RAY Jean - La choucroute 75KB Oct 16 2015 05:33:40

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RAY Jean - La choucroute 75KB Oct 16 2015 05:33:40
Jean RAY
LA CHOUCROUTE
Rien n'est plus proche de nous que
l'inconnu, bien qu'à notre idée il n'appartienne qu'aux plus lointains rivages.
Attribué à
Encyclopédie
de
CARLYLE.
Brewster.
C o m m e Dickens disait « tout en Squeers », je dis « tout en
Buire » q u a n d je songe à l'étrange aventure qui fut mienne.
C'est p a r Buire qu'elle c o m m e n c e , p a r lui qu'elle s'est achevée.
Je le considère c o m m e ami parce que je perds r a r e m e n t
u n e de nos vastes parties d'échecs, qu'il essaye toujours de
m'être agréable p a r de m e n u s et fréquents services, peut-être
aussi parce qu'il y a entre nous, au p r e m i e r abord, u n e certaine ressemblance physique, depuis qu'il porte un Borsalino
à très larges bords et qu'il fume u n e pipe bull-dog de m a r q u e
écossaise.
Nous avons d'ailleurs des goûts c o m m u n s , p a r exemple
p o u r la choucroute, le vin des Côtes-Rôties et le tabac de Hollande.
Buire est originaire du Cotentin, vieux pays de France qui
fournit, paraît-il, à la joaillerie française le plus g r a n d
n o m b r e de courtiers ; aussi est-il employé chez Wilfer et Broways, firme très h o n o r a b l e m e n t connue.
Au dernier nouvel an, ses p a t r o n s lui ont d o n n é u n e p r i m e
appréciable et un a b o n n e m e n t sur tout le réseau ferroviaire ;
il e m p o c h a l'argent avec plaisir, mais l'abonnement lui ouvrit
un ciel de félicités sans n o m b r e .
— Savez-vous c o m m e n t je passe ma j o u r n é e de congé hebd o m a d a i r e ? me dit-il en rougissant de b o n h e u r . Je vais à la
gare, je prends place dans le premier train venu, sans me soucier de sa destination, et je descends selon m o n caprice. De
cette façon, je contente à peu de frais, et sans perte de temps,
m o n insatiable désir d'inconnu.
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Je trouvai l'idée heureuse, tout en ne cachant pas que je
l'enviais quelque peu. Enfant, il me prenait souvent u n e fantaisie n o m a d e qui me faisait m a r c h e r toujours droit, tout
droit devant moi, espérant v a g u e m e n t atteindre des horizons
inconnus et prestigieux.
— Un jour, je vous prêterai m o n a b o n n e m e n t , promit-il,
a u c u n contrôleur ne p o u r r a i t découvrir la petite supercherie,
puisque n o u s n o u s ressemblons c o m m e des frères.
Il tint sa promesse.
Tout au long de la journée, j'hésitai à me servir de la précieuse carte d'abonnement, puis, entre chien et loup, je me
décidai b r u s q u e m e n t : le t e m p s était s o m b r e et les gares
étaient mal éclairées. Je choisis un obscur train de banlieue,
un sale petit tortillard blotti au long d'une voie en cul-de-sac,
et m'installai s u r des coussins de serge bleue, sous le regard
fuyant d'une l a m p e à gazoline.
Au m o m e n t où le train sifflait et où les freins débloqués
hurlaient, un b o n h o m m e chargé de paquets sauta sur le marchepied. Je lui tendis u n e m a i n secourable et, u n e fois installé
en face de moi, le dos à la direction du convoi, il m'exprima
sa reconnaissance.
C'était un h o m m e jovial et bavard, et j'ai retenu son discours :
— C'est la fête chez mes voisins, les Clifoire. Un n o m bien
drôle, n'est-il pas vrai? C'est ainsi que dans m o n pays on
appelle les sarbacanes avec lesquelles s'amusent les enfants.
Mais, clifoires ou sarbacanes, ce sont de bien braves gens qui
fêtent a u j o u r d ' h u i l e u r s n o c e s d ' a r g e n t , p a r f a i t e m e n t .
J'apporte des pâtisseries, des tartes meringuées, des religieuses, des carrés aux pistaches. E n t r e nous, je crains p o u r
les meringues qui m'ont paru fragiles, mais tout fera farine
au moulin, car n o u s s o m m e s entre vieux amis. Il y a u r a un
vol-au-vent aux crevettes, un gigot, un poulet aux olives...
Je souris et l'homme me devint sympathique, car il venait
de citer trois plats dont je raffole.
