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mise au point Papillomavirus humains et tumeurs des voies aérodigestives supérieures Human papillomavirus and head and neck squamous cell carcinomas L. Roncin*, A. Touzalin*, H.J. Fleury* C haque année, 650 000 nouveaux cas de cancers de la cavité orale sont diagnostiqués à travers le monde et on recense environ 350 000 décès liés à cette pathologie (1). Ce type de cancer se situe au 6e rang mondial de par sa prévalence ; 90 % de ces cancers sont des carcinomes dits “épidermoïdes”, c’est-à-dire touchant uniquement les cellules superficielles des muqueuses de la sphère ORL. Les principaux facteurs de risque associés au développement de cancers ORL sont le tabac, l’alcool et une mauvaise hygiène bucco-dentaire : ils sont à l’origine d’environ 80 % des carcinomes observés (2, 3). Le risque de développer un cancer oropharyngé est directement corrélé à l’intensité et à la durée de la consommation d’alcool ou de tabac. L’association alcool plus tabac a un effet synergique : la consommation concomitante de grandes quantités d’alcool (plus de 5 verres par jour) et de tabac (plus de 20 cigarettes par jour) multiplie par 13 ce risque par rapport à la consommation indépendante d’alcool ou de tabac dans les mêmes proportions (4). La fumée de tabac contient plus de 50 agents carcinogènes connus. L’alcool n’a pas de propriété cancérigène intrinsèque, mais il se comporterait comme un solvant potentialisant l’action de carcinogènes environnementaux au niveau des muqueuses. De plus, certains métabolites comme l’acétaldéhyde peuvent former des adduits d’ADN qui interfèrent avec les systèmes de synthèse et de réparation de l’ADN. Une mauvaise hygiène bucco-dentaire est un facteur de risque indépendant de cancer ORL, probablement dû à des atteintes inflammatoires chroniques (gingivite, périodontite). Environ 25 % des cancers oraux n’ont pas pour origine des facteurs étiologiques “classiques”. De très nombreuses études épidémiologiques effectuées au cours des 20 dernières années ont montré la présence du génome du papillomavirus humain dans cette sous-population (5, 6). Généralités sur les papillomavirus humains Description du virus Les papillomavirus humains (HPV) appartiennent à la famille des Papillomaviridae. Ce sont des virus nus dont la capside icosaédrique, formée de 72 capsomères, mesure 45 à 55 nm de diamètre. Le génome est constitué d’une molécule d’ADN circulaire double-brin d’environ 8 kpb dont un seul brin est codant (figure 1). Il peut schématiquement être divisé en trois régions bien distinctes (7) : – une région d’environ 4 kpb (E) codant pour 6 protéines non structurales ou “précoces” impliquées dans les mécanismes de réplication, de transcription et de transformation cellulaire : E1, E2, E4, E5, E6 et E7 ; – une région d’environ 3 kpb (L) codant pour les 2 protéines formant la capside : L1 (protéine majeure) et L2 (protéine mineure), L1 étant la protéine la plus externe se liant au récepteur cellulaire ; – une région non codante d’environ 1 kpb dont le rôle est de réguler la réplication et l’expression des gènes viraux ; elle est appelée URR (Upstream Regulatory Region) ou LCR (Long Control Region). * Laboratoire de virologie, hôpital Pellegrin, CHU de Bordeaux. E-mail : [email protected] La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 | 19 Résumé Mots-clés HPV Cancer Voies aérodigestives Oncoprotéines Oropharynx Pronostic Les facteurs étiologiques à l’origine des carcinomes épidermoïdes des voies aérodigestives supérieures (VADS) sont principalement l’alcool et le tabac. Cependant, de nombreuses études épidémiologiques mettent en avant le rôle des papillomavirus humains (HPV) dits “à haut risque oncogénique” dans la survenue d’une fraction de ces cancers. La corrélation est d’autant plus forte qu’on se limite à l’étude des tumeurs de l’oropharynx, et surtout des amygdales. Le virus HPV-16 