Et si la paix en Irak passait par l`argent?

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Et si la paix en Irak passait par l`argent?
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LA LIBERTÉ
HISTOIRE VIVANTE
VENDREDI 31 MAI 2013
Et si la paix en Irak passait par l’argent
BAGDAD • Des citoyens irakiens inscrivent des messages de paix sur des billets de banque, espérant apaiser
les tensions entre chiites et sunnites. D’autres pensent que le bonheur passe par l’économie florissante du pays.
SID AHMED HAMMOUCHE
FRAGILITÉ
DU POUVOIR
Cri d’espoir
ou de désespoir? «Stop au
conflit communautaire,
nous voulons
vivre tous ensemble.» Ce message en arabe
est griffonné sur les coupures de
dinars irakiens. «Aujourd’hui,
plus d’un million de ces billets
de banque circulent dans le
pays afin d’appeler à la paix et
au dialogue nos concitoyens
chiites et sunnites», explique Ali
Tammer, que «La Liberté» a pu
joindre par téléphone à Bagdad.
Cet étudiant chiite, comme
des milliers d’autres Irakiens,
passe ses journées à barbouiller
au feutre rouge les dinars qui lui
passent entre les mains. «Mon
rêve est que notre slogan sur le
vivre ensemble rapproche les
différentes communautés.» Autre son de cloche: «Il faut pousser les Irakiens à l’apaisement.
Les gens en ont ras-le-bol des
tensions communautaires et de
cette flambée de violence que
connaît le pays depuis plusieurs
mois», affirme Aziz, un médecin
issu de la minorité sunnite. Une
minorité qui se sent de plus en
plus marginalisée par un pouvoir politique en main des
chiites. C’est pourquoi elle se
mobilise pour dénoncer cette
montée de la violence qui replonge le pays dans une guerre
sectaire depuis la chute du régime de Saddam Hussein.
La vague d’attentats à Bagdad a fait 570 victimes au mois de mai. Un million de coupures de billets
de banque griffonnés au feutre rouge circulent en Irak pour propager des messages de paix. KEYSTONE/DR
farant? Entre le 1er et le 29 mai,
570 personnes ont été tuées et
plus de 1000 blessées, faisant
de ce mois le plus meurtrier, selon les statistiques médicales
irakiennes.
Discours des fanatiques
«Les imams sèment la haine
confessionnelle, les politiciens la
cultivent et les médias la propagent. Avec cette campagne citoyenne sur les billets de banque,
on souhaite combattre le discours des fanatiques et surtout la
politique de nettoyage ethnique
qui oblige les différentes communautés à vivre dans des ghettos, dans une capitale livrée aux
bombes», tonne Aziz. Chaque
jour, ce père de famille sort de
chez lui la peur au ventre, inquiet
d’être la cible facile des milices
des partis chiites.
«Elles descendent dans la rue
et bloquent les principaux axes et
SEMAINE PROCHAINE
MACABRE
COLLECTION
Entre 1941 et
1944, sous la
direction d’Himmler, des scientifiques et soldats
fanatisés ont collectionné les squelettes de victimes
du camp de Natzweiler-Struthof.
L’objectif était de
prouver l’existence des races et
de conserver un
échantillon de la
«race juive» après
sa disparition.
La Première
Du lundi au vendredi
de 20 à 21 h
Radio Télévision Suisse
Histoire vivante
Dimanche 21 h
Lundi
24 h
Bonheur des Irakiens
carrefours de la capitale. J’ai peur
des actes de vengeance après la
vague d’attaques de groupes sunnites contre plusieurs quartiers
chiites de Bagdad. On paie pour
les autres. C’est pour cela que je
m’accroche au message de fraternité sur mes dinars», souligne-til. Mais cela peut-il sauver Aziz
alors que le bilan des tueries
des dernières semaines est ef-
Salma, une sunnite de 43 ans,
ne veut pas céder à la peur:
«Certes le pays vit des moments
difficiles. Mais son économie est
florissante, avec une croissance
annuelle de plus de 12%.» Le
pays encaisse chaque mois plus
de sept milliards de dollars grâce
aux trois millions de barils de pétrole vendus par jour. «L’Irak prévoit même d’exporter plus de
16 millions de barils d’or noir en
2016 avec l’inauguration du ter-
minal d’Akaba, en mer Rouge. Ce
qui doit nous rassurer», résume
cette ancienne enseignante d’anglais reconvertie dans les affaires – elle implante des centres
commerciaux turcs en Irak. Peutêtre que le bonheur des Irakiens
passe finalement par l’argent,
poursuit Salma. «C’est bien les
slogans sur les dinars, mais c’est
encore mieux quand le gouvernement distribue la manne pétrolière au peuple, qui saura profiter de la vie au lieu de
s’entretuer.»
