Serial killer - Fleury-sur-Orne

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Serial killer - Fleury-sur-Orne
Serial killer
Quand elle fut morte, il l’étendit sur le sol au milieu des noyaux de mirabelles et
lui arracha sa robe ; alors le flot de parfum devint une marée, elle le submergea
de son effluve.
Patrick Süskind
Le parfum
Elle aussi, je l’ai tuée. Pourtant je l’aimais. Oui, j’aimais Vanda d’une passion
sincère, comme j’ai aimé chacune de celles qui l’ont précédée. Je ne me lassais
pas de contempler sa grâce, de la caresser en l’effleurant du bout des doigts, de
humer son parfum. Oh ! Son parfum ! Cent fois par jour, je m’approchais d’elle,
pantelant, et me laissais envoûter par les senteurs exotiques qu’exhalait sa
ténébreuse beauté.
Je garde enfoui au plus profond de ma mémoire le souvenir brûlant de notre
rencontre. La première fois que je l’ai vue, ce fut un véritable bouleversement.
Moi qui suis habituellement si bavard, je ne pouvais articuler un mot, tant était
grande mon émotion. Ensuite, à l’émerveillement, succéda le désir, un désir
poignant, douloureux, proche de la torture. Je réussis pourtant à maîtriser les
pulsions lancinantes qui me taraudaient impitoyablement. Je sus me montrer
patient l’espace de quelques jours, l’observant à son insu, tel le prédateur affamé
qui guette secrètement sa proie, certain qu’à l’issue de la partie, il parviendra à
traîner jusqu’à sa tanière son butin de chair palpitante pour le dévorer à loisir. Je
mis alors tout en œuvre pour la conquérir, j’en avais la possibilité et mon
entreprise fut rapidement couronnée de succès. Quelle ne fut pas ma fierté alors,
quand je la ramenai à la maison afin de partager ma vie ! J’habite un appartement
coquet dans une résidence récemment construite à Fleury-sur-Orne, jolie
commune de Basse-Normandie située à quelques kilomètres de Caen. C’est le
hasard, du moins je le pensais, qui m’a amené ici. Un ensemble d’immeubles
venait de sortir de terre. Attiré par une publicité, je poussai la porte de l’agence
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immobilière. La visite de l’appartement-témoin d’une belle luminosité me séduisit
ainsi que la tranquillité de cette petite ville si proche de la capitale Bas Normande
et de mon lieu de travail. J’avoue également que la perspective de longues
promenades au bord de l’Orne n’était pas étrangère à mon choix. J’aime ces
paysages si luxuriants et la vue de la rivière qu’un petit vent ride légèrement est
pour moi un spectacle particulièrement apaisant. C’est seulement une fois installé
que je me suis souvenu de mon grand-père maternel. Celui-ci, né à Fleury, y a
vécu la majeure partie de sa jeunesse. Je garde en mémoire la chaleureuse
bienveillance de cet aïeul dont le potager me ravissait lorsque, dans ma petite
enfance, j’allais passer quelques jours de vacances chez lui. Le frère de mon
grand-père, que je n’ai pas connu a même exercé les fonctions de maire pendant
une dizaine d’années juste après la guerre. J’avais bien souvent entendu dire que
l’on revenait toujours à ses origines. Comme la plupart des lieux communs
populaires, cet aphorisme me faisait sourire, tout au moins jusqu’à mon
installation. Hasard ou prédétermination ? N’étant pas un spécialiste des questions
philosophiques, je préférais ne pas trop m’interroger inutilement. De toute façon,
je n’aurai jamais la réponse, car les voies du destin sont souvent impénétrables.
Néanmoins, je me plaisais beaucoup dans mon nouveau cadre de vie et j’étais
intimement persuadé que cet endroit charmant comblerait ma bien-aimée et
adoucirait la nostalgie qu’elle pouvait avoir de son pays lointain. Je n’oublierai
jamais ces quelques semaines de félicité que nous avons vécues, Vanda et moi.
