Être grands-parents d`un petit-enfant différent. Les enjeux
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Être grands-parents d`un petit-enfant différent. Les enjeux
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 Article original Être grands-parents d’un petit-enfant différent. Les enjeux intergénérationnels de l’annonce du handicap Being grandparent of a special grandchild. Disclosure of disability and intergenerational issues L. Beudin ∗ , B. Schneider Laboratoire InterPsy (EA 4432), université de Nancy-2, 3, place Godefroy-de-Bouillon, 54015 Nancy, France Résumé Buts de l’étude. – Si l’évolution sociologique et démographique a contribué à reconnaître des rôles et des fonctions psychologiques aux grandsparents, leur contribution spécifique au sein des familles dont l’un des petits-enfants est porteur de handicap reste encore méconnue. Dans la littérature, leur rôle est classiquement décrit sous l’angle du soutien instrumental et émotionnel qu’ils peuvent, ou non, procurer aux parents. Mais que vivent-ils pour eux-mêmes ? Comment font-ils face au bouleversement que constitue la survenue d’un handicap chez un petit-enfant ? Comment les liens familiaux sont-ils affectés par cet événement de vie non attendu ? Méthode. – Nous présentons ici deux situations cliniques, issues d’entretiens de recherche menés avec les parents et les grands-parents de deux enfants de dix ans porteurs de handicap. Les familles rencontrées ont été contactées par l’intermédiaire des instituts d’éducation spécialisée que fréquentent les enfants. Parents et grands-parents ont été interviewés séparément à l’aide de questionnaires semi-structurés. Notre analyse porte ici sur le point de vue des grands-parents. Résultats. – Les grands-parents rencontrés tendent à s’effacer devant la douleur des parents, et cherchent ainsi à les protéger. Ils disent se soutenir entre eux et ne sont pas demandeurs d’aide spécifique. Mais l’analyse permet de comprendre comment, sur la base de cette adaptation, ils peuvent proposer certaines modalités de soutien auxquelles ils donnent sens en fonction de leur histoire personnelle, de couple ou du contexte familial élargi. Conclusion. – La contribution spécifique des grands-parents est encore mal connue, mais nous appréhendons mieux les effets bénéfiques du soutien potentiel des grands-parents sur le noyau familial. Par leur attention et leur place privilégiée, ils aident les parents à accéder à une pleine parentalité et participent à la construction d’un foyer bientraitant. La découverte, cependant, récente de leurs fonctions et de leurs rôles dans le contexte spécifique du handicap devrait permettre aux institutions qui accueillent leurs petits-enfants de mieux reconnaître leur spécificité. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Famille ; Grands-parents ; Petits-enfants ; Handicap Abstract Aim. – Even though sociological and demographic changes have led to an increased recognition of grandparents’ psychological roles and functions, their specific contribution in families where one of their grandchildren is disabled is still not well known. In the literature, their role is typically described in terms of instrumental and emotional support they may or may not provide to parents. But how do they live the situation themselves? How do they cope with the upheaval that arises from a grandchild’s disability? How are family relationships affected by such an unexpected event? Methods. – We present two clinical cases based on research interviews conducted with parents and grandparents of two 10-year-old disabled children. Families we met were contacted through the special school attended by the children. Parents and grandparents were interviewed separately using semi-structured questionnaires. Our analysis here focuses on grandparents’ point of view. Results. – The grandparents that we met tend to step aside in front of the distress felt by the parents, trying this way to protect them. They say that they support each other and do not seek any specific help. But the analysis provides an understanding of how, on the basis of this adaptation, they can provide certain types of support to which they give a meaning according to their personal or couple story, or to a broader family background. ∗ Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (L. Beudin), [email protected] (B. Schneider). 0222-9617/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2011.10.012 184 L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 Conclusion. – Grandparents’ specific contribution is still not well known but we better understand the benefits of the grandparents’ potential support on the family unit. By their attention and special place, they help parents reach a fully fulfilled parenting role and help constructing a welfare home. The yet recent uncovering of their functions and their roles in the specific context of disability should allow institutions that receive their grandchildren to better recognize their specificity. