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FERNANDO ARRABAL
PATRICE TRIGANO
RENDEZ-VOUS À ZANZIBAR
CORRESPONDANCE EN DOUBLE AVEUGLE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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AVANT-PROPOS
par Fernando Arrabal
L’idée de ce livre est venue entièrement de toi,
querido Patrice. Thanks & grazie mille, pour le moins.
Tu m’as surpris, dès le premier jour, par ta proposition.
Et enchanté. Tu m’as donné si peu d’indications que
j’ai enchaîné mes souvenirs, en m’en demandant toujours plus. « À l’aveugle » de ton point de vue. Sans
aucune contrainte. Parfait ! Véritablement, tu n’as formulé aucune exigence, ni suggestion. Tes commentaires
(et ton érudition), une fois ma tâche terminée, m’ont
touché. D’autant plus que, en leur presque totalité, ils
me sont parvenus une fois « ma part » achevée. Part
si absorbante, que je m’en suis rapidement acquitté.
Tel le docteur Faustroll, pataphysicien, décrivant ses
navigations ?
le 7 septembre 2009
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Introduction
L’AMORAL DE CETTE HISTOIRE
par Patrice Trigano
À chacun ses fantasmes ! L’idée de rencontrer Arrabal me poursuivait depuis longtemps. J’ai soixante et un
ans et je m’intéresse à son œuvre depuis l’âge de vingt
ans, probablement en raison de l’intérêt que je nourris
depuis mon adolescence pour l’esprit de révolte. Un an
avant que les influences de Mai 68 aient déposé sur ma
vie la marque indélébile du goût pour la subversion et la
pensée libertaire, j’ai découvert dans l’œuvre d’Arrabal
un mode de pensée ennemi de tous dogmes, une passion
pour la transgression, un sens du sacré voisin du sacrilège,
qui me fascinèrent et édifièrent sur-le-champ un pont qui
la relia à mon intérêt naissant pour le surréalisme et la psychanalyse. Ma curiosité était grande car il faut bien dire
que dans le cas d’Arrabal, plus encore que d’une pensée
révoltée, l’on est en présence d’une pensée révulsée.
J’ai au fil des ans suivi le parcours d’Arrabal. J’ai assisté à de nombreuses représentations de ses pièces. J’ai
lu ses romans, ses lettres ouvertes. J’ai vu ses films. Je me
suis montré attentif à ses interviews. J’ai été intrigué par sa
passion pour les mathématiques et les échecs. J’ai suivi
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l’aventure du groupe Panique qu’il créa en 1962 avec ses
amis Topor et Jodorowsky. J’ai cherché à comprendre en
quoi consistait le Collège de ’Pataphysique dont j’avais
appris qu’il était devenu Transcendant Satrape. J’ai observé avec attention les tableaux qu’il a fait peindre d’après
des images rêvées.
Aussi, lorsqu’il me fut donné le plaisir de le rencontrer,
n’ai-je pas hésité à lui proposer de faire revivre, à travers
un échange de correspondance, des moments essentiels
de sa vie tout autant que des personnages hors normes qui
ont accompagné son parcours et furent ses amis : Breton,
Topor, Buñuel, Dalí, Warhol, Ionesco, Beckett, Adamov,
Cioran, Borges…
Dans l’instant qui suivit ma demande, j’eus l’impression qu’Arrabal était intéressé, mais il me laissa attendre
sa réponse en observant le plafond longuement, comme
pour prendre une inspiration, puis il me dit : « J’ai aimé
votre livre de dialogues sur la révolte avec le poète Alain
Jouffroy, À l’ombre des flammes, alors… je suis d’accord. » J’étais heureux et, faisant référence à la correspondance à venir, il me regarda avec l’attitude théâtrale
qui caractérise ses prises de parole, l’œil vif et convaincu,
pétillant d’une intelligence assortie d’une touche d’espièglerie et pointant son index droit vers moi, il ajouta :
« Par Internet, n’est-ce pas ! » Je souhaitais éviter les
écueils des aspects traditionnels et convenus de la correspondance. Aussi, connaissant l’amour immodéré d’Arrabal pour le non-conventionnel, le ludique, et son intérêt
pour l’introduction de l’aléatoire dans le processus d’écriture, assorti des surprises qui peuvent découler de cette
prise de risque, lui ai-je proposé un mode de correspon12
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dance inspiré de la méthode dite du cadavre exquis que
pratiquaient les surréalistes dans le domaine du dessin. Un
papier était plié en autant de parties que de participants.