— Pour moi, continua-t-il, je me serais contenté d'une
ordinaire mais b o n n e choucroute, avec des saucisses, du lard,
des tranches de porcs rissolées.
Je bâillai doucement, n o n d'ennui, car j ' a d o r e parler cuisine, mais d'une faim b r u s q u e m e n t venue : je fais grand cas
d'une c h o u c r o u t e bien conditionnée.
La suite de la conversation ne c o m p o r t a guère un changement de sujet; n o u s établîmes un parallèle entre les choucroutes d'Alsace et celles d'Allemagne. Puis entre celles ser129
vies en Ardenne, garnies de j a m b o n n e a u x , et celles présentées
en spécialité autrichienne, avec des saucisses à la chipolata.
Sur ces entrefaites, le train, qui avait déjà fait d'assez n o m breuses haltes, ralentit de nouveau et je me levai.
— Je descends ici ; bien du plaisir, monsieur, et au revoir !
Je lui tendis la m a i n .
Il la retint avec force, et je vis que son gros et cordial visage
avait soudainement blêmi.
— Ce n'est pas possible! balbutia-t-il, vous ne pouvez pas
descendre... pas descendre... ici.
— Mais si... Adieu!
J'avais ouvert la portière et sauté sur le quai.
Il fit un geste inutile et, à ce qui me semblait, désespéré,
p o u r m e retenir.
— Vous ne pouvez p a s descendre... ici! hurla-t-il.
Le train se remettait en m a r c h e ; je vis le visage de m o n
c o m p a g n o n de route se coller, tordu d'angoisse, contre la
vitre de la portière. Le train prit de l'allure et ne fut plus
qu'une o m b r e fuyante piquée d'un œil flamboyant de cyclope.
J'étais seul sur le quai d'une gare affreusement quelconque,
aux lumières avares. Une sonnette, cachée d a n s u n e niche de
bois, grelottait. Je jetai un regard distrait d a n s des locaux
a b s o l u m e n t vides et, sans avoir vu un percepteur de tickets ni
un quelconque agent de contrôle, je débouchai sur u n e esplan a d e m o r n e et c o m p l è t e m e n t déserte.
Or, à cette heure, u n e u n i q u e chose me préoccupait : celle
de réinstaller s u r u n e b a n q u e t t e de r e s t a u r a n t et de c o m m a n der u n e choucroute ; m o n a m i d'une h e u r e et ses g o u r m a n d s
p r o p o s avaient fait naître en moi un féroce appétit dont je
m'étonnais m o i - m ê m e .
Une r u e s'allongeait devant moi, longue, interminable, tout
en o m b r e s et c h i c h e m e n t étoilée de réverbères à flammes
bleues.
Il faisait froid, il bruinait ; la n u e semblait peser à m ê m e les
pignons et les toits. Je ne vis a u c u n passant et, nulle part, la
clarté accueillante d'une vitrine m a r c h a n d e , ni m ê m e , tout au
long de cette é n o r m e artère, bordée de h a u t e s et noires maisons, u n e fenêtre éclairée t r o u a n t de rose la nuit d'alentour.
— Je me d e m a n d e où je suis, murmurai-je, regrettant déjà
l'aventure selon Buire.
Et, tout à coup, je me trouvai face au havre de grâce : u n e
baie cintrée ternie de buée, mais claire et laissant entrevoir
des contours flous de tables, de glaces et d'un comptoir
confortablement garni.
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Il n'y avait p e r s o n n e à l'intérieur, mais la b a n q u e t t e était
large et tendue de chaude peluche rouge, et sur le c o m p t o i r
flambait un double arc-en-ciel de bouteilles.
— Holà! Quelqu'un?
Il me semblait que ma voix portait loin, fameusement loin,
s'achevant d a n s de vastes profondeurs, en longues résonances.
— Monsieur désire ?
L'étrange b o n h o m m e ! Je ne l'avais vu, ni entendu venir, et
il s'était dressé devant ma table, c o m m e surgi d'une t r a p p e .
Il avait un curieux visage décati de clown, tout blanc, à la
bouche m i n c e et rentrante, aux yeux tapis derrière un rempart de bourrelets graisseux.
— Une b o n n e choucroute, s'il y a moyen d'en avoir une.
— Certainement, m o n s i e u r !
Je ne vis partir ni revenir le serveur, du moins je ne m'en
souviens guère, mais la c h o u c r o u t e se trouva placée s u r la
table, énorme, splendide, dressée sur un gigantesque plat
d'étain frotté, b a r d é e de lards épais, étayée de saucisses
dorées, flanquée de puissantes tranches de j a m b o n et de rôti.