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Family; Grandparents; Grandchildren; Disability 1. Introduction Il y a près de 30 ans déjà Zucman (1982) [1] avait remarqué l’importance de la place des grands-parents dans la dynamique familiale autour de l’enfant handicapé, mais elle avait tout autant constaté la rareté, voire l’absence de témoignages ou de recherches sur ce sujet. Ces constats sont encore partiellement d’actualité, en particulier dans la littérature francophone. Seul un numéro de la revue Contraste (2003) [2] ou des travaux isolés (Gosselin et Gagnier, 1997 [3] ; Jaspard, 2002 [4]) leur ont accordé une attention spécifique. Bien que la littérature anglo-saxonne se soit partiellement enrichie (Beudin et Schneider, revue de question en préparation), le peu d’attention qui leur a été accordé s’explique, d’une part, et de façon générale par la découverte récente et progressive des grands-parents et de leurs fonctions dans un contexte sociologique et démographique aux mutations profondes – contexte que nous évoquerons brièvement en introduction – d’autre part, par l’ambivalence des sentiments qu’ils suscitent au regard des réaménagements psychiques impliqués par la naissance d’un enfant/petit-enfant (Soulé, 1979 [5]), et enfin concernant le rapport au handicap luimême par la difficile place que leur reconnaissent les institutions auxquelles ils sont confrontés dans l’exercice de leurs fonctions. Relais stables pour les parents, source de soutien ou en retrait en raison de la confrontation avec le handicap, les positionnements des grands-parents sont divers, mais ils influent sur la dynamique familiale car les grands-parents en sont des acteurs essentiels. Nous nous appuierons sur la présentation de deux situations cliniques pour tenter d’introduire une discussion relative aux deux derniers facteurs explicatifs à partir d’une réflexion autour des enjeux intergénérationnels de l’annonce du handicap. 2. « Nouveaux grands-parents » et « grand-parentalité ». . . au sein de familles confrontées au handicap d’un petit-enfant ? Au cours des 30 dernières années, les grands-parents ont progressivement suscité l’intérêt des chercheurs. Leur présence « au quotidien » est avérée. Attias-Donfut et Segalen (1998) [6], sociologues de la famille, ont contribué à dévoiler « l’invention de la grand-parentalité ». À leur suite Castellan (1998) [7], Bouyer et al. (2000) [8], ou Schneider et al. (2005) [9], ont contribué à mettre en exergue ce qui semble réellement marquer une transition : le nombre de grands-parents ; leur « jeunesse » et leur santé ; leur place sociale comme agents actifs et impliqués ; la diversité et l’importance de leur présence dans les divers registres de la solidarité ; enfin la reconnaissance de liens affectifs et éducatifs inédits qui se tissent entre grands-parents et petits-enfants, contribuant à mieux saisir les enjeux psychiques de cette grand-parentalité. En effet, les grands-parents représentent des « autruis significatifs » pour l’enfant dont la théorie de l’attachement a pu montrer l’intérêt et l’originalité. Mais « on ne naît pas grandparent, on le devient ». La formule, galvaudée, signe bien pour les grands-parents une maturation, une élaboration. La crise nécessaire, avec les changements identitaires et les réaménagements psychiques qui en découlent, se manifeste de façon très puissante. C’est un processus qui renvoie à celui du devenir parent, mais ne s’y superpose pas. Comment dès lors aborder cette transition quand le handicap la renvoie à des processus impossibles ou entravés (la continuité), à l’interrogation sur la perte de ses propres capacités comme renvoyées en miroir, quand l’exigence de soutien remet en question l’aspiration à des choix de vie gratifiants et n’autorise plus la négociation apaisée par rapport à soi même ? Les grands-parents sont porteurs de fonctions spécifiques, telles que pivot des solidarités intergénérationnelles, témoin du temps qui passe, tiers indulgent à temps partiel ou agent de transmission. Dans les situations de handicap, comment cellesci vont-elles être sollicitées, mobilisées, aménagées, mises en tension, ignorées ou déniées ? Comment va s’instaurer la « bonne distance » aussi volontiers invoquée par nombre d’auteurs pour caractériser les liens entre grands-parents, parents et petits-enfants, qu’elle reste difficile à définir (Mietkiewicz et Schneider, 2001) [10]. C’est à l’aune de ces deux axes de réflexion autour de la grand-parentalité dans son processus et son exercice que nous