Don et échanges. - prepa-bl

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Don et échanges. - prepa-bl
Dossier.
Don et échanges.
Composition du dossier.
-Document 1. Pourquoi faire un « détour anthropologique » avec Marcel Mauss pour
saisir la logique marchande ? Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur le don, (1925).
-Document 2. Qu’est-ce qu’un fait social total ? Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur le don,
(1925).
-Document 3. De l’échange de biens au bien commun ? Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur
le don, (1925).
-Document 4. Quelles interrogations la réflexion de Mauss sur le don soulève-t-elle ?
Extrait de : Alain Caillé, « Ce qu’on appelle si mal le don... . Que le don est de l’ordre du don malgré
tout », REVUE DU MAUSS, 2007.
-Document 5. La thèse d’Alain Caillé ou qu’est-ce que le paradigme du don ?
Extrait de : Alain Caillé, « Ce qu’on appelle si mal le don... . Que le don est de l’ordre du don malgré
tout », REVUE DU MAUSS, 2007.
-Document 6. Quelle est la place du don dans l’analyse des relations économiques au
cœur de la Silicon Valley ?
Extrait de : Michel FERRARRY « Pour une théorie de l’échange dans les réseaux sociaux. Un essai
sur le don dans les réseaux industriels de la Silicon Valley », Cahiers internationaux de sociologie,
2001.
-Document 7. Le don d’organes est-il un don spécifique ?
Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique », Revue française de
sociologie, 2004.
-Document 8. Quelle type de solidarité existe-t-il entre donateurs post-mortem et
bénéficiaires du don d’organes ? Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don
d’organes : une typologie analytique », Revue française de sociologie, 2004.
-Document 9. Quelles sont les caractéristiques du don d’organe inter vivos ?
Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique », Revue française de
sociologie, 2004.
-Document 10. Doit-on redouter l’intrusion des logiques marchandes dans le don
d’organes ? Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie
analytique », Revue française de sociologie, 2004.
-Document 11. Quel est l’état de la législation relative au don d’organe en France ?
Extrait de : Loi bioéthique du 6 août 2004 et Textes de la Fédération des associations pour le don
d’organes et de tissus humains.
-Document 12. Qu’est-ce que l’économie de l’exhortation ? Extrait de : Philippe STEINER,
« Le don d’organes : une typologie analytique », Revue française de sociologie, 2004.
-Document 13. Quels sont les arguments en faveur d’un marché des organes à
transplanter ? Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une affaire de famille ? »,
ANNALES. Histoire, Sciences Sociales, 2004.
-Document 14. L’émotion : un moyen économique ? Extrait de : Catherine DESSINGES,
« Émotion, collectif et lien social : vers une approche sociologique du don humanitaire », REVUE
DU MAUSS, 2008.
Document 1. Pourquoi faire un « détour anthropologique » avec
Marcel Mauss pour saisir la logique marchande ?
Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur le don, (1925).
A plusieurs reprises, on a vu combien toute cette économie de l'échange-don était loin de
rentrer dans les cadres de l'économie soi-disant naturelle, de l'utilitarisme. Tous ces
phénomènes si considérables de la vie économique de tous ces peuples - disons, pour fixer les
esprits, qu'ils sont bons représentants de la grande civilisation néolithique - et toutes ces
survivances considérables de ces traditions, dans les sociétés proches de nous ou dans les
usages des nôtres, échappent aux schèmes que donnent d'ordinaire lés rares économistes qui
ont voulu comparer les diverses économies connues. Nous ajoutons donc nos observations
répétées à celles de M. Malinowski qui a consacré tout un travail à « faire sauter » les
doctrines courantes sur l'économie « primitive » (B. Malinnowski, Les argonautes du
pacifique occidental, 1922).
La notion de valeur fonctionne dans ces sociétés ; des surplus très grands, absolument parlant,
sont amassés ; ils sont dépensés souvent en pure perte, avec un luxe relativement énorme et
qui n'a rien de mercantile ; il y a des signes de richesse, des sortes de monnaies, qui sont
échangées. Mais toute cette économie très riche est encore pleine d'éléments religieux : la
monnaie a encore son pouvoir magique et est encore liée au clan ou à l'individu ; les diverses
activités économiques, par exemple le marché, sont imprégnées de rites et de mythes ; elles
gardent un caractère cérémoniel, obligatoire, efficace ; elles sont pleines de rites et de droits.
A ce point de vue nous répondons déjà à la question que posait Durkheim à propos de
l'origine religieuse de la notion de valeur économique. Ces faits répondent aussi à une foule
de questions concernant les formes et les raisons de ce qu'on appelle si mal l'échange, le « troc
», la permutatio des choses utiles, qu'à la suite des prudents Latins, suivant eux-mêmes
Aristote , une économie historique met à l'origine de la division du travail. C'est bien autre
chose que de l'utile, qui circule dans ces sociétés de tous genres, la plupart déjà assez
éclairées. Les clans, les âges et, généralement, les sexes – à cause des multiples rapports
auxquels les contacts donnent lieu - sont dans un état de perpétuelle effervescence
économique et cette excitation est elle-même fort peu terre à terre ; elle est bien moins
prosaïque que nos ventes et achats, que nos louages de service ou que nos jeux de Bourse.
M. Malinowski a fait un effort sérieux pour classer du point de vue des mobiles, de l'intérêt et
du désintéressement, toutes les transactions qu'il constate chez ses Trobriandais ; il les étage
entre le don pur et le troc pur après marchandage. Cette classification est au fond inapplicable.
Ainsi, selon M. Malinowski, le type du don pur serait le don entre époux. Or, précisément, à
notre sens, l'un des faits les plus importants signalés par M. Malinowski et qui jette une
lumière éclatante sur tous les rapports sexuels dans toute l'humanité, consiste à rapprocher le
mapula, le paiement « constant » de l'homme à sa femme, d'une sorte de salaire pour service
sexuel rendu. De même les cadeaux au chef sont des tributs ; les distributions de nourriture
(sagali) sont des indemnités pour travaux, pour rites accomplis, par exemple en cas de veillée
funéraire. Au fond, de même que ces dons ne sont pas libres, ils ne sont pas réellement
désintéressés. Ce sont déjà des contre-prestations pour la plupart, et faites même en vue non
seulement de payer des services et des choses, mais aussi de maintenir une alliance profitable
et qui ne peut même être refusée, comme par exemple l'alliance entre tribus de pêcheurs et
tribus d'agriculteurs ou de potiers. Or, ce fait est général, nous l'avons rencontré par exemple
en pays Maori, Tsimshian, etc. On voit donc où réside cette force, à la fois mystique et
pratique qui soude les clans et en même temps les divise, qui divise leur travail et en même
temps les contraint à l'échange. Même dans ces sociétés, l'individu et le groupe, ou plutôt le
sous-groupe, se sont toujours senti le droit souverain de refuser le contrat : c'est ce qui donne
un aspect de générosité à cette circulation des biens ; mais, d'autre part, ils n'avaient à ce
refus, normalement, ni droit ni intérêt ; et c'est ce qui rend ces lointaines sociétés tout de
même parentes des nôtres.
Même la destruction pure des richesses ne correspond pas à ce détachement complet qu'on
croirait y trouver. Même ces actes de grandeur ne sont pas exempts d'égotisme. La forme
purement somptuaire, presque toujours exagérée, souvent purement destructrice, de la
consommation, où des biens considérables et longtemps amassés sont donnés tout d'un coup
ou même détruits, surtout en cas de potlatch, donne à ces institutions un air de pure dépense
dispendieuse, de prodigalité enfantine. En effet, et en fait, non seulement on y fait disparaître
des choses utiles, de riches aliments consommés avec excès, mais même on y détruit pour le
plaisir de détruire, par exemple, ces cuivres, ces monnaies, que les chefs tsimshian, tlingit et
haïda jettent à l'eau et que brisent les chefs kwakiultl et ceux des tribus qui leur sont alliées.
Mais le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces
destructions folles de richesses, n'est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch,
désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c'est la hiérarchie
qui s'établit. Donner, c'est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter
sans rendre ou sans rendre plus, c'est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit,
choir plus bas (minister).[…]
Ce sont nos sociétés d'Occident qui ont, très récemment, fait de l'homme un « animal
économique ». Mais nous ne sommes pas encore tous des êtres de ce genre. Dans nos masses
et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante ; elle est encore
caractéristique des quelques fossiles de notre noblesse. L'homo oeconomicus n'est pas derrière
nous, il est devant nous; comme l'homme de la morale et du devoir; comme l'homme de la
science et de la raison. L'homme a été très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien
longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer. D'ailleurs nous
sommes encore heureusement éloigné de ce constant et glacial calcul utilitaire. Qu'on analyse
de façon approfondie, statistique, comme M. Halbwachs l'a fait pour les classes ouvrières, ce
qu'est notre consommation, notre dépense à nous, occidentaux des classes moyennes.
Combien de besoins satisfaisons-nous ? et combien de tendances ne satisfaisons-nous pas qui
n'ont pas pour but dernier l'utile ? L'homme riche, lui, combien affecte-il, combien peut-il
affecter de son revenu à son utilité personnelle ? Ses dépenses de luxe, d'art, de folie, de
serviteurs ne le font-elles pas ressembler aux nobles d'autrefois ou aux chefs barbares dont
nous avons décrit les mœurs ?
Est-il bien qu'il en soit ainsi ? C'est une autre question. Il est bon peut-être qu'il y ait d'autres
moyens de dépenser et d'échanger que la pure dépense. Cependant, à notre sens, ce n'est pas
dans le calcul des besoins individuels qu'on trouvera la méthode de la meilleure économie.
Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse,
rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de
meilleurs gestionnaires. La poursuite brutale des fins de l'individu est nuisible aux fins et à la
paix de l'ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et - par l'effet en retour – à
l'individu lui-même.
Déjà, nous venons de le voir, des sections importantes, des associations de nos entreprises
capitalistes elles-mêmes, cherchent en groupes à s'attacher leurs employés en groupes. D'autre
part, tous les groupements syndicalistes, ceux des patrons comme ceux des salariés,
prétendent qu'ils défendent et représentent l'intérêt général avec autant de ferveur que l'intérêt
particulier de leurs adhérents ou même de leurs corporations. Ces beaux discours sont, il est
vrai, émaillés de bien des métaphores. Cependant, il faut le constater, non seulement la morale
et la philosophie, mais même encore l'opinion et l'art économique lui-même, commencent à se
hausser à ce niveau « social ». On sent qu'on ne peut plus bien faire travailler que des hommes
sûrs d'être loyalement payés toute leur vie, du travail qu'ils ont loyalement exécuté, en même
temps pour autrui que pour eux-mêmes. Le producteur échangiste sent de nouveau - il a
toujours senti - mais cette fois, il sent de façon aiguë, qu'il échange plus qu'un produit ou
qu'un temps de travail, qu'il donne quelque chose de soi ; son temps, sa vie, Il veut donc être
récompensé, même avec modération, de ce don. Et lui refuser cette récompense c'est l'inciter à
la paresse et au moindre rendement.
Peut-être pourrions-nous indiquer une conclusion à la fois sociologique et pratique. La
fameuse Sourate LXIV, « déception mutuelle » (Jugement dernier), donnée à La Mecque, à
Mahomet, dit de Dieu :
« 15. Vos richesses et vos enfants sont votre tentation pendant que Dieu tient en réserve une
récompense magnifique.
16. Craignez Dieu de toutes vos forces; écoutez, obéissez, faites l'aumône (sadaqa) dans votre propre
intérêt. Celui qui se tient en garde contre son avarice sera heureux.
17. Si vous faites à Dieu un prêt généreux, il vous paiera le double, il vous pardonnera car il est
reconnaissant et plein de longanimité.
18. Il connaît les choses visibles et invisibles, il est le puissant et le sage ».
Remplacez le nom d'Allah par celui de la société et celui du groupe professionnel ou
additionnez les trois noms, si vous êtes religieux ; remplacez le concept d'aumône par celui de
coopération, d'un travail, d'une prestation faite en vue d'autrui : vous aurez une assez bonne
idée de l'art économique qui est en voie d'enfantement laborieux. On le voit déjà fonctionner
dans certains groupements économiques, et dans les cœurs des masses qui ont, bien souvent,
mieux que leurs dirigeants, le sens de leurs intérêts, de l'intérêt commun.
Document 2. Qu’est-ce qu’un fait social total ?
Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur le don, (1925).
Mais, s'il en est ainsi, c'est qu'il y a dans cette façon de traiter un problème un principe
heuristique que nous voudrions dégager. Les faits que nous avons étudiés sont tous, qu'on
nous permette l'expression, des faits sociaux totaux ou, si l'on veut - mais nous aimons moins
le mot -généraux : c'est-à-dire qu'ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société
et de ses institutions (potlatch, clans affrontés, tribus se visitant, etc.) et dans d'autres cas,
seulement un très grand nombre d'institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces
contrats concernent plutôt des individus.
Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques,
morphologiques, etc. Ils sont juridiques, de droit privé et publie, de moralité organisée et
diffuse, strictement obligatoires ou simplement loués et blâmés, politiques et domestiques en
même temps, intéressant les classes sociales aussi bien que les clans et les familles. Ils sont
religieux : de religion stricte et de magie et d'animisme et de mentalité religieuse diffuse. Ils
sont économiques : car l'idée de la valeur, de l'utile, de l'intérêt, du luxe, de la richesse, de
l'acquisition de l'accumulation, et d'autre part, celle de la consommation, même celle de la
dépense pure, purement somptuaire, y sont partout présentes, bien qu'elles y soient entendues
autrement qu'aujourd'hui chez nous. D'autre part, ces institutions ont un côté esthétique
important dont nous avons fait délibérément abstraction dans cette étude : mais les danses
qu'on exécute alternativement, les chants et les parades de toutes sortes, les représentations
dramatiques qu'on se donne de camp à camp et d'associé à associé ; les objets de toutes sortes
qu'on fabrique, use, orne, polit, recueille et transmet avec amour, tout ce qu'on reçoit avec joie
et présente avec succès, les festins eux-mêmes auxquels tous participent ; tout, nourriture,
objets et services, même le « respect », comme disent les Tlingit, tout est cause d'émotion
esthétique et non pas seulement d'émotions de l'ordre du moral ou de l'intérêt. Ceci est vrai
non seulement de la Mélanésie, mais encore plus particulièrement de ce système qu'est le
potlatch du Nord-Ouest américain, encore plus vrai de la fête-marché du monde indoeuropéen. Enfin, ce sont clairement des phénomènes morphologiques. Tout s'y passe au cours
d'assemblées, de foires et de marchés, ou tout au moins de fêtes qui en tiennent lieu. Toutes
celles-ci supposent des congrégations dont la permanence peut excéder une saison de
concentration sociale, comme les potlatch d'hiver des Kwakiutl, ou des semaines, comme les
expéditions maritimes des Mélanésiens. D'autre part, il faut qu'il y ait des routes, des pistes
tout au moins, des mers ou des lacs où on puisse se transporter en paix. Il faut les alliances
tribales et intertribales ou internationales, le commercium et le connubium.
Ce sont donc plus que des thèmes, plus que des éléments d'institutions, plus que des
institutions complexes, plus même que des systèmes d'institutions divisés par exemple en
religion, droit, économie, etc. Ce sont des « touts », des systèmes sociaux entiers dont nous
avons essayé de décrire le fonctionnement. Nous avons vu des sociétés à l'état dynamique ou
physiologique. Nous ne les avons pas étudiées comme si elles étaient figées, dans un état
statique ou plutôt cadavérique, et encore moins les avons-nous décomposées et disséquées en
règles de droit, en mythes, en valeurs et en prix. C'est en considérant le tout ensemble que
nous avons pu percevoir l'essentiel, le mouvement du tout, l'aspect vivant, l'instant fugitif où
la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d'eux-mêmes et de leur
situation vis-à-vis d'autrui. Il y a, dans cette observation concrète de la vie sociale, le moyen
de trouver des faits nouveaux que nous commençons seulement à entrevoir. Rien à notre avis
n'est plus urgent ni fructueux que cette étude des faits sociaux.
Elle a un double avantage. D'abord un avantage de généralité, car ces faits de fonctionnement
général ont des chances d'être plus universels que les diverses institutions ou que les divers
thèmes de ces institutions, toujours plus ou moins accidentellement teintés d'une couleur
locale. Mais surtout, elle a un avantage de réalité. On arrive ainsi à voir les choses sociales
elles-mêmes, dans le concret, comme elles sont. Dans les sociétés, on saisit plus que des idées
ou des règles, on saisit des hommes, des groupes et leurs comportements. On les voit se
mouvoir comme en mécanique on voit des masses et des systèmes, ou comme dans la mer
nous voyons des pieuvres et des anémones. Nous apercevons des nombres d'hommes, des
forces mobiles, et qui flottent dans leur milieu et dans leurs sentiments.
Les historiens sentent et objectent à juste titre que les sociologues font trop d'abstractions et
séparent trop les divers éléments des sociétés les uns des autres. Il faut faire comme eux :
observer ce qui est donné. Or, le donné, c'est Rome, c'est Athènes, c'est le Français moyen,
c'est le Mélanésien de telle ou telle île, et non pas la prière ou le droit en soi. Après avoir
forcément un peu trop divisé et abstrait, il faut que les sociologues s'efforcent de recomposer
le tout. Ils trouveront ainsi de fécondes données. - Ils trouveront aussi le moyen de satisfaire
les psychologues. Ceux-ci sentent vivement leur privilège, et surtout les psycho-pathologistes
ont la certitude d'étudier du concret. Tous étudient ou devraient observer le comportement
d'êtres totaux et non divisés en facultés. Il faut les imiter. L'étude du concret, qui est du
complet, est possible et plus captivante et plus explicative encore en sociologie. Nous, nous
observons des réactions complètes et complexes de quantités numériquement définies
d'hommes, d'êtres complets et complexes. Nous aussi, nous décrivons ce qu'ils sont dans leurs
organismes et leurs psychai, en même temps que nous décrivons ce comportement de cette
masse et les psychoses qui y correspondent : sentiments, idées, volitions de la foule ou des
sociétés organisées et de leurs sous-groupes. Nous aussi, nous voyons des corps et les
réactions de ces corps, dont idées et sentiments sont d'ordinaire les interprétations et, plus
rarement, les motifs. Le principe et la fin de la sociologie, c'est d'apercevoir le groupe entier et
son comportement tout entier.
Document 3. De l’échange de biens au bien commun ?
Extrait de : Marcel Mauss, Essai sur le don, (1925).
Voilà donc ce que l'on trouverait au bout de ces recherches. Les sociétés ont progressé dans la
mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs
rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il fallut d'abord savoir poser les
lances. C'est alors qu'on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de
clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d'individus à
individus. C'est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des
intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C'est ainsi que le clan, la tribu,
les peuples ont su - et c'est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les
nations et aussi les individus, doivent savoir - s'opposer sans se massacrer et se donner sans se
sacrifier les uns aux autres. C'est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur
solidarité.
Il n'y a pas d'autre morale, ni d'autre économie, ni d'autres pratiques sociales que celles-là. Les
Bretons, les Chroniques d'Arthur, racontent comment le roi Arthur, avec l'aide d'un
charpentier de Cornouailles inventa cette merveille de sa cour : la « Table Ronde »
miraculeuse autour de laquelle les chevaliers ne se battirent plus. Auparavant, « par sordide
envie », dans des échauffourées stupides, des duels et des meurtres ensanglantaient les plus
beaux festins. Le charpentier dit à Arthur : « Je te ferai une table très belle, où ils pourront
s'asseoir seize cents et plus, et tourner autour, et dont personne ne sera exclu... Aucun
chevalier ne pourra livrer combat, car là, le haut placé sera sur le même pied que le bas placé.
» Il n'y eut plus de « haut bout » et partant, plus de querelles. Partout où Arthur transporta sa
Table, joyeuse et invincible resta sa noble compagnie. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore se font
les nations, fortes et riches, heureuses et bonnes. Les peuples, les classes, les familles, les
individus, pourront s'enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s'asseoir, tels des
chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d'aller chercher bien loin quel est le
bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et
solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et
la générosité réciproque que l'éducation enseigne.
On voit comment on peut étudier, dans certains cas, le comportement humain total, la vie
sociale tout entière ; et on voit aussi comment cette étude concrète peut mener non seulement
à une science des mœurs, à une science sociale partielle, mais même à des conclusions de
morale, ou plutôt - pour reprendre le vieux mot - de « civilité », de « civisme », comme on dit
maintenant. Des études de ce genre permettent en effet d'entrevoir, de mesurer, de balancer
les divers mobiles esthétiques, moraux, religieux, économiques, les divers facteurs matériels
et démographiques dont l'ensemble fonde la société et constitue la vie en commun, et dont la
direction consciente est l'art suprême, la Politique, au sens socratique du mot.
Document 4. Quelles interrogations la réflexion de Mauss sur le
don soulève-t-elle ?
Extrait de : Alain Caillé, « Ce qu’on appelle si mal le don... . Que le don est de
l’ordre du don malgré tout », REVUE DU MAUSS, 2007.
Il est possible d’aller plus loin pour fixer en quelques mots ce que je crois être l’essentiel du
propos de Mauss. Sous le terme de don, il saisit tout un ensemble de prestations dont il nous
dit qu’il convient de les penser, positivement et normativement, comme un mélange, un
hybride d’obligation et de liberté, d’une part, d’intérêt et de désintéressement de l’autre.
-Positivement : c’est ainsi que ces dons se présentent dans la réalité. Sous le désintéressement
affiché et de rigueur, il y a toujours de l’intérêt (y compris individuel et même économique)
qui se cache ou qui agit, comme nous le disent toute la philosophie ou la sociologie modernes
du soupçon (dont la science économique n’est que le bras séculier). Mais, réciproquement, il y
a du désintéressement ou, plutôt, de la liberté et de l’ouverture constitutive à l’altérité dans
l’intérêt. Et encore, les dons archaïques revêtent l’apparence de la générosité spontanée, mais
ils sont en fait obligés. Pourtant, réciproquement, même s’ils sont faits par obligation rituelle,
il y entre une part d’indétermination et de liberté sans laquelle la magie du don n’opérerait
pas.
-Normativement : ce que Mauss nous donne à penser – n’oublions pas les enjeux proprement
politiques de l’Essai sur le don, contemporain de son extraordinaire et prémonitoire
sociologie du bolchevisme –, c’est qu’il est bon et nécessaire qu’il en soit ainsi. Un don
strictement intéressé se réduirait à un achat déguisé. Un don qui serait ou qui voudrait se
croire absolument désintéressé deviendrait sacrificiel et en définitive négateur et meurtrier de
soi et/ou d’autrui. Un don purement rituel deviendrait mécanique et se nierait comme don. Un
don purement libre, un acte gratuit, sombrerait dans l’absurdité et le non-sens.
Mais si les faits que réunit Mauss sont – et doivent être – des hybrides, pourquoi, pour les
désigner, utiliser ce terme de don qui semble pointer irrésistiblement en direction du seul
désintéressement ou de la gratuité (ou encore de la charité et de l’amour) ? N’est-ce pas
laisser ainsi la porte grande ouverte à toutes les confusions ? Qu’un tel risque de confusion
existe, je suis bien placé pour le savoir puisque, depuis ses origines il y a vingt-cinq ans
maintenant, le travail du MAUSS est l’objet de contresens systématiques, toujours les mêmes.
Parce que nous nous disons anti-utilitaristes, i.e. ennemis de l’explication moniste de l’action
sociale par le seul intérêt individuel – et a fortiori par le seul intérêt individuel économique –,
on fait semblant de croire que nous pensons que tout s’expliquerait par l’altruisme et la
charité. Partisans du « paradigme du don », i.e. de la prise au sérieux par les sciences sociales
et la philosophie morale et politique de la découverte de Mauss, nous sommes régulièrement
taxés de naïveté gentillette (…).
Je me bornerai ici à rappeler une typologie des interprétations des faits de don rapportés par
Mauss que j’ai développée ailleurs [Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme,
2000]. Celles-ci s’organisent en quatre grandes modalités.
– Les interprétations économicistes peuvent être dites soit vulgaires, soit distinguées selon
qu’elles voient dans le don archaïque une stratégie masquée d’enrichissement individuel ou de
gestion collective rationnelle des ressources rares, ou bien, version distinguée, une stratégie
d’obtention du pouvoir et du prestige par la dilapidation de la richesse (Herskovits, Bataille,
Bourdieu ).
