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L’Encéphale (2009) Supplément 7, S243–S249
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Les dépressions sévères : quels concepts ?
quels critères ?
Severe depression : which concept ? which criteria ?
A. Pélissolo
Service de psychiatrie adulte et CNRS USR 3246, Hôpital Pitié-Salpêtrière, 47 bd de l’Hôpital, 75013 Paris
[email protected]
Mots clés
Classification ;
Dépression sévère ;
Échelles ;
Endogénécité ;
Mélancolie
KEYWORDS
Classification ;
Severe depression ;
Endogenecity ;
Melancholia ; Scales
Résumé La dépression est une affection fréquente et considérée comme grave à l’échelon de la santé
publique, mais les cliniciens rencontrent des formes de sévérité très variable, avec des stratégies
thérapeutiques à adapter en fonction de cette variabilité. Il n’existe cependant pas de critères de
définition consensuels des dépressions sévères, et cette revue vise à présenter et à discuter les différentes
options possibles, qu’elles soient qualitatives ou quantitatives. Pour les classifications internationales, il
existe trois niveaux d’intensité des épisodes dépressifs majeurs (léger, moyen, sévère), définis avant tout
sur le nombre de critères diagnostiques repérés. On dispose par ailleurs de spécifications plutôt
qualitatives de gravité : présence de symptômes psychotiques, nature mélancolique de l’épisode,
présence de signes d’endogénécité. Un ralentissement psychomoteur marqué et le risque suicidaire font
partie des marqueurs cliniques principaux de gravité. Les échelles d’évaluation quantitatives de
l’intensité dépressive permettent par ailleurs de définir des seuils de gravité, par exemple pour des
études thérapeutiques. Ces seuils sont cependant encore mal définis, et varient d’une étude à l’autre.
Des échelles spécifiques d’intensité des dépressions mélancoliques ou du ralentissement dépressif
peuvent également être utilisées pour des travaux cliniques sur ces entités qui peuvent être considérées
comme centrales dans les concepts de dépression sévère. Au total, les critères d’inclusion de la plupart
des études portant sur les dépressions sévères combinent des éléments qualitatifs (jugement du clinicien)
et quantitatifs (score minimal à une échelle).
Abstract Depression is a common disorder considered to be a serious public health problem although
clinicians encounter very different levels of severity and the treatment strategies are tailored according
to this variability. There are however no consensus criteria to define severe depression. This review
presents and discusses the different possible qualitative and quantitative options. In the international
classifications there are three levels of severity of episodes of major depression (mild, moderate,
severe), which are defined above all on the number of diagnostic criteria found. There are other more
qualitative severity factors : the presence of psychotic symptoms, melancholia and the presence of
endogenous signs. Pronounced psychomotor retardation and risk of suicide are amongst the main clinical
severity markers. Quantitative assessment scales for the severity of depression can also define severity
thresholds for use for example in clinical studies. These thresholds are still poorly defined and vary
between studies. Specific severity scales for melancholic depression or depression with psychomotor
retardation can also be used in clinical studies for these factors, which are central to the concept of
severe depression. Overall, the inclusion criteria for most studies combine severe depression with
qualitative (clinicians’ judgement) and quantitative (minimum score on a scale) aspects.
* Auteur correspondant.
E-mail : [email protected]
L’auteur a signalé des conflits d’intérêts avec Lilly, Boehringer Ingelheim, Pierre Fabre, Lundbeck et Servier.
© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.
S244
A. Pélissolo
Introduction
Dans le monde médical, et de plus en plus dans le grand
public, la dépression est aujourd’hui considérée comme
une maladie à part entière. Les soignants et la société
reconnaissent ainsi aux patients concernés un statut de
« vrais » malades, avec notamment le droit à une prise en
charge adaptée. Cette réalité sociologique peut paraître
banale, mais elle n’existe pas encore avec la même évidence pour d’autres troubles psychiatriques, comme certains troubles addictifs ou certains troubles anxieux.