est de très loin le plus fréquemment détecté. Le mécanisme de la cancérogenèse induite par le virus HPV est différent de celui provoqué par des carcinogènes environnementaux. L’hyperexpression des oncoprotéines E6 et E7 du virus, lors du processus de transformation cellulaire, a pour conséquence un hypercatabolisme des protéines suppressives de tumeurs p53 et pRb, protéines ayant un rôle clé dans la régulation du cycle cellulaire. Ces cancers HPV+ surviennent plus volontiers chez des individus non fumeurs et/ou non alcooliques, ont des marqueurs moléculaires spécifiques, et présenteraient un meilleur pronostic vital. La récente mise sur le marché de vaccins prophylactiques du cancer du col de l’utérus laisse entrevoir un possible effet bénéfique sur ce type de cancers. Highlights The two main causative factors in head and neck squamous cell carcinomas (HNSCC) are smoking and alcohol use. Nevertheless, many epidemiological studies report an association between high-risk oncogenic human papillomavirus (HPV) and a subset of HNSCC. This association is stronger and more consistent for HPV presence in the oropharynx and especially in the tonsils. High-risk HPV-16 accounts for the overwhelming majority of HPV-positive tumours. The HPV carcinogenic mechanism is different compared to environmental carcinogenic agents. Overexpression of E6 and E7 oncoproteins leads to the proteolytic degradation of the tumour-suppressor proteins p53 and pRb, which play a key role in cell cycle regulation. HPV-positive HNSCCs are more frequent in non-smokers and/ or non-alcoholic patients, have some specific biomarkers and may have a more favourable prognosis. Two prophylactic HPV vaccines against cervical cancer have recently been developed; time and casecontrol studies are needed to evaluate their possible impact on HPV-positive HNSCC prevention. Keywords HPV Cancer Head and neck Oncoproteins Oropharynx Prognosis LCR E6, E7 : protéines transformantes E6 E7 7,905 L1 Protéine majeure de capside 7,000 6,000 1,000 HPV-16 5,000 L2 Protéine mineure de capside 2,000 E1 E1, E2 : protéines impliquées dans la transcription et la réplication virale 3,000 4,000 E2 E5 Propriété transformante E4 Assemblage et libération des virions Figure 1. Représentation schématique du génome de l’HPV-16. Les papillomavirus possèdent une étroite spécificité d’hôte. À ce jour, plus de 130 génotypes distincts ont été mis en évidence, chacun ayant un tropisme épithélial cutané ou muqueux bien déterminé. On distingue deux groupes : les HPV à bas risque oncogénique (HPV-6, HPV-11), impliqués dans le développement de lésions bénignes (condylomes ou LSIL : Low-grade Squamous Intraepithelial Lesion), et les HPV à haut risque oncogénique (HPV-16, HPV-18 principalement), responsables de lésions de haut grade (HSIL : High-grade Squamous Intraepithelial Lesion) pouvant aller jusqu’au cancer. Le cycle infectieux des papillomavirus (figure 2) À la faveur d’une brèche (coupure, abrasion…) au niveau de l’épithélium stratifié, les particules virales infectieuses pénètrent au niveau des cellules souches basales épithéliales (8). Ces cellules ont la particularité d’être en phase active de division cellulaire. 20 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 La nature exacte du récepteur cellulaire n’est pas clairement établie, mais la fixation des virus nécessiterait la présence de sulfate d’héparine. Une fois fixés, les virus sont internalisés via la formation de vésicules d’endocytose recouvertes de clathrine, et l’ADN viral est transporté jusqu’au noyau après dislocation des capsomères par le milieu cellulaire réducteur. Dans le noyau des cellules basales épithéliales, le virus maintient son génome sous forme épisomale et en faible nombre de copies. L’ADN viral est dupliqué et est transmis aux cellules filles grâce à l’intense activité mitotique des cellules basales. Il s’ensuit généralement une phase de