Histoire universelle du Peuple Paresseux, depuis

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Histoire universelle du Peuple Paresseux, depuis
Histoire universelle du Peuple Paresseux,
depuis les Origines jusqu’à l’apparition du Réveille-matin
« Dis tonton, pourquoi les Réveils ne sont pas paresseux alors que nous oui ? »
Martin s’était blotti dans le lit immense, petite boule de poils aux membres grêles calfeutrée
confortablement entre les draps moelleux et les épaisseurs des couvertures, la tête calée à l’aise contre
l’oreiller dodu, la courtepointe remontée jusqu’à la truffe. Seul l’ovale violet de cette dernière
dépassait encore du plumard formidable, surmontée d’une paire d’yeux dont le pétillement de curiosité
avertit l’oncle de difficultés très prochaines quant à l’endormissement du neveu.
« Voyons, mon petit, répondit l’oncle Byssus, il est tard… Regarde par la fenêtre. Déjà le crépuscule
avance ses lance-rideaux de ténèbres autour de l’horizon... La nuit bienveillante abaisse ses stores, et il
est temps, pour nous autres habitants du monde, d’abaisser aussi nos paupières. C’est une activité
nécessaire à l’harmonie du macrocosme, et, s’il est permis, et même conseillé, de l’effectuer en
avance, il n’est pas bon pour la santé de la différer trop… Et puis, j’ai sommeil, moi…
− Ben moi j’ai pas sommeil ! Et puis tout à l’heure au dîner tu m’as promis de me raconter ce que je
voulais ce soir si je finissais mon assiette et je l’ai finie, alors maintenant tu me racontes sinon c’est
pas justeuh ! »
Décidément, nuit ou pas nuit, bordé ou pas bordé, il n’était pas question d’éteindre déjà la lumière. Le
vieux paresseux se résigna, en poussant, pour la forme, un soupir contrarié.
« Bon, bon, je vais te le raconter, grommela-t-il.
− Ouaiiiis ! » triompha le petit.
L’oncle Byssus prit le temps d’abaisser, sur la table de chevet, la lumière de la veilleuse, puis de se
rencogner dans le haut fauteuil à dossier molletonné qui se dressait non loin du lit. Il rajusta sous ses
talons le repose-pieds tendu de velours, se désébouriffa la fourrure à petits gestes agacés, ramena sur
lui la longue forêt grise de sa barbe, se lissa la moustache, gratta l’hémisphère supérieur de sa truffe,
fit osciller cérémonieusement les trois vibrisses spiralées qui lui montaient de l’occiput, et, après avoir
achevé de requérir toute l’attention de son neveu par un hérissement de sourcils, commença enfin en
ces termes…
« Eh bien, pour te répondre, je vais devoir remonter jusqu’aux origines du monde… mais tu ne
viendras pas te plaindre si le sujet te paraît compliqué.
« Au tout début, les gens n’existaient pas encore. C’est très gênant, puisque personne n’était là pour
voir ce qui s’est passé. Mais là où les témoins nous manquent, l’intelligence, mon petit, peut accomplir
des miracles. Si tu es paresseux – et tout le monde est paresseux à moins d’être fou – tu pourras suivre
le raisonnement sans difficulté. La flemme, dit le proverbe, est le commencement de la sagesse ! C’est
d’ailleurs de là que vient le nom latin de notre espèce : Bradypus sapiens.
« Voici comment raisonnent les sages. Tu es d’accord avec moi pour dire que le monde existe, ou du
moins que quelque chose existe. Si nous nous demandons en quoi les choses ont pu différer de leur
état présent au tout début du monde, il va de soi que, si l’être existe maintenant, il y a dû y avoir un
moment dans le passé où rien n’existait encore. Mais s’il n’y avait rien, pourquoi et comment le
monde a-t-il commencé à exister ? Car exister est une activité fatigante, et la Nature, comme elle ne
cesse de le prouver devant nos yeux émerveillés, répugne au moindre effort. Eh bien, c’est ici qu’il
faut être un peu attentif.
« Vois-tu, d’après ce que disent les sages, il n’y a vraiment eu qu’un seul événement important aux
origines du monde (et c’est déjà beaucoup, car ce n’était pas une mince affaire que cet événement-là).
