L`œil de la guerre – Lee Miller et ses photos de presse, Carolyn

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L`œil de la guerre – Lee Miller et ses photos de presse, Carolyn
L’œil de la guerre – Lee Miller et ses photos de presse, Carolyn Burke (traduction de Jean
Migrenne, La Revue des Deux Mondes, octobre-novembre 2008)
(…) Au nombre des éléments de confort dont Scherman et elle font usage ce soir-là, le plus
appréciable est peut-être la salle de bain de Hitler, dans la mesure ou ils n'ont, ni 1'un ni
1'autre, pu vraiment se laver depuis des semaines. Avant d'utiliser la baignoire, 1’un après
l’autre, ils mettent en scène la série de photos qui marque l’occasion. La meilleure montre une
Lee Miller songeuse qui contraste bizarrement avec les objets qui 1'entourent. Un portrait de
Hitler posé sur le bord de la baignoire contemple la scène. Une statuette de femme, de facture
classique, le fixe en retour. Sous cette statuette, 1'uniforme de Lee est jeté en tas sur une
chaise ; ses chaussures sont au garde-à-vous sur la descente de bain sale. La parabole d'un
tuyau de douche pend derrière elle. Dans ce cadre, son expression laisse entendre qu'il était
impossible de ne pas penser à ceux qui étaient morts dans les « bains » de Dachau.
C'est le type même de 1'illustration des grands moments de l’Histoire. Lee Miller écrit à
Audrey Withers : « Nous sommes tous demandés où nous serions, quelle ville et quels amis
nous choisirions pour fêter la fin de la guerre ou la mort de Hitler. » Un bulletin de la BBC, à
minuit, annonce la mort du Führer au moment même où Lee est dans sa baignoire. « On ne
pouvait imaginer meilleure façon de fêter ça », lance-t-elle, mais il y a tout sauf de la joie
dans cette boutade.
En abîme dans cette photo, une image accroche le regard celle du Führer présidant en
personne cette parodie de célébration. Bien que la « monstrueuse machine » soit morte, écritelle, « il n'avait jamais été vraiment vivant à mes yeux avant ce jour ». Toucher les objets que
Hitler avait touchés le rend moins irréel « et d'autant plus horrible ». Il a maintenant l’air d'un
« singe embarrassant qui vous humilie avec ses gesticulations, qui vous caricature comme
dans un miroir ».
La scène de la baignoire
Le comble de 1'ironie, dans une photo qui en déborde, réside peut-être dans le fait que Lee
Miller a reconnu quelque chose d'elle-même en Hitler dont la virilité caricaturale lui fait face.
Pendant les années vingt et trente, tant de portraits de cette remarquable beauté avaient mis en
avant la fierté de son port de statue que la Vénus de Milo était devenue son emblème. A son
corps défendant, néanmoins. La forme féminine dans la baignoire rappelle son rôle de figure
de proue du Paris avant-gardiste : muse sans bras de Cocteau dans le Sang d'un poète, modèle
et compagne de Man Ray. Ici, la statuette a des bras, mais ses jambes sont coupées à hauteur
des genoux. Elle est à l’opposé d’Hitler, dans un souci évident de confrontation.
Cette subtile banderille plantée par Lee Miller dans la représentation patriarcale de l'idéal
féminin se complique par le fait que, consciente d'être une blonde aux yeux bleus, elle
correspondait aux critères esthétiques hitlériens lesquels, dans les années trente, coïncidaient
avec un retour au classicisme conservateur. Dans Revenge on Culture - une photo du Blitz - un
emblème de la féminité dont le profil rappelle celui de Lee a été jeté bas par les forces de
destruction émanant de la culture qui l’avait mise sur un piédestal.
La scène de la baignoire, fortement travaillée, implique la reconnaissance par Lee Miller
qu'elle aurait été cataloguée Aryenne. Son nom de famille, version anglaise de Müller,
implique une existence parallèle en tant que Mädchen parmi d'autres photographiées par elle
pour Vogue ou en tant qu'Eva Braun, maîtresse de Hitler. Le lendemain, elle visite
1'appartement de celle-ci et s'intéresse à ses produits de beauté avant de faire un somme « sur
le lit d'Eva » a dit-elle à Audrey Withers, comme si elle avait été intime avec ces gens qu'elle
détestait. Elle poursuit : « C'était confortable, mais il y avait quelque chose de macabre à
dormir sur 1'oreiller d'une femme et d'un homme qui venaient de mourir, tout en se
réjouissant de leur mort, si c'était bien le cas. »
Sous la statuette, l’uniforme de Lee Miller a l’air d'avoir été laissé là quelques secondes
auparavant. Cela fait un an que cette femme toujours habillée chic porte un treillis et met des
brodequins militaires. Correspondante sur le front, de la Normandie à Munich, 1'ancien
mannequin a l’air « d'un lit défait qui n'a jamais connu la lessive » rappelle Scherman. Ce
qu'il ne dit pas, c'est que Lee est heureuse de pouvoir se débarrasser de ces tenues de femme.