réplication virale indépendante du cycle cellulaire permettant d’obtenir 50 à 100 copies par cellule. Les cellules basales épithéliales non infectées quittent le cycle cellulaire dès qu’elles migrent au niveau des couches supérieures et perdent progressivement leur noyau. Elles entament alors un processus de différenciation où la synthèse d’ADN cellulaire est stoppée. Cette machinerie enzymatique, notamment l’ADN mise au point polymérase, est indispensable à la multiplication virale. Pour pallier ce phénomène, le virus surexprime massivement au niveau des cellules infectées des gènes viraux précoces (E), avec comme conséquences le maintien du noyau cellulaire, la réactivation de la synthèse d’ADN cellulaire, l’inhibition de l’apoptose et un retard dans la différenciation cellulaire. Le nombre de copies virales dans ces cellules en cours de différenciation est supérieur à 1 000. Le mécanisme à l’origine du maintien du noyau et de l’amplification virale n’est pas clairement établi, mais il est admis que les protéines E6 et E7, en bloquant la sortie du cycle cellulaire et en induisant la phase S des cellules suprabasales en cours de différenciation, jouent un rôle déterminant (9-11). Les protéines E1 et E2 sont nécessaires à la réplication virale : la fixation d’E2 sur l’URR de l’HPV permet le recrutement et la stabilisation d’E1 (protéine ayant une activité hélicase) au niveau de l’origine de la réplication virale. Ce complexe E1/E2 est indispensable à la fixation et à l’activation des ADN polymérases cellulaires (12). Les gènes structuraux ou “tardifs” ne sont exprimés qu’au niveau des couches les plus externes de l’épithélium. Les protéines L1 et L2, par l’intermédiaire de la protéine E4, s’assemblent pour former une capside icosaédrique renfermant une molécule circulaire d’ADN viral double-brin. E4 interagirait également avec les protéines du cytosquelette, permettant l’acheminement des particules virales complètes au niveau de la couche cornée et, ainsi, la libération des virus dans le milieu extérieur par abrasion et desquamation des cellules. HPV et cancérogenèse A1-A2 : infection directe ou par l’intermédiaire d’une microlésion des cellules souches épithéliales par le virus HPV ; seules les cellules ayant le récepteur adéquat sont infectées. B : réplication sous forme épisomale du génome viral dans le noyau des cellules épithéliales (cercles), puis production des protéines de capsides au fur et à mesure de la différenciation cellulaire ; l’assemblage des virions se produit au niveau des couches externes et ceux-ci sont libérés après desquamation et abrasion. C : intégration du génome viral pour les HPV à haut risque (trait dans le noyau) aboutissant à une hyperexpression de E6 et E7 responsables de l’immortalisation, et transformation de la cellule infectée par un HPV-HR. Figure 2. Cycle de multiplication des HPV (ex. : jonction endocol-exocol du col utérin). D’après Biologie, l’essentiel pour le clinicien, de JL Prétet. gènes précoces E6 et E7, le plus souvent au niveau d’E2, avec comme conséquence l’invalidation du gène et l’hyperexpression d’E6 et E7 due à la perte du rétrocontrôle négatif exercé par le facteur de transcription E2 (14, 16). Une des différences fondamentales entre HPV de haut risque et HPV de bas risque serait donc le niveau d’expression des protéines E6 et E7. Sous forme épisomale, l’expression des gènes E6 et E7 assure une infection virale productive. L’intégration, invalidant E2, entraîne l’hyperexpression d’E6 et E7 à l’origine du processus de transformation cellulaire. Intégration du génome de l’HPV : un facteur nécessaire à la cancérogenèse ? Rôle des oncoprotéines E6 et E7 des HPV à haut risque L’intégration du génome de l’HPV serait un événement clé permettant de distinguer HPV de haut risque et HPV de bas risque. Le génome des HPV de haut risque a une plus grande propension à s’intégrer dans le génome des cellules