le poète ne se fait pas faute de rappeler les horreurs de la guerre, au risque de rouvrir des blessures encore vives – de façon significative, Liberatus peine à retenir ses larmes lorsqu’il est invité à raconter les malheurs de l’Afrique (3, 54-62). Raviver ainsi la mémoire d’un récent passé tourmenté permet à Corippe de porter le retour de la paix au crédit des Byzantins – le poème qu’il annonce à ses auditeurs est en effet un « poème festif », carmina festa (praef. 2). Tel est le but poursuivi par le poète, que les souvenirs qu’il s’attache à faire revivre dans l’esprit de l’auditeur soient bons ou mauvais. De fait, le procédé est très efficace. Si le souvenir est tout à l’honneur de l’armée byzantine, Corippe le ravive et l’exalte. C’est ainsi que l’on voit Jean, alors que les navires byzantins s’approchent du rivage africain, montrer du doigt un « lieu de mémoire » illustré, en 533, par un général couvert de gloire : « Voyez-vous là-bas, près de la mer, ce tertre qui s’élève […] ? C’est là que le général Bélisaire plaça sa tente » 21. Si, à l’inverse, le souvenir est mauvais et en faveur des Maures, telle une victoire berbère, Corippe sait bien qu’il ne peut le dissimuler, car l’épisode est encore ancré dans la mémoire de l’auditoire. Il mobilise alors tous les topoi habituels pour dépeindre les adversaires comme des barbares cruels, rusés, agents du chaos et du Mal, sans parler de leur paganisme qui s’oppose en tous points à l’orthodoxie byzantine. Ce faisant, par le rappel du passé, il ranime a posteriori la peur que les Maures ont inspirée naguère, en y insistant lourdement pour les besoins de la cause, afin de faire sentir, par contraste, les bienfaits de l’occupation des Byzantins. C’est sans nul doute pour effrayer son auditeur – et donc le convaincre du bien-fondé de sa cause – que le poète insiste à ce point sur les mœurs des Maures, qui, étrangers à la structure de la cité, entre autres signes de barbarie, vivent dans des lieux inhospitaliers 22, s’habillent comme des bêtes ou utilisent leurs animaux comme instruments de combat 23. Flaubert n’a-t-il pas reconnu avoir trouvé dans la Johannide « beaucoup de détails sur les peuplades africaines » lorsqu’il composait Salammbô 24 ? Si l’affirmation d’une identité byzantine repose, en partie, sur la mémoire du passé proche, la mémoire du passé ancien se voit dotée d’une fonction différente. Il ne s’agit plus de faire sentir, par contraste, les bienfaits actuels de l’occupation byzantine, mais de grandir les personnages et les événements en les comparant à ceux des temps passés. Le vecteur privilégié de ce projet est le recours à l’exemplum, que le poète utilise ou non le procédé de la comparaison, caractéristique du genre épique et particulièrement pratiqué par Corippe. Il est vrai que les « exempla historiques [sont] peu nombreux pour un si long poème » 25, pour des raisons diverses (la principale étant que Corippe ne pouvait excessivement magnifier un général sans risquer d’attirer sur lui les soupçons de l’empereur 26), mais on peut noter qu’une fâcheuse mésentente entre deux dignitaires byzantins est rapportée, 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. Que l’on pense à la célèbre formule de Macrobe, Saturnales, III, 14 : « Vetustas quidem nobis semper […] adoranda est. » Ioh. 1, 385-388 : Ille procul tumulus uicinis proximus undis / cernitis […] ? / ductor Belisarius illic / altius imposuit […] tentoria. Cf. Zarini 1997b, 23, et, plus largement, Zarini 2003a. Cf. Zarini 1998. Lettre à Sainte-Beuve, déc. 1862. Zarini 1997b, 62-3. Zarini 1997a, 231. Faut-il expliquer ainsi la disgrâce dont se plaint Corippe dans l’Éloge de Justin, postérieur à la Johannide d’une quinzaine d’années ? Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 101 selon un principe analogique, à la lutte fratricide de Romulus et Remus (4, 82-102), ou que Jean s’assimile lui-même à Caton d’Utique (6, 340), tandis que le poète le compare à César (8, 149) lorsqu’il mate une rébellion dans son camp. À l’inverse, le perfide Stutias, officier romain qui trahit son général, croit voir devant lui, à l’article de la mort, son socius Catilina poursuivi par les Furies (4, 212). À titre de contre-exemple, il est notable que les Maures eux-mêmes se réclament d’un passé glorieux pour grandir leurs actions. Lors d’une bataille qui tourne en faveur des Byzantins, on voit le chef maure Bruten, soucieux de motiver ses troupes, rappeler les défaites essuyées dans la région par l’empereur Maximien : « Soldats fugitifs, souvenez-vous des antiques luttes soutenues par vos pères […]. Maximien n’a jamais pu l’emporter sur nos ancêtres » 27. Il est remarquable que ces exempla renvoient tous au passé romain, avec lequel l’empereur Justinien tente à l’époque de renouer, sinon militairement, du moins idéologiquement : les Byzantins sont exclusivement appelés Latini ou Romani, ce qui est certes naturel, mais non dépourvu de sens, de même que, dans l’Eloge de Justin, Constantinople est la noua Roma (Iust. 3, 156 ; 4, 101…), par opposition à l’antiqua Roma (Iust. 1, 288). À cet égard, le simple fait que la Johannide est composée en latin et non en grec est emblématique d’un projet de retour à la romanité, sans parler du « purisme classicisant » 28 qui caractérise la lettre du texte. Corippe n’a-t-il pas l’ambition de faire résonner à nouveau les chants de Camènes 29, les Muses romaines ? Présenter Jean Troglita comme un digne émule des gloires romaines comme César, si ce n’est comme supérieur à ces dernières (selon l’idéologie de la renouatio in melius), c’est magnifier l’Empire byzantin en recourant à l’« intemporelle imagerie de la Roma potens » 30. Dans la perspective proprement politique qui est celle de la Johannide, c’est une manière de renforcer, par la mémoire, le consensus autour de l’ordre impérial. Au-delà du souvenir du passé historique, et dans une perspective plus littéraire, on peut intégrer à une étude de la mémoire la question de la mémoire immédiate de l’auditeur, selon qu’il se souvient, ou non, de ce que le poète a pu dire à tel moment de sa declamatio. En effet, si l’auditeur et le poète savent pertinemment que la guerre a été, à terme, remportée par l’empire byzantin, il semble que Corippe se ménage une certaine part de « jeu » pour susciter, à certains moments, un léger doute fictionnel sur l’issue des événements. Ainsi, la situation est très compromise pour les Byzantins à la fin du livre VI, qui s’achève, après de longs passages sur les souffrances des troupes qui meurent de soif au désert et subissent de graves revers militaires, par la mort épouvantable d’un officier qui finit englouti dans des sortes de sables mouvants (6, 753-773) 31. Certes, le premier mot de la préface – uictor – annonce très clairement quelle sera la fin de l’épopée, fin nécessairement positive, mais on peut se demander si l’auditeur, emporté par des retournements et des épisodes qui s’étalent sur huit livres et près de cinq mille vers, ne pouvait pas croire, par endroits, qu’une autre fin était possible. C’est encore plus manifeste quand Corippe se plaît à mettre en scène une prophétie qui laisse croire, bien que le poète ne tarde pas à désigner cette prophétie comme mensongère, que l’issue de la guerre sera favorable aux Maures (6, 166-176). En fait, l’assurance d’une victoire finale et l’indécision momentanée ne sont pas totalement inconciliables : aussi longtemps que dure l’épopée, le poète se doit de tenir son auditeur en haleine, par 27. 28. 29. 30. 31. Ioh. 5, 176-180 : o fugitiua manus, uel prisca memento / bella senum […] / nec uincere nostros / Maximianus auos […] / potuit. Zarini 2003b, 10-11. Ioh. 1, 8 : « Aeneadas rursus cupiunt resonare Camenae », « Les Camènes veulent à nouveau faire résonner le nom des Enéades. » Zarini 1997a, 239. Sur le motif du désert, de la chaleur et de la soif, on consultera Zarini 2003b. Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 102 le recours à l'alternance d'épisodes variés, qui est, comme le rappelle D. Madelénat 32, constitutive du genre épique, et singulièrement lorsque le poème est aussi long que la Johannide. La mémoire des textes Le « souci épique de mémoire », qui est au cœur même du projet de Corippe, ne se traduit pas uniquement par le rappel des événements du passé. Le poète, qui se compare explicitement à Virgile dans sa préface – fût-ce dans un locus humilitatis, puisqu’il déclare qu’il « ne chante pas un poème digne » de lui (praef. 16) –, s’inscrit résolument dans une tradition proprement littéraire. Le titre même de sa Johannide en fait une héritière de l’Enéide ou de la Thébaïde. Aussi ce poème ne se donne-t-il pas pour seul objet la mémoire du passé, mais également la mémoire des textes eux-mêmes ; dès lors, ces poèmes qui se lisent, à la faveur des innombrables retractationes, entre les lignes de la Johannide, sont eux aussi uenturo generi […] legenda (praef. 4). De fait, la Johannide est saturée de références littéraires. Ces dernières, qui renvoient essentiellement à la Bible d’un côté, à Virgile et Lucain de l’autre, mais aussi à nombre d’autres auteurs, classiques ou tardifs, qu’il serait trop long d’énumérer, attestent de la grande culture littéraire de notre grammaticus – qui a fait siens les préceptes d’Eumolpe 33. Au reste, cette question a été largement étudiée, et depuis le XIXe siècle 34. Qu’il nous suffise ici d’insister sur les implications de cette pratique sur la question qui nous intéresse : du fait des références littéraires, le passé pendant lequel s’est déroulé le Bellum Mauricum, c'est-à-dire un passé récent, est traité à travers un prisme classicisant. C’est ainsi, par exemple, que, contre toute vraisemblance, et malgré quelques rares exceptions qui « ouvrent » l’épopée sur l’époque contemporaine, les guerriers de l’armée byzantine se battent selon les mêmes schémas que les héros homériques 35. Le recours à ce prisme classicisant, qui inscrit l’histoire dans un réseau de références littéraires, relève de la tentative que fait Corippe de constituer une mémoire collective, nécessaire à l’établissement d’un consensus politique. Ce processus est double. Tout d’abord, ce qui a été dit du rappel du passé ancien vaut également pour le recours aux références littéraires (d’autant que la frontière entre référence littéraire ou référence historique est parfois floue, singulièrement, et surtout dans l’esprit d’un homme du VI e siècle, en ce qui concerne les récits bibliques). En effet, le rapprochement de l’histoire et des mythes revient à glorifier l’histoire, de sorte que la mémoire du texte permet de magnifier la mémoire du passé. C’est ainsi que des personnages historiques sont grandis par la comparaison avec un personnage mythologique (d’autant plus que la synkrisis entre un homme et un héros mythologique est un topos panégyrique 36) ; ainsi le chef berbère Antalas est-il comparé à Cacus (3, 158 sq.), ce qui implique que son adversaire, Jean, soit aussi puissant qu’Hercule. On a, en outre, depuis longtemps montré tout ce que Jean Troglita doit au personnage 32. 33. 34. 35. 36. Madelénat 1986, 49 : « Comme le protagoniste ne doit ni succomber, victime tragique, ni vaincre rapidement (le poème, court, livrerait une vision unilatérale et sans ombre de la "praxis" humaine), les segments d'action – symétriques et parallèle (redoublements de combats et de triomphes) ou inversés (succès et échecs) – sont entraînés dans un mouvement spiralé cyclique, avec des péripéties où l'adversaire semble l'emporter, de faux dénouements et des désastres côtoyés. » Satiricon, 118, 3 : « neque concipere aut edere partum mens potest nisi ingenti flumine litterarum inundante», « et aucune intelligence n’est capable de concevoir ou de produire un grand œuvre si elle ne s’est laissé inonder par le limon fertilisant de l’immense fleuve de la littérature » (trad. Sers 2001). A commencer par les travaux fondateurs du premier éditeur de la Johannide, P. Mazzucchelli, suivi par R. Amann (cf. Amann 1885). Cf. Zarini 2003b, 82-87, qui souligne que « l’impression dominante est […] celle de combats intemporels » et étudie la permanence du schéma homérique. Zarini 2003b, 5. Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 103 d’Enée 37. Selon le même processus, les situations historiques sont elles aussi doublées d’une référence littéraire : telle bataille qui a bel et bien eu lieu est rehaussée par la comparaison implicite avec les guerres menées par Josué (5, 522-524) ; de façon plus nette encore, le voyage en bateau qui conduit les troupes byzantines de Constantinople aux rivages de l’Afrique suit un itinéraire tout poétique : les navires longent le rivage de Troie (1, 171-207). Corippe peut ainsi rivaliser avec, entre autres, la célèbre description des ruines de Troie dans la Pharsale (9, 950 sq.), mais aussi faire rejaillir sur Jean un peu de l’éclat des héros troyens (et, implicitement, du personnage qui tient son rôle chez Lucain, Jules César) 38. Surtout, Corippe ne se fait pas faute d’insister sur l’analogie entre Jean et Enée, puisqu’il nous livre les pensées de Pierre, le fils de Jean, qui « se croit Ascagne, pense que sa mère est Créuse […]. Le père, alors, c’était Enée, et maintenant, le père, c’est Jean lui-même » 39. Il va sans dire que les renvois à des références littéraires impliquent une certaine relation du poète à son public, sur qui s’exerce son projet politique. En fait, la mémoire des textes sert également d’une autre manière le projet de légitimation politique qui est celui de Corippe. Il ne s’agit pas seulement de magnifier l’Empire, mais aussi de faire advenir un consensus politique par la constitution d’un réseau de références culturelles communes. En effet, si l’ensemble des auditeurs du poète ne sont pas totalement convaincus par les bienfaits de l’occupation byzantine, il est probable, en raison de leur niveau social, qu’ils partagent tous les mêmes références culturelles. Ainsi, comparer Jean à Enée, par exemple, c’est aussi, comme l’a bien vu V. Zarini, permettre à un public « assez cultivé pour guetter et apprécier des allusions littéraires » 40 d’éprouver le plaisir de la reconnaissance. Reconnaissance d’un vers, directement imité de tel vers plus ou moins célèbre, à commencer par la formule virgilienne « parcere subiectis et debellare superbos » (Aen. 6, 853), qui est reprise à plusieurs reprises sous des formes diverses (Ioh. 1, 148-149 ; 2, 368 ; 4, 124-125 ; 3, 343…) ; reconnaissance d’une situation, à l’image de la fuite du Maure Ierna, à la fin du chant V. En effet, Ierna y est implicitement – et le plaisir est d’autant plus grand que la référence est un peu plus difficile à discerner – assimilé à Enée, mais de façon antithétique : le Maure s’enfuit en emportant avec lui les simulacra du dieu Gurzil, de même qu’Enée s’enfuit de Troie en portant son père et les objets du culte sur son dos. Mais, à la différence de son plus chanceux modèle, ce geste le condamne, puisque alourdi par la charge, il est retardé et finalement tué (5, 494-498). Au demeurant, ce passage met une évidence une certaine christianisation du modèle virgilien, puisque qu’il s’y fait jour une condamnation toute judéo-chrétienne des idoles. Ainsi, par le recours à des références qui relèvent de la mémoire des textes et qui rehaussent le récit historique, ce dernier devient récit poétique, épique. Ce procédé contribue doublement à la construction d’un consensus politique : il permet, en faisant des Byzantins des héros épiques, de magnifier l’Empire « romain », et dès lors proclamer la légitimité de la reconquête justinienne de l’Afrique, tout en consolidant le consensus politique en insistant sur les liens culturels qui unissent l’auditoire et les commanditaires du poème. 