La dépression est une vraie maladie, mais est-elle une
maladie grave ? Les études épidémiologiques et médicoéconomiques placent la dépression parmi les affections les
plus lourdes en termes de santé publique, avec un impact
majeur sur l’espérance et/ou la qualité de vie [25]. Le coût
total de la dépression a été estimé aux États-Unis à au
moins 16 milliards de dollars par an [21]. Ces données,
encore peu connues, justifient un effort constant des pouvoirs publics pour améliorer le dépistage, les prises en
charge, les traitements et la recherche sur les troubles
dépressifs. Mais les chiffres élevés de morbidité, et même
de mortalité, sont des moyennes recueillies sur de grandes
populations, qui ne peuvent pas être transposées de la
même manière au plan individuel. Elles sont le reflet des
deux aspects essentiels de l’épidémiologie de la dépression : une prévalence élevée dans la population générale
(environ 15 % dans la plupart des études), et un retentissement toujours significatif mais extrême dans certaines formes graves, du fait du risque suicidaire, de l’incapacité
professionnelle, des conséquences familiales, des complications psychiatriques et somatiques, etc. [1, 21].
Au plan individuel, les psychiatres doivent faire face à
une très grande variété de présentations et de types de
troubles de l’humeur. Pour les traiter, ils ont à leur disposi-
tion des stratégies éprouvées et efficaces, qui font de la
dépression une maladie curable, même si les difficultés de
l’art ne sont pas négligeables : relation thérapeutique et
compliance souvent délicates à établir, diagnostics parfois
complexes, choix des thérapeutiques toujours individuel et
souvent empirique, récidives fréquentes. Mais les problèmes cliniques et thérapeutiques les plus complexes sont
concentrés sur un sous-groupe de patients nettement plus
difficiles à soigner que la moyenne. Ce sont ces patients qui
vont nécessiter des suivis rapprochés, des consultations longues, des prises en charge sur des mois voire des années, le
recours à des stratégies thérapeutiques plus complètes
(associations médicamenteuses, combinaison chimiothérapie-psychothérapie, sismothérapie, etc.), et parfois des
arrêts de travail, des hospitalisations, et des aides matérielles et sociales lourdes. Une partie importante de la recherche thérapeutique est consacrée à ces formes de dépressions
graves et souvent réfractaires aux traitements usuels.
Or, les repères théoriques et les outils pratiques d’identification des dépressions graves restent peu consensuels.
Naturellement, deux praticiens peuvent s’entendre pour
définir l’état de gravité d’un même patient, mais ce jugement est porté sur des bases avant tout subjectives, difficiles à standardiser et à généraliser. Il s’agit bien sûr d’une
problématique classique en psychiatrie, notamment au
plan du pronostic. Alors que des scores prédictifs assez précis et opérationnels ont pu être définis dans de nombreuses
spécialités, comme par exemple les facteurs de risque
coronariens, de déséquilibre d’un diabète ou d’avancement
d’un cancer, il n’existe quasiment pas d’indices de ce type
pour les pathologies psychiatriques.
Le tableau 1 résume les différents éléments pouvant
être pris en compte dans la définition et/ou la caractérisation des dépressions graves ou, plus largement, des dépressions que l’on pourrait qualifier de « difficiles ». On y voit
Tableau 1 Modalités de définitions des dépressions sévères ou difficiles
Éléments pris en compte
Caractérisation de formes sévères ou difficiles
Éléments cliniques actuels
– Intensité des symptômes dépressifs (nombre de symptômes, échelles d’intensité…)
– Présence et/ou intensité de syndromes spécifiques (mélancolie, endogénécité,
symptômes psychotiques, etc.)
– Intensité du risque suicidaire
– Intensité des troubles associés (anxiété, addiction, etc.)
– Refus de soins ou coopération insuffisante
– Nécessité d’une hospitalisation
Éléments cliniques longitudinaux
– Chronicité
– Résistance aux traitements
– Récurrence élevée
– Bipolarité
– Troubles de la personnalité
– Autres comorbidités psychiatriques
Autres facteurs
– Stress psycho-sociaux intenses et durables
– Comorbidités somatiques
– Ages extrêmes (enfance et grand âge)
– Intolérance ou contre-indications aux traitements
Les dépressions sévères : quels concepts ? quels critères ?
clairement l’hétérogénéité de ces concepts. La plupart de
ces critères sont discutables et difficiles à généraliser. Pour
exemple, le fait qu’une étude porte uniquement sur des
patients hospitalisés pourrait paraître un bon moyen, simple et pertinent, de garantir un recrutement de patients en
moyenne plus sévères. On sait cependant que ce critère est
soumis à de nombreux facteurs de variation, car les décisions d’hospitalisation sont très différentes selon les pays,
les cultures, les régions, les organisations sanitaires et les
facteurs socio-économiques [15].