allons porter attention aux situations de grands-parents de petits-enfants en situation de handicap, issues d’entretiens de recherche. Grâce aux concours d’établissements d’éducation spécialisée (instituts d’éducation motrice, instituts médico-éducatifs) situés en Lorraine, nous avons sollicité la participation des familles des enfants qui y étaient accueillis. C’est par l’intermédiaire « obligé » des parents que se sont organisés les différents entretiens. Nous avons d’abord rencontré les parents. Avec leur accord, lorsqu’il a été obtenu, nous avons ensuite rencontré les grands-parents. Les entretiens étaient construits autour d’un questionnaire semi-structuré, de l’établissement d’un génogramme et de la réalisation d’un blason familial, construction mythique de la famille. La question du « biais », introduit par la médiation obligée des parents pour accéder aux grands-parents, se pose, bien évidemment. Nous avons choisi de ne pas traiter cette donnée comme un écueil à l’accession aux grands-parents, mais plutôt comme représentative d’une dynamique familiale particulière. L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 185 Dans cet article, nous centrerons notre analyse sur le point de vue des grands-parents. C’est donc autour du discours d’abord de Monique et Léon, puis d’Antoine que nous proposons un aperçu du fonctionnement de familles « ordinaires » aux prises avec la survenue d’un événement de vie « extraordinaire », non attendu, tel que le handicap d’un de ses enfants. Le soutien émotionnel procuré par les grands-parents et perçu par la mère s’ancre donc dans un respect fort des choix de cette dernière. 3. Monique et Léon, grands-parents de Jade Mais chacun des deux grands-parents rencontrés s’inscrit dans un registre émotionnel et éducatif qui lui est propre. La proximité émotionnelle de Monique est perçue par Louise qui nous indique : « ma mère est très proche. Elle est comme à ma place ». Léon, pour sa part, s’autorise à émettre des critiques sur le registre éducatif des parents de Jade, critiques qui sont pondérées par l’empathie de Monique. C’est alors la complémentarité de la position des deux grands-parents qui peut apparaître comme soutenante. Ce soutien est signifié par Louise qui explique que ses parents « feraient n’importe quoi. Ils nous laisseraient pas tomber ». Les différents registres de rôles des grands-parents coexistent au sein de la famille. La grand-mère se situe dans une proximité affective et émotionnelle, et le grand-père vient introduire une distance. Les deux registres des grands-parents coexistent et dans une complémentarité s’autorisent l’un l’autre. Monique et Léon, 69 et 77 ans, sont tous les deux retraités. Ils ont deux filles dont la cadette, Louise, est la maman de Jade, dix ans, atteinte d’un syndrome autistique. Jade est la dernière de leurs cinq petits-enfants. Ils indiquent faire avec elle ce qu’ils ont fait avec leurs autres petits-enfants : accueil à la journée pendant les vacances, avec ou sans les parents, avec ou sans la fratrie. Pour autant, ils reconnaissent la garder fréquemment quand les parents en ont besoin. Ils permettent par leur présence de pallier les éventuels manquements dans l’organisation, et assurent par la qualité de leur engagement une tranquillité d’esprit à la maman de Jade qui lui permet de profiter de sa disponibilité. Les liens intergénérationnels nous sont apparus marqués par quatre traits essentiels. 3.1. La proximité relationnelle entre Monique et Léon et leur petite-fille, et la création de liens électifs Monique et Léon reconnaissent que Jade occupe une place particulière parmi tous leurs petits-enfants : « c’est un peu la préférée, on va dire comme ça. On les aime bien tous, mais c’est pas pareil ». Léon souligne le calme de Jade. Mais il semble que la réalité de la garde de la petite soit assurée par Monique, et que cela lui demande un grand investissement : « il faut tout le temps s’en occuper ». Ainsi, la garde de leur petite fille s’inscrit dans des attentes réciproques qui se complètent. Le comportement de Jade fait qu’elle est « facile » à garder pour les grands-parents et que cela leur convient. La dimension de la relation entre le grand-parent et son petit-enfant et des satisfactions qu’elle procure est respectée. 