37. 38. 39. 40. On trouvera un bon apercu sur cette question dans Burck 1979. Voir le commentaire de ce passage dans l’édition de Vinchesi 1983, 112. Ioh. 1, 201-203 : Se putat Ascanium, matrem putat esse Creusam. / […] Tunc pater Aeneas, et nunc pater ipse Iohannes. Zarini 2003b, 13. Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 104 Le magnus uatum labor (Pharsale, 9, 980) Il est manifeste que la mémoire, qu’il s’agisse de mémoire du passé ou de mémoire des textes, s’inscrit chez Corippe dans une visée pragmatique. Néanmoins, ce ne serait pas faire justice au poète que de lui refuser toute ambition poétique. Si les références aux œuvres du patrimoine culturel de son temps participent, comme nous l’avons vu, d’un projet politique, elles n’en indiquent pas moins la volonté qu’a Corippe de composer une œuvre poétique digne de s’inscrire à son tour dans la mémoire collective. Ainsi, sa Johannide, au-delà de son statut de poème de circonstance, doit aussi être considérée dans le rapport agonistique 41 qu’elle entretient avec les poèmes épiques qui l’ont précédée – Corippe affiche son intention de rivaliser avec les « Camènes de Rome » 42. Le projet d’inscrire la Johannide dans la mémoire collective a pour conséquence de l’orienter vers l’avenir, et pas uniquement vers le passé. En effet, Corippe affirme clairement son ambition, au demeurant caractéristique de la poésie épique, de sauver les héros de l’oubli (et ici, les héros de son temps) : « Qui pourrait rappeler le trépas cruel de tant de chefs […] ? Cependant, mes vers en sauveront de l’oubli quelques-uns » 43. On ne sera pas surpris, dès lors, de voir Corippe reprendre à son compte le thème homérique du soldat-aède qui, tel Achille, chante les hauts faits des héros (Iliade, 9, 186-189), puisque l’on voit les soldats eux-mêmes célébrer les héros historiques, dans le cadre d’une veillée nocturne (3, 1-11), ou les héros mythologiques de Troie, lors du voyage en bateau (1, 197). La fonction qu’assigne Corippe à la poésie est donc de transmettre la mémoire, et singulièrement aux générations futures, comme l’affirmait déjà la préface de l’œuvre. Lorsque Jean, au chant III, demande à ses hommes de lui rappeler l’histoire de l’époque qui a précédé l’intervention byzantine et que Gentius lui suggère d’interroger Liberatus, Jean et Gentius ne sont pas uniquement des figures de l’auditeur, mais également du lecteur atemporel, idéal, que se donne l’œuvre. Or, si Corippe a pour ambition de faire de son poème un monument des gloires du passé, ce n’est pas sans espérer une contrepartie : transmettre aux générations futures la mémoire de son œuvre elle-même. On notera en effet la récurrence du verbe legere, « lire », généralement conjugué au futur ; le poète déclare ainsi que le nom d’un héros restera dans toutes les mémoires, « tant que nos descendants liront, dans les temps à venir, le récit de ces terribles guerres » 44. Ainsi, la Johannide est au confluent du passé, dont elle transmet la mémoire, du présent, qu’elle magnifie pour mieux légitimer les prétentions byzantines, et de l’avenir, à qui elle destine la mémoire du passé et du présent et où elle espère survivre, à son tour, dans la mémoire de la postérité. Dans cette entreprise mémorielle, le poète, s’il ne cache pas qu’il est stipendié 45, est revêtu d’une mission qu’il est seul à pouvoir assurer : lui qui, à l’image du tribun Liberatus, dont nous avons vu qu’il est une image du poète, connaît « les causes » 46, il est le dépositaire privilégié de la mémoire, fidèle en cela à la conception du uates inspiré par les Muses, filles de Mémoire 47. 41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. C’est ainsi qu’à propos du passage où la flotte byzantine longe le rivage de Troie (1, 171-207), P. GalandHallyn note que « bel exemple métatextuel, ce passage confirme symboliquement non seulement l’assimilation de Jean et Pierre à Enée et Iule, mais aussi celle de Corippe à Virgile lui-même » (Galand-Hallyn 1993, 73). Ioh. praef. 37 : Rustica Romanis dum certat Musa Camenis, « tandis que ma Muse rustique rivalise avec les Camènes de Rome » (trad. V. Zarini). Ioh. 8, 528-532 : Quis tot acerba ducum […] funera / explicet […] ? […] Sed carmine paucos / e multis signabo meo. Ioh. 8, 509 : dum fera bella legent aeuo ueniente minores. Ioh. praef. 30 : fraudabor solus munere nulla canens ?, « Serai-je seul frustré de récompense en ne chantant rien ? » (trad. V. Zarini). Ioh. 3, 54 : Nitor, summe ducum, causas narrare malorum, « je m’efforce, chef suprême, de raconter les causes de ces malheurs ». On remarquera pourtant qu’au début du catalogue des troupes maures, au livre II, le poète ne doit pas son omniscience aux Muses, mais à l’empereur Justinien lui-même, qu’il appelle à son secours (2, 24). Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 105 Conclusion Au terme de cette étude, il apparaît que la mémoire est indissociable de l’identité. En effet, dans une épopée qui, célébrant le temps présent par le biais de la mémoire, est conçue comme une Enéide justinienne 48, Corippe jette les bases d’un consensus mémoriel, culturel, et partant politique, en oeuvrant à la constitution d’une mémoire collective, commune à tous ceux qui se revendiquent de l’héritage de la romanité. Affirmer l’identité romaine et chrétienne du groupe auquel il s’adresse, c’est, en contrepartie, rejeter les autres groupes sociaux, politiques ou religieux, et singulièrement, les Maures, rebelles à l’Empire et païens, en un manichéisme qui n’est pas sans annoncer l’idéologie de la croisade 49. C’est donc, avant tout, un projet politique que celui de Corippe. Le poète a pour mission de composer un poème officiel qui exerce une propagande savante sur un parterre de notables, pour magnifier l’Empire byzantin et légitimer la reconquête de l’Afrique. Mais il ne faudrait pas négliger ce que son usage de la mémoire a de proprement littéraire. Outre le fait que ce projet politique s’appuie sur des codes culturels, à travers ce que l’on peut appeler la mémoire des textes, il est manifeste que le poète nourrit des ambitions plus hautes : de son poème, il entend faire un monument à la gloire des héros du temps passés, mais aussi à celle des poètes, dans l’espoir de voir sa Johannide, un jour, entrer dans la mémoire. Force est de constater, néanmoins, que cette ambition a été mal servie par la pauvre tradition manuscrite de la Johannide, pourtant la première épopée historique de la latinité chrétienne, sorte de « chaînon manquant » entre l’épopée antique et la chanson de geste. Bibliographie Auteurs antiques CORIPPE (Antès 2002), Éloge de l’empereur Justin II, S. Antès (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF), (1ère éd. 1981). CORIPPE (Diggle & Goodyear 1970), Flauii Cresconii Corippi Iohannidos seu de Bellis Libycis libri VIII, J. Diggle et F. R. D. Goodyear (éd.), Cambridge, 1970. 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Schedae, 2007, prépublication n° 7, (fascicule n° 1, p. 97-106). 107 Schedae, 2007 Prépublication n° 8 Fascicule n° 1 L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive Approches historique et archéologique Jean-Pierre Reboul Université Paris I Introduction Pourquoi revenir sur l’Ordo urbium nobilium ou Liste des villes célèbres d’Ausone, sur lequel tout, ou presque, a été dit durant ces dernières décennies ? Ce poème de la fin du IVe siècle a en effet fait l’objet de nombreux commentaires ces dernières années. Les précédents littéraires de ce texte ont été étudiés par H. Szelest 1. F. Della Corte 2 s’est intéressé à sa traduction manuscrite ; J.-M. Poinsotte 3 aux représentations des réalités urbaines qu’il mobilise. Le texte a fait l’objet d’une traduction française versifiée de B. Combeaud dans sa thèse récente 4. Surtout il a fait l’objet d’une nouvelle édition, italienne, de L. di Salvo 5. Cette édition est dotée d’un commentaire très copieux et complet de 123 pages, soit presque une page pour chacun des 168 vers de l’Ordo. Tous les problèmes littéraires posés par l’Ordo ne sont pourtant pas résolus. Les avis sur la date de composition de l’Ordo urbium nobilium, en particulier, varient toujours considérablement, alors que cette date importe pour estimer les intentions d’Ausone au moment de la rédaction de ce texte. Est-ce le professeur bordelais, le fonctionnaire impérial ou le gentilhomme retraité qui écrivit ce texte ? S’agit-il d’un texte de circonstance ou d’une œuvre plus personnelle ? Peut-être est-ce une fausse question, car Ausone fut toute sa vie un poète de cour. Dans sa retraite, c’est à la demande de l’empereur Théodose qu’il travailla à une réédition de l’ensemble de son œuvre : Theodosius Augustus Ausonio parenti 1. 2. 3. 4. 5. Szelest 1973. Della Corte 1986. Poinsotte 1999. Combeaud 2003. Salvo 2000. Jean-Pierre Reboul « L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive Approches historique et archéologique » Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 108 (Praefatiunculae, 1) 6 et plusieurs éléments de l’Ordo constituent un éloge, discret, de Théodose, en particulier l’inclusion de villes d’Espagne, patrie de cet empereur. Pour L. di Salvo, Ausone composa l’Ordo urbium nobilium durant cette retraite bordelaise. Elle situe l’ouvrage dans la lignée des Parentalia et des Professores burdigalenses, qu’elle date respectivement de 380-390 et 385-394 : après avoir commémoré sa famille et ses collègues, Ausone se serait attaché à célébrer les villes les plus célèbres de l’empire romain 7. Plusieurs arguments vont en ce sens. La Moselle, tout d’abord, datée de 371-372 semble bien antérieure à l’Ordo, puisque Ausone s’y proposait de louer ultérieurement les villes de Gaule (Mosella, 451-455). L’Ordo est vraisemblablement postérieur, également, à la Gratiarum actio, œuvre de 379, où Ausone remercie Gratien de son consulat et qui contient dans son paragraphe 34, une liste de villes (Rome, Constantinople, Antioche, Carthage, Alexandrie, Trèves) qui annonce l’ordre de la Liste des villes célèbres. Par ailleurs, dans une lettre à Paulin (Epistulae, 23, 73 sq.), écrite entre 384 et 393, Ausone effectue un rapprochement entre Arles, Vienne et Narbonne semblable à celui des vers 74-75 de l’Ordo 8. L’idée, originale, d’une union deux à deux des villes de l’empire, qu’illustrent les nombreux parallèles de l’Ordo et qu’inspire à Ausone son attachement à Paulin, semble donc bien dater de l’époque de sa retraite. Le texte de la lettre à Paulin présente par ailleurs d’autres similitudes avec plusieurs chapitres de l’Ordo. Le texte de l’Ordo urbium nobilium enfin semble daté par une référence interne, celle à la mort en 388 de l’usurpateur Maxime, dans les vers sur Aquilée (Ordo, 64-65). Mais les termes employés par Ausone, non erat iste locus, ont amené la plupart des commentateurs de l’Ordo à penser que le chapitre sur Aquilée constituait un ajout à un premier état du texte, daté du long séjour d’Ausone à Trèves ; c’est par exemple l’hypothèse suivie par B. Combeaud 9. H. Sivan enfin date l’Ordo d’avant le long séjour à Trèves d’Ausone. L’absence de distinction claire entre Trèves et Milan dans leur rôle de capitale impériale, prouve pour cet auteur la datation du texte des environs de 350, même s’il note que « l’ordre [des villes] semble le reflet de leur importance historique plutôt que contemporaine » 10. Aucun des arguments employés n’est en fait définitif dès lors que l’on suppose plusieurs états du texte. Une composition en un jet peu après 388 est pourtant possible car la formule non erat iste locus n’indique pas forcément un ajout postérieur du chapitre sur Aquilée. C’est la solution la plus simple, mais aussi la moins hypothétique. L’hypothèse de Lucia di Salvo, celle d’une rédaction en une fois de l’Ordo par Ausone, entre 388 et 393, me paraît donc la plus vraisemblable. Je n’ai pas voulu cependant m’attarder sur les problèmes philologiques posés par ce texte, mais plutôt en proposer une nouvelle approche historique et archéologique. À la lumière de mes recherches de thèse, portant sur les capitales impériales dans l’Antiquité tardive en Occident, il m’est en effet apparu que ce texte constituait un témoignage important des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive. À partir des crises du IIIe siècle les empereurs, accaparés par diverses crises militaires aux frontières de l’empire, commencent à fréquenter moins régulièrement Rome, au profit d’autres villes. Certaines de ces villes, Trèves, Antioche, Milan, font l’objet d’une description dans l’Ordo urbium nobilium. 6. 7. 8. 9. 10. Combeaud 2003, 498. Salvo 2000, 16. Salvo 2000, 18 ; Poinsotte 1999, 436. Combeaud 2003, 42. Sivan 1993, 159. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 109 Est également remarquable dans ce texte l’emploi par Ausone du vocabulaire antique de la centralité, en particulier des termes de caput (capitale) et de sedes (résidence) (voir en particulier la conclusion du texte, Ordo, 164-168 ; ainsi que Ordo, 60 et 96 pour sedes). Ces deux termes sont à l’origine des deux expressions contemporaines de « capitale impériale » et de « résidence impériale », présents dans toutes les langues dans les ouvrages historiques portant sur l’Antiquité tardive : Hauptstadt/Residenz en allemand, capital/residence en anglais, capitale/residenza en italien… et qui font l’objet de débats importants. « Résidence impériale » est en général considéré comme plus prudent pour désigner les grandes villes de l’empire qui accueillent les empereurs dans l’Antiquité tardive, mais Trèves, Milan sont parfois qualifiées, comme Constantinople, de nouvelles capitales impériales. Ausone n’emploie pas sedes imperii, qu’il connaît pourtant (Mosella, 380), dans l’Ordo, mais le sens concret de sedes, celui de siège, y est suggéré par un champ lexical dérivé de sedere. La métaphore la plus intéressante en ce domaine est l’expression solium urbis, « trône de la ville », c’est-à-dire en fait capitale impériale, qu’Ausone applique à Trèves (Ordo, 29). La plupart des commentateurs de l’Ordo se sont demandé en conséquence si le classement, sans équivalent dans la littérature antique, qu’effectue Ausone des « villes célèbres » de l’empire, reflétait fidèlement les évolutions de la centralité politique à son époque. C’est sur cette question que je souhaiterais revenir dans les pages qui suivent. J’ai suivi le texte latin établi par L. di Salvo, même si ce texte a depuis été à nouveau amendé par d’autres auteurs 11. Les traductions que je propose sont, elles, basées la traduction française de M. Jasinski 12. J’ai tenu compte des modifications du texte latin effectuées par L. di Salvo et privilégié la clarté au détriment de la fidélité au caractère poétique de l’Ordo, d’où, par exemple, de nombreux transferts d’adjectifs et changements des temps employés. J’ai traduit personnellement les autres auteurs cités, sauf mention contraire. L’Ordo urbium nobilium et les déplacements impériaux au IVe siècle de notre ère L’interrogation sur la valeur historique de l’opuscule d’Ausone est justifiée par le déséquilibre, dans l’Ordo, entre la description des villes d’Orient et celle des villes d’Occident. Un rapide calcul du nombre de vers accordé à chacune des villes de l’Ordo l’illustre bien. En regroupant ces villes par grandes régions, on obtient les chiffres suivants : Espagne 5 vers Gaules et Germanies 88 vers Italie (dont Sicile) 50 vers Afrique 13 vers Egypte 8 vers Autres 28 vers Certains vers ont été comptés deux fois et le nombre total de vers dépasse donc le nombre de vers de l’Ordo. On peut tirer de ces chiffres le graphique qui suit : 11. 12. voir en particulier Scafoglio 2001. Jasinski 1934-1935. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 110 Figure 1 : Importance accordée aux grandes régions de l’empire dans l’Ordo urbium nobilium. Ausone consacre donc pas moins de 45 % de son poème aux seules villes de Gaule, dont 41 vers à Bordeaux. Les villes d’Occident occupent 81 % de l’Ordo urbium nobilium. Antioche, Constantinople, grandes villes de l’Antiquité tardive s’y voient donc accorder une place réduite. C’est bien sûr l’attachement d’Ausone à la partie occidentale, de langue latine, de l’empire, et plus encore à sa patrie gauloise, qui explique ces résultats. Faut-il pour autant considérer comme nul et non avenu le classement des principales villes de l’Empire qu’il effectue dans l’Ordo ? Je tenterai dans cette partie d’examiner les correspondances du classement d’Ausone avec l’importance politique des grandes villes de l’Antiquité tardive. Il n’existe pas dans l’Antiquité romaine de constitution de l’empire fixant officiellement en telle ou telle ville la capitale de l’empire. Seule la volonté de Constantin de faire de la ville nouvelle de Constantinople une nouvelle capitale impériale nous est bien connue. Les évolutions de la centralité politique à cette époque doivent donc être examinées de manière indirecte, par l’étude des déplacements impériaux dans l’Antiquité tardive. Des séjours prolongés des empereurs dans une ville peuvent étayer sa définition comme nouvelle capitale impériale. Je me contenterai ici d’étudier les déplacements impériaux au IVe siècle, en comparant ces déplacements de 284 à 337 (tétrarchies et Constantin) et de 337 à 395 (époque d’Ausone). Le regroupement des tétrarchies et du règne de Constantin se justifie, malgré la « rupture constantinienne » 13, car il y a plutôt continuité entre Dioclétien et Constantin dans mon domaine précis d’étude. Leurs règnes marquent le réel début de la perte de centralité de Rome et, en fondant Constantinople, Constantin reprit une idée de Dioclétien, qui avait entamé des travaux similaires à Nicomédie. Une comparaison dans le plus long temps, à partir de 235 de notre ère, aurait également son intérêt. Comme l’a noté Michel Christol 14, Rome demeure fréquentée par les empereurs à cette époque, celle des crises du III e siècle, mais c’est tout de même cette époque qui voit, en réaction aux nombreux périls militaires du temps, une première multiplication des déplacements impériaux. J’ai considéré cependant que le III e siècle était trop lointain pour avoir pu influencer le classement d’Ausone dans l’Ordo urbium nobilium et ne l’ai donc pas pris en compte. Pour étudier les déplacements impériaux au IVe siècle, on dispose, pour la période 311-476, du monumental ouvrage d’Otto Seeck, Regesten der Kaiser und Päpste 15, qui 13. 14. 15. Carrié & Rousselle 1999, 217 sq. Christol 1990. Seeck 1919. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 111 dépouille systématiquement le Code théodosien et le Code justinien. Ces deux recueils de constitutions impériales, datant respectivement de 438 et de 529 (pour leurs seules premières parties) sont une source essentielle sur les déplacements impériaux. La plupart des décrets ou des rescrits qui y ont été conservés comportent en effet une date et un lieu d’émission, ainsi que le nom de l’empereur émetteur. On peut ainsi, à partir de Constance, reconstituer très précisément les itinéraires impériaux. Le Code théodosien comme le Code justinien résultent cependant chacun d’un tri parmi les leges des empereurs antérieurs ; ils ne sauraient donc nous fournir la totalité des déplacements impériaux. À cette source essentielle s’ajoute l’ensemble des sources habituelles, textes antiques, très divers et plus ou moins fiables, inscriptions, papyri, qui fournissent des données précieuses pour la fixation des bornes chronologiques des différents règnes, monnaies… J’ai essentiellement traduit en français les listes fournies par Seeck, en les vérifiant ponctuellement à l’aide des ouvrages de Stein, Jones ainsi que de la Prosopography of the later roman empire 16. Subsistent sans doute un certain nombre d’erreurs factuelles, corrigées par les progrès de la recherche depuis la parution de l’ouvrage de Seeck. Seeck est amélioré par deux articles de T. D. Barnes 17 qui traitent respectivement des déplacements impériaux de 337 à 350 et des déplacements des empereurs de Dioclétien à la mort de Constantin Ier (285-337). Cette période était traitée assez schématiquement dans l’ouvrage de Seeck, qui ne séparait notamment pas les trois empereurs Constantin II, Constance II et Constant. Barnes en revanche est moins précis que Seeck sur le détail des déplacements impériaux ; il ne donne pas par exemple les déplacements de Maximien après son abdication de 305. La phase la plus fastidieuse consiste à effectuer des sommes des durées de règnes des différents empereurs pour chacune des périodes définies, puis des décomptes, ville par ville, et période par période, des durées additionnées de séjours des empereurs. J’étais obligé de faire ces calculs manuellement et non par le biais d’un tableur, car les données, même pour des empereurs dont les déplacements sont bien connus, comme Constantin, demeurent lacunaires en ce qui concerne leurs bornes chronologiques. Les données de la liste obtenue doivent donc être interprétées. Par exemple, dans le cas de Constantin I er : 329, 29 mai-19 juin Serdica CTh, IX, 9, 15 ; XI, 30, 18 er ne signifie pas que Constantin I est arrivé à Serdica (Sardique, actuelle Sofia) le 29 mai 329 et en est reparti le 19 juin de la même année, mais que les deux décrets que nous a conservés le Code théodosien (CTh) portent ces deux dates. Toutes les bornes chronologiques de présence impériale dans une ville que je donne infra n’indiquent que des durées minimales de séjour, sauf précision contraire de ma part. Dans le cas du passage à Serdica cité supra, la mention immédiatement précédente nous apprend que Constantin était le 13 mai à Naissus (Niš ); il est donc probable que le 29 mai soit à peu près sa date d’arrivée à Serdica. En revanche la mention qui fait suite indique que Constantin se trouvait le 29 août à Héraclée. Faut-il considérer qu’il a quitté mijuin Serdica pour Héraclée ou qu’il est parvenu fin août à Héraclée après un long séjour à Serdica ? J’ai en conséquence, lors du dépouillement de ma liste, dû procéder à une série d’estimations. 16. 17. Stein 1969, 1928 dans l’édition allemande ; Jones 1964 ; Jones et al. 1971 et 1980. Barnes 1980 ; Barnes 1982. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 112 Cela m’a contraint à mettre en place un système cohérent d’approximations, permettant des mises en série, puisque je ne possédais pas, dans la grande majorité des cas, les dates exactes des séjours impériaux dans les villes étudiées. Mon premier travail a été de différencier les séjours des empereurs de leurs simples passages dans une ville aux cours de leurs déplacements. La plupart des estimations proposées repose ainsi sur le contexte historique. J’ai compté un mois dans le cas où l’empereur me semblait en déplacement rapide ou en l’absence de toute estimation possible de la durée d’un séjour, six mois quand il hibernait visiblement dans une ville après une campagne sur une frontière voisine, un an dans les rares cas où je ne possédais qu’une mention de déplacement d’un empereur pour une année. Quand la durée d’un mois était trop longue au regard des mentions voisines, j’ai compté deux semaines, une semaine si cette durée de deux semaines était elle aussi trop importante et ainsi de suite. La durée par défaut d’un mois m’a semblé raisonnable, compte tenu de la relative lenteur des déplacements antiques. C’est une durée fréquente pour les séjours brefs bien renseignés, par exemple le passage de Valentinien Ier à Trèves en mai-juin 374. Mais j’ai également repéré des séjours bien inférieurs à un mois, comme le montre par exemple cet extrait des déplacements de Maximien : […] ? 293, 18 mars 293, 2 mai 293, 19 mai Ravenne Milan Vérone (une semaine) J’ai même des exemples de déplacements plus rapides encore, ainsi ce passage à Byzance de Dioclétien : 294, 9 novembre 294, 10 novembre 294, 11 novembre Melantias BYZANCE Pantichium (un jour) C’est un exemple probant de surestimation des séjours impériaux par ma durée moyenne d’un mois : ici il est certain que l’empereur ne passa qu’une nuit à Byzance. Dans l’ensemble cependant, et même si cette période par défaut d’un mois a pu entraîner une surestimation de la durée, la déformation est homogène pour les différentes villes étudiées et ne remet donc pas en cause les comparaisons que j’en tire. J’ai également choisi, d’abord afin d’intégrer les Césars de la période tétrarchique, puis finalement de manière systématique, car beaucoup d’empereurs de l’Antiquité tardive s’associèrent leurs fils ou plus brillants généraux comme Césars ou Augustes, de compter au même titre les Augusti « légitimes », usurpateurs et Caesares. Tous ces personnages sont en effet reconnus, ou cherchent à se faire reconnaître, comme des monarques aptes à diriger l’empire et assurer sa défense. Leur séjour dans telle ou telle ville participe donc bien de sa définition comme résidence ou capitale impériale, même si une ville qui n’a connu que des usurpateurs n’est évidemment pas résidence impériale au même titre que Constantinople ou Milan. On obtient au terme de ce décompte les cartes qui suivent. La première carte (figure 2) offre des résultats surprenants. Trèves, Rome et Sirmium y entrent en effet dans une même catégorie, avec respectivement 9 %, 6 % et presque 8 % des séjours impériaux (tous ces chiffres sont donnés, comme indiqués sur les figures 2 et 3, en pourcentage de la durée totale des règnes pour la période considérée). Le résultat le plus surprenant est le faible pourcentage de séjours impériaux obtenu par Constantinople/Byzance. En fait, Constantin, empereur très mobile, passa finalement peu de temps dans sa capitale, qui était encore en Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 113 cours de construction à sa mort. Il y résida quatre ans et quelques mois, à comparer avec ses trente et un ans de règne. Ses fils n’y effectuèrent pas non plus de longs séjours. Ce n’est que sous Théodose Ier, qui y passa onze ans de son règne, que Constantinople devint une véritable capitale impériale. C’était déjà la conclusion de Gilbert Dagron 18. De même Antioche, Nicomédie (capitale de Dioclétien), grandes villes d’Orient, obtiennent des résultats faibles pour cette période. Le second chiffre marquant est le pourcentage des séjours impériaux à Milan. Cette grande ville tardo-antique n’enregistre que 1 % des séjours impériaux entre 284 et 337, bien moins que Trèves. C’est une des conclusions intéressantes de cette étude, car Milan a plus souvent été qualifié de capitale impériale par les historiens de l’Antiquité tardive que Trèves. Je pense notamment au titre de la grande exposition de 1990, Milano capitale dell’impero romano 19. C’est en fait Trèves, pour cette période, la grande résidence impériale d’Occident. La première tétrarchie marque un tournant fondamental dans l’histoire de cette ville. Les autres villes majeures de Gaule enregistrent en revanche des résultats très faibles, 0,5‰ (Vienne), 1‰ (Arles) ou ne voient passer aucun empereur de toute la période, dans le cas de Bordeaux, Toulouse, Narbonne. Pour ces dernières villes, la situation demeure la même après 337 ; je ne les ai donc pas cartographiées. Des provinces entières demeurent tout au long du IVe siècle très peu fréquentées par les empereurs. C’est le cas de la Bretagne, de l’Espagne, de l’Afrique. Carthage ne connaît qu’un séjour impérial entre 284 et 337, un passage de Maximien en 298 (Frag Vat., 41) 20, entre ses campagnes en Maurétanie et en Tripolitaine. Maximien est également le seul empereur à effectuer un séjour en Espagne entre 284 et 395 : il y combat en effet à l’été 296, avant de passer en Afrique. La Bretagne recueille un peu moins de 1 % des séjours impériaux durant cette même période, essentiellement grâce aux longues usurpations de Carausius et d’Allectus. Les pourcentages sont encore plus faibles pour la seconde moitié du IVe siècle ; aucun séjour en Afrique, aucun séjour en Espagne, 2,5‰ des séjours en Bretagne. Dans le cas de l’Espagne, la place que lui accorde Ausone dans l’Ordo (Séville y est onzième, devant Athènes) n’est donc pas justifiée, d’après le critère des séjours impériaux. C’est surtout le souci de plaire à Théodose Ier qui amène Ausone à inclure plusieurs villes espagnoles dans l’Ordo. La seconde carte réalisée (figure 3) est la plus importante dans notre perspective, puisqu’elle correspond à l’époque de rédaction de l’Ordo. Elle confirme la montée en puissance de Trèves depuis la fin du IIIe siècle. Trèves est la principale capitale impériale de cette époque, avec près de 16 % du total des séjours impériaux. Les autres résidences impériales privilégiées par les empereurs dans la seconde moitié du IVe siècle sont Constantinople (7,5 % des séjours), Milan (6,5 %) et surtout Antioche (9 %). Ce dernier chiffre, là aussi surprenant, s’explique par les nombreuses campagnes que durent mener les empereurs sur le front perse : Antioche leur servit en général de base arrière. Le pourcentage plus important obtenu par Milan s’explique pour partie par les longs séjours effectués dans cette ville par les empereurs d’Orient, Constance II puis Théodose Ier. 18. 