Chacun faisait un morceau du dessin sans connaissance
préalable du fragment créé par les autres. Puis, le papier
déplié faisait apparaître des confrontations troublantes
autant qu’inattendues.
J’ai donc demandé à Arrabal de m’adresser vingt textes sur des sujets que je lui ai proposés. Je lui ai précisé
que j’écrirais à son intention vingt textes sur les mêmes
sujets, sans les lui envoyer, au fur et à mesure qu’il m’enverrait les siens, en m’engageant à ne pas lire plus de dix
lignes de façon aléatoire dans les textes qu’il me ferait parvenir. Arrabal accepta le principe de cette correspondance
en double aveugle. De façon tout à fait étonnante, seuls
quelques ajustements furent nécessaires – quelques ajouts
et quelques coupes au moment de l’assemblage final des
textes –, pour donner à l’ensemble l’aspect attendu autant
qu’inattendu de cette correspondance. Les règles du rapport épistolaire traditionnel s’enrichissent ainsi des lois du
hasard. Il est certain que si nous avions l’un et l’autre lu
avec attention les textes de notre correspondant, l’échange
tributaire de contraintes n’aurait très probablement pas été
aussi libre.
Ce n’est donc qu’au moment des corrections qu’Arrabal et moi-même avons découvert, non sans surprise,
notre correspondance en double aveugle. Le hasard y a
pris une place contrôlée, un peu comme lorsque le sculpteur César livrait des morceaux de ferraille à la presse
mécanique pour en faire des compressions qui devenaient
sculptures par l’entremise d’un hasard dirigé.
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C’est notre ami commun, le photographe-poète Lucien
Clergue, qui, à ma demande, avait accepté d’organiser un
déjeuner de présentation. Arrabal se montra d’emblée jovial et sympathique et je perçus immédiatement en lui une
grande générosité, située à l’avant-plan du caractère écorché et profond que son être tout entier ne peut dissimuler.
Peut-on parler d’un regard d’une profondeur joviale ? Les
deux mots ne font de toute évidence pas très bon ménage.
Ils forment presque un oxymore ou plus encore une contradiction détonante. Contradiction taillée sur mesure dans le
cas d’Arrabal qui est un homme de paradoxe. Nous le verrons à de nombreuses reprises. Il les aime, il en joue. Il aime
ce qui pour lui est le mieux adapté à l’image de la vie : la
confusion ordonnée. Il a retenu la leçon des deux écrivains
qu’il juge « les plus transcendants » : Shakespeare et Cervantès qui avant lui ont le mieux exprimé toute l’ambiguïté
de la nature humaine.
Il y a peu d’expositions, de concerts, de livres, de spectacles qui, de façon inaltérable, laissent à la mémoire la
trace lumineuse de leur présence durant toute une vie.
J’avais vingt ans en 1967. Je sortis abasourdi et en même
temps émerveillé d’une représentation de L’Architecte et
l’Empereur d’Assyrie monté au théâtre Montparnasse par
Georges Lavelli. C’était mon ancien professeur de philosophie à l’École alsacienne qui m’avait chaudement recommandé d’aller voir cette pièce d’Arrabal. Il m’avait
communiqué sa passion du théâtre comme l’on opère la
transmission d’un secret détenu au plus profond de soi. Il
s’appelait Alfred Simon et avait une activité professionnelle
à double facette. Professeur de lettres et de philosophie, il
était aussi et surtout un critique dramatique extrêmement
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respecté. Il participait chaque dimanche soir sur France
Inter à l’une des plus prestigieuses émissions culturelles
françaises : Le Masque et la Plume. Plus qu’une émission, Le Masque, comme disaient les fidèles auditeurs,
était un tribunal dans lequel des avocats fous de théâtre
croisaient le fer dans des joutes verbales aux accents d’un
lyrisme qui résonne encore à mes oreilles. Gilles Sandier
se montrait l’inébranlable défenseur de Brecht, Pierre
Marcabru incarnait la tendance issue de la tradition et restait fidèle à Anouilh, Georges Charansol, comédien dans
l’âme, pouvait à juste titre s’enorgueillir d’avoir vu Sarah
Bernhardt dans Athalie, Jean-Louis Bory donnait dans la
démesure et les jugements excessifs, François-Régis Bastide, par des discours relevant de la haute diplomatie, apaisait les querelles, alors qu’Alfred Simon mettait le feu aux
poudres et vantait avec emphase, lyrisme et véhémence
toute action militante en faveur d’une conception poéticosubversive du théâtre chère à Jean Vilar.