hôtes, alors que celui des HPV de bas risque est le plus souvent maintenu sous une forme épisomale extra-chromosomique (13). À l’intérieur même du groupe des HPV de haut risque, ceux qui sont responsables de lésions de bas grade ont leur génome présent sous forme épisomale, alors que le génome de ceux qui sont responsables de lésions de haut grade ou de cancer est le plus souvent intégré au génome de la cellule hôte (14, 15). Cette intégration se produit en amont des Les protéines E6 et E7 sont capables, indépendamment l’une de l’autre, d’immortaliser des cellules humaines, mais leur expression combinée aboutit à un effet synergique. L’une des principales propriétés de l’oncoprotéine E6 est de pouvoir se lier, par l’intermédiaire de l’ubiquitine ligase E6-AP (E6-Associated Protein), à la protéine suppresseur de tumeur p53, formant ainsi un complexe trimérique. Une fois liée à E6 et E6-AP, la protéine p53 subit alors une dégradation protéolytique ubiquitine dépendante via un protéasome (16). Cette protéine p53 joue un rôle important dans la régulation du cycle cellulaire en contrôlant les passages G1/S et G2/M, et de même La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 | 21 mise au point Papillomavirus humains et tumeurs des voies aérodigestives supérieures dans la réparation de l’ADN, mais aussi dans l’arrêt du cycle cellulaire, voire dans l’apoptose en cas de réplication non contrôlée de l’ADN chromosomique (17). Le turn-over accru de la protéine p53 est donc un élément primordial dans le processus de transformation cellulaire (figure 3). Outre la p53, la protéine E6 peut lier et inactiver un certain nombre de protéines proapoptotiques, comme la protéine Bak (18). Enfin, l’oncoprotéine E6 a également la propriété de pouvoir activer la télomérase, enzyme responsable de la réplication des télomères d’ADN situés aux extrémités des chromosomes. Dans les cellules somatiques, l’activité télomérase est normalement absente et les télomères raccourcissent à chaque division cellulaire ; ce phénomène est à l’origine de la sénescence puis de la mort cellulaire. E6 stimule l’activité de la télomérase par activation transcriptionnelle du gène hTert (human Telomerase Reverse Transcriptase) codant pour la sous-unité catalytique de la télomérase (19). L’oncoprotéine E7 se lie avec une forte affinité aux protéines suppressives de tumeurs de la famille des pocket proteins : p105, p130 et, surtout, pRb (retinoblastoma protein). Ces protéines, en particulier pRb, jouent un rôle majeur dans la régulation du cycle cellulaire, notamment en contrôlant le passage G1/S : la forme hypophosphorylée de pRb se lie et bloque l’action des facteurs de transcription de la famille E2F. Dans des cellules normales, la phosphorylation de pRb par des cyclines kinases avant le E6 E6 E6AP Réparation ADN Apoptose E6AP E6 E6AP Lésion ADN p53 p53 p53 Cycline E cdk2 p21 p53 Cip1 Rb E2F Phase G1 Protéasome Rb E2F Phase S Figure 3. Rôle de l’oncoprotéine virale E6 d’un HPV-HR dans la progression du cycle cellulaire. D’après le Dictionnaire des connaissances scientifiques de l’ENS de Lyon. 24 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 P début de la phase S aboutit au relargage des facteurs de transcription E2F et à la transcription des gènes de phase S. E7, en neutralisant la forme hypophosphorylée de pRb et en provoquant sa dégradation via un protéasome, entraîne l’expression constante des complexes E2F, outrepassant ainsi les systèmes de contrôle du cycle cellulaire. E7 stimule également les gènes des cyclines A et E impliqués dans l’entrée en phase S et inhibe l’activité des inhibiteurs de kinase dépendant des cyclines comme la p21 et p27 (20, 21). HPV et échappement au système immunitaire L’HPV a la capacité de masquer sa présence au système immunitaire, grâce à un large éventail de propriétés : – l’absence de phase virémique et la formation des virions uniquement au