– Les interprétations inexistentialistes posent soit que le don ne peut pas exister pour des
raisons théoriques, parce qu’il est la figure de l’impossible par excellence (Derrida, Marion),
ou alors qu’il est empiriquement rare (Testart).
– Les interprétations en termes d’incomplétude lui accordent une certaine réalité, mais
subordonnée à une réalité plus essentielle : l’échange en général (Lévi-Strauss), le symbolique
(Lacan), le sacrifice (Girard), le sacré (Godelier).
– Les interprétations irréductionnistes (osons ce néologisme) posent au contraire que le don a
une réalité et une consistance intrinsèques, irréductibles aux fonctions qu’il remplit pourtant
par ailleurs, mais qu’il ne peut remplir qu’en raison et à la mesure de sa suprafonctionnalité.
Qu’il est donc à lui-même sa propre explication, la seule réponse possible aux énigmes du don
qui ne sont rien d’autre que les énigmes et les paradoxes à la fois réels et idéels propres à la
vie humaine en société.
Il va sans dire que je me réclame pour ma part du quatrième type de lecture, le seul à prendre
la découverte de Mauss pleinement au sérieux, et le seul également à permettre d’accorder
une part de vérité aux autres interprétations en les remettant à leur place.
Document 5. La thèse d’Alain Caillé ou qu’est-ce que le
paradigme du don ?
Extrait de : Alain Caillé, « Ce qu’on appelle si mal le don... . Que le don est de l’ordre du don
malgré tout », REVUE DU MAUSS, 2007.
Soucions-nous d’abord des choix proprement théoriques, voire épistémologiques. Il est
permis de penser que, au-delà de la dimension purement empirique de la découverte de
Mauss, il y a dans l’Essai les bases d’une théorie anthropologique et sociologique générale
qu’il importe de dégager. Elle passe selon moi par la prise au sérieux de l’anti-utilitarisme que
symbolise et interprète la notion de don. Ce n’est pas le lieu de détailler cette théorie générale,
que je présente le plus souvent sous le nom de paradigme du don et du politique (et du
symbolisme). J’en retiens seulement ici, sténographiquement, cinq points.
– Le don est d’abord et avant tout un opérateur politique, au sens le plus général du terme.
C’est lui qui opère l’alliance, le passage de la guerre à la paix. Réciproquement, le politique
doit être pensé dans le langage et dans les termes du don, comme l’intégrale des décisions
d’alliance et de paix qui permettent de faire société, ou, inversement, de celles qui en refusant
l’alliance, en substituant le prendre-refuser-retenir au donner-recevoir-rendre aboutissent à ce
qu’une société se défasse ou ne « prenne » pas.
– Mais le don n’est pas qu’un opérateur politique. Le don de l’artiste, le don des mères, des
créateurs, etc., ne sont pas immédiatement de l’ordre du politique et l’excèdent de beaucoup.
On touche là à l’ensemble des prestations de biens et de services effectuées –
intentionnellement ou non – sans garantie de retour, par devoir, par aimance ou par plaisir.
– En tant qu’opérateur politique, le don sert d’abord à façonner des sujets, individuels et
politiques, en affirmant leur identité. Il est en quelque sorte un « reconnaisseur » d’identité, le
signe et la mesure de la valeur accordée aux sujets reconnus. Sa modalité est celle de
l’inconditionnalité conditionnelle. Se situant délibérément du côté du superflu, de l’excès, du
non-nécessaire, il affirme le primat du lien sur le bien, sur l’utilité. Il ne dénie pourtant pas
l’importance de l’utile, il se borne à le mettre au second rang. Bref, et pour le dire autrement,
dans le don-échange, l’échange est hiérarchiquement second par rapport au don.
– Contrairement à ce que l’on croirait spontanément, le don continue à jouer un rôle essentiel
au sein des sociétés modernes, même si son espace y apparaît fortement réduit au profit de
sphères régies par des lois plus ou moins impersonnelles, les sphères du marché, de l’État, de
la science, bref, ce que j’appelle la socialité secondaire. Le don continue à structurer la sphère
des relations interpersonnelles, familiales, amicales ou de voisinage, ce que j’appelle la
socialité primaire, étant entendu que celle-ci représente toujours l’infrastructure sur laquelle
s’étayent les grands appareils de la socialité secondaire.
– La morale des religions universelles comme celle des grands systèmes philosophiques
peuvent être comprises comme le résultat d’une universalisation, d’une radicalisation et d’une
intériorisation de la triple obligation maussienne.
Document 6. Quelle est la place du don dans l’analyse des
relations économiques au cœur de la Silicon Valley ?
Extrait de : Michel FERRARRY « Pour une théorie de l’échange dans les réseaux sociaux.
Un essai sur le don dans les réseaux industriels de la Silicon Valley », Cahiers
internationaux de sociologie, 2001.
La sociologie économique (Granovetter M. et Swedberg R., The Sociology of Economic Life,
1992) a mis en évidence l’influence des réseaux sociaux dans la coordination des acteurs
économiques et la circulation des biens. Les réseaux sociaux s’imposent comme une forme
institutionnelle au même titre que le marché ou l’organisation. Si les réseaux sociaux sont un
fait social identifié, il n’en demeure pas moins que la nature et la dynamique des échanges des
biens en leurs seins restent imprécises. Soit la nature des échanges entre les membres d’un
réseau est ramenée au modèle néoclassique de l’échange marchand, soit ces échanges sont
appréhendés en termes de relations de pouvoir. Cependant, le recours à ces théories de
l’échange est-il suffisant pour expliquer la circulation des biens entre les membres d’un réseau
social ?
Nous considérons un échange comme un comportement social par lequel transite un bien
matériel ou immatériel comme les informations, les symboles ou le prestige (définition de
Homans George, « Social Behavior as Exchange », American Journal of Sociology, 1958).
L’échange est un acte volontaire fait par des individus qui sont motivés par les bénéfices
économiques, symboliques et sociaux qu’ils retirent de l’échange (Blau Peter, Exchange and
Power in Social Life, 1964). Cependant, la compréhension des échanges au sein d’un réseau
d’acteurs économiques à travers des analyses en termes d’échanges marchands ou de relations
de pouvoir est insuffisante pour appréhender la nature et la dynamique de la circulation des
biens. À partir de l’analyse des échanges entre les acteurs économiques de la Silicon Valley
(région au sud de San Francisco dans laquelle se concentrent de nombreuses entreprises de
haute technologie), nous montrerons que la nature des biens échangés et la densité des réseaux
sociaux font de l’échange par le don le mode principal d’explication de la circulation des
biens (Mauss M., Essai sur le don, PUF, 1925).
Notre objectif est de montrer que le degré de socialisation de l’échange et la nature du bien
échangé déterminent le mode d’échange dominant pour expliquer la circulation des biens.
D’un point de vue théorique, chaque institution est dominée par un mode d’échange : le
marché par la transaction marchande, les organisations par les relations de pouvoir, et les
réseaux sociaux par le don.
La Silicon Valley ne doit pas se comprendre comme une accumulation de ressources mais
comme une multitude de réseaux sociaux permettant d’assurer une diffusion de l’information
optimale entre des acteurs économiques complémentaires. Une étude comparant 9
technopoles dans le monde (Silicon Valley, Sophia-Antipolis, Taiwan, Singapour...) sur 11
critères (densité de la connaissance, qualité de la force travail, interaction avec les universités,
qualité de vie...) montre que la caractéristique spécifique de la Silicon Valley est la présence
de nombreuses sociétés de capital-risque. Pour cette raison, notre analyse de la circulation des
informations en tant que biens économiques se fera à partir d’une compréhension des
échanges des capital-risqueurs avec les autres acteurs économiques. D’un point de vue
méthodologique, nous nous sommes focalisés sur des entretiens semi-directifs avec plusieurs
de ces acteurs économiques complémentaires (14 capital-risqueurs, 17 entrepreneurs, 9 cadres
de grandes entreprises des technologies de l’information, 4 professeurs de Stanford, 2 avocats,
1 chasseur de têtes, 1 expert-comptable et 1 consultant en relations publiques).
LE RÔLE DES CAPITAL –RISQUEURS DANS LES RÉSEAUX INDUSTRIELS DE LA
SILICON VALLEY.
Une société de capital-risque est constituée sur la base d’un partenariat entre deux à une
quinzaine d’associés. Elle collecte des fonds auprès d’institutions (banques, assurances,
grandes entreprises, universités) et de riches particuliers pour des montants allant de 300
millions à 10 milliards de francs. Elle investit ces sommes en prenant des participations au
capital de sociétés en phase de création. Sa rétribution est directement liée aux plus-values
réalisées par ses investissements lors de l’introduction en bourse ou de la vente de ses
participations à une grande entreprise (elle s’attribue entre 20 et 30 % des plus-values). En
1999, les 135 sociétés de capital-risque implantées dans la région de San Francisco ont
financé plus de 1 600 entreprises de hautes technologies.
Lorsqu’un capital-risqueur réalise un investissement, il doit analyser trois natures de risque :
un risque de marché (s’assurer qu’il existe des clients potentiels pour le produit ou le service),
un risque technologique (s’assurer que la technologie ou le concept sont bien les plus élaborés
et qu’ils ne sont pas menacés par des concurrents potentiels) et un risque de management
(s’assurer que les entrepreneurs ont les compétences techniques et humaines pour développer
l’entreprise). Bien souvent les capital-risqueurs ont une double formation d’ingénieur et de
gestionnaire ainsi qu’une expérience professionnelle dans une entreprise de haute technologie.
Ils ont donc les compétences requises pour réaliser l’analyse des projets. Cependant, pour
compléter cette analyse, ils vont mobiliser leurs réseaux sociaux pour collecter des
informations sur les trois natures de risque.
Ces échanges d’information sont informels et se fondent souvent sur une connaissance
interpersonnelle des individus. Ce mode de fonctionnement permet une prise de décision
rapide. Il n’est pas rare qu’un capital-risqueur décide en moins d’une semaine d’investir 100
millions de francs dans la phase de création d’une entreprise.
Les capital-risqueurs sont centraux dans la Silicon Valley. Ils ont quatre fonctions : ils
financent les start-up par des prises de participation en capital, ils évaluent implicitement les
projets pour les autres acteurs économiques de la région en décidant d’investir ou de ne pas
investir, ils accumulent le savoir relatif à la création et au développement des entreprises et ils
en font bénéficier les entrepreneurs qu’ils financent, ils constituent une force centrifuge autour
de laquelle gravitent les acteurs économiques impliqués dans le cycle de vie des entreprises en
phase de création (juristes, chasseurs de têtes, grands groupes industriels, banques
d’affaires...).
Dans un environnement caractérisé par l’urgence et la vitesse de circulation de l’information,
les capital-risqueurs constituent une forme de socialisation de l’évaluation des risques pour les
autres acteurs économiques impliqués dans la création d’entreprises (…). Certains
entrepreneurs font même participer des capital-risqueurs à leur capital non pour obtenir des
ressources financières mais pour accéder à leurs réseaux sociaux. Les capital-risqueurs
dépendent également de leurs réseaux. En tant qu’acteurs centraux des réseaux, ils reçoivent
beaucoup d’informations et de projets d’investissement (environ une centaine par mois pour
chaque partenaire d’une société de capital-risque). Or le principe de fonctionnement des
capital-risqueurs consiste à n’étudier que les projets qui ont été recommandés par une
personne qu’ils jugent fiable (avocats, professeurs d’université...). Ainsi, J. Doerr (partenaire
de Kleiner, Perkins, Caufield et Byers) affirme : « Je ne regarde jamais un projet qui ne m’est
pas chaudement recommandé par quelqu’un dont je respecte le jugement. Si vous n’avez pas
une introduction, un moyen de vous faire coopter, il n’y aucune chance que j’accepte de vous
financer. Je reçois plus de 200 projets par mois, soit près de 2 500 par an, alors que je réalise
une dizaine d’investissements sur la même période. Je n’ai matériellement pas le temps de les
analyser, tout dépend de la personne qui vous recommande. »
Par ce comportement, les capital-risqueurs transfèrent une partie de l’évaluation des risques
sur les membres de leurs réseaux. Personne n’a intérêt à recommander un projet qui ne soit
pas un succès potentiel pour ne pas courir le risque de voir sa crédibilité remise en cause et
être exclu du réseau. La densité des réseaux sociaux de la Silicon Valley favorise la
construction d’effet de réputation. La réputation devient un actif économique que les
individus préservent en refusant de coopter dans leurs réseaux les acteurs économiques qu’ils
ne jugent pas fiables.