Elle n'a pas changé de pantalons (ceux que 1'on voit sur la chaise) depuis son reportage sur la
renaissance de la mode parisienne six mois plus tôt. Les brodequins en plein centre de la
photo sont un pied de nez à 1'adresse de ceux qui ne jurent que par les convenances, y
compris cet officier qui lui faisait remarquer que ses « chaussures ne sont pas cirées ».
Pourtant ces souliers sales sur le tapis sale impliquent également un prix : celui du vécu qui a
précédé cet instant.
Depuis le débarquement des Alliés en 1944, Miller mène une vie d'homme. Elle est poussée
par un mélange de moral et d'adrénaline. L'enthousiasme suscité par sa participation au
déroulement de 1'histoire la pousse du siège de Saint-Malo à la libération de Paris, à travers
1'Europe jusqu'à la jonction entre troupes russes et américaines à Torgau, pour aboutir en
Bavière. Mais rien ne 1'a préparée à affronter Dachau. Ce jour-là, pourtant, alors que
« tellement de soldats aguerris en ont les tripes retournées que cela nuit au déroulement des
opérations ordonnées », elle prend pellicule sur pellicule pour en témoigner.
Ces images ont bien pu lui remonter à la mémoire alors qu'elle s'abandonnait au plaisir si
longtemps retardé du bain, rituel maintenant contaminé par les associations évidentes.
L'impossibilité d'éviter éternellement toute souillure est impliquée dans les objets qui se
trouvent derrière elle. Le flexible de douche rappelle les méthodes d'extermination des nazis.
Le carrelage et 1'agencement rationnel évoque leur sens de 1'ordre. Ce que Lee Miller dit des
chambres à gaz déguisées en douches montre son indignation : « Les victimes désignées,
s'étant défaites de leurs vêtements, avançaient sans se douter... En tournant les robinets de la
salle de bain, elles se donnaient la mort, épargnant ainsi aux SS l’opprobre du meurtrier. »
Malgré le ton « dur à cuire » de son reportage, son regard laisse entrevoir qu'à partir de ce
jour-là, des mots tels qu'innocence - n'ont plus de sens pour elle.
Même dans les dépêches rédigées avant Dachau, la prose de Lee Miller se hérisse de colère
lors de sa traversée de 1'Allemagne. Les habitants de Cologne sortant de leurs abris sont
décrits comme « des vers, pâles et propres et bien nourris ». « Qui croyaient-ils être les miens,
ma chair et mon sang, sinon les aviateurs et fantassins américains? » ironise-t-elle. A Dachau,
la métaphore de la chair et du sang prend un tour odieux. Les lapins de la ferme de la prison
sont bien nourris; les étables abritent « des bêtes au cul gras qui font mal à voir après tant
d'êtres humains qui n’ont que la peau et les os ». Trébuchant sur les cailloux de la place
centrale, elle se représente « des pieds de condamnés par milliers, des pieds douloureux qui
traînent et piétinent pour chasser le froid, et qui changent d'appui pour calmer la douleur, pour
finir par ne plus servir à rien sauf à les mener à la chambre mortelle ».
Avant de monter dans la baignoire, Lee Miller dépose un bracelet-montre sur son uniforme.
Moins immédiatement perceptible que les autres éléments de cette mise en scène méticuleuse,
il rappelle les objets personnels dont ont été « dépossédés » les prisonniers. Il fait aussi de la
scène un monument du souvenir au temps qui mène à la mort. Photo peut-être pensée comme
devant être un jeu sardonique, la composition de Lee Miller n’en est pas moins un hommage à
la mort des victimes du nazisme autant qu'elle marque la mort de celui qui a ordonné leur
extermination. Si, comme 1'écrit Susan Sontag, toute photographie est memento mori, celle-ci,
à double ou triple degré, témoigne de ce Susan Sontag appelle « 1'inexorable débâcle du
temps ».