Les articles à suivre de cette revue porteront sur les
divers éclairages de la gravité des états dépressifs, de la clinique à la thérapeutique, en passant par l’environnement et
la génétique. Dans cet article introductif, nous résumerons et
discuterons les repères objectifs disponibles pour caractériser la gravité d’un état dépressif, sur la base des classifications internationales et des échelles d’évaluation. La majorité
des travaux développés sur le sujet l’ont été dans une perspective de recherche thérapeutique : comment définir un
état dépressif sévère pour étudier l’effet d’un traitement
spécifique (médicament ou sismothérapie par exemple) ?
Dans la littérature internationale, le terme anglais severe est
alors le plus souvent utilisé, alors que les équivalents de
« grave » (serious) le sont nettement moins [15, 17].
La sévérité dans les classifications
Pour le DSM IV-TR, l’épisode dépressif majeur (EDM) constitue l’unité de base des troubles dépressifs [2]. Malgré l’emploi de l’adjectif « majeur » comme traduction de major, le
diagnostic d’EDM correspond à un état dépressif caractérisé, sans préjuger de la sévérité de celui-ci. La présence de
cinq symptômes dépressifs sur une période de deux semaines suffit à qualifier une dépression d’EDM, à condition que
ces symptômes « induisent une souffrance cliniquement
significative ou une altération du fonctionnement social,
professionnel ou dans d’autres domaines importants » (critère C). Cette définition laisse théoriquement place au
jugement clinique et subjectif du praticien pour fixer le
seuil d’une souffrance « significative » mais, dans la pratique, il est rare que des patients rapportent cinq symptômes
dépressifs simultanés sans n’en ressentir aucune gêne.
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Une fois le diagnostic d’EDM vérifié, plusieurs éléments
complémentaires permettent de rendre compte de sa sévérité, de manière dimensionnelle surtout, même si certains
aspects qualitatifs peuvent être pris en compte [2]. La
­spécification de sévérité comporte quatre niveaux : – léger,
– moyen, – sévère sans caractéristiques psychotiques, – sévère
avec caractéristiques psychotiques (Tableau 2). Elle repose
sur le nombre de symptômes présents, sur le degré de retentissement fonctionnel, et sur la présence de symptômes psychotiques pour le dernier niveau. Par ailleurs, il est possible
d’indiquer qu’un épisode dépressif est en rémission (partielle
ou complète), si les symptômes étaient présents dans le passé
mais ne sont plus suffisamment nombreux pour répondre aux
critères diagnostiques d’un EDM.
Dans le DSM IV-TR, d’autres spécifications d’un EDM
peuvent refléter sa sévérité [2]. Il est possible tout d’abord
de spécifier EDM « chronique », si les symptômes sont présents continuellement depuis au moins deux ans. Par
ailleurs, les caractéristiques catatoniques et mélancoliques
peuvent être appliquées, et marquent habituellement un
degré supplémentaire de sévérité, même si les définitions
données ne correspondent pas exactement aux représentations de la clinique psychiatrique classique de la mélancolie (Tableau 3). Les caractéristiques catatoniques peuvent
avoir comme conséquences une malnutrition, un épuisement, une hyperthermie ou des automutilations, ce qui
représente à l’évidence des marqueurs de gravité clinique.
De même, le DSM IV-TR indique que les caractéristiques
mélancoliques sont moins fréquentes chez les patients non
hospitalisés et dans les EDM légers, et plus fréquentes
lorsqu’il existe des caractéristiques psychotiques et diverses anomalies biologiques (non suppression du test à la
dexaméthasone, hypercorticisme, etc.). Il est également
mentionné que les caractéristiques mélancoliques répondent le plus souvent aux traitements antidépresseurs ou
aux sismothérapies, et sont peu associées à des troubles de
la personnalité prémorbide, à des facteurs déclenchants
nets et à une réponse placebo.