Les capital-risqueurs vont institutionnaliser leur centralité dans les réseaux à travers leurs
pratiques de recrutement. Les réseaux socio-économiques de la Silicon Valley sont pour
l’essentiel de trois natures : universitaires (Stanford, Harvard, MIT, UCLA...),
entrepreneuriaux (anciens salariés de grandes entreprises comme Intel, Sun, Fairchild...) et
ethniques (25 % des résidents californiens sont des étrangers) (…). Les capital-risqueurs vont
institutionnaliser de manière implicite leurs relations avec les acteurs économiques qui leur
sont complémentaires (avocats, professeurs d’université, chasseurs de têtes...) en leur
permettant d’investir des montants limités dans leurs fonds d’investissement. Inversement,
certains acteurs économiques feront leur possible pour être admis dans ces fonds afin de
bénéficier de leur rentabilité ou accéder aux informations véhiculées par les réseaux qu’ils
institutionnalisent. Les capital-risqueurs interviennent pour mettre en relation les grandes
entreprises à la recherche de nouvelles technologies et des entrepreneurs qui cherchent un
soutien industriel pour passer à la phase de développement. La qualité des relations avec les
capital-risqueurs permet aux grandes entreprises d’accéder aux nouvelles technologies avant
leurs concurrents.
La régularité des relations entre les acteurs économiques conduit à la stabilisation de réseaux
de prestataires de services. Cette stabilité favorise un apprentissage mutuel d’acteurs
complémentaires et permet l’émergence d’un lien de confiance qui renforce l’efficacité du
réseau. Les réseaux sociaux vont constituer un mode de diffusion de l’information et d’accès
aux ressources plus efficient que le marché (Granovetter M., « Economic Action and Social
Structure : The Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology, 1985). Ne pas
être inséré dans ces réseaux sociaux constitue un handicap pour un acteur économique.
LES LIMITES DES THÉORIES DE L’ÉCHANGE SOCIAL DANS LEUR APPLICATION
À LA COMPRÉHENSION DES RÉSEAUX.
La division du travail qui caractérise les économies développées est un facteur d’efficience
économique et d’accroissement des gains de productivité. La spécialisation des agents
économiques induit la question de leur coordination et de l’échange de leur production
respective. Les économistes (Smith A., Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des Nations,1776 ; Ricardo D., Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1819 ;
Hayek F. A., Rules and order, 1973) ont fait des mécanismes concurrentiels du marché le
mode de circulation des biens (produits, services, informations) le plus efficient au sein d’une
économie monétarisée. L’idéal type de l’échange marchand est un échange désocialisé dans
lequel n’intervient pas l’environnement social des agents économiques ; l’échange est
atemporel (les échanges passés et les anticipations ne sont pas sensés influencer l’échange
présent) ; au moment de l’échange le bien échangé et sa contrepartie monétaire sont
clairement définis et toute forme d’incertitude est exclue soit par la standardisation du produit
soit par la définition d’un contrat complet. L’échange est réciproque et librement consenti
entre des acteurs économiques opportunistes à rationalité limitée. Les institutions juridiques et
l’État protègent la liberté de contracter et garantissent la réalisation des contrats.
Ce modèle a donné lieu à de nombreuses critiques qui ont conduit les économistes à faire
évoluer ce modèle d’analyse.
-D’un point de vue théorique, l’échange économique s’appuie désormais sur des contrats
implicites, il est temporel car il y a des effets d’apprentissage dus aux échanges passés qui
permettent de réduire les coûts de transaction ((Williamson O. E., Les institutions de
l’économie, 1994).
-Les échanges futurs sont pris en compte dans les calculs d’optimisation à travers la théorie
des jeux à coups répétés.
-Enfin il est socialisé par la prise en compte d’effets de réputation qui peuvent être induits par
un échange interindividuel qui vont modifier la nature des échanges avec les autres acteurs
économiques.
La dernière différence majeure avec l’approche de la sociologie économique tient au fait que
pour les économistes, l’individu reste un homo oeconomicus qui optimise ses profits et ne
recherche pas de rétributions symboliques et/ou psychologiques. De plus, il n’existe pas de
bien qui ne puisse pas faire l’objet d’une valorisation monétaire et qui ne puisse pas transiter
par le marché. Il y a une volonté des économistes d’endogénéiser tous les échanges dans la
sphère économique (Becker Gary, Essays in the Economics of Crime and Punishment,
1974). L’apport de la sociologie économique est non seulement d’affirmer que tous les
échanges ne peuvent pas être ramenés à des échanges économiques, mais plus, c’est parce
qu’il y a des échanges non économiques que les échanges économiques deviennent possibles.
Comprendre les réseaux comme étant de purs phénomènes économiques trahit la définition
des concepteurs de la sociologie économique pour qui « une action économique ne peut être
séparée de l’approbation, du statut, de la socialité et du pouvoir ». « L’action économique est
une forme d’action sociale ; l’action économique est socialement située et les institutions
économiques sont des constructions sociales » (Granovetter Mark et Swedberg Richard, The
Sociology of Economic Life, 1992).
L’observation de L’observation de la Silicon Valley pourrait faire croire que l’opportunisme
des acteurs économiques et les mécanismes concurrentiels du marché sont ceux qui régulent
la circulation de l’information. L’information est un bien qui peut s’acheter et les échanges
peuvent être formalisés par des contrats. Lorsqu’un entrepreneur crée une entreprise, il rédige
un projet, il lève des fonds en échange d’une participation à son capital, il paye un juriste pour
toutes les procédures juridiques, il loue les services d’un chasseur de têtes pour recruter des
salariés et il sous-traite certaines de ses activités en contractant avec des prestataires de
services (comptables, relations publiques, créateurs de sites Internet...). De même le capitalrisqueur qui évalue des risques peut acheter les études de marché et les analyses sectorielles
produites par des cabinets spécialisés (Forrester, Jupiter, IDC...) et il peut louer les services
d’experts pour analyser les technologies.
Cependant, l’analyse de la circulation de l’information dans la Silicon Valley montre que les
échanges marchands n’en expliquent qu’une faible partie. De nombreuses informations
transitent de manière informelle entre les acteurs économiques et ne donnent lieu ni à contrat
ni à compensation financière. Par exemple, lorsque Éric A... (partenaire de la société de
capital-risque Atlas Venture) a collecté de l’information pour évaluer le projet des trois
créateurs de l’entreprise Annor.com, peu d’entre elles ont transité par une relation marchande.
Pour valider la potentialité du marché, il a appelé trois connaissances personnelles (le
dirigeant d’une entreprise qui est marié avec une de ses amies ; le directeur technique d’une
société qui par le passé avait travaillé dans la même société que lui ; le troisième étant un
ingénieur dont il avait fait la connaissance parce qu’il l’avait presque recruté dans sa société
de capital-risque). Ces derniers lui ont donné des informations de manière informelle sans
qu’il n’y ait de transactions marchandes. Concernant l’évaluation des individus, il a contacté
les professeurs que les trois jeunes étudiants de Stanford lui avaient donnés en référence. Là
encore, les professeurs ont donné des informations sans recevoir de contrepartie monétaire.
Tout comme la personne qui connaît les trois entrepreneurs pour avoir fait ses études avec eux
et qui donne des informations à titre privé à Éric A... parce que ce dernier est au conseil
d’administration de sa société. Dans l’évaluation de ce projet, la seule information acquise à
travers un échange que l’on peut qualifier de marchand est le contrat de conseil que Éric A... a
conclu avec un professeur d’informatique de Stanford pour examiner la technologie de
l’entreprise. L’échange est marchand car il y a eu contrat, prestation de services et paiement.
En revanche, cet échange est socialement encastré car c’est la connaissance personnelle de ce
professeur qui a amené Éric A... à le consulter.
La théorie de l’échange marchand est limitée pour comprendre la nature des échanges entre
les acteurs économiques de la Silicon Valley, notamment parce que tous les biens échangés ne
sont pas marchandisables au sens où leur circulation ne peut pas se faire par le biais du
marché à travers un contrat commercial et une contrepartie monétaire. Ceci pour trois
raisons :
-soit le bien n’est pas, par nature, marchandisable : on n’achète pas la confiance (Arrow
Kenneth, The Limits of the Organisation, 1974), les cadeaux ne peuvent pas être marchandés,
-soit par convention le marché n’existe pas (on ne vend pas de l’information sur ses amis ou le
journaliste ne paye pas le chef d’entreprise qui lui accorde un entretien),
-ou enfin parce que la loi l’interdit (par exemple un ingénieur sera tenu au secret par son
employeur et ne pourra pas vendre son savoir comme consultant).
Cependant, le fait que ces informations ne soient pas marchandisables ne signifie pas qu’elles
ne circulent pas entre les acteurs économiques, cela signifie qu’il y a une dynamique de
circulation des informations qui est autre que marchande.
Dans la Silicon Valley, un agent économique n’obtient pas quelque chose parce qu’il a le
pouvoir de le prendre sans donner de contrepartie, mais parce qu’il sera capable de rendre. Le
donneur ne donnerait pas s’il n’anticipait pas qu’on allait lui rendre une contrepartie. La
stabilité constatée des relations entre des prestataires de services indépendants est un signal
que les échanges ne peuvent pas être fondés sur des relations de pouvoir mais sur des
échanges réciproques. Certains capital-risqueurs travaillent toujours avec les mêmes juristes et
les mêmes banques d’affaires. Les meilleurs de chaque catégorie travaillent ensemble, créant
des réseaux de ressources plus riches (ainsi le capital-risqueur Kleiner, Perkins, Caufield &
Byers, le cabinet d’avocats Wilson, Sonsini, Goodrich et Rosati et la banque d’affaires
Goldman Sachs collaborent régulièrement au service des mêmes entreprises). Les agents
économiques se constituent en réseaux économiques pour optimiser leurs ressources
individuelles et dans ce cas n’est admis dans le réseau qu’un détenteur d’une ressource
complémentaire et équivalente qui peut être utile aux autres membres de la communauté.
Ainsi, ni l’échange marchand, qui est réciproque mais ne permet pas d’échanger toutes les
natures de biens, ni la relation de pouvoir, dont l’asymétrie de l’échange rend cette dernière
instable, ne permettent d’expliquer la nature et la dynamique des échanges entre les acteurs
économiques de la Silicon Valley.
POUR UNE THÉORIE DE L’ÉCHANGE DANS LES RÉSEAUX SOCIOÉCONOMIQUES. L’ÉCHANGE PAR LE DON.
La compréhension des échanges à travers une théorie du don permet de saisir l’interaction
entre des échanges économiques et non économiques tout en gardant l’hypothèse de
l’opportunisme comme facteur explicatif du comportement des individus. Comme le souligne
Mauss, « [...] le caractère volontaire, pour ainsi dire, apparemment libre et gratuit, et
cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme
du présent, du cadeau offert généreusement même quand, dans ce geste qui accompagne la
transaction, il n’y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a au fond,
obligation et intérêt économique » (Mauss M. Essai sur le don). L’individu échange bien par
intérêt, cependant son intérêt ne se porte pas que sur des biens économiques ; il porte
également sur des « biens » symboliques et psychologiques.
Parce que l’échange est socialisé, le transfert de biens économiques s’accompagne d’échanges
symboliques et sociaux. Les réseaux sont multifonctionnels. Ils ont une fonction économique,
psychologique et sociologique. Les trois formes d’échanges s’interpénétrant plus ou moins
selon que les réseaux se superposent.
Il est possible de définir quatre natures d’échange selon la socialisation de l’échange, la forme
contractuelle, le terme et la nature du paiement :
=> La première est la forme pure d’échange marchand : l’acheteur et le vendeur utilisent le
marché pour signaler leur désir de transaction. Pour payer le bien acheté (produit, service ou
information), l’acheteur utilise un moyen financier (billet, chèque, lettre de crédit...).
L’échange est complet instantanément car les termes du contrat formel lèvent toutes les
incertitudes. Par exemple, tel entrepreneur veut acheter des ordinateurs, il choisira au hasard
cinq fournisseurs, les sollicitera, et en sélectionnera un en fonction du prix et de la qualité de
service. La dimension interpersonnelle n’intervient pas et elle n’est pas nécessaire à
l’échange. Plus généralement, l’échange de biens standardisés (billets d’avion, journaux,
dépersonnalisé.