Simon connaissait son affaire. Professeur d’histoire du
théâtre au conservatoire de la rue Blanche, conférencier
hors pair au festival d’Avignon dans les années Vilar,
l’homme à l’élocution parfaite semblait, à travers son charisme, habité par l’idée d’une mission qui s’imposait à lui
pour défendre dans son époque la place du théâtre qu’il
jugeait essentielle autant que fondatrice.
J’eus de la chance d’avoir pour professeur cet homme
qui fut à la fois mon initiateur et mon mentor dans le domaine du théâtre. Le virus m’avait gagné et le théâtre avait
rejoint ma passion naissante pour la peinture et la poésie.
Il faut dire que la fin des années 60 fut une période bénie
pour le théâtre contemporain. Devenu directeur du Théâ15
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tre de l’Odéon dès 1955, Jean-Louis Barrault, poursuivant le travail initié avec le cartel des quatre fait entendre
la voix du théâtre non mercantile. Il monte Rhinocéros de
Ionesco en 1960, Oh les beaux jours de Beckett en 1963,
Les Paravents de Jean Genet en 1966. Le théâtre de
l’absurde est au faîte de sa gloire. La Soif et la Faim de
Ionesco est au programme du Français en 1966. Ariane
Mnouchkine monte La Cuisine d’Arnold Wesker, le
Marat Sade de Peter Weiss remporte un énorme succès
au théâtre Sarah Bernhardt qui deviendra plus tard Théâtre de la Ville. Le Living Theatre de Julian Beck et Judith
Malina et le théâtre-laboratoire de Grotowski sont en 1966
invités à Paris dans le cadre du théâtre des nations. Enfin
Arrabal ne cesse de faire scandale au fur et à mesure que,
depuis le début des années 60, ses pièces sont montées
par des metteurs en scène de grand talent : Victor Garcia,
Georges Lavelli, Jérôme Savary, Georges Vitaly, pour ne
citer que les créations françaises. En 1967 le grand prix
du théâtre lui est décerné à l’occasion de la présentation
de L’Architecte et l’Empereur d’Assyrie monté par
Georges Lavelli.
Le scandale ! C’est bien le maître mot qui revenait
comme une critique sous la plume des détracteurs d’Arrabal. Ceux-ci auraient dû garder présent à l’esprit que
des grandes étapes de l’histoire de l’art furent marquées
par un scandale. En se référant aux beaux-arts, l’on peut
aligner sans rechercher bien loin quelques beaux exemples accompagnant la venue d’œuvres géniales. Le Caravage transforma avec son comportement rebelle
d’ivrogne, de voyou, d’homosexuel, d’assassin, l’iconographie chrétienne en un spectacle des rues où les héros
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venus des faubourgs évoluaient dans l’alternance d’une
lumière outrancière et d’ombres mystérieuses qui transformaient le tableau en un espace scénique. Goya prolongea le scandale de la Maja desnuda, qui bousculait le
tabou de la nudité proscrite en Espagne, par l’introduction d’un imaginaire flirtant avec la folie dans la dernière
période de sa vie. La Maison du sourd, L’Enterrement
de la sardine, les tableaux noirs réunis dans une salle au
Musée du Prado à Madrid, sont à cet effet très évocateurs d’une volonté de réécrire l’histoire du monde à la
lumière d’un imaginaire visité par un désir ardent de bousculer toute forme de croyance traditionnelle. Manet balaya d’un seul tableau présenté au salon de 1863 les
canons de la beauté dont la bourgeoisie s’était emparée
à la fin du XIXe siècle, faisant le triomphe d’une notion
du beau héritière de l’ordre, de la tradition et du bon sens.