Aujourd’hui, les Bagdadis
veulent vivre et s’enrichir,
abonde Athir Mahdi. «Et les opportunités sont immenses.» Cet
importateur chiite de voitures allemandes raconte que, malgré la
terreur, de plus en plus de gens
bravent les risques d’attentats
pour aller flâner dans les rues de
la capitale et le long du Tigre. Ailleurs, dans le quartier chic alMansour, le Hunting Club accueille la jeunesse dorée, chiite,
sunnite, kurde, qui vient montrer
sa richesse. Elle profite des
concerts de musique, des courts
de tennis, de la piscine et des
salles de musculation. «Pourquoi
les médias occidentaux résument-ils l’Irak à la guerre alors
que le pays est en pleine reconstruction politique, sociale et économique. Un marché qui représente un potentiel aujourd’hui
de 500 milliards de dollars. Oui le
sang coule à flots, mais l’argent
aussi», conclut Athir Mahdi. I
Quelle est l’origine de la
récente flambée de la violence
en Irak? Depuis des mois, la
communauté sunnite est entrée
en conflit ouvert avec le premier
ministre Nouri al-Malik, qu’elle
affuble du surnom de «Saddam
chiite». Elle lui reproche notamment d’accaparer le pouvoir et
l’accuse de tyrannie. Un assaut
des forces de sécurité contre un
sit-in de protestataires sunnites
à Houweijah, dans la province
de Kirkouk, a mis le feu aux
poudres. Pierre-Jean Luizard,
directeur de recherches au
Centre national français de la
recherche scientifique, estime
que la crise montre la non-viabilité des institutions mises en
place en Irak après l’intervention américaine. «Le pouvoir,
établi sur une base communautaire, s’appuyait sur l’alliance
entre chiites et Kurdes, deux
communautés marginalisées à
l’époque de Saddam Hussein
mais majoritaires démographiquement. Cette alliance a été
remise en cause par le cavalier
seul des Kurdes qui s’affranchissent chaque jour un peu
plus du pouvoir central.» Ces
troubles montrent aussi la fragilité du pouvoir de Malik, dont la
coalition avec les sunnites s’est
peu à peu effondrée depuis
2009, avec les départs progressifs des ministres de cette
confession.
Aujourd’hui, les sunnites se
radicalisent et s’inspirent
même de la révolte syrienne.
Plus grâve encore, l’influent
cheikh sunnite Abd al-Malik alSaadi a lancé une fatwa au
djihad, en déclarant légitime et
même un devoir de s’opposer
aux forces de Nouri al-Malik et
aux milices chiites. Les provinces sunnites du centre et de
l’ouest du pays ont également
recruté des forces armées pour
protéger leur territoire. SAH
> Voir aussi le film «Guerre, mensonges et vidéo», dimanche sur RTS2.
«Une mise à bas du legs américain»
PROPOS RECUEILLIS PAR
PASCAL FLEURY
Docteur en sciences politiques de l’Institut d’études politiques de Paris, Myriam
Benraad est spécialiste de l’Irak et du
monde arabe. Alors que depuis le début
de l’année, des centaines de personnes
sont tuées chaque mois dans des attentats
meurtriers en Irak, la politologue décrypte cette violence chronique.