=> La seconde nature d’échange est lorsqu’un échange marchand est socialement déterminé
: l’acheteur et le vendeur utilisent leurs réseaux sociaux pour signaler leur volonté d’échanger
et confronter leur offre et leur demande. Pour payer le produit acheté l’acheteur utilise
également un moyen financier. L’échange est aussi complet instantanément. La socialisation
peut être directe ou indirecte. Tel entrepreneur qui cherche un juriste et le rencontre parce que
ce dernier participe aussi au bureau des parents d’élèves de l’école de ses enfants constitue
une forme de socialisation directe. La prescription est un mode indirect d’échange
d’information socialisée. Par exemple, si tel entrepreneur cherche un juriste, il en parle à son
capital-risqueur lors d’un conseil d’administration. Ce dernier le mettra en contact avec un
juriste avec lequel il travaille régulièrement. Il y aura un contrat commercial entre
l’entrepreneur et le juriste, mais la mise en relation est le fait de leur appartenance au même
réseau social.
=> La troisième nature relève du don/contre-don de biens économiques : l’acheteur et le
vendeur utilisent leurs réseaux sociaux pour signaler leur désir de transaction et confronter
leur offre et leur demande. L’échange par le don relève du contrat implicite entre les acteurs
économiques et permet l’échange d’informations qui ne sont pas marchandisables. Parce qu’il
est implicite, ce contrat doit être socialisé pour être sécurisé. On parlera de don/contre-don de
biens économiques pour deux raisons. D’une part, parce que la compensation du bien échangé
n’est pas financière, mais est constituée d’un autre bien économique (on est proche du modèle
du troc). D’autre part, le don ne se traduit pas par une compensation immédiate, mais par une
compensation différée dont la nature n’est pas définie au moment de l’échange. La relation
n’est pas formalisée, le contrat est implicite et incertain. Par exemple, un entrepreneur veut
recruter un directeur commercial. Il en parle à son capital-risqueur ou à un ami, qui le met en
contact avec un candidat potentiel. Si l’entrepreneur recrute le responsable commercial, il
n’aura payé aucun intermédiaire pour avoir l’information. En revanche, il se sera créé
implicitement une obligation à l’égard de ces personnes (en l’occurrence son capitalrisqueur). Il éteindra sa dette en effectuant un contre-don (par exemple, en présentant un
nouvel entrepreneur à son capital-risqueur). Pour sa part, le capital-risqueur fait le don car il
anticipe que le receveur pourra faire le contre-don. Tel journaliste acceptera de parler d’une
entreprise dans l’un de ses articles et en contrepartie, l’entrepreneur emploiera ce journaliste
pour rédiger le contenu de son site Internet. Tel juriste conseillera gratuitement telle personne,
avec laquelle il prend son café tous les matins, qui en contre-partie le recommandera au
directeur juridique de son entreprise.
=> La quatrième nature concerne le don/contre-don de biens non économiques (symboliques,
psychologiques...) : les acteurs économiques sont aussi des individus avec des aspirations non
économiques relevant du besoin psychologique et/ou du besoin de reconnaissance sociale qui
seront satisfaits par des échanges avec d’autres individus (Maslow Abraham, Motivation and
Personality, 1954). Ces besoins sont bien souvent non achetables. Dans ce cas le « bien »
échangé n’est pas économique et n’appelle pas une compensation financière. Dans la Silicon
Valley, on assiste à ce genre d’échanges symboliques. Tel entrepreneur invitera tel juriste
dans son conseil d’administration, qui en contrepartie l’invitera sur son bateau ou à son club
de golf. Tel doyen d’université fera admettre tel capital-risqueur au conseil d’université parce
que ce dernier aura fait don de plusieurs millions de dollars à l’université. Tel célèbre chef
d’entreprise acceptera de donner une interview à un journaliste, qui en contrepartie écrira un
article élogieux. Tel célèbre capital-risqueur acceptera d’accorder une interview à un
chercheur de l’Université de Stanford car il est fier de susciter un intérêt scientifique et en
contrepartie le chercheur obtiendra les informations nécessaires à son projet.
LA DENSITÉ DES RÉSEAUX SOCIAUX ET LA NATURE DES BIENS ÉCHANGÉS
FONT DE L’ÉCHANGE PAR LE DON LE MODE OPTIMAL DE COORDINATION DES
ACTEURS ÉCONOMIQUES.
L’incertitude portant sur les biens échangés remet en cause la régulation marchande et va
conduire les acteurs économiques à porter leur jugement sur les producteurs. Le bien ne vaut
que par celui qui le fournit. Même si la standardisation des compétences individuelles
(notamment par les diplômes) permet de lever l’incertitude sur les producteurs, il n’en
demeure pas moins qu’une évaluation basée sur une relation interpersonnelle sera plus fiable.
Cette évaluation s’appuie sur une pluralité d’échanges économiques socialisés, c’est-à-dire
inscrits dans une temporalité, dans un groupe social et dans des échanges non économiques.
Les échanges non économiques permettent d’encastrer la relation d’échange économique dans
un environnement social plus dense et modifie la nature de l’échange pour le faire évoluer
d’une logique marchande à une logique du don et ainsi permettre des échanges qui ne seraient
pas possibles dans une pure logique marchande.
Parce que dans la Silicon Valley, les informations échangées supportent une grande
incertitude, les acteurs économiques vont socialiser l’échange économique. Quand la
socialisation de l’échange n’est pas économiquement justifiée, les acteurs économiques ne le
socialisent pas. Par exemple, le capital-risqueur ne socialise pas avec son vendeur de journaux
ou avec son fournisseur de billets d’avion. En revanche, il invitera régulièrement les
entrepreneurs qu’il finance, les journalistes, les professeurs d’université... car il y a un intérêt
économique réciproque à socialiser.
La socialisation des acteurs économiques assure l’optimalité de la régulation par le don car ne
pas rendre le don n’est réellement sanctionné que dans les réseaux sociaux. Un agent
économique faiblement socialisé pourra optimiser un échange de court terme car ne pas
rendre le don ne nuira pas à sa réputation et il pourra toujours trouver un autre partenaire
d’échange. En revanche, dès lors que l’acteur sera fortement socialisé, tout comportement
opportuniste de court terme sera connu de tous et l’individu ne pourra plus échanger avec les
membres du réseau. C’est parce qu’il est socialisé que l’échange par le don est un échange
stable. Tricher dans l’échange peut être lourdement sanctionné, non pas légalement, car il n’y
a pas de contrat formel, mais socialement. L’exemple de Glenn Mueller, qui fut associé de la société de
capital-risque Mayfield Fund, illustre parfaitement ce mécanisme de sanction sociale. Au début des années 1990,
il avait financé Jim Clark, professeur de Stanford qui a créé l’entreprise Silicon Graphic. Profitant de la naïveté
de l’entrepreneur, le capital-risqueur a obtenu une part plus importante du capital de la société que ne le prévoit
l’usage. Lorsque que la société a été cotée en bourse, seul le capital-risqueur s’est réellement enrichi. Jim Clark a
ensuite créé une autre société, Netscape, et il a refusé d’être financé par Glenn Mueller. De plus, Jim Clark,
figure connue de la Silicon Valley, s’est répandu sur la rapacité des capital-risqueurs (c’est lui qui a popularisé
dans un livre le terme vulture capitalist à la place de venture capitalist – qui signifie capital-risqueur). Les
conséquences pour Glenn Mueller ont été très importantes. D’une part de nombreux entrepreneurs ont refusé
d’être financés par Mayfield Fund et ses associés lui ont reproché de ne pas avoir réussi à investir dans
l’entreprise Netscape qui paraissait prometteuse. Le 4 avril 1994, quand Netscape a été officiellement créé,
Glenn Mueller s’est suicidé ; ceci étant le résultat de son rejet par les réseaux sociaux de la Silicon Valley par
lesquels il satisfaisait ses besoins économiques, sociaux et psychologiques.
Le droit contractuel sécurise l’échange marchand et non pas l’échange par le don qui est une
forme d’échange implicite. C’est la socialisation qui sécurise l’échange par le don par la
création d’effet de réputation. Dans la Silicon Valley, de nombreux événements sociaux
publics ou semi-privés contribuent à la socialisation des acteurs économiques : conférences,
congrès, associations, conseils d’administration... Ce sont des lieux institutionnalisés de
socialisation où chacun vient chercher « gratuitement » des informations et où se construisent
les réputations sur la capacité des membres du réseau à rendre les dons qui leur sont faits et à
se conformer aux règles implicites de la communauté.
La fréquence des interactions économiques et la densité des relations sociales permettent de
lever l’incertitude liée au hasard moral en permettant d’anticiper précisément les
comportements individuels. La répétition des relations crée la confiance qui permet des
échanges d’information qui ne seraient pas possibles dans une pure relation de marché.
CONCLUSION : LE CERCLE VERTUEUX DE LA SOCIALISATION DE L’ÉCHANGE
DES BIENS INCERTAINS ENTRE ACTEURS INTERDÉPENDANTS.
Les sciences sociales ont montré que la circulation des biens économiques pouvait être
déterminée par différents mécanismes d’échange : la transaction marchande, la relation de
pouvoir ou l’échange par le don. Chaque mécanisme constituant la forme dominante dans les
trois formes institutionnelles que sont respectivement le marché, l’organisation et le réseau.
L’analyse du fonctionnement des réseaux sociaux de la Silicon Valley montre qu’en ce qui
concerne les relations d’échange entre des acteurs économiques juridiquement indépendants
mais interdépendants au niveau économique, l’échange par le don se révèle être la modalité
d’échange la plus efficiente et la plus stable.
Cette efficience est due à l’incertitude intrinsèque des informations échangées par les acteurs
économiques. De par leur nature, certaines informations ne peuvent pas transiter par des
échanges marchands, les acteurs économiques utilisent donc des modalités spécifiques
d’échange. La nature des biens échangés rend nécessaire la socialisation de l’échange et vient
entretenir une socialisation préexistante liée au fait d’avoir travaillé dans la même entreprise,
d’être diplômé de la même université ou d’appartenir à la même ethnie. Ces conditions aident,
mais ne sont pas suffisantes pour stabiliser des réseaux socioéconomiques, il faut que les
individus soient interdépendants et qu’ils détiennent des ressources complémentaires.
Cependant, l’échange par le don ne peut pas constituer une théorie généralisée des échanges.
D’une part, c’est l’incertitude inhérente à la nature des informations échangées dans des
réseaux industriels qui rend importante la nature de la personne qui émet l’information.
D’autre part, c’est la forte socialisation des acteurs économiques et leur interdépendance qui
modifient leurs comportements d’optimisation. La probabilité sera plus grande de voir
émerger des relations de pouvoir et des relations strictement marchandes lorsque les acteurs
économiques n’appartiennent pas au même réseau social et qu’ils sont moins interdépendants
sur le plan économique. L’incertitude justifie la coordination par le réseau ; donc, dès lors que
l’échange est certain, le réseau n’a plus de justification économique. Il y aura une
désocialisation de l’échange économique et les réseaux de l’individu ne rempliront plus
qu’une fonction sociale et psychologique.
L’échange par le don est coûteux et il existe des modes d’échanges moins onéreux. Au même
titre qu’il a des coûts de transaction à l’échange marchand (Coase Ronald, « The Nature of the
Firm », Economica, 1937), il y a des coûts à l’échange par le don. Aussi, dès lors que les
produits sont standardisés ou que le droit sécurise suffisamment les échanges, les coûts de
socialisation deviennent économiquement injustifiés car il n’y a plus d’incertitude à réduire.
Document 7. Le don d’organes est-il un don spécifique ?
Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique », Revue
française de sociologie, 2004.
Le corps humain est devenu une ressource pour le monde médical parce que le corps humain,
sous la forme des organes sains d’une personne décédée dans des conditions très spécifiques,
est devenu une ressource vitale pour d’autres êtres humains, survivant malgré la défaillance
de certains de leurs organes(…). Si en l’état actuel des choses cette ressource est moins
largement disponible que ce qui serait nécessaire pour satisfaire aux besoins des personnes
malades, il est important de souligner que le don d’organes est un fait social normal des
sociétés organisationnelles modernes. Il ne s’agit plus d’une pratique chirurgicale extrême,
mais d’une thérapeutique de masse, d’un commerce entre les êtres humains qui se généralise
(4 000 greffes/an ces dernières années).
