le médicament en mal d`europe
Transcription
le médicament en mal d`europe
30 Dossier LE MÉDICAMENT EN MAL D’EUROPE Les révolutions thérapeutiques du XXe siècle sont à l’origine de l’Europe du médicament. Les nouveaux traitements ont incité à la régulation, étatique d’abord, concurrentielle ensuite, mettant face à face des expertises diverses issues d’un patrimoine culturel différent et de systèmes de santé divergents. —————— a découverte des sulfamides en 1935, de la pénicilline en 1940, des neuroleptiques en 1950 ont amorcé une révolution thérapeutique qui a fait des médicaments la clé de voûte de la médecine moderne et a largement contribué à la hausse de l’espérance de vie des populations », indique Boris Hauray dans son ouvrage « L’Europe du médicament »*. Avec raison, l’auteur souligne une évolution irréfutable des préparations magistrales en officine vers les médicaments produits par des laboratoires pharmaceutiques capables de couvrir les besoins du monde entier. Devenues les « industries les plus puissantes du monde », les laboratoires se définissent avant tout par leurs enjeux économiques et de santé publique, des enjeux qui s’évaluent par la place que les médicaments ont pris dans la vie quotidienne. L’importance d’une régulation est apparue dans les années 1950 en France où l’affaire de Stalinon®, un antiseptique à l’origine du décès de 102 patients, a obligé le gouvernement à réagir. D’autant que cette première affaire a été suivie de celle de la thalidomide, responsable de 12 000 fœtopathies de 1957 à 1962 et du talc Morhange, avec l’intoxication de 145 nourrissons et le décès de 36 autres en 1972. Autant dire que les essais cliniques étaient en ligne de mire. Pourtant, il a fallu attendre la loi HurietSerusclat du 20 décembre 1988 pour que les exigences éthiques soient définitivement fixées. Aujourd’hui, le médicament est l’un des produits les plus régulés. Mais au niveau européen, cela ne s’est pas fait sans mal. « Les efforts pour construire des politiques pharmaceutiques communes se sont vite heurtés aux intérêts nationaux et aux écarts de pratique et de normes entre pays », note Boris Hauray. L Qualité, sécurité, efficacité. Malgré tout, après nombre de péripéties, l’Agence européenne du médicament (l’EMEA), dont la création a été décidée en 1993, était sur pied deux ans plus tard. Cœur de contrôle des médicaments, elle n’est cependant pas l’équivalent de l’américaine Food and Drug Administration, car elle ne supplante pas les agences des Etats-membres, mais fonctionne comme « une tête de réseau des expertises nationales » et est en mesure de concurrencer l’autorité américaine. L’EuPHARMACEUTIQUES _ OCTOBRE 2006 © CE 31 rope du médicament s’appuie sur trois piliers : la coopécoopération entre les agences nationales sur les procération entre experts, la concurrence entre autorités natiodures nationales. Tout simplement parce que la question nales et le pilotage de l’institutionnalisation de l’Europe. de la localisation des activités se pose, aussi bien à l’échelle Pour arriver à ce stade, il a fallu passer par la contre-exmondiale qu’à l’intérieur de l’Europe. Il est important pertise publique préalable à toute commercialisation que cette dimension joue son rôle de stimulant, tout en prouvant la qualité du produit, la sécurité de son utilisagardant en tête la primeur aux problématiques de santé tion et son efficacité : le fameux dossier d’AMM. Avant publique et de sécurité des patients ». Cela explique que l’EMEA et même encore aujourd’hui, une véritable l’implication de la Communauté dans la défense de la concurrence existe entre autorités sanitaires de chaque santé publique n’aille pas jusqu’à l’instauration d’une repays, chacune essayant d’être la meilleure, la plus sécuriconnaissance mutuelle automatique des AMM. D’ailleurs, sée, tout en offrant très rapidement aux consommateurs l’article 30 du Traité CE (ancien article 36 du Traité de toute nouvelle molécule susceptible de leur apporter une Rome) édicte clairement que la protection de la santé et de plus-value médicale. la