3.2. Un soutien qui s’ancre dans une proximité émotionnelle avec leur fille Monique et Léon connaissent bien leur petite-fille. Ils sont attentifs à ses habitudes et ses besoins. Ils s’inquiètent pour elle, se demandent ce qu’elle ressent. Ils s’interrogent sur son futur, surtout quand ses parents ne seront plus là. Mais l’inquiétude des grands-parents est double. Elle concerne également leur fille Louise, et est à la base de leur engagement. Monique partage émotionnellement la douleur de sa fille. Elle comprend la difficulté pour elle de s’occuper quotidiennement de Jade. Lorsque Louise a choisi de retravailler, elle a soutenu sa décision, même si les jours choisis semblaient peu correspondre avec la prise en charge d’une enfant encore jeune (travail à temps partiel le mercredi et le samedi). Monique a compris et soutenu le besoin de sa fille de se dégager d’une relation exclusive avec Jade. Cette dimension de compréhension apparaît comme constitutive du soutien des grands-parents maternels. 3.3. La valeur du soutien dans la complémentarité des rôles des grands-parents 3.4. L’annonce du handicap Ce sont les parents qui ont annoncé aux quatre grands-parents que Jade était atteinte d’autisme. Le diagnostic a été posé quand leur fille avait trois ans et a fait suite à une période d’incertitudes et d’inquiétudes qui n’ont pas toujours été partagées au sein de la famille. Avec l’annonce du diagnostic, la question de l’origine de la maladie vient se poser dans cette famille. Elle est alors abordée de façon différente selon la lignée. Les grands-parents maternels, reprenant à leur compte les explications génétiques, amenées par les parents, l’envisagent de façon fataliste : « ça a tombé ici quoi », alors qu’une mise en cause du corps médical, voire une responsabilité maternelle est questionnée par la grand-mère paternelle (également rencontrée) : « GMP1 : mais elle dit c’est pas de l’accouchement, mais je ne sais pas. Hein, elle a eu les fers et tout. Ils lui ont peut-être trop serré la tête, et puis. Et il y a peut-être quelque chose qui s’est bloqué. Eux, ils ne veulent pas entendre parler, mais je ne sais pas. GPP : ça vient pas de ça. GMP : Moi je suis sûre qu’elle aurait fait la césarienne, elle n’aurait rien eu du tout. » Ainsi, là encore, le choix de Monique et Léon d’adhérer aux théories parentales est contributif du soutien qu’ils réalisent. 4. Antoine, grand-père paternel de Julien À travers l’exemple d’Antoine, nous cherchons à souligner l’importance que peut revêtir l’établissement d’une 1 GMP : grand-mère paternelle ; GPP : grand-père paternel. 186 L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 relation entre le grand-parent et son petit-enfant pour l’équilibre familial dans son ensemble, tout en mettant l’accent sur le caractère dynamique et les possibilités d’évolution de cette relation. Antoine s’est marié très jeune et a eu deux enfants avec sa première épouse. Après leur divorce, ils se sont ensuite remariés chacun de leur côté et ont eu d’autres enfants. Le fils aîné d’Antoine et de sa première épouse se marie jeune lui aussi. Quand naît Thomas, leur premier enfant, sa femme et lui ont une vingtaine d’année. Trois ans plus tard arrive Julien, leur deuxième enfant, dont la naissance se fait prématurément et dans des conditions difficiles. Le bébé nécessite une réanimation néo-natale lourde. Antoine, le grand-père paternel a alors 45 ans. 4.1. Le choc de l’annonce puis une prise de conscience échelonnée et différenciée Pour Antoine, il est alors évident que Julien gardera des séquelles irréversibles de cet accouchement traumatique. Il rapporte que son souhait au moment de la naissance avait été « que cet enfant ne vive pas ». « J’avais demandé à ce qu’il ne soit pas réanimé ». Pour les parents au contraire, la révélation du diagnostic d’infirmité cérébrale faite après 15 jours tombe comme « une douche froide ». L’intensité du choc ressenti entraîne des réactions de déni dont ils disent avoir mis longtemps à sortir. La prise de conscience du handicap de leur enfant va alors se faire en plusieurs étapes. Parents et grand-parent décrivent ainsi une période dont la durée (un an selon les parents, plusieurs années pour Antoine), et la nature rendent compte d’un décalage important dans la perception de la situation. Selon Antoine, les parents « culpabilisaient d’avoir fait un enfant handicapé » et minimisaient les difficultés de leur fils, actuelles et à venir. Pour les parents, le repli autour de leur bébé était majeur et le partage des émotions, des inquiétudes ne pouvait se faire. Antoine choisit alors de provoquer une prise de conscience en abordant les difficultés de Julien de manière directe avec son fils et sa belle-fille « vous voyez que ça ne va pas », en s’appuyant sur le constat de contraintes matérielles (les aides nécessaires, les démarches, l’inscription dans un statut d’enfant handicapé). Cette prise de conscience brutale agit comme un électrochoc sur les parents : « on avait beau le savoir, on ne se l’était jamais dit comme ça. On en avait parlé à personne, personne en parlait » précise le père. 4.2. La transformation de l’implication d’Antoine Antoine joue donc un rôle majeur dans la prise de conscience des parents. Mais l’implication