19. 20. Dagron 1974, p. 45. Milan 1990 et Milan 1991. Sutherland 1984, VI, 422-426. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). Figure 2 114 Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). Figure 3 115 Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 116 L’importance respective des séjours impériaux dans les villes de Trèves et de Milan amène à nuancer les affirmations d’Hagith Sivan, que j’ai mentionnées dans mon introduction. Il n’est pas vrai, comme l’affirme cet auteur, que l’absence de distinction claire entre l’importance politique de Trèves et de Milan tende à prouver la datation du texte des environs de 350. Certes entre 316 (départ pour l’Orient de Constantin Ier) et 367 (installation à Trèves de Valentinien Ier) Trèves ne voit passer pratiquement aucun empereur (tout en demeurant au total la principale résidence impériale d’Occident entre 284 et 395). Mais l’on ne comprend plus le terme de solium urbis appliqué à Trèves si l’on considère qu’Ausone, écrivant vers 350, prend acte du quasi abandon par les empereurs, depuis plus de trente ans, de cette ville au profit de Milan. La place respective de Trèves et de Milan dans l’Ordo correspond bien en revanche à la situation d’après 382, date d’installation de Gratien à Milan. Elle correspond mieux encore aux longs séjours à Milan, entre 388 et 391, de Théodose, dédicataire principal de la dernière édition des œuvres d’Ausone. Trèves n’est plus alors capitale impériale et ne semble pas devoir le redevenir mais le souvenir de sa grandeur récente sous Valentinien Ier, sous Gratien, peut justifier l’emploi de solium urbis. Milan est la nouvelle capitale de l’empire en Occident, c’est l’époque du triomphe d’Ambroise ; il est donc logique qu’Ausone lui consacre une description détaillée. C’est également Théodose qui mit fin à Aquilée aux prétentions de Maxime. Une rédaction de l’Ordo en un jet, peu après 388, me semble donc bien l’hypothèse la plus vraisemblable. Au terme de cette présentation, on peut établir un classement parallèle à celui de l’Ordo en s’appuyant sur les durées de séjour des empereurs dans les différentes villes d’Occident au IVe siècle. Dans ce classement la première des villes de l’empire serait Trèves, suivie d’Antioche, de Constantinople, puis de Milan, puis après une première rupture (de 6,5 % à 2,1 % des séjours) de Sirmium, Aquilée et Nicomédie, qui peuvent être qualifiées de résidences impériales. Les empereurs ne font en revanche que passer à Rome (0,7 %), Vienne et Arles (0,5 %), Ravenne (2‰). Dans l’état de nos sources, ils ne fréquentent pas les autres villes citées par Ausone dans l’Ordo. Cette liste diffère assez nettement de celle de l’Ordo dans son classement de tête : ni Alexandrie ni Carthage ne sont en effet des résidences impériales dans la seconde moitié du IVe siècle. L’Ordo néglige également la plus grande spécificité du IVe siècle, l’importance prise par Sirmium. Par comparaison l’auteur anomyme de l’Expositio totius mundi et gentium, opuscule géographique de la seconde moitié du IVe siècle, est plus précis : Deinde Pannonia regio, terra diues in omnibus, fructibus, quoque et iumentis et negotiis, ex parte et mancipiis. Et semper habitatio imperatorum est. Habet autem et ciuitates maximas, Sirmium quoque et Noricum, unde et uestis norica exisse dicitur. Puis la Pannonie, terre riche en tous les biens, en récoltes aussi bien qu’en chevaux et en marchandises, dont des esclaves. Et cette région est sans cesse la demeure des empereurs. Elle a de très grandes villes, Sirmium aussi bien que Norique, d’où l’on dit que vient le vêtement norique (Expositio, 57). L’auteur de l’Expositio emploie dans ce passage le même terme qu’il applique à Trèves : ubi et habitare dominus dicitur (Expositio, 58), et a donc bien conscience du caractère de résidence impériale de Sirmium. Il commet en revanche une erreur grossière en prenant pour une ville le Norique. Dans l’ensemble l’auteur anonyme de l’Expositio a une meilleure conscience qu’Ausone dans son Ordo des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive. Il ne fait que citer Milan (Expositio, 66), mais mentionne le caractère de résidence impériale de Sirmium, Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 117 de Trèves, d’Antioche : ubi et dominus orbis terrarum sedet (Expositio, 23). Cette dernière ville est également qualifiée de ciuitas regalis, « ville royale ». Ce titre est parallèle à celui de Rome civitatem maximam et eminentissimam et regalem (Expositio, 55). Le terme de regalis renvoie peut-être aux souverains hellénistiques dans le cas d’Antioche, mais plus vraisemblablement aux empereurs qu’aux rois de Rome dans le cas de Rome. L’emploi dans les deux cas de regalis indique peut-être qu’une traduction par l’adjectif « impérial » est également possible dans le cas d’Antioche. Rome et Antioche seraient donc pour l’auteur de l’Expositio des « villes impériales », au sens de capitales impériales. La description par cet auteur des villes majeures de l’empire est donc plus proche de leur importance politique au IVe siècle que le classement de l’Ordo urbium nobilium. Le classement de l’Ordo respecte l’importance politique respective de Trèves et de Milan, tout en mentionnant pour ces deux villes qu’elles constituent des résidences impériales, par l’expression, déjà commentée, de solium urbis pour Trèves, par celle de palatinaeque arces (Ordo, 40), sur laquelle je reviendrai, pour Milan. L’Ordo en revanche place Antioche avant Trèves, ce qui est surprenant étant donné la tendance d’Ausone dans ce texte à surrévaluer l’importance des villes gauloises et ce qui se justifie mal en termes de séjours impériaux. Vienne et Arles sont en effet des résidences impériales très ponctuelles, mais Bordeaux, Narbonne, Toulouse n’ont, à notre connaissance, pas accueilli d’empereur durant tout le IVe siècle, au contraire de Lyon, Reims, Amiens, Paris, qu’Ausone ne mentionne pas. C’est donc surtout l’habitant de Gaule méridionale qui parle à la fin de l’Ordo urbium nobilium. L’importance très exagérée qu’Ausone accorde à Bordeaux doit cependant être relativisée : tout d’abord, Toulouse, Narbonne et Bordeaux, occupent dans cet ordre les dernières places de l’Ordo. Elles ne remettent donc pas en cause le classement, assez classique des grandes villes de l’empire, Rome, Constantinople, Carthage, Antioche, Alexandrie… Surtout la présence des empereurs n’est pas le seul facteur de centralité politique dans l’Antiquité tardive. Rappelons que la première grande réforme de la carte administrative dans l’Antiquité tardive est due à Dioclétien. Son interprétation est compliquée par le fait que ses résultats sont connus par un document un peu postérieur, le Laterculus Veronensis ou Liste de Vérone, écrit en 313/314. Durant la seconde moitié du règne de Dioclétien, les provinces du Haut empire furent divisées pour la plupart d’entre elles en deux ou trois, passant d’une cinquantaine à une centaine 21. La Germanie supérieure fut divisée en deux provinces, la Germanie Première (capitale Mayence) et la Séquanie (capitale Besançon), de même que la Gaule Belgique, divisée en Belgique Seconde (capitale Reims) et Belgique Première, dont Trèves devint capitale. Arles cessa d’appartenir à la Narbonnaise, pour intégrer la province de Viennoise (capitale Vienne), correspondant grossièrement au nord des Alpes et à la basse vallée du Rhône. Cette nouvelle province coupa en deux la Narbonnaise, partagée entre Narbonnaise première (capitale Narbonne) et Narbonnaise Seconde (capitale Aix-en-Provence). La Lyonnaise fut divisée en deux, Lyon demeurant capitale de la Lyonnaise Première. La création de la Sénonnaise (capitale Sens) et celle de la Lyonnaise Troisième (capitale Tours) sont bien postérieures. Il faut apparemment les attribuer à Maxime (383 – 388 ; CIL, XIII, 921 22). Les empereurs qui lui succédèrent conservèrent sa nouvelle organisation administrative de la 21. 22. Carrié, Rousselle 1999, 185. Commenté dans Piétri 1983. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 118 Gaule, bien adaptée aux évolutions politiques de l’époque, en particulier à l’organisation militaire de cette dernière en tractus. Dioclétien enfin compensa (c’est du moins l’interprétation traditionnelle) la parcellisation des provinces par la création d’un nouvel échelon administratif, le diocèse, qui désignait à l’origine la charge de responsable des finances provinciales, et son ressort territorial, en Égypte 23. La Gaule fut divisée en deux diocèses, le diocèse des Gaules proprement dit (capitale Trèves), incluant la Séquanie et la Lyonnaise première ; le diocèse des Sept Provinces (capitale Vienne), incluant les Alpes maritimes. Lyon perdit beaucoup à ces différentes réformes : elle cessa d’être la métropole des Gaules, vit sa province réduite de moitié. Surtout sa rivale, Vienne, gagna un prestige bien supérieur au sien. C’est pourquoi peut-être Lyon n’est pas même mentionnée dans l’Ordo, malgré le traditionalisme de certaines notations. Constantin compliqua encore le système, par la création d’un nouvel échelon supérieur, puisqu’il régionalisa la préfecture du prétoire 24. Il institua trois préfectures du prétoire, la préfecture d’Orient, celle d’Illyrie, d’Italie et d’Afrique (diocèses d’Afrique, d’Italie, des Pannonies, de Mésie ; capitale Milan pour M. Castoldi 25), celle de Gaule (diocèse des Bretagnes, des Gaules, de Viennoise, des Espagnes, capitale Trèves). Le nombre de préfets du prétoire varia par la suite à plusieurs reprises ; leurs pouvoirs furent strictement restreints aux affaires civiles. Mais le fait intéressant est que, d’après une démonstration convaincante d’A. Chastagnol 26, Vienne perdit vers le milieu du IVe siècle son rôle de capitale du diocèse de Viennoise, au profit de Bordeaux. André Chastagnol appuie d’abord sa démonstration sur le fait que le Laterculus Veronensis est le seul document à mentionner le diocèse de Viennoise, Diocensis Biennensis [sic] 27, mais que ce diocèse n’est qualifié par la suite que de diocèse des sept provinces (ou diocèse des cinq provinces suite à de nouveaux regroupements de provinces au milieu du IVe siècle) ou d’Aquitaine, Aquitania. Ce dernier terme a souvent été confondu avec le nom de la (ou des) provinces d’Aquitaine dans nos sources antiques. André Chastagnol cite neuf textes à l’appui de sa thèse, en particulier un passage d’Ammien Marcellin, dans son excursus sur les Gaules (Res gestae, XV, 11, 7),… mais aussi le chapitre sur Arles de l’Ordo : per quem Romani commercia suscipi orbis nec cohibes populosque alios et moenia ditas Gallia quis fruitur gremioque Aquitanica lato. [Rhône] par lequel tu reçois les produits du monde romain. Tu ne les retiens pas, mais enrichis les autres peuples et les villes que possèdent la Gaule et l’Aquitaine au large sein (Ordo, 78-80). L’opposition de Gallia et d’Aquitania ne peut ici que renvoyer aux diocèses de Gaule méridionale et de Gaule du nord. Dès lors, s’il y eut bien transfert du vicariat du diocèse de Viennoise en Aquitaine, ce vicariat s’installa soit à Bourges, soit à Bordeaux. Bourges n’est pas même mentionnée dans l’Ordo urbium nobilium, et est située fautivement par Ammien en Lyonnaise première ; 23. 24. 25. 26. 27. Carrié, Rousselle 1999, 186. Carrié Rousselle 1999, 263. Milan 1990, 25. Chastagnol 1970. Chastagnol 1970, 273-274. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 119 A. Chastagnol considère donc qu’il s’agit de Bordeaux 28. La date du transfert ne peut être établie avec certitude, mais il remonte au moins à 355. De cette date à 407 (date possible d’un nouveau transfert, à Arles cette fois 29), Bordeaux fut donc capitale du diocèse d’Aquitaine. Elle occupait ainsi à l’époque d’Ausone la deuxième place dans le réseau administratif tardo-antique en Gaule, après Trèves, préfecture du prétoire des Gaules. Cela légitime pour partie les affirmations d’Ausone, qui fait de Bordeaux une ville majeure de Gaule, alors qu’aucun empereur n’y effectua un passage de toute l’Antiquité tardive. La démonstration d’André Chastagnol nuance donc les remarques faites précédemment. Elle introduit par ailleurs une nouvelle opposition au sein de l’Ordo, entre Gaule du nord (diocèse de Trèves) et Gaule du sud (diocèse de Bordeaux). Si Ausone accorde une très large place aux villes de Gaule dans l’Ordo urbium nobilium, il s’agit essentiellement des villes de Gaule du sud, Arles, Vienne, Toulouse, Narbonne et Bordeaux. Seule Trèves est mentionnée parmi les villes de Gaule du nord. Le patriotisme gaulois d’Ausone est donc original. Il s’agit d’un patriotisme aquitain mais d’un patriotisme diocésain et non pas provincial. L’Ordo montre donc l’appropriation par le notable bordelais qu’était Ausone des réformes administratives du IVe siècle. L’Ordo urbium nobilium et l’archéologie des villes majeures de l’empire au IVe siècle de notre ère Dans l’ensemble cependant les deux cartes des villes décrites dans l’Ordo et des séjours impériaux de 337 à 395 diffèrent assez fortement. Le critère de la centralité politique ne peut donc suffire seul à expliquer le classement des villes majeures de l’empire effectué par Ausone dans l’Ordo urbium nobilium. Cette approche historique doit donc être complétée par une approche archéologique. Je m’intéresserai tout d’abord dans cette partie à la taille des villes tardo-antiques décrites dans l’Ordo telle que la restituent les archéologues et aux monuments décrits par Ausone dans l’Ordo, afin de tenter de montrer que son classement a en ce domaine une assez grande pertinence. Je m’intéresserai principalement aux villes de Gaule, les mieux décrites par Ausone, et que j’étudie dans le cadre de ma thèse, ainsi qu’à Milan, la seconde résidence impériale en Occident au IVe siècle. Le premier facteur archéologique de classement des grandes villes de l’empire est leur taille dans l’Antiquité tardive. Il s’agit d’une question difficile et particulièrement débattue. La taille des villes n’est pour les historiens qu’une recherche de compensation à l’absence de données sur les populations antiques puisque même dans le cas de Rome les quelques chiffres disponibles demeurent très débattus. Ce facteur est distinct de l’importance politique des villes concernées dans l’Antiquité tardive, même si la présence de l’empereur dans une ville entraîne en général sa croissance urbaine. Le cas le plus connu dans l’Antiquité tardive est celui de Constantinople, ville vraisemblablement millionnaire à la fin du IVe siècle qui grandit au détriment de Rome, car Constantin détourna à son profit le blé d’Égypte. Concernant les toutes premières villes de l’empire, les archéologues suivent en général le classement établi par un passage du Roman d’Alexandre (Res gestae Alexandri Macedonis ex Aesopo graeco). Jules Valère, qui écrit vers 330-340, traduit un original grec, perdu, daté de 270 environ de notre ère 30. Demeurent également une version grecque et une version 28. 