Dans la CIM-10, la description de l’épisode dépressif est
très proche de celle de l’EDM du DSM IV-TR, et il existe
également trois niveaux de sévérité (léger, moyen, sévère)
selon le nombre et l’intensité des symptômes [18]. La défi-
Tableau 2 Niveaux de sévérité d’un épisode dépressif majeur dans le DSM IV-TR (APA, 2003)
Niveaux de sévérité
Description
Léger
– Au plus cinq ou six symptômes dépressifs
– Incapacité légère, ou capacité fonctionnelle normale mais au prix
d’efforts importants et inhabituels
Moyen
Sévérité intermédiaire entre « légère » et « sévère »
Sévère sans caractéristiques psychotiques
– Presque tous les symptômes correspondant aux critères de l’EDM
– Incapacité nette, observable (par exemple impossibilité de
travailler ou de prendre soin des enfants)
Sévère avec caractéristiques psychotiques
– Présence d’idées délirantes ou d’hallucinations, congruentes ou non
à l’humeur
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A. Pélissolo
Tableau 3 Spécifications des caractéristiques catatoniques et mélancoliques d’un épisode dépressif majeur dans le
DSM IV-TR (APA, 2003)
Spécifications
Description
EDM avec caractéristiques
catatoniques
Au moins deux des éléments suivants :
– immobilité motrice se traduisant par une catalepsie ou un état de stupeur
– activité motrice excessive
– négativisme extrême ou mutisme
– mouvements involontaires bizarres se manifestant par l’adoption de postures,
de mouvements stéréotypés, d’un maniérisme ou d’une mimique grimaçante
prononcée
– écholalie ou échopraxie
EDM avec caractéristiques
mélancoliques
Au moins un des éléments suivants :
– perte de plaisir pour toutes ou presque toutes les activités
– absence de réactivité aux stimuli habituellement agréables
Et au moins trois des éléments suivants :
– qualité particulière de l’humeur dépressive (ressentie comme qualitativement
différente du sentiment éprouvé après la mort d’un être cher)
– dépression régulièrement plus marquée le matin
– réveil matinal précoce
– agitation ou ralentissement psychomoteur marqué
– anorexie ou perte de poids significative
– culpabilité excessive ou inappropriée
nition de l’épisode dépressif sévère sans symptômes psychotiques insiste sur des symptômes marqués et pénibles
de perte de l’estime de soi et les idées d’auto-dévalorisation ou de culpabilité. Il est mentionné que les idées et les
gestes suicidaires sont fréquents, et que plusieurs symptômes somatiques sont souvent présents.
L’originalité de cette classification est de dégager un
ensemble de symptômes dits somatiques, reflétant une
composante plus biologique de la dépression : anhédonie,
réveil matinal précoce, aggravation matinale de la dépression, ralentissement psychomoteur important, agitation,
perte de poids et diminution de la libido.
L’épisode dépressif sévère avec symptômes psychotiques doit comporter en plus des hallucinations, des idées
délirantes (congruentes ou non à l’humeur), un ralentissement psychomoteur ou une stupeur telle que les activités
sociales habituelles sont impossibles. Les risques vitaux liés
au suicide, à une déshydratation ou à une dénutrition sont
soulignés.
Dans l’ensemble, la définition d’un noyau symptomatique mélancolique (ou somatique) semble permettre de
réduire l’hétérogénéité du concept d’épisode dépressif
majeur, avec la caractérisation de dépressions plus sévères
que la moyenne et partageant peut-être certains facteurs
étiopathogéniques et pronostiques. Certains auteurs, comme
Taylor et Fink [24], militent d’ailleurs pour la réintroduction
d’une catégorie spécifique (mélancolie) dans les classifications psychiatriques à venir. Cependant, les données empiriques ne sont pas aujourd’hui suffisantes pour confirmer
toutes ces hypothèses, et les critères actuels de caractéristiques mélancoliques peuvent être présents chez des patients
souffrant de dépressions d’intensité très différentes [15].