d’Antoine auprès de Julien et de ses parents va, elle aussi, se faire en plusieurs étapes. Elle est liée pour une part aux représentations d’Antoine concernant le handicap qui se croisent avec celles des parents et de la relation qu’ils entretiennent avec leur fils. 4.2.1. Une relation grand-parent/petit-fils qui ne peut se développer La violence de l’annonce du handicap de son petit-fils prend beaucoup de place pour Antoine et l’empêche d’investir un enfant dont il ne peut imaginer la vie. À l’arrivée de Julien, et dans le but avoué de soulager ses parents et de les aider à se rendre plus disponibles pour lui, Antoine oriente ses pratiques de grand-parent autour de Thomas, le frère aîné de Julien et le prend régulièrement en vacances. De plus, Antoine explique que les parents de Julien le surprotégeaient quand ce dernier était petit et lui étaient très attachés. Ce sentiment est partagé par les parents qui reconnaissent, disent-ils « avoir eu beaucoup de mal à le lâcher ». « Il est vrai que dans les premières années, on le [Julien] donnait à personne de toutes façons ». À ce moment de leur histoire, et pour ces multiples raisons, il est donc difficile pour Antoine d’investir une relation particulière avec Julien. 4.2.2. Une absence des grands-parents douloureusement ressentie par les parents Mais l’absence de lien spécifique entre Julien et ses grandsparents va finalement être ressentie par les parents comme un manque de soutien de leur part. « Donc Julien, il est UNE fois parti chez ses grands-parents pour rester trois jours avec, deux nuits quoi. En dix ans c’est tout. Et ça nous paraît maintenant un peu juste. » Ce désengagement s’ancre pour partie dans ce que les parents n’ont pas le sentiment d’être compris par les grands-parents : « Je trouve que mes parents, ils nous paraissent, mon père peut-être un peu moins, mais surtout ma mère, à des kilomètres de la réalité de ce qu’on vit tous les jours ». « Je sais pas comment faire pour qu’elle [la grand-mère paternelle] se rende compte que si on vient plus c’est parce que c’est, c’est épuisant ». Dans les propos du père de Julien au sujet de ses parents, s’entend le regret de la moindre implication de la grand-mère paternelle. Quand un des grands-parents fait défaut, son absence est douloureusement ressentie par le parent. Un évènement va venir alors modifier l’équilibre relationnel de la famille. Le père de Julien va brutalement connaître un épisode dépressif important, qui va avoir pour conséquence – mais peut-être pour fonction – de repositionner le grand-père dans le système familial. En effet, en étant réceptif à la détresse de son fils, Antoine prend conscience des difficultés que suscite la prise en charge de Julien dans le long terme. Il va alors s’impliquer davantage dans la relation avec son petit-fils, et lui proposer par exemple de venir dormir seul à la maison, sans son frère ni ses parents. C’est grâce à cette proximité physique que va pouvoir se déployer la relation entre eux. Antoine apprend peu à peu à s’intéresser au développement de Julien et valorise ses capacités d’autonomie. 4.3. Les conditions du soutien du grand-père paternel Mais, cet effort coûte à Antoine. La prise en charge de Julien est lourde, elle suppose des manipulations physiques, des L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 aménagements et une grande implication de tous. Antoine est très concerné par la dimension de responsabilité qui lui incombe quand il a la charge de son petit-fils. Très pris par son activité professionnelle, il choisit tout de même de consacrer du temps à son petit-fils et envisage de le faire plus encore au moment de la retraite. Cette volonté de prendre une part plus active dans la prise en charge de Julien est une des modalités qu’il met en place pour soulager le couple parental et le soutenir dans le long terme. Si Antoine s’implique davantage auprès de Julien, c’est également parce qu’il se retrouve en première ligne auprès de lui et de ses parents en occupant une place laissée vacante. En effet, le grand-père maternel est décédé quand Julien avait quatre ans et c’est une occasion de relation bonne et soutenante, mais perdue pour eux qui est décrite par les parents. La relation avec la grand-mère maternelle est rompue. Ce qui se dessine alors en creux à travers la présence accrue d’Antoine auprès de Julien, c’est l’absence de la grand-mère paternelle et le manque qu’en ressentent les parents, que vient compenser Antoine. L’existence d’une relation entre le grand-parent et son petitenfant porteur de handicap est donc un facteur essentiel qui participe au bien-être global de la famille. Outre son aspect de soutien pratique (soulager les parents dans la prise en charge par exemple), elle a une fonction d’étayage des