Préface Pierre Gibert – Daniel Marguerat
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Préface Pierre Gibert – Daniel Marguerat
Préface Pierre Gibert – Daniel Marguerat Qui est Dieu ? À question simple, réponse simple : lisez la Bible. Dieu y est présent de la première à la dernière ligne du premier livre « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre... » (Gn 1,1) à la dernière ligne du dernier livre : « Amen, viens Seigneur Jésus » (Ap 22,2O). Du rappel d’un point originel à la supplication ultime, Dieu constitue en quelque sorte l’inclusion de cette œuvre multiforme, ouverture et clôture d’une bibliothèque dont la rédaction s’est poursuivie sur une dizaine de siècles au moins. Qu’Il occupe chaque livre de cette bibliothèque double et chaque page de chacun de ses livres, Dieu ne cesse d’apparaître et de disparaître. De parler et de se taire. D’intervenir et de s’absenter : toutes manifestations qui ne laissent jamais indifférents les êtres humains confrontés à ces jeux d’opposition, leurs peurs et leurs prières pouvant parfois se changer en colère et en désespérance, tandis qu’à d’autres moments la louange et une confiance paisible paraissent des attitudes normales ou habituelles. De toute façon, il faudrait vraiment être insensé pour dire en son cœur qu’« il n’y a pas de Dieu » (Ps 14) ! Qui est Dieu ? Si le lecteur insiste, il bute sur une surprise. Dieu ne se présente pas. Personne ne présente Dieu. On attendrait un portrait de lui au commencement du Livre. Mais Dieu entre en scène et crée en disant « Que soit… ». Et cette parole, ce dire, paradoxalement fait action. On a tout de suite envie d’ajouter : de quoi surprendre ou décevoir toute curiosité, légitime en l’occurrence. Il crée et dit : cela suffit-il à en faire vraiment un Créateur ? La question sera posée et recevra une réponse étrange. Mais la Bible n’est pas avare d’étrangeté pour ce Dieu familier, terriblement familier dans la terreur précisément que sa familiarité impose souvent. Et à partir de là, de ces premières pages de la Genèse, iront les noms et les titres, les actes, les interventions jusqu’à ce qu’ici ou là, sur demande ou sur provocation humaine, la question première, fondamentale, exclusive soit posée : « Qui es-Tu ? » ou, ce qui est équivalent : « Quel est Ton nom ? » Prévenons tout de suite le lecteur, ne serait-ce que pour lui épargner une frustration : la réponse, aussi claire et nette qu’elle apparaîtra, sera énigmatique. Elle renforcera le mystère, tandis que quelques pages plus loin, la trivialité des situations, l’anecdotique du récit engageront ce Dieu dans des intrigues banales ou inattendues. La demande de nom reçoit donc une réponse multiple. Quelques pages suffisent à révéler une étrange variété de « figures » de Dieu alors que les désignations, en trois chapitres de début (Gn 1-3), ont déjà varié : El, Elohim, YHWH, Adonaï, sans tout de suite parler des qualificatifs qu’on adjoindra à ces noms venus du fond des âges et des cultures, du commun sémitique El et son pluriel Elohim devenu également singulier, au banal Adonaï en salutation royale ou d’honneur, en passant par l’énigmatique et imprononçable YHWH. Ainsi va Dieu, l’Unique et bientôt l’Eternel en nos langages modernes, du commencement hébraïque à la fin grecque ou Theos et Kurios ne parviendront pas à faire oublier qu’ils renvoient au Nom imprononçable. Au total, le lecteur se retrouve avec sous les yeux, entre les mains, une pléiade de noms et d’images. Quelle cohérence entre le Dieu fracassant de l’Exode et le Dieu crucifié de l’apôtre Paul ? Quelle continuité entre le Dieu de Gédéon et celui de Jésus : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34) ? Le Dieu de l’entrée en Canaan ressemble-t-il vraiment