Le don d’organes est un commerce entre les êtres humains à l’occasion de la mort. Le terme
de commerce est volontairement employé dans l’acception large qui était la sienne au XVIIIe
siècle, lorsqu’il désignait aussi bien les relations entre les personnes, entre les sexes, entre les
régions du monde, que ces relations soient marchandes, épistolaires ou de l’ordre de la
convivialité. Cette acception rend compte de l’ambivalence présente dans le don d’organes
contemporain, comme Marcel Mauss avait souligné l’ambivalence du don archaïque, don
libre mais obligé, altruiste mais intéressé (Mauss, Essai sur le don, 1925).
Avec le don d’organes, il ne s’agit pas d’un don modeste, celui qui, fondé sur la compassion,
l’altruisme ou l’amitié, permet de donner son sel à la vie quotidienne. Tout en reliant des
individus égaux, le don d’organes concerne la vie et la mort ; il revêt la dimension d’un don
primordial qui débouche sur une dette, potentiellement infinie. La mort de l’individu (le
donneur) sur lequel sont prélevés les organes post mortem est à l’origine de la solidarité entre
les vivants (les familles qui donnent, au sens de la prise de décision et les malades) ; dans le
don inter vivos, la solidarité entre les vivants a pour but d’éviter la mort imminente du
malade. À la suite de ces remarques, nous proposons de retenir la définition provisoire À la
suite de ces remarques, nous proposons de retenir la définition provisoire suivante : le don
d’organes est devenu un commerce normal entre les êtres humains. Ce commerce vise à
améliorer l’état de santé de personnes malades au moyen d’une ressource tirée du corps
humain, soit d’individus décédés, soit d’individus vivants. Ce commerce pour cause de mort,
soit celle du donneur, soit celle, imminente, du receveur, passe nécessairement par
l’organisation médicale.
Document 8. Quelle type de solidarité existe-t-il entre donateurs
post-mortem et bénéficiaires du don d’organes ?
Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique »,
Revue française de sociologie, 2004.
La distance sociale entre le donneur et les membres de sa famille d’un côté, les greffés et les
membres de leurs familles de l’autre est grande, et cela pour trois raisons. Premièrement, la
loi impose un voile d’ignorance en interdisant la communication de l’identité des receveurs à
la famille du donneur et réciproquement. L’origine de cette situation est à chercher dans les
difficultés relationnelles qu’une telle communication peut engendrer ainsi que cela a été
rapporté dans plusieurs enquêtes. Deuxièmement, le don multiple (ou multiprélèvement) fait
qu’il ne pourrait pas y avoir une relation émotionnelle simple entre la famille du donneur et
une pluralité de receveurs – 4 ou 5 est assez commun, cela peut aller à plusieurs dizaines si
l’on tient compte des greffes de tissus – ce qui change la situation en termes simplement
quantitatifs. Troisièmement, le don passe nécessairement par l’intermédiaire des
professionnels. Ce point est décisif sans qu’il ait reçu, jusqu’à présent, l’attention qu’il mérite.
Le don d’organes est un don qui ne peut avoir lieu qu’après que le législateur se soit prononcé
en sa faveur, mais aussi un don qui ne peut avoir lieu qu’avec l’accord et la participation
active des professionnels. D’une part, parce que les compétences de ces derniers sont
indispensables pour le déroulement matériel du prélèvement et de la greffe ; d’autre part,
parce que ces professionnels décident qui peut donner et qui peut recevoir. On verra par la
suite que cet élément, qui contribue à la distance sociale présente dans le don d’organes post
mortem, se retrouve dans toutes les formes de commerce autour du don d’organes. Ce point
amène à noter dès à présent la dimension organisationnelle du don d’organes, ce qui contribue
à en faire une figure tout à fait exceptionnelle à l’intérieur de l’ensemble des pratiques
qualifiées de don. Au total, en raison du multiprélèvement et de la distance sociale entre le
donneur et les receveurs, le don post mortem met en jeu une solidarité sociétale : c’est un don
abstrait à l’adresse d’une communauté abstraite.
Document 9. Quelles sont les caractéristiques du don d’organe
inter vivos ?
Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique »,
Revue française de sociologie, 2004.
Avec le don inter vivos, la dimension relationnelle est différente de celle du don post-mortem.
Premièrement, on quitte la dimension sociétale du don dans la mesure où le don est désormais
unique ; en outre, ce don met en jeu des individus relationnellement proches, membres de la
même famille. Deuxièmement, le don est fondé sur l’accord plein et entier, recueilli
directement, de son vivant et en situation, auprès du donneur. Examinons rapidement ces deux
points. Le don inter vivos se trouve proche de la figure classique du don maussien : les
personnes placées aux deux bouts de la chaîne du don se connaissent et sont en relation, il
peut donc être question des obligations de donner, de recevoir et de rendre. Obligation morale
ou relationnelle, bien sûr, car toute contre-prestation de nature économique est exclue par le
législateur. Obligation qui peut engendrer de graves problèmes relationnels, ainsi qu’on l’a vu
plus haut en évoquant les décisions des professionnels américains de la greffe dans les années
soixante face aux difficultés que charrient parfois les relations familiales et la nature de don
de vie qu’est le don d’organes, don qu’il est difficile de « rendre » à hauteur équivalente.
C’est la raison pour laquelle, les théoriciens du social qui valorisent le don à l’intérieur des
différentes formes relationnelles à l’œuvre dans la société moderne se concentrent sur cette
forme du don d’organes et uniquement elle (Godbout Jacques T., Caillé Alain, L’esprit du
don, 2000). Néanmoins, même dans ce cas de figure, l’application de la théorie de Mauss ne
se fait pas simplement. La dimension sociale du don maussien fait défaut, car il ne peut s’agir
ici que d’une réciprocité limitée à deux individus, lesquels appartiennent au même groupe
social (la même famille) : il ne peut être question ni de réciprocité généralisée, comme dans le
cercle Kula, ni de don entre groupes. Le don est unique et limité à la sphère familiale, mais il
permet l’expression des dimensions relationnelles entre les acteurs situés en bout de chaîne du
don. Le seul cas qui ouvre vers une réciprocité généralisée est la situation d’échange entre
paires de profanes (donneur-receveur), apparentés ou reliés émotionnellement, mais qui ne
sont pas médicalement compatibles – on y reviendra.
Dans le don inter vivos, le donneur est en mesure de s’exprimer, ce qui déleste en apparence
les professionnels de la difficile question du consentement. Toutefois, ce don recèle un
problème redoutable : quel est le motif du don ? Est-ce bien un don ? ou bien est-ce une
cession de ressource obtenue à la suite d’une pression, de nature économique ou de nature
morale ? La question n’est ni anecdotique, ni formelle. Elle traduit concrètement l’ambiguïté
existant dans le dispositif du don, ambiguïté que Mauss relevait lorsqu’il indiquait que le don
est à la fois libre et obligatoire (Mauss, Essai sur le don, 1925). Elle enregistre aussi le fait
que le corps médical peut être amené à fournir à un membre de la famille un « alibi médical »,
face à une situation relationnelle difficile pour celui qui ne voudrait pas donner un organe à un
membre de sa famille.
Document 10. Doit-on redouter
marchandes dans le don d’organes ?
l’intrusion
des
logiques
Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique »,
Revue française de sociologie, 2004.
Chaque forme polaire du don (post-mortem/inter vivos) est accompagnée d’une ou de
plusieurs formes économiques dont les législations cherchent à se prémunir avec constance
lorsqu’il s’agit des formes marchandes. Une première remarque s’impose. Comme on l’a vu
plus haut, la matérialité fait que certains organes peuvent être prélevés après décès ou donnés
de vif à vif ; c’est surtout le cas des reins et du foie. Le don inter vivos est un marqueur
culturel et politique important.
Dans des pays comme la France ou l’Espagne, le don entre vifs demeure l’exception ; il en va
tout autrement aux États-Unis. Depuis 2000, le nombre de greffes de reins entre vifs égale, ou
dépasse, celui des greffes à partir de reins obtenus par prélèvement cadavérique. Or, le don
inter vivos a ceci de particulier qu’il ouvre la porte à la relation marchande et il est le seul à le
faire. Lorsque le don est un don post mortem, il n’y a aucune place possible pour le marché.
En effet, dans ce cas, la traçabilité des organes est exceptionnellement forte : l’origine de
l’organe est connue de l’organisation médicale, et le suivi en est permanent en raison de
l’urgence dans laquelle s’enchaînent les différentes étapes du don et des contrôles liés à la
constatation du décès et à la protection de la dépouille mortelle. Aussi, la hantise que certains
peuvent avoir vis-à-vis de l’intrusion du marché dans le cas du don d’organes post mortem est
infondée pour les pays qui pratiquent seulement cette modalité du don. Toutefois, les relations
économiques peuvent s’introduire dans le don d’organes post mortem lorsque les organes sont
susceptibles d’être conservés, comme c’est le cas des cornées. Dans ce cas de figure, la
nouveauté provient de l’existence d’un don (le nième) où l’industrie prend place à l’intérieur
du monde des professionnels. En dissociant le prélèvement de la greffe, la nature matérielle
de l’organe permet à la relation économique de prendre pied dans la chaîne du don.
D’un point de vue relationnel, il semble que rien ne soit changé pour le donneur comme pour
le greffé de ce dernier don : le même voile d’ignorance réglant leur position respective est à
l’œuvre que l’industrie intervienne ou non. En fait, ce voile d’ignorance s’est épaissi puisqu’il
n’existe plus de possibilité de faire le lien entre le donneur et le receveur au travers de l’indice
que constitue la date du décès, laquelle peut donner une indication de l’identité du donneur si
l’on connaît le lieu de provenance de l’organe. Mais la dimension relationnelle et
organisationnelle à l’intérieur du monde des professionnels a changé. En effet, avec
l’intrusion des acteurs industriels des relations de nature économique sont susceptibles de
s’immiscer entre le prélèvement et la greffe. Pour le dire dans les termes de la sociologie
économique du marché funéraire, les banques d’organes privées cherchent à mettre en place
les dispositifs permettant de capter les tissus et organes susceptibles de conservation, en les
faisant passer d’une manière aussi insensible que possible de l’organisation médicale à la
banque de conservation, laquelle les revendra ensuite à l’organisation médicale (le même
hôpital ou non) avec profit « économie de la captation »). Cette relation brouille la distinction
entre le don et le marchand ; comme le dit un directeur d’une banque américaine de
conservation de tissus, s’il est interdit de mettre en place des incitations (incentives)
monétaires pour s’assurer de la captation des tissus, il n’est pas interdit de lever les «
désincitations » (disincentives) monétaires qui freinent leur obtention.
Le cas français pourrait laisser penser que cette pratique n’est pas à redouter dans la mesure
où, depuis 1999, les banques de conservation de tissus privées ne sont pas à l’œuvre sur le
territoire national. Mais ce serait sans doute aller trop loin, car la France importe un
pourcentage significatif des tissus greffés – entre 15 et 26 % pour les têtes fémorales, les
valves cardiaques, la peau et les os massifs – dont l’origine est difficile à cerner (…).
On retrouve ainsi ici un résultat déjà rencontré à propos de la réflexion sur le don de sang
(Steiner Philippe, « Le marché et les marchandises fictives : don de sang et don d’organes »,
Revue française de sociologie, 2001). En s’allongeant, soit parce que le nombre des
intermédiaires devient plus grand, soit parce que de nouvelles étapes accroissent la durée qui
s’écoule entre le début et la fin de la chaîne (le « détour de production de soin » pourrait-on
dire pour paraphraser Eugen von Böhm-Bawerk), le processus du don devient plus perméable
à la relation économique et, en même temps, la sensibilité à cette relation s’amoindrit.
Il en va tout différemment avec les formes économiques du don inter vivos dans lequel les
individus passent par une transaction marchande pour se procurer l’organe à transplanter. Ces
configurations sont celles qui concentrent toutes les répulsions ; ce sont elles que l’on cherche
à proscrire et que l’on dénonce dans les assemblées parlementaires, y compris en ne
s’appuyant que sur des rumeurs (Le débat parlementaire français qui se déroule entre 1992 et 1994 en
offre de nombreux exemples, provenant des différents partis politiques Dans tous ces cas, à une exception près au
cours de laquelle l’orateur cite un journal allemand (non nommé, mais daté), aucune source précise n’est
mentionnée. L’étude conduite par Nancy Scheper-Hugues (« Theft of life : the globalization of organ stealing
rumours », Anthropology today,1996) dans les quartiers délaissés des grandes villes du Brésil et de l’Afrique du
Sud donne des éléments pour comprendre comment les populations déshéritées sont amenées à croire à la vérité
de ces rumeurs et, donc, à les propager. En effet, compte tenu des conditions de vie (violence et misère) et des
conditions dans lesquelles se passent les décès en institutions (on n’ose dire médicales) puis les inhumations,
l’intégrité des corps peut ne pas être respectée, et la trace des corps se perd parfois par négligence ou ignorance.