vie des personnes constitue un motif « S’imposer comme un acteur majeur au d’exception possible au libre-échange. Défense de la santé Pour autant, une AMM européenne a auniveau européen ou mondial, c’est pour un Etat être capable de faire prévaloir sa vision jourd’hui cours et remporte un succès impublique sanitaire, améliorer l’attractivité de son terportant. D’autant qu’elle s’associe à de ritoire pour les activités de recherche et obnouvelles procédures de reconnaissance tenir des financements supplémentaires, puisque les mutuelle qui, sans être systématiques, deviennent monagences sont partiellement ou totalement financées par naie courante. Là où le bât blesse : les institutions comdes redevances payées par des industriels », souligne Bomunautaires n’ont jamais pu intervenir directement sur les ris Hauray. Une vision en partie partagée par Jean Maprix, variables d’un pays à l’autre puisqu’ils sont libres ou rimbert, directeur de l’Afssaps : « On ne peut peser sur administrés. Toujours est-il que l’EMEA et l’émergence des les choix de régulation ou dans l’élaboration des recomnouvelles AMM forcent les laboratoires à avoir des stratémandations qu’en étant présent et actif. Il y a dans le régies européennes d’enregistrement. D’où la montée en seau européen une dimension de concurrence qui copuissance de l’EFPIA (créée dès 1959 sous le nom de Grouexiste avec une démarche de coordination et de pement international de l’industrie pharmaceutique) qui 444 OCTOBRE 2006 _ PHARMACEUTIQUES 33 EUROPE DU MÉDICAMENT d o s s i e r 35 444 revendique depuis toujours la mise en place du prix d’homogénéisation en perpétuelle mutation. De six lors de sa création, elle compte depuis peu 25 Etats-membres régis principalement par une logique de marché unique. Logique difficilement applicable au marché du médicament. C’est ainsi que « les questions d’harmonisation des Le défi des Anglais. D’autant que le nouvel espace eusystèmes de prix et de remboursement, qui faisaient l’obropéen porte en germe la possibilité de faire disparaître jet d’une mobilisation de la part des industriels au milieu certaines administrations nationales, ou au moins de les des années 1980, ont été clairement considérées comme marginaliser, ce qui amène chaque Etat à s’interroger sur séparées des problèmes d’enregistrement et la prise en ses capacités d’expertise et sa réputation internationale. charge communautaire a été minimale, afin de ne pas Très en avance sur le reste de l’Europe malgré son intérendre plus difficiles les négociations sur le médicament gration tardive, le Royaume-Uni a, sans le vouloir, lancé un en 1993 », rappelle Boris Hauray. Difficiles, mais pas inlourd défi à la France et l’Allemagne. « En 2004, surmontables selon les industriels, en tous cas seuls trois pays n’avaient pas adopté une oren ce qui concerne une harmonisation des ganisation ayant la forme d’une agence : l’Auprix, puisque l’EFPIA revient à la charge réguPeu de liberté lièrement et encore davantage avec le Forum triche, la Belgique et le Luxembourg », ajoute Boris Hauray. C’est donc finalement la concurpharmaceutique européen. d’action rence entre pays qui a été décisive dans la La fixation des prix et la décision de remconstruction de l’europe du médicament, en boursement d’un produit connaissent des sus de la coopération qui s’est développée entre experts. modalités différentes d’un Etat à un autre, et dans un es« Contrairement à ce qui se passait il y a quelques années, pace unifié comme l’Europe, elles restent des prérogatives ce ne sont plus quatre agences qui font la pluie et le beau nationales. Cette chasse gardée ne laisse que peu ou prou temps en Europe. Si la Suède reste largement leader en de liberté d’action aux instances de décisions eurotermes de nombre de procédures centralisées, suivie par péennes, et surtout n’incite pas les groupes pharmaceule trio Royaume-Uni/France/Allemagne, les agences d’Estiques à adopter une stratégie européenne globale. Il est pagne, des Pays-Bas, du Portugal… entrent dans la comdifficile de concilier différents