à l’Agneau immolé de l’Apocalypse ? Mais déjà, au sein de la Bible hébraïque, les trompettes de Jéricho côtoient le Serviteur souffrant d’Esaïe. Peut-être alors faut-il prendre son parti de l’extrême incohérence, suivre le cours d’une histoire, d’une longue histoire, pour entendre les dits de sagesse, la prière des psaumes et l’argumentation de Paul sans plus se poser de question sur ce Dieu en action, allant et venant, parlant et donnant des ordres ou se taisant au terme d’angoissantes théophanies. Ce serait ignorer ce qu’est foncièrement la Bible dans son apparence bibliothécaire et son unification tardive. Elle est une longue histoire, certes, mais du même coup une construction, lente et riche construction, où l’homme se révèle tout entier et surtout dans son approche de Dieu. La Bible est en vérité et avant tout la construction d’une parole sur Dieu. Il ne faut pas, ici, craindre les mots. Si Dieu est engagé dans cette histoire et dans cette construction, au dire même des auteurs et héros pas toujours heureux des livres bibliques, l'homme est tout autant engagé, en exacte symétrie, dans la construction de cette parole. La Bible-bibliothèque·est tout autant le miroir d'un Dieu qui se révèle que d'une humanité en quête de Lui. Autant Parole de Dieu que parole sur Dieu, parole d'humanité. Donc la multiplicité ne devrait pas nous étonner. Si la longue bibliothèque-Bible a exigé des siècles de maturation, une lente écriture depuis les premières chartes royales jusqu'aux rudiments historiographiques, des sommaires confessions de foi aux développements serrés des épîtres tardives du Nouveau Testament, pensées et agencées sur des principes clairs, les perceptions de Dieu n'ont pu, elles aussi, qu'être d'abord balbutiantes, prises dans la gangue d'un polythéisme commun. Quelles furent les premières expériences des prophètes qui se succédèrent entre le VIIIe et le IVe siècle avant notre ère ? Quelle fut leur influence, du nord au sud du pays, de la première prospérité du royaume du Nord à sa chute ? La mémoire a été conservée de leur critique du culte (et parfois du temple de Jérusalem), de leur critique des idoles et de l'hypocrisie de leurs coreligionnaires. Leurs cris ont été préservés en même temps que se collectionnaient les dits de sagesse, de la sagesse la plus banale à celle qu'une authentique mystique aspirerait, sans négliger au passage le cri de désespérance des psaumes s'indignant de l'abandon de Dieu. Prodigieuse et immaîtrisable diversité ! Or ce changement, cette fluctuance ne se justifient pas seulement par les aléas historiques de l'écriture biblique tels que nous les avons évoqués. Ils appartiennent à une histoire que, en raison de leur appartenance ou de leur conversion au christianisme, les croyants ont accepté d'endosser. L'unité de la Bible tient à une conviction : Dieu ne se révèle pas dans des dogmes intemporels, dans des maximes de sagesse figées pour les siècles des siècles, mais dans l'épaisseur d'une histoire, une histoire d'hommes et de femmes en proie à la douleur, à l'interrogation, au doute, au plaisir. Il se déchiffre dans les plis d'une épopée humaine, très humaine. Le Dieu de la Bible n'est pas le Dieu du Coran. C'est pourquoi, ensemble et en même temps, nous pouvons recevoir le Dieu qui crée, le Dieu d'une longue histoire qui ne craint pas d'intervenir à temps et à contretemps, le Dieu des livres de sagesse, le Dieu des psaumes, le Dieu de Jésus et l’« Ancien des jours » de l'Apocalypse. Tenter de saisir ces images, ces portraits, tantôt fugaces, tantôt permanents, tantôt étonnants jusqu'au scandale, tantôt rassurants même si l'exigence n'est que plus forte : voici le but de ce livre. Il ne faudrait pas que la massification de la Bible dans nos