L’idée peut se faire jour d’un trafic organisé par les « riches » pour s’emparer des corps et des organes des
déshérités. Se rajoute à cela le fait que, dans le cas de l’Afrique du Sud, certaines mutilations des cadavres ont
lieu en vue de procéder à des rites magiques). En outre, l’existence d’un « tourisme de transplantation
» de l’Europe, des États-Unis ou d’Israël vers des pays comme la Turquie, l’Afrique du Sud
ou l’Inde semble avérée, même s’il ne s’agit que d’une infime proportion des greffes de reins
effectuées en Europe et aux États-Unis. D’un point de vue relationnel, l’essentiel consiste
dans le fait que les relations familiales sont remplacées par une relation marchande.
Difficulté à laquelle sont confrontés les professionnels à l’occasion du don d’organes inter
vivos : ce don et le marché ne diffèrent que d’une manière aussi impalpable que décisive, en
reposant sur les motifs. Le don est-il bien désintéressé, c’est-à-dire libre de toute contrainte
économique ? ou bien le donneur et le receveur jouent-ils la comédie du don aux
professionnels, comme ces acteurs sociaux maîtrisant parfaitement les codes du bon
comportement organisationnel. On comprend les difficultés auxquelles font face les équipes
médicales confrontées à des dons provenant de l’extérieur de la famille, y compris pour les
équipes qui favorisent les dons inter vivos.
La marchandisation des organes peut aussi passer par une autre forme économique : le marché
noir. Comparativement au spot market (le marché de gré à gré), le marché noir divise la
transaction marchande en deux opérations distinctes. Le professionnel ou son agent négocie
d’un côté l’achat-prélèvement de la ressource auprès d’un profane puis il la vend-greffe au
malade. Ce commerce peut se faire sur une base internationale, l’acheteur se déplace à
l’étranger pour bénéficier du laxisme des autorités locales, il peut arriver que les deux parties
(le vendeur et l’acheteur) se déplacent pour se retrouver dans un pays tiers. Tout en faisant se
heurter le monde de la valeur monétaire et le monde des valeurs, l’organisation médicale qui
entre dans le marché noir procède de telle manière que les parties qui échangent ne soient pas
mises en contact. Là encore, l’allongement et le caractère extraterritorial du « détour de
production de soin » rendent moins délicate la présence de la relation marchande en mettant à
distance socialement le vendeur et l’acheteur.
Document 11. Quel est l’état de la législation relative au don
d’organe en France ?
Extrait de : Loi bioéthique du 6 août 2004 et Textes de la Fédération des associations pour
le don d’organes et de tissus humains.
Le corps humain, support de la personne, est en principe inviolable et indisponible. Les lois
sur la « bioéthique » du 29 juillet 1994 et surtout du 6 août 2004 ont pour finalité essentielle
de déterminer un statut juridique du corps humain et de ses éléments dans le cadre duquel sont
redéfinies les limites à leur utilisation. L'utilisation des organes humains s'inscrit dans cette
évolution.
La loi du 29 juillet 1994 relative au « respect du corps humain » a inséré dans le code civil des
dispositions d'ordre public (applicables à tous) qui définissent les principes généraux
garantissant le respect du corps humain. Ce respect trouve son fondement dans la primauté et
la dignité de la personne, principe que consacre explicitement l'article 16 du code civil : « La
loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit
le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ».
Le Conseil constitutionnel a pour sa part reconnu une valeur constitutionnelle au principe de
sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
La loi fonde le statut protecteur du corps humain sur deux des principes fondamentaux :
l'inviolabilité et la non patrimonialité du corps humain
Les principes fixés par la loi, parallèles à l'inviolabilité et à la non patrimonialité du corps
humain, concernent le consentement du donneur, la gratuité et l'anonymat du don à partir du
corps humain. On peut ajouter aux principes généraux l'interdiction de la publicité, la sécurité
sanitaire et la biovigilance. Ainsi, le code civil dispose que : « Le corps humain, ses éléments
et ses produits ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial ».
La gratuité des dons à partir du corps humain est la conséquence du principe de non
patrimonialité du corps humain, de ses éléments et produits. L'interdiction de toute
rémunération du donneur n'exclut toutefois pas un remboursement des frais qu'il a pu engager.
Le code de la santé publique le précise en renvoyant à un décret en Conseil d'État pour la
fixation des modalités de ce remboursement. Ces modalités ont été fixées par un décret du 11
mai 2000, en ce qui concerne le prélèvement d'éléments ou la collecte de produits du corps
humain à des fins thérapeutiques.
La loi du 6 août 2004 n'a pas modifié le système mis en place. Elle s'est bornée à préciser,
dans le code de la santé publique, que « les frais afférents au prélèvement ou à la collecte sont
intégralement pris en charge par l'établissement de santé chargé d'effectuer le prélèvement ou
la collecte ». Ces dispositions sont évidemment applicables au don d'organes
Quant à l’anonymat, le code civil dispose qu’ : « Aucune information permettant d'identifier à
la fois celui qui a fait don d'un élément ou d'un produit de son corps et celui qui l'a reçu ne
peut être divulguée. Le donneur ne peut connaître l'identité du receveur ni le receveur celle
du donneur. »
Le code de la santé publique pose la même règle, au titre des principes généraux applicables
au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain.
En parallèle de ce principe de l’anonymat, la loi prévoit deux dérogations :
 La loi admet qu'il peut être dérogé au principe d'anonymat « en cas de nécessité
thérapeutique » : le code civil précisant que « seuls les médecins du donneur et du
receveur peuvent avoir accès aux informations permettant l'identification de ceux-ci »
 La règle de l'anonymat ne s'applique également pas, en pratique, au prélèvement
d'organes sur une personne vivante, en vue d'un don. La détermination des
destinataires du don d'organes entre vifs exclut en effet l'anonymat. L'anonymat du
don ne concerne donc que le prélèvement d'organes sur une personne décédée
Depuis les lois du 29 juillet 1994, l'intérêt thérapeutique direct du receveur est la seule finalité
qui puisse valablement être assignée au prélèvement d'organes sur une personne vivante, en
vue d'un don à autrui. L'organe prélevé doit donc être utilisé pour une greffe ou
transplantation sur autrui. Un prélèvement à d'autres fins, notamment scientifiques, est illicite.
Il faut en conséquence que le receveur soit parfaitement identifié dès le prélèvement, et que
son état de santé actuel justifie bien le prélèvement envisagé.
Le lien familial est nécessaire. Avant la loi du 6 août 2004, le receveur devait avoir la qualité
de père ou de mère, de fils ou de fille, de frère ou de sœur du donneur, ou de conjoint en cas
d’urgence. Depuis la loi de 2004, le champ des donneurs est étendu, sans condition d'urgence,
« au conjoint du receveur, à ses frères ou sœurs, à ses fils ou filles, ses grands-parents, ses
oncles et tantes, ses cousins germains et cousines germaines ainsi qu'au conjoint du père et de
la mère du receveur ou bien encore à toute personne apportant la preuve d'une vie commune
d'au moins deux ans avec le receveur ».
Le don d'organes entre vifs est à présent moins qu'auparavant dépendant de la compatibilité
tissulaire : il est devenu surtout un « don affectif ».
Toutes ces personnes ne peuvent toutefois accepter un prélèvement d'organes qu'avec
l'autorisation d'un comité d'experts.
Le consentement doit être exprimé devant le président du tribunal de grande instance, ou le
magistrat désigné par lui. Dans ce domaine, la loi du 6 août 2004 est plus précise
qu'auparavant quant à la mission du magistrat. Celui-ci doit s'assurer au préalable que le
consentement du donneur est « libre et éclairé » et surtout que le don est conforme aux
dispositions déterminant la finalité du prélèvement et le cercle admis des donneurs.
Le recueil du consentement du donneur donne lieu à la rédaction d'un acte signé par celui-ci et
le magistrat. La minute de l'acte (l'original) est conservée au greffe du tribunal et l'expédition
(la copie) transmise au directeur de l'établissement de santé dans lequel le prélèvement est
envisagé. Ce dernier communique alors cette information au médecin responsable du service,
du département ou de la structure de soins concerné. La loi du 6 août 2004 a innové en
prévoyant l'intervention d'un comité d'experts en matière de prélèvement d'organes sur une
personne vivante, majeure et capable. Le comité d'experts informe le donneur sur les risques
et conséquences du prélèvement, sauf urgence vitale ; l'autorisation du comité est de plus
obligatoire, sauf si le donneur est le père ou la mère du receveur
Document 12. Qu’est-ce que l’économie de l’exhortation ?
Extrait de : Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une typologie analytique »,
Revue française de sociologie, 2004.
Au final, on peut résumer ces évolutions en revenant à l’économie de l’exhortation à l’œuvre
dans le don d’organes contemporain. L’économie de l’exhortation passe d’abord et
majoritairement par l’effort des professionnels vis-à-vis des profanes, afin que ceux-ci
donnent plus largement les organes des proches décédés, ou bien qu’ils donnent un organe de
leur vivant. À titre d’illustration, on peut mentionner que l’État du Wisconsin, aux États-Unis,
a promulgué en janvier 2004 une loi accordant un dégrèvement fiscal (d’un montant de 10
000 $) pour don d’organes entre vifs.
Mais on peut aussi tenir compte du fait que lorsque le pseudo-marché est absent (rencontre
d’une offre et d’une demande mais sans mécanismes de prix), l’économie de l’exhortation
n’en est pas moins présente, comme l’illustre le cas espagnol, qui acquiert à l’heure actuelle le
statut du « modèle espagnol » en Europe. En effet, dans ce pays qui a vu se développer
spectaculairement son offre de soin en matière de transplantation au cours des quinze
dernières années, un effort tout à fait remarquable est fait en direction des profanes en termes
de l’information diffusée par les médias, les associations et les institutions (dont l’Église
espagnole), ce qui représente 16 % (2,5 million € en 2002) du budget de l’Organización
Nacional de Trasplantes (ONT) espagnole.
C’est là la face la plus visible de l’économie de l’exhortation. Mais elle n’est pas la seule que
l’on doive prendre en compte dès lors que l’on prend au sérieux la dimension
organisationnelle du don d’organes. Les réflexions qui précèdent montrent l’importance
considérable qui est attachée à la dimension relationnelle dans le don d’organes, comme dans
les pseudo-marchés d’organes qui pourraient se mettre en place. Mais il ne faudrait pas pour
autant laisser échapper la dimension organisationnelle de l’affaire : dans le don, comme dans
le pseudo-marché, l’organisation médicale occupe toujours le centre du processus. Suivant la
démarche des durkheimiens qui se sont penchés sur des formes de commerce entre êtres
humains comme la magie, le sacrifice ou le don, la description matérielle – au sens de qui est
présent, qui fait quoi, quand, etc., – des dispositifs est importante à considérer. Dans le
commerce qui a lieu à l’occasion de la greffe d’organes, l’organisation médicale (et ses
professionnels) occupe toujours la place centrale en reliant les profanes avec leur capital
social sous la forme des relations familiales, communautaires et religieuses.
De là, découle l’idée que le don d’organes est un don organisationnel.
Le don est organisationnel dans la mesure où deux profanes ne peuvent jamais se donner l’un
l’autre sans qu’interviennent l’organisation médicale et ses professionnels. Cela reste vrai
dans le don inter vivos : bien que les profanes puissent faire jouer leurs relations familiales,
affectives ou altruistes, le don n’a lieu que par le truchement des professionnels. Ces derniers
sont les opérateurs concrets du don, lequel ne se déroule pas au cours d’une fête publique
réunissant les amis, les obligés, les parents, mais réunit des professionnels qui s’affairent sur
les âmes et les corps des profanes dans une série de salles, aseptisées, violemment éclairées et
surchargées de toute la technicité médicale moderne. Il y a à cela des raisons techniques, mais
aussi des raisons sociales et morales comme on l’a vu à propos de la question du don affectif
entre personnes n’appartenant pas à la même famille, dans le don entre paire de donneurs non
compatibles ou bien dans le cas d’un membre de la famille qui ne veut pas donner.