29. 30. Chastagnol 1970, 287. Chastagnol 1973. Callu 1997, 129. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 120 arménienne de ce texte, qui présentent des différences notables d’avec la version latine, différences que commente Jean-Pierre Callu dans l’article cité. Le texte de Jules Valère offre un parallèle précieux au classement de tête de l’Ordo. Quare cum hae urbes quae in omni orbe terreno maximae celebrantur in haec spatia numeratae sint, Syriaeque sit ciuitas uel amplissima Antiocha extensa stadiis octo pedibus septuaginta duobus, Carthago uero quae principatum Africae tenet, stadiis decem porrecta uideatur stadiique parte quarta, Babylon porro stadiis duodecim longa sit et pedibus ducentis atque uiginti, ipsa quoque domina gentium Roma quattuordecim stadiis et pedibus centum atque uiginti longa primitus fuerit, nondum adiectis his partibus quae multum congeminasse maiestatis eius magnificentiam uisuntur, Alexandriam mensi sunt sedecim quidem stadiis, pedibus uero trecentis atque septuaginta quinque. C’est pourquoi, lorsque l’on classe les villes célébrées comme les plus grandes du monde entier, selon cette mesure [?], Antioche de Syrie, est bien une ville très étendue, longue de 8 milles et 72 pieds [11,8 kilomètres], puis Carthage, capitale de l’Afrique, s’étend sur 10 milles et un quart [14,8 kilomètres], Babylone, ensuite, est longue de 12 milles et 220 pieds (17,8 kilomètres), la maîtresse des peuples en personne, Rome, était longue de 14 milles et 120 pieds [20,7 kilomètres] à l’origine, < avant les extensions récentes qui ont plus que doublé sa splendeur et sa majesté >, Alexandrie mesure environ 16 milles, 375 pieds [23,7 kilomètres] (Jules Valère, Res gestae Alexandri, I, 31). Les chiffres du texte sont ceux de la circonférence des villes. Je traduis stadiis par milles car Jean-Pierre Callu, à la suite de Mommsen, considère le premier terme comme un archaïsme linguistique, masquant des longueurs réelles en milles. On ne s’expliquerait pas sinon la division en pieds 31. Les dimensions données pour Rome, sont à peu près celle de la ville dans les murailles d’Aurélien. Contre Mommsen, Jean-Pierre Callu considère le passage placé entre crochet comme une interpolation du VI e siècle ; la « très grande Rome » mentionnée est la ville éclatée, de par la multiplication des martyria lointains du VIe siècle, à laquelle certains documents d’époque donne une circonférence de 60 kilomètres 32 On s’explique mal en revanche l’absence dans ce texte de Constantinople, dotée dans les murailles de Constantin d’une superficie comparable à celle d’Antioche 33. Jean-Pierre Callu, qui tente d’étudier la superficie d’Antioche à l’époque de Justinien, montre dans la suite de sa démonstration que les murailles très mal connues de la ville ne peuvent suffire à estimer cette superficie car Antioche connut dans l’Antiquité tardive un accroissement de sa population et une réapparition de faubourgs hors les murs. C’est là un phénomène récurrent de l’archéologie impériale. Le texte de Jules Valère permet cependant de revaloriser le début de l’Ordo où les grandes villes de l’empire sont, par ordre croissant, Antioche et Alexandrie, Carthage, Constantinople et Rome. Si le classement exact des villes par taille est erroné, la présence de Carthage, Antioche et Alexandrie dans le classement de tête est en revanche parfaitement justifiée. La carte comparative de la taille de quatorze villes de l’Antiquité tardive, dans le tome récent de la Cambridge ancient history sur le IVe siècle après la mort de Constantin 34 aboutit aux mêmes conclusions, quoiqu’elle se fonde sur la seule superficie des murailles de ces villes 31. 32. 33. 34. Callu 1997, 131-133. Callu 1997, 134. Mango 1985. Cameron & Garnsey 1998, 374. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 121 et qu’elle néglige Alexandrie. Malgré son caractère schématique, elle est très suggestive : on y voit que seules Antioche et Constantinople, les deux villes mises en parallèle avec Rome dans la Carte de Peutinger (datée du Ve siècle cependant pour sa partie orientale), approchent la taille de l’Urbs. La présence de Ravenne sur cette carte ne doit, en revanche, pas être prise en compte : cette ville quadruple sa superficie dans l’Antiquité tardive, mais cela est surtout dû à son rôle de capitale impériale de l’Occident à partir du Ve siècle, après notre période donc. Trèves et Milan, les deux candidates les plus convaincantes au statut de capitales impériales en Occident, disposent de superficies voisines, importantes, mais inférieures pour moitié à celles de Constantinople et d’Antioche, ce qui légitime le classement par Ausone de ces villes après leurs consœurs d’Orient, Antioche en particulier. Qu’en est-il des grandes villes de Gaule mentionnées par l’Ordo urbium nobilium ? La plus grande et la mieux connue de ces villes est Trèves, la capitale impériale du Ive siècle. Trèves, dans son enceinte tardive, conserve une superficie importante, d’environ 285 hectares 35, bien supérieure aux 32 hectares intra muros de Bordeaux (voir infra). Cette superficie demeure apparemment occupée dans sa totalité, comme l’ont montré des fouilles récentes. La richesse de l’archéologie tardo-antique de Trèves justifie en tout cas la place de cette ville dans l’Ordo. Ausone note en particulier : Lata per extentum procurrunt moenia collem (Ordo, 32). Jasinsky en 1934 traduisait : « Ses remparts épais courent le long d’une colline ». Il faut sans doute plutôt comprendre « Ses vastes remparts courent le long d’une colline ». De nombreuses questions cependant en suspens. La muraille de Trèves, célèbre par sa Porta nigra (au nord de cette enceinte) demeure insuffisamment connue. La seule Porta nigra est datée, selon les auteurs, de la fin du IIe siècle ou du IVe siècle 36. L’archéologie justifie cependant la place éminente conférée à Trèves dans l’Ordo. Vienne dans l’Antiquité tardive demeure mal connue ; les progrès récents de l’archéologie ont remis en cause la plupart des anciennes conclusions d’A. Pelletier 37. L’existence même d’une muraille tardo-antique restreinte dans cette ville est désormais remise en cause. Il n’est donc pas possible d’affirmer, comme le faisait par exemple H. Stern en 1970, sur la seule base des productions de mosaïque dans cette ville, que Vienne perd de son importance à partir des crises du IIIe siècle, ce qui expliquerait la perte de son statut de capitale du diocèse de Gaule méridionale au IVe siècle 38. La superficie de Vienne dans l’Antiquité tardive est vraisemblablement inférieure à celle de cette ville au Haut Empire (quand Vienne possédait une énorme enceinte de 7,3 kilomètres de long), les habitations de rive droite de la cité (quartier de Saint-Romain-en-Gal) semblent abandonnées à cette époque, mais l’on ne peut pas en dire beaucoup plus. Il n’est donc possible ni d’infirmer ni de confirmer la place réduite que l’Ordo accorde à Vienne, au détour du chapitre sur Arles. L’Ordo qualifie d’ailleurs Vienne d’opulenta (Ordo, 75), ce qui contredit l’idée d’un déclin de la ville. Arles est mieux connue, grâce à la thèse récente de Marc Heijmans 39. C’est, de fait, une ville prospère dans l’Antiquité tardive, même si elle ne peut être qualifiée de résidence impériale qu’à partir du Ve siècle de notre ère, date de l’usurpation de Constantin III, qui s’y installa. C’est également à cette époque, en 407 pour André Chastagnol 40, qu’elle accueillit 35. 36. 37. 38. 39. 40. Salvo 2000, 169. Kuhnen 2004, 64. Pelletier 1974. Stern mentionné par Chastagnol 1970, 291. Heijmans 2004. Chastagnol 1973. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 122 la préfecture du prétoire basée auparavant à Trèves, le vicaire du diocèse d’Aquitaine (installé à Bordeaux, voir supra) et qu’elle devint capitale de l’ancienne province de Viennoise. L’Ordo insiste sur l’importance de son port : Pande duplex Arelate, tuos blanda hospita portus Gallula Roma Arelas […] Praecipitis Rhodani sic intercisa fluentis, Ut mediam facias nauali ponte plateam […] Ouvre ton port, Arles la double, douce hôtesse, Arles petite Rome gauloise […], coupée par les flots impétueux du Rhône, où tu as constitué un pont de bateau formant une place […] [suit le passage déjà cité sur la redistribution à toute la Gaule par Arles des marchandises venues de l’empire] (Ordo, 73-77) Cette importance est confirmée par l’archéologie, en particulier par les résultats des campagnes annuelles d’archéologie fluviale dans le cours du Rhône. Les vestiges tardoantiques sont très nombreux parmi les découvertes subaquatiques. Arles dans l’Antiquité tardive prend à Marseille son rôle de grand port de la Gaule en Méditerranée, ce qui explique l’absence de cette dernière ville dans l’Ordo. L’adjectif duplex qu’il faut à mon avis appliquer à Arelate et non à portus s’explique par le maintien dans l’Antiquité tardive de la prospérité du quartier de Trinquetaille, en rive droite du Rhône, à l’inverse de ce qui se passe à Vienne (voir supra 41). Ausone ne mentionne pas les murailles de la ville, car il fait d’Arles une pure ville portuaire, accueillante et ouverte. La ville vit cependant bien la construction d’une enceinte tardive, restreinte par rapport à son enceinte augustéenne et mieux connue désormais grâce aux travaux de Marc Heijmans, mais qui pose d’importants problèmes de tracé et dont la datation (Ve siècle) demeure hypothétique 42. Je n’ai pas pris le temps de consulter en détail la littérature archéologique récente sur Narbonne et n’effectuerai donc que des remarques ponctuelles sur la description de cette ville dans l’Ordo. L’archéologie tardo-antique de cette ville a connu de forts progrès ces dernières années, notamment par l’étude des premiers monuments chrétiens de la ville 43. Il faut d’abord noter que la description de Narbonne dans l’Ordo offre des parallèles intéressants avec les chapitres sur Arles, sur Bordeaux. Le parallèle avec Arles est signalé dans l’Ordo même par la mention de Narbo Martius dans le chapitre sur Arles (Ordo, 74). Narbonne est, comme Arles et Bordeaux, un port important, qui, comme Arles, reçoit des marchandises venues du monde entier : Te maris Eoi merces et Hiberica ditant Aequora te classes Libyci Siculique profundi, Et quidquid uario per flumina, per freta cursu Aduehitur : toto tibi nauigat orbe cataplus Les marchandises des mers d’Orient et d’Espagne t’enrichissent, celles d’Espagne, les flottes des eaux de Libye et de Sicile également et tout ce que portent, par des voies diverses, les fleuves et les flots : ce qui navigue dans le monde entier te parvient (Ordo, 123-127). Le port de Narbonne a fait l’objet d’importantes études archéologiques ces dernières années, qui ont amené à revoir entièrement son tracé 44. 41. 42. 43. 44. Heijmans 2004, 22. Heijmans 2004, 126. Guyon 2002. Ambert 2000. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 123 La description qu’Ausone consacre à Narbonne est la plus longue de l’Ordo (22 vers), après celle de Bordeaux (41 vers). Comme dans le cas d’Arles, Ausone ne mentionne pas les murailles de la ville, ville portuaire et donc a priori ouverte. Narbonne possédait pourtant bien une enceinte tardive, mentionnée par Sidoine Apollinaire et datée par les archéologues locaux de la fin du IIIe siècle 45. Ausone mentionne en revanche le célèbre Capitole de la ville : Quodque tibi Pario quondam de marmore templum Tantae molis erat, quantam non sperneret olim Tarquinius Catulusque iterum, postremus et ille Aurea qui statuit Capitoli culmina Caesar ? [Comment rappeler] ton ancien temple, en marbre de Paros, d’une si grande taille, que ne l’auraient pas méprisé autrefois Tarquin, et Catulus également, et enfin ce César qui fit ériger les toits dorés du Capitole ? (Ordo, 120-123) Tarquin le Superbe était le constructeur mythique du Capitole de Rome, le consul Lutatius Catulus, le César Domitien le reconstruisirent après des incendies, en 69 avant notre ère et en 82 de notre ère respectivement 46. Le Capitole de Narbonne pose des problèmes de datation importants, mais il est très certainement antérieur à l’époque augustéenne 47. Ausone décrit la disparition de ce temple païen comme ancienne : quondam ; il n’y a donc pas lieu d’en faire une conséquence de la christianisation de l’empire à partir de Constantin. Le passage est intéressant, car c’est une des seules mentions de construction disparue dans l’Ordo, il l’est également par le parallèle avec Rome qu’il introduit et par la reprise de l’adjectif aureus du vers 1. Ausone mentionne également l’ancienneté de la romanité de Narbonne et effectue une nouvelle référence aux réformes administratives de l’Antiquité tardive : nomine cuius/Fusa per immensum quondam Prouincia regnum (« Tu donnas ton nom autrefois à une province couvrant un immense territoire »). Ce sont en effet les réformes de Dioclétien qui entraînèrent la subdivision de la Prouincia en Narbonnaise première (capitale Narbonne) et Narbonnaise Seconde (capitale Aix-en-Provence). Ausone ne décrit en revanche précisément aucun monument tardo-antique de Narbonne. Toulouse est décrite plus rapidement dans l’Ordo. Un passage pose des problèmes de compréhension, la référence à quatre villes sorties de Toulouse : Quae modo quadruplices ex se cum effuderit urbes, Non ulla exhaustae sentit dispendia plebis, Quos genuit cunctos gremio complexa colonos. Quoiqu’elle vienne de voir s’enfuir loin d’elle quatre villes, elle n’est pas affaiblie par ce départ d’hommes et tient en son sein toutes les colonies qu’elle a engendrées (Ordo, 104-106). À la suite d’E. Griffe, Lucia di Salvo considère que ces urbes sont en fait de simples uici, distincts du centre-ville de Toulouse, mais enfermés dans ses murs 48. Toulouse est en effet qualifiée de quindiplex, « quintuple », par Ausone dans la lettre à Paulin (Epistulae, 23, 73 sq.) déjà commentée supra et il mentionne le caractère dispersé de l’urbanisation de cette cité 45. 46. 47. 48. Heijmans 2004, 121. Salvo 2000, 238. Perret 1956. Griffe 1947 ; Salvo 2000, 224. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 124 dans sa Célébration des professeurs bordelais (Commemoratio, 20, 9) : diuisae […] urbis. Il ne s’agit donc pas d’une référence à une subdivision de la cité de Toulouse comme celle que connaît Vienne à cette même époque et qui contribua certainement à son affaiblissement. Toulouse est donc dans l’Antiquité tardive une ville au caractère plutôt dispersé, ce que l’on considère plutôt en général comme une caractéristique des villes du haut Moyen Âge. Les remparts de Toulouse font également l’objet d’une description élogieuse d’Ausone : Non umquam altricem nostri reticebo Tolosam, coctilibus muris quam circuit ambitus ingens perque latus pulchro praelabitur amne Garumna. Jamais je n’omettrai Toulouse, ma nourrice, que des murailles en brique entourent d’une large enceinte et dont le côté est baigné par le cours de la belle Garonne (Ordo, 98-100). Il s’agit du rempart tardif de Toulouse, construit dans la seconde moitié du III e siècle. Ce rempart complète l’enceinte « de prestige » élevée autour de la ville romaine dans les premières décennies de notre ère. Les relevés récents montrent que cette enceinte, en dépit des nombreux remplois de briques issues de monuments antérieurs, de stèles funéraires, qu’elle comporte, fut construite avec soin et non dans la précipitation, sous la menace des invasions barbares 49. C’est une conclusion désormais habituelle pour les enceintes tardives de Gaule et cela explique que l’enceinte tardive de Toulouse puisse constituer un élément essentiel de la dignité de cette ville dans l’Ordo d’Ausone. Le IVe siècle n’est cependant pas la grande époque dans l’Antiquité tardive de Toulouse, qui atteignit plus vraisemblablement son apogée au Ve siècle, au détriment de Bordeaux, en devenant capitale des rois wisigoths. C’est à cette époque que fut construit le vaste bâtiment connu depuis 1988 sous l’ancien hôpital militaire Larrey, identifié au palais de ces souverains 50. Bordeaux, enfin, est la ville la plus longuement décrite de l’Ordo. Mais cette longue description présente en fait un nombre réduit de monuments de cette ville. Seule la fontaine Divona, elle aussi construite en marbre de Paros (Pario […] marmore, vers 148) et inconnue archéologiquement, fait l’objet d’une description précise (vers 148 à 162), qui constitue le morceau de bravoure final de l’Ordo 51. Ausone mentionne également les remparts de la ville, son urbanisme et son port (le mot portus n’est cependant pas employé) : Quadrua murorum species, sic turribus altis ardua, ut aerias intrent fastigia nubes. Distinctas interne uias mirere, domorum dispositum et latas nomen seruare plateas, tum respondentes directa in compita portas per mediumque urbis fontani fluminis alueum ; quem pater Oceanus refluo cum impleuerit aestu, adlabi totum spectabis classibus aequor. Ses remparts carrés sont dotés de tours si hautes que leur sommet perce les nuages dans le ciel. En leur intérieur, on admire des voies bien tracées, des maisons bien alignées, et des larges places, dignes de leur nom, puis, leur répondant, des portes, vis-à-vis des carrefours. Au milieu de la ville se trouve le lit d’un fleuve, alimenté par des sources, et quand l’Océan le remplit de sa marée, il offre le spectacle d’une mer entière s’agitant avec ses navires (Ordo, 140-147). 49. 50. 51. Pailler 1996, 20. Filippo 1996. Barraud & Maurin 1996, 40. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 125 Ces quelques vers sont longuement commentés par D. Barraud et L. Maurin dans un article sur Bordeaux dans l’Antiquité tardive 52. Ausone combine dans sa description de Bordeaux les qualités qu’il prête à Trèves et Toulouse d’une part, à Arles et Narbonne d’autre part. Bordeaux est en effet dotée et d’un port et de murailles ; elle combine les qualités de la ville guerrière et de la ville marchande, comme le remarque Jean-Michel Poinsotte 53. Ce point doit être commenté rapidement. Il est vrai, comme le note que Francesco Della Corte dans son étude des lieux rhétoriques dans l’Ordo, que les murailles font partie des monuments les plus fréquemment décrits dans ce texte. Ausone mentionne les remparts (moenia) de Trèves, Aquilée, Milan ; la muraille (murus) de Milan à nouveau, Toulouse, Bordeaux, ainsi que les portes (portae) et les tours (turris) de cette muraille de Bordeaux 54. Il ne s’agit cependant que de cinq des vingt et une villes de l’Ordo. Faut-il pour autant voir dans ce souci de description des murailles urbaines un reflet de l’insécurité de l’Antiquité tardive ? Ausone est, il est vrai, si convaincu de l’importance des murailles qu’il emploie le mot comme synonyme de ville, dans le passage déjà cité sur Arles (Ordo, 7880) : nec cohibes populosque alios et moenia ditas/Gallia quis fruitur gremioque Aquitanica lato (« Tu ne les retiens pas, mais enrichis les autres peuples et les villes que possèdent la Gaule et l’Aquitaine au large sein »). La traduction par « villes » de moenia n’est ici pas douteuse. Mais l’archéologie des enceintes tardives, qui a fortement progressé ces dernières années et montré la complexité des phénomènes de fortification des villes de Gaule et d’Occident en général dans l’Antiquité tardive, qui n’interviennent pas tous durant les crises du IIIe siècle, comme on l’a trop longtemps pensé, mais bien souvent au Ve siècle, nous invite à considérer ce point avec prudence. Ausone ne mentionne pas systématiquement, tout d’abord, les murailles des villes décrites, même lorsqu’elles existent, comme dans le cas de Narbonne, d’Arles. Surtout cette insistance sur les murailles urbaines n’est pas spécifiquement tardive. Lorsque Isidore (Etymologiarum, XV, 1) indique : urbs ipsa moenia sunt, ciuitas autem non saxa, sed habitatores uocantur (« une ville, ce sont ses murailles ; par cité en revanche on désigne non ses pierres, mais ses habitants »), il n’innove pas, mais reprend un topos qui remonte au moins à Cicéron dans la littérature antique. La muraille est, durant toute l’Antiquité, un symbole de la puissance urbaine, ce pourquoi nombre de villes gauloises réclamèrent dès le Haut Empire un privilège impérial pour se doter de murailles imposantes. Dans le cas de Bordeaux, la description par Ausone dans l’Ordo des murailles et du port de la ville est confirmée par les progrès récents de l’archéologie. Ausone décrit en effet un port s’avançant à l’intérieur de la ville, ce qui suppose le maintien d’une ouverture dans la muraille tardive de la ville. Or un diagnostic archéologique place de la Bourse à Bordeaux en 1994 a révélé l’existence d’une interruption par une dépression d’un des decumanus de la ville, à l’emplacement supposé de la muraille tardive. Il s’agit probablement de l’emplacement de la porta nauigera d’Ausone : les atterrissements postérieurs ont par la suite éloigné l’embouchure de la Devèze (le flumen mentionné par Ausone dans le passage cité) du port de Bordeaux 55. 52. 53. 54. 55. Barraud & Maurin 1996. Poinsotte 1999, 36. Della Corte 1986, 83. Barraud & Maurin 1996 & 47-48. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 126 La muraille proprement dite de Bordeaux est, comme l’indique Ausone, une muraille quasi rectangulaire, ce qui tranche avec l’irrégularité des enceintes urbaines de l’Antiquité tardive 56. Elle réduit fortement la superficie de la ville, qui passe de 170 hectares, dans l’hypothèse haute, au début du IIIe siècle, à 32 hectares… mais il s’agit d’une des plus vastes enceintes de Gaule 57. La ville débordait d’ailleurs encore de ses murailles dans l’Antiquité tardive. On sait qu’Ausone lui-même résidait dans le faubourg Saint-Seurin en rive droite de la Garonne 58. D. Barraud et L. Maurin notent en revanche qu’Ausone se contredit quant au caractère très régulier qu’il confère dans l’Ordo à l’urbanisme bordelais. Dans une lettre au rhéteur Axius Paulus, Ausone se plaint en effet, en termes symétriques, de l’étroitesse de la ville tardive. Il veut fuir : angustas feruere uias et congrege uulgo nomen plateas perdere (« le grouillement dans les rues étroites et l’entassement de la foule sur les places qui en perdent leur nom », Epistulae, X). Il faut en fait voir dans le texte de l’Ordo, comme dans celui de cette lettre, les conséquences du grandissement poétique. La réalité archéologique réside dans un juste milieu entre ces deux réalités contradictoires : le maillage urbain tardif de Bordeaux est orthogonal dans ces grands axes, mais les contraintes induites par la muraille entraînèrent une densification de l’occupation urbaine 59. Ausone, comme l’avait déjà noté Camille Jullian, ne mentionne ni l’amphithéâtre de Bordeaux, ni les piliers de Tutelle et le forum de la ville sans doute situé à proximité de ces derniers, ni ses vastes thermes publics. C’est sans doute l’exclusion du centre-ville par l’enceinte tardive qui explique ces silences : peut-être déjà en ruine, ces monuments appartiennent désormais pour Ausone à un passé révolu 60. Ausone ne mentionne pas non plus le palais du vicaire du diocèse d’Aquitaine ce qui est plus surprenant et nous amène à la dernière question archéologique que j’examinerai. Un type de monuments dont je n’ai pas parlé jusqu’à présent est en effet nettement sousreprésenté dans l’Ordo. Il s’agit des palais impériaux, qui pour nombre des archéologues de l’Antiquité tardive sont une des grandes caractéristiques des villes majeures de l’Antiquité tardive. La définition habituelle de la capitale impériale, « ville où habite l’empereur et d’où il dirige son empire » est en effet insuffisante d’un point de vue archéologique. Ce qui caractérise archéologiquement une capitale impériale, c’est la présence d’un palais impérial, qui marque physiquement la présence de l’empereur dans la ville concernée. La plupart des auteurs, se fondant sur les sources littéraires, en ont déduit que ces palais impériaux se multipliaient dans l’Antiquité tardive, parallèlement à l’apparition de nouvelles capitales impériales. Cette hypothèse a suscité une bibliographie abondante depuis deux siècles. Cette bibliographie a été, pour notre chance, largement mise à notre disposition et soigneusement critiquée dans l’historiographie française par Noël Duval, auteur de nombreuses études sur les palais impériaux 61. La recherche d’un modèle unique des palais tardo-antiques fut une des grandes tentations des études sur cette question, que dénonça N. Duval, à partir des années 1960. N. Duval a distingué six traductions de cette théorie de départ, reprises de manière variable selon les auteurs 62. Le palais impérial se trouverait à la lisière 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. Barraud & Maurin 1996, 41. Barraud & Maurin 1996, ibid. Étienne 1986, 26-34. Barraud & Maurin 1996, 42. Barraud & Maurin 1996, 50. voir en particulier Duval 1979, Duval 1997. Duval 1987. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 127 de la cité, au point le plus éloigné de l’entrée principale de la ville, à proximité éventuellement de la muraille. La façade idéale du palais serait ainsi celle qui se situe au fond d’une longue perspective monumentale, formant l’axe de la cité. Il existerait par ailleurs un type de façade monumentale, à colonnes et frontons, caractéristique de « l’architecture de puissance » des palais impériaux tardo-antiques. La façade arrière du palais, consacrée au contraire à l’agrément de la vie quotidienne, devrait de préférence dominer la mer, un fleuve ou un paysage et être aménagée en terrasse ou portiquée. À l’imitation enfin de Constantinople et du palais de Maxence, les palais impériaux se seraient installés de préférence à proximité d’un cirque – symbole de la victoire impériale et des liens privilégiés de l’empereur au peuple – ou d’un mausolée impérial 63. Le lien au mausolée relève d’une inversion causale : c’est sans doute plutôt le mausolée impérial qui s’installe à proximité du palatium. Ces différentes théories ont entraîné des querelles de localisation sans fin pour les cités où un palatium était attesté par les sources antiques, mais inconnu archéologiquement. Elles influencent encore la recherche actuelle. Dans le catalogue d’exposition Milano, capitale dell’impero romano, Antonio Frova a par exemple repris l’idée de localisation des palais impériaux dans une zone périphérique des cités tardo-antiques 64, alors même que le palais de Milan est localisé dans le même ouvrage à l’intérieur de la muraille tardo-antique et non loin du forum de la ville. Une caractéristique récurrente des auteurs s’inscrivant dans la tradition de typologie des palais impériaux est qu’ils juxtaposent des exemples très divers et éloignés chronologiquement pour alimenter leur théorie, palais impériaux véritables, très mal connus, palais de retraite des tétrarques et palais de loisirs issus des uillae impériales du Haut empire, comme la résidence de Maxence sur la via Appia, voire « palais » des gouverneurs provinciaux ou préfets du prétoire de l’Antiquité tardive (dont le palais du dux ripae d’Europos-Doura 65). Cette simple remarque a permis à Noël Duval de déconstruire la plupart des conclusions sur les palais impériaux de l’Antiquité tardive. C’est notamment le cas de l’ouvrage fondateur du savant suédois E. Dyggve, Ravennatum Palatium sacrum 66, plus centré sur les spécificités architecturales des palais impériaux tardo-antiques. Dyggve considérait que l’Antiquité tardive avait connu un type architectural spécifique, qu’il mettait en relation avec les évolutions contemporaines du pouvoir impérial. Il partit de l’exemple du palais (postérieur) de Théodoric à Ravenne pour bâtir sa théorie. On aurait choisi au cours de l’Antiquité tardive pour les pièces de réception impériales un plan tripartite, cour à péristyle (basilica discoperta, terme propre à Dyggve, qui fut très critiqué), porche triomphal (portique à fronton de Ravenne par exemple), salle du trône (aula palatina), qui aurait par la suite influencé les basiliques chrétiennes, voire les premières mosquées 67. En fait la seule salle d’audience conservée d’un palatium impérial véritable est celle de Trèves, si l’on exclut le cas, encore discuté, de la basilique d’Arles (voir infra). La théorie tripartite de Dyggve, qui était avant tout celle d’un historien de l’art, spécialiste 63. 64. 65. 66. 67. Duval 1987, 41-43. Milano 1990, 199. voir par exemple Milano 1990, 199. Dyggve 1941. Duval 1961 et 1987. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 128 de l’architecture, eut pourtant un écho considérable et continue à influer sur les interprétations des archéologues. La plupart des caractéristiques du « palais impérial type » inventé par E. Dyggve ont été critiquées avec succès par Noël Duval. Le « complexe de représentation » n’a aucun caractère original, si l’on le réduit à la succession d’une cour, d’une porte solennelle à triple ouverture et fronton et d’une salle de réception : c’est là le plan typique des uillae et domus à péristyle 68. Il en va de même de la présence de portiques ou d’une terrasse à l’arrière des palais impériaux connus ou reconstitués. La théorie du complexe de puissance est surtout le reflet du despotisme supposé des empereurs de l’Antiquité tardive. Le lien supposé au cirque, au mausolée impérial des palais des grandes villes de l’empire, leur localisation en lisière de la cité, au point le plus éloigné de l’entrée principale de la ville, dans l’idéal au fond d’une longue perspective monumentale, formant l’axe de la cité, toutes hypothèses déduites de la situation du palais de Constantinople (en fait inconnu archéologiquement car situé sous la situé sous la mosquée Sultan-Ahmed d’Istanbul) sont de même des généralisations abusives. Le sens de palatium dans les sources tardo-antiques est, de plus, souvent ambigu. Rappelons en effet que le terme de palatium possède différents sens dans l’Antiquité tardive. On dispose d’une série d’études sur les évolutions de ce terme au Haut empire 69, au Haut moyen âge 70. Le plus intéressant dans mon optique est celui de T. Zawadzki 71, qui s’intéresse aux évolutions du sens de palatium dans l’Antiquité tardive, à travers l’exemple du palais de Dioclétien à Split. Le latin républicain ne possédait pas de mot pour signifier le concept de palais. Un aristocrate romain ne pouvait vivre que dans sa domus familiale, siège des dieux de sa gens et signe de son lien avec ses ancêtres. On parlait donc simplement de domus regia 72, pour qualifier, par exemple, les palais des rois hellénistiques (basivleia) en grec. C’est Ovide (Metamorphoses, I, 175-176) 73 qui fut le premier à employer palatium au sens de palais, par confusion de la colline avec la résidence princière officielle qu’elle portait. Millar met en parallèle cette citation avec un passage de Dion Cassius 74 : La résidence royale est appelée Palatium non car quelqu’un l’a ainsi décidé un jour, mais car l’empereur vit sur le Palatin et y a ses quartiers généraux. Sa demeure gagna par ailleurs dans une certaine mesure à cette localisation, car la colline fut anciennement habitée par Romulus. Pour cette raison, si l’empereur réside à un autre endroit quel qu’il soit, son point de chute est également appelé palatium (Cassius Dio, LIII, 16, 5-6). Dès le début du IIIe siècle, palatium possède donc le sens de palais impérial et n’est plus réservé aux seuls bâtiments du Palatin. Le terme connaît un succès durable, et possède au IVe siècle plusieurs sens, bien distingués par Tadeusz Zadawski dans un article faisant écho à une étude de Noël Duval 75. Le 68. 69. 70. 71. 72. 73. 74. 75. Duval 1987, 485. Viarre 1961. Brühl 1974. Zawadzki 1987. Frézouls 1985, p. 446. Cité par Viarre 1961. Millar 1977, 20. Zadawski 1987 ; Duval 1961. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 129 terme désigne alors soit, dans un sens figuré, la cour impériale, les fonctionnaires auliques et le centre du pouvoir, soit, concrètement, un édifice officiel, siège de l’empereur et de son entourage 76. Mais l’Histoire Auguste l’applique aussi au pluriel aux résidences de loisir (uillae) des empereurs, palatia d’Hadrien à Tibur (HA, Hadr., 26, 5), d’Antonin le Pieux à Lorium (HA, Anton. Pius, 1, 8), d’Alexandre Sévère aux environs de Baiae (HA, Alex. Sev., 26, 10 77). Il s’agit apparemment dans ce dernier cas d’un édifice proche des uillae maritimes, étudiées par Xavier Lafon 78. Pour Noël Duval, il s’agit là d’un anachronisme de la part de l’auteur de l’Histoire auguste 79. C’est l’objet même de l’article de T. Zadawski : est-ce à raison que nous appliquons le terme de palatium aux vastes uillae des empereurs tardoantiques ? La plus célèbre de ces uillae est le « palais » que se fit construire Dioclétien à Salonae/Spalatum (actuelle Split), en Dalmatie, après avoir renoncé à l’augustat, afin d’y finir ses jours 80. Au terme de sa démonstration, T. Zadawsli distingue un troisième sens de palatium au Ive siècle, celui de vaste résidence de loisir d’un empereur, ce qui s’accorde bien avec le passage de Dion Cassius cité supra. F. G. B. Millar va plus loin en supposant que palatium, comme basivleia en grec, est employé dans l’Antiquité tardive pour tout arrêt officiel de l’empereur 81. On trouve des palatia en des endroits plutôt reculés de l’Égypte, où les empereurs venaient rarement, à Arsinoe au IIIe siècle, à Hermopolis au IVe siècle. On connaît également un palatium à Autun, lors de la visite de Constantin en 311 (Panegyrici latini, VIII (5), 4 ; I, 3), alors que l’on n’est pas certain de l’existence d’un palais dans les résidences impériales d’Arles, de Vienne. Il convient donc d’être prudent dans l’interprétation des mentions de palatium dans les sources tardo-antiques. Dans le cas précis où l’on souhaite prouver l’existence d’un palais dans une cité, la mention d’un palatium en l’absence de l’empereur est plus fiable qu’en sa présence. Dans ce second cas en effet le palatium peut-être un bâtiment, parfois modeste, réaménagé pour l’occasion. Les empereurs s’installent même parfois dans un temple 82, le Serapeion d’Alexandrie pour Caracalla (Cassius Dio, XXIII, 2), un petit sanctuaire égyptien dans le cas de Dioclétien (Pap. Beatty Pan., I, 259-261). Enfin à partir de Constantin environ, comitatus en vint également à désigner le palais impérial 83. Il convient en tout cas de bien distinguer deuxième et troisième sens de palatium. « Évidemment, même dans sa résidence de plaisir, l’empereur n’arrêtait pas totalement ses occupations de gouvernement, néanmoins le palatium-villégiature se distinguait […] du palatium-haut lieu des affaires d’État » 84. En effet le palatium-villégiature n’avait pas à comporter les pièces officielles, salles de réception, bureaux des fonctionnaires impériaux… du palatium faisant office de centre de pouvoir. C’est particulièrement le cas des palais des retraites de Dioclétien à Split et de Galère à Gamzigrad, les mieux conservés des « palais impériaux » de l’Antiquité tardive et souvent utilisés comme parallèles en conséquence. Archéologiquement, ceci se traduit, peut-on supposer, par une absence des pièces d’apparat (aula palatina) et surtout des bâtiments de l’administration impériale dans les palatia de villégiature. Le palatium-villégiature se rapproche du concept de résidence impériale (lieu, 76. 77. 78. 79. 80. 81. 82. 83. 84. Zadawski 1987, 226. Zadawski 1987, 227. Lafon 2001. Duval 1997, p. 129. Wilkes 1986 et 1993. Millar 1977, 40-41. Arce 1997, 300. Millar 1977, 43. Zadawski 1987, 229. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 130 ville où l’empereur séjourne temporairement) ; le palatium dans son second sens est un élément décisif de définition d’une capitale impériale. C’est ce second type de palatium qui m’intéressera ici et qui devrait, dans l’idéal, définir archéologiquement les capitales impériales tardo-antiques. N. Duval va plus loin en qualifiant de uilla tout palatium-villégiature. Or, de manière surprenante la place accordée par Ausone aux palatia dans l’Ordo urbium nobilium est relativement restreinte. Ausone, même s’il suggère le rôle de capitale impériale de Trèves par l’expression de solium urbis, n’emploie le terme de palatium (sous sa forme adjectivale) qu’à propos de Milan : Et Mediolani mira omnia, copia rerum, innumerae cultaeque domus, facunda uirorum ingenia et mores laeti, tum duplice muro amplificata loci species populique uoluptas, circus, et inclusi moles cuneata theatri ; templa Palatinaeque arces opulensque moneta et regio Herculei celebris sub honore lauacri ; cunctaque marmoreis ornata peristyla signis moeniaque in ualli formam circumdata limbo. Omnia quae magnis operum uelut aemula formis excellunt nec iuncta premit uicinia Romae. À Milan, tout est remarquable, la richesse de la ville, les maisons innombrables et luxueuses, la faconde des habitants, leur culture et leur gaieté, puis le double rempart qui amplifie l’aspect de la ville, le cirque, plaisir du peuple, et les gradins étagés d’un théâtre romain, des temples, des hauteurs impériales, une Monnaie opulente et un quartier célèbre sous le nom de bains d’Hercule ; des péristyles tous ornés de marbre et des murailles la ceinturant. Toutes ces constructions, qui rivalisent par leur grande beauté, sont magnifiques et la proximité de Rome n’est pas écrasante (Ordo, 35-45). Je suis la traduction de Lucia Di Salvo, qui a résolu les problèmes posés par le terme inclusus, au vers 39, en montrant qu’il désignait un théâtre de type romain, entièrement construit, par opposition aux théâtres grecs, en général adossés à une pente 85. Je traduis arces par « hauteurs », son sens poétique, chez Virgile notamment, car ce sens me paraît plus probable que celui de « fortifications », puisque Ausone cite déjà à deux reprises celles-ci dans le chapitre (vers 37 et 43). Cette description est la plus riche archéologiquement de tout l’Ordo ; Ausone y cite de nombreux monuments tardifs de Milan. Les commentateurs ont donc supposé en général, soit qu’Ausone avait une connaissance directe de cette ville, soit, plus vraisemblablement, qu’il la connaissait par le biais de son fils Hesperius, préfet d’Italie, d’Illyrie et d’Afrique en 377 86. Ceci expliquerait l’ordre de description des monuments de Milan, qui correspond à une visite de la ville d’est en ouest, comme l’aurait découverte un visiteur venu de Trèves. Le « doublement » de la muraille de la ville décrit par Ausone constitue en fait une simple extension de la muraille républicaine au nord-est, sans destruction de la dite muraille républicaine. La superficie dans ses murs de Milan passa ainsi de 9 à 15 hectares dans l’Antiquité tardive 87. Cette enceinte est attribuée à Maximien (Auguste de 286 à 306), comme un grand nombre de monuments de la ville, sans preuves archéologiques décisives. Le cirque de la 85. 86. 87. Salvo 2000, 177. Salvo 2000, 170. Mirabella Roberti 1976. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 131 ville, également attribué à Maximien, était accolé à la partie occidentale de la muraille. Son théâtre, daté comme cette muraille et le forum de la ville (qu’Ausone ne mentionne pas) de la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère 88, se situait à proximité du cirque, dans le quart nord-est de Milan. Ausone ne mentionne pas en revanche l’amphithéâtre de Milan, le seul de Lombardie, situé hors les murs, au sud-est de la ville et daté par comparaison à celui de Vérone du début de notre ère 89. Cet oubli s’explique peut-être par le démontage dès la fin du IVe siècle de cet édifice, pour fonder l’église voisine de San Lorenzo. On a vu, à travers l’exemple de Bordeaux, qu’Ausone mentionnait rarement les édifices abandonnés (ou passés hors les murs dans l’Antiquité tardive) dans l’Ordo. Milan comptait, comme l’indique Ausone de nombreux temples païens, même si la plupart ne sont connus que par des inscriptions 90. La seconde moitié du IVe siècle est en ce domaine une époque de mutations importantes, puisque Ambroise, le célèbre évêque de Milan, christianisa rapidement la ville en y multipliant les basiliques, sans doute au détriment des temples païens (Ambroise est célèbre par son prosélytisme, c’est lui qui obtint de Théodose Ier la constitution de proscription du paganisme). La moneta comitatensis, c’est-à-dire le centre de frappe monétaire de Milan est datée de 352 (sous Constance II) ; elle est destinée à financer les rétributions des armées impériales. C’est une autre caractéristique des résidences impériales, même si des Monnaies sont connues dans des villes que ne fréquentèrent pas les empereurs de l’Antiquité tardive. Les fameux thermes herculéens mentionnés par Ausone sont attribués à Maximien, dont Hercule était la divinité protectrice. Ausone mentionne enfin la prospérité de Milan au IVe siècle, qui transparaît notamment par la richesse de ses demeures aristocratiques. Ausone est en revanche très bref s’agissant du bâtiment qui m’intéresse ici au premier chef, le palais impérial de Milan. Ce palais n’est désigné qu’en passant par l’expression de palatinae arces. L’existence de ce palais est pourtant mentionnée par de nombreux auteurs du IVe siècle Ammien Marcellin, Julien, Ambroise sous les noms de palatium, regia, aula 91. Le palais fut occupé par les Huns d’Attila en 452 92. Ce palais comportait sans doute une salle de réception (aula) puisque Attila fit modifier une fresque aulique, comme nous l’apprend la Souda (Suidae lexicon, Mediovlanon, II, 345). L’existence d’un palais impérial est confirmée par la présence de diverses épitaphes de fonctionnaires palatiaux, datées de la fin du IIIe siècle 93, un tabularius palatii (archiviste), de rang perfectissime, Atilius Crescens (CIL, V, 6182) ; un protector domesticus (garde du corps de l’empereur), Flavius Aurelius (CIL, V, 6226) en particulier. Ce palais est en revanche à peu près inconnu archéologiquement. Sa localisation demeure très discutée 94. Trois secteurs de localisation d’un palais impérial sont en lice. Le plus probable, dans la continuité de la tradition toponymique médiévale, est localisé dans la partie sud-ouest de la ville (toponyme de San Giorgio in Palazzo, de San Alessandro, d’Olmo al Palazzo), à l’intérieur des murs, à proximité du cirque. Les différentes mosaïques mises à jour et les murs imposants dans ce secteur ne constituent pas pour N. Duval une 88. 89. 90. 91. 92. 93. 94. Mirabella Roberti 1984, 13. Mirabella Roberti 1976. Mirabella Roberti 1984, 47-48. Calderini 1953, 548-557. Milano 1990, 99. Milan 1990, 40. Duval 1997, 137-138. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 132 preuve décisive. S. Lusardi Siena, qui a repris le dossier dans le catalogue d’exposition Milano, capitale del impero romano 95, se rallie cependant à cette localisation. Ce palais n’est connu que par bribes : des murs imposants furent trouvés sur la place Mentana ; un édifice à plan centré rue Briza. Une nouvelle hypothèse fait des structures fouillées rue San Maria in Valle les thermes du palatium. L’édifice de la rue Brisa, anciennement considéré comme thermal, est maintenant considéré comme le secteur de représentation (l’aula palatina) du palais. Les thermes de la rue San Maria comme l’édifice de la rue Brisa ne sont pas datés par S. Lusardi Siena, ce qui diminue la portée de ses remarques. Il faudrait, pour S. Lusardi Siena, vérifier par des sondages que l’édifice de la rue Brisa constitue bien l’exèdre d’un bâtiment courant le long du cirque, sur le modèle du quartier palatial de Constantinople. C’est justement cette assimilation à la situation du palais de Constantinople et la localisation du palais de Milan par rapport à son cirque (déduction qui repose sur un mythe de l’historiographie des palais impériaux) qui conduit Noël Duval à rejeter énergiquement cette hypothèse. Mais malgré ses réserves, justifiées, cet emplacement demeure le plus plausible à l’heure actuelle. La mention de l’Ordo ne permet pas de trancher ce débat. Ausone ne semble en effet pas intéressé par les palais impériaux. Il mentionne le palais de Milan, mais pas celui, très important pour l’archéologie des palais tardo-antiques, de Trèves. Trèves est en effet la seule ville d’Occident où la présence d’un palatium impérial entraîne la conviction de tous les chercheurs. La partie conservée de ce palais, à savoir sa salle de réception, dite aula palatina, est dans un remarquable état de conservation, seul exemple de sa catégorie en Occident 96. Sa datation de l’époque constantinienne est par ailleurs bien attestée. L’aula constantinienne est installée sur plusieurs niveaux de constructions antérieures 97. Un carrefour viaire tout d’abord, bordé de chaque côté d’un bloc de maisons, occupe le secteur. Ces maisons sont rasées au Ier siècle de notre ère pour y reconstruire des habitations en grès, tandis que la rue nord-sud est rétrécie de 3,50 mètres et que l’on y creuse un canal d’écoulement des eaux à l’est. Dans la phase suivante, le réseau routier est délaissé et l’on réunit les deux blocs de maisons en une salle rectangulaire à nef unique de 15 mètres sur 3,80 mètres dont chacune des extrémités nord et sud est divisée en trois parties. Dans un second temps une abside est bâtie dans la pièce médiane nord. Cette salle formait pour les archéologues trévires le noyau d’un vaste palais. On peut notamment y rattacher au sud de l’édifice rectangulaire une vaste tour octogonale découverte dans les années 1910. On a proposé de voir dans ce palais la résidence du procurateur de Belgique et des Germanies 98. En 275-276, ce palais pré-constantinien fut, d’après la tradition historiographique, ravagé par les Alamans. Les chantiers de fouilles des années 1997 à 2002 et les sondages stratifiés antérieurs n’ont cependant pas mis au jour les traces de destruction et les couches d’incendie en général attribuées au IIIe siècle et plus particulièrement à l’invasion alamane de 275 99. On ne reconstruisit par la suite à l’emplacement du palais pré-constantinien que quelques appartements provisoires 100. Constantin Ier les fit raser pour y bâtir l’aula palatina, qui suit l’axe du palais antérieur. Il s’agit d’une basilique très haute et de grandes dimensions (28 mètres sur 68 mètres environ). Cette basilique possède un système perfectionné de chauffage 95. 