cultures nous trompe sur les perspectives complexes des tableaux, alors qu'il est tentant de s'en tenir aux à-plats dorés et multicolores d'une icône immuable. Une approche fine des évangiles met à jour entre leurs portraits de Jésus de considérables différences, que nos catéchismes ont écrasées sans états d'âme. Que les scribes de l'époque perse, puis ceux de l'époque hellénistique nous paraissent aujourd'hui avoir forcé les pièces du puzzle en compilant les grands ensembles narratifs de l'histoire d'Israël ne doit pas nous faire illusion. Tensions et aspérités demeurent à l'intérieur d'ensembles, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, qui ont d'abord marqué les limites et les spécificités de toutes les écritures. Le Dieu des écritures, avant qu'Il ne soit le Dieu de l'Écriture, témoigne aujourd'hui encore de la pluralité des constructions de la parole qui s'y rapporte. Les pages qui suivent témoigneront de cette pluralité, sans prétendre à l'exhaustivité. Et leur diversité ne s'expliquera pas seulement par l'approche spécifique de chacun des auteurs, par le titre ou le thème choisi, par le talent particulier. Elle s'expliquera aussi par la pluralité biblique qui fait éprouver à tout lecteur, même distrait, même superficiel, le changement des images, la fluctuance de ce qu'on pourrait appeler les « portraits » de Dieu. On connaît trop, par les temps qui courent, le Dieu violent, ou la violence du Dieu de la Bible. Il attire indignation ou perplexité. Mais est-ce à dire qu'on comprenne plus aisément le Dieu-amour, ou Celui qu'il suffira un jour d'adorer en esprit et en vérité loin de tout sanctuaire officiel (Jn 4) ? Et si on peut sensiblement vibrer à la symbolique du Cantique des cantiques, est-on sûr d'avoir justement compris la crainte de Dieu, placée au sommet de la sagesse, de cette sagesse appelée à simplifier la vie et donc aussi l'approche de Dieu ? Élie n'a pas tremblé devant l'ouragan, le feu et le tremblement de terre qui jusqu'ici avaient précédé ou accompagné, voire manifesté la grandeur justement terrifiante de YHWH ; il tremblera et se voilera la face « au murmure de la brise légère » (1 R 19). Plus de vingt-cinq siècles après ce portrait rectifié de Dieu, sommes-nous certains de l'avoir mieux compris que celui des fracas et des peurs ? Ce livre est un livre d'exégètes qui, par métier, tentent d'expliquer les textes de la Bible, d'en explorer les apories, d'éclaircir les points obscurs, de révéler des cohérences là où la lecture immédiate voit ruines et taillis. Il leur arrive aussi de rectifier des interprétations qu'ils jugent douteuses, proposant une apparente limpidité à laquelle le texte demeure rebelle... Il serait évidemment faux de réduire le travail exégétique à la seule nécessité de dissiper objectivement les obscurités sémantiques du texte. Ce travail n'excéderait pas la lettre, sa matérialité ; mais surtout, ce serait tout ignorer de l'acte de lecture qui engage la totalité du lecteur dans l'opération de déchiffrement du sens. L'exégète lui-même, sans se rejeter du côté d'un fidéisme ou d'un symbolisme sans appui, ne peut longtemps ignorer que le texte qu'il tente d'éclairer dans sa philologie, dans son histoire et sa composition, agit en tiers par rapport à son savoir et aux limites de sa fonction. Autrement dit, personne ne déniera à l'exégète le droit à la quête du sens, dans toute sa dimension existentielle, mais également théologique et anthropologique. L'exégète non plus ne doit pas craindre de s'y lancer en prétextant de la technicité de ses démarches littéraires et historiques. Le labeur exégétique, sous peine de sombrer dans l'insignifiance, doit aboutir à la mise en avant d'une parole, la parole que déploie l'auteur du texte