relations familiales qui rassure les parents. À travers le cheminement d’Antoine, nous percevons les différentes étapes de sa prise de conscience : s’il connaît une première prise de conscience du handicap, au moment de la naissance de son petit-fils, c’est dans un deuxième temps, qu’il va prendre conscience du sujet handicapé, avec l’appel de son fils et le développement de la relation avec son petit-fils. Nous nous apercevons ensuite qu’il n’existe pas de facteurs de déterminisme figés de la relation. Malgré les circonstances qui auraient pu faire que le grand-père ne prenne pas sa place, celui-ci va finalement l’investir. L’épisode dépressif du fils, la situation géographique des protagonistes, la proximité relationnelle entre la belle-mère et la bru sont des éléments qui vont venir l’autoriser. Ainsi, toute situation porte en elle des facteurs de fragilité ou de renforcement, mais aucune n’est fixée une fois pour toutes. À travers les exemples de ces deux familles particulières, nous pouvons donc dégager quelques éléments constitutifs du soutien exercé par les grands-parents : • il s’ancre tout d’abord dans l’établissement d’une relation de proximité affective et d’acceptation inconditionnelle des grands-parents vis-à-vis de leur petit-enfant porteur de handicap. Cette acceptation est d’autant plus inconditionnelle qu’elle correspond aux attentes des grands-parents ; • il se nourrit d’un partage émotionnel fort, qui assoit le sentiment de compréhension entre les parents et les grandsparents ; • il est enfin lié à un respect des choix parentaux. Pour autant, une critique de ces choix peut également s’exprimer. La diversité des positions de chacun est alors possible. 187 Ainsi peut alors se mettre en route et se partager une construction mythique du sens que le handicap va venir prendre dans la famille. 5. L’annonce du handicap et ses enjeux intergénérationnels Les familles présentées attestent de ressources et peuvent à certains égards laisser penser que nous induisons une lecture optimiste des relations familiales, alors que les praticiens sont souvent confrontés ou sensibles à la conflictualité des rencontres cliniques qu’ils ont en charge. Rappelons d’abord le contexte de notre recueil de données : l’accès aux grands-parents nécessitait l’accord des parents ce qui présupposait des relations intergénérationnelles suffisamment positives pour autoriser cet accord. Par ailleurs, nous visions sans doute à expliciter les capacités adaptatives de ces familles et leurs ressources, ce qui a contribué au choix de familles qui rendent possible ce regard, d’où sans doute ce qui peut être perçu comme une « ode optimiste » aux « compétences des familles » (Ausloos, 2010) [11]. Dans une dernière phase de notre parcours, nous proposons dès lors de rappeler, de dégager et peut-être de compléter quelques propositions de réflexion autour des « enjeux intergénérationnels de l’annonce du handicap » en nous aidant des apports de la littérature existante sur le sujet, pour examiner les conditions qui rendent possibles ces parcours positifs. 6. Une place privilégiée, un rôle pivot majeur Le plus souvent, la majorité des grands-parents est très tôt au courant du handicap de leur petit-enfant comme le confirment Scherman et al. (1995) [12] ou Jaspard (2002) [4] : premiers informés, premiers destinataires de la nouvelle que les parents viennent de recevoir, premiers témoins émotionnels, ils sont des supports inscrits dans le réseau familial élargi qu’ils contribuent fréquemment à informer, ce qui souligne non seulement les enjeux verticaux de la filiation, mais leur dimension horizontale. Si ce sont les premiers destinataires, la question n’est dès lors plus celle du moment de l’annonce, mais des modalités de cette annonce puisque ce sont elles qui vont contribuer à une parentalité soutenue ou empêchée. Position exigeante et difficile pour les grands-parents, souvent au prix de la modération de leur propre ressenti et de leurs propres besoins, position que tous bien sûr ne sont pas en possibilité d’assumer. 7. De la place objectivement privilégiée à la place subjectivement obligée 7.1. L’annonce comme construction familiale : annonce et dévoilement La « réalité » du handicap peut venir marquer l’annonce comme moment, comme temps singulier ou inaugural d’un cycle de vie nouveau et d’un positionnement ainsi que d’un engagement spécifique des partenaires, mais cette réalité objective est bien différente selon qu’elle relève d’un diagnostic ponctuel et daté ou d’une construction progressive. Un diagnostic de 188 L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 trisomie en tant qu’événement circonscrit est fort différent des conditions d’élaboration d’un diagnostic d’autisme. Ce que nous donnent cependant à