niveau des cellules épithéliales différenciées les plus externes réduit fortement l’exposition du virus au système immunitaire de l’hôte. De plus, le cycle viral de l’HPV étant non lytique, il n’y a pas de cytokines pro-inflammatoires libérées au niveau du siège de l’infection, ou très peu, avec comme conséquence une faible migration et activation des cellules présentatrices d’antigènes (CPA) [22] ; – l’HPV, présent au niveau des cellules tumorales, provoque une diminution de l’expression des molécules de classe I du CMH. Ce mécanisme permet de limiter la quantité de peptides viraux couplés aux molécules CMH de classe I exposés à la surface des cellules et, ainsi, une reconnaissance plus difficile des cellules infectées par les lymphocytes T ; – les HPV à haut risque entraînent également une diminution de l’expression du gène codant pour la synthèse de l’interféron α, cytokine sécrétée lors d’une infection virale et ayant des propriétés immunostimulantes, antivirales, antiangiogéniques et antiprolifératives. De plus, il a été montré que les oncoprotéines E6 et E7 interagissent directement avec des composés intervenant dans la voie de signalisation médiée par l’interféron (10) ; – les oncoprotéines E6 et E7 diminuent la production de certaines cytokines et chémokines comme l’IL-8, l’IL-18 ou la molécule MCP-1, impliquées dans le recrutement des cellules immunitaires. E6 diminue aussi l’expression de molécules d’adhérence comme l’E-cadhérine à la surface des kératinocytes, limitant ainsi leur interaction avec les cellules présentatrices d’antigènes (23). mise au point Malgré ces propriétés immunomodulatrices, la grande majorité des infections à HPV-HR est spontanément résolutive en 12 à 18 mois en moyenne (24, 25). La clairance spontanée, c’est-à-dire l’élimination du virus HPV par les défenses immunitaires de l’hôte, est estimée à 70 % à 1 an et à 90 % à 3 ans. Ce n’est pas l’infection elle-même mais la persistance virale liée à l’échec des mécanismes de contrôle qui est à la base du processus de cancérogénèse. Tumeurs des voies aérodigestives supérieures (VADS) et HPV L’âge médian du diagnostic de cancer des VADS, estimé sur la période 1997-2002, est de 63 ans, et l’âge médian de décès de 68 ans (26). Le sexratio hommes/femmes est d’environ 4:1. Une étude épidémiologique effectuée sur 253 patients atteints de carcinome des VADS a mis en évidence un âge de survenue plus précoce chez les patients HPV+ par rapport à ceux HPV– (60,5 ans versus 64 ans) [5]. Le rôle du virus HPV comme agent étiologique possible d’une sous-population de cancer des VADS a été évoqué pour la première fois en 1983 (27). L’étude à la base de cette hypothèse avait mis en évidence, par immunohistochimie, la présence d’antigènes structuraux du virus HPV dans 8 biopsies sur les 40 provenant de carcinomes épidermoïdes oraux. Épidémiologie des cancers des VADS HPV+ Environ 25 % des cancers des VADS ne sont pas dus à des agents étiologiques bien reconnus comme l’alcool ou le tabac. Les très nombreuses études épidémiologiques et expérimentales effectuées depuis plus de 20 ans permettent d’incriminer le virus HPV, même si le lien de causalité entre HPV-HR et cancer des VADS n’est pas aussi fortement corrélé qu’avec le cancer du col de l’utérus. Sur les 650 000 nouveaux cas annuels de cancer des VADS, environ 150 000 pourraient donc être imputés au virus HPV. À titre de comparaison, 500 000 nouveaux cas de cancers du col de l’utérus directement liés à l’HPV sont recensés chaque année à travers le monde. Il est intéressant de noter que, en fonction des études réalisées, l’ADN de l’HPV est détecté dans des proportions allant de 10 à 100 % (28) ! Ces disparités s’expliquent en grande partie par l’utilisation de méthodologies de sensibilités très différentes, la taille de l’échantillonnage et la localisation des tumeurs étudiées. Une méta-analyse compilant les résultats de 60 études séparées