96. 97. 98. 99. 100. Milan 1990, 99. Milano 1990, 203. Reusch 1955, 128. Reusch 1955, 128. Kuhnen 2004, 66. Reusch 1955, 129. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 133 et plusieurs autres détails architecturaux prouvent l’habileté de l’architecte : par exemple les fenêtres supérieures de l’abside sont percées 1,20 mètre plus bas que celles des murs latéraux et deviennent de plus en plus étroites et petites à mesure qu’elles approchent du centre, ce qui accroît l’impression d’immensité de la pièce 101. C’est sans doute à cette basilique que songeait le panégyriste anonyme de Constantin qui s’écria en 310 : […] sicuti uideo hanc fortunissimam ciuitatem cuius natalis dies tua pietate celebratur, ita cunctis moenibus resurgentem ut se quodammodo gaudeat olim conruisse, auctior tuis facta beneficiis. Video circum maximum aemulum, credo, Romano, uideo basilicas et forum, opera regia sedemque iustitiae in tantam altitudinem suscitari […]. Ainsi je vois ici la plus fortunée des cités, cité dont ta piété célèbre aujourd’hui le jour anniversaire, se relever dans ses murailles, si bien qu’elle se réjouit presque qu’elles soient autrefois tombées, puisque tes largesses les agrandissent. Je vois un grand cirque, l’égal, je crois, de celui de Rome, je vois des basiliques et un forum, des ouvrages royaux et un siège de justice s’élever à une telle hauteur […] (Panegyrici latini, VII (6), XXII, 4-5). Ce sedes iustitiae (autre emploi de sedes, qui est aussi le trône de justice) est l’aula palatina pour Antonio Frova 102. Opera regia est plus difficile à traduire, je suis Édouard Galletier qui comprend ces termes comme une postposition renvoyant à basilicas et forum. Les progrès récents de l’archéologie trévire ont amené de nouvelles évolutions de nos connaissances sur le palais impérial. P. H. Kuhnen indique qu’au IIIe siècle les zones périphériques de Trèves demeurent occupées et qu’en particulier un quartier au nord-ouest de la ville, dans un ancien bras de la Moselle, fut remblayés au IIIe siècle sur une surface d’au moins 10-12 hectares, afin de gagner du terrain à bâtir dans l’enceinte urbaine 103. Vu la masse très importante (environ 100 000 m2) qui fut nécessaire, les archéologues trévires ont mis en relation ces terrassements avec l’installation du palais constantinien de Trèves. Le fouilleur du bras mort de la Moselle recule un peu les datations traditionnelles puisqu’il considère que c’est la chute de l’empire gaulois qui entraîna ces opérations. Trèves fut en effet la capitale de Tetricus, dernier empereur de cet empire, de nombreux notables trévires se virent donc probablement impliqués dans les sanctions qui suivirent la chute de cet imperium. Quand Aurélien, vainqueur des usurpateurs gaulois, confisqua les biens de ces notables en 274, cela dégagea vraisemblablement une surface foncière importante en centre-ville, qui permit la construction des thermes impériaux comme de l’aula palatina. Les déblais des anciennes demeures des notables furent employés pour remblayer le bras mort de la Moselle cité supra. De fait des vestiges d’anciennes domus aristocratiques ont été découverts sous la cathédrale, la basilique, les horrea de la fin du IIIe siècle (fouilles du cloître Saint Irmine) aussi bien que dans la partie occidentale des thermes impériaux. La première basilique sous l’aula palatina devient dans cette hypothèse le palais des tétrarques, bâti sous Maximien ou Constance Chlore 104 ; la seconde conserve sa datation constantinienne. Ces nouvelles découvertes autorisent des parallèles avec Milan, où beaucoup de constructions sont attribuées 101. 102. 103. 104. Reusch 1955, 130. Milano 1990, 203. Kuhnen 2004, 69. Kuhnen 2004, 69. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 134 à Maximien, dont la rage bâtisseuse, pour Mario Mirabella-Roberti, ne fut pas moindre que celle de Dioclétien 105. Enfin le passage cité du Panégyrique VII laisse entendre que Constantin reconstruisit le forum de Trèves et ses basiliques. Le forum et le palais impérial se situaient dans des quartiers bien distincts de la ville antique, le forum en centre ville, le palais au nord-est de Trèves, à proximité du cirque de la ville. Le forum de Trèves présente un plan assez connu en Gaule du Nord, il s’agit d’un forum tripartite, constitué à l’ouest d’une cour entourée de cryptoportiques (comme à Bavai, Reims, Arles) et de portiques. La partie orientale du forum est mal connue, c’est sans doute là que se trouvait la basilique mentionnée par le panégyriste de 310, comme à Bavai 106. Les fouilles de ce forum sont anciennes et on connaît mal sa date de construction. Les archéologues trévires considèrent désormais que le forum dut être mis en place dans la seconde moitié du I er siècle, mais datent les cryptoportiques, par leur technique de construction, du II e siècle. De nouvelles fouilles dans la partie orientale du forum depuis les années 1970 ont par ailleurs mis au jour une petite pièce à abside, datée du IVe siècle par ses inventeurs 107. Il s’agit peut-être des basiliques reconstruites par Constantin et décrites par le panégyriste anonyme de 310. Il n’y a donc pas de contradiction dans l’esprit de cet auteur entre les institutions civiques et la présence de l’empereur et de son palais dans une ville. Ceci contredit le caractère despotique et la fin des libertés civiques qu’on a trop longtemps attribués à l’Antiquité tardive. Il est en tout cas surprenant qu’Ausone ne mentionne dans l’Ordo ni ce forum monumental, ni le palais impérial de Trèves. Ausone ne mentionne pas non plus le palais impérial d’Arles, mais c’est moins surprenant car, d’après les hypothèses les plus récentes des archéologues arlésiens, celui-ci pourrait ne dater que du Ve siècle de notre ère, date à laquelle Arles devint véritablement résidence impériale. Une des avancées les plus intéressantes de la thèse de Marc Heijmans est qu’il a identifié, au sud du « palais de la Trouille » (en réalité de vastes thermes), emplacement traditionnel du palais impérial d’Arles, un bâtiment tardif, de plan basilical, partiellement conservé dans les murs d’un hôtel actuel, qui pourrait correspondre à une aula palatina, semblable à celle de Trèves, quoique de dimensions inférieures. Marc Heijmans attribue sa construction à Constance III 108. Ausone ne mentionne pas non plus le palais impérial longtemps supposé à Vienne, mais c’est sans doute à raison, car les quelques sources littéraires qui le mentionnent sont discutables et les preuves archéologiques de sa présence inexistantes. Dans l’ensemble, cependant, Ausone accorde une faible place aux palatia tardifs dans l’Ordo. La présence des empereurs et de leurs palais ne semble pas constituer un facteur décisif de dignité urbaine pour Ausone. Ausone n’a pas intégré en ce domaine les réalités de son temps. Ceci est d’autant plus surprenant que, comme je l’ai dit, la présence des empereurs n’est pas contradictoire avec le maintien des libertés civiques. Bien au contraire elle entraîne en général un important dynamisme économique et surtout les empereurs financent à grands frais, outre leurs palais, de nombreux bâtiments publics dans les villes où ils résident. Ausone ne mentionne que les constructions de Maximien à Milan, mais j’ai signalé le forum de Trèves, j’aurais pu citer également celui d’Arles, également reconstruit par Constantin, comme nous l’apprend une inscription lacunaire restituée par Marc Heijmans 109. 105. 106. 107. 108. 109. Mirabella-Roberti 1973, 159 sq. Wightman 1970, 78. Trier Kaiserresidenz 1984, 87. Heijmans 2004, 192-194. Heijmans 2004, 214-215. Schedae, 2007, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 135 Conclusion Ceci m’amène à ma conclusion. Quelle valeur historique accorder à l’Ordo urbium nobilium ? Quelle que soit l’approche adoptée, approche historique (par l’étude des séjours impériaux dans les villes de l’empire) ou approche archéologique, force est de constater que l’Ordo ne reflète qu’imparfaitement les réalités de son temps et que le classement qu’il établit est largement discutable. L’Ordo ne doit cependant pas être totalement négligé. Il comporte des usages rares du vocabulaire de la centralité politique, de riches descriptions de Trèves, de Milan, de Bordeaux, de Narbonne. Ausone a une bonne connaissance des évolutions administratives de son temps, une conscience relativement claire des différences de taille des principales villes de l’empire. Il faut rappeler, une fois encore, que l’Ordo est avant tout un texte poétique, et une œuvre personnelle plus que de circonstances. C’est avant tout selon son bon plaisir qu’Ausone classe et décrit les villes de l’empire et ce sont ses silences plus que les longues descriptions qu’il choisit de consacrer à Bordeaux, Narbonne, Milan (et que confirment pour l’essentiel tant nos sources historiques que l’archéologie) qui sont discutables. Comment expliquer ces silences, la faible place consacrée à Rome, aux villes d’Orient, la pauvreté de la description de Trèves ? S’agissant des villes d’Orient, on peut penser qu’Ausone, tout simplement, en avait une connaissance bien lointaine. Les chapitres qu’il leur consacre sont les plus convenus de l’Ordo, marqués par quelques lieux communs (les foules agitées d’Antioche et d’Alexandrie…) et par de nombreux développements historicomythologiques masquant la pauvreté des descriptions. En ce qui concerne Rome, Ausone a apparemment reculé, comme cela a été mon cas, devant l’ampleur de la tâche, tant Rome, quoiqu’elle perde de sa centralité politique dans l’Antiquité tardive, demeure dotée d’une multitude de bâtiments remarquables, que continuent à entretenir les empereurs tardifs. C’est finalement la brièveté de la notice consacrée à Trèves qui surprend le plus, puisque Ausone en avait certainement une excellente connaissance, et alors qu’il annonce au début de son chapitre sur cette ville vouloir effectuer l’éloge longtemps promis de la capitale de l’Occident au IVe siècle. L’Ordo fut finalement sur ce point plutôt précurseur, puisqu’en dehors de l’usurpateur Eugène, plus aucun empereur ne résida à Trèves après Gratien et son rival Maxime. Les silences d’Ausone sont également révélateurs d’une mentalité commune à la plupart des auteurs tardo-antiques. La littérature, qui se nourrit des lieux de la rhétorique, est en effet particulièrement conservatrice. Elle renchérit ainsi sur la mentalité de vieux Romain qu’adopte naturellement un aristocrate comme Ausone. Nos sources tardo-antiques minorent en conséquence fréquemment l’importance des mutations urbaines dans l’Antiquité tardive et l’importance politique prise par certaines résidences impériales. Il s’agit, mais pas toujours, d’un attachement à la vieille capitale de Rome, patent dans le De reditu suo de Rutilius Namatianus, mais aussi d’un certain refus de la nouveauté. L’auteur anonyme de l’Histoire Auguste par exemple ne marque que dédain pour les résidences impériales 110, Ravenne exclue, car cette ville ne devint résidence impériale qu’à partir de 404, après la rédaction de son œuvre. De même Ausone, dans le poème déjà cité, dit d’Aquilée, comme pour s’excuser : Non erat iste locus : merito tamen aucta recenti/Nona inter claras Aquileia cieberis urbes (Ordo, 64-65), « Ce n’était pas ici ta place : mais puisqu’une gloire récente t’a grandie, je t’appellerai la neuvième parmi les villes illustres, Aquilée ». 110. Johne 1979. Schedae, 2006, prépublication n° 8, (fascicule n° 1, p. 107-140). 136 Ce décalage est en un sens l’apport le plus précieux d’Ausone, puisqu’il nous incite à ne pas nous reposer sur nos sources littéraires, mais à les confronter autant que possible aux résultats de l’archéologie si nous souhaitons mieux comprendre les réalités des évolutions urbaines de la fin de l’Antiquité. Réalités littéraires et réalités matérielles interagissent, comme le montrent les divers retours de l’idée romaine au cours du IVe (Népotien) puis du Ve siècle (Honorius, Attale, Valentinien III). Ausone en est un témoin important car jamais, sans doute, n’aurait-il eu l’idée étrange de classer les principales villes de l’empire si ne s’étaient produites, durant son siècle, des évolutions majeures de la centralité politique. Bibliographie Éditions d’Ausone COMBEAUD B. (2003), Decimi Magni Ausonii Burdigalensis Opuscula omnia ; Ausone de Bordeaux : œuvres, édition critique, traduction, introduction et commentaire, Thèse de doctorat, sous la direction de P. Galand-Hallyn, Paris, EPHE (5 vol.). CORPET E.-F. (1842), Œuvres complètes d’Ausone, tome premier, Ordre des villes célèbres, Paris, Panckoucke, p. 236-251. JASINSKI M. (1934-1935), Ausone, Œuvres en vers et en prose, Paris, Garnier (Classiques Garnier) (2 vol.). SALVO L. DI (2000), Ordo urbium nobilium ; introd., testo critico, trad. e note di commento, Naples, Loffredo (Studi latini ; 37). SCAFOGLIO G. (2001), « L’Ordo urbium nobilium di Ausonio : a proposito di una recente edizione », Vichiana, 4e série, 3, 1, p. 121-130. 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