La sévérité d’après les échelles
dimensionnelles
Parmi les nombreuses échelles d’évaluation de la dépression, on peut considérer comme des références la MADRS
(Montgomery-Asberg Depression Rating Scale), la HDRS
(Hamilton Depression Rating Scale), et la BDI (Beck
Depression Inventory). Par principe, ces instruments mesurent la dépression de manière dimensionnelle, avec comme
principal objectif une bonne sensibilité au changement
pour mesurer une amélioration symptomatique après traitement. Leur construction repose sur l’hypothèse d’une
continuité linéaire de la sévérité, en tout cas dans la gamme
d’intensité habituelle des états dépressifs rencontrés en
clinique. Il ne s’agit pas de définir des sous-types de dépression de manière qualitative, et jamais de poser directement un diagnostic.
La gamme des cotations de ces échelles est suffisamment large pour rester discriminante même dans les niveaux
élevés de sévérité, et la plupart des échelles incluent des
items pouvant décrire des symptômes de dépression sévère.
Par exemple pour la MADRS, les cotations 6 des items de
difficultés de concentration (« Incapable de lire ou de
converser sans difficulté »), de lassitude (« Grande lassitude, incapable de faire quoi que ce soit sans aide »), ou
encore de pensées pessimistes (« Idées délirantes de ruine,
de remords ou péché inexpiable ; auto-accusations absurdes ou inébranlables ») permettent de coter de manière
spécifique les éléments d’un syndrome mélancolique.
Cependant, les échelles de dépression les plus couramment utilisées, notamment la HDRS, présentent des qualités psychométriques contestées, surtout en termes de
Les dépressions sévères : quels concepts ? quels critères ?
structure factorielle [3]. Pour palier à ce déficit, des
auteurs comme Bech et Rafaelsen ont développé d’autres
outils, notamment une échelle de mélancolie susceptible
d’évaluer de manière plus spécifique la dimension dépressive [4]. Les travaux de validation de cette échelle restent
pourtant insuffisants pour confirmer son intérêt par rapport
aux outils classiques.
Des scores-seuils sont proposés comme critères d’inclusion dans les études, pour un syndrome dépressif classique
ou pour une dépression sévère (Tableau 4), mais ils sont en
général peu étayés de manière empirique, et laissent donc
une grande marge de choix aux utilisateurs [15, 17].
Tableau 4 Scores seuils des principales échelles
de dépression (Montgomery & Lecrubier, 1999 ;
Nemeroff, 2007)
Échelles Notes extrêmes
MADRS
HDRS-17
BDI-13
BRMS
0 à 60
0 à 54
0 à 39
0 à 44
Dépressions
légères
Dépressions
sévères
> 20
> 17
> 7
> 5
> 30 ou 34
> 25 à 30
> 16
> 15
En dehors de ces échelles mesurant la sévérité d’un
état dépressif de manière générale, quelques outils permettent de cibler l’évaluation sur une dimension particulière, reflétant des symptômes que l’on peut considérer
comme de plus forte gravité. C’est le cas de l’échelle de
ralentissement dépressif (ERD) de Widlöcher, qui mesure
spécifiquement les symptômes du ralentissement psychomoteur [26], considéré comme une dimension essentielle
des états dépressifs sévères et comme une cible privilégiée
des traitements antidépresseurs.
Il faut citer également les échelles de Newcastle, développées dans l’idée de pouvoir poser des diagnostics étiologiques des états dépressifs (endogènes versus réactionnels),
et d’aboutir à un score prédictif de réponse aux sismothérapies [16]. Malgré quelques résultats empiriques satisfaisants, la validité de ce modèle et des outils proposés a été
souvent contestée, beaucoup d’études n’ayant pas confirmé
les hypothèses des auteurs.
Enfin, une échelle a été mise au point pour poser un
diagnostic de mélancolie, chez des patients présentant un
EDM, et en évaluer l’intensité : l’échelle CORE de Parker
[19]. Les dimensions évaluées par cette échelle d’hétéroévaluation sont l’agitation, le ralentissement et la noninteractivité. La construction de l’échelle CORE a été basée
sur l’hypothèse que ces signes sont plus spécifiques du soustype mélancolique de dépression que les symptômes d’endogénicité des classifications ou de l’échelle de Newcastle.