C’était à coup sûr le début d’une grande histoire, une merveilleuse idylle comme
on n’en rencontre pas souvent. Oui, vraiment, je pense que j’ai su la rendre
heureuse, tout au moins au début. Je voyais bien comme elle rayonnait en ma
présence. Jour après jour, sa beauté s’épanouissait tout en délicatesse. J’étais sous
le charme. Hélas, mon instinct destructeur a repris le dessus et ce fut le drame, une
nouvelle fois. Je me remémorais avec tristesse et consternation sa lente agonie et
ses derniers instants. À cette évocation, une onde de douleur me plia en deux, le
souffle coupé. Je respirai à fond afin de surmonter mon malaise puis je revins à
mes sombres pensées.
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Avant Vanda, une autre partageait ma vie. Elle était si blanche et si fragile que je
l’ai aimée au premier coup d’œil. Son charme diaphane et sa fraîcheur virginale
m’avaient enchanté. Comme un brigand de grand chemin, je ne pouvais
m’empêcher de me repaître de tous les trésors qu’elle offrait à mon avidité.
Malheureusement, j’ai souillé sa pureté et elle aussi est morte. Une autre
également, au teint d’un rose délicat, respirant la douceur et la sensualité a péri
par ma faute. Tant d’autres encore, toutes d’une élégance raffinée et dont les
formes admirables ravissaient mon regard et exaltaient tous mes sens.
Je ne suis qu’un scélérat, toutes ont cessé d’exister par ma seule responsabilité. La
vie qui les illuminait et les rendait si attirantes les a quittées ne laissant que des
enveloppes vides totalement dépourvues du moindre attrait. On ne peut imaginer à
quel point j’étais dévasté par cet immense gâchis. Pourtant, dans mon métier
d’ambulancier que j’exerce avec beaucoup de sérieux et de compétence, je suis
aimé. Les patients que je transporte me reconnaissent bien des qualités. En effet,
je les écoute quand ils me parlent de leur maladie, je suis capable de conduire tout
en douceur si je vois qu’ils souffrent, je les aide à monter ou descendre de mon
véhicule, je plaisante avec eux pour les détendre. Ils apprécient mon empathie et
mon humour qui leur permet d’oublier un instant leurs soucis. Ah ! S’ils savaient !
S’ils connaissaient seulement une partie de ce côté obscur que je cache
soigneusement à mon entourage, ils en seraient si horrifiés qu’ils ne feraient plus
jamais appel à moi. Il doit certainement y avoir un peu de Mister Hide en moi.
Je ressentis bientôt un picotement familier au creux des bras qui se transforma
assez vite en démangeaison insupportable. Je souffrais d’eczéma, mais
uniquement en ces circonstances. Pas besoin d’être devin ni psychologue pour
comprendre que la culpabilité en était la cause. Comme les autres fois, il me fallut
me débarrasser de la pauvre dépouille de Vanda. J’étais si pressé de faire
disparaître toute trace de mon forfait que je n’eus pas la patience d’attendre la
nuit. On était en plein milieu de l’après-midi, l’immeuble était calme, la plupart
des locataires devaient probablement être partis à leur travail. Pendant quelques
instants, je m’appliquai à effacer soigneusement le moindre indice de sa présence.
En revenant, après m’être acquitté de ma sinistre besogne, je croisai mon voisin
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du dessous, un drôle de type qui vivait au-dessus de ses moyens et passait son
temps à se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il se mit à se plaindre de la petite
vieille du quatrième qui, prétendait-il, dérangeait tout le monde avec ses chats. Je
dus écouter ses récriminations pendant quelques longues minutes, sans toutefois
pouvoir m’empêcher de me gratter comme un forcené. Quand il en eut enfin
terminé avec ses jérémiades, je m’empressai de remonter chez moi. Au moment
de le quitter, je crus voir une étrange lueur dans son regard, comme s’il me
soupçonnait. Puis ce fut la gardienne de l’immeuble que je croisai et qui me
dévisagea, elle aussi, bizarrement. Je sentis une sueur glacée m’inonder l’échine.
Ils m’avaient percé à jour ! Puis je réfléchis et me repris, personne ne pouvait
savoir. Je ne devais en aucun cas céder à la paranoïa !