Le don est organisationnel ensuite dans la mesure où, si l’on quitte le cas du don inter vivos
dirigé (car les dons non dirigés entrent dans les procédures habituelles de répartition des
greffons), c’est à l’organisation médicale que, concrètement, l’organe est donné sous forme de
l’autorisation à prélever l’organe ou les organes post mortem. En ce sens, on peut dire que le
don d’organes est encastré dans un contexte organisationnel et institutionnel de même que le
marché l’est selon l’approche des sociologues économistes.
Le don est organisationnel car il met en jeu la capacité de l’organisation à exhorter ( le terme
exhortation est préférable à celui d’incitation qui aurait aussi pu convenir mais qui aurait eu l’inconvénient de
confondre la démarche de l’organisation vis-à-vis des profanes et la théorie des incitations de la théorie
économique standard où des modèles principal-agents servent à étudier le fonctionnement de l’organisation.
Tout en tenant compte de la dimension économique de la collecte des organes, le terme exhortation laisse sa
spécificité au dispositif, notamment sa caractéristique morale) les profanes à donner de leur vivant en
portant un document attestant de leur consentement au prélèvement post mortem (sur la carte
de donneur diffusée, sur le permis de conduire – lequel, aux États-Unis, sert de document
d’identité – ou sur la carte d’assuré social au Québec). La même chose se produit lorsqu’il
s’agit d’amener les familles à envisager le prélèvement post mortem dans le cas où le défunt
n’a pas fait état de sa volonté. S’il y a tout un travail de construction sociale du don à l’œuvre
qui porte sur les profanes, ce travail a pour centre l’organisation et son « économie de
l’exhortation ».
Mais le don est aussi organisationnel dans la mesure où il dépend de la capacité de
l’organisation à exhorter les professionnels à améliorer l’efficacité du système de
prélèvement. Là encore, il faut tenir compte de la dimension technique et de la distribution
des personnes : les donneurs sont des personnes décédées dans les hôpitaux et, très souvent,
dans les services de soins intensifs. Cela a pour conséquence le fait qu’il dépend des
professionnels de repérer la population de donneurs potentiels au sein de l’organisation
médicale. Sans pouvoir rentrer ici dans tous les détails qui s’imposeraient, les limites à
l’obtention des organes à transplanter sont au nombre de deux : il y a bien sûr celle qui est
attachée au taux de refus de la part des familles (autour de 23 % en Espagne, de 30 % en
France, de 50 % aux États-Unis), limite qui est le plus abondamment commentée et mise en
avant, mais il y a aussi celle qui provient de l’insuffisance des professionnels à repérer les cas
de morts encéphaliques susceptibles de donner lieu à prélèvement.
Document 13. Quels sont les arguments en faveur d’un marché
des organes à transplanter ?
Extrait de : Philippe STEINER, « Le don d’organes : une affaire de famille ? », ANNALES.
Histoire, Sciences Sociales, 2004.
Quels sont les arguments présentés en faveur de la création d’un marché des organes à
transplanter ? Notons d’emblée que ces propositions sont d’autant plus tentantes que l’on est
dans une situation durable d’insuffisance du nombre de greffons, « pénurie » à laquelle le
mécanisme marchand pourrait apporter une réponse, ainsi qu’il a su le faire pour de
nombreuses denrées. Cette démarche va de soi pour un économiste, pour qui le marché est un
mode – sinon le mode – socialement efficace d’allocation des biens rares à usages alternatifs.
Avec retenue par rapport à des prises de positions résolument en faveur d’une approche
marchande, Gary Becker s’appuie sur l’incitation économique comme mécanisme social à
même de résoudre la pénurie : « Quand la demande excède l’offre pour les biens ordinaires,
le prix proposé aux offreurs s’élève de manière à les amener à accroître les quantités offertes.
L’utilisation d’incitations identiques amènerait plus de gens à laisser leurs organes pour
transplantation après leur mort, GARY S. BECKER, « How Uncle Sam could ease the organ
shortage », Business week, 20 janvier 1997).
Notons ensuite que les propositions rejettent l’idée d’un marché des organes à transplanter
dans lequel le malade en attente d’un organe ferait des offres et contracterait avec un donneur
vivant. Cette notion de marché dans lequel se rencontreraient directement – d’où le terme de
spot market – les offreurs et les demandeurs est écartée, en raison de la résistance qu’elle
suscite et des biais qu’elle comporte. En lieu et place, c’est la proposition d’un marché à
terme régulé par l’État qui retient l’essentiel de l’attention.
L’idée directrice est la suivante : une compagnie d’État proposerait des contrats contingents à
terme à des individus qui accepteraient qu’à leur décès leurs organes soient prélevés pour
transplantation. Le prix de cession serait déterminé de manière à ce que la demande
(inélastique) soit satisfaite par une offre résultant de dons (« prélèvements cadavériques »
gratuits) et de transactions marchandes (« prélèvements cadavériques » payants), celles-ci
suppléant à l’insuffisance de celles-là grâce à l’impulsion donnée par la motivation intéressée.
Les auteurs prennent le soin de souligner que le marché en question est assez éloigné de ce
que l’on entend communément par ce terme.
En effet, la transaction envisagée n’est pas une vente d’organes et le paiement n’aurait pas
forcément lieu en monnaie, puisque les auteurs suggèrent une rémunération sous forme de
droit d’accès préférentiel à un organe en cas de besoin futur, de réduction des cotisations
d’assurance maladie, de crédits d’accès à l’enseignement supérieur ou à des programmes
culturels, ou encore de prise en charge des frais mortuaires. Un croisement entre intérêt et
altruisme est aussi suggéré, puisqu’un paiement monétaire pourrait être effectué en faveur
d’une institution caritative au choix du vendeur. Plusieurs suggestions ont été faites pour
améliorer ou amender cette proposition. Parmi les plus notables, on retiendra les suivantes :
une décentralisation de la procédure marchande passant par des compagnies d’assurance qui
offriraient une baisse des cotisations aux vendeurs en contrepartie d’une inscription dans un
registre national de donneurs, permettant l’extension de la distribution au-delà de la zone
d’implantation de la compagnie d’assurance, le receveur (ou sa compagnie) payant à la
compagnie pourvoyeuse le prix de l’organe. D’autres encore, considérant qu’il « manque un
marché », suggèrent que l’État intervienne par l’intermédiaire d’une mesure fiscale qui
accorderait une modique réduction de l’impôt sur le revenu – 10 £ ou 15 $ américains – à
ceux qui accepteraient d’être un donneur potentiel au moment de leur décès. On a aussi
proposé de ne payer le don qu’une fois réalisé le prélèvement après le décès : à la différence
du paiement dès signature du contrat, où la somme reçue est faible (puisque la probabilité de
donner est faible) et donc peu dangereuse moralement au sens où il est peu probable qu’un
individu modifie profondément ses choix pour un contrat ne lui rapportant qu’une dizaine de
dollars par an de réduction de sa police d’assurance maladie, le paiement post mortem peut
représenter une somme élevée, évaluée à 30 000 $ américains. Mais le paiement après décès
rend le contrat de vente à terme moralement peu agressif et proche d’une assurance décès,
contingente puisque la rémunération dépend de la possibilité ou non de prélever.
Au-delà de ces aspects techniques, les propositions marchandes sont organisées pour mettre
en relief les effets bénéfiques en termes utilitaristes, sans avoir de conséquences négatives
majeures en termes moraux. Quels sont les avantages attendus d’un tel système ? Le plus
important est l’accroissement de l’offre d’organes à transplanter : les individus sont supposés
réagir positivement à la possibilité de céder leurs organes après décès contre un avantage
économique. Les malades dont la qualité de vie est fortement diminuée lorsqu’ils sont en
attente sur des listes qui s’allongent partout seraient les premiers bénéficiaires de cet
accroissement de l’offre. En outre, un avantage moins visible, parce qu’intimement lié à la
logique marchande à laquelle la société contemporaine est accoutumée, vient du fait qu’avec
cette offre accrue le nombre de transplantations serait plus grand, ce qui diminuerait le coût
économique supporté par la société, car la dialyse est un traitement plus coûteux que la greffe.
Document 14. L’émotion : un moyen économique ?
Extrait de : Catherine DESSINGES, « Émotion, collectif et lien social : vers une approche
sociologique du don humanitaire », REVUE DU MAUSS, 2008.
Le don doit être appréhendé dans sa dimension institutionnelle, c’est-à-dire en tant que cadre
social dont l’essence même est constituée par le caractère collectivement partagé des règles
qui le régissent. Le don, de notre point de vue, doit être appréhendé en tant que
cadre social.
Cadre social [GOFFMAN Erving, [1974], Les Cadres de l’expérience] au sens que Goffman donne à
ce terme. Pour cet auteur, l’organisation de la vie quotidienne s’agence autour de différents cadres
sociaux, lesquels structurent la vie de groupe et les relations des hommes entre eux. Ces cadres, que
nous assimilons à travers notre expérience, nous fournissent en quelque sorte nos représentations et
nos schémas d’interprétation du monde.
Tout se passe en fait comme si chacun d’entre nous disposait d’un stock de cadres et qu’il puisait
spontanément dans ce répertoire de connaissances pour définir une situation et s’y engager. Cette
remarque implique que nous avons intériorisé lors de notre existence un certain nombre de règles
sociales qui sont partagées et reconnues par tous comme légitimes et que nous savons appliquer en
fonction des cadres pertinents pour définir une situation : chacun implique des lieux, des façons de
parler, des rôles parfaitement reconnaissables par autrui. Toute société, comme toute interaction,
repose sur cet ordre et le propose comme allant de soi. Toute situation sociale requiert donc un certain
type de cadre qui dicte spontanément la manière dont nous devons régler notre attitude en son sein.
Dès lors, il faut, d’une part, s’intéresser à la nature des règles qui régissent le cadre du don et
qui déterminent la manière dont les individus vont s’y engager. Ces règles sont différentes de
celles qui régissent la plupart des autres cadres sociaux (politiques, sportifs, médiatiques,
etc.), en particulier, du fait de la place de l’émotion comme dimension constitutive du don,
voire comme condition nécessaire à sa réalisation et à celle de la communauté formée par les
donateurs. Il faut, d’autre part, analyser la place qu’entretient le don dans le champ
humanitaire. Nous verrons ainsi comment les ONG, en particulier Handicap International,
s’emparent habilement, dans leurs communications télévisuelles, de ces modes de
structuration de l’expérience pour amener progressivement le téléspectateur à se transformer
en donateur (…).
À l’intérieur du champ humanitaire, il semble que le concept de don fasse l’objet d’une
investigation particulière. En tant que cadre social, le système du don en possède les
conditions d’existence universelles : il est gouverné par une institution, un ensemble de règles
que les individus ont intériorisées et qui leur permettent par exemple de différencier l’acte de
donation de l’acte d’achat, notamment grâce à la reconnaissance d’un rapport d’intention
entre la chose donnée et le donateur.
Cependant, le don constitue un cadre original dont les propriétés spécifiques le distinguent de
ses principaux voisins : ses conditions de réalisation ne dépendent pas d’une posture
significative dans l’espace social, mais d’un état affectivo-émotionnel spécifique et
collectivement partagé.
C’est donc par une opération de transformation de l’affectivité en émotion que s’opère le
processus d’individuation collective par lequel peuvent émerger des communautés affectives.
Les ONG l’ont bien compris. Si l’acte de donation est un acte individuel, ses conditions de
réalisation dépendent en amont de l’existence d’une agrégation de parole, c’est-à-dire d’un
collectif. Il en résulte que l’étude du cadre du don est indissociable de l’analyse du cadre de la
solidarité qui le précède. Dans ce contexte, il est singulier de rencontrer, dans le champ
humanitaire, des campagnes télévisuelles qui jouent avec les cadres sociaux de notre monde
commun pour générer l’émotion des téléspectateurs, véritable déclencheur de ce cadre de la
solidarité. À cet égard, le recours au cadre de l’enfance est assez symptomatique de cette
volonté. Il est vrai qu’il constitue par essence le siège de l’affectivité. Pour le transformer en
émotion, une recette universelle consiste à l’associer à un cadre aux propriétés opposées, un
cadre ennemi comme celui de la guerre. Nous pouvons en imaginer d’autres…