Représente-toi les moments où tu arrives dans ta chambre quand tu es fatigué. Tu ouvres la porte. Tu
vois ton lit. En général, tu prends un peu d’élan, tu bondis en l’air, et plaf ! tu te plaffes sur l’oreiller,
et tu n’en bouges plus. Eh bien, c’est à peu près comme ça, en plus métaphysique, que s’est passée la
création du monde. Au départ, il y avait le néant. Mais, à un moment donné, le néant s’est plaffé dans
l’être. Ce fut une manœuvre compliquée, à la fois immobile et parabolique. Pulvinus appelait cela le
clinamen. Le philosophe Pinceau de Martre l’explique bien : dans ce mouvement unique, l’être a
émergé du néant, et en même temps y est retombé, sans y retourner complètement. C’est de cette
conflagration majeure que sont nées les puissances principales qui donnent à l’univers ses lois : d’un
côté l’Énergie, qui a engendré le Mouvement, et de l’autre l’Inertie, qui à son tour a donné naissance à
cette entropie créatrice qu’on appelle la Flemme.
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− Mais qu’est-ce que c’est, exactement, la Flemme ? demanda Martin.
− Nous la connaissons tous très bien, parce que nous la ressentons en permanence, mais il est difficile
de la définir correctement. La Flemme est, mh, une sorte de réseau d’Inertie créé par tous les êtres
vivants. Elle nous entoure, nous pénètre, et c’est elle qui donne à l’univers sa cohérence. Je dirais
volontiers qu’elle lui donne sa forme, mais justement c’est presque le contraire, et c’est en cela que la
Flemme est aussi une source de liberté : c’est parce que l’univers n’est pas en forme – parce qu’en
dehors du fait qu’il est, il n’est en forme de rien de particulier – que le libre-arbitre est possible. »
Martin n’était pas sûr de tout comprendre, mais il attendait la suite.
« Et après, que s’est-il passé ? demanda-t-il.
− Rien, répondit l’oncle. L’être, ainsi surgi du néant et comme à la fois au-dedans et au dehors de lui,
sur lui et contre lui, ne connut plus de changement majeur, semblable à un dormeur qui, même s’il
rêve et remue un peu sous les couvertures, reste toujours à l’intérieur du lit. L’univers ainsi créé forme
ce que Ferteau-Monly nomme la M.O.U., la « masse ontologique universelle ». La M.O.U. est à la fois
le néant fait être et l’être fait néant. À côté de ça, le reste tient du détail.
− Mais nous, alors, objecta Martin, qui eût été contrarié qu’on lui sucrât le reste de l’histoire : nous, les
paresseux, comment sommes-nous apparus ?
− Ah, là, c’est moins compliqué. Depuis l’apparition du Mou, tous les êtres qui ont vécu et vivent
encore sur la Terre ont été engendrés par ces grandes puissances que sont l’Énergie et l’Inertie. Chez
certaines espèces, l’une ou l’autre paraît prédominer, tandis que chez d’autres elles semblent plus
équilibrées, mais tout être vivant a besoin des deux pour vivre. Je crois même que les Chinois ont
théorisé ça avec leur équilibre entre le… ah, comment disent-ils… la Gym et le Yawn. Nous-mêmes,
nous conservons une infime fraction d’énergie au milieu d’une immensité de flemme. L’évolution de
la vie, depuis nos ancêtres jusqu’à nous, a consisté à trouver toutes sortes de moyens d’économiser
notre énergie et d’en faire aussi peu que possible. C’est de cette façon que l’intelligence s’est
développée peu à peu. »
Martin resta un moment songeur. Puis il demanda :
« Et les Réveils, oncle Byssus ? Comment sont apparus les Réveils ? »
Le vieux paresseux s’entortilla un doigt dans la moustache pour réfléchir.
« C’est une grande tragédie qui remonte à une époque très lointaine. Vois-tu, tout être vivant est
poussé par l’énergie qu’il contient à bouger et à s’activer sans cesse, et cela influence sa perception
même de la réalité. De nos jours, nous appelons cela le Temps, mais le mot vient d’un ancien dieu,
Taon. Nos ancêtres t’auraient expliqué que Taon pique sans cesse les êtres vivants avec son dard pour
les pousser à avancer. C’est insupportable, évidemment, car, quoi que l’on fasse, c’est épuisant, et si
l’on se laisse trop aller à suivre cette impulsion, on devient frénétique et on s’épuise encore plus vite
(la divinité parèdre de Taon était d’ailleurs Flan, enfant d’Inertie et dieu de l’épuisement complet).