Après avoir disparu des médias occidentaux, l’Irak fait reparler de lui à la suite
d’une nouvelle série d’attentats sanglants.
Qui orchestre pareille violence?
Myriam Benraad: Cette violence n’est
pas uniquement le fruit de l’actualité irakienne. Il faut aussi l’analyser comme un
legs historique. L’Irak est prisonnier
d’une violence généralisée depuis des décennies, dans un contexte de divisions
ethniques et confessionnelles qui n’ont
fait que s’aggraver au cours des dernières
années. Concernant les attentats, un certain nombre de groupes armés restent actifs dans le pays, au premier rang desquels
se trouve l’organisation al-Qaïda qui, depuis 2006, s’est rebaptisée «Etat islamique
d’Irak» et est aujourd’hui majoritairement composée d’Irakiens.
Pendant les premiers temps de l’occupation américaine, la direction de l’insurrection armée était assurée par des combattants étrangers, avec la figure emblématique d’Abou Moussab al-Zarqaoui.
Puis, peu à peu, la lutte armée s’est «irakisée». Après le retrait militaire américain,
al-Qaïda s’est fixé pour objectif de mettre à
bas l’ensemble du système politique laissé
en place par les Etats-Unis. Cela consiste à
prendre pour cibles les représentants du
gouvernement central, les institutions, les
forces de sécurité et l’armée.
2003. L’organisation djihadiste qualifie
les chiites d’apostats et appelle au meurtre. Les attentats qui continuent de frapper la communauté chiite en Irak démontrent qu’al-Qaïda demeure dans une
logique, non seulement de mise à bas du
legs politique américain en Irak, mais
d’une élimination des chiites.
Al-Qaïda n’est pas seule responsable des
attentats qui secouent le pays?
Outre al-Qaïda, d’autres groupes armés
salafistes sont actifs. Ils sont également de
composition irakienne et
gravitent le plus souvent
autour de la nébuleuse de
l’Etat islamique d’Irak.
D’autre part, du côté
chiite, des milices qui ont
«désarmé», comme celle
MYRIAM BENRAAD
de Moqtada al-Sadr, l’Armée du Mahdi, menacent
très régulièrement de revenir à la lutte si
Ces attaques ont-elles une coloration
leurs exigences à l’égard du gouvernement
confessionnelle?
Evidemment, puisque al-Qaïda, qui se ne sont pas satisfaites. Ces exigences sont
réclame idéologiquement du salafisme- surtout politiques. Moqtada al-Sadr a
djihadisme et appelle à la restauration d’ailleurs fait en sorte, en multipliant ses
d’un califat sunnite dans le monde arabe menaces à l’égard du gouvernement cenavec pour épicentre l’Irak, s’oppose au tral, qu’un certain nombre de ses alliés
pouvoir chiite en place à Bagdad depuis puissent obtenir des postes ministériels.
«Al-Qaïda qualifie les
chiites d'apostats et
appelle au meurtre»
De nombreux agents de sécurité privés,
sous contrat américain, sont encore présents en Irak. Ne peuvent-ils pas contribuer
à la stabilité du pays?
Avant le retrait des troupes américaines,
jusqu’à 150 000 mercenaires ont été présents en Irak. Mais ces derniers ont été à
l’origine de nombreux scandales et de bavures, et constitue clairement une source
de violence dans le pays. Certains ont été
impliqués dans des affaires de corruption, de détournement de biens publics
ou de contrebande. Le problème, c’est
que ces contractuels privés ne répondent
d’aucune autorité politique, d’aucune juridiction. A la suite de ces scandales, on a
tenté de «moraliser» leur présence sur le
terrain. Aujourd’hui, ils seraient encore
près de 9000 embauchés par le Pentagone, sans compter les agents de sécurité
employés par les sociétés privées. Ils ne
participent officiellement à aucune opération de combat. Leur tâche se limite à
assurer la sécurité des personnels américains qui fournissent de l’assistance technique au Gouvernement irakien en vue
du renforcement des institutions et de la
reconstruction économique du pays. Les
contractuels protègent aussi les structures pétrolières. I

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