Tout à coup, avant que j'y eusse porté la fourchette, u n e
haute flamme bleue s'en éleva.
— Nous servons toujours la choucroute flambée. Spécialité
de la maison, dit u n e voix.
Je ne revis p a s le serveur, m a i s je m'écriai, de b o n n e
humeur :
— Qu'importe, elle ne p o u r r a qu'en être meilleure !
Et j'ajoutai, mais m e n t a l e m e n t :
« Une c h o u c r o u t e flambée, voilà u n e recette bien nouvelle
que je me p r o m e t s de passer à Buire ! »
P o u r t a n t je n'en m a n g e a i pas... Une chaleur terrible, formidable se dégageait du pâle brasier, et je dus reculer s u r la
banquette. J'appelai le garçon; il ne vint pas.
Je quittai la table et, dépassant le comptoir, je poussai u n e
porte qui devait s'ouvrir d a n s u n e arrière-salle.
Ici c o m m e n ç a la suite des é t o n n e m e n t s sans n o m b r e de
cette soirée.
L'arrière-salle était là, en effet, mais absolument vide et
nue, c o m m e u n e pièce d'une m a i s o n fraîchement bâtie ou
consciencieusement vidée p a r les d é m é n a g e u r s .
J'allumai ma l a m p e de poche et décidai de pousser plus
loin m o n exploration. Eh bien ! je circulai, un temps relativement long, p a r u n e m a i s o n vide, déserte, inhabitée, sans trace
de meubles ni m ê m e de présences anciennes.
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Je garde de m o n origine anglo-saxonne u n e certaine dose
d'humour, cette joie intérieure à froid, qui s'extériorise mal,
mais vous sert a d m i r a b l e m e n t dans les circonstances les plus
difficiles.
« Je n'en m a n g e r a i p a s m o i n s la choucroute, me dis-je, et
avec bien des chances de ne pas la payer. »
Car, en dépit de ce mystère, du vide et du silence, ma fringale ne s'apaisait p a s ; au contraire, je ne rêvais que saucisses,
lardons, côtelettes... Je retournai dans la salle de restaurant.
Il y faisait u n e chaleur torride et je ne pus a p p r o c h e r de ma
table. La flamme m o n t a i t à présent à mi-plafond ; je voyais les
saucisses, les magnifiques tranches de viande grasse, la colline ruisselante de la choucroute, la crème de la p u r é e de
p o m m e s de terre à travers un léger voile azuré, mais a r d e n t
c o m m e l'enfer m ê m e .
— Si je ne puis manger, je boirai ! décidai-je en saisissant
u n e bouteille de liqueur grenat.
Elle était très lourde, solidement bouchée et capsulée.
D'un geste rageur, je cognai le goulot contre le m a r b r e du
comptoir. La bouteille éclata en m o r c e a u x : elle était de verre
plein ! Il en était de m ê m e des autres : les jaunes, les transparentes, les vertes, les azurines.
Alors, la peur me p o u s s a aux épaules, et je m'enfuis.
Je m'enfuis dans u n e cité horrible, noire, vide, silencieuse
au-delà de toute comparaison.
Je tirai des sonnettes, d'antiques pieds-de-biche accrochés
à des chaînes forgées, appuyai sur des b o u t o n s électriques.
Aucun son ne répondit à m o n appel.
J'avais égaré m o n briquet et je n'avais p a s d'allumettes ; je
grimpai sur un des h a u t s réverbères à flammes bleues : elles
r é p a n d a i e n t u n e chaleur atroce, mais je ne p u s y enflammer
u n e cigarette. Je me battis avec des volets et des portes férocement obstinés. À la fin, u n e de ces dernières, plus fragile
sans doute, céda.
Savez-vous ce qu'il y avait derrière ?
Un m u r énorme, noir, massif c o m m e le roc.
Il en fut de m ê m e d'une autre, puis d'une autre encore :
j'étais prisonnier d'une ville toute en façades, sans bruit et
sans autre vie que celle des flammes bleues, épouvantablem e n t ardentes et p o u r t a n t ne brûlant pas.
C'est alors que je retrouvai la longue r u e de la gare et revis
le restaurant.
Il n'était plus qu'un vaste brasier de feu lunaire : la flamme
de la choucroute « flambée » le consumait à présent. Je tra132
versai en c o u r a n t u n e fournaise immobile, poursuivi au long
de ma course folle par u n e haleine centuplée de forge en
furie. Et je revis la gare.