Mais Taon est aussi une puissance bienveillante, par exemple lorsqu’il pique notre curiosité et nous
donne envie de découvrir quelque chose. C’est en partie comme ça qu’on explique les premières
inventions. Or, un jour, l’un de nos ancêtres, ignorant qu’il serait à l’origine de tous nos malheurs,
inventa le ressort...
« Il le fit, au départ, pour rendre un matelas plus confortable. Il avait découvert le concept du rebondi :
tout paresseux qui se plaffe sur un oreiller subit une pression en sens inverse égale au rebondi de
l’oreiller. Quand le ressort est trop puissant, il nous déplaffe de force et c’est très contrariant, mais ce
n’est qu’une question de réglage. Notre inventeur fabriqua donc les premiers ressorts, qu’il plaça dans
les matelas et les fauteuils. Tout alla bien, jusqu’au moment où plusieurs ressorts s’échappèrent dans
la nature et retournèrent à l’état sauvage.
− Comment peux-tu dire qu’ils y sont retournés, s’ils venaient juste d’être inventés ? objecta Martin.
− Parce que le texte de l’histoire raconte ça comme ça. Laisse-moi continuer. Ces ressorts sauvages
devinrent les premières Bêtes-à-ressort, qui se diversifièrent en de nombreuses espèces. Certaines
étaient inoffensives, mais il en apparut d’autres de plus en plus monstrueuses. Ce sont les Horloges,
les fanatiques de Taon, dont les Réveils sont les plus répandus. Ce sont des machines impitoyables,
rouges, stridentes et que la Frénésie rend folles. Ils ne pensent qu’à occuper tout le temps libre, le leur
et surtout celui des autres, au nom de l’efficacité. Ils sont persuadés que le monde doit aller vite,
toujours plus vite, sinon il s’écroulera, alors que c’est exactement l’inverse ! Comme tu le sais, ils
rêvent de nous réduire en esclavage, et l’ont déjà fait à certaines époques. Mais il se fait tard, et je ne
devrais pas te parler de sujets aussi effrayants à cette heure, cela va te donner des cauchemars.
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− Mais non tonton, je ne suis pas si peureux ! Continue ! »
L’oncle Byssus plaça ses sourcils de façon à former une barre horizontale continue juste au-dessus de
ses yeux.
« Non, c’était une façon polie de te faire comprendre que là c’est tout pour aujourd’hui.
− Mais tu ne m’as pas raconté la Guerre des Gongs et la Grande Migration Immobile ! Ni la traversée
du Saharass et la découverte du Plaffesthan !
− Ce sera pour une autre fois, voyons.
− Et la création des États Unaus ? Et l’histoire de Gourney-le-Fou ! Et cela fait longtemps que tu ne
m’as pas reraconté les miracles d’Atarax le Fixe, qui laissait de petits coussins dans ses traces de pas
partout où il marchait.
− Atarax le Fixe était un philosophe. Tu confonds avec Polonios de Tysane, qui rendait les rochers
doux comme des couettes, chantait des berceuses aux tigres, et faisait se tresser les brins d’herbe en
nattes de couchage par son seul regard.
− Raison de plus pour me les raconter encore.
− Eh bien, ce sera pour la prochaine fois, si tu veux. Regarde tes paupières, elles sont tout ensablées de
sommeil… C’est l’heure où le vent nocturne apporte, par delà l’espace et le temps, quelques grains du
sable du Saharass pour endormir les enfants du présent. Roule-toi en boule, bien au chaud sous les
couvertures (les nuits étaient froides, même dans le désert il y a bien des siècles), blottis ta tête bien
confortablement sur le traversin, et traverse la nuit entouré de beaux rêves. Et quoi qu’on te dise, ni
demain, ni les jours suivants, personne n’aura le droit de te réveiller avant l’heure de ton bon plaisir,
car l’univers est mou et le sommeil est ton pays. »
Pierre Cuvelier
Publié dans la revue Disharmonies n°23 en mai 2011.
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