Au sujet du Déjeuner sur l’herbe, Georges Bataille
écrira : « Jamais avant Manet, le divorce du goût public
et de la beauté changeante que l’art renouvelle avec le
temps n’avait été si parfait. » La venue des scandales va
se perpétuer, mais il faudra attendre le charnier de la Première Guerre mondiale pour qu’une génération de jeunes gens déçus par les propositions éthiques tout autant
qu’esthétiques d’une société bourgeoise, décide d’opérer un véritable renversement des valeurs en faisant de
façon définitive table rase du passé. Dada s’inscrit dans
la mouvance d’une pensée révoltée initiée par Sade, prolongée par Nietzsche, Lautréamont, Rimbaud, Jarry,
Dostoïevski, autant d’écrivains subversifs et transgressifs
qui avaient aspiré à donner un sens nouveau à la vie.
C’est le 5 avril 1916, au Cabaret Voltaire de Zurich, que
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Tristan Tzara et Jean Arp baptiseront, dit-on, le groupe
en ouvrant le dictionnaire au hasard et en tombant sur le
mot « Dada ». Dès le 18 mai 1917 le scandale de Parade avait annoncé la volonté d’une fusion des arts.
L’union d’un poète, Jean Cocteau, d’un peintre, Pablo
Picasso, d’un musicien, Erik Satie, d’un chorégraphe,
Leonide Massine, avait sous l’égide du directeur des
Ballets russes, Serge Diaghilev, permis d’en finir avec les
poncifs académiques. Le scandale est grand le jour de la
première et le coup d’envoi de la révolte internationale
de l’art est donné. Dada va pouvoir se développer. Le
mouvement se déploie à Berlin avec Raoul Hausmann et
Hannah Höch, à Hanovre avec Schwitters, à Cologne avec
Max Ernst, à New York avec Duchamp et Man Ray, à
Paris avec Picabia. L’extravagance, la provocation, la
dérision, l’humour deviennent les moyens d’expression
d’un nouveau mode de pensée qui brocarde l’ordre établi
et sa cohorte de poncifs.
Les scandales divisent la critique qui vénère ou déteste sans juste mesure.
À propos de la représentation de la pièce d’Arrabal,
Le Cimetière des voitures, qui fut donnée à Paris en 1966
dans une mise en scène de Victor Garcia, l’éminent critique de théâtre Alain Schifres écrit :
« Ayant vu Le Cimetière des voitures d’Arrabal, j’en
demeure habité, choqué, fasciné, changé, au point que tout
ce qui n’est pas ce spectacle se trouve soudain dévalué,
oblitéré, décoloré. »
Un prodige.
Avant Arrabal, après Arrabal, la deuxième partie de
ma vie a commencé le soir où j’ai vu la pièce.
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Fernando Arrabal (www.arrabal.org) a publié vingt volumes
de théâtre : Bibliothèque Optimatique, Éditions Noirot, etc.
(en deux tomes l’édition espagnole, en sept la coréenne, en six
la japonaise...). Treize romans : Baal Babylone, Julliard, La
Tueuse du jardin d’hiver, préface de Milan Kundera, Écriture...
Dix-neuf essais : Lettre à Franco, 10/18 ; Cervantès, Plon ;
Fischer, Éd. du Rocher ; Greco, Flohic... Plusieurs centaines
de livres de poésie illustrés par des artistes contemporains, du
chinois Yu Minjun (livre de 61 kg) à Dalí (de 6 x 5 cm) : Éditions
R & L Dutrou, Librairie Nomade, La Zorra... Textes et photos :
Le New York d’Arrabal, Balland, 1973 ; Lanzarote, Lausanne,
1988... Parmi ses éditeurs français (Flammarion, Grasset, Stock...)
se détache le regretté Christian Bourgois qui a publié 47 de
ses livres.
Les DVD des sept films qu’il a réalisés (Viva la muerte, J’irai
comme un cheval fou...) sont édités par Cultépics, Wanda Films,
Cameo...
Il vient de réaliser des dizaines de mini-vidéos et de photomontages avec, principalement, Christèle Jacob (youtube,
dailymotion).
Patrice Trigano a publié, aux Éditions de la Différence, Une vie
pour l’art et À l’ombre des flammes (avec Alain Jouffroy). Il a
organisé des centaines d’expositions, en France et à l’étranger.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010.
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