environnements de polipétition. Nous ne sommes pas encore dans une situation tique de santé et l’idée basique de l’Europe, à savoir la libre où les nouveaux Etats-membres prennent beaucoup de circulation. On note pourtant un point commun en corrédossiers mais cela va se faire progressivement », souligne lation directe avec les budgets santé. Les dérembourseJean Marimbert. L’Europe représente un territoire en quête ments concernent de plus en plus d’Etats-membres qui unique. « De leurs côtés, les administrations sanitaires nationales sont obligées d’anticiper dans leurs travail les jugements nationaux », précise Boris Hauray. L’Europe du médicament Les grandes étapes > Système décisionnel • Le Parlement européen 1941 Approbation préalable de l’Etat avant mise sur le marché d’un médicament Vote les lois européennes avec le Conseil de l’UE, adopte le budget européen et peut censurer la commission. • Le Conseil européen • Le Conseil de l’Union européenne Réunit les ministres des Etats-membres, vote les lois avec le Parlement. Compte 9 groupes de travail, dont le Conseil emploi, politique sociale, santé et consommateurs. Réunit chefs d’Etat et gouvernements, définit les grandes orientations politiques de l’UE, peut arbitrer le Conseil de l’UE en cas de désaccord. 1964 • La Commission européenne Création de la Commission européenne de pharmacopée Possède l’initiative législative, contrôle l’application des lois et règlements communautaires. Elle regroupe de grands services, dont la direction générale santé et protection des consommateurs, la DG santé publique et la DG entreprise en industrie (dans laquelle on trouve une division industrie pharmaceutique). 1975 Création du Comité des spécialités pharmaceutiques (CSP) et du Comité Pharmaceutique (CP) 1978 Première commission d’AMM créée en France 1993 Adoption de la création de l’EMEA > Agences • Agence européenne des médicaments (EMEA) Rattachée à l’Union européenne, l’EMEA coordonne l’évaluation des médicaments dans l’Union européenne et est responsable de la procédure d’AMM centralisée et de reconnaissance mutuelle. Ses divisions les plus connues : le comité des médicaments à usage humain et le Comité des médicaments orphelins. • Centre européen de prévention et de contrôle des maladies > Autres acteurs • EFPIA (Fédération Européenne d'Associations et d'Industries Pharmaceutiques) Syndicat européen de l’industrie pharmaceutique. • Europabio Structure similaire à l’EFPIA, mais pour l’industrie des biotechnologies. Créée en mai 2005 à Stockholm, cette agence décèle, évalue et communique sur les menaces que des maladies transmissibles peuvent représenter pour la santé. OCTOBRE 2006 _ PHARMACEUTIQUES 444 EUROPE DU MÉDICAMENT d o s s i e r 35 444 entrent tous dans une stratégie d’économie des dépenses de santé, en hausse parce que les habitants vivent de plus en plus longtemps, les maladies longue durée sont devenues monnaie courante et les attentes des patients vont vers les soins les plus récents et performants. Le défi est de taille pour les systèmes de santé et entraîne des conséquences lourdes en termes d’attractivité et de compétitivité. S’affrontent l’intérêt des Etats – des médicaments et des soins à bas prix pour être dans la capacité de continuer à assurer une couverture médicale performante tout en évitant l’explosion des coûts – et des laboratoires – rentabiliser les coûts de ces produits particulièrement coûteux. Résultat : l’industrie pharmaceutique a tendance à construire une stratégie géographique où le Vieux continent n’a plus l’importance d’antan, s’attaquant en priorité aux pays qui « rapportent », tels les Etats-Unis ou le Japon. La « tragédie sanitaire » allemande. S’il ne semble pas que ses initiatives soient suivies par les autres membres, l’Allemagne symbolise ce que les laboratoires craignent le plus. Fer de lance des stratégies de baisse des dépenses de santé, le pays se retrouve aujourd’hui stigmatisé dans ses procédés. La réforme lancée par Gerhard Schröder en 2003 est devenue le cauchemar des industriels avec la suite que lui