voir ici les exemples des grands-parents de Jade et de Julien, ce ne sont pas tant des « annonces » que des dévoilements, des constructions progressives et complexes : si les parents souvent « annoncent » la nouvelle à leurs propres parents, celle-ci a pu être anticipée, préconstruite, soit du fait de connaissances spécifiques comme celles d’Antoine et liées aux conditions traumatiques de la naissance de Julien, soit sur la base d’interrogations à bas bruit dans le réseau familial, d’inquiétudes plus ou moins partagées en famille anticipant l’annonce, comme dans le cas de Jade. 7.2. L’annonce, la connaissance et le sens Scherman et al. (1995) [12] rapportent dans leur étude que la moitié seulement des grands-parents rencontrés estiment avoir eu une description claire des difficultés de leur petit-enfant au moment de l’annonce. Le handicap est un fait objectivable, mais subjectivement compris. Le plus souvent, les parents sont les principaux pourvoyeurs d’informations à destination des grandsparents. Certains grands-parents complètent cette information par des lectures sur le sujet dès lors qu’ils sont sensibilisés au handicap, d’autres sont délibérément à l’initiative de recherches et collaborent à l’élaboration de « théories profanes » qui vont venir rencontrer celles des professionnels. Pour autant ce qui nous apparaît important ici c’est le processus de construction objectif et subjectif en jeu autour de l’annonce, en termes de savoirs familiaux partagés. La plupart des grands-parents s’interrogent sur l’origine des troubles, et cherchent à lui donner un sens, et c’est le contexte relationnel qui va orienter cette construction. 7.3. Le rôle essentiel des relations antérieures comme anticipant de l’avenir Mais ce n’est pas la seule connaissance des effets du handicap qui est à la base d’un soutien grand-parental efficace. Schilmoeller et Baranowski (1998) [13] ou Mirfin-Veitch et al. (1996) [14] mettent l’accent sur le lien entre la qualité du soutien procuré par les grands-parents et la complexité des relations intergénérationnelles, existant au sein de la famille avant même l’apparition du handicap. Ils définissent l’affection solidaire et l’entraide entre les adultes comme valeurs préalables à cette apparition en tant qu’indicateurs de soutien signifiant. Des relations intergénérationnelles satisfaisantes sont nécessaires à l’établissement et au maintien de ce soutien, favorisant la « filiation résiliente » invoquée par Jaspard (2002) [4]. La place est faite ici à l’importance de l’organisation mythique de la famille dans la construction du sens et les réaménagements que le handicap suppose. Il existe toujours une recherche de cohérence explicative où le déterminisme des responsabilités va être subjectivement appréhendé et structuré au regard des enjeux relationnels qui le sous-tendent. Mais si l’événement est structuré en fonction des relations antérieures en vigueur au sein de la famille, l’exemple d’Antoine montre qu’il n’y a pas de déterminisme figé des relations. 8. De la construction familiale à la construction institutionnelle : grands-parents et institutions Les grands-parents que nous avons rencontrés disent se soutenir entre eux, au sein de leur couple ou dans leur famille élargie. Ils tendent à s’effacer devant la douleur des parents, pour les protéger. Ils apparaissent donc peu demandeurs de soutien spécifique pour aborder cette situation de crise. Si pour soutenir les parents en souffrance, ils sont peu enclins à dévoiler leur désarroi et veulent se montrer solides, il faut aussi considérer la place qui leur est faite : rares sont les aides spécifiques disponibles à l’heure actuelle. Le regard porté sur les grands-parents mériterait d’être mieux éclairci au sein des différentes institutions (Schneider et Mietkiewicz (2005)) [15]. Alors que leur présence auprès de leur petit-enfant handicapé est largement constatée, les ressources qu’ils peuvent lui offrir sont encore méconnues et inexploitées dans le travail clinique. Les grands-parents n’ont pas toujours bonne presse auprès des équipes comme le rappelle Boissel (2003) [16]. Confusion des générations, abus de pouvoir, présence intrusive dans la vie du couple parental, autant de représentations spontanées et communes qui déterminent, probablement à leur insu, bien des pratiques des professionnels, tendant à mettre à l’écart des grands-parents toujours perçus comme envahissants et peu respectueux de leur juste place. Boissel suggère que c’est leur identification aux parents qui amène les soignants à ces attitudes de mise à distance des grands-parents afin de protéger des parents menacés dans leur autonomie et leur devenir adulte par des grands-parents qui s’approprient le petit-enfant. Longtemps envisagés comme un facteur de