telle que la reçoit l'exégète-lecteur. Les auteurs que nous avons sollicités de contribuer à ce livre n'ont pas reculé. Ce livre a donc pour auteurs des exégètes de métier, mais il n'est pas, au sens technique du terme, un ouvrage exégétique. L'approche thématique de Dieu à travers titres et qualificatifs a été proposée à leur acquiescement ou à leur initiative, avec une contrainte : s'efforcer de relier dans la lecture plusieurs livres bibliques, et s'il est possible, les deux Testaments. Quel Dieu, quelle image de Dieu aimeriez-vous aborder ? Quelle image vous intrigue ou vous tourmente ? Quel trait oublié voulez-vous mettre en valeur ? Tel fut le genre de questions qui présidèrent à la construction de l'ouvrage et cristallisèrent des adhésions. Faut-il dire qu'une interrogation si énorme n'est pas l'habitude dans des auditoires universitaires ? Il était entendu que sur la base d'une bonne connaissance des textes, l'aspect technique de leur labeur ne serait pas étalé ; ils devaient faire part d'une lecture humaine et théologique de l'image de Dieu qu'ils avaient choisie, au travers de l'Ancien et du Nouveau Testament. À partir de leurs textes, il restait à construire l'ouvrage en sorte que soient respectés le travail des auteurs et l'intérêt des lecteurs. Le regroupement adopté tient compte d'une cohérence de lecture par rapport à la richesse biblique, à sa variété. Notre projet - faut-il le préciser ? - n'a pas l'audace d'écrire une « théologie biblique », ce genre brillamment illustré il y a un demi-siècle par Gerhard von Rad pour l'Ancien Testament ou Oscar Cullmann pour le Nouveau. Est-il possible, aujourd'hui, de réaliser une synthèse systématique sur des concepts théologiques ou moraux tout en respectant le kaléidoscope des livres bibliques ? Il aurait fallu travailler par coupes transversales (la colère de Dieu ou la tendresse de Dieu dans les livres historiques, dans les psaumes, chez Job, chez Qohélet, dans les évangiles...). Notre visée est plus modeste et l'exhaustivité n'est pas notre ambition. Nous avons préféré la mosaïque et la subjectivité des choix de nos auteurs. Ce livre se présente donc à l'image de ce qu'est la Bible : divers, parfois consensuel, parfois dépareillé. Sans prétendre faire un ouvrage de « théologie » au sens rigoureux du terme, il propose une image réduite de cette somme théologique en actes, en images et en constructions littéraires qu'est en fin de compte la Bible dans son unité ultime. DIEU, VINGT-SIX PORTRAITS BIBLIQUES Traduction des citations et passages de la Bible Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’une majorité de contributeurs ont réalisé leurs propres traductions. Les traductions sont donc personnelles dans les articles de : Élian Cuvillier, Marc Faessler, Joëlle Ferry, Pierre Gibert, Isabelle Graesslé (pour le Nouveau Testament), Christian Grappe, Jean-Jacques Lavoie, Pierre Létourneau, Jean L’Hour, Daniel Marguerat, Alfred Marx, Françoise Mies, André Myre, Etienne Nodet, Jean-Pierre Prévost, Thomas Römer, Jacques Vermeylen, André Wénin. Les traductions sont de la Traduction œcuménique de la Bible, Les éditions du Cerf/Société biblique française, pour les articles de : Isabelle Graesslé (pour l’Ancien Testament), Jacques Nieuviarts (avec remaniements personnels), Jean-Pierre Prévost. Les traductions sont de La Bible, Nouvelle Traduction, Bayard Éditions, pour les articles de : Pierre Debergé (avec remaniements personnels), Alain Gignac. Les traductions sont de La Bible de Jérusalem, Les éditions du Cerf, pour les articles de : Marie-Christine Géraud-Gomez, Alain Marchadour. Les traductions sont de La Bible, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol., Gallimard, pour l’article de : Jacques Schlosser.