Cette échelle de mélancolie a été validée par ses corrélations avec des variables biologiques, thérapeutiques, environnementales et psychologiques. Constituée de 18 items
cotés de 0 à 3, son score total varie donc entre 0 et 54, et
un score supérieur ou égal à 5 permet de poser un diagnos-
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tic de mélancolie, notamment pour l’inclusion dans des
travaux de recherche. Une comparaison des échelles de
Widlöcher et de Parker est présentée dans le tableau V.
Les outils pré-cités ne sont que des propositions de
représentations de la notion de gravité, parfois très différentes les unes des autres. Le caractère spectaculaire d’un
état mélancolique, au plus fort du ralentissement et de la
catatonie, n’a en fait pas de valeur pronostique absolue.
L’évolution peut en effet être très péjorative, notamment
en cas de passage l’acte suicidaire, mais elle peut aussi
être très favorable puisque ces états sont réputés répondre
particulièrement bien aux traitements biologiques.
A contrario, un état dépressif peu intense, sans caractéristique mélancolique, dans un contexte de personnalité
pathologique par exemple, peut être insensible à toute
thérapeutique, se chroniciser et aboutir à un suicide. Les
travaux nosographiques et psychométriques réalisés jusqu’à
présent se heurtent à ces contradictions et à cette polysémie des notions de gravité et de sévérité.
En marge de ces mesures symptomatiques, d’autres évaluations dimensionnelles peuvent rendre compte indirectement de la sévérité d’un trouble, comme les mesures de
retentissement général (Échelle Globale de Fonctionnement
du DSM IV-TR), d’adaptation sociale (échelle de Weissman)
et aussi de qualité de vie. Une étude récente a en effet
confirmé l’existence d’une corrélation forte entre sévérité
de l’état dépressif et altération de la qualité de vie, l’impact des autres facteurs comme le soutien social et la sensation de stigmatisation s’avérant moins important [6].
Application des critères de sévérité
dans les études
Une rapide mise en perspective des critères de sévérité envisagés ci-dessus montre qu’aucun de ceux-là ne semble suffisant et en tout cas valide dans l’absolu. Le choix de la
définition doit donc se faire en fonction des objectifs fixés,
de manière pragmatique, par exemple pour mesurer un
changement sous traitement (score élevé à une échelle d’intensité), ou pour constituer un groupe homogène de malades
en vue d’une étude physiopathologique (critères de dépression avec symptômes psychotiques, ou avec mélancolie).
La littérature scientifique récente illustre assez clairement cette proposition, avec un choix très varié de critères
de définition de la sévérité, et même souvent deux critères
complémentaires associés, l’un plutôt catégoriel, l’autre
plutôt dimensionnel. Ainsi, en examinant la méthodologie
des articles parus au cours des cinq dernières années comportant les termes severe depression dans le titre, on
trouve par exemple comme critères d’inclusion :
1. patients hospitalisés et scores supérieurs à 23 à
l’échelle BDI-21 (étude d’imagerie cérébrale du traitement
émotionnel) [10] ;
2. patients hospitalisés et sous-type mélancolique du
DSM IV (étude sur la mémoire procédurale) [22] ;
3. patients hospitalisés et scores supérieurs à 28 à
l’échelle BDI-21 (étude de stimulation magnétique transcrânienne) [7] ;
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A. Pélissolo
Tableau 5 Liste des items de l’échelle de ralentissement de Widlöcher (1983) et de l’échelle CORE de Parker (1994),
avec correspondances partielles ou complètes entre items
Échelle de ralentissement de Widlöcher
Échelle CORE de Parker
1. Démarche, foulée
2. Lenteur et rareté des mouvements du tronc
3. Lenteur et rareté des mouvements de la tête et du cou (mimique)
4. Langage et débit verbal
5. Modulation de la voix
6. Brièveté des réponses
7. Variété des thèmes spontanément abordés (initiative idéique)
8. Fluidité idéique
9. Expérience subjective de la rumination mentale
10. Fatigabilité