a montré une prévalence de l’ADN de l’HPV de 25,9 % sur l’ensemble des 5 046 biopsies de patients ayant un carcinome des VADS (29). Seules les études ayant eu recours à la PCR pour la détection de l’ADN ont été prises en compte. Cette prévalence augmente significativement lorsqu’on se limite aux carcinomes des VADS de l’oropharynx, pour atteindre 35,6 %. Ce chiffre s’élève à environ 50 % lorsqu’on se limite à l’étude des seuls carcinomes des amygdales (30). Selon certains auteurs, il semblerait que les cryptes amygdaliennes puissent jouer le rôle de réservoir du virus HPV (30, 31). Il a également été démontré que le génotype 16 de l’HPV était ultradominant, puisqu’il est retrouvé dans 86,7 % des carcinomes de l’oropharynx, les génotypes 18, 31 et 33 se partageant les pourcentages restants. La seule présence d’ADN d’un HPV-HR dans un prélèvement d’origine ORL ne suffit pas à affirmer la responsabilité du virus dans le déclenchement du processus cancérigène. Environ 5 à 10 % des biopsies amygdaliennes histologiquement normales contiennent de l’ADN de virus HPV (31, 32). La détection des ARN messagers E6 et E7, fournissant la preuve que le virus est transcriptionnellement actif, constituerait un argument beaucoup plus fort que la simple détection de l’ADN viral : la synthèse régulière et en quantité importante des oncoprotéines E6 et E7 est indispensable à la cancérogénèse. Des études ont montré que seuls 11 à 50 % des carcinomes HPV+ exprimaient les transcrits E6 et E7 mRNA (33-35). Marqueurs moléculaires des cancers des VADS HPV+ La reconnaissance des cancers des VADS HPV+ comme une entité bien distincte repose également sur des analyses moléculaires. Comme dans bon nombre de cancers, l’inactivation des protéines suppresseurs de tumeurs p53 et pRb est un événement nécessaire dans le processus de cancérisation des VADS. Cette inactivation se produit par deux mécanismes différents selon que les tumeurs sont HPV positives ou négatives. Dans le cas des tumeurs HPV+, le gène TP53 codant pour la p53 est très majoritairement sous sa forme sauvage La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 | 25 mise au point Papillomavirus humains et tumeurs des voies aérodigestives supérieures (wild type TP53 : wt TP53) ; l’inactivation de cette protéine ne s’explique pas par l’apparition de mutations mais par une forte augmentation de son catabolisme sous l’action de l’oncoprotéine E6. À l’inverse, l’analyse du gène TP53 dans les tumeurs HPV– montre la présence de mutations bien spécifiques induites le plus souvent par les agents carcinogènes de la fumée du tabac (5, 35). D’autres marqueurs, comme pRb, la cycline D1 et la protéine p16, permettent d’individualiser la sous-population des cancers HPV+ par rapport aux cancers HPV–. La présence de l’HPV s’objective par une diminution de l’expression de pRb (hypercatabolisme médié par l’oncoprotéine E7) et de la cycline D1 et par une hyperexpression de la protéine p16 (36). Cette protéine est un inhibiteur de kinases dépendant des cyclines, dont le niveau d’expression est contrôlé de façon très étroite par pRb. Pour les tumeurs HPV–, on observe le plus fréquemment une hyperexpression de pRb et de la cycline D1 ainsi qu’une perte d’expression de p16. Facteurs de risque des tumeurs des VADS HPV+ Les patients ayant une tumeur des VADS HPV+ sont plus fréquemment non fumeurs et non alcooliques que les sujets HPV–. Une étude restreinte à des patients ayant des cancers oropharyngés a montré que les non fumeurs avaient 15 fois plus de risque d’être détectés HPV+ que les fumeurs (37). Même si la corrélation entre infection à HPV et cancer chez les non-fumeurs et/ou non-alcooliques semble relativement bien établie, un certain nombre d’études donnent des résultats contradictoires quant à un éventuel effet synergique de l’alcool ou du tabac avec une infection à HPV (38, 39). Il est clairement établi que les infections