La sonnette tintait : un train se rangeait sagement le long
du quai. Je me laissai tomber, anéanti, sur la b a n q u e t t e d'un
coupé obscur.
Ce ne fut qu'après un t e m p s bien long, u n e heure peut-être,
que je vis que d'autres voyageurs l'occupaient également. Ils
dormaient. Ils descendirent avec moi à la gare, où le contrôleur ne jeta q u ' u n regard distrait sur la carte d ' a b o n n e m e n t de
Buire.
Le lendemain, c o m m e Buire venait me réclamer son abonnement, je ne lui soufflai m o t de l'aventure, car je m'accusais
d'un rêve ou d'une hallucination.
Mais, q u a n d je tirai la carte de ma poche, un gros m o r c e a u
de verre rouge t o m b a ; c'était un tesson de la fameuse bouteille.
Buire le r a m a s s a .
Je vis son visage se tordre curieusement.
— Dites donc, vous ! s'écria-t-il en t o u r n a n t le m o r c e a u de
verre entre ses m a i n s .
— Alors... quoi?...
Il me regarda longuement, les yeux ronds, la lippe pendante, image de la plus complète hébétude.
— Puis-je e m p o r t e r cela? balbutia-t-il. O h ! n'ayez a u c u n e
crainte, je vous le rendrai tel quel. Mais... Mais... Je voudrais...
— Peuh... Faites! répondis-je avec indifférence.
Il me le r a p p o r t a le soir m ê m e . Il était très nerveux.
— Je l'ai m o n t r é à Wilfer et Broways... Ce sont des gens...
euh... très discrets, soyez-en convaincu. Je leur ai dit que
votre grand-père avait passé quelques années aux Indes...
— Et vous n'avez pas menti, dis-je en riant, c'était m ê m e
un fameux c h e n a p a n , à en croire feu m o n père et m e s oncles.
— Tant mieux, dit-il, tout à c o u p rasséréné. Je me sens très
mal, excusez-moi. Mais revenons-en à notre affaire.
— Nous avons donc u n e affaire en cours?
— Je l'espère bien ! s'écria Buire. Wilfer et Broways disent
que ce n'est p a s très vendable. Ils n'ont j a m a i s rien vu de
pareil et s u r t o u t l'étrange forme irrégulière les intrigue.
Qu'importe, il faudra le couper en quatre, peut-être en six, et
cela en d i m i n u e r a fortement la valeur. Bref, ils vous offrent
un million de votre rubis.
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— Ah ! fis-je, et je gardai un long silence.
Buire devint de plus en plus nerveux.
— Allons, j o u o n s franc jeu, ils vous en offrent deux millions, mais n'espérez p a s en obtenir davantage, sinon ce serait
trop réduire ma commission, et elle ne sera p a s é n o r m e si
l'on vous d o n n e deux millions.
Et c o m m e je me taisais toujours, il cria :
— Et surtout, ne l'oubliez pas... p e r s o n n e ne vous posera
jamais de questions !
Tard d a n s la nuit, il m'apportait un volumineux p a q u e t :
deux mille grands billets.
Si j'avais mis en pièces et pris un large m o r c e a u de la
blanche carafe de k u m m e l , j'aurais eu un d i a m a n t digne des
trésors de Golconde à offrir à Wilfer et Broways ; si je m'en
étais pris aux flacons de chartreuse ou de m e n t h e verte, c'est
u n e é m e r a u d e c o m m e j a m a i s n'en c o n n u t Pizarre que j ' a u r a i s
emportée.
Mais, baste, je n'y songe guère.
Je pense à la choucroute et je m e u r s de regret de n'y avoir
pas goûté.
Je la revois sans cesse; elle h a n t e m e s j o u r s et mes nuits.
En vain, je réclame, aux cuisines les plus réputées, des plats
géants où s'entassent les plus riches viandes pimentées.
Dès la p r e m i è r e bouchée, tout m'est cendre et poussière et,
d'un geste las, je renvoie le chef-d'œuvre g o u r m a n d aux traiteurs désespérés.
J'ai imploré les choucroutes les plus fastueuses de Strasbourg, de Luxembourg, de Vienne. P o u a h ! je suis parti, la
nausée aux lèvres, criant m o n dégoût et ma désespérance.
Et j'ai t o u r n é le dos à Buire. Ce n'est plus m o n ami.
© Succession R. de Kremer, 1947
in La dimension fantastique - 1, éd. Librio