production personnelle – anonyme
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production personnelle – anonyme
PRODUCTION PERSONNELLE – ANONYME Je ne me souviens pas du nom de famille de la sage-femme qui facilita ma naissance. Je ne me souviens pas de mon numéro d’identifiant – anonyme, généré aléatoirement, de NSN niveau 4. Je ne me souviens pas des derniers mots de mon grand-père au téléphone ; je n’y prêtais pas trop attention puisque je ne savais pas qu’il décéderait le lendemain de ces examens qui m’obsédaient. Je ne me souviens quasiment jamais comment faire pour oublier. Je ne me souviens pas du jour où je me suis rendu compte que je détestais les Weet Bix. Je ne me souviens pas du nombre de lignes que comprend le passage piéton à côté de l’arbre disproportionné devant lequel je passe en voiture tous les matins. Je ne me souviens pas de ce que j’allais… Je ne me souviens pas comment le maire d’Auckland a bien pu se faire élire. Je ne me souviens pas de la couleur préférée de mon premier ami à l’école maternelle. Je ne me souviens d’aucun des souvenirs en vente dans ces magasins de souvenirs interchangeables de Florence. Je ne me souviens pas comment j’ai réussi à m’enfermer dans un cabinet de toilette où il n’y avait pas de papier. Je ne me souviens plus quelles chaussures je portais en recevant le prix de français en année 8 au collège. Je ne me souviens pas de ce qui a amené M. Jordan à réaliser que c’était le garçon le plus corpulent de la classe qui avait cassé la chaise. Je ne me souviens pas du discours édulcoré du proviseur, seulement de ce qu’il n’a pas osé dire. Je ne me souviens pas à quoi ça sert, la violence. Je ne me souviens pas, même si j’étais là. Je ne me souviens pas sous quel prétexte je me suis disputé avec lui alors que sa journée avait été si éprouvante. Je ne me souviens pas du visage de ma grand-mère en réaction aux vomissures chaudes que je déversai dans son sac à main, le jour de mon dixième anniversaire, dans l’avion DC3 que le vent malveillant ne cessa de bousculer dans le ciel. Je me souviens des freins de la Camry rougeâtre éclatant de rire à chaque coup de pédale. Je ne me souviens pas pourquoi j’écris comme ça. Je ne me souviens pas du nombre de fois que ma mère m’embrassa avant de me laisser partir en voyage en Europe pour la première fois, dans le salon Koru de l’aéroport, où il y avait ces stériles fauteuils verts. Je ne me souviens qu’une fois loin de la maison que le nénuphar de ma chambre doit être arrosé. (Bien évidemment, je ne me souviens pas non plus du sens du mot « jardinage. ») Je ne me souviens pas des fiançailles de ma tante et de mon oncle canadiens, maintenant divorcés. Je ne me souviens pas de la dernière fois que je me suis détendu sincèrement et complètement, en renonçant à tout stress. Je ne me souviens pas du goût de la pizza que j’ai mangée la semaine dernière, car elle était trop chaude et a brûlé mes papilles. Je ne me souviens plus que de l'effluve douceâtre, salé et stratifié de la forêt Waitakere, au sommet de la falaise qui donne sur la plage Karekare, parfumée à la rose, qui séduit et paralyse les narines avant de repartir presque sans trace. J’aimerais bien vous faire part de l’histoire du clochard qui ne hurlerait plus pour très longtemps dans la rue de Queen Street, mais je ne m’en souviens pas assez. Je ne me souviens pas de la suite de cette phrase.