anogénitales à HPV sont transmises en très grande majorité lors des rapports sexuels. De façon analogue, les infections orales à HPV ont récemment été associées à des pratiques sexuelles, notamment lors de contacts oro-génitaux. Une importante étude cas-témoins a permis de définir les principaux facteurs de risque à l’origine des cancers des VADS HPV+ (40) : – l’âge précoce du premier rapport sexuel ; – le nombre de partenaires sexuels différents : plus celui-ci est élevé et plus la corrélation est forte ; – les pratiques sexuelles orales ; – l’absence d’utilisation de préservatif ; – des antécédents de cancer associé au virus HPV chez un partenaire sexuel. 26 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 Carcinomes HPV+ : modification des facteurs pronostiques et de la prise en charge thérapeutique ? Dans la majorité des études, les tumeurs HPV+ sont de meilleur pronostic que les tumeurs HPV– (5, 41, 42). D’autres suggèrent que le statut HPV+ réduirait de 60 à 80 % le risque de décès lié au cancer (5, 28, 43). Trois principaux arguments ont été mis en avant pour expliquer le meilleur pronostic constaté chez les patients HPV+ : – une meilleure sensibilité à la radiothérapie et à la chimiothérapie (37, 44, 45). La dégradation de la p53 médiée par l’oncoprotéine E6 n’est pas totale au sein des cellules tumorales ; la fraction encore intacte de p53 permettrait d’avoir une réponse apoptotique plus intense sous l’effet du traitement que pour les cancers HPV–, où l’inactivation de la p53, par mutation(s), est totale (46) ; – une moindre agressivité des tumeurs induites par l’HPV à la suite de la mise en place d’une réaction immunitaire partielle humorale et cellulaire dirigée contre les antigènes viraux. Les oncoprotéines E6 et E7 à l’origine de la cancérogénèse ont paradoxalement la propriété d’être immunogènes (47) ; – l’absence supposée de champ de cancérisation, notion définie par Slaughter dès 1953 et actualisée depuis (48). La notion de champ de cancérisation s’applique aux cancers des VADS provoqués par le tabac et pour lesquels une importante surface de la muqueuse est soumise à l’action des agents carcinogènes. Il se caractérise par un clone tumoral entouré d’une zone cellulaire plus ou moins étendue présentant de nombreuses dysplasies. Cela explique les cas de tumeurs multiples primitives et les récidives observées à distance de la chirurgie suite à la cancérisation de novo d’une cellule dysplasique. Concernant les cancers HPV-induits, les cellules adjacentes au clone tumoral ne présentent pas de dysplasie : il s’ensuit une meilleure efficacité du geste chirurgical et un moindre risque de récidive. De possibles applications thérapeutiques, basées sur la détection du virus HPV dans les tumeurs des VADS, sont en cours d’investigation. Conclusion et perspectives De nombreux éléments, tant épidémiologiques que moléculaires, amènent à considérer les cancers des VADS HPV+ comme une sous-population bien individualisée : le mécanisme à l’origine de la carcinoge- mise au point nèse est différent de celui provoqué par des agents cancérigènes “classiques” et le pronostic vital semble meilleur. Le développement récent de deux vaccins prophylactiques du cancer du col de l’utérus, dirigés principalement contre les génotypes à haut risque 16 et 18, laisse entrevoir un possible effet protecteur au niveau de la muqueuse des VADS. En effet, le génotype 16 représente plus de 85 % de l’ensemble des génotypes détectés au niveau de cette muqueuse. Le recul nécessaire à l’évaluation d’une quelconque efficacité de ces vaccins sur la prévention des cancers des VADS induits par l’HPV n’est pas suffisant à l’heure actuelle. ■ Références bibliographiques 1. Syrjanen S. Human papillomaviruses in head and neck carcinomas. 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La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXIV - n° 1 - janvier-février 2009 | 27