11. Intérêt pour les activités habituelles
12. Perception de l’écoulement du temps
13. Troubles mnésiques
14. Troubles de concentration
15. Appréciation générale du ralentissement
13. Lenteur des mouvements
15. Délai de l’activité motrice
3. Posture
10. Immobilité corporelle
2. Immobilité faciale
6. Délai des réponses verbales
17. Lenteur du débit verbal
7. Longueur des réponses verbales
16. Défaut de spontanéité du discours
12. Pauvreté des associations
14. Expression verbale stéréotypée
8. Inattention
1. Non interactivité
4. Aréactivité
5. Appréciation faciale
9. Agitation faciale
11. Agitation motrice
18. Motricité stéréotypée
4. sous-type mélancolique des critères RDC (étude des
effets du stress) [9] ;
5. score HDRS-17 supérieur à 21 (études d’efficacité de
la stimulation magnétique transcrânienne) [23] ;
6. scores MADRS supérieurs ou égaux à 30 dans des
essais thérapeutiques d’antidépresseurs [5] ;
7. score BDI-21 supérieur à 29 (étude sur la mémoire)
[27] ;
8. patients présentant un « épisode dépressif sévère »,
sans autre critère (étude comparative de la stimulation
magnétique transcrânienne et de la sismothérapie) [12] ;
9. aucun critère mentionné (étude de suivi à 10 ans,
étude d’efficacité de la rTMS, et étude d’imagerie cérébrale du traitement émotionnel) [8, 13].
Quels modèles ?
D’une manière générale, beaucoup de choses restent à préciser sur la nature, les facteurs étiologiques, et les thérapeutiques spécifiques des états dépressifs sévères, mais les
outils d’évaluation désormais disponibles devraient permettre de développer des recherches cliniques intéressantes dans ce domaine.
Une question importante reste celle de l’existence ou
non d’une différence qualitative (phénoménologique, psy-
chobiologique, neurobiologique, etc.) entre les dépressions
les plus sévères et les dépressions légères ou moyennes,
au-delà d’une simple différence dimensionnelle d’intensité. Aucun argument définitif ne permet vraiment de trancher entre un modèle « unitaire » et un modèle « binaire ».
Certaines données psychométriques confirment la bonne
structure d’un modèle binaire isolant les dépressions les
plus endogènes (noyau mélancolique ou somatique, ralentissement de Widlöcher, syndrome CORE de Parker) des
autres types de dépression [19]. L’impact différentiel des
facteurs de stress et des événements de vie sur ces deux
entités a été bien étayé par les travaux cliniques récents
de Harkness et Monroe [9]. En revanche, les études épidémiologiques et génétiques en population générale ne
retrouvent pas toujours les mêmes résultats [11, 14].
De même, le profil de réponse aux antidépresseurs ne
semble pas complètement en faveur d’un modèle binaire
robuste : les produits les plus puissants, tricycliques ou
non, semblent susceptibles d’agir sur l’ensemble du spectre de sévérité, sans distinction syndromique nette [15]. La
seule spécificité thérapeutique est cependant l’intérêt bien
établi de l’adjonction d’antipsychotiques dans les états
dépressifs sévères avec éléments psychotiques.
Les dépressions sévères : quels concepts ? quels critères ?
Conclusion
Cette brève revue confirme l’absence de définition formelle et consensuelle des notions de gravité et de sévérité
dans le domaine de la dépression. Pourtant, les dépressions
graves ou sévères constituent une réalité clinique quotidienne en psychiatrie, posant souvent des problèmes thérapeutiques complexes aux praticiens et aux chercheurs. Il
est donc essentiel d’aller plus loin dans l’étude de cette
question, en tenant compte des nombreux éléments d’information pouvant nourrir la réflexion sur les troubles
dépressifs sévères : l’épidémiologie, la psychopathologie,
la biologie, la thérapeutique, etc.
Ces éclairages, repris et analysés un par un dans les
articles suivants, seront très probablement à terme susceptibles de faire converger les classifications et les systèmes
de mesure vers des définitions plus valides et maniables des
notions de gravité et de sévérité.
Références
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