stress pour les parents, nous connaissons mieux maintenant les effets bénéfiques du soutien potentiel des grands-parents sur le noyau familial. Par leur attention et leur place privilégiée, ils aident les parents à accéder à une pleine parentalité et de ce fait, participent à la construction d’un foyer bientraitant (Detraux et Di Duca, 2006) [17] autour de l’enfant porteur de handicap. Nous sommes donc invités à faire place à une autre conception de leur rôle et en voir les aspects plus positifs, en menant dans les équipes une réflexion sur ces réactions contre transférentielles, correspondant à des positions identificatoires qui méritent d’être élucidées. Cette dernière remarque invite d’ailleurs à conclure par un retour sur une de nos familles et à la place singulière qu’y occupe un grand-père. Si les institutions sont confrontées aux familles, elles sont aussi conduites à regarder et accepter ces familles dans des modes d’organisations renouvelés (D’Amore, 2010) [18], et en prenant en compte l’évolution des places et des rôles qu’y occupent leurs membres. Dans la plus grande partie des familles, qu’il s’agisse de familles « ordinaires » ou accueillant un enfant porteur de handicap, les grands-mères sont plus souvent en première ligne. Mais dans certaines familles les hommes/pères/grands-pères sont plus présents, et il se trouve que c’est le cas dans une des familles retenues, ce qui conduit à une double lecture : l’attention d’abord à la singularité des situations ; et la place originale qu’y prennent les hommes, ici les grands-pères, personnages méconnus, mais qui L. Beudin, B. Schneider / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 60 (2012) 183–189 progressivement peuvent prendre une place nouvelle dans le regard que portent sur eux les familles et les professionnels (Schneider et Bouyer, 2005) [19]. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Zucman E. Famille et handicap dans le monde. Paris: CTNERHI; 1982. [2] Contraste. Rev ANECAMSP. « Frères, sœurs et grands-parents », 2003;18,1er sem. [3] Gosselin C, Gagnier JP. À la rencontre de grands-parents de petitsenfants ayant une déficience intellectuelle. Rev Francoph Defic Intellect 1997;8(1):55–64. [4] Jaspard M. Quand un des petits-enfants présente un handicap : ce que vivent les grands-parents. Dialogue 2002;158:85–95. [5] Soulé M, editor. Les grands-parents dans la dynamique psychique de l’enfant. Paris: ESF; 1979. [6] Attias-Donfut C, Segalen M. L’invention de la grand-parentalité. In: Le Gall D, Bettahar Y, editors. La pluriparentalité. Paris: Presses Universitaires de France; 2001. p. 243–60. [7] Castellan Y. Les grands-parents, ces inconnus. Paris: Bayard Editions; 1998. [8] Bouyer S, Mietkiewicz MC, Schneider B, editors. Histoire(s) de grandsparents. Paris: L’Harmattan; 2000. [9] Schneider B, Mietkiewicz MC, Bouyer S, editors. Grands-parents et grands-parentalités. Ramonville Saint-Agne: Erès; 2005. 189 [10] Mietkiewicz MC, Schneider B. Les grands-parents : de la « bonne distance » à la prévention. In: Tichey C, editor. Peut-on prévenir la psychopathologie ? Paris: L’Harmattan; 2001. p. 349–58. [11] Ausloos G. La compétence des familles. Temps chaos, processus. Toulouse: Erès; 2010. [12] Scherman A, Gardner JE, Brown P, Schutter M. Grandparents adjustment to grandchildren with disabilities. Educ Gerontol 1995;21(3):261–73. [13] Schilmoeller GL, Baranowski MD. Intergenerational support in families with disabilities : grandparents’ perspectives. Families Soc 1998;79(5):465–76. [14] Mirfin-Veitch B, Bray A, Watson M. “They really do care”: grandparents as informal support sources for families of children with disabilities. N Z J Disabil Stud 1996;2:136–48. [15] Schneider B, Mietkiewicz MC. Grands-parents et professionnels : de la suspicion à la collaboration. In: Bergonnier-Dupuy G, editor. L’enfant, acteur et/ou sujet au sein de la famille. Ramonville Saint-Agne: Erès. 2005, p. 183–93. [16] Boissel A. La place des grands-parents dans les dispositifs de soins des enfants porteurs de handicaps. Contraste, Rev ANECAMSP 2003;18:183–98. [17] Detraux JJ, Di Duca M. L’adaptation des familles face à une situation de handicap : co-construction par les parents et les professionnels d’un espace temps de bientraitance. In: Schneider B, Mietkiewicz MC, Bouyer S, Dollander M, Rodrigues-Martin M, Toniolo AM, editors. Enfant en développement, famille et handicap. Ramonville Saint-Agne: Erès; 2006. p. 215–29. [18] D’Amore S, editor. Les nouvelles familles. Approches cliniques. Bruxelles: De Boeck; 2010. [19] Schneider B, Bouyer S. Grands-pères, qui êtes-vous ? Grands-pères et grand-paternité. In: Schneider B, Mietkiewic MC, Bouyer S, editors. Grands-parents et grands-parentalités. Ramonville Saint-Agne: Erès; 2005. p. 59–76.