a donnée Angela Merkel. Au menu, maintien des groupes jumbos, gel des prix jusqu’en 2008, hausse de la TVA, instauration d’un bonus-malus ayant une influence sur les honoraires des médecins selon leurs prescriptions… Une véritable « tragédie sanitaire » selon le Verband Forschender Arzneimittelhersteller (équivalent allemand du Leem) qui mine toute harmonisation future des politiques européennes de santé. L’industrie pharmaceutique allemande, déjà affaiblie par les prix de référence par groupe thérapeutique qui mélangent allègrement princeps et génériques dans des gammes à forte consommation, prévoit des pertes importantes et menace de s’expatrier. Les laboratoires n’hésitent pas à déménager au Royaume-Uni, tels Pfizer ou Merck&Co. D’autres choisissent de profiter de la faiblesse relative du concurrent pour l’absorber et atteindre la taille critique qui leur permet de continuer les investissements en R&D. C’est ainsi que Bayer a tout récemment avalé Schering, laissant son adversaire Merck KGaA affamé et fragilisé. Résultat : les laboratoires se voient contraints de rogner sur les dépenses de R&D, de commercialisation et de marketing… misant désormais sur les forces de vente à l’étranger. Mais comme ces mesures ne suffisaient Le problème de pas, Angela Merkel veut maintenant créer fixation des prix un fonds de santé qui recevraient les cotisations des assurés et les redistribueraient aux 300 caisses allemandes d’assurancemaladie sous la forme d’une prime unique par assuré. Ce plan strictement comptable qui devait être finalisé en septembre a été repoussé de trois mois, personne ne tombant d’accord au sein de la coalition. La question reste donc en suspens : le système sera-t-il toujours public ou deviendra-t-il privé ? Les mesures drastiques prises outreRhin pourrait avoir des conséquences lourdes sur l’ensemble du continent car « affaiblir le premier marché européen c’est affaiblir toute l’Union européenne », souligne Bernard Lemoine, vice-président du Leem. ■ MÉLANIE MAZIÈRE *pour une analyse sociologique, lire L’Europe du médicament, de Boris Hauray, Ed. Les Presses Sciences Po, Coll. Gouvernances, (fév.2006). Un nouvel élan pour la recherche © CE Unanimement, chercheurs, industriels et institutions déplorent « une excellence dispersée dans les domaines de la recherche et de l’innovation » en Europe. Jean-François Dehecq, pdg de Sanofi-Aventis, souligne à la fois les dépenses limitées de l’Europe en R&D comparées à celles de ses concurrents, la fuite des cerveaux et les investissements des entreprises françaises en recherche aux EtatsUnis*. L’Union européenne constate de son côté que 80 % de la recherche publique est menée au niveau national dans le cadre de programmes de recherche nationaux ou régionaux. C’est sur constat qu’elle a décidé la création d’un Espace européen de la recherche (EER) en 2000, qui s’appuie actuellement sur le programme cadre de recherche 2002-2006. Il regroupe l'ensemble des moyens dont dispose la CE afin de mieux coordonner les activités de recherche et de faire converger les politiques menées, tant au niveau des États-membres que de l'Union européenne. Une politique de la recherche européenne est donc en construction, de façon à pouvoir établir de véritables stratégies communes et relever les défis de l’avenir. Selon la brochure de l’UE sur l’EER, il s’agit de « fédérer l’excellence », « étalonner les compétences », « accroître la visibilité », « renforcer les outils de la science et le capital humain » et ainsi créer une « ouverture significative sur le monde ». Le but reste avant tout la création d’un marché intérieur de la recherche, vu comme un véritable espace de libre circulation de la connaissance, des chercheurs et des technologies, avec pour but de renforcer la coopération, stimuler la concurrence et atteindre une meilleure allocation des ressources. * Réalités Industrielles (fév.2005), l’article de JeanFrançois Dehecq « L’avenir de la recherche européenne dans le domaine pharmaceutique », ed. Aska, série des Annales des Mines OCTOBRE 2006 _ PHARMACEUTIQUES