Tout pendant que je vaquais à mes occupations macabres, mon cerveau en
ébullition se trouva en quelque sorte anesthésié pendant quelques instants et
j’éprouvai un soulagement momentané, mais je savais très bien, tout au fond de
moi, que l’apaisement de l’oubli n’était pas destiné à des êtres tels que moi. En
effet, à mon retour, je fus envahi par le vide de l’absence. Un immense sentiment
de manque me broya soudain les entrailles et le cœur comme dans une puissante
serre d’acier. Je m’aperçus que j’avais du sang sous les ongles, ce n’était pas celui
de ma pauvre Vanda, mais le mien, car la peau délicate située à l’intérieur de mes
avant-bras était à vif et ma chemise tachée. C’était chaque fois la même chose.
J’allais devoir bander mes membres sanguinolents et supporter quelques jours
cette brûlure insoutenable. Piètre punition, en regard de mon crime ! Je
connaissais déjà mon emploi du temps, pour les prochaines heures, je me rendrai à
la Cave des Tontons toute proche afin d’y acheter une bouteille d’alcool fort qui
m’offrira l’oubli passager. Mais je savais qu’après cette pitoyable nuit de beuverie
le matin reviendrait avec les souvenirs et le chagrin et qu’il m’apporterait sans
doute en prime une mine de vieux chewing-gum déjà mâché et un orchestre de
hard rock à l’intérieur de ma boîte crânienne. Ah ! L’oubli ! Que ne puis-je me
baigner dans les eaux limpides du Léthé et renaître à l'aube, neuf comme l’enfant
nouveau-né, inondé par la lumière blanche et pure de l’innocence. J’en arrivai à
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envier ma grand-mère, résidente au Florilège tout proche qui ne me reconnaissait
plus et vivait dans les brumes incertaines et ouatées d’Alzheimer.
À qui me confier ? Pas à ma jeune sœur dont je suis pourtant si proche et qui
travaille comme esthéticienne à La Tour Émeraude. Ses mains magiques
apportent à ses clientes détente et bien-être. Son univers est celui de la beauté et
de la douceur. Comment lui révéler mes turpitudes ? Elle ne comprendrait
jamais… Je ne pouvais pas davantage ouvrir mon cœur à mon meilleur ami, coach
dans un club de fitness et dont le sport était la seule philosophie. Mens sana in
corpore sano, se plaisait-il à répéter à qui voulait l’entendre. C’est un chic type,
droit comme un I qui ne cherchait pas midi à quatorze heures. Il ne comprendrait
pas non plus…
Comme un loup solitaire, il ne me restait plus qu’à me terrer au fond de ma
tanière et ruminer mes idées noires.
J’étais seul désormais, je savais que je ne pourrais le supporter très longtemps.
J’allais bientôt reprendre ma quête, observer, épier, espionner, guetter puis après
des heures d’affût, enfin me décider. Vers quelle nouvelle beauté s’orientera mon
choix, cette fois ? Qui sera l’élue ? Elles sont toutes tellement jolies et tellement
différentes. Je ressentirai de nouveau l’excitation du chasseur, puis l’une d’elles
me séduira particulièrement. J’aimerai son originalité, sa carnation, sa douceur,
son parfum. Je la contemplerai, tout d’abord avec curiosité, puis peu à peu,
l’amour naîtra et c’est un regard plein de fièvre et de passion que je jetterai sur
elle. Quand elle viendra enfin partager ma vie, je pourrai jour après jour assouvir
ma concupiscence. La perspective de cette future félicité me redonna un peu
d’espoir, il me semblait entrevoir le bout du tunnel. Nous serons heureux, mais
pour combien de temps ? La malédiction qui me frappait allait de nouveau mettre
un terme à cette volupté. Elle mourra, elle aussi, par ma faute. Même si c’est à
mon corps défendant, je suis un assassin. Cette constatation mit fin à mon
exaltation passagère. Je replongeai dans la détresse la plus sombre.
À mon accablement, s’ajoutaient le remords et la culpabilité qui me serraient la
poitrine à m’étouffer. Quelle sorte de monstre abject étais-je ? De quel droit avaisje ma place sur la terre, moi qui avais si peu de respect pour la vie d’autrui ? Alors
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je m’effondrai, la tête dans les mains, en proie au désespoir le plus profond.
Personne ne comprendra jamais comme il est douloureux d’aimer à ce point les
orchidées quand on n’a pas la main verte.
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